Les éditeurs de La Lecture (p. 121-129).


XI

UNE VAILLANTE EXPÉDITION


Le lendemain, au point du jour, les constables envahirent la montagne. La neige avait cessé de tomber, un vent vif et piquant soufflant en rafales, l’enlevait en tourbillons, le sol était glissant.

— Quel temps abominable pour une semblable excursion ! fit un des hommes.

— Oui, ce n’est pas une partie de plaisir, répondit un camarade.

— Pardieu ! les amis, ceux qui nous tomberont sous la main paieront tous nos désagréments.

— Doucement, mon cher, nous ne les tenons pas ; les bandits sont de fiers coquins, ils nous ont filé bien des fois entre les doigts.

— Ils ne m’échapperont pas, reprit le brigadier qui commandait le détachement. Je ne leur ai point encore donné la chasse, on verra ! J’ai débuté dans le comté de Connaugt, pays de brigandage s’il en fut. En ai-je fait débucher de ce gibier-là ! Parlotte, plus d’un me doit la corde qui l’a pendu !

— Ah ! ah ! John Macly est un fier luron, on le sait, dit un constable, c’est plaisir de marcher sous ses ordres. Par ma foi, quand je me déplace, je n’aime pas que ce soit pour rien.

— En avant, les amis, reprit John Macly, au retour il y aura bonne récompense. Par ce temps, nous saisirons les renards dans leur tanière.

— À moins qu’ils n’aient été prévenus.

— C’est impossible, l’expédition a été tenue secrète. Est-ce que par hasard l’un de vous aurait parlé ?

Tous protestèrent de leur discrétion. Patrick, le bavard de la veille, fut un des plus ardents à affirmer son silence.

— Patrick, reprit le brigadier, tu es un peu ivrogne, soit dit sans te fâcher, et quand tu as bu, tu causes volontiers.

— Je ne mérite pas ce reproche, répliqua celui-ci ; j’ai été muet comme un poisson, je défie qu’on puisse prouver le contraire.

— Au surplus, reprit Macly, qui aurait pu les avertir ?

— Leurs espions, dit un des hommes.

— Voilà les premiers sur qui il eût fallu mettre la main.

— C’est ce que j’ai eu l’honneur de dire à mes supérieurs, reprit un constable.

— Avez-vous des soupçons sur quelqu’un ?

— Il y a d’abord la cabane de la vieille Jane Mully, qui est souvent fréquentée par les bandits. Jack est toujours flânant par là.

— Vous pensez qu’ils reçoivent des secours pour leur bons offices aux contrebandiers ?

— J’en suis convaincu.

— Nous leur ferons une visite, j’ai des ordres qui les concernent. Est-ce tout ?

— Il y a aussi, mon brigadier… je ne voudrais pas porter un jugement incertain, pourtant, j’ai idée qu’il y a à Grenish une autre personne qui a ses raisons pour s’intéresser aux rebelles.

— Qui donc, mon brave ?

— Colette Buckly.

— Une belle fille, ma foi ! interrompit le brigadier en frisant sa moustache ; une fort jolie personne, même !

— Je ne dis pas le contraire, mais je n’en suis pas moins sûr qu’elle a aidé à l’évasion de Tomy Podgey.

— La belle Colette a le cœur sensible, ricana John Macly.

— Très sensible, je l’affirme.

— Ah ça ! vieux dur à cuire ; tu as l’air d’en tenir contre la belle, est-ce que tu aurais été mal reçu ?

— Sauf votre respect, mon brigadier, vous me blessez subséquemment. Je suis un homme rangé, un père de famille, un digne constable.

— La dignité des constables consiste à saisir les coquins, rien de plus ; en dehors du service, corbleu ! on a le droit de ne pas être plus farouche que d’autres, pas vrai, les amis ?

— Pardieu ! répliquèrent les constables.

— Wilson ne pardonne pas à Colette de l’avoir gracieusement emprisonné dans les mailles d’un filet, dit un camarade.

— Vraiment ! reprit John Macly en éclatant de rire, c’est là une jolie aventure. Wilson, la charmante Colette aurait-elle voulu t’apprivoiser ?

— Pading peut rire à son aise, fit le constable d’un ton bourru, que ne parle-t-il aussi de la balle qu’il a reçue pour avoir essayé de faire le galant cavalier.

— Diable ! Colette est donc terrible !

— Elle avait un défenseur dans le taillis, Tomy Podgey.

— Ah ! je commence à comprendre. Ma parole ! je ne ferai pas un crime à une jeune fille d’avoir sauvé son défenseur.

— Si elle n’avait pas été en relation avec les bandits, elle n’eût pas pu monter ce coup de main qui a été une honte pour les constables de Greenish.

— Allons, mon brave, les constables ont accompli assez d’exploits pour qu’on ne leur parle pas de leur honte ; nous aurons notre revanche et d’abord vous savez que celui qui s’emparera de Gaspard, le fameux brigand, touchera cinq livres sterling.

L’appât d’une forte récompense et l’amour-propre du métier stimulaient les constables ; malgré les difficultés du terrain, la glace, le froid intense, ils fouillèrent très avant la montagne, ils rencontrèrent quelques cabanes désertes, mais aucune trace d’habitants.

— Nous sommes floués, on les a prévenus, j’en étais sûr, fit Wilson.

— Morbleu ! s’écria le brigadier, je n’en aurai pas le démenti, je les trouverai ! Mais pour un temps raisonnable, tous les enfoncements des rochers sont encombrés de neige, on ne peut avancer davantage sous peine de disparaître dans ces fondrières.

Une même rage animait tous ces hommes, ils se sentaient humiliés de rentrer au village où les rires et les quolibets ne leur manqueraient pas.

Depuis quatre heures, ils exploraient tous les sentiers, cherchant sous la neige à découvrir les grottes qui pouvaient donner accès à des retraites souterraines mais le blanc linceul qui couvrait la terre et les rochers ne permettait de rien distinguer.

Les constables épuisés, affamés, exaspérés, se décidèrent à battre en retraite.

— Il ne sera pas dit que nous serons venus pour rien ; la vieille sorcière et son serpent de fils paieront notre course inutile, fit John Macly.

La petite troupe se dirigea vers la cabane de Jane qui ayant mis en lieu sûr ses marchandises prohibées, ne s’effraya pas de la visite de la police ; elle y était habituée. Jack comprit que les constables n’avaient rien trouvé dans la montagne, il s’en réjouit.

Les militaires envahirent la cabane et se jetèrent sur la fougère, comme des hommes harassés.

— Ah ça, la vieille, dit le brigadier, attise ton feu, car nous n’avons pas chaud, malgré cinq heures d’un dur exercice. Tu vas aussi nous servir du whiskey. Il n’a pas payé les droits, mais c’est égal, il n’en sera pas moins bon. Allons, ne me fais pas répéter.

— Monsieur, on vous a trompé ; je suis une pauvre femme, je n’ai pas le moyen de me procurer une liqueur chère.

— Bah ! tes amis de la montagne t’en fournissent abondamment. Obéis de bon gré et vite, car nous avons besoin d’être réconfortés.

— Je le voudrais bien, mais je n’ai qu’un pot de petite bière que j’ai brassée moi-même.

— Allons, les amis, dit John, à vous de découvrir la cachette.

La vieille femme resta impassible.

Les constables fouillèrent la cabane en tous sens, ils ne trouvèrent rien ; avisant au dehors un tas de tourbe assez considérable, ils eurent la fâcheuse idée d’aller creuser en cet endroit et mirent à découvert un petit baril de whiskey.

— Bravo ! fit le brigadier, une double ration à celui qui a eu l’adresse de dénicher le trésor. Pardieu ! ma bonne femme, c’est pour tenir ta liqueur au frais que tu la renfermes si soigneusement ?

Le baril fut ouvert et les constables, se plaçant à l’entour, s’abreuvèrent à longs traits ; la fumée de l’ivresse troublait déjà plus d’un cerveau, les rires, les chants, les plaisanteries grossières se croisaient, l’orgie était complète.

La vieille femme et son fils regardaient les militaires avec crainte, ils redoutaient de subir le contre-coup de leur humeur, rendue plus farouche encore par la boisson.

Quand le whiskey fut épuisé jusqu’à la dernière goutte, les constables laissèrent échapper un grognement de désappointement.

— Tu n’en a plus d’autre, la vieille, demandèrent-ils.

— Non, vous m’avez tout pris.

— N’avons-nous pas le droit de nous emparer d’une marchandise venue en fraude ?

— J’avais payé la taxe, gémit la pauvre femme.

— Tais-toi, sempiternelle pleurnicheuse. Voici le moment de s’occuper de tes affaires, reprit John Macly qui avait conservé son sang-froid, j’ai un ordre qui te concerne.

Il tira un papier de sa poche.

— Comme tu ne sais pas lire, je vais te dire ce qu’il contient. Tu es accusée de fraude et de connivence avec les bandits de la montagne, ton fils est un espion à leur service. Sa Seigneurie ne peut conserver sur le sol qui lui appartient des personnes hostiles et dangereuses pour la paix publique. Elle vous signifie de quitter à l’instant cette demeure, où sa bienveillance vous avait permis de résider jusqu’à ce jour.

La pauvre femme regardait d’un air hébété, ne pouvant croire à la possibilité d’un acte si monstrueux. En quoi elle et son enfant pouvaient-ils être un embarras pour le puissant landlord, un danger pour la paix publique !

— As-tu compris ? fit le brigadier. Dehors, vieille sorcière et vite, sinon nous allons t’aider joliment.

L’infortunée vit bien que ce n’était point une vaine menace échappée à un moment d’ivresse ; les constables agissaient en vertu d’un ordre signé des deux juges de paix du pays. Elle tomba aux pieds du brigadier, protestant de son innocence et de son dévouement au landlord.

Jack était au désespoir.

— Monsieur, tuez-moi, disait-il, mais ayez pitié de ma mère ; elle est vieille et infirme, elle se traîne péniblement, elle mourra si elle est sans asile par ce froid rigoureux. Nous n’avons rien fait à Sa Seigneurie. Grâce, au nom de ce que vous avez de plus sacré.

— Tu parles bien, jeune coq, tu aurais besoin qu’on te raccourcisse le filet, mais je n’ai pas d’ordre pour cela. Allons qu’on en finisse ! Camarades, exécutez mon commandement.

Un hourrah frénétique se fit entendre.

— Qu’est-ce cela ? demanda sévèrement Jack Macly.

— Brigadier, c’est un gallon de whiskey qu’on vient découvrir.

— La vieille nous avait affirmé qu’il n’en restait plus, vous n’êtes pas ici pour vous enivrer. Je défends qu’on touche à ce gallon avant que la besogne ne soit terminée.

Les constables, aiguillonnés par ces mots, se levèrent tous à la fois.

— Allons, allons, la vieille, détale au plus vite et toi aussi, marmaillon !

— Je ne sortirai pas, s’écria la pauvre Jane, je préfère mourir que d’être jetée dehors comme un chien.

— Un chien ou une damnée papiste, c’est tout un ; on ne doit pas plus de ménagement à un suppôt de Rome qu’à un chien galeux.

— Tuez-moi donc car je ne m’en irai pas, criait la pauvre femme se cramponnant à la table qu’elle entraîna.

Les verres et les pots se brisèrent, le gallon projeté brusquement sur le sol se rompit et le whiskey coula en entier.

— Maudite sorcière, rugirent les constables furieux à la vue de la liqueur qui leur échappait. Tu nous le paieras, oui, tu nous le paieras.

Ils étaient tous à peu près ivres, ce qui ajoutait à leur brutalité naturelle.

Les misérables s’acharnèrent sur la malheureuse femme, la poussant à coups de pieds et de poings, malgré les efforts de Jack, et l’entraînant dehors ils la jetèrent blessée, presque inanimée, sur un monceau de glace à vingt-cinq pas de la cabane.

Jack s’était élancé près de sa mère, il essayait de la soulever, il l’appelait, il la couvrait de baisers ; l’infortunée ne répondait que par un faible gémissement.

Pendant ce temps, les soudards étaient rentrés dans la cabane pour essayer de disputer au sol, qui l’absorbait, un reste de liqueur ; ils s’abreuvaient comme de véritables brutes.

Le brigadier enleva au foyer plusieurs mottes de tourbe enflammée et les lança sur la fougère qui fit entendre un vif grésillement, accompagné d’une épaisse fumée.

— Ça chauffe, crièrent les constables en se relevant, sortons, les amis. Ah ! ah ! voilà une expédition qui aurait pu être moins agréable !

La flamme s’éleva du toit de chaume, Jack et sa mère poussèrent un cri, leur cabane n’était plus qu’un brasier.

Les constables chancelants, hébétés par l’ivresse, riaient, chantaient et dansaient autour du feu en prononçant des imprécations et des blasphèmes ; l’un d’eux, plus enragé que les autres, insultait les infortunés et disait :

— Votre bon Dieu, protecteur de la veuve et de l’orphelin, vous la rendra, braves gens ; si la foi transporte des montagnes, elle peut bien aussi relever les maisons.

— Ah ! ah ! ah ! ricanaient les camarades, on voit bien que tu as été un papiste dans le temps, tu n’as pas oublié les leçons des prêtres.

— Moi, fit l’apostat avec un effroyable juron, si j’avais un prêtre ici, je lui plongerais la tête dans la fournaise, on verrait si les anges viendraient l’en délivrer. Ah ! ah ! je voudrais bien voir cela.

En disant ces mots, il simula le mouvement qu’il ferait faire à sa victime ; son pied glissa sur le sol glacé et son élan le jeta la tête la première dans le brasier. Quand on l’en retira, sa tête était déjà calcinée.

Devant cette manifestation de la colère divine, les soudards s’arrêtèrent frappés de terreur ; ils cessèrent leurs chants et leurs cris et, prenant le cadavre de leur camarade, ils s’éloignèrent sans jeter un regard de pitié à la malheureuse qui agonisait sur la glace.

La pauvre femme blessée ne pouvait bouger et ses membres s’engourdissaient rapidement. Jack, au désespoir, ne savait quel parti prendre. Aller demander du secours au village, il n’en avait pas le temps, c’était trop loin et sa mère s’affaiblissait de plus en plus.

— Jack, mon enfant, dit-elle, je vais mourir, j’aurais bien voulu voir un prêtre, je ne le puis pas, que le bon Dieu prenne pitié de moi ; je pardonne à mes bourreaux comme Il a pardonné lui-même ; je te bénis, mon fils bien-aimé, que la Providence prenne soin de toi.

Le jeune garçon la serrait dans ses bras, essayait de la ranimer par sa tendresse, mais la vie de la pauvre femme était brisée, Jack bientôt poussa un cri déchirant et s’affaissa sur le corps inanimé de sa mère.