Les éditeurs de La Lecture (p. 102-120).


X

LE CENTENAIRE DE LA MONTAGNE


Combien de temps resta-t-il en cet état ! Quand il reprit ses sens, il se crut en proie à un cauchemar horrible.

La faible lumière d’une lanterne sourde éclairait le sentier désert et projetait sur la neige des reflets vacillants ; quelques chênes rabougris élevaient leurs troncs noueux, garnis de branches bizarrement déchiquetées : William crut voir une troupe de démons accourant à sa rencontre ; plusieurs coups de sifflet traversèrent la montagne comme un signal terrible, l’infortuné pensait toucher à sa dernière heure.

La lumière glissait mystérieusement sur le sol, le gémissements du vent redoublaient, les génies malfaisants qui, dit-on, peuplent les montagnes agitaient convulsivement leurs bras décharnés ; du sein de la nuit surgit une apparition étrange. Elle avait une forme humaine ; une grande tunique en peaux de chèvre enveloppait son corps, une longue barbe blanche tombait jusqu’à sa ceinture, ses cheveux d’argent couvraient ses larges épaules ; le vieillard avait un front imposant, un regard inspiré, un visage pâle et vénérable ; il étendit vers le jeune homme une main osseuse ; à ce froid contact, William crut sentir l’approche du spectre de la mort. Il s’agita pour échapper à la sinistre vision et, dans sa folle terreur, il s’évanouit de nouveau.

— Que craignez-vous, mon fils ? dit l’apparition d’une voix douce.

— Grâce ! grâce ! fit le malheureux en ouvrant les yeux.

Un sourire effleura les lèvres du vieillard.

— Vous me prenez sans doute pour un fantôme ; il est vrai que j’appartiens à une époque reculée, Dieu a permis que la limite habituelle de la vie fût prolongée pour moi ; personne dans le pays n’a vu ma naissance et j’attends dans la méditation et la prière que le Seigneur me rappelle à lui.

La parole de cet homme était aussi étrange que son visage, mais c’était un être vivant et William se sentit rassuré.

— Qui que vous soyez, noble vieillard, dit-il, ayez pitié de moi. Étranger au pays où je me trouve, je me suis égaré ; la nuit qui m’environne ne me permet pas de reconnaître mon chemin. Veuillez m’indiquer la route qui me conduira hors de la montagne.

Le solitaire fixait sur le jeune homme un de ces regards scrutateurs qui pénètrent au fond des âmes.

— Comment vous trouvez-vous ici ? demanda-t-il.

William se sentit embarrassé, mais il reprit :

— Je suis un étranger, je vous l’ai dit ; ayant entendu vanter la beauté de ce paysage par une journée de neige, j’ai voulu le voir et la nuit m’a surpris, vous savez le reste.

Le vieillard secoua la tête.

— Les touristes s’aventurent rarement dans ce vallon, surtout en cette saison. Jeune homme, vos lèvres n’ont pas dit la vérité, le trouble de votre visage le prouve et vos yeux fuient le regard des miens.

— Ne voyez-vous pas, balbutia William, que l’état d’épuisement où je suis me permet à peine de vous comprendre ?

— Jeune homme, il n’est pas plus difficile de dire la vérité que le mensonge, quand on n’a rien à cacher. Vos yeux n’ont point la généreuse franchise de la jeunesse ; ils révèlent l’amertume de vos sentiments. Dans quel but êtes-vous venu ici ?

— Bon vieillard, reprit William, cessez de tourmenter un malheureux voyageur qui n’a commis aucune mauvaise action ; au nom du Dieu que nous adorons tous deux, aidez-moi à sortir de la montagne.

— Relevez-vous, mon fils, je veux vous servir pour l’amour du souverain Maître ; jurez-moi seulement que vous n’êtes pas un espion envoyé par les Anglais pour surprendre la retraite de frères malheureux.

— Je le jure, répliqua William avec une sincérité qui porta la conviction dans l’esprit du vieillard.

— Cette fois vous dites vrai, je le vois, et, si vous n’êtes pas venu pour admirer la nature, ajouta le solitaire avec une certaine ironie, du moins vous n’êtes pas un traître.

Non, William n’avait encore jamais trahi, mais si sa conscience lui permettait de l’affirmer, elle lui reprochait tout bas d’avoir été bien près de le faire. Son âme était remplie de haine, et une nature comme la sienne était capable de descendre très bas sur la pente du mal, pour satisfaire ses mauvaises passions.

Le solitaire avait approché sa lanterne du visage du jeune homme pour le mieux examiner ; une faible rougeur parut tout à coup sur son visage, son regard s’éclaira d’une sorte de flamme, il passa la main sur son front comme s’il cherchait à réunir des souvenirs épars.

Pod ! fit-il d’une voix sourde.

Le jeune homme frissonna. Ce vieillard centenaire qui depuis tant d’années n’avait pas quitté sa solitude venait de l’appeler par son nom. Avait-il le don de seconde vue ? était-ce un magicien en commerce avec les esprits de la montagne ou un dernier survivant de ces pieuses tribus de solitaires à qui Dieu permet de pénétrer les secrets de l’avenir et les mystères du passé !

Le vieillard releva le jeune homme épuisé et lui dit d’une voix grave :

— Suivez-moi.

William éprouvait une vive terreur en présence de cet être étrange qui semblait à peine appartenir à la terre ; il eût voulu fuir, mais dans cet endroit désert et au milieu des ténèbres, il se fût inévitablement perdu. Il suivit donc le vieillard et arriva à l’entrée d’une grotte formée par un groupe de rochers.

— Entrez, dit le solitaire ; un peu de repos vous est nécessaire, vous êtes hors d’état de continuer votre route, d’ailleurs j’ai à vous parler.

Il ranima le feu et prépara une boisson chaude qu’il fit prendre au jeune homme.

— Merci, dit William, je me sens bien maintenant, je voudrais partir ; il est tard, il faut absolument que je rentre à Greenish.

— Ce n’est pas prudent, passez plutôt la nuit ici, demain matin vous retournerez au village sans danger, vous n’avez rien à redouter chez moi ; nous n’avons pas de malfaiteurs dans la montagne, quoiqu’une loi inique oblige des hommes honnêtes au fond à vivre en bandits et les pousse même, hélas ! à accomplir souvent des actes condamnables. Ne craignez donc point, la cellule du serviteur de Dieu est un asile sacré, vous pouvez y reposer avec calme.

— Ne me retenez pas, noble vieillard, mon absence causerait de l’inquiétude, la nuit est peut-être avancée ; qui sait même si ma disparition n’attirera pas sur moi les soupçons de la police, il faut si peu de chose pour porter ombrage à la justice et la moindre présomption suffit à motiver un châtiment sévère.

— Je connais, mon fils, la rigueur du joug qui, depuis des siècles, pèse sur la malheureuse Irlande, je cesserai donc mes instances ; quand vous aurez repris vos forces, je vous conduirai moi-même à l’entrée du défilé. Mais, bien que les ténèbres nous environnent, la nuit n’est pas encore venue.

William chercha dans son gilet et en tira une montre d’argent qui lui venait de son parrain et constituait un luxe inouï dans le pays ; il était six heures du soir. Le jeune homme rassuré s’assit près du foyer ; la douce chaleur du feu ranimait ses membres engourdis, il recouvrait son calme et sa présence d’esprit.

Saint vieillard, dit-il, vous m’avez appelé par mon nom, comment me connaissez-vous ? Je ne suis jamais venu ici ; il me semble que depuis bien des années vous avez quitté le monde.

— Oui, un demi-siècle s’est écoulé pour moi dans la solitude, j’ai presque oublié le monde des vivants.

— Vous êtes heureux, vous jouissez du calme de l’esprit et vous goûtez la paix du cœur.

— Ne la connaissez-vous plus, mon fils ?

— Hélas ! soupira le jeune homme.

— Mon fils, reprit lentement le solitaire, tout être qui vit souffre, c’est la condition de notre nature déchue ; la douleur est la nourriture du cœur de l’homme, l’amertume son breuvage ; l’épreuve est le creuset où se purifie l’âme du juste, elle nous rapproche de Dieu. Quelquefois, ajouta le vieillard d’une voix sévère, le malheur est le châtiment d’une mauvaise action ; la justice divine s’exerce tôt un tard sur le méchant, il est des crimes qui demandent vengeance et quand la victime pardonne, c’est Dieu lui-même qui punit le coupable.

En prononçant ces paroles, le solitaire avait levé la main d’un geste menaçant, elle retomba aussitôt ; le feu de son regard s’éteignit, il murmura en se tournant vers une croix de bois qui était suspendue aux parois des rochers :

« L’heure est venue, Seigneur, que votre nom soit béni ! »

William s’étonnait des paroles du solitaire ; il pensait que son grand âge lui avait enlevé l’entière lucidité de son esprit ; cependant ses yeux brillaient d’une intelligence qui inspirait le respect et la crainte.

— Pieux ermite, reprit William, vous ne m’avez pas dit comment vous m’aviez reconnu sans m’avoir jamais vu ; votre sainteté vous met sans doute en rapport avec les esprits célestes, ils vous révèlent les secrets qui échappent aux autres hommes.

— Non, mon fils, je ne mérite pas ces grâces merveilleuses, accordées par Dieu à des solitaires que son seul amour animait et que leur vie angélique élevait au-dessus de l’humanité déchue ; je suis un pécheur, j’ai connu les passions et les luttes de la vie et mon âme, brisée par la douleur, n’a pas trouvé de suite le calme des serviteurs de Dieu. Aujourd’hui, vieux débris d’un autre siècle, mon âme plane sans entrave dans les régions d’un monde meilleur, attendant humblement qu’il plaise au Seigneur de rompre les derniers liens de mon enveloppe terrestre. Je n’ai jamais vu votre visage et cependant il m’est connu, il rappelle exactement un autre visage que cinquante ans de solitude et de prière n’ont pas suffi à effacer de mon souvenir.

— Expliquez-vous, reprit William désireux de connaître ce secret qui paraissait peser sur l’existence du vieillard, et qui se rapportait à quelqu’un des siens ; vous voulez sans doute parler de mon grand-père, on m’a souvent dit que je lui ressemblais beaucoup.

— Oui, beaucoup, affirma le vieillard.

— Je ne l’ai jamais connu, reprit William ; s’il vivait, il serait, en effet, à peu près de votre âge.

— Un peu plus jeune. Si mes calculs sont exacts, j’ai dépassé ma centième année.

— Comment pouvez-vous vous rendre compte du cours du temps ? interrompit William.

— J’ai un moyen facile. J’ai gravé sur l’angle d’un rocher la date de l’année où j’ai pris possession de cette cellule, ensuite voilà ce qui, depuis cinquante ans, a marqué pour moi la durée du temps.

Dans un enfoncement était une sorte d’armoire naturelle que masquait un battant de joncs tressés. Le solitaire l’ouvrit, en tira une corbeille de bois divisée en trois compartiments. L’un renfermait sept cailloux de forme différente et qui marquaient les jours ; quand la semaine était terminée, le vieillard plaçait une autre pierre dans le second compartiment ; lorsqu’il y en avait quatre, le compartiment des mois recevait une pierre ; à la douzième, il inscrivait l’année écoulée sur un rocher en y pratiquant une profonde entaille.

— Vous voyez, dit-il en finissant sa démonstration, que je possède un calendrier infaillible. Maintenant, jeune homme, asseyez-vons, et écoutez si vous voulez savoir ce que j’ai à vous dire. Vous connaîtrez mon histoire, elle se lie par plus d’un point à celle de votre famille qui est un peu la mienne, car une parenté éloignée nous unit.

— Parlez, noble vieillard, je vous écoute.

Le solitaire commença :

— Je naquis vers le milieu du siècle dernier dans ce même comté de Cork. L’Irlande déchirée, épuisée par ses longues résistances à l’oppression anglaise, agonisait sous le joug implacable du vainqueur qui punissait ses tentatives de révoltes par un redoublement d’intolérance et de cruauté et voulait lui arracher la vie ou la foi. Malgré les stipulations du traité de Limerick (1691) qui garantissait aux Irlandais la liberté de conscience, la persécution religieuse n’en avait pas moins continué, les biens des catholiques étaient confisqués et donnés aux Anglais protestants.

« Le parlement irlandais, composé en majorité de partisans de la maison d’Orange, loin de protéger l’Irlande à l’égard du parlement anglais et de servir de contrepoids à la tyrannie que celui-ci exerçait sur le pays, prit part à la confection de ces lois flétries par l’histoire.

« Les membres du clergé avaient été exilés en masse et ne pouvaient rentrer sous peine de mort ; une prime de cinq livres sterling était offerte à celui qui révélerait le lieu on se cachait un évêque, un prêtre ou un moine.

« Des lois aussi barbares étaient édictées contre les particuliers, opprimant toutes leurs libertés. Les parents ne pouvant placer leurs enfants que dans des écoles protestantes et n’ayant pas le droit de les faire instruire chez eux, ni de les envoyer à l’étranger, étaient forcés de les laisser dans une ignorance absolue. D’ailleurs, les emplois publics et les professions libérales étant interdites aux catholiques, ainsi que le commerce et l’industrie, l’instruction devenait moins nécessaire. L’Irlandais n’avait aucun droit civil, pas même celui d’acquérir ; sa liberté de père de famille ne lui était pas conservée, il ne pouvait être le tuteur de ses enfants, ni disposer de son bien et si un de ses fils, l’aîné surtout, se faisait protestant, il n’était plus que le fermier de ce fils et ne pouvait tester en faveur de ses autres enfants restés fidèles. L’Irlandais était donc réduit à devenir manœuvre ou tenancier de ses nouveaux maîtres.

« Telle était la position de mes parents qui avaient conservé précieusement leur foi.

« — La vie est courte, répétait souvent mon père, et l’éternité ne finira pas ; souffrons donc avec patience nos maux présents, Dieu récompensera notre constance.

« Il est mort martyr de ses convictions religieuses et patriotiques, que sa mémoire soit bénie ! »

Le solitaire s’arrêta un moment pour dominer l’émotion qui s’emparait de lui à ce souvenir, puis il reprit.

« J’avais une dizaine d’années quand un nouveau malheur s’abattit sur les pauvres paysans de notre contrée. Les grands propriétaires, voulant se créer des revenus plus considérables, commencèrent à convertir en prairie leurs terres labourables et à enclore les pâturages communs pour faire l’élevage des bestiaux. Cette mesure eut pour conséquence l’expulsion d’une foule de petits fermiers, la ruine de beaucoup de familles pauvres et la cessation de travail pour les journaliers qui étaient presque tous Irlandais et catholiques. Les laboureurs congédiés et ceux qui croyaient avoir autant de droits que le seigneur sur ces pâturages, qui de temps immémorial avaient appartenus à tout le monde, se réunirent en bandes menaçantes, s’armèrent et parcoururent la campagne brisant les clôtures, incendiant les fermes riches et rançonnant les protestants. Ils formèrent la terrible association des White-Boys (Société des Enfants blancs, ainsi nommés à cause de la souquenille blanche qu’ils portaient tous en signe de ralliement.)

« Cette association se fortifia avec le temps et devint le noyau d’un grand parti insurrectionnel. Vainement le gouvernement essaya de le disperser par les voies légales, personne n’osait déposer contre les accusés, tant la terreur qu’ils exerçaient était grande ; ceux-là même qu’ils avaient pillés n’osaient reconnaître aucun de ceux dont ils avaient à se plaindre.

« Mon père fut un des évincés, il refusa de prendre rang parmi les révoltés et eut mille difficultés à trouver une ferme où il nous fut possible de ne pas mourir de faim.

« Vous connaissez, comme moi, les événements douloureux de notre histoire nationale, je ne parlerai donc que des faits où j’ai été mêlé.

« Votre grand-père était un neveu de mon père ; resté orphelin de bonne heure mes parents l’avaient recueilli, ils l’élevèrent comme un de leurs enfants, réchauffant dans leur sein un serpent qui devait payer leurs bienfaits d’une noire ingratitude.

« Je suis fâché de vous parler en ces termes de votre aïeul, la vérité me fait un devoir de le juger ainsi.

« Une rivalité de jeunesse mit entre nous la désunion, James Pody ne me pardonna jamais de lui avoir été préféré. »

William fit un mouvement qui n’échappa pas au vieillard.

— Mon ami, reprit celui-ci, ne vous laissez pas aller à des sentiments de rancune, ni de haine ; vous ne pouvez mesurer l’abîme où tombe un homme qui ne sait pas imposer un frein à ses passions.

« Vous avez entendu parler de la terrible insurrection de 1798 dont le souvenir demeure comme une plaie encore saignante dans le long martyrologe de l’Irlande, je pris une part active à ce dernier effort de notre pays pour ressaisir son indépendance.

« L’appui de la France qui avait toujours montré une vive sympathie à nos malheurs, encouragea la révolte ; mais une épouvantable tempête empêcha l’approche de nos côtes au corps du général Hoche et l’obligea à retrouver en toute hâte en France. La lenteur que mit le Directoire à préparer une seconde expédition donna à l’Angleterre le temps de travailler à la ruine du parti irlandais ; suivant son habitude elle employa la corruption et réussit à s’emparer des plans et des chefs de l’association.

« L’Angleterre qui tenait en mains les fils de la conspiration eût pu l’étouffer de suite, elle n’en fit rien ; elle redoubla seulement l’atrocité des châtiments, afin de pousser à bout les Irlandais et de les faucher en masse sur le champ de bataille.

« Une nuit les paysans arrachèrent les gouttières des maisons pour les convertir en balles et coupèrent dans la forêt des manches de piques dont ils s’armèrent après les avoir ferrées ; trois ou quatre mille d’entre eux se portèrent à l’improviste sur Dublin et tentèrent de s’emparer de la ville où les prisons regorgeaient de prisonniers. J’étais du nombre des insurgés, James Pody aussi.

« Nous ne pûmes pénétrer dans la ville et nous dûmes nous borner à la bloquer et à intercepter ses communications avec les provinces du sud en occupant tout le pays entre Dublin et les montagnes de Wiclow, contrée où les populations des campagnes, vouées à la plus grande misère, secondaient les efforts des insurgés. Un engagement eut lieu entre les Irlandais et les Anglais sur la colline de Tara, les patriotes firent des prodiges de valeur et, si leurs chefs morts ou emprisonnés avaient été là pour les diriger, cette journée eût pu être désastreuse aux armes anglaises.

« Mais nous manquions d’artillerie et notre organisation était défectueuse. Encore une fois l’insurrection fut étouffée ; les débris des bandes armées opérèrent isolément et sans succès. La division se mit dans nos rangs et la trahison acheva le reste.

« Tout à coup on apprit qu’une expédition française était débarquée dans le comté de Mayo et s’était emparée de la petite ville de Killala ; si ce secours était venu quelques mois plutôt, l’Irlande entière eût pris les armes, mais à l’époque où vint le général Humbert, le peuple irlandais était tombé dans la torpeur du désespoir.

« Le général essaya vainement de soulever le pays et d’appeler les habitants aux armes, leur promettant la protection de la France, très peu d’Irlandais se joignirent à lui.

« Résolu à combattre jusqu’à la fin pour mon pays, j’eus l’honneur de faire partie, avec mon fils aîné alors âgé de vingt ans, de ce corps héroïque qui, s’il ne put rien pour l’Irlande, donna un nouvel éclat à la vieille renommée de la bravoure française.

« Le général Humbert, voyant qu’il n’avait à compter que sur lui-même, prit vaillamment son parti ; laissant à Killala une petite garnison, il s’avança avec onze cents hommes vers le sud où il espérait que sa présence serait de signal d’une nouvelle insurrection.

« À Castlebar, il rencontra le général Lake qui, à la tête de quatre mille hommes, lui barra le passage. Les Français attaquèrent avec une telle impétuosité qu’ils culbutèrent les Anglais du premier choc, leur tuèrent huit cents hommes et s’emparèrent de dix pièces de canon.

« Pendant la nuit qui suivit ce brillant fait d’armes, des feux furent allumés sur toutes les hauteurs, donnant le signal de l’insurrection aux habitants des environs, mais rien ne pouvait plus ranimer l’ardeur des habitants découragés.

« Humbert continua sa marche sur Dublin afin de rallier quelques bandes d’Irlandais qui guerroyaient encore dans cette partie de l’île. Prévenu qu’un corps de trente mille hommes s’avançait vers lui pour l’envelopper, le général ne se laissa pas intimider et, manœuvrant avec une habileté consommée, il réussit pendant longtemps, tout en gagnant du terrain, à empêcher les différents corps d’armée d’opérer leur jonction ; mais la lutte était trop inégale pour pouvoir se prolonger. Humbert rencontra, en effet, une armée de trente mille hommes près de Bellinamuch ; elle était commandée par le vice-roi d’Irlande, lord Cornwalis ; le général français eut l’audace d’accepter le combat et imposa tellement aux Anglais, par ses dispositions et la contenance de sa troupe, qu’il obtint pour lui et ses huit cent quarante-quatre hommes une capitulation honorable.

« Si l’insurrection d’Irlande avait été commandée par un général de cette valeur, la face des choses eût sans doute été changée.

« Quand le Parlement apprit cet événement, sans exemple peut-être dans les fastes militaires, ce fut un concert de plaintes et d’accusations contre l’inhabileté du vice-roi qui avait non seulement laissé une poignée de Français parcourir le pays en vainqueurs, mais n’avait pas su les écraser avec des forces trente fois supérieures.

« Lord Cornwalis avait refusé de comprendre les Irlandais dans la capitulation ; ils durent se replier sur Killala, mais la ville fût prise par les troupes anglaise et les Irlandais qui ne purent se réfugier dans les forêts ou dans les cavernes furent pendus ou fusillés.

« Je retrouvai alors James Pody dont j’avais été séparé pendant de longues années, notre malheur commun nous rapprocha.

« Après la capitulation du général Humbert, j’avais fui avec mon fils à travers les comtés du sud, voulant me rapprocher de ma famille dont le sort, en ces temps de guerres civiles, ne cessait de m’inquiéter.

« Un désolant spectacle m’attendait sur ce point. Du village où j’étais né, où j’avais laissé mon vieux père, ma femme et mes enfants, il ne restait plus qu’un monceau de cendres, des moissons foulées par les chevaux des vainqueurs, des ruines partout.

« Un jeune pâtre qui gardait ses moutons sur la colline déserte me dit tristement :

« — Vous cherchez le village de Ceath, regardez, voilà ce qu’en ont fait les infâmes Anglais.

« — Mais les habitants, murmurai-je haletant d’angoisse.

« — Leur sang a rougi les flancs des coteaux, leurs cris d’horreur retentissent encore la nuit dans la vallée ; les vainqueurs n’ont épargné ni les outrages, ni les supplices, ils ont juré l’extermination de notre race.

« — Quelques familles n’ont-elles pas échappé au massacre ? demandai-je espérant encore.

« — S’il en est qui ont pu fuir, et j’en doute, elles auront péri de misère et de faim.

« Je restai anéanti dans mon désespoir, maudissant nos maîtres féroces, regrettant que la mort m’eût épargné. Mon fils, qui restait seul de toute ma famille, me ranima par ses soins et son dévouement ; son affection me donna le courage de vivre. James Pody nous avait suivis, je ne me souvenais plus de sa conduite passée, je le traitais comme un ancien ami.

« Notre existence était très précaire, nous étions poursuivis par des bandes anglaises qui arrêtaient tous les insurgés et les mettaient à mort sans jugement. Traqués ainsi nous devions tôt ou tard tomber aux mains de nos persécuteurs.

« Un jour nous arriva la nouvelle de l’approche des Anglais, nous prîmes la fuite et nous nous réfugiâmes, avec beaucoup d’autres Irlandais, dans un bois situé au bas d’une montagne. James Pody avait disparu, nous ne savions ce qu’il était devenu.

« Les Anglais ignoraient le point où nous étions cachés et ils allaient passer sans s’occuper de nous, quand la trahison livra notre retraite. Nous fûmes tout à coup enveloppés d’un cordon de troupes ; pour abréger leur besogne, les soldats mirent le feu aux quatre coins du bois. Un long cri d’horreur se fit entendre ; les uns mouraient asphyxiés et brûlés au milieu d’atroces douleurs, les autres affolés se précipitaient au dehors et tombaient sur les baïonnettes anglaises.

« — Nous n’avons plus qu’à mourir, dis-je à mon fils, mieux vaut que ce soit en vendant chèrement notre vie. Nous avions des pistolets, nous nous élançâmes vers la lisière du bois. Cet endroit était moins bien gardé, nous réussîmes à faire une trouée ; mais d’autres soldats s’emparèrent de nous et nous conduisirent devant l’officier qui commandait le détachement ; il y avait là quelques prisonniers.

« Nous étions dix ; on nous interrogea sommairement, nous fûmes condamnés à mort. Deux gibets furent dressés, et, à genoux sur le sol, nous nous préparâmes à quitter la vie.

« On désigna d’abord mon fils, j’aurais voulu mourir avec lui, mais je fus obligé d’être témoin d’un aussi horrible spectacle.

« Je le vois toujours, et tant qu’il restera en moi une étincelle de vie, cette scène sera présente à ma mémoire.

« Je baisai en pleurant la jolie tête blonde de mon fils bien-aimé, on l’arracha de mes bras et on passa à son cou le nœud fatal ; je fermai les yeux afin de ne pas assister à son agonie. Mais qu’était-ce donc ! la corde s’abaissa tout à coup, mon fils respirait encore : je laissa échapper un cri de joie. Hélas ! ce n’était qu’un raffinement de cruauté.

« Le bourreau trancha la tête des infortunées victimes ; les corps, après avoir été mutilés par la soldatesque, furent jetés à la rivière ; je vis la belle et chère tête de mon fils clouée à un tronc d’arbre. »

Le vieillard s’arrêta, des larmes coulaient de ses yeux sur ses joues pâles ; William Pody frissonnait d’horreur.

« J’allais subir le même sort, heureux de rejoindre mon fils, quand soudain une voix forte s’écria :

« — Arrêtez !

« Je relevai la tête. Un officier anglais s’avança vers moi et dit aux soldats qui m’avaient saisi :

« — Rendez la liberté à cet homme, il m’a épargné la vie, je ne veux pas qu’il meure.

« En effet, quelques mois plus tôt je l’avais empêché d’être massacré par des insurgés.

« — Merci, monsieur, lui dis-je ; votre générosité me prouve qu’il y a des hommes de cœur dans tous les partis ; mais voyez, ils ont tué mon fils, ma famille entière a déjà été massacrée, la mort sera une délivrance, laissez-moi mourir.

« — Je suis venu trop tard pour sauver votre fils, je le regrette, dit-il, mais je m’oppose à votre exécution. Tenez, voici un sauf-conduit signé de moi, il vous mettra à l’abri de tout danger.

« — Monsieur, dis-je encore, nous avons été trahis, quel est le traître ?

« Une idée étrange s’était emparée de mon esprit.

« — Le voilà, dit l’officier en désignant un homme qui essayait de se dissimuler derrière les soldats.

« Je regardai, c’était James Pody. Pour avoir la vie sauve et une somme d’argent, il avait livré ses frères !

« — Ah ! m’écriai-je, c’est toi, James ! toi, recueilli et élevé par mes parents avec tant de soins, tu reconnais ces bienfaits en vouant à la mort mon dernier enfant ! James Pody, sois maudit ! Que la colère de Dieu vivant tombe sur ta tête, que ta vie ne soit qu’un long déchirement ! Puisses-tu souffrir un jour le supplice que j’ai enduré par ta faute ! Que le sang de mon fils crie vengeance contre toi. James, James, sois mille fois maudit !

« — C’est un lâche, dit l’officier anglais qui m’avait sauvé.

« Je m’éloignai, emportant la tête de mon fils qu’on m’avait rendue et que j’ensevelis avec respect au pied d’un arbre. Après avoir longtemps pleuré, je me relevai vieilli de dix ans ; j’allai au hasard, mendiant sur ma route, et j’atteignis ces montagnes, où je me fixai pour finir mes jours.

« — J’ai terminé le long récit des douleurs de ma vie ; la grotte où nous sommes a été témoin de mon affreux désespoir, de mes pensées de vengeance. Enfin la grâce divine a touché mon âme. Mes larmes sont devenues moins amères, j’ai cessé de gémir sur mes malheurs pour pleurer sur mes fautes et mes sentiments coupables. Dieu est le maître du cœur de l’homme. Il peut le broyer sous l’étreinte de la souffrance ; soumis à sa volonté sainte nous devons l’accepter sans murmurer, la révolte aigrit notre âme et n’amoindrit pas notre épreuve. Surtout ne faut-il jamais nourrir de haine contre celui qui a été l’instrument de nos maux ; rien n’arrive que par l’ordre de Dieu et Il se réserve de châtier lui-même le coupable.

« Le jour où j’ai compris cette sublime doctrine du pardon chrétien, le calme est rentré dans mon âme, les consolations de la grâce ont adouci ma vie. Le feu de l’amour divin a consumé jusqu’au dernier vestige de tout sentiment humain ; mon âme, détachée de la terre, attendait pour sa délivrance d’avoir pu prononcer sur la tête du descendant de celui qui tua mon fils, le pardon que je lui ai accordé à lui-même depuis longtemps. »

Le vieillard s’était levé, sa haute taille se redressa, son regard étant brillant, une auréole de sainteté illuminait le front majestueux du noble centenaire ; il étendit la main vers le jeune homme qui était tombé à genoux.

— William Pody, petit-fils de James Pody, je remercie le Seigneur de t’avoir conduit ici. Que Dieu relève de dessus ta tête le glaive de la justice. Celui qui n’a plus de nom parmi les hommes pardonne et te bénit.

Les faibles rayons qui s’échappaient du foyer éclairaient cette scène pleine de grandeur. Le jeune homme prosterné ne pouvait retenir ses larmes ; les malheurs et surtout la magnanimité du vieillard l’avaient profondément ému ; puis un remords s’éveillait dans son âme ; lui aussi se disposait à commettre une mauvaise action ; le sang de la trahison coulait dans ses veines. La rencontre du solitaire venait l’arrêter sur cette voie ; la bénédiction de la noble victime était une grande grâce pour William ; se montrerait-il sourd à cet avertissement du ciel ? Un cœur jeune est rarement dépourvu de bons élans, William Pody se releva plus calme, résolu de ne pas céder aux suggestions de la jalousie qui l’avaient déjà si fatalement entraîné.

— Rien ne vous retient plus maintenant, mon fils, reprit le vieillard, je vais vous conduire à l’entrée de la montagne. Quoi que vous soyez venu faire ici, j’espère que vous ne me quittez pas avec de mauvais desseins ?

— Non, mon noble et vénérable ami, je vous le jure. Votre parole a été pour mon âme la rosée du ciel, il me semble que je suis devenu meilleur.

Le vieillard prit sa lanterne et précéda William dans les sentiers où, sans lui, il se fût de nouveau perdu.

Ils atteignirent enfin l’entrée du défilé, le solitaire s’arrêta et dit au jeune homme :

— Vous arriverez maintenant sans difficulté.

— Merci, dit William, je n’oublierai jamais ma rencontre d’aujourd’hui.

— Allez, mon fils, que la force de Dieu vous soutienne, marchez toujours dans le droit chemin de l’honneur et tenez-vous en garde contre la violence de vos passions.

Le vieillard s’éloigna lentement, William écoutait le bruit de ses pas avec une religieuse émotion, il regardait sa grande taille majestueuse, ses longs cheveux blancs, sa démarche si noble ; quand le solitaire eut disparu, il revint vers le village avec des sentiments tout différents de ceux qui l’avaient guidé d’abord.

— Non, murmurait-il, je ne dirai rien, quoi qu’il arrive je ne trahirai pas. Colette, ingrate créature, tu me ferais devenir mauvais ! Je suis ton fiancé cependant, tu en aimes un autre et la vie de cet homme est entre mes mains !

À cette pensée l’âme de William se remplissait de sentiments tumultueux, mais l’influence du saint vieillard l’emporta cette fois. Il arriva chez lui assez tard et, dès le point du jour, voulant se soustraire à toute tentation, il partit pour Cork.