Delphine/Troisième partie

Delphine (1803)
Garnier Frères (p. 242-353).

TROISIÈME PARTIE


LETTRE I. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 4 décembre 1790.

La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine ; que l’amour nous réunisse : effaçons le passé de notre souvenir. Que nous font les circonstances extérieures dont nous sommes environnés ? N’aperçois-tu pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage ? sens-tu leur réalité ? Je ne crois à rien qu’à toi : je sais confusément qu’on m’a indignement trompé, que je l’ai reproché à une femme mourante, que sa fille se dit ma femme, je le sais ; mais une seule image se détache de l’obscurité, de l’incertitude de mes souvenirs, c’est toi, Delphine : je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour ; je veux encore ce regard ; seul il peut calmer l’agitation brûlante qui m’empêche de reprendre des forces.

Mon excellent ami Barton n’a-t-il pas prétendu hier que ton intention était de partir, et de partir sans me voir ! Je ne l’ai pas cru, mon amie : quel plaisir ton âme douce trouverait-elle à me faire courir en insensé sur tes traces ? Tu n’as pas l’idée, jamais tu ne peux l’avoir, que je me résigne à vivre sans toi ! Non, parce que la plus atroce combinaison m’a empêché d’être ton époux, je ne consentirai point à te voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l’un à l’autre ; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens ; il n’y a de vrai que mon amour, que le tien ; car tu m’aimes, Delphine ! je t’en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j’ai formé cet hymen qui ne peut exister qu’aux yeux du monde, cet hymen dont tous les serments sont nuls, puisqu’ils supposaient tous que tu avais cessé de m’aimer, n’étais-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie ? Je crus alors que mon imagination seule avait créé cette illusion ? mais s’il est vrai que c’était toi-même que je voyais, comment ne t’es-tu pas jetée dans mes bras ? pourquoi n’as-tu pas redemandé ton amant à la face du ciel ? Ah ! j’aurais reconnu ta voix, ton accent eût suffi pour me convaincre de ton innocence ; et, devant ce même autel, plaçant ta main sur mon cœur, c’est à toi que j’aurais juré l’amour que je ne ressentais que pour toi seule.

Mais qu’importe cette cérémonie ! elle est vaine, puisque c’est à Mathilde qu’elle m’a lié. Ce n’est pas Delphine, dont l’esprit supérieur s’affranchit à son gré de l’opinion du monde, ce n’est pas elle qui repoussera de l’amour par un timide respect pour le jugement des hommes. Ton véritable devoir, c’est de m’aimer : ne suis-je pas ton premier choix ? ne suis-je pas le seul être pour qui ton âme céleste ait senti cette affection durable et profonde dont le sort de ta vie dépendra ? Oh ! mon amie, quoique personne ne puisse te voir sans t’admirer, moi seul je puis jouir avec délices de chacune de tes paroles, moi seul je ne perds pas le moindre de tes regards. Aime-moi, pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes. Aime-moi, pour être fière de toi-même ; car je t’apprendrai tout ce que tu vaux. Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu possèdes sans le savoir.

Oh ! Delphine ! les lois de la société ont été faites pour l’universalité des hommes ; mais quand un amour sans exemple dévore le cœur, quand une perfidie presque aussi rare a séparé deux êtres qui s’étaient choisis, qui s’étaient aimés, qui s’étaient promis l’un à l’autre, penses-tu qu’aucune de ces lois, calculées pour les circonstances ordinaires de la vie, doive subjuguer de tels sentiments ? Si devant les tribunaux je démontrais que c’est par l’artifice le plus infâme qu’on a extorqué mon consentement, ne décideraient-ils pas que mon mariage doit être cassé ? Et parce que je n’ai que des preuves morales à alléguer, et parce que l’honneur du monde ne me permet pas de les donner, ne puis-je donc pas prononcer dans ma conscience le jugement que confirmeraient les lois, si je les interrogeais ? Ne puis-je pas me déclarer libre au fond de mon cœur ?

Hélas ! je le sais, il m’est interdit de te donner mon nom, de me glorifier de mon amour en présence de toute la terre, de te défendre, de te protéger comme ton époux ; il faut que tu renonces pour moi à l’existence que je ne puis te promettre dans le monde, et que tant d’autres mettraient à tes pieds. Mais, j’en suis sûr, tu me feras volontiers ce sacrifice ; tu ne voudras pas punir un malheureux de l’indigne fausseté dont il a été la victime. Ah ! s’il s’accusait, l’infortuné, d’avoir cru trop facilement la calomnie, s’il se reprochait sa conduite avec désespoir, s’il était prêt à détester son caractère, c’est alors surtout, c’est alors, Delphine, que tu sentirais le besoin de consoler cet ami, qui ne pourrait trouver aucun repos au fond de son cœur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de mes maux et moi-même ; mes amères pensées me promènent sans cesse de l’indignation contre la conduite des autres à l’indignation contre mes propres fautes.

Je ne veux te rien cacher, Delphine ; en te faisant connaître tous les sacrifices que je te demande, je n’effrayerai point ton cœur généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et respecter ce que j’adore, nuira plus à ta réputation qu’à la mienne. Cette crainte t’arrêterait-elle ? J’aurais moins le droit qu’un autre de la condamner ; mais entends-moi, Delphine : que de motifs raisonnables ou puérils, nobles ou faibles, t’éloignent de moi, n’importe ! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu le sais, c’est à toi seule qu’il appartient de juger quelle est la puissance de ta volonté : a-t-elle assez de force pour se soutenir contre le regret de ma mort ? Delphine, en es-tu certaine ? prends garde, je ne le crois pas.

Si je t’avais rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à Mathilde, j’aurais dû, j’aurais peut-être su résister à l’amour ; mais t’avoir connue quand j’étais libre ! avoir été l’objet de ton choix et s’être lié à une autre ! c’est un crime qui doit être puni ; et je me prendrai pour victime, si tu attaches à ma faute des suites si funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir.

Quoi ! mon bonheur me serait ravi, non par la nécessité, non par le hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable ! Qu’ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, l’irréparable ! moi, je le crois sorti des enfers, il n’est pas de la langue des hommes, leur imagination ne peut le supporter ; c’est l’éternité des peines qu’il annonce, il exprime à lui seul ses tourments les plus cruels.

Les emportements de mon caractère ne m’avaient jamais donné l’idée de la fureur qui s’empare de moi, quand je me dis que je pourrais te perdre, et te perdre par l’effet de mes propres résolutions, des sentiments auxquels je me suis livré, des mots que j’ai prononcés. Delphine, en exprimant cette crainte qui me poursuit sans relâche, j’ai été obligé de m’interrompre ; j’étais retombé dans l’accès de rage où tu m’as vu lorsque j’accusais sans pitié madame de Vernon. Je me suis répété, pour me calmer, que tu ne braverais pas mon désespoir. Oh ! ma Delphine, je te verrai, je te verrai sans cesse. Demain, on m’assure que je serais en état de sortir, j’irai chez vous : votre porte pourrait-elle m’être refusée ? Mais d’où vient cette terreur ? ne connais-je pas ton cœur généreux, ton esprit éminemment doué de courage et d’indépendance ? Quel motif pourrait t’empêcher d’avoir pitié d’un malheureux qui t’est cher, et qui ne peut plus vivre sans toi ?

LETTRE II. — RÉPONSE DE DELPHINE À LÉONCE.

Quel motif pourrait m’empêcher de vous voir ? Léonce, des sentiments personnels ou timides n’exercent aucun pouvoir sur moi. Dieu m’est témoin que, pour tous les intérêts réunis, je ne céderais pas une heure, une heure qu’il me serait accordé de passer avec vous sans remords ; mais ce qui me donne la force de dédaigner toutes les apparences et de m’élever au-dessus de l’opinion publique elle-même, c’est la certitude que je n’ai rien fait de mal : je ne crains point les hommes tant que ma conscience ne me reproche rien ; ils me feraient trembler si j’avais perdu cet appui.

Nous sommes bien malheureux : oh ! Léonce, croyez-vous que je ne le sente pas ? Tout semblait d’accord, il y a quelques mois, pour nous assurer la félicité la plus pure. J’étais libre, ma situation et ma fortune m’assuraient une parfaite indépendance : je vous ai vu, je vous ai aimé de toutes les facultés de mon âme, et le coup le plus fatal, celui que la plus légère circonstance, le moindre mot aurait pu détourner, nous a séparés pour toujours ! Mon ami, ne vous reprochez point notre sort ; c’est la destinée, la destinée seule, qui nous a perdus tous les deux.

Pensez-vous que je ne doive pas aussi m’accuser de mon malheur ? Souvent je me révolte contre cette destinée irrévocable, je m’agite dans le passé comme s’il était encore de l’avenir ; je me repens avec amertume de n’avoir pas été vous trouver, lorsque cent fois je l’ai voulu. Le désespoir me saisit, au souvenir de cette fierté, de cette crainte misérable, qui ont enchaîné mes actions, quand mon cœur m’inspirait l’abandon et le courage.

S’il vous est plus doux, Léonce, quand vous souffrez, de songer, à quelque heure que ce puisse être, que dans le même instant Delphine, votre pauvre amie, accablée de ses peines, implore le ciel pour les supporter, le ciel qui jusqu’alors l’avait toujours secourue, et qu’elle implore maintenant en vain ; si cette idée tout à la fois cruelle et douce vous fait du bien, ah ! vous pouvez vous y livrer ! Mais que font nos douleurs à nos devoirs ? La vertu, que nous adorions dans nos jours de prospérité, n’est-elle pas restée la même ? doit-elle avoir moins d’empire sur nous, parce que l’instant d’accomplir ce que nous admirions est arrivé ?

Le sort n’a pas voulu que les plus pures jouissances de la morale et du sentiment nous fussent accordées. Peut-être, mon ami, la Providence nous a-t-elle jugés dignes de ce qu’il y a de plus noble au monde, le sacrifice de l’amour à la vertu. Peut-être… hélas ! j’ai besoin, pour me soutenir, de ranimer en moi tout ce qui peut exalter mon enthousiasme, et je sens avec douleur que pour toi, pour toi seul, ô Léonce ! j’éprouve ces élans de l’âme que m’inspirait jadis le culte généreux de la vertu-Ce qui dépend encore de nous, c’est de commander à nos actions ; notre bonheur n’est plus en notre puissance, remettons-en le soin au ciel ; après beaucoup d’efforts, il nous donnera du moins le calme, oui, le calme à la fin ! Quel avenir ! de longues douleurs, et le repos des morts pour unique espoir ! N’importe, il faut, Léonce, il faut ou désavouer les nobles principes dont nous étions si fiers, ou nous immoler nous-mêmes à ce qu’ils exigent de nous.

Vous apercevrez aisément dans cette lettre à quels combats je suis livrée. Si vous en concevez plus d’espoir, vous vous tromperez. Je sais que les devoirs que j’aimais n’ont plus de charmes à mes yeux, que l’amour a décoloré tous les autres sentiments de ma vie, quand j’ai besoin de lutter à chaque instant contre les affections de mon cœur, qui m’entraînent toutes vers vous ; je le sais, je consens à vous l’apprendre, mais c’est parce que je suis résolue à ne plus vous voir. Vous dirais-je le secret de ma faiblesse, si, déterminée au plus grand, au plus cruel, au plus courageux des sacrifices, je ne me croyais pas dispensée de tout autre effort ?

Je suivrai le projet que j’avais formé avant mon retour d’Espagne : qu’y a-t-il de changé depuis ce retour ? Je vous ai vu, et voilà ce qui me persuade que de nouveaux obstacles s’opposent à mon départ. Le plus grand des dangers, c’est de vous voir ; c’est contre ce seul péril, ce seul bonheur qu’il faut s’armer. Ne vous irritez pas de cette détermination ; songez à ce qu’elle me coûte, ayez pitié de moi, que tout votre amour soit de la pitié !

Je m’essaye à roidir mon âme pour exécuter ma résolution ; mais savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous ?… Je ne me permets pas un instant de loisir, afin d’étourdir, s’il se peut, mon cœur. J’invente une multitude d’occupations inutiles, pour amortir sous leur poids l’activité de mes pensées ; tantôt je me promène dans mon jardin avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue ; tantôt, désespérant d’y parvenir, je prends de l’opium afin de m’endormir quelques heures. Je crains d’être seule avec la nuit, qui laisse toute sa puissance à la douleur, et n’affaiblit que la raison.

Je serais déjà partie si vous n’aviez pas annoncé que vous me suivriez ; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet. Quel éclat qu’une telle démarche ! quel tort envers votre femme, dont le bonheur, à plusieurs titres, doit m’être toujours sacré ! Et que gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée ? Au milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l’hiver, je vous reverrais encore, et je mourrais de douleur à vos pieds, si je ne me sentais pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour jamais.

Léonce, il y a dans la destinée des événements dont jamais on ne se relève, et lutter contre leur pouvoir, c’est tomber plus bas encore dans l’abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d’un Dieu de bonté : nous ne pouvons plus rien, faire pour nous qui nous réussisse ; essayons d’une vie dévouée, d’une vie de sacrifices et de devoirs, elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses. Regardez madame d’Ervins : victime de l’amour et du repentir, elle va s’enfermer pour jamais dans un couvent : elle a refusé la main de son amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant n’aurait coûté de larmes à personne.

C’est moi qui résiste à vos prières, et c’est moi cependant qui emporterai dans mon cœur un sentiment que rien ne pourra détruire. Quand je me croyais dédaignée, insultée même par vous, je vous aimais, je cherchais à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah ! ne m’oubliez pas ! y a-t-il un devoir qui vous commande de m’oublier ? Quand il existerait ce devoir, qu’il soit désobéi. Si je me sentais une seconde fois abandonnée de votre affection, s’il fallait rentrer dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterais plus.

Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous soient à jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu, car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai vu donner la main à Mathilde. Pensez à moi dans ce lieu même, appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j’ai entendu le serment qui devait causer ma douleur éternelle. Ah ! pourquoi mes cris ne se sont-ils pas fait entendre ! je n’aurais bravé que les hommes, et maintenant je braverais Dieu même en me livrant à vous voir.

Léonce, jusqu’à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l’Être suprême ; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que j’ai assez vécu, j’en recevrai l’ordre de ta main avec joie. Quand je me sentirai prête à mourir, j’aurai encore un moment de bonheur qui vaut tout ce qui m’attend ; je me permettrai de t’appeler auprès de moi, de te répéter que je t’aime : le veux-tu ? dis-le-moi. Va, ce désir ne serait point cruel : ne te suffit-il pas que mon cœur, juge du tien, en fût reconnaissant ?

Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même ; il faut encore que je m’interdise ce dernier plaisir. Adieu.

LETTRE III. — LÉONCE À DELPHINE.

Vous partirez sans me voir ! vous ! La terre manquerait sous mes pas, avant que je cessasse de vous suivre ! Avez-vous pu penser que vous échapperiez à mon amour ? il dompterait tout, et vous-même. Respectez un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le ; vous ne savez pas, en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos têtes.

J’ai été ce matin à votre porte ; faible encore, je pouvais à peine me soutenir : on a refusé de me recevoir ! J’ai fait quelques pas dans votre cour, vos gens ont persisté à m’interdire d’aller plus loin. Madame d’Artenas était chez vous, je n’ai pas voulu faire un éclat ; j’ai levé les yeux vers votre appartement, j’ai cru voir, derrière un rideau, votre élégante figure ; mais l’ombre même de vous a bientôt disparu, et votre femme de chambre est venue m’apporter votre lettre, en me priant de votre part de la lire avant de demander à vous voir : j’ai obéi ; je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon insu, si j’ignorais où vous êtes allée ! Non, vous ne voulez pas condamner votre malheureux amant à vous demander en vain dans chaque lieu, croyant sans cesse vous voir ou sans cesse vous perdre, et se précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces songes funestes dont la douleur ne pourrait se prolonger sans donner la mort.

Delphine ! vous qui n’avez jamais pu supporter le spectacle de la souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté compatissante ? Parce que je vous aime, parce que vous m’aimez aussi, ma douleur n’est-elle rien ? Ne regardez-vous pas comme un devoir de la soulager ? Oh ! qu’avais-je fait aux hommes, qu’avais-je fait à cette perfide qui m’a donné sa fille, quand je devais consacrer mon sort au vôtre ? Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne l’avez été pour mes persécuteurs ?

Vous refusez de m’entendre, et vous ne savez pas ce que j’ai besoin de vous dire : jamais, Delphine, jamais je n’ai pu te parler du fond du cœur ; mille circonstances nous ont empêchés de nous voir librement : s’il m’est accordé de l’entretenir une fois, une fois seulement, sans craindre d’être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s’est encore rencontré ; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes : il a fallu nous tromper pour nous désunir ; notre âme n’a pris aucun engagement volontaire ; devant ton Dieu, nous sommes libres. Ô Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la providence éternelle, crois-tu qu’elle m’ait donné les sentiments que j’éprouve, pour me condamner à les vaincre ? Quand la nature frémit à l’approche de la douleur, la nature avertit l’homme de l’éviter ; son instinct serait-il moins puissant dans les peines de l’âme ? si la mienne se bouleverse par l’idée de te perdre, dois-je me résigner ? Non, non, Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de l’homme ; mais lorsqu’une puissance inconnue met dans mon cœur le besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi.

Mon amie, je te le promets, dès que je t’aurai vue, c’est à toi que je m’en remettrai pour décider de notre sort ; mais il faut que je t’exprime les sentiments qui m’oppressent. Le jour, la nuit, je te parle ; et il me semble que je te montre, dans mes sentiments, dans notre situation, des vérités que tu ignorais et que seul je puis t’apprendre ; je ne retrouve plus, quand je t’écris, ce que j’avais pensé : je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet accent que le ciel nous a donné pour convaincre ; et s’il est vrai cependant que si je te parlais, tu consentirais à passer tes jours avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me condamnant sans m’avoir permis de plaider moi-même pour ma vie ? Vous êtes si forte contre mon malheur ! vous devez vous croire certaine de me refuser, même après m’avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera ! Delphine, s’il fallait, nous quitter, s’il le fallait, voudriez-vous me laisser un sentiment amer contre vous ? ange de douceur, le voudriez-vous ? Vous n’avez point refusé vos soins, vos consolations célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avait séparés ; et moi, Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu’au moins un adieu ne me soit pas dû ?

Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où, sans vous, je me serais montré plus implacable encore. Songez quel est mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison avec une femme qui a pris ta place ! Ô Delphine, je suis à cinquante pas de toi, et je ne puis néanmoins obtenir de te voir ! J’envoie dix fois le jour pour m’assurer que vous n’avez point ordonné les préparatifs de votre départ ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit, je fais des plus simples événements des présages ; tout me semble annoncer que je ne te verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine ; ton âme douce n’a jamais éprouvé que des impressions qu’elle pouvait dominer ; mais la douleur d’un homme est âpre et violente ; la force ne peut lutter longtemps sans triompher ou périr.

Comment as-tu la puissance de supporter l’état où je suis, de refuser un mot qui le ferait cesser comme par enchantement ? Je ne te reconnais pas, mon amie ; tu permets à tes idées sur la vertu d’altérer ton caractère : prends garde, tu vas l’endurcir, tu vas perdre cette bonté parfaite, le véritable signe de ta nature divine ; quand tu te seras rendue inflexible à ce que j’éprouve, quelle est donc la douleur qui jamais t’attendrira ? c’est la sensibilité qui répand sur tes charmes une expression céleste ; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces mouvements involontaires qui t’inspiraient tes vertus et ton amour !

Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même ta conscience de ton cœur ; interroge-le ce cœur : repousse-t-il l’idée de me voir, comme il repousserait une action vile ou cruelle ? Non, il t’entraîne vers moi : c’est ton Dieu, c’est la nature, c’est ton amant qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta destinée ; écoute-les, car c’est au fond de ton âme qu’elles exercent leur empire ; oublie tout ce qui n’est pas nous ; nos âmes se suffisent, anéantissons l’univers dans notre pensée, et soyons heureux. Heureux !

— Sais-tu ce que j’appelle le bonheur ? C’est une heure, une heure d’entretien avec toi ; et tu me la refuserais ! Je me contiens, je te cache ce que j’éprouve à cette idée ; ce n’est point en effrayant ton âme que je veux la toucher ; que ta tendresse seule te fléchisse ! Delphine, une heure ! et tu pourras après… si ton cœur conserve encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après… te séparer de moi.

LETTRE IV. — RÉPONSE DE DELPHINE À LÉONCE.

Si je vous revois, Léonce, jamais je n’aurai la force de me séparer de vous. Vous refuserais-je ce dernier entretien, le refuserais-je à mes vœux ardents, si je ne savais pas que vous revoir et partir est impossible ! Que parlez-vous de vertu, d’inflexibilité ? C’est vous qui devez plaindre ma faiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui peut seul me répondre de moi. Quoi qu’il m’en coûte pour vous peindre ce que j’éprouve, il faut que vous connaissiez tout votre empire ; vous prononcerez vous-même alors que j’ai dû quitter ma maison pour me dérober à vous.

Vous m’aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j’avais eu la force d’ordonner qu’on ne vous reçût pas. J’avais passé une partie de la nuit à vous écrire, je voulais être seule tout le jour ; j’avais besoin, quand je m’interdisais votre présence, de ne m’occuper que de vous. Madame d’Artenas se fit ouvrir ma porte d’autorité ; mais je l’engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui l’intéressait, et je restai dans ma chambre, debout, derrière un rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l’entrée de la maison, tenant à ma main la lettre que je vous avais écrite, et qui devait, du moins je l’espérais, adoucir mon refus.

Je demeurai ainsi, pendant près d’une heure, dans un état d’anxiété qui vous toucherait peut-être si vous pouviez cesser d’être irrité contre moi. Quand je n’entendais aucun bruit, je me confirmais dans la résolution que m’impose le devoir ; mais quand ma porte s’ouvrait, je sentais mon cœur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que je dois quitter pour toujours triomphait alors de moi. Enfin vous paraissez, vous faites quelques pas vers l’homme qui devait vous dire que je ne pouvais pas vous recevoir : votre marche se ressentait encore de la faiblesse de votre maladie, vos traits me parurent altérés ; mais cependant jamais, je vous l’avoue, jamais je n’ai trouvé dans votre visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus avant dans mon âme.

Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens ; il me sembla que je vous voyais chanceler, et dans cet instant vous l’emportâtes sur toutes mes résolutions : je m’élançai hors de ma chambre pour courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds aux yeux de tous, et vous demander pardon d’avoir pu songer à me défendre de votre volonté ; j’éprouvais comme un transport généreux ; il me semblait que j’allais me dévouer à la vertu en me livrant à ma passion pour vous ; j’étais enivrée de cette pitié d’amour, le plus irrésistible des mouvements de l’âme ; toute autre pensée avait disparu.

Je rencontrai madame d’Artenas comme je descendais dans cet égarement : « Mon Dieu ! qu’avez-vous ? » me dit-elle. Cette question me fit rougir de moi-même. « Je vais envoyer une lettre, » lui répondis-je ; et soutenue par sa présence et par des réflexions qu’un moment avait fait renaître, je donnai l’ordre de vous porter ma lettre et de vous demander de retourner chez vous pour la lire.

C’est alors que j’ai senti combien le péril de vous voir était plus grand encore que je ne le croyais : votre présence, dans aucun temps, n’avait produit un tel effet sur moi ; je tremblais, je pâlissais ; si j’avais entendu votre voix, si vous m’aviez parlé, j’aurais perdu la force de me soutenir. L’apparition d’un être surnaturel, portant à la fois dans le cœur l’enchantement et la crainte, ne donnerait point encore l’idée de ce que j’éprouvai quand vos yeux se levèrent vers ma fenêtre comme pour m’implorer, quand devant ma maison, depuis si longtemps solitaire, je vis celui que j’ai tant pleuré. Léonce, je l’ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l’ai quittée à l’instant même, il le fallait ; si vous étiez revenu, tout était dit, je ne partais plus.

Après le récit que je me suis condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre moi ? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m’avez menacée ? Ne me rendrez-vous pas enfin la liberté d’aller en Languedoc ? Je suis cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir, et je n’attends, pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah ! Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Mathilde, voulez-vous qu’un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir !

Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c’est de ne pas rendre Mathilde infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de personne, est au-dessus de tous les doutes du cœur et de la raison ; plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir ; et ma sympathie pour la douleur des autres s’augmente avec mes propres douleurs. Ne vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre malheur à vous, Léonce, c’est le mien ; je ne puis tromper assez ma conscience pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous affliger. Ah ! c’est à moi, c’est à ma passion que je céderais en consolant votre cœur ; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit inspiré par l’amour.

Léonce, pourquoi vous le cacherais-je ? je ne dois rien taire après ce que j’ai dit. Si je n’avais compromis que moi, en passant ma vie avec vous ; si je n’avais détruit que ma réputation et ce contentement intérieur dont je faisais ma gloire et mon repos, j’aurais livré mon sort à toutes les adversités qu’entraîne un sentiment condamnable ; j’aurais prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens, quand je ne te connaissais pas : quoi qu’il pût en arriver, je te reverrais, et ce bonheur me ferait vivre ou me consolerait de mourir. Mais il s’agit du sort d’une autre, et l’amour même ne pourrait triompher dans mon cœur des remords que j’éprouverais, si j’immolais Mathilde à mon bonheur. J’ai promis à sa mère mourante de la protéger ; et, quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c’est sur cette promesse que s’est reposée sa dernière pensée. Qui pourrait absoudre d’un crime envers les morts ? quelle voix dirait qu’ils ont pardonné ?

Mathilde elle-même n’est-elle pas la compagne de mon enfance ? Ne me suis-je pas liée à son sort en le protégeant ? Je recevrais votre vie qui lui est due ! je la dépouillerais à dix-huit ans de tout son avenir ! Non, Léonce ; accordez à Mathilde ce qui suffit à son repos, votre temps, vos soins ; elle ignore que vous m’aimez, elle me devra de l’ignorer toujours : cette idée me calmera, je l’espère, dans les moments de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous serez heureux un jour par les affections de famille ; vous n’oublierez pas alors que j’ai renoncé à tout dans cette vie pour vous assurer le bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir tendre de moi à vos jouissances les plus pures.

LETTRE V. — LÉONCE À DELPHINE.

Vous n’êtes plus dans votre maison, vous l’avez quittée pour me fuir ; je ne puis retrouver vos traces ; je parcours comme un furieux tous les lieux où vous pouvez être. Non, ce n’est pas de la vertu qu’une telle conduite ; pour y persister, il faut être insensible. À quoi me servirait de vous peindre mes douleurs ? vous avez bravé tout ce que pouvait m’inspirer mon désespoir ! Cependant rassemblez tout ce que vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves, et s’il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera cher.

J’ai été à Bellerive, à Cernay, chez madame de Lebensei ; elle m’a juré, d’un air qui me semblait vrai, qu’elle ignorait où vous étiez. Je suis revenu, j’ai été trouver votre valet de chambre Antoine ; vous raconterai-je ce que j’ai fait pour obtenir de lui votre secret. Je crois qu’il le sait, car il m’a presque promis de vous faire parvenir demain cette lettre ; mais rien n’a pu l’engager à me le dire. Je me suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre rue ou dans celles qui y conduisent : j’étais là pour m’attacher aux pas d’Antoine. Malheureux que je suis ! réduit à me servir des plus odieux moyens pour obtenir de vous, qui croyez m’aimer, une grâce que vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes.

Chaque fois que de loin j’apercevais une femme qui pouvait me faire un instant d’illusion, j’approchais avec un saisissement douloureux, et je reculais bientôt, indigné d’avoir pu m’y méprendre. Je me sentais de l’irritation contre tous les êtres qui allaient, venaient, s’agitaient, passaient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de vous, sans s’inquiéter de mon supplice. Le soir, ne craignant plus enfin d’être reconnu, j’ai pu me reposer quelques moments sur un banc près de votre porte et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui tombait hier. Mais le douloureux plaisir de m’abandonner à mes réflexions ne m’était pas même accordé. J’écoutais, je regardais avec une attention soutenue tout ce qui pouvait se passer autour de votre maison ; mes pensées étaient sans cesse interrompues, sans que mon âme fût un instant soulagée. Je me levais à chaque moment, croyant voir Antoine qui revenait en cherchant à m’éviter ; quand je faisais quelques pas dans un sens, je retournais tout à coup, me persuadant que c’était du côté opposé que j’aurais découvert ce que je cherchais.

Des heures se passaient, je restais seul dans les rues ; il devenait à chaque instant plus invraisemblable qu’au milieu de la nuit je pusse rien apprendre. Mais, dès que je me décidais à m’en aller, j’étais saisi d’un désir si vif de rester, que je le prenais pour un pressentiment, et, quoique vingt fois trompé, je cédais aux agitations de mon cœur comme à des avertissements surnaturels. Enfin le jour est arrivé ; j’ai pris pour vous écrire une chambre en face de votre maison ; j’y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d’où l’on voit votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères tracés au milieu des convulsions de douleur que vous me causez ? Si je passe encore vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai ; oui, les anges seraient haïs, s’ils condamnaient au supplice que vous me faites souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira de ma douleur ? Mathilde, oui, Mathilde, à qui vous me sacrifiez.

J’aurais eu des soins pour elle, si vous m’aviez aimé, si je vous avais vue ; mais je déteste en elle l’hommage que vous lui faites de mon sort. Je la regarde comme l’idole devant laquelle il vous a plu de m’immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes autant qu’obstinées n’auront fait que du mal à tous les trois.

Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de quelque fermeté) : je révélerai à Mathilde par quelle suite de mensonges l’on m’a fait son époux ; et, lui déclarant en même temps que dans le fond de mon cœur je regarde notre mariage comme nul, je lui abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne me reverra jamais. Je passerai ce qu’il me restera de temps à vivre auprès de ma mère, en Espagne ; et celle à qui vous aviez jugé convenable de me dévouer n’entendra parler de moi qu’à ma mort.

Que m’importe ce qu’on peut me dire sur le devoir ? les tourments n’affranchissent-ils pas des devoirs ? Quand la fièvre vient assaillir un homme, on n’exige plus rien de lui ; on le laisse se débattre avec la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus. N’ai-je pas aussi mon délire ? peut-on rien attendre de moi ? Je n’ai qu’une idée, qu’une sensation ; parlez-moi de vous revoir, et je vous écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme ; sans cet espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets ? qui découvrira un moyen d’agir sur ma volonté ? personne, jamais personne. Et vous surtout, Delphine, de quel droit m’offririez-vous des conseils pour le malheur que vous m’imposez ? C’est le dernier degré de l’insulte que de vouloir être à la fois l’assassin et le consolateur. Vous le voyez, tout est dit. J’instruirai Mathilde, par une lettre, des circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la décision où je suis de vivre loin d’elle. Dans vingt-quatre heures elle saura tout, si vous ne m’écrivez pas que vos résolutions sont changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma lettre, une fois dit, est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai sont amères, vous saurez qui les a dictées ; et si je plonge la douleur dans le sein de Mathilde, ce n’est pas ma main égarée qu’il faut en accuser, c’est le sang-froid, c’est la raison tyrannique qui vous sert à me rendre insensé.

LETTRE VI. — RÉPONSE DE DELPHINE À LÉONCE.

Vous avez cru m’effrayer par votre indigne menace : depuis que je vous connais, je me suis senti de la force contre vous une seule fois, c’est après avoir lu votre lettre. J’ai imaginé pendant quelques instants que vous pouviez faire ce que vous m’annonciez, et je pensais à vous sans trouble, car j’avais cessé de vous estimer.

Léonce, ce moment d’une tranquillité cruelle n’a pas duré ; j’ai rougi d’avoir craint que vous fussiez capable de l’action la plus dure et la plus immorale que jamais homme pût se permettre ! Vous, Léonce, vous condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que Mathilde ! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux ! Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien, c’est-à-dire que vous seriez sans reproches aux yeux, du monde, qui juge si différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous réellement pour Mathilde ? Avez-vous réfléchi au malheur d’une femme dont tous les liens naturels sont brisés ? Savez-vous que, par la dépendance de notre sort et la faiblesse de notre cœur, nous ne pouvons marcher seules dans la vie ? Mathilde est très-religieuse, mais sa raison a besoin de guide. S’il ne lui restait plus une seule affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique dont on ne peut prévoir les effets.

Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi ? Sa mère l’estimait assez pour n’avoir pas osé lui confier les ruses qui cependant avaient servi à son bonheur. Mathilde vous a vu, Mathilde vous a aimé. Elle savait qu’elle était destinée à vous épouser, elle a cru suivre son devoir en se livrant à l’attachement que vous lui inspiriez. Et moi, juste ciel ! et moi, qui dois si bien comprendre ce que votre perte peut faire souffrir, je causerais à Mathilde la douleur au-dessus de toutes les douleurs ! Car, ne vous y trompez pas, Léonce, si vous vous rendiez coupable de l’action dont vous me menacez, c’est moi que j’en accuserais, non parce que j’aurais refusé de vous voir, non pour avoir tenté de triompher de ma faiblesse, mais pour vous avoir laissé lire dans ce cœur, qui devait se fermer pour jamais du moment où vous n’étiez plus libre.

Je m’accuserais d’avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre meilleur l’objet que j’aime, lui aurait fait perdre ses vertus. Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer ? Ce sentiment qui, je le crois, ne s’éteindra jamais, ne devait-il pas servir à perfectionner notre âme ? Oh ! qu’est-ce que l’amour sans enthousiasme ? Et peut-il exister de l’enthousiasme, sans que le respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu’on éprouve ? Si je cessais d’estimer votre caractère, que seriez-vous pour moi, Léonce ? le plus aimable, le plus séduisant des hommes ; mais ce n’est point par ces charmes seuls que mon cœur eût été subjugué. Ce qui a décidé de ma vie, c’est que vos qualités, c’est que vos défauts même, me semblaient appartenir à une âme noble et fière : j’ai reconnu en vous la passion de l’honneur, exagérée, s’il est possible, mais inséparable, je l’imaginais, des véritables vertus ; je vous ai cru le besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage des autres hommes. Jamais on n’a prononcé devant vous une parole généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir ; jamais vous n’avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards aient exprimé cette émotion profonde qui désigne l’une à l’autre les âmes d’une nature supérieure. Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la cause de mon amour ?

Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le devoir puisse exiger, l’idée que je me suis faite de vous me soutient et me relève ; je souffre pour mériter votre estime ; peut-être ce motif a-t-il plus d’empire sur moi que je ne le crois encore. Vous sacrifieriez l’amour et son bonheur à l’opinion publique, Léonce, vous le feriez, je le sais ; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et ma conscience avaient moins d’empire sur ma conduite que l’honneur du monde sur la vôtre ? Il me reste encore quelques forces, je dois m’en servir pour fuir le remords. Si, malgré les efforts les plus sincères, vous parvenez à renverser mes résolutions, il n’y aura point de terme aux malheurs qui nous poursuivront ; ma réputation s’altérera bientôt, et peut-être m’en aimerez-vous moins. Juste ciel ! pouvez-vous rien imaginer qui alors égalât mon supplice ! Les sacrifices que j’aurais faits à votre amour me flétriraient à vos yeux mêmes ; et qui sait s’il serait temps encore de ranimer votre cœur par une action désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l’affection pure et vive que le blâme du monde aurait ternie !

Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma pensée, et luttent contre le sentiment qui m’entraîne vers toi. Ah ! que n’en coûte-t-il pas pour s’arracher au bien suprême ! Mais d’où vient donc l’effroi qui me saisit lorsque je me sens prête à céder à vos vœux ? C’est la protection du ciel qui m’inspire cet effroi salutaire ; peut-être l’ombre d’un ami que j’ai perdu fait-elle un dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que mes sens puissent saisir ni ses paroles ni son image.

Léonce, si j’ai cessé de vous entretenir de Mathilde, dont j’étais d’abord uniquement occupée, c’est que je ne crains plus le projet que l’égarement d’un instant vous avait inspiré ; je n’ai pas besoin de votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans quel endroit de cette lettre j’ai éprouvé tout à coup la certitude que je vous avais persuadé ; mais cette impressionne ne m’a pas trompée. Ô Léonce ! nous ne sommes pas encore tout à fait séparés ; mes propres mouvements m’apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon cœur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous, qui me révèle vos pensées.

LETTRE VII. — LÉONCE À DELPHINE.

Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n’en pas douter ; je cède à la vérité, quand c’est vous qui me l’annoncez. N’aurai-je donc pas le pouvoir de vous persuader à mon tour ?

Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle envers moi, si j’avais su vous convaincre que la plus parfaite vertu vous permettait, vous ordonnait même peut-être de condescendre à ma prière. Je ne sais si, dans le délire de la fièvre, j’ai conçu l’espérance que vous seriez l’épouse de mon choix, que vous tiendriez les serments que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j’avais saisi votre main que vous tendiez vers moi, et que je l’eusse présentée à la bénédiction du ciel ; mais j’en prends à témoin l’amour et l’honneur, je ne vous demande qu’un lien pur comme votre âme, un lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu ni faire le bonheur de personne.

Vous m’ordonnez de rester auprès de Mathilde, j’obéirai ; mais le spectacle de mon désespoir ne l’éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes sentiments ? Si vous m’ôtez l’émulation de vous plaire, si des entretiens fréquents avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne me rendent pas le libre usage des qualités et des talents que je possédais peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la vie ? comment serai-je distingué dans aucun genre ? comment avancerai-je vers un but glorieux, quel qu’il soit ? Aucun intérêt, aucun mouvement spontané ne me dira ce qu’il faut faire ; et, loin d’éprouver de l’ambition, je m’acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre qui se promènerait au milieu des êtres vivants.

Puis-je cultiver mon esprit, quand il n’est plus capable d’une attention suivie, lorsqu’il ne saisit une idée que par un effort, quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible contre la pensée qui me domine ? Quelle est la carrière que l’on peut suivre, quelle est la réputation qu’on peut atteindre par des efforts continuels ? Quand la nature n’inspire plus rien que de la douleur, se fait-il jamais rien de bon et de grand ? Un revers éclatant peut donner de nouvelles forces à une âme fière ; mais un chagrin continuel est le poison de toutes les vertus, de tous les talents, et les ressorts de l’âme s’affaissent entièrement par l’habitude de la souffrance.

Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs domestiques, si vous m’arrachez les jouissances que je voudrais trouver dans votre amitié ; eh bien, ce sont des devoirs constants et doux qui exigent une sorte de calme, qu’un peu de bonheur pourrait seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrais, ce calme ; votre figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon cœur ; mais votre esprit, mais votre âme, me font goûter des délices pures et tranquilles. Quand, chez madame de Vernon, je vous entendais parler sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, démêler les rapports les plus délicats, je m’éclairais en vous écoutant, je comprenais mieux le but de l’existence, je pressentais avec plaisir l’utile direction que je pourrais donner à mes pensées. L’amour, quand c’est vous qui l’inspirez, ennoblit l’âme, développe l’esprit, perfectionne le caractère ; vous exercez votre pouvoir, comme une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de moi-même ; je compare, en frémissant, la douleur qui m’attend à celle que j’ai déjà sentie : j’essaye de recourir à des distractions impuissantes, et je me dis souvent qu’il vaudrait mieux se donner la mort qu’être occupé sans cesse à fuir la vie.

Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d’un amour malheureux, celles dont le temps, ou l’absence, ou la raison peuvent triompher ; c’est un besoin de l’âme, toujours plus impérieux, plus on veut le combattre. Votre visage ne ferait pas l’enchantement de mes regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre taille ravissante, que j’éprouverais encore pour vous le sentiment le plus tendre. Vos idées et vos paroles auraient sur moi tant d’empire, qu’après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre femme. Ah ! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi ? l’univers et les siècles se fatiguent à parler d’amour ; mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme ; ils ne sont heureux qu’ensemble, animés que lorsqu’ils se parlent ; la nature n’a rien voulu donner à chacun des deux qu’à demi, et la pensée de l’un ne se termine que par la pensée de l’autre.

S’il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu donc, essayer ? Tu me reviendras dans quelques années ; si je vis, si nous vivons, tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la destinée du cœur ; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues par une trop longue infortune ; nous n’aurons plus la force de nous relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de douleurs que la nature fait peser sur la fin de la vie.

Delphine ! Delphine ! crois-moi quand je te jure de respecter tous les devoirs, toutes les vertus que tu me commandes ; après un tel serment, tu n’as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu prétends la craindre : ah ! cruelle, combien tu te trompes ! Mais enfin tu dirais vrai, que moi, l’amant qui t’adore, je te préserverai, si ton cœur se confie au mien ; je respecterai ta vertu, ta céleste délicatesse, tout ce qui fait de toi l’ange des anges ! Je veux que ton image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon cœur ; et la plus légère altération dans tes qualités me causerait une douleur que toutes les jouissances de l’amour ne pourraient racheter. Vous protégez Mathilde, je m’occuperai attentivement de son bonheur ; vous connaissez son caractère, son genre de vie, la nature de son esprit ; vous savez combien il est aisé de lui cacher ce qui se passe dans le monde et même autour d’elle : je la rendrai plus heureuse par les soins que je croirai lui devoir en compensation du bonheur que je goûterai sans elle ; je la rendrai plus heureuse en réparant ainsi les torts qu’elle ignorera, que si, l’âme déchirée, je traînais quelque temps encore loin de vous une vie de désespoir. Delphine, tout est prévu, j’ai répondu à tout, il ne reste plus de défense à votre cœur, mon innocente prière ne peut plus être refusée.

Me condamneriez-vous à repousser un soupçon que vous me faites entrevoir ? Vous avez le droit de m’accabler de mes défauts, après le malheur dans lequel ils m’ont précipité ; cependant deviez-vous me dire que je vous aimerais moins si votre réputation était altérée, si elle l’était par votre condescendance même pour mon bonheur ? Mon amie, rejette loin de toi ces craintes indignes de tous deux ; laisse-moi passer chaque jour une heure auprès de toi ; le charme de cette heure se répandra sur le reste, de ma vie ; je l’attendrai, je m’en souviendrai ; mon sang, en circulant dans mes veines, ne m’y causera plus une douleur brûlante. Je pourrai penser, agir, faire du bien aux autres, remplir les devoirs de ma vie, et mourir regretté de toi. Je vais porter cette lettre à votre porte, l’espérance me ranime ; si tu as dit vrai, Delphine, si nos cœurs se devinent encore, cette espérance est le présage assuré de ta réponse.

À onze heures du soir.

J’arrive chez vous et j’apprends que vous êtes partie. Partie ! et l’on ne veut pas me dire par quelle route ! Qu’espèrent-ils ceux qui s’obstinent à garder ce barbare silence ? pensent-ils que sur la terre je ne saurai pas vous trouver ? Si cette lettre vous arrive avant moi, préparez votre cœur, votre cœur, quelque dur qu’il soit, à beaucoup souffrir ; car vous serez inflexible, je dois le croire à présent, et néanmoins il est des événements funestes que vous ne verrez pas sans frémir. Adieu ; je ne m’arrête plus que je n’aie rencontré la mort ou vous.

LETTRE VIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 14 décembre 1790.

Je reste, ma chère Louise ! Ce mot est peut-être bien coupable ; mais si vous le pardonnez, tout ce que j’ai à vous dire ne servira qu’à me justifier.

Vous savez dans quel état j’étais quand je me défendais de le voir ; je prenais ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus dangereux : maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je suis calme, je ne me crains plus ; ce qu’il me fallait, c’était le voir et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur m’est assuré ; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable. Je serai son amie, tous les sentiments de mon cœur lui seront consacrés ; mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus nobles vertus.

Louise, je luttais contre la nature et la morale en me séparant de lui. Je voulais triompher de l’horreur que m’inspirait l’idée de le faire souffrir, je devais donc être agitée sans cesse par une incertitude déchirante ; ne sachant si j’étais vertueuse ou criminelle, barbare ou généreuse, tout était confondu dans mon esprit. Je crois comprendre à présent ce qu’il faut accorder à mes devoirs, et je les concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu’on appelle dans le monde une existence et de la réputation ; mais songez-vous pour quel prix je les expose ? c’est pour le voir et le voir sans remords ! Que les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des peines ; ils n’en trouveront point que je ne méprise au sein d’un tel bonheur. L’amour, tel que je le sens, ne me laisse craindre que le crime ou la mort : le reste des maux de la vie ne s’offre à moi que comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un instant nos regards.

Il faut vous raconter, ma sœur, la scène terrible et douce qui a décidé de mon sort.

Madame d’Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami et de la douleur que j’en éprouvais, s’était rendue maîtresse de mon secret, et m’avait emmenée chez elle à l’insu de Léonce, pour me dérober à ses recherches. J’étais convaincue par ses lettres que je ne pourrais jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre. Craignant que d’un instant à l’autre il ne découvrît ma retraite, je me décidai à partir, en faisant un détour pour regagner la route du Midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et exécutée. J’étais soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la fièvre que la solitude et la douleur m’avaient donnée ; une exaltation forcée m’animait, et j’étais si pressée d’accomplir mon cruel sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d’heure après m’être déterminée à m’en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes affaires, et, n’ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans un état qui ressemblait bien plus à l’égarement du délire qu’au triomphe de la raison.

La nuit était noire et le froid assez vif ; je jetai mon mouchoir sur ma tête, et, m’enfonçant dans ma voiture, son mouvement m’emporta pendant trois heures sans me faire changer d’attitude. Étourdie par cette course rapide, je ne suivais aucune idée, je les repoussais toutes successivement : néanmoins c’était en vain que je cherchais à confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se présentaient à moi ; je parvenais à obscurcir ce qui se passait dans mon esprit, mais rien ne calmait ma douleur. Je m’imagine que l’état de mon âme avait quelque ressemblance alors avec celui des malheureux condamnés à mort, lorsque, ne se sentant pas la force d’envisager cette idée, ils essayent d’étouffer en eux toute faculté de réflexion.

Un air glacé, dont je ne m’étais point garantie, me causait de temps en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisait un peu de bien. Je pressais quelquefois mon mouchoir sur ma bouche, jusqu’au point de m’ôter la respiration pendant un moment, afin de détourner par un autre genre de douleur la pensée que je redoutais comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me serait arrivé, lorsque, après de vains efforts pour échapper à moi-même, j’aurais considéré dans son entier le sort que je m’imposais. Mais j’étais parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous le secours de la clémence divine.

Un événement que je pourrais appeler surnaturel, du moins par l’impression que j’en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et me délivrer des tourments du désespoir. J’entendis mes postillons qui criaient : « Pourquoi voulez-vous nous arrêter ? Qui êtes-vous ? Rangez-vous à l’instant, rangez-vous. » Je crus d’abord que des voleurs voulaient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi que vous connaissez craintive, j’éprouvais une émotion presque douce. L’idée me vint que Dieu avait pitié de moi et m’envoyait la mort. J’avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril, quel qu’il fût, qui devait m’arracher aux impressions que j’éprouvais.

Je ne pouvais rien voir, mais j’entendis une voix qui, depuis la première fois qu’elle m’a frappée, n’est jamais sortie de mon cœur, prononcer ces mots : « Faites avancer vos chevaux si vous voulez, écrasez-moi, mais je ne reculerai pas. — Arrêtez ! m’écriai-je, arrêtez ! » Les postillons ne distinguaient point mes paroles, et je crus qu’ils se préparaient à partir en renversant celui qui s’était placé devant eux ; je fis des efforts pour ouvrir la portière, le tremblement de ma main m’empêchait d’y réussir ; ce tremblement augmentait à chaque seconde qu’il me faisait perdre. Je sentais que si je ne parvenais pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas, attribueraient mes cris à l’effroi, et, prenant Léonce pour un assassin, pourraient l’écraser à l’instant sous les pieds des chevaux et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne saurait se peindre ! Enfin je m’élançai hors de cette fatale portière ; Léonce qui m’avait entendue, s’était jeté en bas de son cheval, et courant vers moi, il me reçut dans ses bras.

Divinité des justes, que ferez-vous de plus pour la vertu ? que réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous avez donné l’amour ? Je le retrouvais le jour même où je m’étais condamnée à le quitter pour toujours. Mon cœur reposait sur le sien au moment où j’avais cru sentir la voiture qui me traînait se soulever en passant sur son corps ; non, je n’aurais pas été un être sensible et vrai si je n’avais pas été résolue, dans cet instant, à donner ma vie à celui dont la présence venait de me faire goûter de telles délices. Ah ! Louise, qui pourrait se replonger dans le désespoir quand un coup du sort l’en a retiré ? qui pourrait se rejeter volontairement dans l’abîme, reprendre toutes les sensations douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur inspire si rapidement ? Non, j’ose l’affirmer, le cœur humain n’a pas cette force.

Léonce me porta pendant quelque pas ; il me croyait évanouie, je ne l’étais point ; j’avais conservé le sentiment de l’existence pour jouir de cet instant, peut-être marqué par le ciel comme le dernier et le plus haut degré de la félicité qu’il me destine. Le premier mot que je dis à Léonce fut la promesse de renoncer à mon projet de départ : ce départ m’était devenu désormais impossible, et je ne voulais pas qu’il pût en douter un instant, après que ma décision était prise. Ah ! Louise, quelle reconnaissance il m’exprima ! Quel sentiment délicieux le bonheur de ce qu’on aime ne fait-il pas éprouver ! Je ne sais quelle terreur, créée par l’imagination, avait effrayé, troublé mon esprit depuis quinze jours. Pourquoi donc, pourquoi voulais-je me séparer de Léonce ? N’existe-t-il pas des sœurs qui passent leur vie avec leurs frères, des hommes dont l’amitié honore et console les femmes les plus respectables ? Pourquoi m’estimais-je si peu que de ne pas me croire capable d’épurer tous les sentiments de mon cœur, et de goûter à la fois la tendresse et la vertu ?

Dès que Léonce me vit résolue à ne pas me séparer de lui, il s’établit entre nous la plus douce intelligence ; il donna avec une grâce charmante des ordres tout autour de moi, plaça ma femme de chambre dans le cabriolet d’Antoine, qui était venu me rejoindre, et se mêla enfin de tous les détails avec la vivacité la plus aimable, comme s’il eût cru prendre ainsi possession de ma vie.

Après m’avoir fait remonter dans ma voiture, il me montra, par les soins les plus tendres, son inquiétude sur l’état de tremblement où j’étais ; il m’entoura de son manteau, ouvrit et referma les glaces plusieurs fois pour essayer ce qui pourrait me faire du bien ; je voyais en lui une activité de bonheur, une sorte d’impossibilité de contenir sa joie, qui me jetait dans une rêverie enchanteresse ; je me taisais, parce qu’il parlait ; j’étais calme parce que l’expression de ses sentiments était vive. Oh ! Louise ! personne, personne au monde, se faisant l’idée de cette félicité, ne renoncerait à l’éprouver !

Il fut convenu entre Léonce et moi que je dirais, à mon retour à Paris, que la fièvre m’avait saisie en route et m’avait obligée de revenir. J’écoutai ses projets pour nous voir chaque jour sans jamais causer la moindre peine à Mathilde ; ils étaient tels que je pouvais les désirer ; il revint souvent aussi à m’entretenir des ménagements qu’il aurait pour ma réputation.

« Léonce, lui répondis-je, ne faites désormais rien pour moi qui ne soit nécessaire à vous ; je ne suis plus à présent qu’un être qui vit pour celui qu’elle aime, et n’existe que dans l’intérêt et la gloire de l’objet qu’elle a choisi. Tant que vous m’aimerez, vous aurez assez fait pour mon bonheur ; mon amour-propre, mes penchants, mes désirs sont tous renfermés dans ma tendresse. Ne tourmentez ni ma conscience ni mon amour, et décidez de ma vie sous tous les autres rapports ; je me mets, avec fierté comme avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté. »

Louise, avec quelle passion, avec quels transports Léonce me remercia ! Votre heureuse Delphine entendit pendant trois heures le langage le plus éloquent de l’amour le plus tendre. Léonce n’eut pas un instant, j’en suis sûre, l’idée de se permettre une expression, un regard qui pût me déplaire. Que le cœur est bon, qu’il est pur, qu’il est enthousiaste, alors qu’il est heureux !

Je trouvai, en arrivant chez moi, la dernière lettre que Léonce m’avait écrite, et que je n’avais point reçue : il me sembla qu’elle eût suffi pour m’entraîner ; mais qu’il était doux de la lire ensemble ! Les expressions de la douleur de Léonce me faisaient jouir encore plus de son bonheur actuel, et je me plaisais à lui faire répéter les prières qu’il m’avait adressées, pour m’en laisser toucher une seconde fois. Mais enfin je m’aperçus qu’il était trois heures du matin ; au premier mot que je dis à Léonce, il obéit et me quitta pour retourner chez lui.

J’avais perdu le repos depuis plusieurs mois ; j’ai dormi profondément le reste de cette nuit. Quand je me suis réveillé, un beau soleil d’hiver éclairait ma chambre ; il avait ses rayons de fête et condescendait à mon bonheur. Je priai Dieu longtemps, je n’avais rien dans l’âme que je craignisse de lui confier ; après avoir prié, je vous ai écrit. Ma sœur, je l’espère, vous ne me condamnerez pas ; nous avons toujours eu tant de rapports dans notre manière de penser et de sentir ! comment se pourrait-il que je fusse contente de moi, et que vous trouvassiez ma conduite condamnable ! Cependant, Louise, hâtez-vous de me répondre. Adieu.

LETTRE IX. LÉONCE — À DELPHINE.

Mon amie, quoi qu’il puisse nous arriver, remercions le ciel de nous avoir donné la vie. Arrête ta pensée sur ce jour qui vient de s’écouler ; il a fait une trace lumineuse dans le cours de nos années, et nous tournerons nos regards vers lui, quelque avenir que le sort nous destine.

Dès mon enfance, un pressentiment assez vif, assez habituel, m’a persuadé que je périrais d’une mort violente : ce matin, cette idée m’est revenue à travers les délices de mes sentiments, mais elle avait pris un caractère nouveau ; je n’étais plus effrayé du présage, je ne désirais plus de le détourner ; je ne voyais plus la vie que dans l’amour, et je me plaisais à penser que si je périssais foudroyé dans la jeunesse par quelqu’un des événements qui menacent un caractère tel que le mien, je périrais dans l’ardeur de ma passion pour toi, et longtemps avant que l’âge eût refroidi mon cœur.

Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une sorte de charme aux transports de l’amour ? Ces transports vous font-ils toucher aux limites de l’existence ? Est-ce qu’on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l’âme de briser tous ses liens pour s’unir, pour se confondre plus intimement encore avec l’objet qu’elle aime ? Ah ! Delphine, que je suis heureux ! que je suis attendri ! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas lents et rêveurs, pourraient me donner l’apparence du plus faible des êtres. Mon caractère, cependant, est loin d’être amolli ; mais c’est un état extraordinaire que cette inépuisable source d’impressions sensibles, qui se répand dans tout mon être. L’air déchirait hier ma poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l’amour et le bonheur.

Ah ! que j’aime la vie ! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle l’existence est un plaisir que je voudrais prolonger ; je retiens le temps comme un bienfaiteur.

Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée ; mais nous n’aurons jamais le droit de nous plaindre. J’ai senti les battements de ton cœur sur le mien, tes bras m’ont serré de toute la puissance de ton âme ; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui pèsent toujours au dedans de nous-mêmes et troublent en secret nos meilleurs sentiments, ces infirmités de l’être moral enfin avaient disparu tout à coup en moi. J’étais libre, généreux, fier, éloquent ; s’il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide courage, les entraîner par des expressions enflammées, j’en étais capable, j’en étais digne, et nul génie mortel n’aurait pu s’égaler à ton heureux amant. C’est avec cet enthousiasme d’amour, que toi seule au monde peut inspirer, que je saurai tromper l’ivresse où me jette ta beauté ; si quelquefois cet effort m’est pénible, rappelle-toi que tu tiens de mon aveu même qu’hier, hier ! rien ne manquait à mon bonheur.

Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre inconvénient : tout s’arrange, tout est facile ; les plus petites circonstances secondent mes désirs ; je suis un être favorisé du ciel à cause de toi. Tu m’instruiras dans ta religion ; je ne m’en étais pas occupé jusqu’à ce jour, mais j’ai tant de bonheur, qu’il me faut où porter ma reconnaissance ! ce n’est pas assez du culte que je te rends, il faut me dire à qui je dois ta vie, qui te l’a donnée, qui te la conserve. Impose-moi quelques sacrifices, quelques peines ; mais il n’y en a plus au monde. Comment faire pour découvrir quelques devoirs qui me coûtent, quelques actions qui puissent m’être comptées, quand je te verrai tous les jours ? Oh ! Delphine ! calme-moi, s’il est possible, sur l’excès de mon bonheur, sur sa durée. Dis-moi que le ciel t’a permis de me donner un sort qui n’était pas fait pour les hommes ; je puis tout espérer, je puis tout croire ! Quel miracle m’étonnerait quand un moment a changé la nature entière à mes yeux ?

Oui, je possède cette félicité, la mort seule la terminera ; il n’y en aura plus de ces terribles jours pendant lesquels je ne te voyais pas. Mon amie, la force de les concevoir et de les supporter n’existe plus en moi ; j’ai perdu en un instant toute puissance sur mon âme ; le bonheur est devenu mon habitude, mon droit ; il faut me ménager avec bien plus de soin que dans le temps de mon désespoir. Je suis heureux, mais tout mon être est ébranlé ; les palpitations de mon cœur sont rapides ; je sens dans mon sein une vie tremblante, que la moindre peine anéantirait à l’instant. Oh ! Delphine ! le bonheur parfait étonne la nature humaine ; ma tête se trouble, et je suis prêt à devenir misérablement superstitieux, depuis que je possède tous les biens du cœur.

Adieu, Delphine, adieu ; je veux en vain m’exprimer : il y a dans les passions violentes une ardeur, une intensité dont l’âme seule a le secret. Une sympathie céleste, une étincelle d’amour te révélera peut-être ce que j’éprouve.

LETTRE X. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE .
Montpellier, 20 décembre.

Je le crois, j’en suis sûre, ma chère Delphine, puisque vous êtes heureuse, vous n’avez pas dans le cœur un seul désir, une seule pensée que la vertu la plus parfaite ne puisse approuver : mais, hélas ! vous ne vous doutez pas de tous les périls de votre situation ; faut-il que je sois forcée par les devoirs de l’amitié à ne pas partager avec vous le premier sentiment de joie que vous m’ayez confié depuis six mois !

Je ne vous demande point ce qu’il n’est plus temps d’obtenir ; en lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous n’êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez courageusement lutté ; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont vous êtes menacée, afin qu’une crainte salutaire vous serve de guide encore, s’il est possible. Vous croyez que Léonce n’exigera jamais de vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme la vôtre ne pourrait trouver aucun bonheur : je crois que dans ce moment son cœur est satisfait par un bien inespéré ; mais si vous ne pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu’il n’essayera pas de ce moyen puissant pour tourmenter votre vie ? Vous triompherez, je le crois ; mais au prix de quelle douleur ! l’avez-vous prévu ?

Quand vous parviendriez à guider les sentiments de Léonce dans ses rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère ? Il ne s’en souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour : mais ne savez-vous donc pas que les défauts qui tiennent à nôtre nature ou aux habitudes de toute notre vie renaissent toujours dès qu’il existe une circonstance qui les blesse ? Vous abandonnez, dites-vous, le soin de votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre conduite ; mais s’il arrive ce qui ne peut manquer d’arriver, si l’on soupçonne et si l’on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira lui-même beaucoup du tort qu’elle vous fera, et vous retrouverez peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à l’opinion.

Enfin, pouvez-vous vous flatter que Mathilde, malgré tous vos ménagements pour elle, ne découvre pas une fois les sentiments que vous inspirez à Léonce ? et croyez-vous qu’elle soit heureuse en apprenant qu’elle vous doit jusqu’aux soins mêmes de son époux, et que sa conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté ?

Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui seraient maintenant inutiles ; mais songez que c’est dans le bonheur qu’il est aisé de fortifier sa raison. Je n’exige rien des malheureux, ils ont assez à faire de vivre ; il n’en est pas de même de vous, Delphine : vous jouissez maintenant d’une situation qui vous enchante, c’est ce moment qu’il faut saisir pour vous accoutumer par la réflexion à supporter un avenir peut-être, hélas ! trop vraisemblable. Il m’en coûte de vous le dire, mais je n’ai pas vu un seul exemple de bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez. L’exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce qu’on prévoit et ce qu’on ne prévoit pas brise des nœuds trop chers et trop peu garantis ; la société étant tout entière ordonnée d’après des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre : alors le reste des années est dévoré d’avance ; on ne peut plus reprendre à ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours que la Providence nous destine. L’on a connu, l’on a éprouvé cette existence animée que donnent les sentiments passionnés, et l’on n’est plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie. La puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne peut jamais nous créer un seul plaisir ; et quand l’amour a consumé le cœur, il faudrait un miracle pour faire rejaillir de ce cœur ainsi consumé la source des plaisirs doux et tranquilles.

Oh ! Delphine ! pauvre Delphine ! vous immolez tout à quelques années, à moins encore peut-être ! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n’ajoutez pas l’imprévoyance et l’aveugle sécurité à tous les sentiments qui vous captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas ! vous n’avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous soutenaient ; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui qu’une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous l’avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même, peut-être, n’a permis qu’un seul bonheur aux femmes, l’amour dans le mariage ; et, quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule.

Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l’on ne peut plus être heureux ; mais il serait plus amer encore de se faire illusion sur cette vérité ; et, dans de certaines situations, c’est un grand mal que l’espérance ; sans elle le repos naîtrait de la nécessité. Delphine, l’amitié doit réserver ses faiblesses pour l’instant de la douleur ; au milieu des prospérités, il faut qu’elle fasse entendre une voix sévère.

Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel vous vous livrez ; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le plus grand des malheurs, le remords. Ah ! vous avez fait une cruelle expérience de la douleur, et cependant vous ne connaissez pas encore tout ce que le cœur peut souffrir ; vous l’apprendriez si vous aviez manqué à vos devoirs. Aussi longtemps que vous les respecterez, mon amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger.

LETTRE XI. LÉONCE — À DELPHINE.
Paris, ce 29 décembre.

Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon cœur ne devrait plus rien désirer ; il y a quinze jours que je ne croyais pas même à la possibilité de la peine, il me semblait qu’elle ne rentrerait jamais dans mon cœur : cependant je suis inquiet, presque triste ; je voulais te le cacher, mais j’ai senti que j’offenserais cette intimité parfaite qui confond nos âmes, si je laissais s’établir le moindre secret entre nous.

Je vous en conjure, Delphine, n’interprétez pas mal ce que je vais vous dire. Ce ne sont point des sentiments réprimés, quoique invincibles, qui troublent déjà mon bonheur ; ce n’est pas non plus la jalousie qui s’empare de moi ; comment pourrait-elle m’atteindre ? mon cœur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi : mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec tant d’éclat. Quand je vais chez vous, j’y rencontre sans cesse des visites, je ne suis jamais sûr d’un instant de conversation tête à tête ; plusieurs fois les importuns, pour qui vous êtes charmante, sont demeurés à causer avec vous jusqu’à l’heure où la prudence ne me permettait plus de rester.

Hier au soir, par exemple, hier j’ai passé quatre heures avec vous, et pendant ces quatre heures, qui pourrait le croire ? je n’ai éprouvé que des sentiments pénibles. Madame d’Artenas vous avait persécutée pour souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir : c’était, m’avez-vous dit, afin de prouver, par l’accueil même que vous recevriez au milieu de la meilleure société de Paris, que l’impression des bruits répandus contre vous était entièrement effacée ; car vous aussi, Delphine, vous vous, occupez de captiver l’opinion du monde, et vous y réussissez parfaitement ; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si je n’y avais pas été, je ne vous aurais pas vue de tout le jour.

J’arrivai avant vous, vous entrâtes, jamais je ne vous avais vue si belle ! cet habit noir sur lequel retombaient vos cheveux. blonds, ce crêpe qui environnait votre taille et faisait ressortir la plus éclatante blancheur, toute votre parure enfin contribuait à vous rendre éblouissante. J’entendis des murmures d’admiration de toutes parts, et je ne sais pourquoi je ne me sentis pas fier de votre succès ; il me semblait que vous deviez votre éclat au désir de plaire généralement, et non à votre attachement pour moi seul ; cette impression fut la première que j’éprouvai en vous voyant, et le reste de la soirée ne fut que trop d’accord avec ce pénible sentiment.

Jamais vous n’avez produit tant d’effet par votre présence et par votre conversation ! jamais vous n’avez montré un esprit plus séduisant et plus aimable ! Trois rangs d’hommes et de femmes faisaient cercle autour de vous, pour vous voir et vous entendre. La jalousie, la rivalité étaient pour un moment suspendues ; on était avec vous comme les courtisans avec la puissance, ils cherchent à s’en approcher sans se comparer avec elle ; chacun était glorieux de bien comprendre tout le charme de vos expressions, et pour un moment les amours-propres luttaient seulement ensemble à qui vous admirerait le plus. Moi, je me tins à quelque distance de vous, sans perdre un mot de votre entretien. J’entendis aussi les exclamations d’enthousiasme, je dirais presque d’amour, de tous ceux qui vous entouraient. Tandis que votre esprit se montrait plus libre, plus brillant que jamais, il m’était impossible de me mêler à la conversation ; vous étiez gaie et j’étais sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi je suis heureux. Pourquoi donc étais-je si embarrassé, si triste ? expliquez-moi la raison de cette différence : oh ! si vous alliez découvrir que c’est parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m’aimez !

Certainement la vie de Paris ne peut convenir à l’amour ; le sentiment que vous avez daigné m’accorder s’affaiblirait au milieu de tant d’impressions variées. Je le sais, votre cœur est trop sensible pour que l’amour-propre puisse le distraire des affections véritables ; mais enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours dès que vous paraissez, ne vous causent-ils pas quelques plaisirs ? et ces plaisirs ne viennent pas de moi : ce seraient eux, au contraire, qui pourraient vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun objet, mais s’attache aux moindres nuances des sentiments du cœur : ces suffrages qui se pressent autour de vous, il me semble qu’ils nous séparent ; ces éloges que l’on vous prodigue donnent à tant d’autres l’occasion de vous nommer, de s’entretenir de vous, de prononcer des paroles flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que je serai sans doute entraîné à vous redire encore !

Ô mon amie, puisque vous ne m’appartiendrez jamais entièrement, puisque ces charmes qui animent tous les regards ne seront jamais livrés à mon amour, il faut me pardonner d’être prêt à m’irriter quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j’ai blasphémé ; tu m’aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre ? Mais je ne puis jouir de mon sort au milieu du monde ; l’observation qui nous environne m’importune ; je ne suis bien que seul avec toi ; dans toute autre situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir de n’être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux ; eh bien ! j’ose te supplier de retourner à Bellerive : la saison est rude encore, mais n’est il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourrait déplaire à d’autres femmes ?

Les devoirs que tu m’imposes envers Mathilde ne me permettront pas de te voir avant sept heures du soir ; tu seras souvent seule jusqu’alors, mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui gravent plus avant toutes les impressions dans le cœur. Je demande à la femme de France qui voit à ses pieds le plus d’hommages et de succès, de s’enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de l’hiver ; mais cette femme sait aimer, cette femme quittait tout pour me fuir quand un scrupule insensé l’égarait ; ne quittera-t-elle pas tout plus volontiers pour satisfaire mon cœur avide d’amour, de solitude, d’enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde ravit à l’âme en la flétrissant ? Je déteste ces heures que consume une vie oiseuse. Depuis six mois, j’ai perdu l’habitude de l’occupation ; si tu le veux, nous donnerons quelques moments à des lectures communes ; j’aime cette douce manière de tromper, s’il est possible, les sentiments qui me dévorent. Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent presque toutes les soirées de madame de Mondoville ; elle ne m’a jamais demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez l’évêque de M., et je crois même qu’elle serait fort embarrassée de m’y mener ; elle ne se permet jamais d’aller au spectacle ; elle fait des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions appelés à voir ; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque jour plus étranger à sa société. Elle m’aime, et cependant elle ne souffre point de cette sorte de séparation. Quand les principes rigoureux du catholicisme s’emparent d’un caractère qui n’est pas naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout, et ne laissent ni assez de loisir ni assez de connaissance du monde pour être susceptible de jalousie : je ferai donc plutôt du plaisir que de la peine à Mathilde en la laissant libre de se réunir tous les soirs avec les personnes de son opinion ; et pourvu que je ne dîne pas hors de chez elle, elle sera contente de moi.

Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval pour aller à Bellerive ; ma vie ne commencera qu’alors ; j’arriverai à sept heures, je reviendrai à minuit : quoique je pusse être censé veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous voyez avec quel soin je vais au devant de vos généreuses craintes : je ne vivrai que quatre heures, mais pendant le reste du temps j’aurai ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y arriver. O mon amie ! ne vous opposez point à ce projet, il m’enchante : j’avais commencé cette lettre dans le plus grand abattement ; en traçant notre plan de vie, j’ai senti mon cœur se ranimer ; je t’enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même la disposition des moments que je passerai sans te voir ; je suis exigeant, tyrannique ; mais je t’aime avec tant d’idolâtrie, que je ne puis jamais avoir tort avec toi.

LETTRE XII. — DELPHINE À LÉONCE.
30 décembre 1790.

Léonce, après-demain, le premier jour de l’année qui va commencer, je vous attendrai à Bellerive ; j’aime à fêter avec vous une de ces époques du temps ; elles me serviront, je l’espère, à compter les années de mon bonheur : toutes les solennités qui signalent le cours de la vie ont du charme quand on est heureux ; mais que le retour serait amer s’il ne rappelait que des regrets !

Mon ami, j’ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement à ce que vous souhaitez ; maintenant, qu’il me soit permis de vous le dire, votre lettre m’a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez pour le plus simple désir ! pensiez-vous qu’il m’en coûterait de quitter le monde ? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant de vous ? Quelle inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme malgré vous, dans ce que vous m’avez écrit ! J’avais reçu, peu d’heures auparavant, une lettre de ma belle-sœur, qui cherchait à m’éclairer sur les périls auxquels je m’expose, et j’ai cru déjà voir dans quelques-unes de vos plaintes détournées le présage des malheurs dont elle me menaçait.

Quoi ! Léonce, il n’y a pas un mois que, d’une séparation absolue, d’un long supplice, nous sommes arrivés à nous voir tous les jours, et déjà votre cœur est tourmenté et me cache peut-être ce qu’il éprouve, ce qu’il ne lui est pas permis d’avouer ! À peine ai-je assez de mes pensées, de mes sentiments pour connaître, pour goûter tout mon bonheur, et vous, vous paraissez mécontent, vous vous plaignez de votre sort ; dans ces entretiens tête à tête que vous désirez, vous ne cessez de me parler de vos sacrifices. Ô Léonce ! Léonce ! les délices du sentiment seraient-elles épuisées pour vous ? Ne me dites pas que votre cœur a plus de passion que le mien ; croyez-moi, dans notre situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible.

Je veux me persuader néanmoins que c’est uniquement l’importunité du monde qui vous a déplu ; je vais vous expliquer les motifs qui m’y avaient condamnée. Je savais que pendant quelque temps, on avait dit assez de mal de moi, et je croyais utile de ramener ceux sur l’esprit desquels ces propos injustes avaient produit quelque effet. Madame d’Artenas jugeait convenable que je reparusse dans la société, et c’est par bonté qu’elle rassembla chez elle hier ce que l’on appelle à Paris les chefs de bande de l’opinion, afin que j’eusse l’occasion, non de m’y justifier, je ne m’y serais pas soumise, mais de me remettre à ma place dans une réunion d’éclat : Ai-je besoin de vous le dire, Léonce ? c’est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie ; j’y serais insensible, si elle ne m’arrivait pas à travers l’impression qu’elle peut vous faire. Le secret de ma conduite, depuis quinze jours, était peut-être le désir d’offrir à vos yeux celle que votre mère n’avait pas jugée digne de vous, entourée de considération et d’hommages.

Vous me reprochez presque ma gaieté : hélas ! hier, en entrant dans le salon de madame d’Artenas, j’éprouvai d’abord une impression de tristesse ; je revoyais le monde pour la première fois depuis la mort de madame de Vernon, et, pardonnez-le-moi, je ne puis penser à elle sans attendrissement : cependant je sentis la nécessité de cacher cette disposition. Si j’avais montré de la tristesse au milieu du monde, loin de l’attribuer aux regrets qui la causaient, on aurait dit que j’étais inquiète de ce qui s’était répandu sur M. de Serbellane et moi, et j’aurais manqué le but que je m’étais proposé : il faut fuir le monde, ou ne s’y montrer que triomphante ; la société de Paris est celle de toutes dont la pitié se change le plus vite en blâme. Ce fut donc par un effort que je débutai dans cette carrière de succès que vous vous plaisiez à peindre avec amertume ; cependant, j’en conviens, je m’animai par la conversation ; je m’animai, faut-il vous le dire ? par le désir de briller devant vous ; je vous sentais près de moi, je vous regardais souvent pour deviner votre opinion ; un sourire de vous me persuadait que j’avais parlé avec grâce, et le mouvement que cause la société quand on s’y livre était singulièrement excité par votre présence. L’émotion qu’elle me faisait éprouver m’inspirait les pensées et les paroles qui plaisaient autour de moi. Je m’adressais à vous par des allusions détournées, et, dans les questions les plus générales, je ne disais pas un mot qui n’eût un rapport avec, vous, un rapport que vous seul pouviez saisir, et que vous avez feint de ne pas remarquer.

N’importe, vous pouvez m’en croire, celle qui ne voit que vous dans le monde doit se plaire mille fois davantage dans la retraite avec vous ; et j’aurais eu la première l’idée d’aller à Bellerive, si je n’avais pas craint qu’en m’établissant au milieu de l’hiver à la campagne, je n’attirasse l’attention sur mes sentiments. Les habitués du monde de Paris ne conçoivent pas comment il est possible de supporter la solitude, et s’acharnent à dénigrer les motifs de ceux qui prennent le parti de la retraite. Je vous en préviens, afin que si la résolution que je vais prendre nuit à ma réputation, vous y soyez préparé, et que vous n’oubliiez point que vous l’avez voulu. Dans les malheurs qui peuvent m’atteindre, je ne crains que ce qui pourrait blesser votre caractère.

Le genre de vie que vous me proposez a mille fois plus de charmes encore pour moi que pour vous. Je hais la dissimulation qui me serait commandée au milieu du monde ; je croirai respirer un air plus pur quand je ne verrai personne devant qui je doive cacher l’unique intérêt qui m’occupe. Je ne mets qu’une condition à ma condescendance (condition toujours la même, quoi qu’il puisse nous arriver), c’est que vous ne me laisserez point ignorer ce que Mathilde pourrait savoir de notre affection l’un pour l’autre, et que si jamais elle en était malheureuse, je partirais à l’instant, sans que vous me suivissiez, j’en ai votre parole : c’est cette assurance qui me permet de goûter sans un remords trop amer le plaisir de vous voir. Hélas ! me contenter de cette promesse, ce n’est pas être trop sévère envers moi-même. Adieu, Léonce ; oui, chaque soir vous viendrez donc à Bellerive ; ah ! quelle douce espérance ! Souvenez-vous cependant que de toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine ; nous sommes heureux, mais nous avons tout à craindre ; mon ami, ménagez bien notre sort.

LETTRE XIII. — LÉONCE À DELPHINE.
2 janvier 1791.

Unutterable happiness !
Which love alone bestows, and on a favoured few.[1]

Ö Delphine ! que j’avais raison de désirer ce que ton cœur m’a si généreusement accordé ! Combien j’ai été plus heureux hier à Bellerive qu’à Paris, dans aucun des jours où je t’y ai vue ! Je te trouvais seule, et j’avais la certitude que ce bonheur ne serait point interrompu ; cette pensée mêlait un calme délicieux à mes transports.

Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent au milieu du mouvement des villes ! quels soins n’as-tu pas pris de moi ! La neige en route m’avait un peu saisi, tes jolies mains furent longtemps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer ; combien il eût été moins aimable d’appeler tes gens pour nous servir ! Tu prenais aussi un plaisir extrême à me montrer les changements que tu comptais faire pour embellir ta maison. Toi que j’avais vue jusqu’alors si indifférente pour ce genre de goût et d’occupation, il me semblait, et tu en es convenue, que le bonheur te faisait prendre intérêt à tout, et que tu te plaisais à parer les lieux que nous devions parcourir ensemble. Mon cœur n’a pas négligé la moindre observation qui pût me prouver ta tendresse ; j’ai remarqué jusqu’à ces arbustes couverts de fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet : cet appartement était presque négligé quand tu le destinais à recevoir la plus brillante compagnie de la France ; tu lui as donné un air de fête pour Léonce, pour ton ami.

Oh ! combien je jouissais de la vivacité pleine de charmes que tu mettais à me raconter les plus légères bagatelles ! Une joie touchante t’animait, et la gaieté n’était point alors un jeu de ton esprit, mais un besoin de ton cœur. J’ai ri de cette sérieuse occupation du souper, toi qui n’y as songé de ta vie ! tu voulais t’assurer qu’on me donnerait ce qui pouvait me faire du bien après le froid que j’avais éprouvé. Je t’ai vu hier des agréments nouveaux que je ne te connaissais pas encore ; les soins de la vie domestique ont une grâce singulière dans les femmes ; la plus ravissante de toutes, la plus remarquable par son esprit et sa beauté ne dédaigne point ces attentions bonnes et simples, qu’il est doux quelquefois de retrouver dans son intérieur. Oh ! quelle femme j’aurais possédée ! et j’ai pu m’unir à elle ! je l’ai pu !… Malheureux ! qu’ai-je dit ? non, je ne suis pas malheureux ; mais en t’aimant chaque jour davantage, chaque jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin apprends-moi, s’il est possible, à te soumettre jusqu’à mon amour.

Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au projet formé de remplir notre temps par des lectures communes ! Ah ! vous avez craint ces douces rêveries d’amour qui suffisaient si bien à mon cœur ! Je voulais du moins que nous choisissions l’un de ces livres où j’aurais pu retrouver quelques peintures des sentiments qui m’animent, mais vous vous y êtes obstinément refusée. N’importe, ma Delphine, ta voix, quoi qu’elle me lise, ne m’inspirera que l’amour : parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux ; mais que ta main, soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur mon cœur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu’à ce soir !

LETTRE XIV. — DELPHINE À LÉONCE.

Je n’ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce ; je ne vous croyais pas cette indifférence pour les idées religieuses, j’ose vous en blâmer. Votre morale n’est fondée que sur l’honneur ; vous auriez été bien plus heureux si vous aviez adopté les principes simples et vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l’éducation que j’ai reçue, loin d’asservir mon esprit, l’a peut-être rendu trop indépendant : il serait possible que les superstitions même convinssent à la destinée des femmes ; ces êtres chancelants ont besoin de plusieurs genres d’appui, et l’amour est unee sorte de crédulité qui se lie peut-être avec toutes les autres. Mais le généreux protecteur de mes premières années estimait assez mon caractère pour vouloir développer ma raison, et jamais il ne m’a fait admettre aucune opinion sans l’approfondir moi-même d’après mes propres lumières. Je puis donc vous parler sur la religion que j’aime comme sur tous les sujets que mon cœur et mon esprit ont librement examinés ; et vous ne pouvez attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux impressions irréfléchies de l’enfance. Jamais, je vous le jure, depuis que mon esprit est formé, je n’ai pu voir sans répugnance et sans dédain l’insouciance et la légèreté qu’on affecte dans le monde sur les idées religieuses. Qu’elles soient l’objet de la conviction, de l’espoir ou du doute, n’importe ; l’âme se prosterne devant une chance comme devant la certitude quand il s’agit de la seule grande pensée qui plane encore sur la destinée des hommes.

J’étais pénétrée de ces sentiments, Léonce, avant de connaître l’amour ; ah ! que ne dois-je pas éprouver maintenant que cette passion profonde remplit mon cœur d’idées sans bornes et de vœux sans fin ! Je ne prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous êtes sans doute occupé ; mais dites-moi si, depuis que vous m’aimez, votre cœur ne sent rien qui lui révèle l’espérance de l’immortalité ?

Quand M. d’Albémar mourut, je croyais aux idées religieuses, mais sans avoir jamais eu le besoin d’y recourir. J’étais si jeune alors, qu’aucun sentiment de peine ne m’avait encore atteinte ; et quand on n’a point souffert, on a bien peu réfléchi ; mais, à la mort de mon bienfaiteur, je me persuadai que je n’avais point assez fait pour son bonheur, et j’en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que j’étais devenue son épouse, l’extrême différence de nos âges m’inspirait souvent des réflexions tristes sur mon sort ; je craignis de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai douloureusement dès qu’il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner l’idée du repentir qu’on éprouve quand il n’est plus possible de rien expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les torts dont on s’accuse. Cette douleur me poursuivait tellement, qu’elle aurait altéré ma raison, si l’excellente sœur de M. d’Albémar ne m’eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Je sentis enfin que mon généreux ami, témoin de mes regrets, les avait acceptés, et que son pardon avait soulagé mon cœur.

J’exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux ; chaque fois que je remplissais une de ses volontés, j’éprouvais une douce consolation qui m’assurait que nos âmes communiquaient encore ensemble. Que serais-je devenue si j’avais pensé qu’il n’existât plus rien de lui ? Qu’aurais-je fait de mon repentir ? comment se serait-il adouci ? Comment me serais-je consolée du moindre tort s’il avait reçu le sceau de l’éternité ? Ces sentiments, ces regrets qui s’attachent aux morts, seraient-ils le seul mensonge de la nature, l’unique douleur sans objet, l’unique désir sans but ? et la plus noble faculté de l’âme, le souvenir, ne serait-elle destinée qu’à troubler nos jours, en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous aurions appelée nos amis ?

Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre ; jamais je n’invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne ; mais si tout à coup l’affreux système dont l’anéantissement est le terme s’emparait de mon âme, je ne sais quel effroi se mêlerait même à mon amour. Que signifierait la tendresse profonde que je ressens pour toi, si tes qualités enchanteresses n’étaient qu’une de ces combinaisons heureuses du hasard, que le temps amène et qu’il détruit ? Pourrions-nous, dans l’intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos réflexions serait le désespoir ? Un trouble extraordinaire obscurcit ma pensée quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans cette vie ; je sens alors que tout est prêt à me manquer ; je ne crois plus à moi ; je frémis de ne plus retrouver ce que j’aime ; il me semble que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je suis environnée ; je le vois placé sur le bord d’un abîme : chaque instant où je lui parle me parait comme le dernier, puisqu’il doit en arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à craindre, au lieu de jouir d’aimer.

Oh ! combien le sentiment se raffermit et nous élève lorsqu’on s’anime mutuellement à se confier dans l’Être suprême ! Ne résistez pas, Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il n’est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnements positifs ; mais la sensibilité nous apprend tout ce qu’il importe de savoir. Jetez un regard sur la destinée humaine : quelques moments enchanteurs de jeunesse et d’amour, et de longues années toujours descendantes, qui conduisent, de regrets en regrets et de terreurs en terreurs, jusqu’à cet état sombre et glacé qu’on appelle la mort. L’homme a surtout besoin d’espérance, et cependant son sort, dès qu’il a atteint vingt-cinq ans, n’est qu’une suite de jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain : il se retient dans la pente, il s’attache à chaque-branche, pour que ses pas l’entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau ; il redoute sans cesse le temps pour lequel l’imagination est faite, le seul dont elle ne peut jamais se distraire, l’avenir. Ô Léonce ! et ce serait là tout ! et cette âme de feu ne nous aurait été donnée que pour s’éteindre lentement dans l’agonie de l’âge !

La puissance d’aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la vie. Quoi ! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller ! Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si vivement à notre âme ! Ce beau ciel, dont l’aspect fait naître tant de sentiments et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se lèveraient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures trop heureuses, sans qu’il restât rien de nous pour les admirer ! Non, Léonce, je n’ai pas moins d’horreur du néant que du crime, et la même conscience repousse loin de moi tous les deux.

Mais que ferai-je de mon espérance si tu ne la partages pas ? Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n’as pas reconnu pour le tien ? Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce n’est pas avec toi que je dois en jouir ? Comment entretenir ces méditations solitaires que ta voix n’encouragerait pas ? Je ne puis plus rien à moi seule ; j’ai besoin de t’interroger sur toutes mes pensées pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon amour. Ô Léonce, Léonce ! viens croire avec moi, pour que j’espère en paix, pour que je suive ta trace brillante dans le ciel, où mes regards cherchent ta place avant d’aspirer à la mienne. Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où l’on n’a rien promis que d’aimer ce qu’on aime ; ne sois pas impie envers cette espérance ! Le bonheur que la sensibilité nous donne, loin de distraire comme tous les autres de la reconnaissance envers le Créateur, ramène sans cesse à lui : plus notre être se perfectionne, plus un Dieu lui devient nécessaire ; et plus les jouissances du cœur sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais sur le besoin que j’ai d’occuper votre âme des idées religieuses. Je douterais de votre amour pour moi si je ne pouvais réussir à vous donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont intéressé tant d’esprits éclairés et calmé tant d’âmes souffrantes.

La légèreté dans les principes conduirait bientôt à la légèreté dans les sentiments ; l’art de la parole peut aisément tourner en dérision ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; mais les caractères passionnés repoussent ce dédain superficiel, qui s’attaque à toutes les affections fortes et profondes. L’enthousiasme que l’amour nous inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l’ont reçu ; mais il est aussi inconnu à d’autres que l’existence à venir dont tu ne veux pas t’occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne peut comprendre ; espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à nous que confusément. Les pensées élevées sont aussi nécessaires à l’amour qu’à la vertu.

Hélas ! m’est-il permis de parler de vertu ? La parfaite morale pourrait déjà, je le sais, réprouver ma conduite, et ma conscience me juge plus sévèrement que ne le feraient les opinions reçues dans le monde ; mais j’aime mieux la justice du ciel que l’indulgence des hommes ! et quoique je n’aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que j’altère moins mes qualités naturelles en portant chaque jour mon repentir aux pieds de l’Être suprême qu’en cherchant à douter de la puissance qui me condamne.

Léonce, l’éducation que vous avez reçue, l’exemple et le souvenir des antiques mœurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes fait du sentiment de l’honneur, du respect presque superstitieux pour l’opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie. Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins sensible au blâme ou à la louange du monde ; et peut-être, hélas ! la calomnie ne serait-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à vous convaincre. Ô mon ami ! rendez au ciel un peu de ce que vous ôterez aux hommes, Vous trouverez alors dans le contentement de vous-même un asile que personne n’aura le pouvoir de troubler, et moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées religieuses, alors même qu’elles condamnent l’amour, n’en tarissent jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et les écoute.

Vous le voyez Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus graves, je reviens sans cesse à l’intérêt qui me domine, à votre sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne peut désormais m’être comptée comme vertu, et l’amour seul m’inspire le bien comme le mal. Adieu.


LETTRE XV. — RÉPONSE DE LÉONCE À DELPHINE.
God is thy law, thou mine[2].

Ma Delphine, je ne voulais répondre à ta lettre qu’en te revoyant ; je me serais jeté à tes genoux, je t’aurais dit : N’es-tu pas la maîtresse absolue de mon âme ? fais-en, si tu veux, hommage à l’Être suprême, dispose de ce qui est à toi ; adore en mon nom la Providence, qui se manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures : moi, c’est pour toi seule que j’éprouve de l’enthousiasme ; ces pensées mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la religion, c’est vers ton image qu’elles m’entraînent ; et tu remplis entièrement pour moi ce vide du cœur, qui t’a rendu l’idée d’un Dieu si nécessaire. Cependant j’ai résolu de t’écrire avant de parler, afin de te répondre avec un peu plus de calme.

Je vais m’efforcer, non de combattre tes angéliques espérances, puissent-elles être vraies ! mais de me justifier une fois des défauts dont tu m’accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence. Hélas ! je n’ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute ma vie ; néanmoins je ne pense pas qu’il faille en accuser mon caractère : c’est la jalousie qui m’a troublé ; sans elle, tout serait promptement éclairci. Je mets de l’importance, il est vrai, à ma réputation, et je ne pourrais pas supporter la vie si je croyais mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l’honneur ; mais que peut craindre celle que j’aime de ce sentiment ? ne me donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui oseraient la calomnier ? On a dit souvent que les femmes devaient ménager l’opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes. Je ne le pense pas : notre devoir à nous, c’est de protéger ce que nous aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre vie : si nous perdions cette gloire, rien ne pourrait nous la rendre ; mais quand même une femme serait attaquée dans l’opinion, ne pourrait-elle pas se relever en prenant le nom d’un homme honorable, en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui tutélaire les hommages qu’il saurait lui ramener ?

Les femmes ont toutes de l’enthousiasme pour la valeur ; cette qualité, dont on ne suppose pas qu’un homme puisse manquer, n’assure point encore assez sa considération si elle n’est pas jointe à un caractère imposant. Il ne suffit pas d’une bravoure intrépide pour obtenir le degré d’estime et de respect dont une âme fière a besoin ; il n’y va pas de la mort ou de la vie dans les circonstances journalières dont se compose l’ensemble de la considération ; mais lorsque l’on a dans sa conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de l’honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l’on conserve cette réputation intacte qui fonde véritablement l’existence d’un homme en lui donnant le droit de punir par son mépris ou de récompenser par son suffrage.

Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi, j’espère au moins que ma réputation vous servira d’excuse. Vous ne voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l’opinion des hommes : je n’ai jamais besoin de leur société, vous le savez ; je veux passer ma vie à vos pieds, et c’est moi qui, plus que vous encore, chéris la solitude ; mais je me sentirais importuné par la censure de ces mêmes hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement indifférents. Pourquoi cette manière de penser vous déplairait-elle ? La même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées fait ressentir vivement la moindre offense : les vertus fortes et guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l’ancien temps, s’alliaient bien avec l’amour ; les idées religieuses ne sont pas les seules qui inspirent de l’enthousiasme ; si nos ancêtres nous ont transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les jouissances de la fierté remuent l’âme tout aussi profondément que les pieuses espérances des fidèles ; et si je ne me livre pas au bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que je te ferai respecter sur la terre, et qu’il me serait doux d’exposer mille fois ma vie pour écarter de toi l’ombre du blâme ou la plus légère peine.

Delphine, ne dis pas que mon caractère t’inquiète et t’afflige. Je ne sais si mon cœur s’est abusé, mais il m’a semblé que tu m’avais aimé pour les défauts mêmes que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui sur lequel tu te plais à te reposer ? Tes qualités adorables, ta beauté, ton esprit, excitent l’envie, et l’envie te crée des ennemis ; tu prends peu de soin de ces convenances de société qui en imposent aux esprits communs : ta grâce est dans l’abandon et le naturel ; tu parles du premier mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie qui t’inspire ; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connaître, est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine, n’était-ce pas moi, précisément moi, qu’il te fallait pour ami ? Mon caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de guide à ta bonté toujours entraînée : tu te hasardes, je te défendrai ; tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l’admiration et la jalousie ; ton esprit devrait intimider, mais ta douceur et ta bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire : on verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux méchants du monde le double plaisir de jouir de tes agréments et de dénigrer tes qualités. Oh ! si j’avais été ton époux, si j’avais acquis le droit de m’enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la malignité n’aurait osé s’approcher de la trace de tes pas ! et maintenant, quoi qu’il arrivât, faudrait-il dissimuler, le faudrait-il ? Non ; j’ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de ton bonheur, c’est à moi de le conserver.

Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour la morale que le culte de l’honneur et de l’opinion publique. Crois-moi, l’honneur a sa conscience comme la religion ; et rougir à ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les remords causés par la crainte ou l’espérance d’une vie à venir. Le frein du sentiment qui me domine est le plus impétueux de tous : j’ai lu dans un poète anglais ces paroles que je ne puis jamais oublier : Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte[3].

Le repentir absout les âmes religieuses ; mais pour l’honneur, point de repentir : quelle pensée ! et combien, dès l’enfance, elle donne l’habitude de ne jamais céder à des mouvements de faiblesse, et de ne point repousser les avertissements les plus secrets, quand la délicatesse les suggère !

Si l’honneur cependant n’embrasse point toutes les parties de la morale, la sensibilité n’achève-t-elle pas ce qu’il laisse imparfait ! À quel devoir pourrait-il donc manquer l’homme qui se respecte et qui t’aime ? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir, de ne rien désirer de plus. Je n’ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que je crois bonnes en elles-mêmes ; ton empire sur moi modifiera mes défauts, mais il ne pourrait changer entièrement leur nature.

J’ai dû me justifier pour calmer tes inquiétudes ; j’ai dû me justifier enfin pour me présenter à toi, si je le pouvais, avec plus d’avantage. L’opinion du monde entier, quelque prix que j’y attache, ne m’eût jamais inspiré tant d’ardeur pour ma défense.

LETTRE XVI. — MADAME D’ARTENAS À DELPHINE.
Paris, ce 6 février 1791.

Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, ma chère Delphine ? On s’étonne de vous voir quitter Paris au milieu de l’hiver, dans le moment même où vous vous étiez montrée d’une manière si brillante dans le monde. Quelques personnes commencent à dire tout bas que votre sentiment pour Léonce est l’unique cause de ce sacrifice : vous avez tort de vous éloigner ; je vous l’ai dit plusieurs fois, votre grand moyen de succès, c’est la présence. Vous avez des manières si simples et si aimables, qu’elles vous font pardonner tout votre éclat ; mais quand on ne vous voit plus, les amis se refroidissent, ce qui est dans la nature des amis ; et les ennemis, au contraire, se raniment par l’espérance de réussir.

Vous aviez entièrement réparé en quinze jours le tort que vous avaient fait les propos tenus sur M. de Serbellane ; et tout à coup vous cédez le terrain aux femmes envieuses et aux hommes qu’elles font parler.

Vous me répondrez qu’on jouit mieux de ses sentiments à la campagne, etc. Le hasard et votre confiance m’ayant instruite de votre attachement pour Léonce, je devrais vous faire de la bonne morale sur le tort que vous avez de vous exposer ainsi à passer la moitié de votre vie seule avec lui ; mais je m’en fie aux principes que je vous connais, et m’en tenant à mes avis purement mondains, je vous dirai que, même pour entretenir l’enthousiasme que vous inspirez à Léonce, il faut continuer à l’éblouir par vos succès. Il était amoureux à en devenir fou le soir que vous avez passé chez moi ; et quoique sans doute il vous vante le charme des conversations tête-à-tête, croyez-moi, quand il a entendu répéter à tout Paris que vous êtes charmante, qu’aucune femme ne peut vous être comparée, il rentre chez lui plus flatté d’être aimé de vous, et par conséquent plus heureux. N’allez pas vous écrier qu’il n’y a rien de romanesque dans toute cette manière de voir ! Il faut conduire avec sagesse le bonheur du sentiment, comme tout autre bonheur ; et pour conserver le plus longtemps possible le plaisir toujours dangereux d’être adorée, la raison même est encore nécessaire. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez assez bien pour n’avoir pas besoin de mes conseils ; mais ce qui importe, c’est votre existence dans le monde, et le murmure qui précède l’attaque s’est déjà fait entendre depuis quelques jours.

Avant-hier, madame de Croisy, qui jusqu’à présent avait mis son amour-propre à vous admirer, disait avec une voix aiguë, qu’elle monte toujours d’une octave pour les discours du sentiment : « Mon Dieu, que je suis fâchée que madame d’Albémar s’établisse à Bellerive ! Personne ne sait mieux que moi que c’est son goût pour l’étude qui l’a fixée dans la retraite ; mais on dira toute autre chose, et il ne fallait pas s’y exposer. » Cette maligne preuve de l’intérêt de madame de Croisy fut le premier signal du mal qu’on essaya de dire de vous. M. de Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos charmes et à votre bonté, reprit : « C’est une excellente personne que madame d’Albémar, mais j’ai peur qu’elle n’ait une mauvaise tête. Ces femmes d’esprit, je l’ai répété cinquante fois à ma pauvre sœur quand elle vivait, il leur arrive toujours quelque malheur ; j’en ai plusieurs exemples dans ma famille ; aussi me suis-je voué au bon sens : personne ne dit que j’ai de l’esprit, parce que je ne veux pas qu’on le dise ; et cependant quelle différence entre un homme et une femme ! Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à ceux qui en sont dupes ce qu’on appelle de l’esprit ; mais une femme, une femme ! ah ! mon Dieu, il ne lui sert qu’à faire des sottises. Quand je dis cela, ce n’est pas que je n’aime madame d’Albémar, mais je m’attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation, quant à moi m’amuse toujours beaucoup ; néanmoins il ne serait pas sage de s’attacher à elle, car je suis persuadé qu’un jour ou l’autre il lui arrivera quelques peines, et je n’ai pas envie de me trouver là pour les partager. » Madame de Tésin, dont vous connaissez la double prétention à la sagesse et à l’esprit, interrompit M. de Verneuil, et lui dit : « Ce n’est point, monsieur, l’esprit qu’il faut blâmer ; on connaît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame d’Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connaissance du monde, et d’habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent pas, de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour éviter toutes les occasions de faire dire du mal d’elles. Distinguez donc, je vous en prie, monsieur, les torts de légèreté de madame d’Albémar des inconvénients de l’esprit en général. L’esprit est ce qui distingue éminemment les femmes citées pour leur raison. » Je me préparais à exciter une dispute sur ce sujet entre madame de Tésin et M. de Verneuil, lorsque madame du Marset et M. de Fierville prévoyant mon intention, cherchèrent à ramener la conversation sur vous, et le firent avec une adresse vraiment perfide. Je voulais éviter même de vous défendre, parce que je sentais que c’était constater que vous aviez été attaquée ; mais il fallut enfin arrêter leurs discours ; j’eus au moins le bonheur de persuader entièrement ceux qui nous écoutaient ; ce qui me le prouva, c’est que M. de Fierville, qui donne toujours à madame du Marset le signal de la retraite, parce qu’il a beaucoup moins d’amertume et de persistance dans ses méchancetés, se hâta de se replier en vous donnant les plus grands éloges.

J’aurais pu lui faire sentir combien il y avait de contraste entre le commencement de sa conversation et la fin ; mais je ne voulais pas intéresser son amour-propre à se montrer conséquent. J’ai remarqué plusieurs fois dans la société que l’on fait beaucoup de mal à ses amis, même en les justifiant, quand on irrite l’amour-propre de ceux qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on loue que quand on blâme ; si l’on veut se faire honneur en défendant ses amis, si l’on cherche à faire remarquer son caractère en vantant le leur, on leur nuit au lieu de les servir.

Je croyais avant-hier que tout était fini ; mais hier madame du Marset (je suis sûre que c’est elle) a mis en avant une femme tout insignifiante, mais dont elle dispose, et s’en est servie pour parler contre vous, tandis qu’elle-même, madame du Marset, n’aurait pas été écoutée. Cette femme donc, après un long soupir, s’est écriée tout à coup : « La pauvre madame de Mondoville ! » On lui a demandé la raison de sa pitié ; elle a répondu qu’elle la croyait bien malheureuse du sentiment que Léonce avait pour vous. À l’instant M. de Fierville, que vous connaissez pour l’homme le plus insouciant de la terre, a pris un air de componction vraiment risible. Madame du Marset a levé les yeux au ciel, espérant donner ainsi à sa figure un air de bonté ; et ce qu’il y avait dans la chambre de plus frivole et de moins scrupuleux s’est empressé de débiter des maximes sévères sur les ménagements que vous deviez à madame de Mondoville.

Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale contre quelqu’un, c’est alors surtout qu’elle est redoutable. La plupart des personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des autres, lorsqu’elles n’ont pas intérêt à la blâmer ; mais si, par malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question, elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, résolues à se diriger elles-mêmes d’après ce qu’elles disent sur les autres. Les développements de vertu qui servent à la jalousie ou à la malveillance sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et les coquettes font le plus de pathos dans de certaines occasions.

Je le supportai quelque temps ; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos amis, je démontrai ce que je sais positivement, c’est que madame de Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris, et montrez-vous, afin d’étouffer ces haines obscures par l’admiration que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les soumettre ni à leurs prétentions ni à celles des autres : ce grand nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous ; mais ces mêmes gens, la plupart faibles et indifférents, laissent dire les méchants quand vous n’êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas d’abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire ; mais ils finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous et se rangent alors à l’avis qu’ils supposent général et qu’ils ont rendu tel, sans l’avoir un moment sincèrement partagé.

Cette histoire des progrès de la calomnie pourrait s’appliquer aux plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée ; mais puisqu’elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d’en croire mes vieux conseils ; ils sont inspirés par une amitié digne d’être jeune, car elle est vive et dévouée.

LETTRE XVI. — RÉPONSE DE DELPHINE À MADAME D’ARTENAS.
Bellerive, ce 8 février.

Tout ce que vous me dites, madame, est plein de justesse et d’esprit ; et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à chaque ligne de votre lettre. Je me conformerais à vos conseils si je n’étais pas résolue à passer ma vie dans la solitude : je sais combien je m’expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de bonté ; mais, quand j’immole au bonheur de Léonce le devoir qui me défendrait peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le monde. Il m’a demandé de rester à Bellerive ; si je retournais à Paris, il en serait malheureux ; jugez si je puis songer à revenir ! Ah ! je devrais blâmer sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m’arracher au danger de sa présence, au tort que j’ai de partager un sentiment que je devrais repousser ; mais lui causer un instant de chagrin pour m’occuper de ce qu’on pourrait appeler mes intérêts, c’est ce que jamais je ne ferai.

Je suis sûre que Mathilde est heureuse ; je m’informe jour par jour de sa vie, je sais jusqu’aux moindres nuances de ses impressions : si elle découvrait mon attachement pour Léonce ; si cet attachement, resté pur, l’offensait, je partirais à l’instant ; je partirai peut-être même sans ce motif, si mes sentiments ne suffisent pas à Léonce, si, dans un moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne. Jamais alors je ne reverrai Paris ; ceux qui s’occupent de me juger ne me rencontreraient de leur vie, et rien ne pourrait me donner ni des consolations ni de la douleur.

Ce que je n’oublierai point, quoiqu’il m’arrive, c’est l’amitié protectrice dont vous n’avez cessé de me donner des preuves. Au moment où j’ai reçu votre lettre, je me proposais d’aller passer quelques heures à Paris pour vous exprimer ma reconnaissance ; mais madame de Mondoville s’étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où elle a été élevée, j’ai choisi demain pour proposer à Léonce de visiter avec moi une famille du Languedoc établie dans mon voisinage, et que depuis longtemps je veux aller voir. Dans peu de jours je réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas ; c’est pour vous seule que je puis quitter ma retraite : pardonnez-moi de ne regretter à Paris que vous.

LETTRE XVIII. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 10 février.

Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux ; et, déposant la sévérité d’un maître, ce qui vous importe avant tout, m’écrivez-vous, c’est de lire au fond de mon cœur. Pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé il y a quelques jours ? j’étais plus content de moi ; je crains que la soirée d’hier ne m’ait jeté dans un trouble dont je ne pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentiments si je vous raconte ce qui s’est passé ; il m’est amer et doux de me le retracer.

Depuis plus d’un mois je goûtais le bonheur de voir tous les jours cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie : des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissaient quelquefois dans les moments les plus délicieux de nos entretiens, mais enfin le bonheur l’emportait sur la peine : je ne sais si maintenant la lutte n’est pas trop forte, si je pourrai jamais retrouver ces impressions douces qui me permettaient de goûter les imparfaites jouissances de ma destinée. Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvais passer la journée entière à Bellerive : madame d’Albémar me proposa une promenade après dîner ; elle me dit qu’il s’était établi près de chez elle une famille du Languedoc dont elle croyait connaître le nom, et qu’elle serait bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et madame d’Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de Bellerive.

Lorsque nous approchâmes de l’endroit qu’on nous avait désigné, nous vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous entendîmes des voix et des instruments dont l’accord nous parut singulièrement harmonieux. Nous approchâmes : un enfant, qui était sur la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter ; sa mère, l’entendant, sortit de chez elle et vint au-devant de nous. Madame d’Albémar reconnut d’abord, quoiqu’elle ne l’eût pas vue depuis dix ans, mademoiselle de Senanges, qu’elle avait rencontrée quelquefois dans la société de M. d’Albémar. Mademoiselle de Senanges, à présent madame de Belmont, accueillit Delphine de l’air le plus aimable et le plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisait son salon, et nous vîmes un homme d’environ trente ans place devant un piano et faisant chanter une petite fille de huit ans. Il se leva à notre arrivée ; sa femme s’approcha de lui aussitôt et lui donna le bras pour avancer vers nous. Nous nous aperçûmes alors qu’il était aveugle ; mais sa figure avait conservé de la noblesse et du charme, malgré la perte de la vue ; il régnait dans tous ses traits une expression de calme qui en imposait à la pitié même.

Delphine, dont le cœur est si accessible aux émotions de la bonté, se troubla visiblement, malgré ses efforts pour le cacher. Elle fit une question à madame de Belmnont sur les motifs de son départ du Languedoc. « Un procès que nous avons perdu, M. de Belmont et moi, nous a ruinés tout à fait, répondit-elle ; j’avais été déjà privée de la moitié de ma fortune, parce qu’une tante m’avait déshéritée à cause de mon mariage. Il ne nous reste plus, à mon mari, mes deux enfants et moi, que quatre-vingts louis de rente ; nous avons mieux aimé vivre dans un pays où personne ne nous connaissait que de nous trouver engagés à conserver, sans fortune, nos anciennes habitudes de société. Ce climat, d’ailleurs, convient mieux à la santé de mon mari que les chaleurs du Midi ; et depuis quinze jours que nous sommes ici, nous nous y trouvons parfaitement bien. »

M. de Belmont prit la parole pour se féliciter de connaître une personne telle que madame d’Albémar ; il s’exprima avec beaucoup de grâce et de convenance, et sa femme, se rappelant avec plaisir qu’elle avait vu madame d’Albémar encore enfant chez ses parents, lui parla de leurs relations communes avec une simplicité et une sérénité parfaites. Je la regardais attentivement, et je ne voyais-pas dans toute sa manière la moindre trace d’une peine quelconque ; elle ne paraissait pas se douter qu’il y eût rien dans sa situation qui pût exciter un intérêt extraordinaire, et fut longtemps sans s’apercevoir de celui qu’elle nous inspirait.

Son mari voulut nous montrer son jardin ; il donna le bras à sa femme pour y aller : elle paraissait avoir tellement l’habitude de le conduire, que, pendant un moment qu’elle le remit à Delphine pour aller donner quelques ordres, elle marchait avec inquiétude, se retournait plusieurs fois, et paraissait, non pas troublée, c’est une personne trop simple pour s’inquiéter sans motif, mais tout à fait déshabituée de faire un pas sans servir de guide à son mari.

M. de Belmont nous intéressait à tous les instants davantage par son esprit et sa raison ; nous le ramenâmes plusieurs fois à parler de ses occupations, de ses intérêts ; il nous répondit toujours avec plaisir, paraissant oublier complètement qu’il était aveugle et ruiné, et nous donnant l’idée d’un homme heureux et tranquille, qui n’a pas dans sa vie la moindre occasion d’exercer le courage ni même la résignation ; seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l’appelant ma chère amie, il avait un accent que je ne puis définir, mais qui retentissait à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquait sans nous les exprimer.

Nous rentrâmes dans la maison ; le piano était encore ouvert. Delphine témoigna à M. et madame de Belmont le désir d’entendre de près la musique qui nous avait charmés de loin ; ils y consentirent, en nous prévenant que, chantant presque toujours des trios avec leur fille, ils allaient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je ne connais rien de si touchant qu’un aveugle qui se livre à l’inspiration de la musique ; on dirait que la diversité des sons et des impressions qu’ils font naître lui rend la nature entière dont il est privé. La timidité, naturellement inséparable d’une infirmité si malheureuse, défend d’entretenir les autres de la peine que l’on éprouve, et l’on évite presque toujours d’en parler ; mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu’il vous apprend le secret de ses chagrins ; il jouit d’avoir trouvé enfin un langage délicieux, qui permet d’attendrir le cœur sans craindre de le fatiguer.

Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyais à l’agitation de son sein combien son âme était émue : mais quand M. de Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses parents, il devint impossible d’y résister. Ils nous firent entendre un air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est ainsi :

Accordez-moi donc, ma mère,
Pour mon époux, mon amant ;
Je l’aimerai tendrement,
Comme vous aimez mon père.

La petite fille levait ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces paroles ; son visage était tout innocent, mais, élevée par des parents qui ne vivaient que d’affections tendres, elle avait déjà dans le regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge, cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l’enfant à son insu. La mère reprit le même refrain, en disant :

Elle t’accorde, ta mère,
Pour ton époux, ton amant ;
Tu l’aimeras tendrement,
Ainsi qu’elle aime ton père.

À ces derniers mots, il y eut dans le regard de madame de Belmont quelque chose de si passionné, et tant de modestie succéda bientôt à ce mouvement, que je me sentis pénétré de respect et d’enthousiasme pour ces nobles liens de famille, dont on peut à la fois être si fier et si heureux. Enfin le père chanta à son tour :

Ma fille, aime ta mère,
Prends pour époux ton amant ;
Et chéris-le tendrement,
Comme elle a chéri ton père.

La voix de M. de Belmont se brisa tout à fait en prononçant ces paroles, et ce fut avec effort qu’il la retrouva, pour répéter tous les trois ensemble le refrain, sur un air de montagne qui semblait faire entendre encore les échos des Pyrénées. Leurs voix étaient d’une parfaite justesse : celle du mari, grave et sonore, mêlait une dignité mâle aux doux accents des femmes ; leur situation, l’expression de leur visage, tout était en harmonie avec la sensibilité la plus pure ; rien n’en distrayait, rien ne manquait même à l’imagination. Delphine me l’a dit depuis : l’attendrissement que lui faisait éprouver une réunion si parfaite de tout ce qui peut émouvoir, cet attendrissement était tel, qu’elle n’avait plus la force de le supporter. Ses larmes la suffoquaient, quand madame de Belmont, se jetant presque dans ses bras, lui dit : « Aimable Delphine, je vous reconnais ; mais nous croiriez-vous malheureux ? Ah ! combien vous vous tromperiez ! » Et comme si tout à coup la musique avait fondé notre intimité, elle se plaça près de madame d’Albémar, et lui dit :

« Quand je vous ai connue, il y a dix ans, M. de Belmont m’aimait déjà depuis quelques années ; mais comme on craignait qu’il ne perdit la vue, mes parents s’opposaient à notre mariage. Il devint entièrement aveugle, et je renonçai alors à tous les ménagements que j’avais conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étais devenue si nécessaire, me paraissait insupportable ; et, n’ayant ni père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à l’insu de mes parents, et j’eus pendant quelque temps assez à souffrir des menaces qu’ils me firent de rompre mon mariage ; quand il fut bien prouvé qu’ils ne le pouvaient pas, ils travaillèrent à nous ruiner, ils y réussirent ; mais comme j’avais craint d’abord qu’ils ne parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas sensible à la perte de notre fortune ; mon imagination n’était frappée que du malheur que j’avais évité.

« Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils ; moi, j’élève ma fille ; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup plus de nos enfants, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est parfaitement heureux par ses affections, c’est peut-être une faveur de la Providence que certains revers qui resserrent encore vos liens par la force même des choses. Je n’oserais pas le dire devant M. de Belmont, si je ne savais pas que sa cécité ne le rend point malheureux ; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instants nécessaires. Il m’a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de l’aimer avec tout le charme, tout l’enthousiasme de l’amour, sans que la timidité causée par la perte des agréments du visage en impose à l’expression de mes sentiments. Je le dirai devant M. de Belmont, madame ; il faut qu’il entende ce que je pense de lui, puisque je ne veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le louer : le premier bonheur d’une femme, c’est d’avoir épousé un homme qu’elle respecte autant qu’elle l’aime, qui lui est supérieur par son esprit et son caractère, qui décide de tout pour elle, non parce qu’il opprime sa volonté, mais parce qu’il éclaire sa raison et soutient sa faiblesse. Dans les circonstances mêmes où elle aurait un avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer une erreur, quand même il l’aurait commise. Pour que le mariage remplisse l’intention de la nature, il faut que l’homme ait par son mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu’elle reconnaisse et dont elle jouisse : malheur aux femmes obligées de conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les petitesses de leur mari, ou de s’en affranchir en portant seules le poids de l’existence ! Le plus grand des plaisirs, c’est cette admiration du cœur qui remplit tous les moments, donne un but à toutes les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l’approbation de l’ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la fortune ou de la nature ; connaissez le degré d’affection dont l’amour conjugal les fait jouir, et c’est alors seulement que vous saurez quelle est leur part de félicité sur la terre !

— Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont ; elle ne vous a pas parlé du plaisir qu’elle a trouvé dans l’exercice d’une générosité sans exemple : elle a tout sacrifié pour moi, qui ne lui offrais qu’une suite de jours pendant lesquels il fallait tout sacrifier encore. Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisait perdre toute celle qu’elle possédait. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien inestimable ; il m’a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que tant d’infortunés ont éprouvé dans l’isolement. Et telle est la puissance d’une affection profonde et pure, qu’elle change en jouissances les peines les plus réelles de la vie ; je me plais à penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne saurais pas même me nourrir si elle n’approchait pas de moi les aliments qu’elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimerait mon imagination, si elle ne me lisait pas les ouvrages que je désire connaître ; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que sa voix lui prête ; toute l’existence morale m’arrive par elle, empreinte d’elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à ma femme le soin d’achever ce présent, qui serait inutile et douloureux sans son secours.

Je le crois, dit encore M. de Belmont, j’aime mieux que personne, car tout mon être est concentré dans le sentiment ; mais comment se fait-il que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur famille ? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvait faire du mariage un sort si délicieux. Cependant il me manque de n’avoir jamais vu mes enfants ; mais je me persuade qu’ils ressemblent à leur mère ! De toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il n’en est qu’une qui soit restée profondément distincte dans mon souvenir, c’est la figure de ma femme ; je ne me crois pas aveugle près d’elle, tant je me représente vivement ses traits ! Avez-vous remarqué combien sa voix est douce ? quand elle parle, elle accentue gracieusement et mollement, comme si elle aimait à soigner les plaisirs qui me restent ; je sens tout ; je n’oublie rien ; un serrement de main, une voix émue ne s’effacent jamais de mon souvenir. Ah ! c’est une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur charme ; d’en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du cœur qu’amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune ou les dons brillants de la nature.

Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne, je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux plus jeunes, il n’est de bonheur pendant la vie que dans cette union du mariage, que dans cette affection des enfants, qui n’est parfaite que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux jouissances de la vie domestique ; mais je ne sais quelle force secrète la Providence a mise dans la morale ; les circonstances de la vie paraissent indépendantes d’elle, et c’est elle seule cependant qui finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent pas ; des événements terribles ou des dégoûts naturels brisent les liens qu’on croyait les plus solides ; l’opinion vous poursuit ; l’opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur. Et quand il serait possible d’échapper à son empire, peut-on comparer le plaisir de se voir quelques heures au milieu du monde, quelques heures interrompues, avec l’intimité parfaite du mariage ? Que serais-je devenu sans elle, moi, qui ne devais porter mes malheurs qu’à celle qui pouvait lutter contre l’ordre de la société, moi que la nature avait désarmé ? Combien l’abri des vertus constantes et sûres ne m’était-il pas nécessaire, à moi qui ne pouvais rien conquérir, et qui n’avais pour espoir que le bonheur qui viendrait me chercher ! Mais ce ne sont point des consolations que je possède, c’est la félicité même ; et, je le répète avec assurance, celui qui n’est point heureux par le mariage est seul, oui, partout seul ; car il est tôt ou tard menacé de vivre sans être aimé. »

M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu’elles jetèrent mon âme dans une situation violente. Je vous l’avoue, ce que j’éprouve quand une circonstance ranime en moi la douleur de n’avoir pas épousé madame d’Albémar, ce que j’éprouve tient beaucoup de cet état que les anciens auraient expliqué par la vengeance des furies. Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein ; mais quand elle se réveille, je sens qu’elle ne m’a jamais quitté, et que tous les jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers.

Madame d’Albémar s’aperçut que j’étais saisi par ces mouvements impétueux et déchirants. En effet, j’avais résisté longtemps ; mais tant d’émotions, qui portaient sur la même blessure, l’avaient enfin rendue trop douloureuse. Delphine se leva et dit qu’elle voulait partir. Le temps menaçait de la neige. M. et madame de Belmont voulurent l’engager à rester ; elle me regarda et vit, je crois, que mon visage était entièrement décomposé, car elle répéta vivement que sa voiture l’attendait à quatre pas de la maison, et qu’elle était forcée de s’en aller. Elle promit de revenir ; M. et madame de Belmont et leurs deux enfants la reconduisirent jusqu’à la porte, avec cette affection qu’elle inspire si vite à quiconque est digne de l’apprécier.

Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque temps. Arrivés à l’endroit où sa voiture devait l’attendre, nous ne la trouvâmes point ; on avait mal entendu nos ordres, et la neige commençait à tomber avec une grande abondance. « J’ai bien froid, » me dit-elle. Ce mot me tira des pensées qui m’absorbaient ; je la regardai, elle était fort pâle, et je craignis que sa santé ne souffrit du chemin qui lui restait encore à faire ; je la suppliai de me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas dans la neige. Elle s’y refusa d’abord ; mais, son état étant devenu plus alarmant, j’insistai peut-être avec amertume, car j’étais agité par les sentiments les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce que je désirais ; elle espérait, j’ai cru le voir, que mes impressions s’adouciraient par le plaisir de lui rendre au moins ce faible service.

Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d’une nature si vive et si différente, que mon âme en est restée bouleversée. Tantôt la fièvre de l’amour me saisissait en la pressant sur mon cœur, et je lui répétais qu’il fallait qu’elle fût à moi comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l’être enfin qui devait confondre sa vie avec la mienne ; elle me repoussait, soupirait et me menaçait de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la saisit tellement, qu’elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevais comme si elle eût été sans vie. Je regardai le ciel dans un mouvement inexprimable ; je ne sais ce que je voulais, mais si elle était morte dans mes bras, je l’aurais suivie, et je ne sentirais plus la douleur qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent entièrement. J’étais impatient de la quitter ; je ne me trouvais plus bien à Bellerive, dans ces lieux qui faisaient mes délices : malheureux que je suis ! pourquoi fallait il que je visse le spectacle d’une union si heureuse !

Aveugles, ruinés, relégués dans un coin de la terre, ils sont heureux par l’amour dans le mariage ; et moi, qui pouvais goûter ce bien au sein de toutes les prospérités humaines, j’ai livré mon cœur à des regrets dévorants qui n’en sortiront qu’avec la vie.

LETTRE XIX. — DELPHINE À LÉONCE.

Hier vous n’êtes resté qu’un quart d’heure avec moi ; à peine m’avez-vous parlé : en me quittant, j’ai vu que vous alliez dans la forêt, au lieu de retourner à Paris ; j’ai su depuis que vous n’êtes rentré chez vous qu’au jour. Vous avez passé cette nuit glacée seul, à cheval, non loin de ma demeure ; c’était vous pourtant qui aviez voulu abréger nôtre soirée. Inquiète, troublée, je suis restée à ma fenêtre pendant cette même nuit. Léonce, occupés ainsi l’un de l’autre, nous craignions de nous parler : que me cachez-vous ? juste ciel ! ne pouvons-nous plus nous entendre ?

LETTRE XX. — LÉONCE À DELPHINE

J’ai passé une nuit plus douce que tous les jours qui me sont destinés : cette tristesse de l’hiver me plaisait, je n’avais rien à reprocher à la nature. Mais vous, vous qui voyez dans quel état je suis, daignez-vous en avoir pitié ? Ce frisson que les longues heures de la nuit me faisaient éprouver m’était assez doux : n’est-ce pas ainsi que s’annonce la mort, et ne sentez-vous pas qu’il faudra bientôt y recourir ? Vous me demandez si je cache un secret ! l’amour en a-t-il ? Si vous partagiez ce que j’éprouve, ne me comprendriez-vous pas ? Cependant vous me le demandez, ce secret ; le voici : je suis malheureux ; n’exigez rien de plus.

LETTRE XXI. — DELPHINE À LÉONCE.

Vous êtes malheureux, Léonce ! Ah ! le ciel m’inspirait bien quand je voulais partir, quand je refusais de croire à vos serments : vous me juriez qu’en restant je comblerais tous les vœux de votre cœur ; vous m’avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de me le ravir. Autrefois les mêmes sentiments nous animaient, et maintenant, hélas ! qu’est devenu cet accord ? Savez-vous ce que j’éprouvais ? je jouissais avec délices de notre situation. Insensée que je suis ! j’étais heureuse, je vous l’aurais dit ; oh ! que vous avez bien réprimé cette confiance imprudente !

Mais d’où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous ? Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable d’aimer que moi ? avec quel dédain je recevrais ce reproche ! Je connais des sacrifices que vous ne pourriez pas me faire ; il n’en est pas un au monde qui me parût mériter seulement votre reconnaissance, tant il me coûterait peu ! Vous ai-je parlé du tort que me faisait mon séjour à Bellerive ? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer, quand je m’égare dans les chimères qui me plaisent, j’aime à supposer des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverais avec transport pour vous.

Oseriez-vous prétendre que le don, ou plutôt l’avilissement de moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j’aime ? Mon ami, ce serait notre amour que j’immolerais, si je renonçais à cet enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédais à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amants sans passion, puisque nous serions sans vertu, et nous aurions ainsi bientôt désenchanté tous les sentiments de notre cœur.

Si je pouvais manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte encore, quelle serait ma conduite à mes propres yeux ? Je me serais établie dans une solitude pour y passer ma vie seule avec l’homme que j’aime, avec l’époux d’une autre : j’y resterais sans combat, sans remords ; j’aurais été moi-même au-devant de ma honte : oh ! Léonce, je ne suis déjà peut-être que trop coupable ; veux-tu donc dégrader l’image de Delphine ! veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir ? Qu’elle parte, et tu ne l’oublieras jamais ; qu’elle meure, et tu verseras des larmes sur sa tombe : mais si tu la rendais criminelle, tu la chercherais vainement telle qu’elle était, dans le monde, dans ta mémoire, dans ton cœur ; elle n’y serait plus, et sa tête humiliée se pencherait vers la terre, n’osant plus regarder ni le ciel ni Léonce.

Hier, n’étais-tu pas égaré quand tu me reprochais d’être insensible à l’amour ? ton accent était âpre et sombre ; tu m’accusais de ne pas savoir aimer ! Ah ! crois-tu que mon amour n’ait pas aussi sa volupté, son délire ? la passion innocente a des plaisirs que ton cœur blasphème. Quand tu n’avais pas encore troublé mes espérances, quand je me flattais de passer ma vie entière avec toi, il n’existait pas dans l’imagination un bonheur que l’on pût comparer au mien : aucun chagrin, aucune inquiétude ne me rendaient les heures difficiles ; je me sentais portée dans la vie comme sur un nuage, à peine touchais-je la terre de mes pas ; j’étais environnée d’un air azuré, à travers lequel tous les objets s’offraient à moi sous une couleur riante : si je lisais, mes yeux se remplissaient des plus douces larmes, à chaque mot que je rapportais à toi ; je m’attendrissais en faisant de la musique, car je t’adressais toujours ce langage mystérieux, ces émotions indéfinissables que l’harmonie nous fait éprouver. ; j’avais en moi une existence surnaturelle que tu m’avais donnée, une inspiration d’amour et de vertu qui faisait battre mon cœur plus vite à tous les moments du jour.

J’étais heureuse ainsi, même dans ton absence : l’heure de te voir approchait, et la fièvre de l’espérance m’agitait ; cette fièvre se calmait quand tu entrais dans ma chambre ; elle faisait place aux sentiments délicieux qui se répandaient dans mon cœur : je te regardais, je considérais de nouveau tous les objets qui m’entourent, étonnée de la magie, de l’enchantement de ta présence, et demandant au ciel si c’était bien la vie qu’un tel bonheur, ou si mon âme déjà n’avait pas quitté la terre ! N’y avait-il donc point d’amour dans cette ivresse ? et quand tu m’environnais de tes bras, quand je reposais ma tête sur ton épaule, si je renfermais dans mon cœur quelques-uns de mes mouvements, ce cœur devenait plus tendre ; il eût perdu de sa sensibilité même s’il n’avait su rien réprimer. J’ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur mon sentiment pour vous ; j’ai dissipé ces inquiétudes : si vous vous permettiez encore les mêmes plaintes, il ne serait plus digne de moi d’y répondre.

LETTRE XXII. — LÉONCE À DELPHINE .

Ma volonté est soumise à la vôtre, mais je ne sais quel accablement douloureux altère en moi les principes de la vie : hier, en revenant de chez vous, je pouvais à peine me soutenir sur mon cheval ; j’essayerai d’aller à Bellerive ce soir, mais j’ai à peine la force d’écrire. Adieu.

LETTRE XXIII. — DELPHINE À LÉONCE.

Léonce, je vous crois généreux, pourquoi donc vous cacherais-je ce qui est dangereux pour moi ? Vous savez, vous devez savoir, que si vous me rendiez coupable, je n’y survivrais pas ; et vous me connaissez assez pour ne pas imaginer que j’imite ces femmes dissimulées qui veulent se laisser vaincre après avoir longtemps résisté. Si vous ne voulez pas que je meure de douleur ou de honte, je dois obtenir, en vous confiant le secret de ma faiblesse, que votre propre vertu m’en défende. Ô Léonce ! si vous souffrez, si vos peines altèrent quelquefois votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état.

Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir ; quand l’image de votre danger se présente à moi, toute autre idée disparaît à mes yeux. Il se passait hier dans mon cœur une émotion inconnue, qui affaiblissait ma raison, ma vertu, toutes mes forces ; et j’éprouvais un désir inexprimable de ranimer votre vie aux dépens de la mienne, de verser mon sang, pour qu’il réchauffât le vôtre, et que mon dernier souffle rendît quelque chaleur à vos mains tremblantes.

Léonce, en vous avouant l’empire de la souffrance sur mon cœur, c’est vous interdire à jamais de m’en rendre témoin : dérobez-la-moi, s’il est possible ; cette prière n’est pas d’une âme dure, et vous l’adresser, c’est vous estimer beaucoup : Ne répondez pas à cette lettre ; en l’écrivant, mon front s’est couvert de rougeur. Je vous ai imploré, protégez-moi, mais sans me rappeler que je vous l’ai demandé.

LETTRE XIV. — LÉONCE À DELPHINE.

Delphine, je veux respecter vos volontés, je le veux ; cette résignation est tout ce que je puis vous promettre. Vous ne connaissez pas les sentiments qui m’agitent ; je leur impose silence, je ne puis vous les confier. Je vous adore, et je crains de vous parler d’amour ! que deviendrai-je ? Et cependant tu m’aimes, et tu voudrais que je fusse heureux ! j’ai cru que je le serais, je me suis trompé. Essayons de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne sais quel sujet étranger dont nous ne nous occuperons qu’avec effort, oui, avec effort. Puis-je ne pas me contraindre ? puis-je m’abandonner à ce que j’éprouve ? Si je m’y livre un jour, dans l’état où m’ont jeté mes désirs et mes regrets, si je m’y livre un jour, l’un de nous deux est perdu.

LETTRE XXV. — DELPHINE À LÉONCE.

L’homme d’affaires de madame de Mondoville est venu voir le mien, pour lui parler de soixante mille livres que j’ai cautionnées pour madame de Vernon, et de quarante autres que je lui avais prêtées, il y a deux ou trois ans ; vous sentez bien que je ne veux pas que vous acquittiez ces dettes, surtout à présent que vos affaires sont en désordre ; mais il serait tout à fait inconvenable pour moi d’avoir l’air de rendre un service à madame de Mondoville. Hélas ! j’ai des torts envers elle, et si jamais elle les découvre, je ne veux pas qu’elle puisse penser que j’ai cherché à enchaîner son ressentiment par des obligations de cette nature. Ayez donc la bonté de dire à madame de Mondoville que je ne veux pas que de dix ans il soit question en aucune manière des dettes que sa mère a contractées avec moi ; mais persuadez-lui bien que je me conduis ainsi par amitié pour vous, ou à cause d’une promesse faite à sa mère : supposez tout ce que vous voudrez ; seulement arrangez tout pour que madame de. Mondoville ne puisse pas se croire liée personnellement envers moi par la reconnaissance.

LETTRE XXVI. — LÉONCE À DELPHINE.

J’ai exécuté fidèlement vos ordres auprès de madame de Mondoville. Que parlez-vous de lui épargner de la reconnaissance ? avez-vous donc oublié que c’est vous qui l’avez dotée, que sans votre générosité fatale je serais peut-être libre encore ? Ah Dieu ! ne puis-je donc repousser ce souvenir, et tout dans la vie doit-il me le rappeler ?

Je n’ai pu empêcher Mathilde de vous aller voir demain ; elle est touchée de vos procédés envers nous, quoique j’en aie diminué le mérite selon vos intentions ; elle voulait que je l’accompagnasse à Bellerive, cela m’est impossible : je ne veux pas vous voir ensemble, je ne veux pas la trouver dans les lieux que vous habitez, il me semble que son image y resterait… Permettez-moi de vous prier, ma Delphine, de recevoir Mathilde comme vous l’auriez fait avant la mort de sa mère ; vous êtes capable de vous troubler en la voyant, comme si vous aviez des torts envers elle : hélas ! ne lui offrez-vous pas ma peine en sacrifice ? n’est-ce point assez ? Conservez avec elle la supériorité qui vous convient. Il serait difficile de lui donner des soupçons, jamais elle n’a été plus calme, plus heureuse ; mais la seule personne qu’elle observe avec soin, c’est vous ; non par jalousie, mais pour se démontrer à elle-même qu’il n’y a de bonheur que dans la dévotion, et que toutes vos qualités et vos agréments vous sont inutiles, parce que vous n’êtes pas dans les mêmes opinions qu’elle.

Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité ; et souvenez-vous qu’elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que je tiens envers elle. C’est une personne à laquelle je n’ai rien à reprocher, mais qui me convient si peu, que j’aurais cherché des prétextes pour m’éloigner, si vous ne m’aviez pas imposé son bonheur pour prix de votre présence : je le fais, ce bonheur, sans qu’il m’en coûte, grâce au ciel, la moindre dissimulation. Elle ne compte dans la vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les pratiques ; elle ne s’inquiète ni du regard, ni de l’accent, ni des paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. Elle m’aime, je le crois, et si quelques circonstances éclatantes excitaient sa jalousie, elle pourrait être très-vive et très-amère ; mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle n’imaginera pas que mon cœur puisse être occupé d’un autre objet. Il importe donc à son repos comme à votre dignité, ma chère Delphine, que vous ne changiez rien à votre manière d’être avec elle. Adieu : vous triomphez ; sais-je assez me contenir ? Je parle comme si mon cœur était calme… Delphine, un jour, un jour ! si tous ces efforts étaient vains, s’il fallait choisir entre ma vie et mon amour, ah ! que prononceriez-vous ?

LETTRE XXVII. — DELPHINE À LÉONCE.

Quels cruels moments je viens de passer ! Mathilde est venue à six heures du soir, et ne m’a quittée qu’à neuf ; je crois qu’elle s’était prescrit à l’avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse me faire l’idée. Je craignais d’être fausse en lui montrant de l’amitié ; je trouvais imprudent et injuste de la traiter avec froideur, et chaque mot que je disais me coûtait une délibération et une incertitude. Je ne pouvais me défendre aussi de l’observer, de la comparer à moi, et j’étais mécontente des diverses impressions que me causaient tour à tour la beauté qu’elle possède et les grâces dont elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c’est l’amitié d’enfance que j’ai toujours eue pour elle, et je me sentais attendrie par sa présence, sans qu’elle eût provoqué d’aucune manière cette disposition.

Elle m’a demandé mes projets ; je lui ai dit que je retournais ce printemps en Languedoc ; il m’a été impossible de lui répondre autrement : je ne sais quelle voix a parlé pour moi sans qu’aucune réflexion précédente m’eût suggéré ce dessein. Mathilde m’a témoigné plus d’intérêt que jamais, et sa bienveillance me faisait tellement souffrir, que, s’il eût été dans son caractère de s’expliquer avec plus de sensibilité, je me serais peut-être jetée à ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison : mais vous connaissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les autres à se contenir comme elle se contient elle-même. Le seul moment où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortait de ce ton uniforme et mesuré qu’elle conserve presque toujours, c’est lorsqu’elle m’a parlé de vous. « Tout mon bonheur est en lui, m’a-t -elle dit, et je n’ai point d’autre affection sur cette terre ! » Ces mots m’ont ébranlée, mes yeux se sont remplis de larmes ; mais alors Mathilde, craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l’émotion, s’est levée subitement, et m’a fait des questions sur l’arrangement de ma maison.

Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets les plus indifférents ; et nous nous sommes quittées, après trois heures de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques minutes au milieu d’un cercle nombreux. Mais pendant ces heures elle était calme ; et moi, combien j’étais loin de l’être ! Ah ! Léonce, je suis coupable, je le suis sûrement, car j’éprouvais tout ce qui caractérise le remords : le trouble, les craintes, la honte. Je. redoutais de me trouver seule après son départ ; puis-je méconnaître, dans ce que je souffrais, les cruels symptômes du mécontentement de soi-même !

J’ai reçu ce matin une lettre de madame d’Ervins, qui m’annonce son arrivée dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la sécurité qu’elle éprouve en me remettant l’éducation de sa fille ; dites-le-moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt ? quel exemple Isaure aura-t-elle sous les yeux ? comment pourrai-je la convaincre de mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter ma conduite ? Sur mille femmes, à peine une échapperait-elle aux séductions auxquelles je m’expose. Léonce, je ne suis pas encore criminelle, mais déjà je rougis quand on parle des femmes qui le sont ; j’éprouve un plaisir condamnable quand j’apprends quelques traits des faiblesses du cœur ; je me surprends à désirer de croire que la vertu n’existe plus. J’étais d’accord avec moi-même autrefois ; maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j’avais quelqu’un à convaincre ; et quand je me demande à qui j’adresse ces discours continuels, je sens que c’est à ma conscience, dont je voudrais couvrir la voix.

Mon ami, si je persiste longtemps dans cet état, j’émousserai dans mon cœur cette délicatesse vive et pure dont le plus léger avertissement disposait souverainement de moi. Quel intérêt mettrai-je aux derniers restes de la morale que je conserve encore si je flétris mon âme en cessant d’aspirer à cette vertu parfaite qui avait été jusqu’à ce jour l’objet de mes espérances ? Léonce, je t’aime avec idolâtrie ; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un monde de félicités idéales : et cependant je voudrais avoir la force de me séparer de toi ; je voudrais avoir fait à la morale, à l’Être suprême, cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l’amour que tu m’inspires, fussent à jamais gravés dans mon âme devenue sublime par son courage.

Ô mon ami ! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux ! Un jour, nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au Créateur de la nature : si l’homme juste luttant contre l’adversité est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de l’amour méritent plus encore l’approbation de Dieu même ! Aide-moi, je puis me relever encore ; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus qu’un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais commune ; et la plus noble puissance du cœur, celle des sacrifices, s’affaiblira tout à fait en moi.

Sais-je enfin si je ne devrais pas m’éloigner de vous, pour vous-même ? Depuis quelque temps n’êtes-vous pas cruellement agité ? Puis-je, hélas ! puis-je me dire du moins que c’est pour votre bonheur que votre amie dégrade son cœur en résistant à ses remords ?

LETTRE XXVIII. — LÉONCE À DELPHINE.

J’ai peut-être mérité, par le trouble où m’ont jeté des sentiments trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m’écrivez ; cependant je ne m’y attendais pas. Je vous ai parlé de ce qui manquait à mon bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi ! Quelle faible idée vous ai-je donc donnée de mon amour ! Avez-vous pu penser que j’existerais un instant après vous avoir perdue ? Je ne sais si vous avez raison d’éprouver les regrets et les remords qui vous agitent ; je ne demande rien, je n’exige rien, mais je veux seulement que vous lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne pourrait me faire supporter la vie, si je cessais de vous voir. C’est à vous d’examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent l’emporter sur elle ! Je ne murmurerai point contre votre décision, quand vous saurez clairement ce que vous prononcez.

Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis près de toi, que la douleur n’est pas loin, qu’elle peut rentrer dans mon âme avec d’autant plus force, que des instants heureux l’ont suspendue. Delphine, j’ai vingt-cinq ans ; déjà je commence à voir l’avenir comme une longue perspective qui doit se décolorer à mesure que l’on avance. Veux-tu que j’y renonce ? je le ferai sans beaucoup de peine ; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi : Je crois ta mort nécessaire, mon cœur n’en sera point révolté ; mais j’éprouve une sorte d’irritation contre toi, quand tu peux me parler de ne plus se voir comme d’une existence possible.

Mon amie ! j’ai eu tort de t’entretenir de mes chagrins ; pardonne-moi mon égarement. En me présentant une idée horrible, tu m’as fait sentir combien j’étais insensé de me plaindre ! Hélas ! n’est-ce donc que par la douleur que la raison peut entrer dans le cœur de l’homme ? et n’apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux ? Eh bien ! eh bien ! ne me parle plus d’absence, et je me tiens pour satisfait.

Pourrais-je oublier quel charme je goûte en te confiant mes pensées les plus intimes, lorsque nous regardons ensemble les événements du monde comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de loin, et que, nous suffisant l’un à l’autre, les circonstances extérieures ne nous paraissent qu’un sujet d’observation ? Ah ! Delphine, j’accepterais avec toi l’immortalité sur cette terre ; les générations qui se succéderaient devant nous ne rempliraient mon âme que d’une douce tristesse ; je renouvellerais sans cesse avec toi mes sentiments et mes idées ; je revivrais dans chaque entretien !

Mon amie, écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre imagination pourrait exciter en nous : il n’y a rien de réel au monde qu’aimer ; tout le reste disparaît ou change de forme et d’importance, suivant notre disposition ; mais le sentiment ne peut être blessé sans que la vie elle-même soit attaquée. Il réglait, il inspirait tous les intérêts, toutes les actions ; l’âme qu’il remplissait ne sait plus quelle route suivre, et, perdue dans le temps, toutes les heures ne lui présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances.

Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l’amour, il y en a même dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes avec tant de force ; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la pure innocence guide tes actions et ton cœur ? comment peux-tu rougir de toi, lorsque je me sens pénétré d’une admiration si profonde pour ton caractère et ta conduite ? Juge de tes vertus comme de tes charmes, par l’amour que je ressens pour toi. Ce n’est pas ta beauté seule qui l’a fait naître ; tes perfections morales m’ont inspiré cet enthousiasme qui tour à tour exalte et combat mes désirs. Ô mon amie ! abjure ta lettre, sois fière d’être aimée, et ne te repens pas de me consacrer ta vie.

LETTRE XXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 2 avril 1791.

Vous m’écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me parler de Léonce ; il n’y a pas moins de tendresse dans vos lettres, mais un sentiment secret de blâme s’y laisse entrevoir : ah ! vous avez raison, je le mérite ce blâme ; j’ai perdu le moment du courageux sacrifice ; jugez vous-même à présent s’il est possible. Je vous envoie la dernière lettre que j’ai reçue de Léonce ; puis-je partir après ces menaces funestes, le puis-je ? Toutes les femmes qui ont aimé, je le sais, se sont crues dans une situation qui n’avait jamais existé jusqu’alors ; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de Léonce pour moi n’a point d’exemple au monde ?

Cette tendresse profonde dans une âme si forte, cet oubli de tout dans un caractère qui semblait devoir se livrer avec ardeur aux distinctions qui l’attendaient dans la vie (et quel homme était plus fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire ?), la noblesse de ses expressions, la dignité de ses regards, m’en imposent quelquefois à moi-même ; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais aucun triomphe n’a fait goûter autant de jouissances que j’en éprouve en abaissant mon caractère devant celui de Léonce. Qui pourrait mesurer tout ce qu’il est déjà, et tout ce qu’il peut devenir ? Par delà les perfections que j’admire, j’en soupçonne de nouvelles qui me sont inconnues ; et lorsqu’il se sert des expressions les plus ardentes, quelque chose de contenu dans son accent, de voilé dans ses regards, me persuade qu’il garde en lui-même des sentiments plus profonds encore que ceux qu’il consent à m’exprimer. Léonce exerce sur moi la toute-puissance que lui donnent à la fois son esprit, son caractère et son amour. Il me semble que je suis née pour lui obéir autant que pour l’adorer : seule, je me reproche la passion qu’il m’inspire ; mais, en sa présence, le mouvement involontaire de mon âme est de me croire coupable quand j’ai pu le rendre malheureux. Il me semble que son visage, que sa voix, que ses paroles portent l’empreinte de la vertu même et m’en dictent les lois. Ces récompenses célestes qu’on éprouve au fond de son cœur quand on se livre à quelque généreux dessein, je crois les goûter quand il me parle ; et lorsque, dans un noble transport, il me dit qu’il faut immoler sa vie à l’amour, je rougirais de moi-même si je ne partageais pas son enthousiasme.

Ne craignez pas cependant que son empire sur moi me rende criminelle ; le même sentiment qui me soumet à ses volontés me défend contre la honte. Léonce commande à mon sort, parce que j’admire son caractère, parce qu’il réunit toutes les vertus que vous m’avez appris à chérir ; je ne puis le quitter s’il ne consent pas lui-même à ce sacrifice ; mais lorsque, oubliant la différence de nos devoirs, il veut me faire manquer aux miens, je m’arme contre lui de ses qualités mêmes, et, certaine qu’il ne sacrifierait pas son honneur à l’amour, le désir de l’égaler m’inspire le courage de lui résister. Ah ! Louise, c’est bien peu sans doute que de conserver une dernière vertu, quand on a déjà bravé tant d’égards, tant de devoirs, qui me paraissaient jadis aussi sacrés que ceux que je respecte encore ; mais ne gardez pas sur ma situation ce silence cruel ! ne croyez pas qu’il ne soit plus temps de me donner des conseils, que je n’en puisse recevoir aucun ! une fois peut-être je les suivrai ; je n’en sais rien ; mais aimez-moi toujours.

Hélas ! notre situation peut à chaque instant être bouleversée. Je partirais si Mathilde, découvrant nos sentiments, désirait que je m’éloignasse ; je partirais si Léonce cessait un seul jour de me respecter, ou si l’opinion me poursuivait au point de le rendre malheureux lui-même. Ah ! de combien de manières prévues et imprévues le bonheur dont je ne jouis qu’en tremblant ne peut-il pas m’être arraché ! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de froideur et de réserve qu’il ne faut adresser qu’aux amis dont le sort est trop prospère ; n’oubliez pas la pitié, je vous la demanderai peut-être bientôt.

Déjà vous m’inquiétez en m’annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu sa mère, se prépare à partir pour Paris ; il faudra que j’instruise Léonce et de ses sentiments pour moi et de ses droits à ma reconnaissance ; mais de quelque manière que je les lui fasse connaître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici ? Vous savez que, sous des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et très-amer, et que tout ce qu’il dit de son dégoût de la vie vient uniquement de ce qu’il a une opinion de lui qu’il ne peut faire partager aux autres ; il a plus d’esprit qu’il n’en sait montrer, ce qui est précisément le contraire de ce qu’il faut pour réussir à Paris, où l’on n’a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand il ne devinerait pas mes véritables sentiments, il suffirait de la supériorité de Léonce pour lui donner de l’humeur ; et que de malheurs ne peut-il pas en arriver ! Essayez de lui persuader, ma chère Louise, que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe, s’il me faut supporter qu’il me parle encore de son amour. D’ailleurs ma société est maintenant si resserrée, qu’en y admettant M. de Valorbe, je m’expose à faire croire qu’il m’intéresse.

Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont : l’esprit de M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m’est chaque jour plus agréable ; il n’a de prévention ni de parti pris sur rien à l’avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d’un homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l’intérêt ; on ne craint point de lui confier sa pensée, l’on est sûr de la confirmer ou de la rectifier en l’écoutant.

Sa femme a moins d’esprit et surtout moins de calme que lui ; sa situation dans la société la rend malheureuse, sans qu’elle consente même à se l’avouer : ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude très-naturelle et très-vive qu’elle éprouve dans ce moment : elle est près d’accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand’mère et sa tante, qui sont toutes les deux dévotes, ne veuillent pas reconnaître son enfant. Elle m’a dit, sans vouloir s’expliquer davantage, qu’elle avait un service à me demander auprès de ses parents, qui sont un peu les miens ; je serais trop heureuse de le lui rendre. Je voudrais lui faire quelque bien. Elle est souvent honteuse de ses peines, et mécontente de sa sensibilité, dont les jouissances ne lui font pas oublier tout le reste ; elle craint que son mari ne s’aperçoive de ses chagrins, et reprend un air gai chaque fois qu’il la regarde. Madame de Belmont, avec un mari aveugle et ruiné, jouit d’une félicité bien plus pure ; elle ne vit pas plus dans le monde que madame de Lebensei, mais elle n’a pas l’idée qu’elle en soit écartée ; elle choisit la solitude, et la pauvre Élise y est condamnée : je la plains parce qu’elle souffre, car à sa place, je serais parfaitement heureuse ; elle se croit et a raison de se croire innocente ; elle a épousé ce qu’elle aime ; et l’opinion la tourmente ! quelle faiblesse !

Adieu, ma sœur, ne m’abandonnez pas ; reprenons l’habitude de nous écrire chaque jour tout ce que nous éprouvons ; je ne me crois pas un sentiment dont votre cœur indulgent et tendre ne puisse accepter la confidence.

LETTRE XXX. — LÉONCE À DELPHINE.

Le neveu de madame du Marset est menacé de perdre son régiment, pour avoir montré, dit-on, une opinion contraire à la révolution. M. de Lebensei a beaucoup de crédit auprès des députés démocrates de l’Assemblée constituante ; madame du Marset est venue me demander de vous engager à le prier de sauver son neveu. Si M. d’Orsan perdait son régiment, il manquerait un mariage riche qui, dans son état de fortune, lui est indispensablement nécessaire. Je sais quelle a été la conduite de madame du Marset envers vous, envers moi ; mais je trouve plaisir à vous donner l’occasion d’une vengeance qui satisfait assez bien la fierté : car ce n’est point par bonté pure qu’on rend service à ceux dont on a raison de se plaindre ; on jouit de ce qu’ils s’humilient en vous sollicitant, et l’on est bien aise de se donner le droit de dédaigner ceux qui avaient excité notre ressentiment. Cette raison, d’ailleurs, n’est pas la seule qui me fasse désirer que vous soyez utile à madame du Marset.

Vous savez, quoique nous en parlions rarement ensemble, combien les querelles politiques s’aigrissent à présent ; on a dit assez souvent, et madame du Marset a singulièrement contribué à le répandre, que vous étiez très-enthousiaste des principes de la révolution française : il me semble donc qu’il vous convient particulièrement d’être utile à ses ennemis ; cette conduite peut faire tomber ce qu’on a dit contre vous à cet égard. En voyant le cours que prennent les événements politiques de France, je souhaite tous les jours plus que l’on ne vous soupçonne pas de vous intéresser aux succès de ceux qui les dirigent.

Vous avez exigé de moi, mon amie, que j’accompagnasse Mathilde à Mondoville ; j’aurais plutôt obtenu d’elle que de vous la permission de m’en dispenser : savez-vous que ce voyage durera plus d’une semaine ? avez-vous songé à ce qu’il m’en coûte pour vous obéir ? toutes les peines de l’absence, oubliées depuis trois mois, se sont représentées à mon souvenir. Je vous en prie, soyez fidèle à la promesse que vous m’avez faite de m’écrire exactement. Je sais d’avance les journées qui m’attendent ; elles n’auraient point de but ni d’espérance si je ne devais pas recevoir une lettre de vous. Shakespeare a dit que la vie était ennuyeuse comme un conte répété deux fois. Ah ! combien cela est vrai des moments passés loin de Delphine ! quel fastidieux retour des mêmes ennuis et des mêmes peines !

Adieu, mon amie ; j’éprouve une tristesse profonde, et quand je m’interroge sur la cause de cette tristesse, je sens que ce sont ces huit jours qui me voilent le reste de l’avenir ; et vous osiez penser à me quitter ! N’en parlons plus : cette idée, je l’espère, ne vous est jamais venue sérieusement ; vous vous en êtes servie pour m’effrayer de mes égarements, et peut-être avez-vous réussi. Adieu.

LETTRE XXXI. — DELPHINE À LÉONCE.

M. de Lebensei, quelques heures après avoir reçu ma lettre, a terminé l’affaire de M. d’Orsan ; vous pouvez, mon cher Léonce, en instruire madame du Marset. Je ne me soucie pas le moins du monde d’en avoir le mérite auprès d’elle, car il serait usurpé. Je l’ai servie parce que vous le désirez, et non par les motifs que vous m’avez présentés. Sans doute je pense comme vous qu’il faut être utile même à ses ennemis, quand on en a la puissance ; mais comme les moyens de rendre service sont très-bornés pour les particuliers, je ne m’occupe de faire du bien à mes ennemis que quand il ne me reste pas un seul de mes amis qui ait besoin de moi. C’est un plaisir d’amour-propre que de condamner à la reconnaissance les personnes dont on a de justes raisons de se plaindre ; il ne faut jamais compter parmi les bonnes actions les jouissances de son orgueil.

Quant à l’intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n’ont pas les mêmes opinions que moi, je n’y mettrais pas le moindre prix sans vous. Je déteste les haines de parti, j’en suis incapable ; et quoique j’aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point livrée à cet enthousiasme, parce qu’il m’aurait lancée au milieu de passions qui ne conviennent point à une femme ; mais comme je ne veux en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirais plutôt de l’éloignement que du goût pour un service qui aurait l’air d’une expiation : je dirai plus, il n’atteindrait pas son but ; toutes les fois qu’on mêle un calcul à une action honnête, le calcul, ne réussit pas.

Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m’a répondue M. de Lebensei : « Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu’entraîne une révolution, et qui pèsent davantage encore sur les personne opposées à cette révolution même ; mais il ne faut pas compter en général sur le souvenir qu’elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois, beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne connais pas, mais qui aurait risqué de perdre la vie pour un fait politique dont il était accusé : j’ai appris hier qu’il disait partout que j’étais un homme d’une activité très-dangereuse ; j’ai chargé un des mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il n’existerait plus, et qu’elle devait au moins trouver grâce à ses yeux. Un tel désappointement m’est fort égal, à moi qui suis tout à fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que je n’aime pas. Seulement je vous cite cet exemple pour vous prouver qu’un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son aise celui qui lui a fait du bien lorsqu’il n’est pas de la même opinion que lui ; et peut-être arrive-t-il souvent que l’on invente, pour se dégager d’une reconnaissance pénible, mille calomnies auxquelles on n’aurait pas pensé si l’on était resté tout à fait étranger l’un à l’autre. » M. de Lebensei va peut-être un peu loin en s’exprimant ainsi ; mais j’ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce, que j’avais servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun autre intérêt. Il m’a paru que dans cette affaire M. de Lebensei accordait une grand influence à votre nom ; je crois qu’il serait bien aise de se lier avec vous : voulez-vous qu’à votre retour je vous réunisse ensemble à dîner chez moi ?

Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires ; vous l’avez voulu, en m’occupant de madame du Marset : j’aurais pu vous entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence ; quand il me faut passer la fin du jour seule, dans ces mêmes lieux où j’ai goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions, les plus cruelles. Hélas ! ceux qui n’ont rien à se reprocher supportent doucement une séparation momentanée ; mais, quand on est mécontent de soi, l’on ne peut se faire illusion qu’en présence de ce qu’on aime. Gardez-vous cependant d’affliger Mathilde en revenant avant elle : songez que, pour calmer mes remords, j’ai besoin de me dire sans cesse que mes sentiments ne nuisent point au bonheur de Mathilde, et qu’à ma prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi vous négligeriez.

LETTRE XXXII. — LÉONCE À DELPHINE.
Mondoville, ce 20 avril.

Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m’expliquer avec vous sur un mot de votre dernière lettre qui l’exige ; car je ne puis souffrir d’employer les moments que nous passons ensemble à discuter les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirerez ; mais si vous ne l’exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de Lebensei. Je puis, au milieu des événements actuels, me trouver engagé, quoique à regret, dans une guerre civile ; et certainement je servirais alors dans un parti contraire à M. de Lebensei.

Je vous l’ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce moment-ci n’excitent point en moi de colère ; mon esprit conçoit très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la révolution ; mais je ne crois pas qu’il convienne à un homme de mon nom de s’unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J’aurais l’air, en les secondant, ou d’être dupe, ce qui est toujours ridicule, ou de me ranger par calcul du parti de la force ; et je déteste la force, alors même qu’elle appuie la raison. Si j’avais le malheur d’être de l’avis du plus fort, je me tairais.

D’autres sentiments encore doivent me décider dans la circonstance présente. Je conviens que de moi-même je n’aurais pas attaché le point d’honneur au maintien des privilèges de la noblesse ; mais, puisqu’il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que cela devait être ainsi, c’en est assez pour que je ne puisse pas supporter l’idée de passer pour démocrate ; et dussé-je avoir mille fois raison en m’expliquant, je ne veux pas même qu’une explication soit nécessaire dans tout ce qui tient à mon respect pour mes ancêtres et aux devoirs qu’ils m’ont transmis. Si j’étais un homme de lettres, je chercherais en conscience les vérités philosophiques qui seront peut-être un jour généralement reconnues ; mais, quand on a un caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s’exposer à celui de ses contemporains ni des personnes de sa classe ; la gloire même qu’on pourrait acquérir dans la prospérité ne saurait en dédommager. Certes, il n’est pas question de gloire maintenant dans le parti de la liberté ; car les moyens employés pour arriver à ce but sont tellement condamnables, qu’ils nuisent aux individus, quand il se pourrait, ce que je ne crois pas, qu’ils servissent la cause.

Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour ainsi dire, puisqu’il se rapporte à des institutions politiques. Votre imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs historiques qui peuvent exciter l’enthousiasme. Vous aimez la liberté, comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et exalter l’humanité ; et les idées que l’on croit devoir être étrangères aux femmes se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à la délicatesse de votre âme ; cependant je suis toujours affligé quand on vous cite pour aimer la révolution : il me semble qu’une femme ne saurait avoir trop d’aristocratie dans ses opinions, comme dans le choix de sa société ; et tout ce qui peut établir une distance de plus me paraît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me semble aussi qu’il vous sied bien d’être toujours du parti des victimes ; enfin, et c’est de tous les motifs celui qui influe le plus sur moi, on se fait trop d’ennemis dans la société où nous vivons en adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd’hui, et je crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance qu’elles excitent.

N’ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez avoir pour moi en vous donnant presque des conseils ? Mais vous m’inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous les sentiments que le cœur peut éprouver. Je voudrais être à la fois votre protecteur et votre amant ; je voudrais vous diriger et vous admirer en même temps : il me semble que je suis appelé à conduire dans le monde un ange qui n’en connaît pas encore parfaitement la route, et se laisse guider sur la terre par le mortel qui l’adore, loin des pièges inconnus dans le ciel, dont il descend. Adieu ; déjà je suis délivré de trois jours, sur les dix qu’il faut passer loin de vous.

LETTRE XXXIII. — DELPHINE À LÉONCE.
Bellerive, ce 24 avril.

Je ne veux point combattre vos raisonnements ; mon respect pour vos qualités, pour vos défauts même, m’interdit d’insister jamais dès que vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion quelconque. Mais, quand vous prononcez l’horrible mot de guerre civile, puis-je ne pas m’affliger profondément du peu d’importance que vous attachez à la conviction individuelle dans les questions politiques ? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si c’était une affaire de choix, comme si l’on n’était pas invinciblement entraîné dans l’un ou l’autre sens par sa raison et par son âme.

Je n’ai point d’autre destinée que celle de vous plaire ; je n’en veux jamais d’autre : vous êtes donc certain que j’éviterai avec soin de manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne ; mais si j’étais un homme, il me serait aussi impossible de ne pas aimer la liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon cœur à la générosité, à l’amitié, à tous les sentiments les plus vrais et les plus purs. Ce ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter de semblables idées ; il s’y mêle un enthousiasme généreux, qui s’empare de vous comme toutes les passions nobles et fières, et vous domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression si les opinions de votre mère et celles des grands seigneurs espagnols, avec qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avaient point inspiré, pour la défense de la noblesse, les sentiments que vous deviez consacrer peut-être à la dignité et à l’indépendance de la nation entière. Mais c’est assez vous parler de votre manière de voir ; avant tout, il s’agit de votre conduite.

Quoi ! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos concitoyens en faveur d’une cause dont vous n’êtes pas réellement enthousiaste ? Je vous en donne pour preuve l’objection même que vous faites contre le parti qui soutient la révolution : il est le plus fort, dites-vous, et je ne veux pas être soupçonné de céder à la force ; et ne craignez-vous pas aussi qu’on ne vous accuse d’être déterminé par votre intérêt personnel en défendant les privilèges de la noblesse ? Croyez-moi, quelle que soit l’opinion que l’on embrasse, les ennemis trouvent aisément l’art de blesser la fierté par les motifs qu’ils vous supposent ; il faut en revenir aux lumières de son esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l’on fasse, s’efforcent toujours de ternir l’éclat de nos sentiments les plus purs. Ce qui est surtout impossible, c’est de concilier entièrement en sa faveur l’opinion générale, lorsqu’un fanatisme quelconque divise nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera ce que j’ai souvent osé vous dire, c’est qu’on ne peut jamais être sûr de sa conduite ni de son bonheur quand on fait dépendre l’un et l’autre des jugements des hommes. Quoi qu’il en soit, ce que j’ai voulu vous démontrer, c’est que vous n’étiez pas profondément persuadé de la justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu’ainsi vous n’avez pas le droit d’exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu’une conviction vive ne vous a point inspirée : votre devoir, dans votre manière de penser, c’est l’inaction politique, et tout mon bonheur tient à l’accomplissement de ce devoir. Ah ! mon ami, renoncez à ces passions, qui paraissent factices auprès de la seule naturelle, de la seule qui pénètre l’âme tout entière, et change, comme par une sorte d’enchantement, tout ce qu’on voit en une source d’émotions heureuses ! Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l’amour ; oubliez la destinée des empires pour la nôtre. L’égoïsme est permis aux âmes sensibles ; et qui se concentre dans ses affections peut, sans remords, se détacher du reste du monde.

LETTRE XXXIV. — DELPHINE À LÉONCE.
Bellerive, ce 26 avril.

Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter ; hélas ! je sais trop ce qu’il m’en a coûté.

Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d’un fils. J’ai été chez elle ce matin, et je m’attendais à la trouver dans le plus heureux moment de sa vie ; mais les fortes raisons qu’elle a de craindre que sa famille ne veuille pas reconnaître son enfant changent en désespoir les pures jouissances de la maternité ; elle veut faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa grand’mère et chez sa tante pour mettre son fils à leurs pieds ; mais elle désire que je l’accompagne. Ces vieilles dames sont de mes parentes ; et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m’a fait cette demande en tremblant ; et j’ai vu, par l’état où elle était en me l’adressant, quelle importance elle y attachait. Un mouvement tout à fait involontaire m’a entraînée à lui dire que j’y consentais : je la voyais souffrir, et j’avais besoin de la soulager. L’instant d’après, j’ai cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la résolution prompte que je venais de prendre et ma facile condescendance pour Thérèse. À ce souvenir, j’ai frissonné ; mais il m’a été impossible de détourner madame de Lebensei d’un espoir qu’elle avait saisi si vivement, qu’il était, presque devenu son droit ; et j’ai continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu’elle ne crût pas que je m’occupais de la promesse que je lui avais faite. En rentrant chez moi, cependant, j’ai résolu de soumettre cette promesse elle-même à votre volonté. Répondez-moi positivement avant votre retour. Je ne vous cache pas qu’il m’en coûterait extrêmement de manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans l’estime de son mari, que je considère beaucoup. Il vient de mettre une grâce parfaite à terminer l’affaire de madame du Marset, que je lui avais recommandée en votre nom. Me montrer froide, égoïste, quand je suis naturellement le contraire, serait de tous les sacrifices le plus pénible pour moi. C’est presque refuser un bienfait du ciel que d’éloigner l’occasion simple qui se présente de rendre un service essentiel, de causer un grand bonheur ; néanmoins, jusqu’à la sympathie même, jusqu’à ce sentiment que je n’ai jamais repoussé ; je suis prête à tout vous immoler. Si vous exigez que je me dégage avec monsieur et madame de Lebensei, je le ferai.

Comment se peut-il faire qu’il vous échappe encore des plaintes amères dans votre dernière lettre[4] ? Léonce, notre bonheur se conservera-t-il ? Je crois voir approcher l’orage qui nous menace. Ah ! que je meure avant qu’il éclate !

LETTRE XXXV. — LÉONCE À DELPHINE.
Mondoville, ce 29 avril.

Je ne veux pas contrarier les mouvements généreux de votre âme, ma noble amie ; j’espère qu’il ne résultera aucun mal de cette démarche. J’aurais désiré que madame de Lebensei vous l’eût épargnée ; mais puisque vous avez donné votre parole, je pense, comme vous, qu’il n’existe plus aucun moyen honorable de vous en dégager. Adieu, ma Delphine ! malgré mes instances, madame de Mondoville ne veut partir que dans quatre jours ; je serai à Bellerive seulement le 4 mai, à sept heures.

LETTRE XXXVI. — MADAME DE LEBENSEI À MADAME D’ALBÉMAR.
Cernay, ce 2 mai 1791.

Vous m’avez rendu, madame, le bonheur que j’étais menacée de perdre sans retour ! Je ne pouvais supporter l’idée que mon fils ne serait pas reconnu dans ma famille, et j’avais épuisé, pour y réussir, tous les moyens qu’un caractère assez fier pouvait me suggérer. Vous avez paru, et tout a été changé ; la vieillesse, les préjugés, l’embarras d’une longue injustice, rien n’a pu lutter contre la puissance irrésistible de votre éloquence et de la vraie sensibilité qui vous inspirait.

Je n’oublierai jamais cet instant où, vous mettant à genoux devant ma grand’mère pour lui présenter mon enfant, elle a posé ses mains desséchées sur les cheveux charmants qui couvraient votre tête, et vous a bénie comme sa fille. Ah ! que je voudrais vous voir heureuse ! Les prières de tous ceux que votre bonté a protégés ne seront-elles donc jamais efficaces ? M. de Lebensei est profondément reconnaissant de ce que vous venez de faire pour nous ; il ne parle de vous, depuis qu’il vous connaît, qu’avec l’admiration la plus parfaite : permettez-moi de vous le dire, nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que Léonce est l’époux de Mathilde. Si M. de Mondoville, au milieu des événements que prépare la révolution, pouvait un jour trouver comme moi le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari serait bien ardent à le lui conseiller ; mais à quoi servent nos inutiles vœux ? Qu’ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous ! Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay ; vous lui avez rendu la paix intérieure : ce bien, qui devait nous consoler de la perte de tous les autres, nous était ravi sans vous.

LETTRE XXXVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 5 mai 1791.

J’ai joui jusqu’au fond du cœur, ma chère Louise, d’avoir réussi à réconcilier madame de Lebensei avec sa famille ; mais ce sentiment est troublé maintenant par une inquiétude vive : Léonce est arrivé hier matin de Mondoville ; je m’attendais à le voir dans la journée, lorsqu’à huit heures du soir un homme à cheval est venu m’annoncer, de sa part, qu’il ne pourrait pas venir ; et cet homme, à qui j’ai parlé, m’a dit qu’il avait laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse chez madame du Marset : madame de Mondoville n’y était pas, et cependant, en envoyant chez moi, il a donné l’ordre qu’on ne lui amenât sa voiture qu’à une heure du matin. Comment se peut-il qu’il se soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours d’absence ? comment ne m’a-t-il pas écrit un seul mot ? Serait-il fâché de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand il en sait l’heureux succès ?

Louise, j’ai déjà beaucoup souffert ; mais si le cœur de Léonce se refroidissait pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous que le ciel me punit justement ? Non, vous ne le penseriez pas ; non, le plus grand des crimes, si je l’avais commis, serait ainsi trop expié. Mais pourquoi ces douloureuses craintes ? ne peut-il pas avoir été retenu par une difficulté, par une affaire ? Ah ! s’il commence à calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui qu’un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre d’existence qu’il m’a forcée d’adopter. C’est en inspirant un sentiment enthousiaste et passionné que je puis me relever à mes propres yeux, malgré le blâme auquel je m’expose : si Léonce me réduisait à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non, la douleur et la gloire des sacrifices vaudraient mille fois mieux ! Louise, je me fais mal en développant cette idée, et je me force en vain de m’occuper d’aucune autre.

Madame d’Ervins m’écrit qu’elle sera de retour à Bellerive avant trois semaines pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de Serbellane, n’espérant plus la faire changer de dessein, s’est établi en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde : homme généreux et infortuné ! Louise, quelquefois je me persuade que l’Être suprême a abandonné le monde aux méchants, et qu’il a réservé l’immortalité de l’âme seulement pour les justes : les méchants auront eu quelques années de plaisirs, les cœurs vertueux de longues peines ; mais la prospérité des uns finira par le néant, et l’adversité des autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée ! qui consolerait de tout, hors de n’être plus aimée ; car l’imagination elle-même alors ne pourrait se former l’idée d’aucun bonheur à venir.

Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous m’avez écrite ! vous revenez à me demander avec insistance tous les détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde sans cesse le moment où je dois vous rejoindre : ah ! c’est vous qui savez aimer, c’est vous qui vous montrez toujours la même, qui n’avez ni caprices, ni préventions, ni négligences ; c’est vous… Hélas ! croirais-je déjà que ce n’est plus lui ?

LETTRE XXXVIII. — MADAME DARTENAS À MADAME D’ALBÉMAR.
Paris, ce 5 mai.

Il m’est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d’être toujours chargée de vous inquiéter ; mais la délicatesse de M. de Mondoville l’engagerait peut-être à vous cacher ce qui s’est passé hier au soir, et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans la vallée de Montmorency, remettra cette lettre à votre porte.

Je suis arrivée hier chez madame du Marset à peu près dans le même moment que Léonce ; il venait pour annoncer à la maîtresse de la maison que son neveu conservait son régiment ; elle lui en fit de vifs remercîments, et le pria de passer la soirée chez elle : il s’y refusa. Pendant ce temps on m’établit à une partie qui m’empêcha de me mêler de la conversation. Il y avait dans la chambre un vrai rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur âge, leur aristocratie ou leur dévotion ; et l’on n’y voyait aucune de celles qui s’affranchissent de ces trois grandes dignités par le désir d’être aimables. Léonce s’ennuyait assez, à ce que je crois, en attendant que le quart d’heure qu’il destinait à cette visite fût écoulé ; il était debout devant la cheminée, à causer avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix dans les chuchotements des femmes attira son attention. Il ne se retourna pas d’abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter, et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du Marset : « Savez-vous que madame d’Albémar a été présenter elle-même à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de Lebensei ? Singulier emploi pour une femme de vingt ans ! »

M. de Mondoville se retourna d’abord avec impétuosité ; mais se retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria lentement madame du Marset de répéter ce qu’elle venait de dire : il articula cette demande avec un accent d’indignation et de hauteur qui fit trembler madame du Marset et les témoins d’une scène qui commençait ainsi. Madame du Marset se déconcerta ; madame de Tésin, qui la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus d’énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu’elle devait répondre. Madame du Marset reprit en disant : « Vous savez bien, monsieur, qu’on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme légitimement mariée ; ainsi, ainsi… — Je sais, interrompit M. de Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu’une femme qui a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier mari n’a pas le droit de se regarder comme libre ; mais ce que je sais, c’est qu’il doit vous suffire que madame d’Albémar reçoive madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée si madame de Lebensei venait chez vous. » Madame du Marset n’avait plus la force de se défendre ; elle pâlissait, et cherchait des yeux un appui. Madame de Tésin sentit, avec son esprit ordinaire, que, pour intéresser une partie de la société qui était présente à la cause de madame du Marset, il fallait y faire intervenir l’esprit de parti : « Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne concevrai jamais, c’est pourquoi madame d’Albémar reçoit habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi détestables que celles de M. de Lebensei. — Madame du Marset, reprit vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu’on peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei : c’est à lui qu’elle doit que M. d’Orsan, son neveu, conserve son régiment, et c’est à la prière seule de madame d’Albémar que M. de Lebensei s’en est mêlé, car il ne connaît point madame du Marset. J’ai reçu vingt billets d’elle pour engager ma cousine, madame d’Albémar, à solliciter M. de Lebensei ; elle l’a fait, elle y a réussi ; et quand son adorable bonté l’engage à réunir une famille divisée, c’est madame du Marset qui se hasarde à blâmer la conduite de ma cousine ! Mais je m’arrête, dit-il, c’en est assez ; il me suffit d’avoir prouvé à ceux qui m’écoutent que les propos inspirés par l’ingratitude et l’envie méritent à peine qu’un honnête homme y réponde. »

M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi humilier son amie madame du Marset. Il avait jeté un coup d’œil sur M. d’Orsan, pour l’engager à protéger sa tante ; mais comme il persistait à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de soixante et dix ans, ne put s’empêcher de dire à Léonce : « Vous aurez un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu’on ne parle des imprudences sans nombre de madame d’Albémar ; il ne suffit pas pour cela de faire taire les femmes. » Léonce à ce mot rougit et pâlit de colère : impatient de s’en prendre à quelqu’un de son âge, il s’avança au milieu du cercle, et quoiqu’il parlât à M. de Fierville, il fixait M. d’Orsan. « Vous avez raison, dit-il, les vieillards et les femmes n’ont rien à faire dans cette occasion, et j’attends qu’un jeune homme soutienne ce que la faiblesse de votre âge vous a permis d’avancer. » Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d’une fierté inexprimable ; un profond silence y succéda : ce silence était embarrassant pour tout le monde ; mais personne n’osait le rompre.

M. d’Orsan, quoique brave, ne se souciait point de se battre avec Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos de sa tante ; il prit un air distrait, caressa le petit chien de madame du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit comme à l’ordinaire, et s’approcha avec empressement de la partie où j’étais, comme s’il eût été très curieux de mon jeu. Madame de Tésin, vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et traversa le cercle pour aller parler à M. d’Orsan : son mouvement fut si remarquable, que tout le monde comprit qu’elle voulait décider le neveu de madame du Marset à répondre à Léonce. Une femme qui s’intéresse à M. d’Orsan tendit les bras involontairement, comme pour arrêter madame de Tésin. Elle ne s’en aperçut seulement pas, et, prenant M. d’Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande activité. Léonce, qui ne perdait de vue rien de ce qui se passait, se retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d’une orgueilleuse amertume : « J’accepte, madame, l’invitation que vous m’avez faite, je reste ici ce soir ; je veux laisser du temps, ajouta-t-il d’une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent. » Il sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers la porte, le tète-à-tête de madame de Tésin et de M. d’Orsan avec un dédain qui véritablement devait les offenser.

Pendant l’absence momentanée de Léonce, quelques femmes, enhardies, parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire : « Vous voyez que M. de Mondoville aime madame d’Albémar ; il est bien clair qu’elle répond à son amour : elle ne s’est établie à Bellerive que pour être plus libre de le recevoir. » Léonce rentra. Elles se turent subitement, avec un effroi ridicule : que pouvaient-elles craindre ? Mais M. de Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire une idée de l’effet qu’elle peut avoir. Il continua, le reste de la soirée, à examiner madame du Marset, madame de Tésin et M. d’Orsan ; il réunissait habilement dans son regard l’observation et l’indifférence. M. d’Orsan, qui s’était replacé près de notre partie, offrit d’en être, et s’y établit. Léonce vint deux fois près de la table ; M. d’Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit : Léonce alors s’en alla.

Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset, qui ne s’étaient point encore retirées, se préparaient à se déchaîner contre vous. Madame de Tésin commença par déclarer que M. d’Orsan devait se battre avec M. de Mondoville, puisqu’il avait insulté sa tante. Je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me paraissait plus mal dans une femme que d’exciter les hommes au duel. « Il y a tout à la fois, ajoutai-je, de la cruauté, du caprice et peu d’élévation dans ce désir de faire naître des dangers qu’on ne partage pas, dans ce besoin orgueilleux d’être la cause d’un événement funeste. — C’est bien vrai, » s’écria un vieil officier dont la bravoure ne pouvait être suspecte, et qu’on n’avait pas remarqué parce qu’il s’était endormi derrière la chaise de madame du Marset. Il se réveilla comme je parlais ; et, répétant encore une fois : «C’est bien vrai, » il ajouta : « Si une femme m’avait obligé à me battre, je le ferais ; mais le lendemain je me raccommoderais avec mon adversaire, et je me brouillerais avec elle. » Madame de Tésin n’insista pas, et vous pouvez être bien sûre qu’il ne sera plus question de ce duel, dont la nécessité n’existait que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer d’une manière générale, mais très-perfide. Je la combattis sur tout ce qu’elle disait ; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon vieil officier, qui ne vous a vue qu’une fois, sans entendre rien au sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur vos charmes.

Ce que j’ai remarqué cependant, c’est à quel point on est aigri sur tout ce qui tient aux idées politiques ; votre liaison avec M. de Lebensei vous fait plus d’ennemis que votre amour pour Léonce, et c’est à cause de vos opinions présumées qu’on sera sévère pour vos sentiments. Je sais bien qu’on n’obtiendra jamais de vous de renoncer à un de vos amis ; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de l’éclat ; ne rendez pas même de services lorsqu’ils sont de nature à être remarqués. Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques chagrins. D’ailleurs il n’y a rien qui soit également bon aux yeux de tout le monde ; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée par votre situation, que c’est votre père, votre frère, votre époux que vous secourez, on l’approuve généralement ; mais si la bonté vous entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en sait gré pour le moment mais tous les autres éprouvent un sentiment durable d’humeur et de jalousie qui leur inspire tôt ou tard ce qu’il faut dire pour empoisonner ce que vous avez fait.

Enfin, Léonce a été trop peu maître de lui en vous entendant blâmer ; ce n’est pas ainsi que l’on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en prie ; je fermerai ma porte et nous causerons. Il est encore temps de remédier au mal qu’on a pu dire de vous ; mais il devient absolument nécessaire que vous vous remettiez dans le monde : cette vie solitaire avec Léonce vous perdra ; on s’occupe de vous comme si vous étiez au milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous donc conduire par votre vieille amie ; toute la science de la vie est renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent : Si jeunesse savait, et si vieillesse pouvait. Un grand mystère est contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve : vous êtes supérieure à tout ce que je connais, mais votre jeunesse est cause que votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination ni votre caractère. Je voudrais vous épargner l’expérience, qui n’est jamais que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie ; à demain.

LETTRE XXXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 6 mai.

Après avoir reçu la lettre de madame d’Artenas que je vous envoie, ma chère Louise, j’attendais l’arrivée de Léonce avec une grande émotion ; je ne pouvais me remettre de l’effroi que m’avait causé le récit de ce qui s’était passé chez madame du Marset. J’étais touchée du vif intérêt que Léonce avait montré pour ma défense ; mais j’éprouvais je ne sais quel sentiment de peine en réfléchissant à l’importance qu’il avait mise à de misérables ennemis ; et je craignais que, tout en les repoussant, il n’eût conservé de ce qu’ils avaient dit contre moi une impression défavorable. Ces idées s’effacèrent dès qu’il entra dans ma chambre : il était ravi de me revoir, après quinze jours d’absence ; il m’exprima un enthousiasme plein d’illusion sur ma figure, qu’il prétendit embellie, et je me rassurai d’abord. Cependant, quand je lui parlai de la soirée de la veille, je vis qu’il en était malheureux, mais par des motifs pleins de générosité pour moi.

« Madame d’Artenas vous a instruite de tout, me dit-il ; ne croit-elle pas que je vous ai fait du tort dans le monde en parlant de vous avec trop de chaleur ? — Elle espère, répondis-je, qu’on pourra réparer une imprudence qu’il me serait bien doux de vous pardonner si vous n’aviez exposé que moi. — Hélas ! reprit-il alors, depuis quelque temps j’ai toujours tort : mon cœur est dans une agitation continuelle ; il faut en votre présence lutter contre l’amour qui me consume, et je m’abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamnables. Dans tout ce que j’ai fait, il n’y avait de raisonnable que d’appeler une circonstance qui pût me délivrer de la vie. » Il prononça ces mots avec un accent si sombre, que je vis dans l’instant qu’une scène cruelle me menaçait. J’essayai de la détourner en lui parlant de M. de Lebensei, qui était allé le voir ce matin pour le remercier de sa conduite chez madame du Marset : on la lui avait répétée le soir même. « M. de Lebensei ! me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom augmentait son trouble ; je l’ai vu : c’est sans doute un homme distingué, mais je ne sais par quel hasard il m’a dit tout ce qui pouvait me faire souffrir davantage. »

J’interrogeai Léonce sur sa conversation avec M, de Lebensei ; il ne me la raconta qu’à demi : il me parut seulement qu’elle avait eu surtout pour objet de la part de M. de Lebensei, la nécessité de mépriser l’opinion quand elle était injuste. Après avoir appuyé cette manière de voir par tous les raisonnements d’un esprit supérieur, il avait fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta fidèlement : « Je m’étais un moment flatté, lui a-t-il dit, que la félicité dont vous avez été privé vous serait rendue ; je croyais que l’Assemblée constituante établirait en France la loi du divorce, et je pensais avec joie que vous seriez heureux d’en profiter pour rompre une union formée par le mensonge et pour lier votre sort à la meilleure et à la plus aimable des femmes ! Mais on a renoncé dans ce moment à ce projet, et mon espoir s’est évanoui, du moins pour un temps. » Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l’éloignement que j’aurais pour une semblable proposition si elle était possible ; mais à l’instant il me saisit la main avec une action très-vive. « Au nom du ciel ne prononcez pas un mot sur ce que je viens de vous dire ! s’écria-t-il ; vous ne pouvez pas prévoir l’effet d’un mot sur un tel sujet ; laissez-moi. »

Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans l’allée qui borde mon ruisseau. Je le suivis lentement ; en revenant sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi : « Non ! s’écria-t-il, il fallait ne pas te quitter ; mais te revoir est une émotion si vive ! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux charmes qui m’enivrent d’amour et de douleur. Qu’est-il arrivé depuis quinze jours ? que s’est-il passé hier ? que m’a dit M. de Lebensei ? qu’ai-je éprouvé en l’écoutant ? Ah ! Delphine, dit-il en s’appuyant sur ma main, et chancelant en se relevant, je voudrais mourir ; viens, conduis-moi sur le banc, vers ces derniers rayons du soleil, que je le regarde encore avec toi. » Et il me pressa sur son cœur avec un transport si touchant, que les anges l’auraient partagé. « Reste là, dit-il, Delphine ; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir. Ah ! dis-le-moi, qu’arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi ? car au milieu de la passion la plus violente, peut-être me poursuivrait-il. Que deviendrons-nous ? J’aurais pu te posséder, tu voulais être ma femme ; je pourrais être heureux encore si ton inflexible cœur… Mais non, ce n’est pas là mon sort ; je te verrai calomniée pour le sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me livrera sans cesse au tourment que j’endure. Qui m’en soulagera ? M. de Lebensei ne m’a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux ? Je ne sais ce que j’éprouve, je me sens oppressé ; s’il y avait de l’air, je souffrirais moins. » Et, tournant sa tête du côté du vent, il le respirait avec avidité, comme s’il eût voulu appeler un sentiment de repos et de fraîcheur pour calmer les pensées brûlantes qui le dévoraient.

Je lui pris la main, je m’assis à ses côtés, et pendant quelques instants il me parut plus tranquille. C’était le premier beau soir du printemps ; je revoyais Léonce ; je sentais en moi le plaisir de vivre : il y a dans la jeunesse de ces moments où, sans aucune nouvelle raison d’espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup des impressions agréables qui n’ont point d’autre cause qu’un sentiment vif et doux de l’existence. « Ô Léonce ! lui dis-je, ni ce ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton bonheur ! — Rien, me répondit-il, rien ne peut affaiblir la passion que j’ai pour toi ; et cette passion, à présent, me fait mal, toujours mal ; tes yeux, qui s’élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux implorent la force de me résister. Delphine, dans ces étoiles que tu contemples, dans ces mondes peut-être habités, s’il y a des êtres qui s’aiment, ils se réunissent : les hommes, la société, leurs vertus mêmes ne les séparent point. — Cruel ! m’écriai-je, et ne me suis je donc pas donnée à toi ? ai-je une idée dont tu ne sois l’objet ? mon cœur bat-il pour un autre nom que le tien ?

— Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir, ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour ? peut-il suffire au mien ? » Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains tremblantes et des yeux voilés de pleurs. « Delphine ! ajouta-t-il, ta présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille tant de regrets, c’en est trop ; adieu ! » Et, se levant précipitamment, il voulut s’en aller. « Quoi ! lui dis-je en le retenant, tu veux déjà me quitter ? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent, les heures d’une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas ! peut-être bien plus courte encore pour nous ? — Oui, tu as raison, répondit-il en revenant, j’étais insensé de partir ! je veux rester ! je veux être heureux ! Pourquoi suis-je dans cet état ? Pourquoi, continua-t-il en mettant ma main sur son cœur, pourquoi y a-t-il là tant de douleurs ? Ah ! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens comme étouffé dans ses liens ; si je savais les rompre tous, tu serais à moi, je t’entraînerais. M. de Lebensei ! M. de Lebensei ! pourquoi m’as-tu fait connaître cet homme ? Il a des idées insensées sur cette terre, où règne l’opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse ; mais ces idées insensées troublent la tête, les sens ; je ne suis plus à moi ; je ne peux plus guider mon sort : si dans un autre monde nous conservons la mémoire de nos sentiments sans le souvenir cruel des peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble ; il faut renverser ces barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si la vie les consacre ! Parle-moi, Delphine, j’ai besoin du son de ta voix, de cette mélodie si douce ; elle calme un malheureux déchiré par son amour et sa destinée ! Viens, ne t’éloigne pas. » En achevant ces mots, il s’appuya sur un arbre ; et, passant ses bras autour de moi, il me serra avec une ardeur presque effrayante.

« Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes ? Tant que nous serons deux, ne souffriras-tu pas ? Si mes bras te laissent échapper, n’éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une faible idée des miennes ? »

Mon émotion était très-vive ; je tremblais, je faisais des efforts pour m’éloigner. « Tu pâlis, s’écria-t-il ; je ne sais ce qui se passe dans ton âme ; répond-elle à la mienne ? Delphine, dit-il avec un accent désespéré, faut-il vivre ? faut-il mourir ?» Une terreur profonde me saisit ; je voulais m’éloigner, mais les regards, mais les paroles de Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même ; je n’avais plus la force de supporter sa douleur, et cependant j’étais indignée des dangers auxquels m’exposait ma passion coupable. Tout à coup, me retraçant ce qui avait commencé le trouble de cette journée, je ne sais quelle pensée m’inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire rougir de son égarement.

« Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devait lui en imposer, ce que vous voulez, c’est ma honte ; notre bonheur innocent et pur ne vous suffit plus : vous m’accusez de ne pas vous aimer, quand mon cœur est mille fois plus dévoué que le vôtre. Répondez-moi solennellement, songez que c’est au nom du ciel et de l’amour que je vous interroge : si, pour nous réunir l’un à l’autre, il fallait, comme M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l’opinion, que feriez-vous ? » Léonce frémit, recula et se tut pendant un moment. Je saisis ce moment, et je lui dis : « Vous m’avez répondu, et vous osiez me demander de vous sacrifier l’estime de moi-même ! — Cruelle ! interrompit Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l’idée, non, je n’ai pas répondu ; c’est un piège que vous avez voulu me tendre ; vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites d’insidieuses questions aux victimes ! » Ce reproche me perça le cœur, et je me repentis de l’avoir mérité. « Léonce, lui dis-je alors avec tendresse, ce n’est ni ton silence ni ta réponse qui auraient pu rien changer à ma résolution ni à notre sort ; je ne cherche point à trouver dans ton caractère des raisons de résistance ; ah ! sous quelques formes que se montrent tes qualités et tes défauts mêmes, je ne puis voir en toi que des séductions nouvelles ; mais ne devais-je pas te rappeler quel joug la nécessité faisait peser également sur nous deux ? Cette nécessité, c’est le devoir, c’est la vertu, c’est tout ce qu’il y a de plus sacré sur la terre. Léonce, écoute-moi, Dieu m’entend : si tu me fais subir une seconde fois d’indignes épreuves, ou je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus.

— Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne sais quel est ton dessein, j’ignore ce que le souvenir de ce jour peut t’inspirer ; si tu pars, je jure, et je n’ai pas besoin d’en appeler au ciel pour te convaincre, je jure de n’y pas survivre ; si tu restes, peut-être ne m’est-il plus possible de te rendre heureuse, tu souffriras avec moi, ou je mourrai seul ; réfléchis à ce choix. Adieu. » Et sans ajouter un seul mot, il s’élança vers la grille du parc. Je n’osai point le rappeler ; je fis quelques pas seulement pour continuer à le voir. Il partit ; j’entendis longtemps encore de loin les pas de son cheval ; enfin tout retomba dans le silence, et je restai seule avec moi.

Mes réflexions furent amères ; je vous en prie, ma sœur, n’y ajoutez rien ; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice, n’en hâtez pas l’instant, ne précipitez pas les jours ; on en donne pour se préparer à la mort. Je me suis commandé de vous dire ce que j’aurais le plus souhaité de cacher : vous savez comme moi tout ce qui peut m’imposer la loi de m’éloigner de Léonce ; je n’ai pas voulu repousser l’appui que vous pouvez prêter à mon courage ; mais si Léonce m’épargnait ce cruel effort, s’il consentait à recommencer les mois qui viennent de s’écouler ?… Ah ! ne dites pas que je ne dois plus m’en flatter.

P. S. Madame d’Ervins doit arriver dans peu de jours ; elle aussi se réunira sans doute à vous : qu’obtiendrez-vous toutes les deux de mon cœur déchiré ?

LETTRE XL. — M. DE VALORBE À MADAME D’ALBÉMAR.
Paris, ce 15 mai 1 791.

Je suis à Paris, madame, et ne vous y ayant point trouvée, je me propose d’aller à votre campagne. Je ne sais pas si vous êtes bien aise de mon arrivée ; il ne tiendrait qu’à moi de croire, par quelques mots de votre belle-sœur, que vous n’avez pas un grand désir de me revoir ; il me semble cependant que j’ai des droits à votre bienveillance ; peut-être y a-t-il de la modestie à réclamer ces droits. Mais je rends justice aux autres et à moi-même ; il faut encore s’estimer très-heureux quand la reconnaissance n’est point oubliée.

Vous savez avec quelle sincérité, avec quel dévouement je vous suis attaché depuis que je vous connais : je ne m’attends pas à ce que vous fassiez grand cas de tout cela à Paris, et je serai bien à mon désavantage à côté de tous les gens aimables qui vous entourent ; mais à trente ans on a eu le temps d’apprendre que les succès valent peu de chose, et je me consolerais de n’en point avoir, si votre bonté pour moi n’en était point altérée. Je me sens triste et ennuyé ; vous seule pouvez m’arracher à cette disposition ; je ne connais que vous pour qui il vaille la peine de vivre ; tout ce qu’on rencontre d’ailleurs est si inconséquent et si absurde ! Depuis un jour que je suis ici, j’ai déjà parlé à je ne sais combien de gens impolis, distraits, frivoles, et ne s’occupant sérieusement que d’eux-mêmes ; enfin ils sont ainsi, c’est moi qui ai tort d’en être impatienté. Je ne suis venu que pour vous chercher, je ne reste que pour vous ; ne vous effrayez pas cependant, je ne vous verrai pas tous les jours. J’ai un voyage à faire chez une de mes tantes, qui durera près d’un mois, et plusieurs autres affaires me prendront du temps. Vous voyez que je veux vous rassurer. Toutefois, en m’exprimant ainsi, je souffre, et vous le croyez bien ; ceux qui se condamnent à paraître calmes n’en sont que plus agités au fond dû cœur. Agréez, madame, mes respectueux hommages.

LETTRE XLI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 18 mai.

Je n’ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur ; il me semble que mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m’avertit, par les peines que j’éprouve, qu’il est temps de renoncer au dangereux espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et douce ; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens ; il cherche en vain à me cacher l’agitation qui le dévore ; tout sert à la trahir : tantôt il m’accable des reproches les plus injustes, tantôt il se livre à un désespoir que je n’ai plus la puissance de calmer ; quelle faiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur !

M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevais une lettre de lui qui me l’annonçait ; je n’avais pu en prévenir Léonce. Il était près de sept heures, et je redoutais ce qu’éprouverait mon ami en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où j’ai coutume de le voir seul. Je ne l’avais point instruit à l’avance de la reconnaissance que je devais à M. de Valorbe, afin de n’être dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentiments pour moi. La visite de M. de Valorbe m’inquiétait donc beaucoup ; cependant j’espérais que Léonce ne serait pas assez injuste pour s’en fâcher. M. de Valorbe fut d’abord embarrassé en me voyant ; cependant il cherchait à me le dissimuler ; vous savez que c’est un homme qui dispute toujours contre lui-même : il veut passer pour maître de lui, et c’est un des caractères les plus violents qu’il y ait ; il ne dit pas deux phrases sans exprimer de quelque manière son mépris pour l’opinion des autres, et, dans le fond de son cœur, il est très-blessé de n’avoir pas dans le monde la réputation qu’il croit mériter ; il est en amertume avec les hommes et avec la vie, et voudrait honorer ce sentiment du nom de mélancolie et d’indifférence philosophique.

En l’écoutant me répéter que rien n’était digne d’un vif intérêt, toujours moi exceptée ; que parmi les hommes qu’il avait connus, il n’en avait pas rencontré deux qui fussent estimables, je réfléchissais sur la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous les deux susceptibles, mais l’un par amour-propre, et l’autre par fierté ; tous les deux sensibles aux jugements que l’on peut porter sur eux ; mais l’un par le besoin de la louange, et l’autre par la crainte du blâme ; l’un pour satisfaire sa vanité, l’autre pour préserver son honneur de la moindre atteinte ; tous les deux passionnés, Léonce pour ses affections, M. de Valorbe pour ses haines ; et ce dernier, quoique honnête homme au fond du cœur, capable de tout cependant, si son orgueil, la douleur habituelle de sa vie, était irrité. Il se remettait par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui est la véritable cause de son humeur, et il me parlait avec esprit et malignité sur les personnes qu’il connaissait, lorsque Léonce entra. Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de l’éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le front et son visage trop coloré lui donnent une expression rude, et que plus on l’observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté qu’on lui croyait d’abord.

Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, était plus qu’il n’en fallait pour offenser Léonce. Sa physionomie peignit à l’instant ce qu’il éprouvait, d’une manière qui me fit trembler. M. de Valorbe soutint quelques moments encore la conversation ; mais quand il s’aperçut que Léonce affectait de ne pas l’écouter, il se tut et le regarda fixement. Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air ! Il était appuyé sur la cheminée, et, considérant de haut M. de Valorbe, qui était assis à côté de moi, il ressemblait à l’Apollon du Belvédère lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire amer à cette expression qu’il ne pouvait égaler ; et sans doute il allait parler, si je ne m’étais hâté de dire à M. de Valorbe que M. de Mondoville, mon cousin, était venu pour m’entretenir d’une affaire importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans doute que Mathilde de Vernon, ma cousine, avait épousé M. de Mondoville, son visage se radoucit tout à fait.

Il prit congé de moi, et salua Léonce, qui resta appuyé comme il était sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe, surpris, voulut recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une explication ; je prévins cette intention en prenant tout de suite le bras de M. de Valorbe, pour l’emmener dans la chambre à côté, comme si j’avais eu quelques mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma part était si nouvelle pour M. de Valorbe, qu’elle lui fit tout oublier. Il me suivit avec beaucoup d’émotion ; j’achevai de détourner ses observations, en lui disant que mon cousin était absorbé par une inquiétude très-sérieuse dont il venait m’entretenir. Je consentis à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l’absence d’un mois qu’il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique Léonce pût le voir. J’étais si pressé de faire partir M. de Valorbe, que je ne comptais pour rien l’impression que pouvait faire ma conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s’en alla, et je rentrai dans la chambre où était Léonce. Non, Louise, vous ne pouvez pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières paroles ; je les supportai pour me justifier plus tôt, en lui racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité, et je finis en insistant particulièrement sur la reconnaissance que je lui devais pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M. d’Albémar.

« Il se peut, me répondit Léonce, qu’il ait sauvé la vie de M. d’Albémar ; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le fais pas renoncer aux droits qu’il se croit sur vous, et que vous autorisez. » Je fus blessée de cette réponse, et le souvenir de ce qui s’était passé depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette impression, je lui dis vivement : « Vous flattez-vous de conserver un pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser les plus indignes plaintes ? — Il est vrai, répondit-il avec empressement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances ; pardon de l’avoir osé ; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit de me trahir ? Vous êtes-vous crue libre parce que je suis malheureux ? Votre erreur serait grande, ou du moins votre nouvel amant ne serait pas votre époux avant d’avoir appris quel sang il doit verser pour vous obtenir ! » L’indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement enfin m’inspira ce qui pouvait apaiser Léonce. « Je vous conseille, lui dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés quand nous devions être unis ; ils sont plus justes cette seconde fois que la première, car j’ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à vos prières, j’ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens pour vous. » À ces mots, Léonce perdit tout souvenir de M. de Valorbe ; il n’était plus irrité, mais je n’en espérai pas davantage pour notre bonheur à venir.

Il ne me cacha plus ce que je n’avais que trop deviné : il m’avoua qu’il ne pouvait plus supporter la vie tant que notre sort resterait le même ; qu’il était jaloux parce qu’il ne se croyait aucun droit sur moi ; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir. « Je le sais, me dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu’à présent ; il y a tant d’abîmes dans la douleur, que son dernier terme est inconnu ; tant que vous ne m’avez pas abandonné, je vis, mais en furieux, en insensé… » J’allais l’interrompre pour le rappeler à des sentiments plus doux, lorsqu’on vint m’annoncer que le courrier de madame d’Ervins était arrivé, et la précédait de quelques minutes.

Léonce voulut alors me quitter. « Je ne me sens pas en état, me dit-il, de voir madame d’Ervins ; elle est à plaindre, je le sais ; cependant j’ai besoin de me préparer à sa présence : c’est elle, je ne l’en accuse pas, mais enfin c’est elle… » Il n’acheva point, me serra la main, et partit précipitamment. Peu d’instants après son départ, madame d’Ervins arriva.

Hélas ! combien elle est changée ! ses traits sont restés charmants ; mais l’expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent pas de la regarder sans attendrissement. Elle est si fatiguée, que je n’ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu’elle repose, ma Louise, je vous écris ; je veux aussi confier ma situation à Thérèse : j’espère en ses conseils, en son exemple ; secondez-moi de mes vœux.

LETTRE XLII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 21 mai.

Oh ! que d’émotions Thérèse m’a fait éprouver ! Je ne sais point ce qu’on veut de moi, ce qu’on peut en obtenir ; mon cœur succombe devant l’effort qu’on exige ; une lettre de vous est venue se joindre aux exhortations de Thérèse ; ne vous réunissez pas pour m’accabler ; vous ne savez pas ce que vous me demandez ! Dois-je renoncer à Léonce ? le voulez-vous ? Ah ! ne le prononcez pas ; j’ai pressenti que vous alliez approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblais de la lire ; et quand, par délicatesse, vous n’avez point achevé ce que vous aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m’aviez affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis faible, je le sens : je n’ai point les vertus qui préparent aux grands sacrifices. Mon âme, livrée dès son enfance aux mouvements naturels qui l’avaient toujours bien conduite, n’est point armée pour accomplir des devoirs si cruels : je n’ai point appris à me contraindre. Hélas ! je ne croyais pas en avoir besoin. Que n’ai-je l’exaltation religieuse de Thérèse ! Mais, quand j’implore le ciel, où ma raison et mon cœur placent un Être souverainement bon, il me semble qu’il ne condamne pas ce que j’éprouve ; rien en moi ne m’avertit qu’aimer est un crime : plus je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce.

Je vous ai mandé que M. de Serbellane avait quitté l’Italie pour s’établir en Angleterre, et que, désespérant de faire changer Thérèse de résolution, il ne voyait plus personne et paraissait plongé dans la plus grande mélancolie. Thérèse ne m’a pas prononcé son nom ; une lettre de Londres m’avait appris ces tristes détails, et je n’ai pas osé lui en parler. Qu’elle est noble et sensible, cependant, cette Thérèse qui s’immole à son devoir ! Je la conduis après-demain à son couvent ; que n’ai-je la force de l’y suivre ! C’est ainsi qu’il faudrait se séparer ! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux tombeau de toutes les pensées de la terre que de vivre encore en ne voyant plus ce qu’on aime !

Le lendemain de l’arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle ; j’entrevis dans ses discours qu’elle se croyait coupable envers moi, et qu’elle en éprouvait les regrets les plus amers ; mais elle craignait de m’en parler, et reculait le moment de l’explication. Léonce vint le soir. Au moment où madame d’Ervins entra dans ma chambre, il essaya de dissimuler l’impression qu’il éprouvait ; mais elle n’échappa point aux regards de Thérèse, et j’appris bientôt qu’elle savait tout ce que je croyais lui avoir caché.

« Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n’avais jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais que, par le concours des plus funestes circonstances, c’est moi qui ai été la cause de l’erreur fatale qui vous a séparé de madame d’Albémar. J’ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde ; il ne m’a pas encore donné la force de me consoler des peines que j’ai causées à ma généreuse amie. Si je n’avais pas cru que, de mon consentement, vous étiez instruit de mon crime à l’époque même de la mort de M. d’Ervins, je me serais hâtée de m’accuser devant vous ; mais je n’ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle que la délicatesse de madame d’Albémar l’avait engagée à me taire. J’aurais pu, dès que je la soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j’en eus acquis la certitude à Bordeaux par les diverses questions que vous fîtes à ma fille, j’aurais pu, dis-je, publier la vérité ; mais vous étiez marié : je ne pouvais rendre à mon amie le bonheur dont je l’ai privée, et j’avais les plus fortes raisons de craindre que la famille de mon mari ne m’enlevât ma fille, et ne se permit, pour me l’ôter, si je m’avouais coupable, le scandale d’un procès public. J’ai donc espéré que vous me pardonneriez d’avoir retardé la justification authentique que je dois à madame d’Albémar jusqu’à ce jour, où j’ai fait signer d’une manière irrévocable à toute la famille de M. d’Ervins les arrangements qui assurent la fortune d’Isaure, et m’autorisent à la confier à madame d’Albémar. J’ai abandonné tous mes droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j’entre après-demain dans un couvent : je suis donc libre à présent de réparer aux yeux du monde le tort que j’ai pu faire à la réputation de madame d’Albémar ; mais, hélas ! je le sais, je n’en aurai pas moins perdu sa destinée. Son cœur, inépuisable en sentiments nobles et tendres, n’a pas cessé de m’aimer : vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous plus inflexible qu’un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu mon repentir ? me pardonnerez-vous ? »

Ô ma sœur ! que n’avez-vous pu voir Léonce en ce moment ! Non, vous ne m’auriez plus demandé de le quitter ; l’expression triste, sombre, et presque toujours contenue, qu’il avait depuis quelque temps, disparut entièrement, et son visage s’éclaira, pour ainsi dire, par le sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre pour recevoir la main de madame d’Ervins, et, de la voix la plus émue, il lui dit : « Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander ? Ce n’est pas vous, c’est moi qui suis le seul coupable ; et cependant je vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois même mes reproches. Aurais-je le droit de vous en adresser ? Non sans doute, et j’en ai moins encore le pouvoir ; votre sort, votre courage, votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la repousser, me pénètrent de respect et de pitié ; et si j’étais digne de me joindre à vos touchantes prières, je demanderais au ciel pour vous le calme que mon cœur déchiré ne connaît plus, mais qu’au prix de tant de sacrifices vous devez enfin obtenir

— Ah ! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d’écarter de moi votre haine ; mais ce n’est pas tout encore il faudra que vous m’écoutiez sur votre sort à tous les deux. Avant de vous en parler, je veux voir madame d’Artenas ; je ne connais qu’elle à Paris, c’est une parente de M. d’Ervins, elle est aussi l’amie de madame d’Albémar ; je dois lui faire part de la résolution que j’ai prise. Voulez-vous avoir la bonté, monsieur de Mondoville, de me conduire demain chez elle ? J’entre après-demain dans mon couvent, et huit jours après, le premier de juin, je prendrai le voile de novice.

— Ciel ! dans huit jours ! m’écriai-je. — C’est un secret, reprit Thérèse ; vous savez que, par les nouvelles lois, on ne reconnaît plus les vœux ; mais le prêtre vénérable qui me conduit a tout arrangé, et si l’on ne permettait plus aux religieuses de vivre en France en communauté, il m’a assuré un asile dans un couvent en Espagne. Je vous demanderai, ma chère Delphine, de me conduire vous-même dans ma retraite avec ma fille ; je l’embrasserai sur le seuil du couvent pour la dernière fois, et, après cet instant, c’est vous qui serez sa mère. »

Sa voix s’altéra en parlant de sa fille ; mais, faisant un nouvel effort, elle dit à Léonce : « Demain à midi, n’est-il pas vrai, monsieur de Mondoville, vous viendrez me chercher pour me mener chez madame d’Artenas ? » Léonce consentit à ce qu’elle désirait par un signe de tête ; il ne pouvait parler, il était trop ému. Ah ! c’est une âme aussi tendre que fière ! ce n’est pas l’amour seul qui le rend sensible, la nature lui a donné toutes les vertus. Thérèse le regardait avec attendrissement, et c’est lui, j’en suis sûre, dont elle aurait imploré la protection, s’il lui était encore resté quelque intérêt dans le monde.

Le lendemain, Léonce et madame d’Ervins revinrent ensemble à quatre heures de chez madame d’Artenas : je vis, sans en savoir la cause, que Léonce avait été très-attendri ; Thérèse, calme en apparence, demanda cependant à se retirer quelques heures dans sa chambre. Léonce, resté seul avec moi, me raconta ce qui venait de se passer ; il ne se doutait point du projet de madame d’Ervins en la conduisant chez madame d’Artenas, et dans la route elle n’avait rien dit qui pût lui en donner l’idée. Ils arrivèrent ensemble chez madame d’Artenas, et la trouvèrent seule avec sa nièce, madame de R. Après que madame d’Ervins eut annoncé sa résolution à madame d’Artenas, elle lui fit le récit de la conduite que j’avais tenue envers elle, et, attribuant à cette conduite un mérite bien supérieur à celui qu’elle peut avoir, elle avoua tout, excepté ce qui eût indiqué mes sentiments pour Léonce. Il m’a dit que de sa vie il n’avait éprouvé pour aucune femme autant de respect que pour madame d’Ervins dans le moment où elle croyait faire un acte d’humilité. Léonce a remarqué que Thérèse avait rougi plusieurs fois en parlant, mais sans jamais hésiter. « Et je voyais réunie en elle, a-t-il ajouté, la plus grande souffrance de la timidité et de la modestie à la plus ferme volonté. » Elle finit en déclarant à madame d’Artenas que, loin de demander le secret sur ce qu’elle venait de lui dire, elle désirait qu’elle le publiât chaque fois que ses relations dans le monde la mettraient à portée de repousser la calomnie dont je pourrais être l’objet.

Elle se recueillit un instant, après avoir achevé ses pénibles aveux, pour chercher s’il ne lui restait point encore quelque devoir à remplir. Personne n’osa rompre le silence ; elle avait trop ému ceux qui l’écoutaient pour qu’ils fussent en état de lui répondre ; et comme sans doute elle craignait toute conversation sur un pareil sujet, elle se leva pour la prévenir, en faisant une inclination de tête à madame d’Artenas et à sa nièce ; elle sortit sans leur avoir laissé le temps d’exprimer l’intérêt et l’attendrissement qu’elles éprouvaient. Vous concevez, ma chère Louise, combien cette scène m’a touchée. Admirable Thérèse ! bien plus admirable que si jamais elle n’avait commis de faute ! que de vertus elle a tirées du remords ! combien elle vaut mieux que moi, qui me traîne sans force sur les dernières limites de la morale, essayant de me persuader que je ne les ai pas franchies !

Cette journée d’émotions n’était pas terminée ; Thérèse n’avait pas encore accompli tout ce que sa religion lui commandait : elle vint rejoindre Léonce et moi ; et comme j’allais vers elle pour lui exprimer ma reconnaissance : « Attendez, me dit-elle, car je crains bien d’être forcée de vous déplaire ; mais demain je quitte le monde, et j’ai presque aujourd’hui le droit des mourants ; écoutez-moi donc encore. » Elle s’assit alors, et, s’adressant à Léonce et à moi, elle nous dit :

« J’ai détruit votre bonheur ; sans moi vous seriez unis, et la vertu contribuerait autant que l’amour à votre félicité. Ce tort affreux, ce tort que je ne pourrai jamais expier, c’est mon crime qui en a été la cause ; un malheur plus funeste encore, la mort de mon mari, a été la suite immédiate de mon coupable amour. Ce n’est donc pas moi, non, ce n’est pas moi qui pourrais me croire le droit de donner de sévères conseils à des âmes aussi pures que les vôtres ; cependant Dieu peut choisir la voix des pécheurs pour faire entendre des avis salutaires aux cœurs les plus vertueux. Vous vous aimez ; l’un de vous est lié par des chaînes sacrées, et vous vous voyez, et vous passez presque tous vos jours ensemble, vous fiant à la morale qui vous a préservés jusqu’à présent ! Je n’avais point sans doute vos lumières, je n’avais point vos vertus ; mais je formai néanmoins les mêmes résolutions que vous, et le charme de la présence affaiblit par degrés tous les sentiments honnêtes sur lesquels je m’appuyais. Delphine, faudrait-il qu’après être tombée je vous entraînasse dans ma chute ? aurais-je à rendre compte de votre âme à l’Éternel ? Ah ! ce serait moi seule qui mériterait d’être punie ; mais vous ne seriez plus cet être incomparable que je retrouverai dans le ciel un jour, si mon repentir m’y fait recevoir.

« Et vous, Léonce, et vous, continua-t-elle, serez-vous heureux si vous entraînez mon amie, si vous égarez ce caractère noble et vertueux que Dieu appellera plus particulièrement à lui quand le malheur ou, ce qui est la même chose, une plus longue durée de la vie lui aura fait sentir la nécessité d’une religion positive, quand elle guidera ma fille dans le monde, au lieu d’y régner elle-même ?… — Votre fille ! m’écriai-je, pourquoi l’abandonnez-vous ? pourquoi m’en remettez-vous le soin ? Je n’en suis pas digne !

— Delphine ! généreuse Delphine ! interrompit Thérèse, me serais-je donc si mal fait comprendre que vous puissiez penser qu’il existe un être au monde que j’estime plus que vous ? Quand vous vous laisseriez entraîner par l’amour, je sais que votre cœur, resté pur, ne puiserait dans ses fautes qu’une connaissance plus cruelle, mais plus certaine, de la nécessité de la morale. Les malheurs de mon amie me seraient, hélas ! un garant de plus des soins qu’elle donnerait à l’éducation vertueuse de ma fille. Mais vous, mais vous, Delphine, que deviendrez-vous si vous êtes coupable ? et par quel vain espoir vous flattez-vous de l’éviter ? S’il gémit de votre résistance, s’il vous montre sa douleur, s’il vous la cache, et que ses traits altérés le trahissent, s’il est malheureux enfin, dites-moi donc, si vous le savez, comment vous ferez pour le supporter ? Écoutez, je suis prête à m’ensevelir pour toujours ; la main de Dieu est déjà sur moi ; j’ai trouvé dans mon âme la force de tout briser, de renoncer à tout : eh bien ! je ne me sentirais pas encore la puissance de voir souffrir ce que j’aime ; et vous vous la croyez, cette puissance ! Delphine ! insensée, il faut vous séparer de lui pour jamais, ou tomber à ses pieds, soumise à ses désirs. Vous ne pouvez trouver que dans l’exaltation d’un grand sacrifice des forces contre l’amour. Delphine ! au nom du ciel !… – Arrêtez ! s’écria Léonce avec l’accent le plus douloureux ; ce n’est point à Delphine que vous devez vous adresser, elle est libre, et je suis lié pour jamais ; elle voulait s’unir à moi, je l’ai méconnue ; s’il faut déchirer un cœur, choisissez le mien ; je puis partir, je le puis. La guerre va bientôt s’allumer en France ; j’irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions ; dans ce parti sans puissance, se faire tuer n’est pas difficile. Si vous avez dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la mort de Léonce, si vous en avez, j’y consens et je vous le pardonne : mais pouvez-vous imaginer qu’après avoir passé près d’elle des jours orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentiments les plus intimes, je vivrais privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon amie ! de celle qui devrait être ma femme, et que je ne reverrais plus ! de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m’est sans cesse présente ? Croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la résolution du désespoir, mon sang glacé cesserait de ranimer mon cœur si je ne vivais plus pour elle. Et c’est vous, madame, qui pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré, tout ce qu’éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous ! — C’en est trop, s’écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui me causa le plus mortel effroi ; c’en est trop ! Quel langage vous me faites entendre ! me croyez-vous donc assez guérie pour n’en pas mourir ! ignorez-vous ce qu’il m’en coûte ? pouvez-vous réveiller ainsi tous mes souvenirs ? Cessez, cessez ! Delphine, soutenez-moi ; éloignons-nous d’ici. »

Léonce, inconsolable de l’état où il avait jeté madame d’Ervins, n’osait approcher d’elle ; on l’emporta dans sa chambre, je la suivis, et je fis dire à Léonce que je ne redescendrais pas. Je ne voulais pas quitter madame d’Ervins, et je me sentais aussi dans un trouble qui me rendait impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de mes cruelles incertitudes, des remords que madame d’Ervins a fait naître en moi ? Je veux me déterminer enfin, je le veux ; mais je ne puis le revoir qu’après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle, ô mon Dieu !

Madame d’Ervins passa près d’une heure sans prononcer une parole, m’écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs ; je crus que c’était le moment d’essayer encore de la détourner d’entrer au couvent : les premiers mots que je prononçai sur ce sujet lui rendirent tout à coup du calme ; elle me demanda doucement de m’éloigner. J’ai appris, depuis, qu’elle avait passé deux heures en prières, qu’après ces deux heures elle s’était couchée, et qu’elle avait paisiblement dormi jusqu’au matin.

Pour moi, j’ai passé cette nuit sans fermer l’œil : infortunée que je suis ! un esprit éclairé, quand l’âme est passionnée, ne fait que du mal ; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les croyances qui remplissent son imagination, et mon cœur en aurait besoin. J’invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment, quel qu’il soit, assez fort pour lutter contre l’amour. Quelquefois je suis prête à vous conjurer de venir ici ; je voudrais m’en remettre à vous sur mon sort : vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me jugeriez. Ah ! ma sœur, cette prière serait-elle trop exigeante ? feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous redemanderait d’exercer de nouveau l’empire le plus absolu sur sa volonté ?

LETTRE XLIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 26 mai 1791.

Non, ne venez pas, tout est promis ; je le crois, tout est décidé. Thérèse a trop usé peut-être de l’empire que mon attendrissement lui donnait sur moi ; mais enfin j’ai cédé à ses larmes, à l’ardeur de ses prières. Son imagination était frappée de l’idée qu’elle aurait à se reprocher la perte de mon âme ; son confesseur, je crois, l’avait encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur, son éloquence, m’ont entièrement bouleversée ; je n’ai pas consenti cependant à m’éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir ; je ne le puis, je ne le dois pas : le véritable crime serait d’exposer sa vie ; quel effroi peut l’emporter sur une telle crainte ? le remords même est plus facile à braver.

Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle compte sur l’impression de cette solennité, et, malgré la résistance qu’il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu’au pied de l’autel ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu’il me laisse partir. Elle veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c’est que son salut à elle-même dépend du mien, et qu’il ne peut sans barbarie se refuser au dernier effort qu’elle veut tenter pour m’arracher aux malheurs qui me menacent ; elle se croit sûre d’obtenir ainsi le consentement de Léonce. J’ai promis que si elle l’obtenait en effet, je partirais à l’instant même ; c’est dans six jours, et je dois jusque-là cacher à Léonce ce que j’éprouve ; je l’ai juré. Je vous l’avoue, lorsque Thérèse m’a arraché tous les engagements qu’elle a voulu, j’avais un espoir secret que rien ne pourrait décider Léonce à mon départ ; mon opinion à présent n’est plus la même : Thérèse est si touchante ! le moment qu’elle a choisi pour parler à Léonce est si propre à l’émouvoir ! J’y joindrai moi-même mes instances, je le dois, je le ferai ; mais se taire pendant ces six jours, le revoir avec l’idée que bientôt peut-être nous serons séparés ! Thérèse a trop exigé de moi ; sa dévotion, tout à la fois exaltée et romanesque, m’ébranle, m’entraîne, et ne me soutient pas.

Elle m’a répété de mille manières, avec cet accent passionné quelle tient de l’amour et qu’elle consacre à la religion, que je ne pouvais pas me refuser à l’espoir qu’il lui restait encore de me sauver et d’obtenir l’absolution de ses fautes. « Je vous demande bien peu me disait-elle, je vous demande seulement la permission d’essayer dans un moment solennel si je puis attendrir votre amant sur le sort auquel il vous livre ; vous ne pouvez pas vous y opposer sans vous avouer à vous-même que, dût-il accéder à votre départ, vous n’en seriez pas capable ! » Je résistais encore à ce qu’elle désirait, une crainte vague me retenait : mais lorsque j’étais prête à la quitter, elle s’est précipitée à mes pieds avec sa fille, et m’a représenté avec une telle force ce que j’éprouverais si je me rendais coupable, ce qu’elle avait souffert, parce que, éloignée de moi, une âme courageuse n’était point venue à son secours ; elle a fait naître dans mon cœur une émotion si vive, que j’ai consenti à tout.

Qu’en arrivera-t-il ? une séparation déchirante : je suis comme égarée ; on dispose de moi sans que ma volonté me guide ; je ne sais ce que je dois craindre ; peut-être de tels efforts augmenteront-ils les dangers mêmes dont on veut me sauver ! — Ah ! Léonce, c’est à vous qu’on s’en remet, est-ce vous qui briserez nos liens ?

LETTRE XLIV. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 23 mai.

D’où vient le trouble que j’éprouve ? Jamais vous ne m’avez paru plus touchante, plus sensible qu’hier ! J’étais dans l’ivresse auprès de vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n’ai éprouvé qu’une inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous faisant peindre pour moi ; vous aviez revêtu un costume grec qui vous rendait plus céleste encore ; tous vos charmes se développaient à mes yeux ; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentais dévoré par une passion qui consumait ma vie : le peintre nous a quittés, je vous ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur mon épaule ; mais je ne vous avais point communiqué l’ardeur que j’éprouvais. Vos yeux se remplissaient de larmes, votre visage était pâle, et votre regard abattu ; si, dans cet état, il eût été possible que votre cœur vous livrât à mon amour, il me semble qu’un sentiment inconnu, mais tout-puissant, m’eût interdit le bonheur même.

Je m’éloignais, je me rapprochais de vous, vous gardiez le silence ; cependant vous m’aimiez, et j’éprouvais au dedans de moi même une fièvre d’amour, un frisson de douleur tout à fait inexplicable. J’ai voulu vous demander de prendre votre harpe ; vous savez combien vous me calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument. « Ah ! m’avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne m’en demandez pas. » Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter ? Vous m’avez souvent répété ces paroles de Shakespeare : L’âme qui repousse la musique est pleine de trahison et de perfidie. Pourquoi la repoussez-vous ?

J’ai votre parole de ne jamais partir à mon insu, je ne puis la révoquer en doute ; vous me l’avez de nouveau répété : quelle est donc la cause de l’état où je vous ai vue ? Ah ! sentiriez-vous quelque atteinte de la douleur qui me tue ? sentiriez-vous qu’il faut mourir, si nous ne nous appartenons pas l’un à l’autre ? Non, vos yeux n’exprimaient ni l’entraînement ni l’abandon. Delphine, ton âme est si pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami l’aperçoive : dis-moi donc quel est le sentiment qui t’occupait hier ?

LETTRE XLV. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 31 mai.

L’un de vos amis vous a mandé qu’il m’avait trouvé changé, et vous en êtes inquiet ; je vous en prie, rassurez-vous : je souffre, mais il n’y a point de danger pour ma vie ; j’ai assez souvent la fièvre le soir, ce sont les peines de mon âme qui me la donnent. Depuis quelque temps, je crains sans cesse que madame d’Albémar ne s’éloigne de moi ; le trouble qu’elle me cause excite dans mon sang une agitation continuelle ; mais ce n’est pas, soyez-en sûr, la maladie qui me tuera. Ne venez point me voir, vous ne pourriez rien sur moi ; jamais on n’a ressenti ce que j’éprouve ! Je sortirai de cet état, il faut qu’il finisse à quelque prix que ce puisse être, il le faut. Attendez mon sort ; je ne veux pas que votre vie paisible s’approche de la mienne ; une influence fatale tomberait sur vous.

LETTRE XLVI. — DELPHINE À LÉONCE.
Bellerive, ce 1er juin, à 10 heures du matin.

Madame d’Ervins m’écrit encore ce matin qu’elle désire vivement que vous soyez témoin de la cérémonie de ce soir : venez me chercher à quatre heures pour me conduire à son couvent ; elle le veut, nous ne pouvons le lui refuser.

LETTRE XLVII. — RÉPONSE DE LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 1er juin, à midi.

Si vous l’exigez, j’irai ; mais essayez de m’en dispenser, j’ai peur des émotions ; vous ne savez pas dans la disposition actuelle de mon âme, combien elles me font mal ! Je serai chez vous à quatre heures ; mais, s’il est possible, écrivez à madame d’Ervins que vous irez seule.

LETTRE XLVIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 2 juin.

Si je ne suis pas encore tout à fait indigne de vous, ma Louise, je ne sais à quel secours du ciel je le dois. Méritais-je ce secours, après des moments si coupables ? Non, sans doute ; mais il m’a été donné pour me livrer à la douleur, pour expier par mes regrets ce jour où mes sentiments ont profané tout ce qu’il y a de plus respectable au monde. Je suis bien malade ; on me croit en danger, on me défend d’écrire ; mais, si je dois mourir, je veux que vous connaissiez les dernières heures que j’ai passées. Elles ont été terribles ! que le souvenir en demeure déposé dans votre sein ! Apprenez quels sont les efforts qui peut-être ont précédé la fin de ma vie ! Je crains que ma fièvre ne me fasse tomber dans le délire ; je n’ai peut-être plus que quelques instants pour recueillir mes pensées, je vous les consacre encore. Aimez-moi ! Si je meurs, je puis être pardonnée.

Léonce, à regret, s’était enfin décidé à m’accompagner, comme le désirait madame d’Ervins ; nous arrivons à la porte du couvent où je l’avais conduite la veille, et près duquel demeurait son confesseur. Un homme m’y attendait pour me remettre une lettre d’elle qui m’apprenait qu’elle serait reçue novice, dans quel lieu, juste ciel ! dans l’église même où j’ai vu Léonce se marier ! Thérèse me l’avait caché, mais c’était sur ce moyen qu’elle comptait pour triompher de notre amour. J’hésitai, je l’avoue, si je continuerais ma route ; mais la fin de la lettre de Thérèse était tellement pressante, elle me disait avec tant de force qu’elle avait besoin de me revoir encore, que je lui percerais le cœur en la privant dans un tel moment de la présence de sa seule amie, que je n’eus pas le courage de la refuser. Léonce, cette fois, voyant dans quel état d’émotion j’étais, insista pour ne pas m’abandonner seule à cette épreuve douloureuse. J’étais déjà dans un tel trouble, que je cessai de vouloir, et je me laissai conduire sans réflexion ni résistance.

Pendant la route qui nous restait encore à faire, nous gardâmes l’un et l’autre le plus profond silence ; néanmoins, à l’instant où ma voiture tourna dans le chemin qui conduit à l’église de Sainte-Marie, Léonce, reconnaissant les lieux qu’il ne pouvait oublier, dit avec un profond soupir : « C’était ainsi que j’allais avec Mathilde ; elle était là, s’écria-t-il en montrant ma place : oh ! pourquoi suis-je venu ? Je ne puis… » Il semblait vouloir fuir ; mais en me regardant, ma pâleur et mon tremblement le frappèrent sans doute, car, s’arrêtant tout à coup, il ajouta : « Non, pauvre malheureuse, tu souffres, je ne te laisserai point souffrir seule ! appuie-toi sur ton ami. » Nous descendîmes de la voiture ; l’église était fermée pour tout le monde, excepté pour nous. Un vieux prêtre vint à notre rencontre ; et, se souvenant mal des deux personnes qu’on l’avait chargé de recevoir, il me dit en montrant Léonce : « Madame, monsieur est sans doute votre mari ? Ah ! Louise, ce mot si simple réveillait tant de regrets et de remords, que je restai comme immobile devant la porte de l’église, n’osant en franchir le seuil. Léonce prit la parole avec précipitation : « Je suis le parent de madame, » répondit-il ; et, m’entraînant après lui, nous entrâmes. Le prêtre nous fit asseoir sur un banc peu éloigné de la grille du chœur. Léonce se plaça de manière qu’il ne pût apercevoir l’autel devant lequel il s’était marié ; sa respiration était haute et précipitée ; moi j’avais couvert mes yeux de mon mouchoir, je ne voyais rien, je pensais à peine : j’éprouvais seulement une agitation intérieure, une terreur sans objet fixe, qui troublait entièrement mes réflexions. L’une des portes qui conduisaient dans l’intérieur du couvent s’ouvrit : des religieuses couvertes d’un voile noir, suivies de l’infortunée Thérèse, vêtue d’une robe blanche, s’avancent à quelque distance de nous dans un profond silence : Thérèse s’appuyait sur le bras de son confesseur ; mais ses pas n’étaient point chancelants, on pouvait même remarquer qu’une exaltation extraordinaire les rendait trop rapides. Pendant qu’elle marchait, les prêtres chantaient un psaume lugubre qu’accompagnait un orgue assez doux. Thérèse quitta les religieuses pour venir vers moi ; elle me serra la main avec une expression que je ne pourrai jamais oublier, et, tendant une lettre à Léonce, elle lui dit à voix basse : « Quand la barrière éternelle sera refermée sur moi, lisez ce papier, dans cette église même, à la lueur de cette lampe qui brûle à quelques pas de l’autel où vous avez prononcé d’irrévocables serments. Écoutez, pour vous préparer à ce que j’ose vous demander, les chants des religieuses qui vont consacrer mon entrée dans leur asile ; quand ils auront cessé, je n’existerai plus pour le monde ; mais si vous exaucez mes prières, vous me réconcilierez avec Dieu ; je ne serai plus coupable devant lui de votre perte à tous les deux. Et toi, mon amie, me dit-elle, tu vois où l’amour m’a conduite ; fuis mon exemple. Adieu. » n achevant ces mots, elle s’approcha de la grille du chœur, tourna la tête encore une fois vers moi ; et dans le moment où cette grille allait nous séparer pour toujours, elle me fit un dernier signe, comme sur les confins de la terre et du ciel. Je crus la voir passer de la vie à la mort ; et, dans l’éloignement, elle m’apparaissait telle qu’une ombre légère, déjà revêtue de l’immortalité.

Léonce était resté immobile, tenant à la main la lettre de Thérèse. « Que contient-elle ? me dit-il avec l’accent le plus sombre ; que voulez-vous de moi ? Seriez-vous d’accord avec elle ? — Je vous en conjure ! interrompis-je, obéissez à la prière de Thérèse : ne lisez point encore ce qu’elle vous écrit ! Donnez un moment à la pitié pour elle ! Je suis là, près de vous, mon ami ; ah ! pleurons encore quelques instants sans amertume ! » Léonce, placé derrière moi, posa sa main sur le pilier qui me servait d’appui ; ma tête tomba sur cette main tremblante, et ce mouvement, je crois, suspendit quelque temps son agitation. La musique continua ; l’impression quelle me causait me plongea dans une rêverie extraordinaire, dont je n’ai pu conserver que des souvenirs confus ; bientôt j’entendis les sanglots étouffés de mon malheureux ami, et je m’abandonnai sans contrainte à mes larmes. J’invoquai Dieu pour mourir dans cette situation, elle était pleine de délices ; je n’imposais plus rien à mon âme, elle se livrait à une émotion sans bornes ; il me semblait que j’allais expirer à force de pleurs, et que ma vie s’éteignait dans un excès immodéré d’attendrissement et de pitié. Je ne sais combien de temps dura cette sorte d’extase, mais je n’en fus tirée que par le bruit que firent les rideaux du chœur lorsqu’on les ferma. La cérémonie terminée, les religieuses et les prêtres s’étant retirés, nous n’entendîmes plus, nous ne vîmes plus personne, et nous nous trouvâmes seuls dans l’église, Léonce et moi.

Léonce, sans quitter ma main, s’approcha de la lumière, et lut la prière solennelle, éloquente et terrible, que Thérèse lui adressait pour l’engager à sauver mon âme, en rompant nos liens et en cessant de nous voir. Je ne pus en saisir que quelques paroles qu’il répétait en frémissant. À peine l’eut-il finie, que, levant sur moi des yeux pleins de douleur et de reproches, il me dit : « Est-ce vous qui avez combiné ces émotions funestes ? est-ce vous qui avez résolu de me quitter ? — Consentez, lui dis-je avec effort, consentez à mon absence. Léonce, je t’en conjure, cède à la voix du ciel que Thérèse t’a fait entendre ! Ne sens-tu pas que les forces de mon âme sont épuisées ? Il faut que je m’éloigne ou que je devienne criminelle ! Un plus long combat n’est pas en ma puissance ! saisissons cet instant !… — Il est donc vrai, reprit Léonce, il est donc vrai que vous avez formé le dessein de me quitter ! que tant de jours passés ensemble n’ont point laissé de trace dans votre cœur ! Oui ! c’en est fait ! il n’y aura plus sur cette terre une heure de repos pour moi ! Et quand devait-elle commencer cette séparation ? — À l’heure même ! m’écriai-je ; tout est prêt, l’on m’attend ; laissez-moi partir ; que ce lieu soit témoin de ce noble effort ! — Il sera témoin, s’écria-t-il, de ma mort ; je me sens abattu, je n’ai plus d’espérance qui pourrait m’aider à triompher de votre dessein ! Je me suis trompé vous n’avez pas d’amour ! vous n’en avez pas ! vous pouvez partir. Eh bien, le sacrifice est fait ; vous le pouvez. Adieu. »

Louise, jamais la douleur de Léonce n’avait été si profonde et si touchante ; elle avait changé son caractère. Il n’essayait pas de me retenir ; mais je voyais dans son regard une expression funeste, une résignation sombre, qui me glaçait de terreur. J’essayai de lui parler, il ne me répondait plus ; je ne pouvais supporter qu’il eût cessé de croire à ma passion pour lui ; dix fois il en repoussa l’assurance, et semblait craindre les sentiments les plus doux, comme si, décidé à mourir, il avait eu peur de regretter la vie. Enfin un accent plus tendre le ranima tout à coup, mais pour fui rendre un égarement non moins effrayant que l’accablement dont il sortait. « Eh bien, me dit-il, si tu veux que je croie à ton amour si tu veux que je vive, il en existe encore un moyen ! Il peut seul expier ce que tu m’as fait souffrir ! il peut seul prévenir les tourments qui m’attendent ! Il faut te lier à l’instant même par un serment que tu nommeras sacrilège, mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire consentir à la vie. — Que veux-tu de moi ? lui dis-je épouvantée ; ne sais-tu pas que je t’adore ? n’es-tu pas le souverain de ma vie ? — Qui pourrait compter, me répondit-il avec amertume, qui pourrait compter sur ton âme incertaine, combattue, toujours prête à m’échapper ? Il n’est qu’un lien sur la terre, il n’en est qu’un qui puisse répondre de toi ! Et ce moment de désespoir est le dernier où la passion, toujours repoussée, toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander, puisse obtenir l’engagement de l’amour. Qu’il soit donné dans ces lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels souvenirs ! que l’horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton refus irrévocable ! Viens, suis-moi. » Je sentais qu’il voulait m’entraîner vers l’autel fatal, près de la colonne derrière laquelle j’avais été témoin de son malheureux mariage ; nous en étions encore à quelques pas, et je m’appuyais sur l’un des tombeaux que des regrets pieux ont consacrés dans cette église.

« Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts. — Non, me dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne résiste point, suis mes pas. » Les forces me manquaient ; il passa son bras autour de moi ; et, entraînée par lui, je me trouvai précisément en face de l’autel où le sacrifice de mon sort avait été accompli. Je regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée ; ses cheveux étaient défaits ; sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie, avait pris un caractère surnaturel, et me pénétrait à la fois de crainte et d’amour. « Donne-moi ta main, s’écria-t-il, donne-la-moi ; s’il est vrai que tu m’aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir besoin comme moi de bonheur ; jure sur cet autel, oui, sur cet autel même, dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d’un hymen odieux, jure de ne plus connaître d’autres liens, d’autres devoirs que l’amour ; fais serment d’être à ton amant ou je brise à tes yeux ma tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu’à toi ! C’en est trop de douleurs, c’en est trop de combats ; c’est dans ce sanctuaire, triste asile des larmes que j’ose déclarer que je suis las de souffrir ! Je veux être heureux, je le veux ; la trace de mes chagrins est trop profonde, rien ne peut faire cesser mes craintes : je te verrai toujours prête à m’échapper, si des liens chers et sacrés ne me répondent pas de notre union ; le poids que je soulève pour respirer l’air m’oppresse trop péniblement, il faut que je m’enivre des plaisirs de la vie, ou que la mort m’arrache à ses peines. Si tu me refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis : sous ces marbres sont des tombeaux ; indique la pierre que tu me destines, fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort. Que reste-t-il de tant d’hommes, infortunés comme moi ? des inscriptions presque effacées, sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas ; repousse ton amant dans l’abîme, ou viens te jeter dans ses bras ; il t’enlèvera loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel et l’amour. »

Ses regards me causaient une terreur inexprimable ; je lui dis : « Léonce, sortons d’ici ; je ne partirai pas ; que veux-tu de moi ? sortons d’ici. — Non ! s’écria-t-il en me retenant avec violence, dans une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire ; je recommencerai cette misérable vie de tourments, de craintes, de regrets ; non, ce jour terminera cette existence insupportable ; ton âme doit sentir en cet instant ce qu’elle peut pour moi : si tu résistes à l’état où je suis, au trouble qu’il te cause, c’en est fait, nos nœuds sont brisés. Fais le serment que j’exige, ou laisse-moi ; reviens seulement demain à la même heure ; les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour ton amie, tu seras seule au monde. Delphine, pauvre Delphine ! ainsi séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le malheureux insensé qui t’a si tendrement aimée ? » Louise, mon cœur s’égarait. « Cruel ! m’écriai-je, quoi ! c’est dans ce lieu même que tu peux exiger une semblable promesse ! Oses-tu donc profaner tout ce qu’il y a de saint sur la terre ?

— Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais ; je veux affranchir ton âme violemment et sans retour de tous les scrupules vains qui la retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les volcans avaient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes que nous avons connus, croirais-tu faire un crime en t’unissant à ton amant ? Eh bien ! oublie l’univers, il n’est plus, il ne reste que notre amour. Tu ne l’as jamais connu, l’amour ? fille du ciel, aucun mortel n’a possédé tes charmes ! Quand ton âme sera tout entière livrée à moi, tu m’aimeras d’une affection que tu ne peux encore comprendre ; il naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences séparées n’ont pu te donner l’idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce que j’éprouve, un élan du cœur vers la félicité suprême, un délire d’espérance qu’on ne pourrait tromper sans que l’avenir fût flétri pour toujours ? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévocablement changés, j’en ai le pressentiment, tout est fini pour moi ; tu auras horreur de ma violence, tu ne te souviendras que d’elle. Delphine c’en est fait, prononcé, jamais la mort ne fut plus près de moi ! Quand tout mon sang, s’écria-t-il en frappant avec violence sa poitrine, quand tout mon sang sortit de cette blessure, j’avais mille fois plus de chance de vie qu’en cet instant. » Qui pourrait, juste ciel ! se faire l’idée de l’expression de Léonce alors ? Il était tellement hors de lui-même, que je ne doutai pas du plus funeste dessein. J’allais perdre tout sentiment de moi-même, j’allais promettre, dans le sanctuaire des vertus, d’oublier tous mes devoirs ; je me jetai à genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et j’adressai à Dieu la prière qui, sans doute, a été entendue.

« Ô Dieu ! m’écriai-je, éclairez-moi d’une lumière soudaine ! tous les souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus ; il me semble qu’il se passe en moi des transports inouïs qu’aucun devoir n’avait prévus. Si tant d’amour est une excuse à vos yeux ; si, quand de tels sentiments peuvent exister, vous n’exigez pas des forces humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j’éprouve encore pour un serment que je crois impie ! éloignez le remords de mon âme, et qu’oubliant tout ce que j’avais respecté, je fasse ma gloire, ma vertu, ma religion du bonheur de ce que j’aime. Mais si c’est un crime que ce serment demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu ! ne me condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce ; anéantissez-moi à l’instant, dans ce temple saint, tout rempli de votre présence ! Des sentiments d’une égale force s’emparent tour à tour de mon âme ; vous pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. Ô mon Dieu ! la paix du cœur ou la paix des tombeaux, je l’appelle, je l’invoque… » Je ne sais ce que j’éprouvai alors ; mais la violence de mes émotions surpassant mes forces, je crus que j’allais mourir ; et frappée de l’idée qu’il y avait quelque chose de surnaturel dans cet effet de ma prière, en perdant connaissance, je pus encore articuler ces mots : « Ô mon Dieu ! vous m’exaucez. »

Léonce m’a dit, depuis, qu’il se persuada, comme moi, que j’étais frappée par un coup du ciel, et qu’en me relevant dans ses bras, il douta quelques instants de ma vie. Il me porta Jusqu’à ma voiture, et j’arrivai à Bellerive sans avoir repris mes sens. Lorsque j’ouvris les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit ; je fus longtemps sans me rappeler ce qui s’était passé. Comme le jour commençait à paraître, mes souvenirs revinrent par degrés ; je frémis de ce qu’ils me retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me saisit en me rappelant dans quel lieu l’on m’avait demandé des serments criminels ; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai de me quitter, de retourner chez lui calmer l’inquiétude que son absence devait causer à Mathilde : je vis à son trouble qu’il craignait les résolutions que je pourrais former ; je lui jurai de l’attendre ce soir. Oh ! je ne puis pas partir, je n’ai plus la force de rien.

Louise, je crois en effet que ma prière a été réellement exaucée ; ce que j’éprouve ressemble aux approches de la mort. J’ai pu du moins écrire jusqu’à la fin ce récit terrible ; vous saurez, quoi qu’il m’arrive, quel combat j’ai soutenu, quelles douleurs… Ah ! ce seront les dernières. Adieu, Louise ; ma main tremble, je sens ma raison troublée ; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous dis encore que je vous aime.

LETTRE XLIX. — MADAME DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, 4 juin.

Je suis bien malheureuse, mademoiselle, d’avoir à vous causer la peine, la plus cruelle. Madame d’Albémar est à toute extrémité ; on l’a transportée à Paris dans le délire, et ce qu’elle dit dans cet état fait trop voir que les peines de son cœur sont la cause de la maladie dont elle est atteinte. S’il en est encore temps, venez près d’elle. M. de Mondoville est dans un état qui ne diffère guère de celui de Delphine ; mon mari seul conserve assez de présence d’esprit pour secourir ces deux infortunés. Madame d’Albémar a déjà prononcé plusieurs fois votre nom. Ah ! que n’êtes-vous ici ! que ne vous reste-t-il du moins l’espérance que vous y arriverez à temps !



  1. Bonheur inexprimable que l’amour seul peut donner, et qu’il n’accorde encore
    qu’à un petit nombre de favorisés.
    Thomson.

  2. Dieu est ta loi, tu es la mienne.
    Milton.
  3. Nor tears, tat wash out guilt, can wash out shame. Prior.
  4. Cette lettre ne s’est pas trouvée.