Delphine/Quatrième partie

Delphine (1803)
Garnier Frères (p. 354-450).

QUATRIÈME PARTIE


LETTRE I. — LÉONCE À M. BARTON
Paris, ce 10 juin.

On vous a écrit que j’avais la tête perdue, on a dit vrai : la vie de Delphine est en danger ; je suis dans une chambre près de la sienne, je l’entends gémir ; c’est moi, criminel que je suis, c’est moi qui l’ai jetée dans cet état : pensez-vous que, pour être calme, il suffise de la résolution de se tuer si elle meurt ? Il y a des tourments inouïs tant que le sort est en suspens ! Hier elle m’a regardé avec une douceur céleste, elle a reposé sa tête sur moi comme si elle voulait recevoir quelque bien de moi, de ce furieux, l’unique cause… Non, elle ne mourra point ; depuis quelques heures, ses plaintes sont moins déchirantes.

Elle n’a cessé, dans son délire, de rappeler une horrible scène dans une église… La nuit dernière surtout, madame de Lebensei et moi nous veillions auprès de son lit ; tout à coup elle a soulevé sa tête, ses cheveux sont tombés sur ses épaules ; son visage était d’une pâleur mortelle, cependant il avait je ne sais quel charme que je ne lui connaissais point encore ; son regard pénétrait le cœur et me faisait éprouver un sentiment de pitié si douloureux, que j’aurais voulu mourir à l’instant pour en abréger la souffrance. « Léonce, me disait-elle, Léonce, je t’en conjure, n’exige pas de moi, dans le lieu le plus saint, le serment le plus impie ; ne me fais pas jurer mon déshonneur, ne me menace pas de ta mort, laisse-moi partir ! rends-moi la promesse que je t’ai faite de rester, rends-la-moi ! »

Elle m’appelait, et cependant elle ne me connaissait pas ; ses yeux me cherchaient dans la chambre et ne pouvaient parvenir à me distinguer. Je m’écriai, en me jetant à genoux devant son lit, que je la dégageais de tout, qu’elle était libre de me quitter : que n’aurais-je pas fait pour la calmer ! quel arrêt n’aurais-je pas prononcé contre moi-même ! Mais, hélas ! elle n’entendit point ma réponse, et, répétant sa prière, elle m’accusa de la refuser et me demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois qu’elle croyait n’obtenir aucune réponse.

Ah, ciel ! concevez-vous un supplice égal à celui que j’éprouvais ! on eût dit qu’un pouvoir magique nous empêchait de nous comprendre. Elle m’implorait, et je lui paraissais inflexible ; elle se plaignait de mon silence, et son délire l’empêchait de m’entendre ; moi qu’elle accusait et suppliait tour à tour, j’étais là, près d’elle, essayant en vain de faire arriver jusqu’à son cœur une seule des paroles que mon désespoir lui prodiguait, et ne pouvant ni la détromper ni la secourir. Ô mon maître ! qu’elle âme m’avez-vous formée ? d’où viennent tant de douleurs ? Une fois, dans mon enfance, je m’en souviens, j’ai failli mourir dans vos bras ; si vous eussiez prévu mes jours d’à présent, n’est-il pas vrai, vous ne m’auriez pas secouru ? Je ne serais pas ici, ses cris ne perceraient pas jusqu’à ma tombe, j’y reposerais en paix depuis longtemps : ô ciel ! elle m’appelle !…

LETTRE II. — LÉONCE À DELPHINE.
Ce 12 juin.

Tu vivras, ma Delphine, ils me l’ont juré ! que le ciel les en récompense ! Ah ! combien il a duré, le temps qui viens de s’écouler ! Est-il vrai que tu n’as été en danger que pendant dix jours ? Le souvenir de toutes mes années me semble moins long. Tu es mieux, on m’en répond, je devrais en être certain ; mais que je suis loin encore d’être rassuré ! Les pensées qui t’agitent prolongent tes souffrances ; que puis-je faire, que pourrais-je te dire qui portât du calme dans ton âme ? As-tu besoin de m’entendre répéter que je déteste la scène criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible ? Ah ! tu n’en peux douter ! Souviens-toi que je me refusais à te suivre dans cette fatale église ; je me sentais depuis quelques jours dans un égarement qui m’ôtait tout empire sur moi-même. Cette prière solennelle de Thérèse, que je croyais concertée avec toi, la terreur de ton départ, le souvenir d’un hymen funeste cruellement retracé, l’amour, les regrets, que sais-je ? l’homme peut-il se rendre compte de ce qui cause la folie ? J’étais insensé ; mais tu ne dois pas craindre que désormais ce coupable délire puisse s’emparer de moi ; tu ne le dois pas, si tu as quelque idée de l’impression qu’a faite sur mon cœur l’état où je t’ai vue ; mon amour n’a rien perdu de sa force, mais il a changé de caractère.

Il me semblait, avant ta maladie, qu’une vie surnaturelle nous animait tous les deux ; j’avais oublié la mort, je ne pensais qu’à la passion, qu’à ses prodiges, qu’à son enthousiasme. Au milieu de cette ivresse, tout à coup la douleur t’a mise au bord du tombeau ; oh ! jamais un tel souvenir ne peut s’effacer ! la destinée m’a replacé sous son joug, elle m’a rappelé son empire, je suis soumis. Toutes les craintes, tous les devoirs pourront m’en imposer maintenant : n’ai-je pas été au moment de te perdre ? Suis-je sûr de te conserver encore, et mes emportements criminels n’ont-ils pas rempli ton âme innocente de terreur et de remords ?

Ô Delphine ! être que j’adore ! ange de jeunesse et de beauté ! relève-toi ! ne te laisse plus abattre, comme si ma passion coupable avait humilié l’âme sublime qui sut en triompher ? Delphine ! depuis que je t’ai vue prête à remonter dans le ciel, je te considère comme une divinité bienfaisante qui recevra mes vœux, mais dont je ne dois pas attendre des affections semblables aux miennes. Que se passe-t-il dans ton cœur ? tu parais indifférente à la vie, et cependant je suis là, près de toi ; nous ne sommes pas séparés, nous nous voyons sans cesse, et tu veux mourir ! Mon amie, les jours de Bellerive sont-ils donc entièrement effacés de ta mémoire ? nous en avons eu de bien heureux, ne t’en souvient-il plus ? ne veux-tu pas qu’ils renaissent ? Insensé que je suis ! puis-je désirer encore que tu me confies ta destinée ? Delphine ton sort était paisible, tu étais l’admiration et l’amour de tous ceux qui te voyaient ; je t’ai connue, et tu n’as plus éprouvé que des peines ! Eh bien, douce créature, es-tu découragée de m’aimer ? ce sentiment, qui te consolait de tout, est-il éteint ? Tu n’as pu me parler ; j’ignore ce qui t’occupe, je ne sais plus ce que je suis pour toi : Cependant, puisque je ne me sens pas seul au monde, sans doute tu m’aimes encore.

J’ai craint de t’agiter trop vivement par un entretien ; j’ai préféré de t’écrire pour te rassurer, pour te dire même que tu étais libre, oui, libre de me quitter ! si mon supplice, si mon désespoir… Non, je ne veux point t’effrayer ; je t’ai rendu le pouvoir absolu, à quelque prix que ce soit, tu peux en user : mais quand je te jure, par tout ce qu’il y a de plus sacré sur la terre, de te respecter comme un frère, Delphine, pourquoi changerais-tu rien à notre manière de vivre ? ne frémis-tu pas à l’idée de ces résolutions nouvelles qui bouleversent l’existence, quand tout est si bien ? Coupable que je suis ! pourquoi n’ai-je pas toujours pensé ainsi ? Je suis résigné, tu n’as plus rien à craindre de moi, tu dois en être convaincue ; nous nous connaissons trop pour ne pas répondre l’un de l’autre. Oh ! n’est-il pas vrai qu’à présent, si tu le veux, tu seras bientôt guérie ? tu en as le pouvoir : cet amour qui existe en nous peut appeler ou repousser la mort à son gré : il nous anime, il est notre vie ; Delphine, il réchauffera ton sein. Sois heureuse, livre ton âme aux plus douces espérances ; les douleurs que j’ai ressenties ont pour toujours enchaîné les passions furieuses de mon âme ; oui, de quelque puissance que vienne cette horrible leçon, elle a été entendue. Mon amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre ; après l’avoir lue, ne me dis rien, ne me réponds pas ; un de tes regards m’apprendra tes plus secrètes pensées.

LETTRE III. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À MADAME LEBENSEI.
Dijon, ce 14 juin 1791.

Je serai à Paris, madame, le lendemain du jour où vous recevrez cette lettre ; préparez Delphine à mon arrivée. Ô ma pauvre Delphine ! dans quel état vais-je la trouver ! Elle sera mieux, je l’espère ; sa jeunesse, vos soins l’auront sauvée ! De quel secours pourrai-je être à son bonheur ? Mais elle m’a nommée, dites-vous, j’ai dû venir. Je vous en conjure, madame, épargnez-moi le plus que vous pourrez les occasions de voir du monde. Vous ne savez peut-être pas à quel point je souffre d’arriver à Paris ; mais aucune considération n’a pu m’arrêter quand il s’agissait d’une personne si chère. Adieu, madame, je repars à l’instant pour continuer ma route.

LETTRE IV. — MADAME DE LEBENSEI À M. DE LEBENSEI.
Paris, ce 14 juin.

Tu peux m’envoyer chercher demain, mon cher Henri, pour retourner près de toi. La belle-sœur de madame d’Albémar est arrivée depuis deux jours. Delphine est mieux, malgré l’émotion très-vive que lui a causée la présence de son amie ; elle peut maintenant se passer de mes soins ; quoique mon amitié pour elle soit la plus tendre de toutes, j’ai besoin de me retrouver dans notre doux intérieur : la vie m’est pénible loin de mon époux et de mon enfant.

Madame d’Albémar a reçu une lettre de Léonce qui l’a un peu calmée, à ce que je crois, car au milieu de nous elle a eu quelque retour de cet esprit aimable et piquant qui la rend si séduisante. Je ne pourrai jamais te peindre la reconnaissance qui animait les regards de Léonce à chaque mot qu’elle disait. Depuis que nous craignons pour la vie de Delphine, j’ai pris pour M. de Mondoville un intérêt véritable ; chaque jour il m’a donné une preuve nouvelle de la sensibilité la plus profonde. Quand Delphine souffrait, Léonce se tenait attaché aux colonnes de son lit, dans un etat de contraction qui était plus effrayant encore que celui de son amie. Souvent il se plaçait devant elle en l’observant avec des regards si fixes, si perçants, qu’il pressentait tout ce qu’elle allait éprouver, et rendait compte de son mal aux médecins avec une sagacité, avec une sollicitude qui étonnait leur longue habitude de la douleur. As-tu remarqué l’autre jour l’art avec lequel il les interrogeait, son besoin de savoir, ses efforts pour écarter une réponse funeste ? J’étais convaincue, en le voyant, que si les médecins lui avaient prononcé que Delphine n’en reviendrait pas, il serait tombé mort à leurs pieds.

Depuis que tu nous as quittés, depuis que Delphine est presque convalescente, il invente mille soins nouveaux, comme l’amie la plus attentive ; quand Delphine s’endort, il rougit et pâlit au moindre bruit qui pourrait l’éveiller. S’il essaye de lui faire la lecture, et que ses yeux se ferment en l’écoutant, il reste immobile à la même place pendant des heures entières, repoussant de la main les signes qu’on lui fait pour l’inviter à venir prendre l’air, et contemplant en silence, avec des yeux mouillés de larmes, cette belle et touchante créature que la mort a été si près de lui enlever. Enfin, je ne puis m’empêcher d’excuser Delphine, en voyant comme elle est aimée.

La preuve touchante d’amitié que mademoiselle d’Albémar a donnée à sa belle-sœur lui a causé beaucoup de joie ; mais il m’a paru que M. de Mondoville était extrêmement troublé de l’arrivée de mademoiselle d’Albémar. Il s’imagine, je crois, qu’elle vient pour emmener Delphine ; et si j’en juge par quelques mots qu’il a dits, ce projet ne s’accomplira pas facilement. Cependant il serait peut-être nécessaire qu’elle s’éloignât pendant quelque temps : une femme de mes amies m’a assuré qu’on commençait à dire assez de mal d’elle dans le monde. On a rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive ; les visites qu’il y faisait chaque soir sont connues ; la chaleur avec laquelle il a pris la défense de Delphine, lorsqu’elle s’est dévouée si généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues qui existaient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été répandus sur M. de Serbellane ; et quoique la noble démarche de madame d’Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu sais bien que dans un pays où l’on n’écoute point la réponse, une justification ne sert presque à rien. La première accusation fait perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation : elle pourrait la recouvrer dans une société qui mettrait assez d’importance à la vertu pour chercher à savoir la vérité ; mais à Paris l’on ne veut pas s’en donner la peine. Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces délations de l’opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes que personne ; mais Léonce n’a point à cet égard un caractère aussi fort que le tien. Ne vaudrait-il pas mieux pour Delphine ne pas le remettre à cette épreuve ?

Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui menace la considération de celle qu’il aime. Il n’a point été dans le monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la bienveillance de mademoiselle d’Albémar. Il lui montre une déférence et des égards dont elle est fort reconnaissante ; ses désavantages naturels lui font éprouver une telle timidité, qu’elle a besoin d’être encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a constamment l’air de douter.

Mon ami, quel malheur que d’être ainsi privée de toute confiance en soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l’affection qui l’engagerait à vous servir d’appui ! Si j’avais eu la figure et la taille de mademoiselle d’Albémar, vainement mon cœur et mon esprit eussent été les mêmes, je t’aurais aimé sans que jamais ton amour eût récompensé le mien.

LETTRE V. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 6 juillet.

Pourquoi l’indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de venir hier chez moi ? je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la faiblesse que la maladie m’a laissée, me dit que j’ai joui de mon dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l’ai-je goûté sans vous ? Quand mes amis célébraient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être témoin ? Vos soins m’ont sauvé la vie, et, dût-elle ne pas être un bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a inspiré le désir de me la conserver.

Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-sœur ; il cherchait à se la rendre favorable, parce qu’il imaginait que je la choisirais pour l’arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point parlé ; mais il existe entre nos cœurs une si parfaite intelligence, qu’il devine même ce que je ne pense encore que confusément. Mademoiselle d’Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a introduit M. de Valorbe chez moi ; Léonce, qui avait ordonné qu’on lui fermât ma porte pendant que j’étais malade, le voyant amené par mademoiselle d’Albémar, ne s’y est point opposé, et cependant M. de Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité ; mais Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-sœur, qu’il ne veut en rien la contrarier. Je remarquais seulement, depuis quelques jours, que toutes les fois que l’on parlait du départ du roi et de la cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchait à faire entendre qu’il croyait le moment venu de se mêler activement des querelles politiques ; et il m’était aisé de comprendre que son intention était de me menacer de quitter la France, et de servir contre elle, si je me séparais de lui.

Je cherchais l’occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la force de me replonger dans l’incertitude qui a failli me coûter la vie, je m’en remettais de mon sort à ma sœur ; je voulais l’assurer en même temps que j’ignorais son opinion ; car, par ménagement pour moi, elle n’a pas voulu, jusqu’à ce jour, m’entretenir un seul instant de ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devais descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma belle-sœur me proposèrent d’aller à Bellerive : votre mari, qui était venu me voir, insista pour que j’acceptasse ; M. de Valorbe se crut le droit de me prier aussi ; il m’était pénible de n’être pas seule en retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs. Je cédai cependant au désir qu’on me témoignait ; je demandai Isaure, qui m’est devenue plus chère encore par l’intérêt qu’elle m’a montré pendant ma maladie ; on me dit qu’elle était sortie avec sa gouvernante, et nous partîmes. La voiture m’étourdit un peu ; je me plaignais, pendant la route, de ce que nous arriverions de nuit ; mais comme personne ne paraissait s’en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement de mes forces m’a laissé de la rêverie et de rabattement ; je n’ai pas retrouvé la puissance de penser avec ordre ni de vouloir avec suite.

Nous entrâmes d’abord dans ma maison ; elle était ouverte, et je m’étonnai de n’y trouver aucun de mes gens ; mais au moment où j’ouvris la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et j’entendis de loin une musique charmante. Je compris alors l’intention de Léonce, et, soit que je fusse encore faible, ou que tout ce qui me vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage couvert de larmes à la première idée d’une fête donnée par Léonce pour mon retour à la vie.

J’avançai dans le jardin ; il était éclairé d’une manière tout à fait nouvelle : on n’apercevait pas les lampions cachés sous les feuilles, et on croyait voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil, mais qui ne rendait pas moins visibles tous les objets de la nature. Le ruisseau qui traverse mon parc répétait les lumières placées des deux côtes de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offrait de toutes parts un aspect enchanté ; j’y reconnaissais encore les lieux où Léonce m’avait parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en était effacé ; mon imagination affaiblie ne m’offrait pas non plus les craintes de l’avenir, je n’avais de force que pour le présent, et il s’emparait délicieusement de tout mon être. La musique m’entretenait dans cet état ; je vous ai dit souvent combien elle a d’empire sur mon âme ! On ne voyait point les musiciens ; on entendait seulement des instruments à vent ; harmonieux et doux, les sons nous arrivaient comme s’ils descendaient du ciel ; et quel langage en effet conviendrait mieux aux anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de l’âme ? Il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds que la parole ne saurait peindre. Je n’avais encore vu que la fête solitaire : au détour d’une allée, j’aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isaure, entourée de jeunes filles, et dans l’enfoncement plusieurs habitants de Bellerive qui m’étaient connus. Isaure vint à moi : elle voulut d’abord chanter je ne sais quels vers en mon honneur ; mais son émotion l’emporta, et se jetant dans mes bras avec cette grâce de l’enfance qui semble appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit : « Maman, je t’aime, ne me demande rien de plus ; je t’aime. » Je la serrai contre mon cœur et ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère. Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces innocentes caresses dont votre cœur déchiré s’est imposé le sacrifice ! Léonce me présenta successivement les habitants du village à qui j’avais rendu quelques services ; il les savait tous en détail, et me les dit l’un après l’autre, sans que je pensasse à l’interrompre : je le laissais me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de tout ce qui me prouvait son amour.

Enfin, il fit approcher des vieillards que j’avais eu le bonheur de secourir, et leur dit : « Vous qui passez vos jours dans les prières, remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de bienfaits sur votre vie ! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçait de bien plus près encore le jeune homme que le vieillard ; mais elle nous est rendue ; célébrez tous ce jour ; et s’il est un de vos souhaits que je puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon bonheur. » Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de nous, et que ces paroles ne l’éclairassent sur le sentiment de Léonce ; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout à fait merveilleuse, l’avait engagé dans une querelle politique qui l’animait tellement, qu’il fut près d’une heure loin de nous.

Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-sœur, Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls, qui environnait ma maison. Nous y retrouvâmes la musique aérienne, les lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si parfaitement d’accord avec l’état de l’âme dans la convalescence. Le temps était calme, le ciel pur ; j’éprouvais des impressions tout à fait inconnues : si la raison pouvait croire au surnaturel, s’il existait une créature humaine qui méritât que l’Être suprême dérangeât ses lois pour elle, je penserais que, pendant ces heures, des pressentiments extraordinaires m’ont annoncé que bientôt je passerai dans un autre monde. Tous les objets extérieurs s’effaçaient par degrés devant moi ; je n’entendais plus, je perdais mes forces, mes idées se troublaient ; mais les sentiments de mon cœur acquéraient une nouvelle puissance, mon existence intérieure devenait plus vive ; jamais mon attachement pour Léonce n’avait eu plus d’empire sur moi, et jamais il n’avait été plus pur, plus dégagé des liens de la vie ! Ma tête se pencha sur son épaule ; il me répéta plusieurs fois avec crainte : « Mon amie ! mon amie ! souffrez-vous ? » Je ne pouvais pas lui répondre, mon âme était presque à demi séparée de la terre ; enfin les secours qu’on me donna me firent ouvrir les yeux et me reconnaître entre ma sœur et Léonce.

Il me regardait en silence ; sa délicatesse parfaite ne lui permettait pas de m’interroger sur ce qui l’occupait uniquement, dans un jour où ses soins pleins de bonté pouvaient lui donner de nouveaux droits ; mais avais-je besoin qu’il me parlât pour lui répondre ? « Léonce, lui dis-je en serrant ses mains dans les miennes, c’est à ma sœur que je remets le pouvoir de prononcer sur notre destinée : voyez-la demain, parlez-lui : et ce qu’elle décidera, je le regarde d’avance comme l’arrêt du ciel, j’obéirai. — Qu’exigez-vous de moi ? interrompit ma sœur. — Mon père, mon époux, mon protecteur revit en vous, lui dis-je ; jugez de ma situation : vous connaissez maintenant Léonce, je n’ai plus rien à vous dire. » Ma sœur ne répondit point, Léonce se tut, et il me sembla que les plus profondes réflexions s’emparaient de lui. Votre mari et M. de Valorbe nous rejoignirent, et nous revînmes tous à Paris. M. de Valorbe et M. de Lebensei causèrent ensemble pendant la route, sans que nous nous en mêlassions.

Quel usage Louise fera-t-elle des droits que je lui ai remis ? Peut-être prononcera-t-elle qu’il faut nous séparer ! mais j’espère qu’elle me laissera encore un peu de temps, qui sait si je vivrai ? Vous ne savez pas combien, dans de certaines situations, une grande maladie et la faiblesse qui lui succède donnent à l’âme de tranquillité. L’on ne regarde plus la vie comme une chose si certaine, et l’intensité de la douleur diminue avec l’idée confuse que tout peut bientôt finir ; je m’explique ainsi le calme que j’éprouve, dans un moment où va se décider la résolution dont la seule pensée m’était si terrible. Je me refuse à souffrir ; mes facultés ne sont plus les mêmes. Suis-je restée moi ? hélas ! sais-je si je ne sentirai pas toutes les douleurs que je crois émoussées !

Je vous écrirai ce qui sera prononcé sur mon sort ; vous vous intéressez à mon bonheur, vous me l’avez dit, vous me l’avez prouvé de mille manières ; jamais mon cœur n’aura rien de caché pour vous. Adieu ! cette longue lettre m’a fatiguée ; mais je voulais que vous fussiez présente à cette fête qui vous était due, car personne n’a plus contribué que vous à mon rétablissement.

LETTRE VI. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Paris, ce 8 juillet.

J’aime mieux vous écrire que vous parler, ma chère Delphine ; je ne veux pas prolonger votre anxiété, et je ne me sens pas la force, ce soir, après les heures que je viens de passer avec Léonce, de soutenir une émotion nouvelle. Vous avez voulu que je fusse l’arbitre de votre sort ; est-ce par faiblesse, est-ce par courage que vous l’avez souhaité ? Je n’en sais rien ; mais, quoi qu’il dût m’en coûter, je ne pouvais me résoudre à repousser votre confiance ; et puisque j’ai fait de votre destinée la mienne, j’ai presque le droit d’intervenir dans la plus importante décision de votre vie.

Que vais je vous dire cependant ? je devrais avoir plus de force que vous, et je vous en montrerai peut-être moins ; je devrais vous encourager dans le plus pénible effort, et je vais peut-être affaiblir les motifs qui vous en rendraient capable : j’aurai sûrement une conduite différente de celle que vous attendez ; mais comme je me sacrifie moi-même au conseil que je vous donne, je suis sûre au moins que mon opinion n’est pas dirigée par ce qui entraîne les hommes au mal, l’intérêt personnel.

Il est possible que vous ayez en moi un mauvais guide ; je connais peu le monde, et le spectacle des passions, tout à fait nouveau pour moi, ébranle trop fortement mon âme ; mais enfin, après avoir observé Léonce, après l’avoir écouté longtemps, je ne me crois pas permis de vous conseiller de vous séparer de lui maintenant. La douleur excessive qu’il m’a montrée, la douleur plus dévorante encore qu’il essayait en vain de contenir ; les résolutions funestes que, dans les circonstances politiques où la France se trouve, vous pouvez seule l’empêcher d’adopter : tout m’effraye sur votre sort, si vous preniez un parti devenu trop cruel pour tous les deux. Delphine, après avoir laissé tant d’amour se développer dans le cœur de Léonce, il est du devoir d’une âme sensible de ménager avec les soins les plus délicats ce caractère passionné : je m’entends mal à déterminer les limites de l’empire entre la morale et l’amour, la destinée ne m’a point appris à le connaître ; mais il me semble qu’après le mariage de Léonce, il fallait vous séparer de lui, mais que vous ne devez pas maintenant briser son cœur, en l’immolant tout à coup à des vertus intempestives.

Je ne sais si le charme de Léonce a exercé sur moi trop de puissance ; je le confesse, s’il existe une gloire pour les femmes hors de la route de la morale, cette gloire est sans doute d’être aimée d’un tel homme : ses qualités éminentes ne sont point un motif pour lui sacrifier vos principes, mais vous lui devez de chercher à les concilier avec son bonheur ; un caractère si remarquable impose des devoirs à tous ceux qui peuvent influer sur son sort. En vous parlant ainsi, croyez bien que je me suis imposé celui de ne pas vous quitter ; malgré mon éloignement pour Paris, je resterai jusqu’à ce que vous puissiez vous en aller avec moi sans exposer les jours de Léonce. Vous voulez m’arranger un appartement chez vous, je l’accepte : M. de Mondoville se soumet à ne vous voir qu’avec moi ; il proteste qu’après ce qu’il a craint, il sera heureux de votre seule présence, de votre entretien, de ce charme que vous savez répandre autour de vous, et dont je sens si bien la douce influence. Delphine, essayez ce nouveau genre de vie, il calmera par degrés la violence des sentiments de Léonce, et vous pourrez goûter un jour peut-être ensemble les pures jouissances de l’amitié.

Ce que je crois certain, au moins selon les lumières de ma raison, c’est qu’il serait mal de faire succéder tant de rigueur à tant de faiblesse, et de cesser tout à coup de voir Léonce, après six mois passés presque seule avec lui. Souffrez que je vous le dise, mon amie, la parfaite vertu préserve toujours de l’incertitude ; mais quand on s’est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les relations ne sont plus aussi simples, et il ne faut pas imaginer de tout expier par un sacrifice inconsidéré, qui déchirerait le cœur dont vous avez accepté l’amour. Si vous vous sépariez de Léonce avant d’avoir, s’il est possible, affaibli la douleur que cette idée lui cause, vous ne feriez qu’une action barbare autant qu’inconséquente, et vous le livreriez à un désespoir dont la cause serait la passion même que vous avez excitée.

En me permettant de prononcer un avis que l’austère vertu condamnerait peut-être, j’ai réfléchi sur moi-même. Il se peut que, n’ayant jamais été l’objet d’aucun sentiment d’amour, je sois moins accoutumée à résister à la pitié qu’il inspire ; il se peut que, n’ayant jamais eu à triompher de mon propre cœur, j’hésite à conseiller un sacrifice dont je n’ai jamais mesuré la force ; enfin il se peut, surtout, qu’ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été le premier objet des sentiments de personne, je tremble de briser l’image d’un tel bonheur lorsqu’elle s’offre à moi : c’est à vous de juger des motifs qui ont influé sur mon opinion ; mais, quelles qu’en soient les causes, j’ai dû vous l’exprimer.

Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s’exposerait à une mort inévitable, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirais en vous donnant un tel conseil, comme si je faisais une action injuste et cruelle ; je ne vous le donnerai donc point.

LETTRE VII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 12 juillet.

Ma sœur a décidé que je ne devais pas partir ; Léonce a exercé sur elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse ; enfin j’avais promis de me soumettre à ce qu’elle prononcerait. Elle sacrifie ses goûts à mon bonheur ; elle veut rester près de moi pour veiller sur mon sort. Les promesses de Léonce, les réflexions que j’ai faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de lui ; j’éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un sentiment de calme assez doux : cependant m’était-il permis de mettre ainsi l’opinion d’une autre à la place de ma conscience ? Je ne sais ; mais je n’avais plus la force de me guider, et j’éprouvais une telle anxiété, que peut-être je devais enfin compatir à moi-même, et chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque qui soulageât les maux que je ne pouvais plus supporter. Quand j’ai choisi pour arbitre l’âme la plus honnête et la plus pure, n’en ai-je pas assez fait ? que peut-on exiger de plus ?

Léonce était hier parfaitement heureux ; ma sœur nous regardait avec attendrissement ; il me semblait que nous goûtions les plaisirs de l’innocence : ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou serait-ce encore une des illusions de l’amour ? J’ai néanmoins répété, en consentant à rester, que si Mathilde exprimait de l’inquiétude sur ma présence, je partirais ; mais elle est venue me voir deux ou trois fois depuis ma convalescence, elle s’est fait écrire tous les jours chez moi quand j’étais malade, et je n’ai rien vu, ni dans ses manières ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement dans ses dispositions pour moi ; elle a l’air de la tranquillité la plus parfaite. Je ne conçois pas comment l’on peut être la femme d’un homme tel que Léonce, l’aimer sincèrement, et n’éprouver ni des sentiments exaltés, ni l’inquiétude qu’ils inspirent.

Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop dangereuse ; je crains d’ailleurs de m’être fait assez de mal dans la société en m’en éloignant. Léonce n’a vu personne encore depuis ma maladie : est-il sûr qu’il n’apprendra rien sur ce qu’on dit de moi qui puisse le blesser ? Hier, madame d’Artenas est venue me voir, j’étais seule ; il m’a semblé qu’il y avait dans sa conversation assez d’embaras ; elle me donnait des consolations sans m’apprendre à quel malheur ces consolations s’adressaient ; elle m’assurait de son appui, sans me dire contre quel danger elle me l’offrait, et se répandait en idées générales sur la raison et la philosophie, d’une manière peu conforme à son caractère habituel. J’ai voulu l’engager à s’expliquer, elle m’a répondu vaguement que tout s’arrangerait quand je reparaîtrais dans le monde ; et ne voulant entrer dans aucun détail avec moi, elle m’a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je connais madame d’Artenas, ses impressions viennent toutes de ce qu’elle entend dire dans les salons de Paris ; son univers est là, tout son esprit s’y concentre : elle a sur ce terrain assez d’indépendance et de générosité ; mais, n’ayant pas l’idée qu’on puisse trouver du bonheur ou de la considération hors de la bonne compagnie de France, elle vous plaint et vous félicite d’après la disposition de cette bonne compagnie pour vous, comme s’il n’existait pas d’autre intérêt dans le monde. Je suis persuadée qu’elle aurait fini par me parler sincèrement, si ma sœur n’était pas arrivée ; mais elle a saisi ce prétexte pour partir, en me répétant avec amitié qu’elle comptait sur moi tous les soirs où elle a du monde chez elle.

N’avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les observations que j’ai faites sur madame d’Artenas ? Ce n’est pas à vous, qui avez sacrifié l’opinion à l’amour, que je devrais montrer le genre d’inquiétude qu’elle me cause ; mais comment ne souffrirais-je pas de ce qui pourrait rendre Léonce malheureux ? Les affaires publiques dont votre mari s’occupe lui donnent plus de rapport que vous avec la société ; découvrez par lui, je vous en conjure, tout ce qui me concerne, tout ce que Léonce ne manquera pas de savoir dès qu’il retournera dans le monde. Je ne puis interroger que vous sur un sujet si délicat ; on craint de montrer aux autres de l’inquiétude sur ce qu’on dit de nous, car il est bien peu de personnes qui ne tirent de ce genre de confidence une raison d’être moins bien pour celle qui la leur fait.

Mandez-moi donc ce que vous saurez, et pardonnez-moi cette lettre que votre parfaite amitié peut seule autoriser.

LETTRE VIII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 18 juillet.

Votre réponse, ma chère Élise, ne m’a point entièrement rassurée ; j’ai bien vu que votre intention était de me calmer, mais la vérité de votre caractère ne vous l’a pas permis ; et vous savez, j’en suis sûre, ce que je n’ai que trop remarqué dans le monde depuis que j’ai essayé d’y retourner. Certainement ma position n’y est pas entièrement la même ; je n’y suis pas mal encore, mais je ne me sens plus établie dans l’opinion d’une manière aussi sûre ni aussi brillante qu’auparavant. Hier, par exemple, j’ai été chez madame d’Artenas ; comme ma belle-sœur a une répugnance invincible pour se montrer, je ne la priai pas de m’accompagner. En arrivant, je vis quelques voitures des femmes de ma connaissance qui me suivaient, et, presque sans y réfléchir, je restai sur l’escalier assez de temps pour entrer avec elles : autrefois il me plaisait assez d’arriver seule ; une inquiétude vague m’empêchait hier de le désirer. On me témoigna presque le même empressement qu’à l’ordinaire ; j’étais loin cependant de goûter dans cette société un plaisir égal à celui que j’y trouvais autrefois.

Je mettais de l’importance à tout ; les politesses de madame d’Artenas me semblaient plus marquées, comme si elle avait cru nécessaire de me rassurer, et d’indiquer aux autres la conduite que l’on devait tenir envers moi ; la froideur de quelques femmes, dont je ne me serais pas occupée dans un autre temps, cette froideur, qui peut-être était causée par des circonstances étrangères à celles qui m’occupaient, m’inquiétait tellement, que je ne pouvais plus me livrer, comme je le faisais jadis si volontiers, au mouvement de la conversation ; elle n’était plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié ; je faisais des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement, comme un ambitieux au milieu d’une cour. En effet, celui dont je dépends n’y était-il pas ? il me semblait que je voyais quelques nuances d’embarras dans la figure de Léonce ; il avait plus de prudence dans sa conduite, il cherchait à mieux cacher son sentiment ; enfin, ce n’était pas encore la peine, mais tous les présages qui l’annoncent.

Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation et ma fortune, n’ayant jamais eu l’idée qu’il pût exister entre les autres et moi d’autres rapports que ceux des services que je pourrais leur rendre ou de l’affection que je saurais leur inspirer, c’était la première fois que je voyais la société comme une sorte de pouvoir hostile, qui me menaçait de ses armes si je le provoquais de nouveau.

Je n’ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu’aucune de ces réflexions n’approcherait de mon esprit, si je n’attachais le plus grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui lui plaît et dont il aime à jouir. Dès l’instant où la société m’aurait été moins agréable, je m’en serais éloignée pour toujours, et je ne suis pas assez faible pour m’affliger de la défaveur de l’opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la ménager ; mais ce qu’il y a de pénible dans, ma situation, c’est que mon sentiment pour Léonce m’expose au blâme, et que l’objet pour qui je braverais ce blâme avec joie y est mille fois plus sensible que moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d’Artenas, je n’ai rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre inquiétude de sa part ; je n’aurais pu la soupçonner qu’aux expressions plus aimables encore et plus sensibles qu’il m’adressait le lendemain.

M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay ; en voyant tous les jours chez moi M. de Lebensei pendant ma maladie, il a perdu les préventions politiques qui l’éloignaient de lui, et s’est pénétré d’estime pour son caractère et d’admiration pour son esprit. Il a pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié ; si par un mot de lui vous apprenez qu’il soit inquiet de ma situation dans le monde, instruisez-m’en, je vous en conjure, sans ménagement : c’est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parlerait pas avec une confiance absolue ; jugez donc, ma chère Élise, combien il m’importe qu’à cet égard vous ne me laissiez rien ignorer.

LETTRE IX. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 1er août.

Léonce ne vous a rien dit, je n’ai rien su de nouveau par madame d’Artenas ni par personne. J’espère donc que mon imagination m’avait un peu exagéré ce que je craignais ; mais dès qu’une inquiétude cesse, une autre prend sa place : il semble qu’il faut toujours que la faculté de souffrir soit exercée.

Les assiduités de M. de Valorbe commencent à déplaire visiblement à Léonce, et sa condescendance pour ma sœur est, à cet égard, presque entièrement épuisée. Je ne sais comment écarter M. de Valorbe sans qu’il m’accuse de la plus indigne ingratitude ; et vous jugerez vous-même si, d’après ce qui vient de se passer, je ne dois pas chercher un prétexte quelconque pour cesser de le voir. Il a été trouver ma sœur avant-hier, et lui a déclaré qu’il avait découvert mon attachement pour Léonce. Son premier mouvement, a-t-il dit, avait été de se battre avec lui ; mais réfléchissant que c’était un moyen sûr de me perdre, il avait trouvé plus convenable de m’arracher au sentiment qui compromettait ma réputation, ma morale et mon bonheur ; il venait donc conjurer ma sœur de me décider à l’épouser. C’est un singulier rapprochement d’idées, que celui qui conduit un homme à désirer d’autant plus de se marier avec moi, qu’il se croit plus certain que j’en aime un autre. Mais tel est M. de Valorbe ; son amour-propre serait flatté d’obtenir ma main, il le serait d’autant plus qu’il croirait remporter ainsi un triomphe sur Léonce, dont la supériorité l’importune ; et, quoiqu’il m’aime réellement, il s’inquiète moins de mes sentiments pour lui, que de la préférence extérieure qu’il voudrait que je lui accordasse. C’est un homme qui apprend des autres s’il est heureux, et qui a besoin d’exciter l’envie pour être content de sa situation ; son orgueil combat et détruit tout ce qu’il a d’ailleurs de bonnes qualités, et je le redoute beaucoup maintenant que je suis obligée de le blesser par un refus positif.

Je répétais depuis plusieurs jours à ma sœur combien je craignais qu’elle ne se repentit elle-même d’avoir amené si souvent M. de Valorbe chez moi, lorsque ce matin elle est venue, ce qui vous étonnera peut-être assez, me proposer sérieusement de l’épouser. Elle m’a d’abord assuré qu’il m’aimait avec idolâtrie, et que la plupart des défauts que je lui trouvais dans le monde tenaient à l’embarras de sa situation vis-à-vis de moi, « C’est un homme, m’a-t-elle dit, que le succès et le bonheur rendront toujours très-bon. Je ne réponds pas de lui dans l’adversité ; mais comme il en serait à jamais préservé s’il vous épousait, ma chère Delphine, vous pourriez compter sur ce qu’il y a d’honnête dans son caractère, Sans doute, après avoir aimé Léonce, vous n’éprouverez jamais un sentiment vif pour personne ; mais dans un mariage de raison vous pouvez goûter la douceur d’être mère ; et croyez-moi, ma chère amie, il est si difficile d’avoir pour époux l’homme de son choix ; il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité ; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose ; c’est le seul bien qui puisse les consoler dans la perte de la jeunesse. »

Je vous l’avouerai, ma chère Élise, j’étais presque indignée, que ma sœur, qui avait elle-même reconnu que je ne pouvais, sans barbarie, me séparer de Léonce, vînt me proposer de le trahir. Comme j’exprimais ce sentiment avec assez de vivacité, elle m’interrompit pour me soutenir qu’elle m’offrait l’unique moyen de rendre Léonce à ses devoirs, aux intérêts naturels de sa vie ; elle assura que tant que je serais libre, il ne ferait aucun effort sur lui-même pour renoncer à moi. Elle me dit enfin tout ce qu’on dit dans une semblable situation, quand, avec une âme tendre, on ne peut néanmoins concevoir une passion qui tient lieu de tout dans l’univers : une passion sans laquelle il n’existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la raison ou de la sensibilité commune, qu’on ne rejette intérieurement avec mépris ; mais il est doux de se livrer à ce mépris que l’on prodigue au fond de son cœur à tous les rivaux de celui qu’on aime.

La conversation finit bientôt sur ce sujet ; quelques paroles de moi donnèrent promptement à ma sœur l’idée d’une résistance telle, qu’aucune force humaine ne pourrait imaginer de la vaincre, et je ne songeai plus qu’à supplier Louise d’éloigner M. de Valorbe. Elle me promit de s’en occuper ; mais elle en conçoit peu d’espérance, soit à cause de l’entêtement qui le caractérise, soit parce qu’elle se sent faible contre un homme qui a été le sauveur de son frère.

Demandez à M. de Lebensei, ma chère Élise, quel conseil il pourrait me donner pour sortir de cette perplexité. Il connaît M. de Valorbe, car ils causent souvent de politique ensemble. Quoique M. de Valorbe soit dans le fond du cœur ennemi de la révolution, il a en même temps la prétention de passer pour philosophe, et se donne beaucoup de peine pour expliquer à votre mari que c’est comme homme d’État qu’il soutient les préjugés, et comme penseur qu’il les dédaigne. M. de Lebensei ne voit dans cette profondeur que de l’inconséquence, et M. de Valorbe sourit alors comme si votre mari faisait semblant de ne pas l’entendre, et qu’ils fussent deux augures dont l’un voudrait avoir l’air de ne pas comprendre l’autre. Dans toute autre disposition je m’amuserais de ces discussions entre M. de Valorbe, qui voudrait se faire admirer des deux partis, et votre mari, qui ne pense qu’à soutenir ce qu’il croit vrai ; entre M. de Valorbe, qui feint de mépriser les hommes, pour cacher l’importance qu’il met à leurs suffrages, et votre mari, qui, étant indifférent à l’opinion de ce qu’on appelle le monde, n’a point de misanthropie, parce qu’il n’y a jamais de mécompte dans ses prétentions et ses succès. Mais ce qui m’importe, c’est de savoir si M. de Lebensei n’a point découvert dans tout le jeu de l’amour-propre de M. de Valorbe quelque moyen de l’attacher à une idée, à un intérêt qui le détournât de son acharnement à s’occuper de moi.

Je suis extrêmement inquiète des événements que peuvent amener la fierté de Léonce et l’amour-propre de M. de Valorbe ; quand il voit M. de Mondoville, il est contenu par cette dignité de caractère qui rend impossible aux ennemis mêmes de Léonce de lui manquer en présence ; mais il s’indigne en secret, j’en suis sûre, de l’impression involontaire que Léonce lui fait éprouver, et l’effort dont il aurait besoin pour se révolter contre le respect importun qui l’arrête pourrait l’emporter d’autant plus loin. Encore une fois, ma chère Élise, consultez pour moi votre mari dans cette situation délicate, et gardez-vous de laisser apercevoir à Léonce ce que je viens de vous confier sur M. de Valorbe.

LETTRE X. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 7 août, à 11 heures du matin.

Mon Dieu ! combien mes craintes étaient fondées ! J’envoie chez vous, à l’insu de Léonce, pour supplier M. de Lebensei de venir ; je vous écris pendant que mon valet de chambre cherche un cheval pour aller à Cernay. Instruisez votre mari de tout, remettez-lui ma lettre pour qu’il la lise, et qu’il voie si, avant même de venir chez moi, il ne pourrait pas prendre un parti qui nous sauvât. Fatal événement ! Ah ! le sort me poursuit.

Hier, Léonce me dit qu’il devait y avoir une grande fête chez une de ses parentes qui demeure dans la même rue que moi ; il ajouta qu’il croyait nécessaire d’y aller, afin de ne pas trop faire remarquer son absence du monde. Il m’était revenu le matin même que M. de Valorbe parlait avec assez de confiance de ses prétentions sur moi, et je craignais qu’on en informât Léonce dans cette assemblée, où il devait trouver tant de personnes réunies ; mais comme je ne pouvais lui donner aucun motif raisonnable pour s’y refuser, je me tus ; et ma sœur approuvant Léonce, il me quitta de bonne heure pour chercher un de ses amis qu’il conduisait à cette fête. Un quart d’heure après, M. de Valorbe arriva chez moi assez troublé, et nous apprit que, s’étant mêlé d’une manière imprudente de ce qui concernait le départ du roi, il avait reçu l’avis à l’instant qu’un mandat d’arrêt était lancé contre lui et devait s’exécuter dans quelques heures. Il venait me demander de se cacher chez moi cette nuit même et me prier d’obtenir de votre mari qu’il tâchât de lui faire avoir un moyen de partir aujourd’hui pour son régiment et d’y rester, jusqu’à ce que son affaire fût apaisée.

Vous sentez, ma chère Élise, s’il était possible d’hésiter : un asile peut-il jamais être refusé ? Je l’accordai ; il fut convenu que ma sœur, qui logeait encore dans l’appartement d’une de ses parentes, où elle était descendue en arrivant, resterait ce soir chez moi ; que M. de Valorbe viendrait dans ma maison lorsque tous mes gens seraient couchés, et qu’Antoine seul veillerait pour l’introduire secrètement. Il n’était encore que huit heures du soir ; M. de Valorbe devait aller terminer quelques affaires essentielles chez son notaire et y rester le plus tard qu’il pourrait pour attendre l’heure convenue. Tout ce qui concernait la sûreté de M. de Valorbe étant ainsi réglé, il partit après m’avoir témoigné beaucoup plus de reconnaissance que je n’en méritais, puisque j’ignorais alors ce qu’il allait m’en coûter.

Je me hâtai de rentrer chez moi pour écrire à Léonce, sous le sceau du secret, ce qui venait de se passer ; je n’avais point d’autre motif, en le lui mandant, que de l’instruire avec scrupule de toutes les actions de ma vie ; j’ordonnai cependant qu’on remît avec soin ma lettre au cocher qui devait aller le chercher dans la maison où il soupait, si par hasard il y était déjà. Je m’endormis parfaitement tranquille, assurée que j’étais de l’approbation de Léonce pour une action généreuse, alors même que son rival en était l’objet.

Ce matin, mademoiselle d’Albémar est entrée dans ma chambre, et j’ai compris à l’instant même, en la voyant, qu’elle avait à m’annoncer un grand malheur. « Qu’est-il arrivé ? me suis-je écriée avec effroi. — Rien encore, me dit-elle ; mais écoutez-moi et voyez si vous avez quelques ressources contre le cruel événement qui nous menace. » Alors elle m’a raconté qu’elle avait découvert, par quelques mots de M. de Valorbe, qu’il avait rencontré Léonce cette nuit même ; mais comme il ne voulait pas lui confier ce qui s’était passé, elle a écrit, à huit heures du matin à M. de Mondoville, de manière à lui faire croire qu’elle savait tout, et qu’il était inutile de lui rien cacher. Sa réponse contenait les détails que je vais vous dire.

Hier, en sortant du bal, Léonce, impatienté de ce que la foule empêchait sa voiture d’avancer, se décida à l’aller chercher à pied au bout de la rue ; il éprouvait, il en convient, beaucoup d’humeur de ce que diverses personnes lui avaient annoncé mon mariage avec M. de Valorbe comme très-probable. Dans cette disposition, cependant, il se faisait plaisir encore, dit-il, de revoir ma maison pendant mon sommeil, et choisit à dessein le côté de la rue qui le faisait passer devant ma porte : il était alors une heure du matin. Par un funeste hasard, au moment où il approchait de chez moi, M. de Valorbe, se dérobant avec soin à tous les regards, enveloppé de son manteau, se glisse le long du mur, frappe à ma porte, et dans l’instant on l’ouvre pour le recevoir. Léonce reconnut Antoine, qui tenait une lumière pour éclairer à M. de Valorbe. Léonce l’a dit, je le crois, il ne lui vint pas seulement dans la pensée que je pusse être d’accord avec M. de Valorbe ; mais, convaincu que sa conduite avait pour but quelques desseins infâmes, il s’élança sur lui avant qu’il fût entré chez moi, le saisit au collet, et, le tirant violemment loin de la porte, il lui demanda avec beaucoup de hauteur quel motif le conduisait, à cette heure et ainsi déguisé, chez madame d’Albémar. M. de Valorbe, irrité, refusa de répondre ; Léonce, dans le dernier degré de la colère, le saisit une seconde fois et lui dit de le suivre, avec les expressions les plus méprisantes. M. de Valorbe était sans armes ; la crainte d’être découvert lui revint à l’esprit ; il répondit avec assez de calme à M. de Mondoville : « Vous ne doutez pas, je le pense, monsieur, qu’après l’insulte que vous m’avez faite, votre mort ou la mienne ne doive terminer cette affaire ; mais je suis menacé d’être arrêté cette nuit pour des raisons politiques ; c’est afin de me soustraire à ce danger que madame d’Albémar m’a accordé un refuge ; sa belle-sœur est venue s’établir chez elle ce soir même, pour m’autoriser, par sa présence, à profiter de la générosité de madame d’Albémar. Je crains d’être poursuivi, si ma retraite est connue ; remettons à demain une satisfaction qui, certes, m’intéresse plus que vous. » À ces mots, Léonce, confus, couvrit ses yeux de sa main, et se retira sans rien dire. À quelques pas de là, il retrouva ses gens ; on lui remit ma lettre, et il confesse qu’il fut très-honteux, en la lisant, de son impétuosité ; mais il déclare en même temps à ma belle-sœur qu’il ne faut pas penser à en prévenir les suites.

Lorsque mademoiselle d’Albémar fut instruite de tout, elle en parla à M. de Valorbe ; il lui parut mortellement offensé et n’admettant pas l’idée qu’une réconciliation fût possible. Cependant il est certain que personne n’a été témoin de l’emportement de Léonce ; votre mari ne peut-il pas être médiateur entre M. de Valorbe et M. de Mondoville ? S’il obtient un passeport pour M. de Valorbe, un pareil service ne lui donnera-t-il aucun empire sur lui ?

Léonce doit venir me voir tout à l’heure ; mais puis-je me flatter du moindre pouvoir sur sa conduite dans une semblable question ? Cependant je lui parlerai ; je conserve encore du calme : savez-vous ce qui m’en donne ? c’est la certitude de ne pas survivre un jour à Léonce ; le ciel même ne l’exigerait pas de moi ! Mais est-ce assez de cette certitude pour supporter le malheur qui me menace ? S’il perdait cette vie dont il fait un si noble usage, si son amour pour moi lui ravissait tant de jours de gloire et de bonheur que la nature lui avait destines, si sa mère redemandait son fils en maudissant ma mémoire ! Ô Élise, Élise, les douleurs que j’éprouve, vous ne les avez jamais senties ; et moi qui ai tant versé de pleurs, que j’étais loin d’avoir l’idée de ce que je souffre ! Antoine arrive, il va partir ; au nom du ciel, ne perdez pas un moment !

LETTRE XI. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 8 août.

Mes craintes sont dissipées ; je dois beaucoup à votre mari, à M. de Valorbe lui-même : il est parti ; tout est apaisé ; mais suis-je contente de ma conduite ? ce jour n’aura-t-il point de funestes effets ? que puis-je me reprocher cependant quand la vie de Léonce était en danger ? Votre mari reste encore ici jusqu’à demain, ce sera moi qui vous apprendrai tout ce que votre Henri a fait pour nous ; mais que jamais un seul mot de vous, ma chère Élise, ne trahisse les secrets que je vais vous confier.

Hier matin, Léonce arriva comme je venais de vous envoyer ma lettre ; il y avait un peu d’embarras dans l’expression de son visage. Je me hâtai de lui dire que s’il s’était mêlé le moindre soupçon sur moi à son emportement contre M. de Valorbe, jamais je n’aurais pu retrouver aucun bonheur dans notre sentiment mutuel ; mais je le conjurai d’examiner s’il voulait perdre un homme proscrit, qui pouvait être obligé de quitter la France, et que l’éclat d’un duel ferait nécessairement découvrir. « Ma chère Delphine, me répondit Léonce, c’est moi qui ai insulté M. de Valorbe, lui seul a droit d’être offensé ; je ne puis l’être, et ma volonté, dans cette affaire, doit se borner à lui accorder la satisfaction qu’il me demandera. — Quoi ! lui dis-je, quand de votre propre aveu vous avez été injuste et cruel, croyez-vous indigne de vous de le réparer ? — Je ne sais, me dit-il, ce que M. de Valorbe entendrait par une réparation ; comme il est malheureux dans ce moment, je pourrais me croire obligé d’être plus facile ; mais cette réparation je ne puis la donner que tête à tête : nous étions seuls, du moins je le crois, lorsque j’ai eu le tort d’offenser M. de Valorbe ; mais trouvera-t-il que ce soit une raison pour se contenter d’excuses faites aussi sans témoins ? je l’ignore. À sa place, rien ne me suffirait ; à la mienne, ce que je puis tient à de certaines règles que je ne dépasserai point. — Indomptable caractère ! lui dis-je alors avec une vive indignation, vous n’avez pas encore seulement daigné penser à moi ; doutez-vous que le sujet de cette querelle ne soit bientôt connu, et qu’il ne me perde à jamais ? — Le secret le plus profond, interrompit-il… — Ignorez-vous, repris-je, qu’il n’y a point de secret ? Mais je n’insisterai pas sur ce motif ; c’est à vous et non à moi de le peser : sans doute, si vous triomphez, je suis déshonorée ; si vous périssez, je meurs ; mais l’intérêt supérieur à ces intérêts, c’est le remords que vous devez éprouver si vous ne respectez pas la situation de M. de Valorbe : pouvez-vous vous battre avec lui quand il doit se cacher, quand vous faites connaître ainsi sa retraite, quand vous le livrez aux tribunaux dans ces temps de troubles où rien ne garantit la justice ; le pouvez-vous ? — Ma chère Delphine, répondit Léonce plus ému qu’incertain, je vous le répète, c’est moi qui ai tort envers M. de Valorbe, je n’ai rien à faire qu’à l’attendre ; la générosité ne convient pas à celui qui a offensé ; c’est à M. de Valorbe à se décider : je lui dirai, s’il le veut, tout ce que je dois lui dire ; il jugera si ce que je puis est assez. »

Dans ce moment, M. de Lebensei entra ; Antoine l’avait rencontré à la barrière ; il avait ordre de remettre la lettre à l’un de vous deux. Votre excellent Henri la lut, et ne perdit pas un instant pour se rendre chez moi ; je lui répétai ce que je venais de dire ; Léonce gardait le silence. « Il faut d’abord, dit M. de Lebensei, que je m’informe des accusations qui peuvent exister contre M. de Valorbe : s’il est vraiment en danger, il importe de le mettre en sûreté. M. de Mondoville souhaite certainement avant tout que M. de Valorbe ne soit pas exposé à être arrêté. — Sans doute, répliqua Léonce, mes torts envers lui m’imposent de grands devoirs ; si je puis le servir, je le ferai avec zèle : mais vous me permettrez, dit-il plus bas à M. de Lebensei, de vous parler seul quelques instants. — D’où vient ce mystère ? m’écriai-je ; Léonce, suis-je indigne de vous entendre sur ce que vous croyez votre honneur ? ne s’agit-il pas de ma vie comme de la vôtre ? et pensez-vous que si véritablement votre gloire était compromise, je ne trouverais pas, dans la résolution où je suis de mourir avec vous, la force de consentir à tous vos périls ? Mais, encore une fois, vous avez été souverainement injuste envers M. de Valorbe ; il est proscrit ; à ce titre, votre inflexible fierté devrait plier. — Eh bien, reprit Léonce, je ne dirai rien à M. de Lebensei que vous ne l’entendiez ; je ne puis d’ailleurs lui rien apprendre sur la conduite que je dois tenir ; ce qu’il ferait, je le ferai. — Je demande, reprit M. de Lebensei, que l’on attende les informations que je vais prendre sur tout ce qui concerne la situation de M. de Valorbe ; dans peu d’heures je la connaîtrai. »

M. de Lebensei nous quitta pour s’en occuper ; mais en partant il me dit : « M. de Mondoville a raison à quelques égards, c’est M. de Valorbe qui doit décider de cette affaire ; voyez-le vous-même ce matin, essayez de le calmer. » Je voulais à l’instant même passer dans l’appartement de ma belle-sœur, où je devais trouver M. de Valorbe. Léonce me retint, et me dit : « La pitié que m’inspire un homme malheureux, les torts que j’ai eus envers lui, la crainte de vous compromettre, tous ces motifs mettent obstacle à la conduite simple qu’il est si convenable de suivre dans de semblables occasions ; mais je vous en conjure, mon amie, ne vous permettez pas, en mon absence, un mot que je fusse forcé de désavouer : songez que l’on pourra croire que j’approuve tout ce que vous direz, et soyez plus fière que sensible quand il s’agit de la réputation de votre ami. Je ne vous rappellerai point que je la préfère à ma vie, je rougirais d’avoir besoin de vous l’apprendre ; mais quand votre sublime tendresse confond vos jours avec les miens, j’ose d’autant plus compter sur l’élévation de votre conduite : mon honneur sera le vôtre ; et, pour votre honneur, Delphine, vous ne craindriez point la mort. Adieu ; il faut que je vous quitte ; je dois rester chez moi tout le jour pour y attendre des nouvelles de M. de Valorbe. » Il y avait tant de calme et de fierté dans l’accent de Léonce, qu’un moment il me redonna des forces ; mais elles m’abandonnèrent bientôt quand j’entrai chez ma belle-sœur, et que j’y vis M. de Valorbe.

Louise se retira dans son cabinet pour nous laisser seuls ; je ne savais de quelle manière commencer cette conversation : M. de Valorbe avait l’air tout à fait résolu à l’éviter ; j’hésitais si je devais essayer de lui parler avec franchise de mes sentiments pour Léonce ; quoiqu’il les connût, je craignais qu’il ne se blessât de leur aveu. Je hasardai d’abord quelques mots sur les regrets qu’avait éprouvés M. de Mondoville lorsqu’il avait appris la situation fâcheuse dans laquelle M. de Valorbe se trouvait. Il répondit à ce que je disais d’une manière générale, mais sans prononcer un seul mot qui pût faire naître l’entretien que je désirais ; et lui, qui manque souvent de mesure quand il est irrité, s’exprimait avec un ton ferme et froid qui devait m’ôter toute espérance. Je sentais néanmoins que la résolution de M. de Valorbe pouvait dépendre de l’inspiration heureuse qui me ferait trouver le moyen de l’attendrir. Il existait sans doute ce moyen : j’implorais les lumières de mon esprit pour le découvrir, et plus j’en avais besoin, plus je les sentais incertaines. Assez de temps se passa sans même que M. de Valorbe me permît de commencer ; il détournait ce que je voulais lui dire, m’interrompait, et repoussait de mille manières le sujet dont j’avais à parler : j’éprouvais une contrainte douloureuse qu’il avait l’art de prolonger. Enfin je me décidai à lui représenter d’abord le tort irréparable que me ferait l’éclat d’un duel, et je lui demandai s’il était juste que le sentiment qui m’avait portée à lui donner un asile fût si cruellement puni. Il sortit alors un peu de ses phrases insignifiantes pour me répondre, et me dit que la cause de sa querelle avec M. de Mondoville ne pouvait avoir été entendue que par un homme qu’il avait cru remarquer près de là, mais qu’il ne connaissait pas. Je me hâtai de lui dire ce que je croyais alors, et ce dont M. de Mondoville était persuadé comme moi, c’est que cet homme était un de ses gens qui s’approchait de lui pour lui annoncer sa voiture, et qui n’avait pas eu la moindre idée de ce qui s’était passé. M. de Valorbe parut réfléchir un moment à cette réponse, et me dit ensuite : « Eh bien, madame, si personne ne nous a ni vus ni entendus vous ne serez point compromise, quoi qu’il puisse arriver entre M. de Mondoville et moi. » Je n’avais pas prévu ce raisonnement, et je crois encore ce que je soupçonnai dans le moment même : c’est que M. de Valorbe eut besoin de se recueillir pour ne pas me laisser apercevoir qu’il était adouci par l’idée que personne n’avait été témoin de sa querelle avec Léonce ; néanmoins, quelle que fût la pensée qui traversa son esprit, il voulut rompre la conversation, et se leva pour appeler mademoiselle d’Albémar.

Elle vint ; je ne savais plus que devenir, un froid mortel m’avait saisie ; je voyais devant moi celui qui voulait tuer ce que j’aime, et ma langue se glaçait quand je voulais l’implorer. Un billet de votre mari me fut apporté dans cet instant ; il me disait qu’il était vrai que les charges contre M. de Valorbe étaient très-sérieuses, qu’il importait extrêmement qu’il quittât Paris sans délai, et que ce soir à la nuit tombante il lui apporterait un passe-port sous un faux nom, qui lui permettrait de s’éloigner : il se flattait ensuite de parvenir à faire lever le mandat d’arrêt de M. de Valorbe ; mais il insistait beaucoup sur l’importance dont il était pour lui de n’être pas pris dans ce moment de fermentation. Je me hâtai de donner ce billet à M. de Valorbe, et j’eus tort de ne pas lui cacher le mouvement d’espoir que j’éprouvais, car il s’en aperçut ; et, s’offensant de ce que je pouvais supposer que les dangers dont on le menaçait auraient de l’influence sur lui, il rentra dans sa chambre précipitamment, et en sortit peu d’instants après avec une lettre pour M. de Mondoville : il la remit à un de mes gens, et lui dit assez haut pour que je l’entendisse de la porter à son adresse. Il revint ensuite vers nous ; ma pauvre belle-sœur était tremblante, et je me soutenais à peine.

On annonça qu’on avait servi ; nous allâmes à table tous les trois. M. de Valorbe nous regardait tour à tour, Louise et moi, et le spectacle de notre douleur lui donnait assez d’émotion, quoiqu’il fît des efforts pour la surmonter : il parla sans cesse pendant le dîner avec plus d’activité peut-être qu’on n’en a dans une résolution calme et positive ; il s’exaltait d’une manière extraordinaire par ses propres discours et par le vin qu’il prenait : nous étions devant lui immobiles et pâles, sans prononcer un seul mot ; nous sortîmes enfin de ce supplice. Quel repas, juste ciel ! c’était le banquet de la mort ; il parut lui-même presque honteux du rôle qu’il venait de jouer, et se sentit le besoin de s’en excuser.

« Vous m’avez secouru, me dit-il, et je vous afflige ; mais jamais affront plus sanglant ne mérita la vengeance d’un honnête homme ! » À ces mots, qui semblait m’offrir au moins l’espoir d’être écoutée, j’allais répondre ; il m’arrêta, et se livrant alors à son goût naturel pour produire de grands effets, il me dit : « Tout est décidé. J’ai écrit à M. de Mondoville ; le rendez-vous est donné, ici même, à six heures. Nous partirons ensemble ; nous nous arrêterons dans la forêt de Senars, à dix lieues de Paris ; là, l’un de nous doit périr. Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d’être reconnu ; si c’est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le voyez, les paroles irrévocables sont dites ; rentrez dans votre appartement, et souhaitez qu’il me tue ; vous n’avez plus que cet espoir. » Au moment où il me disait ces effroyables paroles, la pendule avait déjà sonné cinq heures, son aiguille marchait vers le moment fixé. L’exactitude de Léonce n’était pas douteuse. Ce départ, cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à l’horreur du duel. Ce que je craignais il y avait quelques heures ne pouvait se comparer encore à l’effroi dont j’étais pénétrée : ma tête s’égarait entièrement ; la mort, la mort certaine de Léonce était devant mes yeux, et son meurtrier me parlait.

Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein ; ils excitèrent dans le cœur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui le précipita à mes pieds. « Quoi ! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous espérez que je ménagerai sa vie ! Je rends grâces au ciel de l’insulte qu’il m’a faite ; elle me permet de punir une autre offense, et c’est pour celle-là, oui, c’est pour celle-là, dit-il avec un frémissement de rage, que je suis avide de son sang. — Dieu ! qu’avez-vous fait, m’écriai-je, des sentiments de générosité qui vous méritaient une si haute estime ? Pouvez-vous souhaiter de m’épouser quand mon cœur n’est pas libre ? — Oui, dit-il, je le souhaite encore ; le temps vous éclairerait sur les sentiments que vous nourrissez au fond du cœur ; vous respecteriez vos devoirs envers moi, vous avez des qualités si douces et si bonnes, que, si j’étais votre époux, même avant d’avoir obtenu votre amour, je serais le plus heureux des hommes : mais non, il vous faut des victimes ; vous en aurez, l’heure approche ; quand le temps aura prononcé, vous en serez plus écoutée. » Élise, ne frémissez-vous pas pour votre malheureuse amie ? Ma tête s’égarait ; je suppliai M. de Valorbe, je le crois, avec un accent, avec des paroles de flamme ; il repoussa tout, occupé d’une seule idée qui lui revenait sans cesse. « Que ferez-vous pour moi, s’écriait-il, si je suis déshonoré, si l’on sait l’outrage que j’ai reçu ? — Rien ne sera connu, répétai-je, rien ! — Et si cette espérance est trompée, dites-moi, s’écria-t-il avec fureur, dites-moi, vous qui ne m’offrez pas de l’amour, comment vous ferez pour que je supporte la honte ! — Jamais elle ne vous atteindra, repris-je ; mais si quelque peine pouvait résulter pour vous du sacrifice que vous m’auriez fait, le dévouement de ma vie entière, reconnaissance, amitié, fortune, soins, tout ce que je puis donner est à vous. — Tout ce que vous pouvez donner, créature enchanteresse ! interrompit-il ; c’est toi qu’il faut posséder ; tu pourrais seule faire oublier même le déshonneur ! Tu as peur du sang, tu veux écarter la mort… eh bien ! jure que je serai ton époux ; cette gloire, cette ivresse… »

En disant ces mots, il me saisit la main avec transport. Six heures sonnèrent, une voiture s’arrêta à la porte, il ne restait plus qu’un instant pour éviter le plus grand des malheurs ; tout ce qu’avait dit M. de Valorbe me persuadait que sa résolution n’était pas inébranlable, mais que jamais il n’y renoncerait si je n’offrais pas un prétexte quelconque à son amour-propre. Il reprit avec plus d’instance, en voyant que je me taisais, et me dit : « Permettez-moi de prendre ce silence pour une réponse favorable, elle restera secrète entre nous, je vous laisserai du temps, je n’abuserai point tyranniquement d’un consentement arraché par le trouble… » Le bruit de la voiture de Léonce entrant dans la cour se fit entendre. Je puis à peine me rappeler ce qui se passait en ce moment dans mon âme bouleversée, mais il me semble que je pensai qu’un scrupule insensé pouvait seul m’engager à parler, quand peut-être il suffisait de me taire pour sauver Léonce. La veille même, madame d’Artenas m’avait vivement grondée de ce qu’elle appelait mes insupportables qualités, qui m’exposaient à tous les malheurs, sans me permettre jamais la moindre habileté pour m’en tirer. Ses conseils me revinrent, je condamnai mon caractère, je m’ordonnai d’y manquer ; enfin surtout, enfin les paroles qui exposaient les jours de Léonce ne pouvaient sortir de ma bouche. M. de Valorbe s’écria avec transport qu’il me remerciait de mon silence ; je ne le désavouai point. Je le trompai donc ; oui, grand Dieu ! c’est la première fois que la dissimulation a souillé mon cœur. Léonce parut !… Quelle impression sa présence produisit sur tout ce qui était dans la chambre ! Ma bonne sœur détourna la tête pour lui cacher ses pleurs ; M. de Valorbe se hâta de recomposer son visage ; et moi, qui ne savais pas si je venais de sauver ce que j’aime, ou seulement de me rendre indigne de lui, je pouvais à peine me soutenir. M. de Mondoville, voulant abréger cette scène, après avoir salué ma sœur et moi avec cette grâce et cette noblesse que les indifférents même ne peuvent voir sans être charmés, pria M. de Valorbe de le conduire dans son appartement : ils sortirent alors tous les deux, mes tourments redoublèrent ; je n’avais pas revu Léonce depuis le matin, j’ignorais ce que la journée avait pu apporter de changements dans ses dispositions. Le silence dont je m’étais, hélas ! trop adroitement servie, avait-il suffi pour désarmer M. de Valorbe ? ou ne s’était-il pas dit que, dans un tel moment, il ne devait y attacher aucune importance ? Loin donc que ma douleur fût soulagée, elle était devenue plus amère encore par l’espérance que j’avais entrevue et que le temps n’avait pu confirmer.

Ce jour, déjà si cruel, fut encore marqué par un hasard bien malheureux : madame du Marset vint à ma porte demander mademoiselle d’Albémar ; et mes gens, qui n’avaient point reçu l’ordre de ma belle-sœur, la laissèrent entrer. Elle arriva dans le salon même où j’étais avec mademoiselle d’Albémar ; elle venait lui faire une visite, et s’acquitter d’un de ces devoirs communs de la société, dont la froideur et l’insipidité font un si cruel contraste avec les passions violentes de l’âme. Représentez-vous, chère, Élise, ce que je dus éprouver pendant une demi-heure qu’elle resta chez ma sœur ! Je ne pouvais m’en aller, parce que, de la chambre où nous étions, j’entendais au moins la voix de Léonce et de M. de Valorbe : je m’assurais ainsi qu’ils étaient encore là, et je tâchais de deviner, à leur accent plus ou moins élevé, s’ils s’apaisaient ou s’irritaient de nouveau ; mais je ne crois pas qu’il soit possible de se faire l’idée de l’horrible gêne que m’imposait la présence de madame du Marset ! voulant lui cacher mon trouble, et le trahissant encore plus ; répondant à ses questions sans les entendre, et par des mots qui n’avaient sans doute aucun rapport avec ce qu’elle me disait : car elle marquait à chaque instant son étonnement, et prolongeait, je crois, sa visite, par des intentions malignes et curieuses. Je ne sais combien de temps ce supplice aurait duré, si mademoiselle d’Albémar, ne pouvant plus le supporter, n’eût pris sur elle de déclarer à madame du Marset que j’étais encore très souffrante de ma dernière maladie, et que j’avais dans ce moment besoin de repos. Madame du Marset reçut ce congé avec un air assez méchant, et je ne doute pas, d’après ce que j’ai su depuis, qu’elle ne fût venue pour examiner ce qui se passait chez moi.

Quand elle fut sortie, Léonce ouvrit la porte, et rentra avec M. de Valorbe. Je voulus le questionner ; mais la violence que je m’étais faite pendant la visite de madame du Marset m’avait jetée dans un tel état, qu’en essayant de parler, je tombai comme sans vie aux pieds de Léonce. Quand je revins à moi, on m’avait transportée dans ma chambre ; Léonce tenait une de mes mains, ma sœur l’autre, et ma petite Isaure pleurait au pied de mon lit : il fut doux, ce moment, ma chère Élise, où je me retrouvais au milieu des mes affections les plus chères, où les regards de Léonce m’exprimaient un intérêt si tendre ! « Ma douce amie, me dit-il, pourquoi vous effrayer ainsi ? tout est terminé, tout l’est comme vous le désirez ; calmez donc cette âme si sensible : ah ! vous m’aimez, je veux vivre, ne craignez rien pour moi. »

Je lui demandai de me raconter ce qui venait de se passer entre M. de Valorbe et lui. « Je le croyais décidé, me dit-il, quand j’arrivai ; mais comme j’avais vu M. de Lebensei, qui m’avait donné de véritables inquiétudes sur les dangers que courait M. de Valorbe, j’étais disposé à me prêter à la réconciliation, s’il la désirait. Il a commencé par me demander si je pouvais lui garantir que rien de ce qui était arrivé hier au soir ne serait jamais connu : je lui ai dit que je lui donnais ma parole, en mon nom et de la part de M. de Lebensei, que le secret serait fidèlement gardé, et que je ne croyais pas que personne, excepté lui et moi, en fût instruit. Il m’a fait encore quelques questions, toujours relativement à la publicité possible de notre aventure ; je l’ai rassuré à cet égard, autant que je le suis moi-même, sans pouvoir lui donner cependant une certitude positive ; car j’étais trop ému hier au soir pour avoir rien remarqué de ce qui se passait autour de moi. M. de Valorbe a réfléchi quelques instants, puis il a prononcé votre nom à demi-voix ; il s’est arrêté, ne voulant pas sans doute que je susse que vous seule décidiez de sa conduite dans cette circonstance : vous seule aussi, ma Delphine, vous m’aviez inspiré les mouvements doux que j’éprouvais ; votre souvenir était un ange de paix entre nous deux. M. de Valorbe m’a tendu la main après un moment de silence, et je me suis permis alors de lui exprimer franchement et vivement tous les regrets que j’éprouvais de mon impardonnable vivacité. Nous sommes sortis alors pour vous rejoindre ; depuis ce moment je n’ai pensé qu’à vous secourir, et j’ai laissé M. de Lebensei avec M. de Valorbe. »

Comme Léonce nommait votre mari, il ouvrit ma porte, et me dit avec une vivacité qui ne lui est pas ordinaire : « Tout est prêt pour le voyage de M. de Valorbe, il demande à vous voir un moment ; il convient de ne pas l’obliger à rendre M. de Mondoville témoin de sa douleur en vous quittant, et rien n’est plus pressé que son départ ! » Léonce n’hésita point à se retirer, et M. de Lebensei, sans perdre un moment, fit entrer M. de Valorbe. Je fus touchée en le voyant, il était impossible d’avoir l’air plus malheureux ; il s’approcha de mon lit, me prit la main, et, se mettant à genoux devant moi, il me dit à voix basse : « Je pars, je ne sais ce que je vais devenir, peut-être suis-je menacé des événements les plus malheureux ; que mon honneur me reste, et je les supporterai tous ! Souvenez-vous, cependant, que c’est à vous seule que j’ai fait le sacrifice de la résolution la plus juste et la plus nécessaire ; songez, reprit-il en appuyant singulièrement sur chacune de ses expressions, songez à ce que vous ferez pour moi si mon sort est perdu pour vous avoir obéi, pour m’être fié à vous. » Je rougis en écoutant ces paroles, qui me rappelaient un tort véritable. M. de Valorbe voulait rester encore ; mais M. de Lebensei était si impatient de son départ, qu’il interrompit d’autorité notre entretien. M. de Valorbe se jeta sur ma main en la baignant de pleurs, et votre mari l’emmena.

Dès que la voiture de M. de Valorbe fut partie, M. de Lebensei remonta, et je lui demandai d’où lui venait une agitatation que je ne lui avais jamais vue. « Hélas ! me dit-il, je viens d’apprendre, comme j’arrivais chez vous, que M. de Fierville a été témoin de la scène d’hier au soir ; il était sorti à pied, peu de moments après Léonce, de la maison où ils avaient soupé ensemble ; il s’est glissé derrière les voitures pour n’être pas reconnu, et il a raconté aujourd’hui, dans un dîner, tout ce qu’il avait entendu ; je craignais donc extrêmement que M. de Valorbe ne le sût avant de partir, et que, changeant de dessein, il ne restât, malgré tout ce qui pouvait lui en arriver. — Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, et M. de Valorbe ne sera-t-il pas déshonoré pour ne s’être pas battu avec Léonce ? » M. de Lebensei chercha à dissiper cette crainte, en m’assurant que l’on parviendrait à détruire l’effet des propos de M. de Fierville ; mais, tout en me calmant sur ce sujet, il paraissait troublé par une pensée qu’il n’a pas voulu me confier.

Je suis restée, lorsqu’il m’a quittée, dans un trouble cruel. Certainement je ne me repens pas d’avoir tout fait pour empêcher que M. de Valorbe ne se battit avec Léonce : je suis loin de me croire liée par un silence que doit excuser la violence de ma situation ; ma sœur, qui a été témoin de tout, m’assure que M. de Valorbe lui-même n’a pas dû se persuader que je pusse prendre avec lui, dans l’état où j’étais, le moindre engagement : si M. de Valorbe était malheureux, je ferais pour lui certainement tout ce qui serait en ma puissance ; c’est en vain, cependant, que je me raisonne ainsi depuis plusieurs heures ; ma joie est empoisonnée par cet instant de fausseté. Rien ne me ferait consentir à l’avouer à Léonce, et cependant c’est pour lui… Il faut donc que ce soit mal… Je suis sûre que les plus cruelles peines me viendront de là. Les fautes que le caractère fait commettre sont tellement d’accord avec la manière de sentir habituelle, qu’on finit toujours par se les pardonner ; mais quand on se trouve entraînée, forcée même à un tort tout à fait en opposition avec sa nature, c’est un souvenir importun, douloureux, et qu’on veut en vain écarter. Ne m’en parlez jamais ; je parviendrai peut-être à l’oublier.

Remerciez votre Henri, quand vous le verrez, de la parfaite amitié qu’il m’a témoignée. Votre enfant est-il encore malade ? ne pouvez-vous pas le quitter ? J’irai vous voir dès que je serai mieux ; mais ce que j’ai souffert m’a redonné la fièvre ; on veut que je me ménage encore quelque temps.

LETTRE XII. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 25 août.

J’ai besoin, madame, de vous confier mes chagrins, de vous demander vos conseils. M. de Lebensei vous a-t-il dit comment l’indigne M. de Fierville, et son amie plus odieuse encore, ont trouvé l’art d’empoisonner l’aventure de M. de Valorbe ? Ils ont répandu dans le monde que Delphine, notre angélique Delphine, avait donné rendez-vous à deux hommes la même nuit, et qu’un malentendu sur les heures avait été la cause de la rencontre où Léonce avait grièvement insulté M. de Valorbe. Non ! je n’ai pu vous écrire une semblable infamie sans que mon front se couvrit de rougeur. Juste ciel ! c’est donc ainsi qu’on veut punir une âme innocente de sa générosité même ! c’est ainsi que l’on outrage le caractère le plus noble et le plus pur ! Deux êtres méchants, et le reste indifférent et faible, vailà ce qui décide la réputation d’une femme au milieu de Paris !

Madame du Marset et M. de Fierville ont voulu se venger ainsi, dit-on, d’un jour où Léonce les a profondément humiliés en défendant madame d’Albémar. Maintenant, que faut-il faire pour la servir ? Aidez-moi, je vous en conjure, et cachons-lui surtout qu’elle a pu être l’objet d’une pareille calomnie ; sa santé la retient encore chez elle, et je lui ai conseillé de fermer sa porte. Léonce est allé conduire sa femme à la terre d’Andelys, qu’elle tient des dons de Delphine, et sans laquelle, hélas ! elle n’eût jamais épousé M. de Mondoville. Je l’aurais consulté lui-même dans cette circonstance, puisque l’âge de M. de Fierville ne permet pas de craindre un événement funeste ; mais il est absent, et je suis seule au milieu d’un monde bien nouveau pour moi, et dont la puissance me fait trembler : néanmoins j’ai vaincu ma répugnance pour la société ; j’y vais, J’irai chaque jour, j’y répéterai ce qui justifie glorieusement mon amie. Sans avouer le sentiment de Delphine pour Léonce, je ne le démentirai point ; car je veux mettre toute ma force dans la vérité, il ne me reste qu’elle : je suis ici une étrangère, sans agréments, sans appui, intimidée par ma figure et mon ignorance de la vie ; n’importe, j’aime Delphine, et je soutiens la plus juste des causes.

Je ne sais à qui m’adresser, je ne sais de quels moyens on se sert ici pour repousser la calomnie : mais je dirai tout ce que mon indignation m’inspirera : peut-être enfin triompherai-je de l’envie, seul genre de malveillance que ma douce et charmante amie puisse redouter. Je n’avais pas idée du mal que peut faire l’opinion de la société quand on a trouvé l’art de l’égarer. Oui, ceux qu’on est convenu d’appeler des amis me font plus souffrir encore que les ennemis mêmes : ils viennent se vanter auprès de vous des services qu’ils prétendent vous avoir rendus, et l’on ne peut démêler avec certitude si, pour augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer les attaques dont ils prétendent avoir triomphé ; d’autres se bornent à vous assurer que, quoi qu’il arrive, ils ne vous abandonneront pas, et vous ne pouvez pas leur faire expliquer ce quoi qu’il arrive : il leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me donnent le conseil d’emmener Delphine en Languedoc ; et lorsque je veux leur prouver que le plus mauvais moment pour s’éloigner, c’est celui où l’on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse ; et, tout occupés de l’avis qu’ils ont proposé, ils y attachent leur amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir si vous ne le suivez pas : il est plus facile de se défendre contre des adversaires déclarés, que de s’astreindre à la conduite nécessaire avec de tels amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant combien est faible la résistance qu’ils ont à craindre ; et cependant, s’ils se brouillaient avec vous, ils rendraient votre situation plus mauvaise. Ne commenceraient-ils pas leur phrase de renonciation par ces mots : Moi qui aimais madame d’Albémar, je suis obligé de convenir qu’il n’y a pas moyen à présent de l’excuser ? Funeste pays, où le nom d’ami, si légèrement prodigué, n’impose pas le devoir de défendre, et donne seulement plus de moyens de nuire si l’on abandonne !


L’opinion apparaît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir nulle part ; chacun me dit qu’on répand les plus indignes mensonges contre Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si celui qui me parle les répète ou les invente lui-même. Je me crois toujours environnée de moqueurs qui se trahissent par un regard ou par un sourire d’insouciance dans le moment où ils me protestent qu’ils s’intéressent à ma peine. Je ne perds pas une occasion de raconter les motifs de reconnaissance qui devaient engager Delphine à donner un asile à M. de Valorbe, comme s’il fallait, pour rendre service à un malheureux, d’autres motifs que son malheur ! En vérité, je le crois, il est ici plus dangereux d’exercer la vertu que de se livrer au vice ; on ne veut pas croire aux sentiments généreux, et l’on cherche avec autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions qu’à trouver des excuses pour les mauvaises.

Ah ! qu’il vaut mieux vivre obscure et n’avoir jamais obtenu ces flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en hâte exiger de vous le prix ! Pour la première fois, je me console d’avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels ; qu’ai-je dit ? je me console ! Delphine n’est-elle pas malheureuse ? et quel calme puis-je jamais goûter, si l’on ne parvient pas à la justifier ! Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu’il est possible de tenter, et acccordez-moi l’un et l’autre le secours de vos lumières et de votre amitié.

LETTRE XIII. — RÉPONSE DE MADAME DE LEBENSEI
À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Cernay, ce 30 août 1791.

L’émotion que m’a causée votre lettre, mademoiselle, a été la cause du premier tort que j’aie jamais eu avec Henri ; après l’avoir lue, je m’écriai : « Ah ! pourquoi suis-je privée de tout ascendant sur personne ! proscrite que je suis par l’opinion, il ne me reste aucun moyen d’être utile à mes amis calomniés ! » À peine avais-je dit ces mots, qu’un repentir profond, un tendre retour vers mon ami les suivit ; mais je craignis pendant plusieurs heures que leur impression sur lui ne fût ineffaçable ; enfin il m’a pardonné, parce que j’avais tort, grièvement tort, et qu’il lui était trop aisé de me le faire sentir, pour qu’il ne fût pas dans son caractère de s’y refuser. Il est parti pour Paris, dans l’intention de servir madame d’Albémar ; mais il aura soin de faire répandre par d’autres ce qu’il faut que l’on dise ; car les préjugés de la société sont tels contre les opinions politiques de M. de Lebensei, qu’il nuirait à madame d’Albémar en se montrant son admirateur le plus zélé. Oh ! que la malveillance a de ressources pour faire souffrir ! ne sentez-vous pas les méchants comme un poids sur le cœur ? ne vous semble-t-il pas qu’ils empêchent de respirer ? Lorsqu’on voudrait reprendre un peu d’espoir, leur souvenir le repousse douloureusement au fond de l’âme.

Quelques heures après le départ de M. de Lebensei, mon enfant étant assez bien, je n’ai pu résister au désir que j’avais de causer avec vous et de voir madame d’Albémar, et je suis partie de Cernay assez tard, car je n’y suis revenue qu’à minuit. Vous étiez sortie, mais j’ai trouvé Delphine, qui venait de recevoir une lettre de Léonce : il annonçait son retour dans huit jours, avec les expressions les plus tendres et les plus passionnées pour madame d’Albémar, et cependant elle m’a paru profondément triste. Je suis convaincue qu’elle sait ce que nous voulons lui cacher, mais que cette âme fière ne peut se résoudre à nous en parler. Elle n’avait laissé sa porte ouverte que pour madame d’Artenas et pour moi ; si elle a vu madame d’Artenas, elle est instruite de tout ! Il n’est pas dans le caractère de cette femme de cacher ce qui peut être pénible ; elle sait servir utilement plutôt que ménager avec délicatesse.

J’ai demandé à madame d’Albémar ce qu’elle faisait depuis l’absence de Léonce. « Je donne des leçons à Isaure, m’a-t-elle répondu ; je me promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne. » En achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée. « Ne serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce ? — De son retour ? m’a-t-elle dit vivement ; qu’arrivera-t-il quand il reviendra ? » Puis s’arrêtant, elle a repris : « Pardonnez-moi, je suis triste et malade. » Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isaure, elle est retombée dans la distraction. J’hésitai si je me hasarderais à lui parler ; mais elle ne paraissait pas le désirer, et je craignis de me tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire plus qu’elle n’en savait.

Je l’ai quittée le cœur serré ; elle n’a point essayé de me retenir ; ses manières avec moi étaient moins tendres que de coutume ; et tel que je connais son caractère, c’est une preuve qu’elle éprouve quelque grande peine. Dès qu’elle est heureuse, elle a besoin d’y associer ses amis ; mais je l’ai toujours vue disposée à souffrir seule.

Ah ! de quelles douloureuses pensées n’ai-je pas été occupée en revenant chez moi ! Vous le voyez, il n’existe aucun moyen pour une femme de s’affranchir des peines causées par l’injustice de l’opinion. Delphine, l’indépendante Delphine elle-même en est atteinte et ne peut se résoudre à nous le confier.

P. S. J’en étais là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que nous n’attendions pas de huit jours, est venu jusqu’à la grille de Cernay pour demander M. de Lebensei ; dès qu’il a su qu’il n’y était pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens ont su de son domestique qui le suivait qu’il avait laissé madame de Mondoville à Andelys, et qu’il en était parti tout à coup avec une diligence inconcevable : en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ à cheval pour venir ici sans s’arrêter. Mes gens m’ont aussi dit qu’il avait l’air très-agité, et que dans le peu de mots qu’il leur avait adressés, il avait changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il a tout appris, et, sensible comme il l’est à la réputation de Delphine, je frémis de l’état où il doit être : ah ! mon Dieu, que deviendront nos pauvres amis ! Si M. de Lebensei voit Léonce, je me hâterai de vous mander ce qu’il lui aura dit. Adieu, mademoiselle ; combien je suis touchée de votre situation et pénétrée d’estime pour l’amitié parfaite que vous témoignez à madame d’Albémar !

LETTRE XIV. — DELPHINE À M. DE LEBENSEI.
Ce 1er septembre.

Je sais tout ce que mes amis ont voulu me cacher, j’ai tout appris, ou j’ai tout deviné. Ce que j’éprouve m’est amer : j’avais marqué à l’injustice sa sphère ; je croyais qu’elle m’accuserait d’imprudence, de faiblesse, de tous les torts, excepté de ceux qui peuvent avilir ! Je vous l’avouerai donc, je souffre depuis quinze jours une sorte de peine dont il me serait douloureux de m’entretenir, même avec vous. Cependant ma fierté doit triompher de ce chagrin, quelque cruel qu’il puisse être ; mais ce qui déchire mon cœur, c’est la crainte de l’impression que Léonce peut en recevoir : il est arrivé hier d’Andelys et n’est point encore venu chez moi ; je sais qu’il a été à Cernay ; vous a-t -il trouvé ? que vous a-t-il dit ?

Ne craignez point, monsieur, de me parler avec une franchise sévère. Si j’étais réservée à la plus grande des souffrances, si l’affection de celui que j’aime était altérée par la calomnie dont je suis victime, j’opposerais encore du courage à ce dernier des malheurs. Conseillez-moi ; je me sens capable de tous les sacrifices : il y a des chagrins qui donnent de la force ; ceux qui offensent une âme élevée sont de ce nombre.

LETTRE XV. — LÉONCE À M. DE LEBENSEI.
Paris, ce 1er septembre.

J’ai reconnu en vous, monsieur, dans les divers rapports que nous avons eus ensemble, un esprit si ferme et si sage, que je veux m’en remettre à vos lumières dans une circonstance où mon âme est trop agitée pour se servir de guide à elle-même. Un de mes amis m’a écrit à Andelys que la réputation de madame d’Albémar était indignement attaquée ; et c’est à ma passion pour elle, aux fautes sans nombre que cette passion m’a fait commettre, que je dois attribuer son malheur et le mien. J’espérais savoir de vous le nom de l’infâme qui avait calomnié mon amie ; je ne vous ai pas trouvé ; je suis revenu à Paris, et je n’ai eu que trop tôt la douleur d’apprendre qu’un vieillard était l’auteur de cette insigne lâcheté : je l’avais offensé, il y a quelques mois, vous le savez, et le misérable s’en est vengé sur madame d’Albémar.

Après avoir accablé M. de Fierville de mon mépris, j’ai obtenu de lui, ce matin, mille inutiles promesses de désaveu, de secret, de repentir ; mais à présent que l’horrible histoire qu’il a forgée est connue, ce n’est plus de lui qu’elle dépend. Ne puis-je pas découvrir un homme (ils ne sont pas tous des vieillards ) qui se soit permis de calomnier Delphine ! Quand je me complais dans cette idée, quand elle me calme, une autre vient bientôt me troubler ; puis-je me dire avec certitude que je ne compromettrai pas Delphine en la vengeant ? qu’au lieu d’étouffer les bruits qu’on a répandus, je n’en augmenterai pas l’éclat ? Cependant, faut-il laisser de telles calomnies impunies ? me direz-vous que je le dois ? n’hésiterez-vous pas en me condamnant à ce supplice ? Madame d’Albémar est parente de madame de Mondoville, elle n’a point de frère, point de protecteur naturel ; n’est-ce pas à moi de lui en tenir lieu ?

La réputation de madame d’Albémar est sans doute le premier intérêt qu’il faut considérer ; mais s’il ne vous est pas entièrement démontré que le devoir le plus impérieux me commande de me laisser dévorer par les sentiments que j’éprouve, vous ne l’exigerez pas de moi.

Je n’ai pas encore vu madame d’Albémar ; il me semblait que je ne pouvais retourner vers elle qu’après avoir réparé de quelque manière l’affront dont je suis la première cause. Oh ! je vous en conjure, si vous connaissez un moyen, dites-le-moi ; dois-je laisser sans défenseur une âme innocente qui n’a que moi pour appui ?

LETTRE XVI. — RÉPONSE DE M. DE LEBENSEI À LÉONCE.
Cernay, ce 2 septembre.

Oui, monsieur, il existe un moyen de réparer tous les malheurs de votre amie, mais ce n’est plus celui que votre courage vous fait désirer. Madame d’Albémar a bien voulu, comme vous, me demander conseil ; en lui répondant à l’instant même, je lui ai déclaré ce que mon amitié m’inspire pour votre bonheur à tous les deux ; je vais lui envoyer ma lettre. Je ne puis me permettre, sans son aveu, de vous apprendre ce que cette lettre contient ; elle vous le confiera sans doute. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c’est qu’en vous livrant à une indignation bien naturelle, vous achèveriez de perdre sans retour la réputation de madame d’Albémar. Si votre nom n’était pas prononcé dans cette calomnie ; si tout ce qu’on dit, ce que l’on croit le plus n’était pas votre attachement pour madame d’Albémar, vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore faudrait-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au moins qui voulût répondre pour lui, et que l’on comprît d’abord pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu’à tel autre, pour venger la réputation de madame d’Albémar ; car le public veut toujours qu’une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation actuelle, lors même qu’un homme moins âgé que M. de Fierville serait reconnu pour être l’auteur de la calomnie dirigée contre madame d’Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie en vous chargeant de repousser l’offense qu’elle a reçue. On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés par elle, une femme, une sœur, une fille, mais jamais celle qui ne tient à nous que par l’amour ; et vous, monsieur, qui possédez éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont l’éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez en vain à défendre la femme que vous aimez ; ce bonheur vous est refusé.

Madame d’Albémar a cependant plus que personne besoin d’appui au milieu du monde ; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les apparences sont telles, qu’elle doit passer pour coupable. Elle a un esprit supérieur, un cœur excellent, une figure charmante, de la jeunesse, de la fortune ; mais tous ces avantages, qui attirent les ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire : son esprit éclairé donne de l’indépendance à ses opinions et à sa conduite ; c’est un danger de plus pour son repos, puisqu’elle n’a ni frère ni mari qui lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces liens se sont placées, pour la plupart, à l’abri des préjugés reçus, comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre.

La parfaite bonté de madame d’Albémar semblerait devoir lui faire des amis de toutes les personnes qu’elle a servies, il n’en est rien ; elle a déjà trouvé beaucoup d’ingrats, elle en rencontrera peut-être beaucoup encore : vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du Marset. J’ai souvent remarqué que, dans les sociétés de Paris, lorsqu’un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d’une reconnaissance importune envers un esprit supérieur, ils se choisissent quelques devoirs bien faciles auprès d’une personne bien commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité, pour se dispenser de toute autre. Madame d’Albémar est trop distinguée pour pouvoir compter sur la bienveillance durable de ceux qui ne sont pas dignes de l’aimer et de l’admirer ; et c’est par l’autorité d’une situation qui en impose, bien plus que par ses qualités aimables, qu’elle peut désarmer la haine. Je la vois maintenant entourée de périls, menacée des chagrins les plus cruels, si elle n’en est préservée par un défenseur que la morale et la société puissent reconnaître pour tel.

Tous ceux qui, éblouis de ses charmes, n’examinent point sa situation avec la sollicitude de l’amitié, croiront peut être qu’elle est faite pour triompher de tout. Le triomphe serait possible, mais il lui coûterait tant de peines, que son bonheur du moins en serait pour toujours altéré : je ne sais même si elle peut à elle seule aujourd’hui effacer entièrement le mal que ses ennemis viennent de lui faire. Mais c’en est assez, je ne dois point insister sur vos peines avant de savoir si vous consentirez à ce que je propose pour les faire cesser. Vous connaissez mes opinions, monsieur, je m’en honore, et j’ai supporté, sinon avec plaisir, du moins avec orgueil, les peines qu’elles m’attirent. Ce sont ces opinions qui m’ont suggéré le conseil que j’ai donné à madame d’Albémar ; ce conseil est le seul qui puisse vous sauver des malheurs que vous éprouvez et que vous devez craindre. Je crois digne de vous d’y accéder ; et vous savez, je l’espère, de quelle estime et de quelle considération je suis pénétré pour vos lumières et pour vos vertus.

LETTRE XVII. — M. DE LEBENSEI À DELPHINE.
Cernay, ce 2 septembre 1791.

Celui que vous aimez est toujours digne de vous, madame, mais son sentiment ni le vôtre ne peuvent rien contre la fatalité de votre situation. Il ne reste qu’un moyen de rétablir votre réputation et de retrouver le bonheur : rassemblez pour m’entendre toutes les forces de votre sensibilité et de votre raison. Léonce n’est point irrévocablement lié à Mathilde, Léonce peut encore être votre époux ; le divorce doit être décrété dans un mois par l’Assemblée constituante ; j’en ai vu la loi, j’en suis sûr. Après avoir lu ces paroles, vous pressentirez sans doute quel est le sujet que je veux traiter avec vous ; et l’émotion, l’incertitude, des sentiments divers et confus, vous auront tellement troublée, que vous n’aurez pu d’abord continuer ma lettre ; reprenez-la maintenant.

Je ne connais point madame de Mondoville ; sa conduite envers ma femme a dû m’offenser, je me défendrai cependant, soyez-en sûre, de cette prévention ; votre bonheur est le seul intérêt qui m’occupe. J’ignore ce que vous et votre ami pensez du divorce, je me persuade aisément que l’amour suffirait pour vous entraîner tous les deux à l’approuver ; mais cependant, madame, je connais assez votre raison et votre âme pour croire que vous refuseriez le bonheur même, s’il n’était pas d’accord avec l’idée que vous vous êtes faite de la véritable vertu. Ceux qui condamnent le divorce prétendent que leur opinion est d’une moralité plus parfaite ; s’il en était ainsi, il faudrait que les vrais philosophes l’adoptassent : car le premier but de la pensée est de connaître nos devoirs dans toute leur étendue ; mais je veux examiner avec vous si les principes qui me font approuver le divorce sont d’accord avec la nature de l’homme et avec les intentions bienfaisantes que nous devons attribuer à la Divinité.

C’est un grand mystère que l’amour : peut-être est-ce un bien céleste qu’un ange a laissé sur la terre ; peut-être est-ce une chimère de l’imagination, qu’elle poursuit jusqu’à ce que le cœur refroidi appartienne déjà plus à la mort qu’à la vie. N’importe ! si je ne voyais dans votre sentiment pour Léonce que de l’amour, si je ne croyais pas que sa femme disconvient à son caractère et à son esprit sous mille rapports différents, je ne vous conseillerais pas de tout briser pour vous réunir ; mais écoutez-moi l’un et l’autre.

De quelque manière que l’on combine les institutions humaines, bien peu d’hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui console de vivre : l’intime confiance, le rapport des sentiments et des idées, l’estime réciproque, et cet intérêt qui s’accroît avec les souvenirs. Ce n’est pas pour les jours de délices placés par la nature au commencement de notre carrière afin de nous dérober la réflexion sur le reste de l’existence, ce n’est pas pour ces jours que la convenance des caractères est surtout nécessaire ; c’est pour l’époque de la vie où l’on cherche à trouver dans le cœur l’un de l’autre l’oubli du temps qui nous poursuit et des hommes qui nous abandonnent. L’indissolubilité des mariages mal assortis prépare des malheurs sans espoir à la vieillesse ; il semble qu’il ne s’agisse que de repousser les désirs des jeunes gens, et l’on oublie que les désirs repoussés des jeunes gens deviendront les regrets éternels des vieillards. La jeunesse prend soin d’elle-même, on n’a pas besoin de s’en occuper ; mais toutes les institutions, toutes les réflexions doivent avoir pour but de protéger à l’avance ces dernières années que l’homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus intrépide sans effroi.

Je ne nie point tous les inconvénients du divorce, ou plutôt de la nature humaine qui l’exige ; c’est aux moralistes, c’est à l’opinion à condamner ceux dont les motifs ne paraissent pas dignes d’excuse : mais au milieu d’une société civilisée qui introduit les mariages par convenance, les mariages dans un âge où l’on n’a nulle idée de l’avenir, lorsque les lois ne peuvent punir ni les parents qui abusent de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l’un envers l’autre, en interdisant le divorce, la loi n’est sévère que pour les victimes ; elle se charge de river les chaînes, sans pouvoir influer sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles ; elle semble dire : Je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de grands progrès avant que l’on rencontre beaucoup d’époux qui se résignent au malheur, sans y échapper de quelque manière ; et si l’on y échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la sévérité même des institutions, c’est alors que toutes les idées de devoir et de vertu sont confondues, et que l’on vit sous l’esclavage civil comme sous l’esclavage politique, dégagé par l’opinion des entraves imposées par la loi.

Ce sont les circonstances particulières à chacun qui déterminent si le divorce autorisé par la loi peut être approuvé par le tribunal de l’opinion et de notre propre cœur. Un divorce qui aurait pour motif des malheurs survenus à l’un des deux époux serait l’action la plus vile que la pensée pût concevoir ; car les affections du cœur, les liens de famille, ont précisément pour but de donner à l’homme des amis indépendants de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglais, cette nation morale, religieuse et libre, les Anglais ont dans la liturgie du mariage une expression qui m’a touché : Je l’accepte, disent réciproquement la femme et le mari, in health and in sichness, for better and for worse ; dans la santé comme dans la maladie, dans ses meilleures circonstances comme dans ses plus funestes. La vertu, si même il en faut pour partager l’infortune quand on a partagé le bonheur, la vertu n’exige alors qu’un dévouement tellement conforme à une nature généreuse, qu’il lui serait tout à fait impossible d’agir autrement. Mais les Anglais, dont j’admire, sous presque tous les rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques, les Anglais n’ont eu tort de n’admettre le divorce que pour cause d’adultère : c’est rendre l’indépendance au vice, et n’enchaîner que la vertu ; c’est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui peuvent exister entre les caractères, les sentiments et les principes.

L’infidélité rompt le contrat, mais l’impossibilité de s’aimer dépouille la vie du premier bonheur que lui avait destiné la nature ; et quand cette impossibilité existe réellement, quand le temps, la réflexion, la raison même de nos amis et de nos parents la confirment, qui osera prononcer qu’un tel mariage est indissoluble ? Une promesse inconsidérée, dans un âge où les lois ne permettent pas même de statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais le sort d’un être dont les années ne reviendront plus, qui doit mourir, et mourir sans avoir été aimé !

La religion catholique est la seule qui consacre l’indissolubilité du mariage ; mais c’est parce qu’il est dans l’esprit de cette religion d’imposer la douleur à l’homme sous mille formes différentes, comme le moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux.

Depuis les macérations qu’on s’inflige à soi-même, jusqu’aux supplices que l’inquisition ordonnait dans les siècles barbares, tout est souffrance et terreur dans les moyens employés par cette religion pour forcer les hommes à la vertu. La nature, guidée par la Providence, suit une marche absolument opposée ; elle conduit l’homme vers tout ce qui est bon, comme vers tout ce qui est bien, par l’attrait et le penchant le plus doux.

La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de l’Évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans les pays protestants, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Amérique, les mœurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les lois plus humaines ; tandis qu’en Espagne, en Italie, dans les pays où le catholicisme est dans toute sa force, les institutions politiques et les mœurs privées se ressentent de l’erreur d’une religion qui regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen d’améliorer les hommes. Ce n’est pas tout encore : comme cet empire de la souffrance répugne à l’homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion catholique, si elle a quelques martyrs, fait un si grand nombre d’incrédules : on s’avouait athée ouvertement en France avant la Révolution. Spinosa est Italien ; presque tous les systèmes du matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques ; tandis qu’en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestants enfin, personne ne professe cette opinion malheureuse : l’athéisme, n’ayant dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paraîtrait que le destructeur des plus douces espérances de la vie.

Les stoïciens, comme les catholiques, croyaient que le malheur rend l’homme plus vertueux ; mais leur système, purement philosophique, était infiniment moins dangereux. Chaque homme, se l’appliquant à lui seul, l’interprétait à sa manière ; il n’était point uni à ces superstitions religieuses qui n’ont ni borne ni but. Il ne donnait point à un corps de prêtres un ascendant incalculable sur l’espèce humaine ; car l’imagination répugnant aux souffrances, elle est d’autant plus subjuguée quand une fois elle s’y résout, qu’il lui en a coûté d’avantage ; et l’on a bien plus de pouvoir sur les hommes que l’on a déterminés à s’imposer eux-mêmes de cruelles peines, que sur ceux qu’on a laissés dans leur bon sens naturel, en ne leur parlant que raison et bonheur.

L’un des bienfaits de la morale évangélique était d’adoucir les principes rigoureux du stoïcisme ; le christianisme inspire surtout la bienfaisance et l’humanité ; et, par de singulières interprétations, il se trouve qu’on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à la volonté des prêtres, tandis que l’ancien rendait indépendant de tous les hommes ; un stoïcisme qui fait votre cœur humble, tandis que l’autre le rendait fier ; un stoïcisme qui vous détache des intérêts publics, tandis que l’autre vous dévouait à votre patrie ; un stoïcisme enfin qui se sert de la douleur pour enchaîner l’âme et la pensée, tandis que l’autre du moins la consacrait à fortifier l’esprit en affranchissant la raison.

Si ces réflexions, que je pourrais étendre beaucoup plus, si votre esprit, madame, ne savait pas y suppléer ; si ces réflexions, dis-je, vous ont convaincue que celui qui veut conduire les hommes à la vertu par la souffrance méconnaît la bonté divine et marche contre ses voies, vous serez d’accord avec moi dans toutes les conséquences que je veux en tirer. Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit ; notre nature morale, je dirai plus, l’impulsion de notre sang, tout ce qu’il y a d’involontaire en nous nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un effort pour soigner nos parents, dont la seule voix retentit à tous les souvenirs de notre vie ? Si l’on pouvait se représenter une nécessité qui contraignit à les abandonner, c’est alors que l’âme serait condamnée aux supplices les plus douloureux ! Faut-il un effort pour protéger ses enfants ? La nature a voulu que l’amour qu’ils inspirent fût encore plus puissant que toutes les autres passions du cœur. Qu’y aurait-il de plus cruel que d’être privé de ce devoir ? Parcourons toutes les vertus, fierté, franchise, piété, humanité ; quel travail ne faudrait-il pas faire sur son caractère, quel travail ne ferait-on pas en vain, pour obtenir de soi, maigre la révolte de sa nature, une bassesse, un mensonge, un acte de dureté ? D’où vient donc ce sublime accord entre notre être et nos devoirs ? De la même Providence qui nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire à notre conservation. Quoi ! la Divinité, qui a voulu que tout fût facile et agréable pour le maintien de l’existence physique, aurait mis notre nature morale en opposition avec la vertu ! la récompense nous en serait promise dans un monde inconnu ; mais pour celui dont la réalité pèse sur nous, il faudrait réprimer sans cesse l’élan toujours renaissant de l’âme vers le bonheur ; il faudrait réprimer ce sentiment doux en lui-même, quand il n’est pas injustement contrarié !

De quelles bizarreries les hommes n’ont-ils pas été capables ! Le Créateur les avait préservés de la cruauté par la sympathie ; le fanatisme leur a fait braver cet instinct de l’âme, en leur persuadant que celui qui en avait doué leur nature leur commandait de l’étouffer. Un désir vif d’être heureux anime tous les hommes ; des hypocrites ont représenté ce désir comme la tentation du crime. Ils ont ainsi blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur. Sans doute, on pourrait abuser de cette idée comme de toutes les autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances où les sacrifices sont nécessaires ; ce sont toutes celles où le bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux ; mais est toujours dans le but d’une grande somme de félicité pour tous que quelques-uns ont à souffrir ; et le moyen de la nature, au moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie.

Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant à rester liés pour toujours à l’objet qui les rend profondément infortunés ? Ce supplice serait-il ordonné par la bonté suprême ? et la miséricorde divine l’exigerait-elle pour expiation d’une erreur ?

Dieu a dit : Il ne convient pas que l’homme soit seul : cette intention bienfaisante ne serait pas remplie s’il n’existait aucun moyen de se séparer de la femme insensible, ou stupide, ou coupable, qui n’entrerait jamais en partage de vos sentiments ni de vos pensées ! Qu’il est insensé celui qui a osé prononcer qu’il existait des liens que le désespoir ne pouvait pas rompre ! La mort vient au secours des souffrances physiques, quand on n’a plus la force de les supporter ; et les institutions sociales feraient de cette vie la prison d’Hugolin, qui n’avait point d’issue ! Ses enfants y périrent avec lui ; les enfants aussi souffrent autant que leurs parents quand ils sont renfermés avec eux dans le cercle éternel de douleurs que forme une union mal assortie et indissoluble.

La plus grande objection que l’on fait contre le divorce ne concerne point la situation où se trouve M. de Mondoville, puisqu’il n’a point d’enfants ; je ne rappellerai donc point tout ce qu’on pourrait répondre à cette difficulté. Néanmoins je vous dirai que les moralistes qui ont écrit contre le divorce, en s’appuyant de l’intérêt des enfants, ont tout à fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfants, qui seront des hommes à leur tour. On considère les enfants en général comme s’ils devaient toujours rester tels ; mais les enfants actuels sont des époux futurs ; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause d’eux, l’âge viril d’un droit qui peut-être un jour les aurait sauvés du désespoir.

J’ai dû, m’adressant à un esprit de votre force, discuter l’opinion qui vous intéresse sous un point de vue général ; mais combien je suis plus sûr encore d’avoir raison en ne considérant que votre position particulière ! Léonce voulait s’unir à vous ; c’est par une supercherie qu’il est l’époux de mademoiselle de Vernon ; vous n’avez pu renoncer l’un à l’autre : vous passez votre vie ensemble, Léonce n’aime que vous, n’existe que pour vous ; sa femme l’ignore peut-être encore, mais elle ne peut tarder à le découvrir ; votre généreuse conduite envers M. de Valorbe a été la première cause des abominables injustices dont vous souffrez ; mais il était impossible que tôt ou tard votre attachement pour Léonce ne vous fit pas beaucoup de tort dans l’opinion. Vous vivez, par un hasard que vous devez bénir, dans une de ces époques rares où la puissance ne méprise pas les lumières ; dans un mois la loi du divorce sera décrétée, et Léonce, en devenant votre époux, vous honorera par son amour, au lieu de vous perdre en s’y livrant. Craindriez-vous la défaveur du monde ? Vous avez vu ma femme la supporter peut-être avec peine ; mais je vous prédis que cette défaveur ira chaque jour en décroissant ; les mœurs deviendront plus austères, le mariage sera plus respecté, et l’on sentira que tous ces biens sont dus à la possibilité de trouver le bonheur dans le devoir.

Il est vrai que le divorce, paraissant à quelques personnes le résultat d’une révolution qu’elles détestent, leur déplaît sous ce rapport beaucoup plus que sous tous les autres ; et comme les haines politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme, il se peut que Léonce soit blâmé plus vivement que vous en adoptant une résolution que l’esprit de parti réprouverait. Mais, s’il faut une sorte de raison hardie dans les femmes pour se déterminer à devenir l’objet des jugements du public, il ne doit rien en coûter à un homme sensible pour assurer la gloire et la félicité de celle que son amour a pu compromettre.

Je sais que M. de Mondoville a été élevé dans un pays où l’on tient beaucoup à toutes les idées comme à tous les usages antiques ; mais il est trop éclairé pour ne pas sentir que les illusions qui inspiraient autrefois de grandes vertus n’ont pas assez de puissance maintenant pour les faire renaître. Ces souvenirs chancelants ne peuvent nous servir d’appui, et il faut fonder les vertus civiles et politiques sur des principes plus d’accord avec les lumières et la raison. Enfin, je n’en doute pas, il vous suffira d’apprendre à M. de Mondoville que le divorce devient possible pour qu’il saisisse avec transport un tel espoir de bonheur : il serait indigne de lui de sacrifier votre réputation à son amour, et de ne ménager que la sienne ! il serait indigne de lui de s’affranchir comme il le fait du joug de son mariage et de n’avoir pas la volonté de le briser légalement ! Voudrait-il reconnaître que sa passion pour vous est plus forte que ses devoirs, mais qu’elle céderait aux frivoles censures de la société ? Je m’arrête : une telle supposition est impossible.

J’ai toujours pensé qu’un homme ne peut répondre ni de son bonheur ni de celui de la femme qu’il aime s’il ne sait pas dédaigner l’opinion ou la subjuguer. M. de Mondoville est, de tous les caractères, le plus fort, le plus ardent, le plus énergique ; se pourrait-il qu’il fût dépendant des jugements des autres, tandis qu’il semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits ? Non, je ne puis le croire, et c’est de vous seule que dépendra sans doute la décision de votre sort.

Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer le courage d’être heureuse. Le ciel, l’amour, l’amitié, toutes les puissances généreuses seconderont, je l’espère, les vœux que je fais pour vous.

LETTRE XVIII. — RÉPONSE DE DELPHINE À M. DE LEBENSEI.
Paris, ce 3 septembre.

Ah ! quel mal vous m’avez fait ! c’est votre amitié qui vous a inspiré ; mais fallait-il renouveler les regrets d’un malheur irréparable ? Oui, il l’est, et je serais indigne de votre estime si j’acceptais un moment l’espoir que vous avez conçu pour moi : vous n’aimez point Mathilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre ; il était donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de Léonce et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m’était pas possible, je ne l’ai pas admise un seul instant ; mais il y a des paroles qui bouleversent l’âme, alors même qu’il n’en doit rien résulter. Lorsque j’ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage, ces mots : Léonce n’est point irrévocablement lié à Mathilde, il peut encore devenir votre époux, j’ai frissonné, j’ai éprouvé je ne sais quel émotion indéfinissable, hors de l’existence, au delà de ses bornes ; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette impression. Si l’âme, dans une extase, avait entrevu la destinée des bienheureux, et qu’elle retombât l’instant d’après sur les peines de la vie, comment pourrait-elle exprimer ce qu’elle aurait senti ? Cette sorte de confusion est dans ma tête ; j’ai éprouvé au cœur, en lisant vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais ; elle est passée, mais ce souvenir rend l’existence réelle plus amère.

Je me hâte de vous répondre avant d’avoir vu Léonce ; je désire qu’il ignore à jamais la proposition que vous m’avez faite ; son consentement où son refus me serait également pénible. Ma situation est sans espoir, je le sais ; tout ce que vous avez dit est vrai ; des peines que vous ignorez encore me menacent : si Mathilde vient à découvrir les sentiments qu’un hasard lui a dérobés jusqu’à présent, j’immolerai mon bonheur à Mathilde après avoir sacrifié ma réputation à Léonce. Tout me prouve, hélas ! qu’il n’est point de félicité possible pour l’amour hors du mariage, point de repos pour la faiblesse encore vertueuse qui veut composer avec l’amour ; mais cette douloureuse conviction ne peut me faire adopter le conseil que vous me donnez, il serait criminel pour moi de le suivre ; daignez m’entendre, je suis loin de vous offenser.

Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie vous inspire : je pense, il est vrai, qu’à moins de circonstances semblables à celle où madame de Lebensei s’est trouvée, la délicatesse d’une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour le divorce ; mais je ne crois point aux vœux irrévocables ; ils ne sont, ce me semble, qu’un égarement de notre propre raison sanctionné par l’ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais si j’étais capable d’exciter Léonce au divorce avec Mathilde, si je considérais même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je désavouerais le principe de morale qui m’a toujours servi de guide ; je sacrifierais le bonheur légitime d’une autre à moi ; je ferais enfin ce qui me semblerait condamnable, et celui qui brave sa conscience est toujours coupable. Nul repentir n’est imprévu, le remords s’annonce de loin ; et qui sait interroger son cœur, connaît, avant la faute, tout ce qu’il éprouvera quand elle sera commise.

Le divorce jetterait Mathilde dans un profond désespoir ; elle le regarderait comme un crime, ne se considérerait jamais comme libre, et s’enfermerait dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais pas avec certitude quel degré de peine elle éprouverait si elle connaissait l’attachement de Léonce pour moi ; mais ce dont je ne puis douter, c’est qu’elle serait à jamais infortunée si Léonce, profitant de la loi du divorce, se permettait une action qui serait, à ses yeux, un sacrilège impie. Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de Vernon, trompa Léonce pour l’unir à sa fille, Mathilde l’ignorait ; elle n’y aurait point consenti : elle s’est toujours conduite avec bonne foi ; c’est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n’est tourmentée ni par son imagination ni par sa sensibilité ; elle n’observe ni avec un esprit ni avec un cœur inquiets la conduite de son époux ; mais elle éprouverait une douleur mortelle si on venait l’attaquer dans les idées où elle s’est retranchée, si l’on offensait à la fois sa fierté et sa religion.

Pour obtenir le bonheur d’être la femme de Léonce, je ne sais quel est le supplice qui ne me paraîtrait pas doux ! Je vous l’avoue dans la sincérité de mon cœur, j’accepterais avec délice trois mois de ce bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et généreuse ! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d’un autre ? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix ? Où se réfugier pour éviter le regret de la peine qu’on a causée ? Connaissez-vous un sentiment qui poursuive le cœur avec une amertume si douloureuse ! L’amour, qui fait tout oublier, devoirs, craintes, serments, l’amour même donne à la pitié une nouvelle force ; ce sont des sentiments sortis de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l’un de l’autre. L’ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu’il a fait éprouver pour arriver à son but ; mais le bonheur de l’amour dispose tellement le cœur à la sympathie, qu’il est impossible de braver, pour l’obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de beaucoup de torts ; la vertu est dans la nature de l’homme ; elle reparaît dans son âme après de longs égarements, comme les forces renaissent dans la convalescence des maladies ; mais quand on a combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du cœur ne parlent plus.

Oui, je repousserai loin de ma pensée le bonheur qui me fut promis une fois sous les auspices de l’innocence et de la vertu, mais que rien désormais ne saurait me rendre : je devrais faire plus, je devrais cesser de voir Léonce ; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n’a pas la force nécessaire pour les sacrifices ; je remplis les devoirs que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de ceux qui exigent un grand effort : peut-être, dans votre système bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les vertus, peut-être n’avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de la destinée qui commandent de se vaincre soi-même ; je suis dans l’une de ces situations déchirantes, et je sens ce qu’il me manque pour suivre rigoureusement mon devoir.

Il n’est pas vrai, comme votre cœur se plaît à le supposer, qu’il ne faille point d’effort pour être vertueux : c’est le bonheur, j’en conviens avec vous, qu’on doit considérer comme le but de la Providence ; mais la morale, qui est l’ordre donné à l’homme de remplir les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de ce qu’il pourrait en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur étendue ! Je crois que j’ai les vertus qu’une bonne nature peut inspirer, mais je n’atteins pas à celles qu’on ne peut exercer qu’en triomphant de son propre cœur. Je suis, je ne me le cache point, dans un rang inférieur parmi les âmes honnêtes : les vertus qui se composent de sacrifices méritent peut-être plus d’estime que les meilleurs mouvements.

Dans cette circonstance, au moins, je n’hésiterai pas sur mon devoir : l’opinion me persécutera, les malheurs de tout genre tomberont sur moi ; je ne pourrais pas m’y dérober à présent, même en renonçant à Léonce ; mais je suis plus loin encore de vouloir y échapper en portant atteinte à la destinée de Mathilde. Que mes fautes perdent mon bonheur, mais qu’elles ne causent de peine à personne ! et que l’infortunée Delphine, seule punie de son amour, ne fasse jamais verser d’autres larmes que les siennes !

En rejetant le conseil que votre amitié me donne, je ne sens pas moins vivement tout ce que je vous dois, monsieur, pour vous être occupé de moi avec tant de sollicitude ; et c’est un souvenir qu’il m’est doux de joindre à tous ceux qui m’attachent pour la vie à vous et à votre Élise.

LETTRE XIX. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 4 septembre.

M. de Lebensei, ma chère Élise, en apprenant à Léonce qu’il m’avait écrit, m’a causé de nouveaux chagrins, quoique assurément son unique désir fût de me les épargner. Léonce, hier, est venu chez moi ; il était depuis trois jours à Paris sans avoir cherché à me voir : il fallait qu’il fût bien mécontent de lui-même, puisqu’il n’avait pas besoin de m’ouvrir son cœur. J’étais seule ; je vis sur sa physionomie, comme il entrait dans ma chambre, une vive expression d’inquiétude, et, sans me dire un mot ni de son absence ni de son retour, ses premières paroles furent pour me demander si j’avais reçu une lettre de M. de Lebensei, et si j’y avais répondu. Je fus très-troublée de cette question ; il insista. Ma réponse n’était point encore partie ; Léonce aperçut la lettre de votre mari et la mienne sur ma table, et me demanda de les lui montrer. Je m’y refusai d’abord ; il s’en plaignit avec une sorte de mécontentement sévère et triste qu’il m’est impossible de supporter ; je me levai, désespérée de céder à ce qui me semblait la nécessité, la volonté de Léonce, et je lui remis la lettre de M. de Lebensei et la mienne : j’aurais donné tout au monde pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d’hésiter à lui obéir.

En prenant ces lettres, il soupira et se tut ; j’étais aussi moi-même dans l’anxiété la plus douloureuse ; je ne sais ce que je désirais, je ne sais ce que je craignais d’entendre, mais je souffrais cruellement. Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce changea de visage ; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahit en lui l’émotion la plus profonde. Après avoir lu la lettre de M. de Lebensei, il prit la mienne, ses mains tremblaient en la tenant ; je m’efforçais pendant ce temps de paraître tranquille et de dissimuler ma violente agitation ; il me semblait qu’il y avait une sorte de honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble.

Quand Léonce fut à l’endroit de ma lettre où je repoussais avec vivacité l’idée du divorce, les larmes le suffoquèrent ; il laissa tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le cœur : je l’avais vu souvent attendri, mais c’était la première fois que, cessant de se retenir, il se livrait à des pleurs, comme si toutes les puissances de son âme avaient à la fois cédé dans le même moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n’en connusse pas bien la cause et que je craignisse même de la pénétrer : mais qui peut peindre l’effet que produit un caractère fort, lorsqu’il est abattu par la sensibilité ? Jamais les larmes des femmes, jamais les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le cœur à cet excès, ne sauraient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si douloureux ? « Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois, quel est le sentiment qui vous oppresse ? parlez sans crainte à votre amie, vous pouvez tout lui avouer : est-ce la calomnie qu’on a répandue sur moi qui vous afflige si douloureusement ? est-ce cette proposition inattendue, mais vivement repoussée ? » Je m’arrêtai, il ne répondit rien, ses larmes redoublaient ; il essayait, mais en vain, de se contraindre ; et rejetant sa tête en arrière, avec l’impatience de ne pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent.

Il me fut impossible de supporter plus longtemps ce silence, ce désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce pour le conjurer de me parler et de m’entendre. Ce mouvement fit sur lui l’impression la plus vive : il me regarda quelques instants avec étonnement, avec transport, comme si quelque chimère heureuse se fût réalisée à ses yeux ; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le canapé, et se prosternant à mes pieds,il me dit : « Oui, vous êtes un ange. Mais moi ! mais moi !… » Son visage redevint sombre, et il se releva. Le jour baissait, un mouvement que je fis lui persuada que j’allais sonner pour demander de la lumière ; il me saisit la main, et me dit : « Restons dans cette obscurité ; je ne veux pas que vous lisiez rien sur mon visage ; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui vous occupe ; tout doit être un mystère, rien ne peut plus se confier. — Grand Dieu ? m’écriai-je, quel affreux changement ! » J’allais continuer, j’allais le forcer à s’expliquer, lorsque ma sœur entra, et dans l’instant même Léonce disparut.

Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon cœur ! Est-ce l’opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté Léonce dans cet égarement ? ou n’est-ce pas plutôt qu’il me croit perdue dans l’opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces ? Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus longtemps ; mais, je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari de ne rappeler en aucune manière à Léonce l’idée qu’il avait conçue ; vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines.

LETTRE XX. — DELPHINE À LÉONCE.

Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage même, dussiez-vous me faire beaucoup Souffrir. Vous savez quels sont les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont troublé ma vie ; je vous l’avouerai, j’ai senti en vous revoyant que tout ce qui m’affligeait n’était rien en comparaison des peines que vous seul pouvez me faire éprouver.

Je vous ai promis, en présence de ma sœur, de ne jamais me séparer de vous tant que le bonheur de Mathilde ne l’exigerait pas de moi ; peut-être que bientôt, à son retour d’Andelys, elle sera informée à la fois et des calomnies et de la vérité ; mais, quand même un hasard inouï prolongerait sa sécurité, c’est vous que j’interroge pour savoir si je ne dois pas m’éloigner. Ne croyez point que je veuille partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime ; je puis peut-être m’en relever aux yeux des autres, je puis du moins trouver dans ma conscience, qui est pure, et dans ma fierté, qui est orgueilleuse, de quoi me rendre indépendante des accusations que je méprise ; mais ce qu’il m’est impossible de supporter, c’est la moindre diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisait goûter.

Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l’impression qu’a produite sur vous l’horrible mal qu’on a dit de moi, et la dégradation sensible qui doit en résulter dans le rang que la société m’accordait. Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde entoure les femmes ne séduisait pas votre imagination, et si elle ne se refroidira pus lorsque ceux que vous verrez, loin de partager votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières. Il entre dans la passion de l’amour tant de sentiments inconnus à nous-mêmes, que la perte d’un seul pourrait flétrir tous les autres. Ah ! s’il me fallait partir quand vous me regretteriez moins ! Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur : s’il faut nous séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un jour votre peine ; mais qui pourrait me condamner à désirer que vous supportiez plus facilement mon absence parce que l’illusion qui me rendait aimable à vos yeux aurait disparu !

Ô Léonce ! préservez moi d’une telle douleur, laissez-moi vous quitter quand je vous suis chère encore, quand l’injustice des hommes n’a pas eu le temps d’agir sur vous, et que je puis disparaître en vous laissant un souvenir qui n’est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui vous la ferait repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer malgré vous, et que vous ne parviendrez jamais à me dérober vos impressions. L’amour ne serait pas la plus pure, la plus céleste des affections du cœur, s’il était donné à la puissance de la volonté d’imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n’ont que de l’amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment ; et nos âmes, longtemps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l’une à l’autre.

Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi. Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer ; il me restera du passé quelques sentiments qui m’aideront à vivre ; mais si j’avais vu votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie, je n’éprouverais plus rien qui ne fût amer et désespéré.

LETTRE XXI. — LÉONCE À DELPHINE.

Ai-je mérité la lettre que vous venez de m’écrire ? Vous m’avez fait rougir de moi ; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre malheur ait affaibli mon attachement pour vous. Ô Delphine ! avec quel profond dédain je repousserais une telle injustice, si vous n’en étiez pas l’auteur ! Qu’ai-je dit, qu’ai-je montré, qu’ai-je éprouvé qui justifie ce soupçon indigne de vous ?

Vous m’avez vu avant-hier dans un état extraordinaire Une proposition frappante, quoique impossible, avait renouvelé tous mes regrets… Elle remplissait mon cœur d’une foule de pensées douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu’il m’eût été pénible de les exprimer… Voilà tout le secret de mon trouble.

Sans doute j’ai été affligé des calomnies que des infâmes ont répandues contre vous, mais c’est moi que j’accuse comme la première cause de ce malheur. Le chagrin que j’en ai ressenti n’est-il pas de tous les sentiments le plus naturel ? puis-je vous aimer, et être indifférent à votre réputation ? puis-je vous aimer, et ne pas sentir avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent à l’impuissance de vous venger ? Mais, Delphine, je te le jure, jamais ton amant ne t’a chérie plus profondément. Il est vrai, je suis susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus encore ! crois aux témoignages de sentiments qui s’accordent avec le caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne pourrais supporter ton absence ; mais s’il me fallait attribuer ton départ à la fausse idée que tu aurais conçue des dispositions de mon cœur, je te suivrais, pour te détromper, jusqu’au bout du monde.

Quoi ! mon amie, tu voudrais t’éloigner de moi au premier chagrin qui a frappé ta vie brillante ! tu ne me croirais donc qu’un compagnon de prospérité ! tu n’aurais rien trouvé dans mon cœur qui valût pour l’infortune ! Ah ! que suis-je donc, si ce n’est pas moi que tu recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas loin de toi les peines de la destinée !

Je ne veux point te dissimuler ce que j’éprouve ; car je n’ai pas un sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour. J’aimais le concert des louanges qui te suivait partout, il retentissait à mon cœur ; j’aimais les hommes de t’admirer, je les haïrais de te méconnaître ; mais quand nous ne parviendrions pas à te justifier, à prosterner à tes pieds et la haine et l’envie, ta présence serait encore le seul bien qui pût m’attacher à l’existence ! Ma Delphine, j’ai déjà souffert, mon âme est péniblement ébranlée ; prends garde de m’ôter les seules jouissances qui me restent ; je ne traînerais point la vie au milieu des douleurs, je me l’étais promis longtemps avant de t’avoir connue : crois-tu que ces jours de délices que j’ai passés à Bellerive m’aient appris à mieux supporter le malheur ? jamais un cœur de quelque énergie ne pourra supporter de te perdre après avoir été l’objet de ton amour.

Tu parles quelquefois d’un éloignement momentané : mon amie, comprends-tu toi-même ce que c’est qu’une année, ce que c’est que bien moins encore, pour des âmes telles que les nôtres ? Ah ! je n’ai pas en moi ce pressentiment de vie qui rend si libéral du temps ; si nous interrompons notre destinée actuelle, je ne sais ce qu’il arrivera, mais jamais, jamais, nous ne nous réunirons ! Delphine, frémis de ce présage, une voix au fond de mon cœur l’a prononcé.

Cessez donc de supposer un instant que notre séparation soit possible ; dans quelque lieu de la terre que vous allassiez, je vous y rejoindrais, n’en doutez pas : le mot de départ n’a plus aucun sens. Si vous quittez Paris, vous me forcez à m’éloigner de Mathilde, pour habiter les mêmes lieux que vous ; ce sera l’unique résultat du sacrifice dont vous persistez à me menacer. N’est-ce donc pas assez de ne vous voir presque jamais seule ? de n’avoir plus ces doux et longs entretiens qui perfectionnaient mon caractère en me comblant de bonheur ! J’ai dompté mon amour ; la terreur que m’a fait éprouver le danger où ma passion vous avait précipitée, cette terreur réprime encore les mouvements les plus impétueux de mon cœur ; c’est assez de ces peines, je n’en supporterai plus de nouvelles, et dans quelque lieu que vous soyez, vous m’y trouverez.

Je n’ai voulu, Delphine, vous implorer qu’au nom de mon amour, je veux que vous restiez pour moi ; mais l’intérêt même de votre réputation suffirait seul pour en faire la loi. Serait-il digne de vous de vous éloigner dans ce moment ? N’est-il pas certain qu’on répandrait que si vous aviez pu vous justifier, vous ne seriez pas partie ? Madame d’Artenas, en qui vous avez de la confiance, me disait hier encore que vous vous deviez de reparaître dans la société, et de triompher vous-même de vos ennemis. Ne connaissez-vous pas le monde ? si vous pliez sous le poids de son injustice, il n’attribuera point votre abattement à la douleur, à la sensibilité de votre caractère ; vous êtes trop supérieure pour qu’on revienne à vous par la pitié ; c’est votre courage qu’il faut opposer aux mensonges de l’envie : si la bonté suffisait pour la désarmer, vous aurait-elle jamais attaquée ?


Mon amie, si tu me rends le calme et la force, en m’assurant que rien n’est changé dans tes projets ni dans ton cœur, nous en imposerons aux méchants : ne saurais-tu pas, avec de l’esprit et de la bonté, réussir aussi bien qu’eux avec de la sottise et de la perfidie ? Confions-nous un peu plus en nous-mêmes ; les envieux nous avertissent de nos qualités par leur haine, eh bien ! appuyons-nous sur ces qualités. Toi, Delphine, toi surtout, il te suffit de paraître pour plaire, de parler pour être aimée ; ose affronter cette société qui ne peut te braver qu’en ton absence, je te réponds du triomphe, et tu en jouiras pour moi. Mais quand nos communs efforts n’auraient pas le succès que j’en espère, quoi qu’il puisse arriver, n’ayez plus d’injuste défiance. Ne vous exagérez pas les faiblesses de votre ami, et que son amour vous réponde de son bonheur, tant qu’il pourra vous voir et que vous l’aimerez.

LETTRE XXII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 25 septembre.

Combien vous m’avez témoigné d’amitié pendant les jours que vous avez passés près de moi : Je ne vous laisserai rien ignorer, ma chère Élise, de ce qui m’intéresse ; j’ai le bonheur de croire que votre cœur en est vivement occupé. Léonce est parvenu à me rassurer sur son sentiment ; nous avons ressaisi, pour la troisième fois, des espérances de bonheur qui étaient presque entièrement perdues ; mais, hélas ! je n’y ai plus la même confiance.

Quand Léonce a passé quelques jours sans aller dans le monde, il croit qu’il est devenu tout à fait insensible à cette injustice de l’opinion envers moi, qui l’a blessé si profondément ; mais il ne sait pas que cette douleur, quand on en est susceptible, revient aussi facilement qu’elle se dissipe, cesse et renaît, mais ne se guérit jamais entièrement. Lorsque Léonce en est atteint, il cherche à me le dissimuler, il s’efforce d’être calme ; mais je lis malgré lui dans son cœur, je vois qu’il souffre de cette peine, d’autant plus amère qu’il craindrait m’humilier en me l’avouant : voilà donc la plus douce de nos jouissances, la parfaite confiance déjà altérée ! nous ne nous cachons rien, mais réciproquement nous sentons que notre peine est moins douloureuse en ne nous en parlant pas.

Je crains aussi de lui laisser apercevoir que mon cœur n’est pas en tout parfaitement satisfait de lui ; je ne veux pas me prévaloir de ses torts pour l’affliger. Ah ! ce n’est pas moi qui le punirai de ses défauts ; hélas ! les événements ne s’en chargeront peut-être que trop ! Il désire, et, quoi qu’il m’en coûte, j’y souscris, que je recommence à sortir, à revoir mes anciennes relations ; il croit que j’effacerai, si je le veux, la trace des calomnies qu’on a répandues sur moi ; et je ne puis me dissimuler que son bonheur est attaché à mes succès à cet égard : je le ferai donc ; mais quel effort pénible ! Lorsque je suis entrée dans le monde, je croyais voir un ami dans tout homme qui se plaisait à causer avec moi ; j’éprouve à présent un sentiment bien contraire ; je n’ose m’adresser à personne, parler à personne ; une fierté timide m’empêche de rien essayer pour sortir de ma situation, et cependant elle me cause une douleur très-vive : je pense sans cesse avec amertume à ce qu’on a dit de moi, surtout à ce que Léonce a entendu ! Les ennemis auraient-ils le courage de vous poursuivre, s’ils savaient qu’ils peuvent empoisonner jusqu’à l’affection même qui vous restait pour vous consoler de leur haine !

La haine ! juste ciel ! comment l’ai-je méritée, ma chère Élise ? à qui ai-je fait du mal ? à qui n’ai-je pas fait tout le bien qui était en ma puissance ? Et d’où naissent-elles donc ces fureurs cachées qui n’attendaient que le moment de la disgrâce pour éclater ? est-ce à la jalousie qu’il faut les attribuer ? Ah ! quelques agréments, dont je n’ai connu le prix que pour chercher à plaire et pour être aimée, donnent-ils assez de bonheur pour exciter tant d’envie ? et il faudra que je brave ces mauvais sentiments dont il m’eût été si doux de m’éloigner ! deux ans d’absence auraient produit naturellement ce que je n’obtiendrai qu’au prix de mille souffrances ; enfin il le veut, ou plutôt je sais quel prix il met à me revoir au rang que j’occupais dans l’opinion.

Parviendrai-jamais à dompter la malveillance ? elle me glace à l’instant où je l’aperçois ; je n’ai plus ni les armes de mon esprit ni celles de mon caractère devant les méchants. Ce n’est point par faiblesse, vous savez si je manque de courage quand il s’agit de défendre mes amis ; mais j’ai peur de ceux qui me haïssent, parce que je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature ; et les larmes me viennent plus facilement que les expressions méprisantes quand je me vois l’objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies désœuvrées. N’importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser sa peine, je saurai retrouver mes forces ; la bonté les affaiblissait, la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide, si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi si je suis obligée d’en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel d’observations et de craintes ?

Déjà, depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient pas me voir ? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des femmes, le degré de chaleur de leurs empressements pour moi ! j’ai senti battre mon cœur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une misérable formule de politesse à remplir. Je ne connais pas une qualité forte de l’âme, une faculté supérieure de l’esprit qui ne se dégrade par une telle vie ! L’idée générale de ménager l’opinion, de parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l’a ravie, ne rappelle rien à l’esprit qui ne soit sage et noble ; mais combien tous les détails de cette entreprise répugnent à l’élévation des sentiments ! combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance ! et comme, au milieu de ce pénible travail, un mouvement d’orgueil vous dit souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui vaut le moins, et d’humilier un être distingué devant la capricieuse faveur de tant d’individus sans nul mérite, de tant d’individus qui, si vous étiez dans la prospérité, se rendraient bientôt justice, et se placeraient d’eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous !

Mais à quoi servent toutes ces plaintes auxquelles je m’abandonne eu vous écrivant ? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce, et, sans même qu’il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux ? Félicitez-vous, mon amie, d’avoir pour époux un homme affranchi du joug de l’opinion ; vous êtes peut-être plus faible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne pussiez tirer aucun secours, parce qu’il blesserait ce que vous aimez.

Je me rappelle qu’avant d’avoir vu Léonce, la première fois que je lus une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos caractères nous rendraient, si nous nous aimions, profondément malheureux. Hélas ! il n’est que trop vrai que nous le sommes ! mais ce que j’ignorais alors, c’est que le défaut même dont je me plains a je ne sais quel attrait qui donne à mon sentiment de nouvelles forces. Un caractère ombrageux et susceptible vous occupe sans cesse par la crainte de lui déplaire. Vous attachez chaque jour plus de prix à satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l’honneur. Enfin, quand des défauts qui appartiennent à l’exagération même de la fierté ne détachent pas de ce qu’on aime, ils sont un lien de plus, et l’agitation qu’ils causent donne aux affections passionnées une nouvelle ardeur. Chère Élise, venez me voir, venez avec votre mari ; sa conversation me rend le courage que la parfaite raison sait toujours inspirer.

LETTRE XXIII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 4 octobre.

Samedi dernier, deux heures après votre départ, ma chère Élise, il est arrivé à ma belle-sœur une lettre de M. de Valorbe, datée de Moulins, où son régiment est en garnison. Il lui annonce qu’il a fait son voyage heureusement ; il rappelle indirectement les droits qu’il croit avoir acquis sur mon dévouement ; mais il ne paraît pas avoir la moindre connaissance de ce qui a été dit à Paris relativement à lui ; j’espère qu’il ne le saura point, et que les soins que Léonce a pris pour le justifier auront réussi ; c’est une telle autorité que Léonce quand il s’agit de la bravoure d’un homme, que peut-être elle aura suffi pour défendre l’honneur de M. de Valorbe.

J’ai fait hier enfin, ma chère Élise, le cercle des visites dont vous m’aviez recommandé de vous mander le résultat. Heureusement que je n’ai pas trouvé toutes les femmes que j’allais voir ; celles qui ne sont que mes connaissances m’ont paru, à quelques nuances près, les mêmes pour moi, je ne leur demandais rien ; mais quand j’ai voulu prier une ou deux femmes avec qui j’étais plus liée, d’expliquer la vérité, de repousser la calomnie dont j’avais été l’objet, elles se sont crues des personnes en place à qui l’on demande une grâce, et elles m’ont montré toute l’importance, toute la réserve, toute la froideur de la puissance envers la prière. Je me suis hâtée de leur dire que je renonçais à ce que je leur demandais, et leur visage s’est un peu éclairci quand elles ont été bien certaines que je ne tirerais de leur politesse aucun droit sur leurs services.

Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n’est point, j’en suis sûre, en recourant au zèle ou à l’amitié de quelques personnes en particulier ; c’est un hasard heureux dans la vie que d’être secouru par les autres ; il n’y faut point compter, il faut encore moins le demander : j’aime mieux reparaître courageusement dans la société, et me conduire comme si je méprisais tellement les mensonges qu’on a osé répandre, que je ne daignasse pas même m’en souvenir. Par degrés, les faibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi ; ils me reviendront dès qu’ils croiront que je puis me passer de leur secours. Il y a dans le cœur de la plupart des hommes quelque chose de peu généreux qui les porte à se mettre en garde contre les démarches les plus communes de la société, dès qu’ils aperçoivent qu’on les désire d’eux vivement. Ils craignent qu’on n’ait un intérêt caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu’ils ne veulent. Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert : oui, dans toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c’est avec les opprimés qu’il faut vivre ; la moitié des sentiments et des idées manquent à ceux qui sont heureux et puissants.

Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d’Artenas, sur laquelle je comptais, et avec raison, à beaucoup d’égards : madame de R., sa nièce, était seule avec elle. Madame d’Artenas m’a reçue avec le même empressement qu’à l’ordinaire, mais seulement avec une nuance de protection de plus. Qu’il est rare, ma chère Élise, que l’adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque qui blesse la délicatesse ! plus ou moins d’égards, une familiarité plus marquée, ou une aisance moins naturelle, tout est un sujet de peine ou d’observation pour celui qui est malheureux : soit qu’en effet il n’y ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument les mêmes, lorsqu’une idée nouvelle s’est introduite dans leurs relations avec nous ; soit qu’un cœur souffrant, comme une santé faible, s’affecte de mille nuances que le bonheur et la force n’apercevraient pas.

Je vous l’ai dit souvent : madame d’Artenas est bonne, mais elle n’est pas sensible. Cette différence ne se remarque guère dans les circonstances habituelles de la vie ; mais quand il faut traiter des sujets qui blessent de partout, l’on est étonné de la douleur que font éprouver ces expressions claires et positives qui ne changent rien à la situation, mais tourmentent l’imagination presque autant qu’une nouvelle peine. Madame d’Artenas me citait sans cesse ce qu’elle avait fait pour ramener l’opinion sur sa nièce ; elle croyait m’encourager par l’exemple des services qu’elle lui avait rendus, comme si cette comparaison pouvait se soutenir, comme si son premier soin n’aurait pas dû être de l’écarter !

Madame de R. souffrait, d’une manière très-aimable, d’un rapprochement qu’elle trouvait tout à fait inconvenable. Chaque fois que madame d’Artenas se servait d’un terme trop fort, elle l’interrompait, pour adoucir, par des modifications flatteuses, ce que sa tante avait trop prononcé. Je lui ai vu plusieurs fois les larmes aux yeux en me regardant. Je savais beaucoup de gré à madame de R. de ses attentions délicates, mais je ne pouvais l’en remercier ; toute ma force était employée à écouter avec douceur les avis utiles de madame d’Artenas ; je rougissais et je pâlissais tour à tour, quand elle me répétait ce qu’on avait dit de moi, du ton d’un récit ordinaire. On aurait pu croire qu’elle racontait une histoire arrivée depuis cinquante ans, à des personnes tout à fait étrangères à cette histoire. Cependant, comme je ne pouvais douter que le but de tous ses discours ne fût de me rendre service, qu’elle en avait un sincère désir, et me le témoignait franchement, je m’imposais, quoi qu’il m’en coûtât, de l’entendre en silence, et de la remercier, du moins par un signe de tête, lorsque la parole me manquait. Je sentais, d’ailleurs, que la hauteur de l’innocence n’aurait paru que de l’exaltation à madame d’Artenas ; je retenais les expressions élevées et presque orgueilleuses qui m’auraient satisfaite, et je m’interdisais cette langue sacrée des âmes fières, qu’il ne faut pas prodiguer à qui n’est pas digne de la comprendre.

Le résultat de cette conversation fut qu’il fallait retourner dans le monde ; et comme madame de Saint-Albe doit donner dans quelques semaines un grand concert où la société de Paris sera réunie, madame d’Artenas, qui est sa parente, veut m’y faire inviter et m’y conduire. Elle croit que d’ici là mes amis auront eu le temps de me justifier, et de réparer entièrement le tort que m’a fait M. de Fierville. Il me sera pénible de me présenter ainsi à toute l’armée de l’opinion : mais Léonce le désire, je le ferai. Qui vous aurait dit cependant, ma chère Élise, que cette Delphine dont on enviait la situation, qu’on attendait dans les nombreuses assemblées (j’ose le dire avec amertume) comme une partie de la fête ; qui vous aurait dit que cette même Delphine, sans un tort réel, par une suite de sentiments bons ou du moins excusables, se verrait réduite à implorer, pour oser reparaître, l’appui d’une femme d’un caractère et d’un esprit si inférieurs, et craindrait comme une puissance ennemie cette même société, ces mêmes hommes qui semblaient ne pas trouver assez d’expressions pour l’enivrer de leurs éloges !

Ah ! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que j’éprouve en courtisant l’opinion ? J’en souffre à chaque heure, à chaque minute ; et cette résolution, une fois prise, exige mille résolutions de détail qui sont toutes également pénibles. Je sais cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que j’occupais, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des humiliations ? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle ? et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j’éprouvais au milieu du monde, avant qu’il m’eût fait connaître tout à la fois son injustice et son pouvoir ?

Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner noblement à la défaveur de la société ! Il a pu vous en coûter, mais vos ennemis ne l’ont pas su, et vous n’avez pas fait un pas pour les rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même situation ; mais ce qui me la rendait agréable, mes propres impressions sont changées. Il me faut du calcul et presque de l’art pour captiver de nouveau les suffrages : ce calcul, cet art, m’ont fait découvrir le secret de tout ; les illusions les plus douces se sont dissipées ; j’ai analysé l’amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je suis forcée de l’étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour le charme qu’elle avait pour moi. Mais Léonce ! à ce nom, les sentiments les plus vrais me raniment ! Oubliez, ma chère Elise, les plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu’il exige de moi ; il m’en témoigne chaque jour une reconnaissance si tendre, qu’elle doit effacer toutes mes peines.

LETTRE XXIV. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 20 octobre.

J’ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer : madame de Mondoville est revenue depuis quelques jours, comme vous le savez ; mais ce que vous ignorez, c’est qu’à son arrivée on n’a pas manqué de l’informer des bruits calomnieux qui s’étaient répandus ; elle m’en a parlé, et je lui ai dit que ce qu’il y avait de vrai dans cette histoire, c’était une action généreuse de vous, l’asile que vous aviez accordé à M. de Valorbe au moment où il était poursuivi. Je dois à Mathilde la justice qu’il est impossible d’avoir mieux accueilli tout ce que mon indignation me suggérait sur l’infâme conduite de M. de Fierville et de madame du Marset ; et si quelque chose pouvait me faire une sorte de peine, c’était de voir à quel point il m’était facile de la persuader ? J’ai senti dans cette occasion combien une morale, même exagérée, était un grand avantage dans les relations intimes de la vie.

Le soir même de la conversation que j’avais eue avec Mathilde, elle se trouva dans une société assez nombreuse où je n’étais pas, et, pendant mon absence, on osa vous attaquer assez vivement. Madame de Mondoville, je le sais d’un de mes amis qui s’y trouvait, vous défendit avec une telle force, une telle hauteur, qu’elle sut en imposer à tout le monde ; et sa manière de s’exprimer et l’autorité de sa réputation ont produit un tel effet, que mon ami et quelques autres témoins de cette scène sont tout à fait persuadés qu’elle a été la cause d’un changement décisif en votre faveur.

Je ne puis vous dire, ma Delphine, combien je suis touché de la conduite de madame de Mondoville dans cette circonstance ! son bonheur m’est devenu plus cher, plus sacré par cette action que par tous les liens qui nous unissaient. Elle doit aller chez vous ce soir, je ne veux point m’y trouver en même temps qu’elle ; je me priverai donc de vous tout le jour : mais qu’il m’est doux de penser que le danger dont vous me menaciez sans cesse n’existe plus ; que toutes les inquiétudes sont à jamais écartées de l’esprit de Mathilde, et que rien désormais, ô mon amie ! ne peut plus me séparer de toi !

LETTRE XXV. — DELPHINE À LÉONCE.

Léonce ! Léonce ! comment vous dire ce qui vient de m’arriver ? Qu’allez-vous penser ? quelle peine ressentirez-vous ? obtiendrai-je mon pardon ? serez-vous capable de me haïr, quand je me désespère d’avoir accompli ce qui peut être était mon devoir, ce que du moins il était impossible de ne pas faire, dans la circonstance où je me suis trouvée ? Votre femme sait mon sentiment pour vous ; et par qui l’a-t-elle appris ? Ô ciel ! par moi ! Le mot affreux est dit : maintenant écoutez-moi, ne rejetez pas ma lettre avec indignation, suivez dans mon récit les impressions qui m’ont agitée ; et si votre cœur se sépare un instant du mien, s’il éprouve un sentiment qui diffère de ceux qui m’ont émue, alors condamnez-moi.

Madame de Mondoville est venue me voir il y a deux heures : j’étais seule ; elle m’a montré beaucoup plus d’intérêt qu’il n’est dans son caractère d’en témoigner. J’évitais, autant qu’il était possible, une conversation plus intime, et je l’ai ramenée dix fois sur des sujets généraux ; je respirais lorsqu’elle renonçait aux expressions directes d’estime et d’amitié : enfin, par une insistance qui ne lui est pas naturelle, et qui tenait certainement à un vif sentiment de justice, et surtout de bonté, elle rompit tous mes détours et me dit : « Ma chère cousine, j’ai appris combien on avait été injuste envers vous ; j’en ai éprouvé une véritable colère, et je vous ai défendue avec cette chaleur de conviction qui doit persuader. » Je baissai la tête sans rien dire ; elle continua : « Quelle infamie de faire tourner contre vous le service que vous avez rendu à M. de Valorbe ! et quelle absurdité en même temps de mêler mon mari dans cette histoire ! Vous qui avez fait notre mariage par votre généreuse conduite relativement à la terre d’Andelys, vous que ma mère avait consultée sur cette union longtemps avant que je connusse M. de Mondoville, n’êtes-vous pas liée à mon sort par ce que vous avez fait pour moi ? Votre amitié pour ma mère, quoiqu’elle ait été troublée un moment, a certainement conservé assez de droits sur vous pour que le bonheur de sa fille vous soit cher. — Sans doute, essayai-je de lui répondre, je souhaite votre bonheur, j’y sacrifierais… » Elle m’interrompit en disant : « Vous n’avez pas besoin de me l’affirmer, ma cousine : si j’ai été froide quelquefois pour vous dans un autre temps, si la différence de nos opinions nous a quelquefois éloignées, l’une de l’autre, permettez que je le répare dans ce moment où vous avez des peines : disposez de moi, et je m’applaudirai de l’ascendant que moi et mes amies nous pouvons avoir sur tout ce qui tient à la réputation d’une femme, puisque cet ascendant vous sera utile. J’animerai en votre faveur ce que vous appelez les dévotes, c’est-à-dire des personnes assez pures et assez heureuses pour que, devant elles, la malignité soit toujours forcée de se taire. — Oh ! vous êtes trop bonne, beaucoup trop bonne, m’écriai-je très-attendrie : mais, je vous en conjure, ne faites plus rien pour moi, absolument rien ; promettez-le-moi, je l’exige, je vous en supplie… — Et d’où vient donc cette prière si vive ? répondit Mathilde ; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel éloignement pour moi, que vous ne me trouveriez pas digne de vous servir ? — Non, non, interrompis-je ; c’est moi qui ne suis pas digne de vous.

— Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine ? répondit-elle : vous n’avez pas les mêmes opinions que moi, j’en suis fâchée pour votre bonheur ; mais me croyez-vous donc assez exagérée pour ne pas reconnaître vos rares qualités et les services que vous m’avez rendus deux fois avec tant de délicatesse ? Suis-je donc incapable d’estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis l’ombre de la dissimulation ? C’est cette vertu que j’admire en vous, et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J’ai souvent remarqué que Léonce se plaisait beaucoup à vous voir ; une fois même, vous vous en souvenez, j’allai vous chercher à Bellerive avec une sorte d’inquiétude et peut-être même avais-je le désir de vous éprouver ; mais je revins parfaitement convaincue que vous n’aimiez pas Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlais de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu’un, en me racontant l’histoire qu’on a faite sur vous à l’occasion de M. de Valorbe, eut l’impertinence de me dire que j’étais bien dupe de croire à votre sincérité : j’aurais désiré que vous entendissiez avec quelle force, avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation ! Combien je me plus à répéter que non-seulement la dissimulation, mais le silence même, qui serait aussi une fausseté puisqu’il me tromperait également, était loin de votre caractère, dans une circonstance qui exigeait d’une âme honnête la plus entière vérité. J’aurais souhaité que pour vous justifier à jamais l’on m’eût demandé de jurer pour vous… » Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit ; il me sembla qu’il était infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités, d’abuser de sa candeur. Ses discours étaient une interrogation sacrée, et me taire me parut de la perfidie ; enfin je ne raisonnai pas, mais j’éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide tout à fait impossible, et je m’écriai : « Mathilde, arrêtez ! c’est trop ! oui, c’en est trop ! Si je l’aimais, devrais-je vous le dire ? si je l’aimais sans être coupable, en respectant vos droits, votre bonheur… » Mon trouble disait encore plus que mes paroles. « Achevez, reprit Mathilde avec chaleur, achevez ! Delphine, l’aimeriez-vous ? dites-le-moi ; ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez ! soyez vraie, soyez-le. — Que vous importe ? lui répondis je, regrettant déjà ce qui m’était échappé : si je l’aime, je partirai, je mourrai ; laissez-moi. » Dans ce moment madame de Lebensei entra ; et, soit que Mathilde ne voulût pas rester avec elle, soit qu’elle eût besoin de réfléchir à ce qui s’était passé entre nous, elle sortit de ma chambre sans prononcer une parole, et je la laissai partir, confondue moi-même de ce que je venais de dire, ne sachant plus si c’était un crime ou une vertu, et n’étant digne, en effet, ni d’approbation ni de blâme ; car je n’avais été qu’entraînée, et, n’ayant eu le temps d’aucune réflexion, je ne m’étais décidée à aucun sacrifice.

Que va-t-il arriver maintenant, Léonce ? je n’ose vous interroger sur ce que vous aura dit Mathilde ; je sais mon devoir, mais j’ignore encore comment il se manifestera à moi. Venez me voir, venez ; jouissons de ces jours peut-être les derniers. Ah ! pourquoi vous cacherais-je que mon cœur se brise, que j’éprouve comme une sorte de repentir !… Qu’allons-nous devenir ? du moins ne vous irritez pas contre moi, n’épuisons pas nos âmes en reproches et en justifications ; souffrons comme un coup du sort les suites d’une action complètement involontaire, et cherchons ensemble s’il peut nous rester encore quelques ressources.

LETTRE XXVI. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Ce 28 octobre.

Vous êtes partie fort inquiète, ma chère Élise, de ma conversation avec madame de Mondoville, et vous avez bien voulu me demander de vous écrire chaque jour ce qui pourrait en arriver : il s’en est déjà écoulé huit sans que j’aie entendu parler de Mathilde ; mais loin que ce silence me tranquillise, il redouble mon inquiétude. Depuis ce temps, Léonce ne l’a point vue ; elle s’est enfermée chez elle, ou elle est allée à l’église : son mari lui a fait demander plusieurs fois de la voir, elle l’a constamment refusé. Elle est sans doute bien malheureuse à présent, et elle était tranquille avant de m’avoir parlé. Oh ! que je serais coupable si, ne sachant avoir que la faiblesse des bons sentiments, et jamais leur force, je n’avais fait que troubler la vie de Mathilde par ma franchise, sans avoir le courage nécessaire pour lui rendre le bonheur !

Mademoiselle d’Albémar m’a blâmée assez vivement ; Léonce a été généreux envers moi, mais il a surtout affecté de parler de cette circonstance comme peu décisive, et d’affirmer qu’il était certain d’en adoucir tous les effets. Je n’ai point combattu cette erreur ; je sens approcher la résolution irrévocable, la nécessité toute-puissante, je ne dispute plus sur rien : ah ! je parlais quand j’avais un besoin secret d’être convaincue, quand je souhaitais confusément qu’on s’opposât au sacrifice que je croyais vouloir ! maintenant je me tairai ; tout repose sur moi ; devoir, malheur, amour, je dois tout contenir dans mon âme solitaire.

Qu’il sera terrible le moment de se séparer ! il s’offre à moi déjà comme un nuage noir à l’horizon, prêt à s’avancer sur ma tête : ah ! que ne puis-je mourir pendant qu’il est loin encore ! Bonne Élise, heureuse Élise, adieu.

LETTRE XXVII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Ce 4 novembre.

Mon sort est décidé ! il l’est depuis quatre jours ; je n’ai pas eu la force de vous l’écrire. Si votre pressante lettre ne m’était pas arrivée ce matin, je ne sais si j’aurais pu prendre sur moi de raconter tant de douleurs. Je le vois encore, mais bientôt je ne le verrai plus ; il ne le sait pas, il doit l’ignorer ; il me regarde avec une expression déchirante : s’il a des craintes, il ne veut pas les exprimer, il semble qu’il croie m’enchaîner davantage en ne paraissant pas douter. Oh ! qu’il est touchant ! qu’il est aimable ! et dans un funeste moment j’ai promis de le quitter ! mes forces suffiront-elles à ce sacrifice ?

Mardi dernier, Léonce m’avait dit qu’il était obligé de s’absenter le lendemain de Paris pour une affaire indispensable ; je ne sais pourquoi l’idée ne me vint pas que madame de Mondoville choisirait ce jour pour me voir ; mais quand on l’annonça je fut saisie d’une surprise égale à ma douleur. J’étais avec ma belle-sœur : Mathilde, en entrant, m’annonça solennellement qu’elle désirait être seule avec moi, et qu’elle me priait de faire fermer ma porte.

Quand nous fûmes seules, elle me dit avec un ton triste, mais ferme, qu’il ne lui était plus permis de douter de l’amour qui existait entre Léonce et moi ; qu’elle s’était retracé plusieurs circonstances qui ne l’avaient pas frappée lorsqu’elle expliquait tout par l’amitié, mais qui ne prouvaient que trop clairement ce que mon trouble, dans notre dernière conversation, avait commencé à lui révéler. « Une autre, ajouta-t-elle, dans une pareille situation serait votre ennemie ; les obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je dois mon premier avertissement, les sentiments chrétiens qui me font désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas ; je viens donc vous demander, pour votre salut, autant que pour mon bonheur, de quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c’est moi qui vous ai priée de vous éloigner de lui. » Cette proposition dure et brusque, quoique d’accord avec mes réflexions, me révolta, je l’avoue ; et je répondis assez froidement que je ne voulais m’engager à rien avec personne qu’avec moi-même.

« Vous me refusez ! me dit Mathilde avec une expression, avec un accent d’une amertume et d’une âpreté remarquables ; vous me refusez ! répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes : eh bien ! sachez donc que je porte dans mon sein l’enfant de Léonce, et que la douleur que vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne. » À ces mots, jugez de ce que j’éprouvai ! j’ignorais son état, j’ignorais ses nouveaux droits. Des sanglots s’échappèrent de mon sein, ils adoucirent un peu Mathilde. « Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me dit-elle, pauvre égarée ; ne me condamnez pas à vous maudire : qui, mol ! je donnerais le jour à un enfant que son père haïrait peut-être parce que je suis sa mère ! Le temps, qui affaiblit les sentiments criminels, ramène aux affections légitimes ; mais si Léonce vous voit chaque jour, il s’éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu’il doit aimer.

— Oubliez-vous, lui dis-je, Mathilde, que notre attachement l’un pour l’autre n’a jamais été coupable ? — Vous n’appelez coupable, reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même ; mais quel nom donnez-vous à m’avoir ravi la tendresse de mon mari ? à moi malheureuse, qui n’ai sur cette terre d’autres jouissances que son affection, mon bien, mon droit légitime ; son affection qu’il m’a jurée au pied des autels ! que ferai-je pour la regagner, quand vous l’avez enlacé des séductions que le ciel ne m’a point accordées, mais qui ne serviront qu’à votre malheur et à celui des autres ! Quoi ! depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez n’être pas coupable ! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un sentiment criminel ? Vous êtes-vous séparée de mon époux ? vous a-t-il en vain poursuivie ? vos malheurs m’ont-ils appris votre amour ? Non ! c’est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection condamnable ! Quelle innocence, juste ciel ! et surtout quel soin, quel respect pour ma destinée ! Vous aimiez ma mère et vous ne craignez pas de désespérer sa fille ! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous m’avez mariée ; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même temps les dettes de ma mère envers vous : alors je quitterai la maison de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que j’aimais peut-être plus que Dieu ne nous a permis d’aimer sa créature ; mais en m’éloignant je vous laisserai à l’un et à l’autre des remords plus cruels encore que tous mes maux. »

Élise, Mathilde aurait pu me parler longtemps sans que je l’interrompisse ; je gardais le silence, parce que j’étais décidée ; si j’avais hésité ce qu’elle me disait m’aurait déchiré le cœur. Mais qui pouvais-je plaindre, quand je me condamnais à quitter Léonce ? qui, sur un brasier ardent, m’eût paru plus digne que moi de pitié ? L’expression morne et contrainte des regards de Mathilde m’avertit cependant de son incertitude, et je lui dis que j’étais résolue à tout ce qu’elle exigeait de moi. Alors cette femme, oubliant et son ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnaissance pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout nouveau que Léonce pouvait seul lui inspirer. Ah ! pensai-je au fond de mon cœur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu’il n’a jamais aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive ! et moi qui l’entends si bien, et moi qu’il chérit, et moi que son image seule occupe, je dois le quitter ! j’ai juré à madame de Vernon, au lit de mort, de protéger le bonheur de sa fille ; j’avais promis à Dieu, à ma conscience, de ne point faire souffrir un être innocent : je ne serai point parjure à ces vœux, les premiers que mon cœur ait prononcés ; mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s’approche de l’échafaud une douleur plus grande que celle que je ressens en renonçant à Léonce.

Je me taisais, plongée dans ces amères réflexions. « Ce n’est pas tout encore, ajouta Mathilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si Léonce pouvait croire que c’est à ma prière que vous vous séparez de lui : il me haïrait en l’apprenant ; si vous ne pouvez le lui cacher, restez plutôt, restez pour obtenir de lui qu’il soigne mon enfant, si je vis jusqu’à sa naissance, et qu’il donne après moi des larmes à mon souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue ; je tâcherai de reprendre avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit, votre promesse est vaine, ne l’exécutez pas. — Mathilde, lui dis-je votre secret sera gardé. — Si votre départ, reprit-elle, était prompt, Léonce soupçonnerait qu’il existe un rapport entre la conduite bizarre que je tiens depuis quelques jours et votre résolution. Laissez-moi le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu’il puisse supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d’elles-mêmes ; vous chercherez ensuite quelques prétextes raisonables pour votre éloignement. — Mathilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m’estimer assez pour me croire capable de tant d’efforts : ils seront tous accomplis, je vous en donne ma parole. Je ferai plus encore : dans quelques lieux de la terre que j’allasse, Léonce me suivrait, j’en suis sûre ; eh bien, je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je deviendrai ; mais ce n’est point un voyage, une absence ordinaire qui peut briser des sentiments tels que les miens ; au reste, mon sort ne vous importe pas ; ainsi donc, laissez-moi ; j’aurais besoin d’être seule ; adieu. » Mathilde m’obéit sans rien dire, j’avais repris sur elle une sorte d’autorité ; je la méritais, car dans cet instant, sans doute, mon âme, par son sacrifice, était devenue supérieure à la sienne.

Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma vie : si Léonce le découvrait il ne pardonnerait point à Mathilde la douleur que notre séparation lui causera, et je paraîtrais alors bien digne de mépris ; j’aurais l’air de ne me montrer généreuse que pour être plus habilement perfide : jamais donc, après ma mort même, tant que Mathilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet.

Maintenant il faut exécuter ce que j’ai promis, il faut tromper Léonce ; car s’il devinait mon dessein, si je voyais encore ses regrets, si j’entendais ses plaintes !… Allons, il ne saura rien. J’ai quelque temps encore : Mathilde elle-même l’exige ; si ma tête se conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois ; mais ne vous étonnez pas si, jusqu’à ce moment où mon sort me condamne à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet ; laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes forces : un mot raisonnable et sensible pourrait me bouleverser, si je n’y étais pas préparée.

Traitez-moi comme les mourants : leurs amis savent qu’ils vont périr, ils le savent eux-mêmes, mais ils évitent, mais on évite aussi autour d’eux de leur rien dire qui le rappelle ; les mêmes ménagements au moins me sont nécessaires… Élise, je vous les demande.

LETTRE XXVIII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 10 novembre.

Ma belle-sœur vous prie, ma chère Élise, de venir la voir demain ; je me suis servie de divers prétextes pour la décider à partir, elle retourne à Montpellier dans deux jours : je lui ai caché mon véritable dessein, elle s’y serait opposée, elle aurait voulu m’emmener avec elle ; ce n’est pas ainsi que je veux me séparer de Léonce, ce n’est pas un autre genre de vie que je vais adopter ; c’est je ne sais quelle mort que je voudrais embrasser ; je ne connais encore que confusément mon avenir, mais, quel qu’il soit, il sera sombre, et je n’y associerai personne.

Ma belle-sœur déteste tellement Paris, que dès qu’elle a pu croire qu’elle ne m’y était plus nécessaire, elle a été très-impatiente de le quitter. L’annonce de son départ a produit sur Léonce un effet dont je devrais m’applaudir, et qui me perce le cœur ; il est convaincu maintenant que je suis décidée à rester, puisque je laisse ma sœur s’en retourner seule. Mathilde est redevenue la même avec Léonce ; il me le dit souvent, et me croit entièrement rassurée à cet égard ; enfin tout se calme autour de moi, et je porte seule le désespoir au fond de mon âme.

Hier même, hier, madame d’Artenas est venue me rappeler l’engagement que j’avais pris d’aller au grand concert de madame de Saint-Albe, qui doit se donner la semaine prochaine ; j’avais entièrement oublié depuis quinze jours tout ce qui a rapport à l’opinion du monde, une douleur réelle avait fait disparaître toutes les peines de l’imagination, et je les estimais ce qu’elles valent. Madame d’Artenas me répéta ce que je sais d’ailleurs avec certitude, c’est que l’autorité de madame de Mondoville, l’influence de mes amis et ceux de Léonce, enfin l’effet naturel de la vérité, ont effacé dans l’opinion les injustices dont j’ai souffert : je la retrouve, la faveur de ce monde, au moment où je le quitte ; il revient à moi, quand le plus profond des malheurs me rend insensible à ce retour que j’avais tant désiré.

J’ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame d’Artenas ; elle a fini par me dire qu’elle en appellerait à Léonce de ma décision : puisse-t-il ne pas exiger de moi d’y aller ! il ne sait pas quel sentiment de désespoir il me condamnerait à porter au milieu d’une fête !

LETTRE XXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 16 novembre.

Mon amie, comme le malheur s’appesantit sur moi ! ah ! ne regrettez pas de m’avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l’ai mérité, mais les plus grands criminels n’ont pas éprouvé comme moi l’acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour plus malheureuse.

Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux sollicitations de madame d’Artenas pour aller chez madame de Saint-Albe ; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m’avoua qu’il désirait extrêmement que j’y allasse. Il savait, ce qui était vrai alors, que j’étais beaucoup mieux dans l’opinion ; il voulait, je crois, jouir du triomphe qu’il s’attendait, hélas ! que je remporterais sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de Léonce ; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs prières, je craignais de trahir devant Léonce les sentiments de douleur qui me rendaient une fête odieuse. Enfin une idée que l’amour m’inspirait s’empara de moi ; je souhaitai, prête à me séparer de Léonce pour jamais, d’effacer entièrement toute impression qui pourrait m’être défavorable dans la société dont il prise les suffrages et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu’il avait regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi aimable et aussi séduisant qu’il pouvait l’être ; cette faiblesse de cœur m’entraîna : si ce sentiment était blâmable, il est impossible d’en avoir reçu une punition plus amère.

Je promis d’aller chez madame de Saint-Albe. Le jour même de l’assemblée, à l’heure où j’attendais madame d’Artenas qui devait venir me prendre, je reçois un billet d’elle, qui m’appprend qu’elle s’était foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu’elle ne peut sortir ; ses regrets étaient exprimés avec affection : elle me sollicitait de ne pas renoncer au projet que j’avais formé d’aller ellez madame de Saint-Albe, et m’assurait qu’on m’y attendait avec empressement et bienveillance : en effet, telle était la disposition de la veille. J’hésitais encore quelques instants ; mais, réfléchissant que Léonce était déjà parti, qu’il comptait sur moi, je ne pus me résoudre à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à suivre mon premier dessein.

Comme il était déjà tard, tout le monde était rassemblé chez madame de Saint-Albe. Au moment où j’entrai dans la chambre, j’entendis autour de moi un espèce de murmure ; je ne vis pas Léonce, qui était alors dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut gagner à se montrer ainsi, fut longtemps sans s’avancer vers moi ; enfin elle se leva, et m’offrit une chaise avec une froideur qu’elle désirait surtout faire remarquer ; les deux femmes à côté de qui j’étais assise parlèrent bas chacune à leurs voisins ; aucun homme ne s’approcha de moi, et toute l’assemblée semblait enchaînée par ce silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d’abord, tant ma tête était troublée, le plus injuste soupçon contre madame d’Artenas ; mille idées se succédaient dans mon esprit ; et n’osant ni interroger personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les yeux étaient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentais une sueur froide tomber de mon front.

Madame de R. m’aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et me conduisit dans l’embrasure de la fenêtre : je me crus sauvée, puisqu’un être vivant me parlait. « Il est arrivé cette après-midi même, me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu’il avait reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont déclaré qu’il ne serviraient plus avec lui : il s’est battu avec deux d’entre eux ; il a blessé le premier, il a été blessé par le second ; mais l’on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si l’on pouvait vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de Valorbe ; on m’a tout raconté en arrivant ici, et j’allais envoyer chez vous pour vous conjurer de ne pas venir lorsque malheureusement vous êtes entrée. »

Mon premier mouvement fut de m’informer de ce que savait Léonce. « Dans ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l’instruit, dans la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel ! remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et partez après naturellement. » Pendant qu’elle me parlait, M. de Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation, et ne me salua point : il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R. nommer M. de Valorbe, il s’avança près de nous deux, et s’adressant à madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes l’entendissent : « Madame d’Albémar a jugé à propos de déshonorer mon cousin pour plaire à M. de Mondoville ; mais si elle a disposé d’un fou à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d’imposer silence à ses parents. » Je sentis à ce discours un mouvement de hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et j’allais prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auraient fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la chambre où j’étais : je sentis à l’instant les conséquences d’un mot qui lui aurait appris que M. de Montalte m’avait offensée, et je me tus subitement.

Je cherchai des regards la place que j’avais occupée en arrivant, elle était prise ; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d’agitation qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connaissance : aucune femme ne m’offrit une chaise à côté d’elle, aucun homme ne se leva pour me donner la sienne. Je commençais à voir les objets doubles, tant mon agitation augmentait à chaque pas inutile que je faisais ; je me sentais regardée de toutes parts, quoique je n’osasse lever les yeux sur personne ; à mesure que j’avançais, on reculait devant moi ; les hommes et les femmes se retiraient pour me laisser passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu’une reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont l’approche serait funeste. J’aperçus, dans mon désespoir, que la porte du salon était ouverte, et qu’il n’y avait personne près de cette porte. Cette issue, qui s’offrait à moi, me parut un secours inespéré ; et, dans un égarement qui tenait de la folie, je sortis de la chambre, je descendis l’escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeurait madame de Saint-Albe ; seule, à pied, par le vent et la pluie, dans la parure d’une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui m’entraînait, je fuyais devant la malveillance et la haine, comme devant des pointes de fer qui me repoussaient toujours plus loin.

À peine étais-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour de moi ce que j’avais fait et ce que j’allais devenir, que Léonce m’atteignit : son émotion était sombre et terrible ; il me prit le bras, le serra contre son cœur, et marcha avec moi sans que nous sussions, je crois, ni l’un ni l’autre, quel dessein nous faisait avancer. Nous étions déjà, sur le pont Louis XVI, lorsque le saisissement du froid me força de m’arrêter, et je m’appuyai sur le parapet, incapable de faire un pas de plus. Léonce passa une de ses mains autour de moi. « Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont usé envers toi ! Veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de la mort ? Dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir. Pourquoi lutter plus longtemps contre la vie ? n’est-il pas certain que nous n’aurons plus que des douleurs ? Ce ciel qui nous regarde nous a marqués pour ses victimes ; sauvons-nous des hommes et de lui. » Alors il me souleva dans ses bras ; je crus sa résolution prise ; je penchai ma tête sur son sein ; et, je vous le jure, Louise, je n’éprouvais rien qui ne fût doux : tout à coup cependant il me remit à terre ; et, reculant quelques pas, il dit comme se parlant à lui-même : « Non, l’innocence ne doit pas périr ; c’est à ses vils accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le seras ! »

Comme il disait ces mots, mes gens, qui me cherchaient de tous les côtés, me découvrirent, et m’amenèrent ma voiture. « Au nom du ciel, dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance : voulez-vous achever ma ruine, le voulez-vous ? — Non, me dit-il, ne craignez rien ; ce ne sera point ce soir, ni demain, je le jure : je saisirai une fois peut-être… dans quelque temps… un prétexte éloigné…, sans nul rapport avec vous ; mais s’ils périssent, ils sauront cependant que c’est pour vous avoir outragée. Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez tranquille ; pensez-vous que, dans un tel moment, je voulusse vous compromettre encore ! ce que je désire, ce qui est nécessaire, n’arrivera peut-être pas de longtemps : remontez dans votre voiture, de grâce… » Il voulut me suivre, je le refusai.

Je ne l’ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore, me refuser à le recevoir : j’ai besoin de m’examiner seule ; je veux savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux doute : l’aurais-je cru possible ! L’injustice de l’opinion, je l’avoue, peut faire un mal cruel ; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux Valorbe, me poursuivra-t-il ! Il ignorera, j’espère, ce que je serai devenue. Que pourrais-je pour lui, quand même je n’aimerais pas Léonce ? Suis-je restée ce que j’étais ? puis-je secourir personne ? Les méchants ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah ! pourquoi Léonce n’a-t-il pas suivi son premier mouvement ? Mais avais-je besoin de son secours pour me précipiter dans l’abîme ? Lui-même ne sentait il pas que c’était mon seul asile ? Louise, n’est-il donc pas encore temps ?

LETTRE XXX. — MADAME DE R. À MADAME D’ALBÉMAR.
Paris, ce 17 novembre.

Permettez à une personne qui vous doit la plus profonde reconnaissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où vous l’avez secourue le peu de bien qu’elle a pu faire ; permettez-lui, madame, d’essayer de vous consoler, quelque supérieure que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute ; mais si l’effort que je fais m’est pénible, il me sera doux de penser qu’il m’acquitte un peu envers vous. Puis-je d’ailleurs être humiliée si je vous soulage ? Ah ! de ma triste vie, ce sera l’action la plus honorable.

Vous avez éprouvé, avant-hier, une scène très-cruelle ; il y a dix-huit mois que votre bonté généreuse me sauva d’un éclat semblable en apparence, mais dont la douleur ne peut être la même ; car ce que je souffrais, à quelques égards, était mérité, et ce que l’on mérite doit durer toujours.

En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe, je me suis rappelé qu’une fois ma tante, très maladroitement, vous avait fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne ; j’ai donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en faisais sentir l’extrême différence, vous y trouveriez peut-être quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j’ai été bien sûre que le mouvement qui m’excitait à vous écrire effacerait à vos yeux ce qu’il faut malheureusement que je rappelle en vous parlant de moi.

L’envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort : à force d’art on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses ; et tous ces êtres, incapables de se dévouer pendant un jour à leurs amis, ont été bien aises de faire tourner à mal les qualités qu’ils ne possédaient pas, espérant ainsi les discréditer dans le monde : mais dans toutes les accusations qu’on a essayées contre vous, qu’y a-t-il de vrai que vos vertus, votre délicatesse, la pureté de votre âme et de vos sentiments ? soyez donc sûre que dans peu votre réputation sera justifiée. Les livres vous entretiennent souvent des succès de la calomnie ; moi, qui ai tant à redouter les reproches que je puis mériter, je crains peu, je l’avoue, l’ascendant du mensonge, du moins à la longue. Si la bonté n’émoussait pas les armes de votre esprit, tandis que la méchanceté aiguise celle des autres, rien ne vous serait plus facile que de faire connaître votre innocence : vous semblez née pour vaincre ; tous les moyens de persuasion vous sont donnés, et vous n’emploieriez aucun de ces moyens, qu’en peu d’années, peut-être même en peu de mois, les faits se développeraient d’eux-mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la vérité, malgré tous les obstacles que l’on peut y opposer.

Il faut agir, et agir sans cesse, pour établir ce qui est faux, tandis que l’inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai : ce temps est votre appui le plus sûr ; mais, loin de m’être favorable, il confirme chaque jour davantage le blâme, que désarmait un peu l’intérêt inspiré par ma première jeunesse. J’approche de trente ans, de cette époque où la considération commence à devenir nécessaire, et je la vois reculer devant moi ; souvent, avec le cœur le plus affligé, je tâche d’être aimable, parce que je sens qu’on a le droit de m’y condamner, puisque la plupart des femmes qui me voient s’en excusent sur quelques agréments de mon esprit. Il ne m’est permis en société d’être ni triste ni malade.

Les femmes ne sont pas encore ce que je crains le plus, elles n’ont point de véritable irritation contre une personne qui ne leur fait point ombrage ; les prudes même ne déploient toute leur sévérité que contre les femmes décidément supérieures ; mais les hommes ! si vous saviez quel mal ils me font, sans réflexion, sans méchanceté même ! quelle légèreté dans les discours qu’ils me tiennent ! combien il est difficile de leur apprendre que j’ai changé de vie, et que je n’aspire plus qu’aux égards dont je me riais autrefois !

On vous calomnie quand vous n’y êtes pas, et vous en imposez presque toujours quand on vous voit. Moi, l’on ne se donne pas la peine de me dénigrer en mon absence ; mais le ton avec lequel on m’adresse la parole, chaque circonstance, chaque forme de la société, me prouvent, non l’intention de me blesser, je le préférerais, mais le sentiment involontaire qui se témoigne à l’insu même de ceux qui l’éprouvent. Si un homme si une femme se permettait de vous dire un mot offensant, vous pourriez, quand vous le voudriez, l’accabler de votre mépris ; et moi, je n’ai pas le droit de mépriser, je suis obligée de ménager tout le monde ; je ne ferais point de tort à celui dont je me plaindrais ; je ne puis risquer de me brouiller avec personne : ainsi dans un rang élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le rôle d’une complaisante ; je crains d’exciter la moindre malveillance, et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est précaire, et qu’il ne tiendrait qu’à un ennemi de me l’ôter de nouveau.

Pourquoi, pourrait-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite ? Ah ! madame, croyez-vous qu’après dix ans d’une vie comme la mienne, je puisse supporter la solitude ? Heureusement encore je suis restée bonne, mais ma sensibilité naturelle n’existe presque plus ; je n’ai rien en moi qui renouvelle mes pensées, et, seule, je suis poursuivie par des souvenirs tristes, contre lesquels je n’ai ni armes ni ressources. Parmi ceux que j’ai cru aimer, il en est que je regrette, mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m’intéresser à moi-même. Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m’a pas laissé assez d’énergie dans le caractère pour me changer entièrement ; j’ai cessé d’avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur qu’ils m’ont fait perdre.

Séparé depuis longtemps de mon mari, je n’ai point d’enfants, je suis privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir après trente ans ; je crains l’ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions en distractions pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine, mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière ; vos affections sont ou vertueuses ou tout au moins délicates : un esprit étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau ; vous avez des envieux et des calomniateurs, mais il n’en est pas un qui pense réellement ce qu’il dit ; pas un qui ne se sentit confondu, si vous daigniez lui répondre ; pas un qui ne vous désirât pour femme ou pour amie, quoiqu’il vous attaque sous ces noms sacrés ; pas un enfin qui, s’il était malheureux ou proscrit, n’enviât le sort de ceux que vous aimez, et peut-être même ne s’adressât à vous qu’il aurait offensée, à vous, mille fois plutôt qu’à ses meilleurs amis.

Courage donc, madame, courage ! la conscience du passé, la certitude de l’avenir, n’est-ce donc pas assez pour traverser ce temps d’orage ! Ne donnez pas à l’envie et à la méchanceté le spectacle qui leur est le plus agréable, celui d’une âme élevée abattue sous leurs coups ; redoublez plutôt leur fureur jalouse, en leur montrant que vous êtes calme et que vous savez être heureuse. Dieu ! si quelque puissance sur la terre pouvait m’accorder tout à coup vos souvenirs et vos espérances ; si j’en pouvais jouir un an, je donnerais pour cette année tout le temps qui me reste à vivre. Ah ! madame, ah ! Delphine, qui n’a pas été coupable, croyez-moi, n’a point souffert !

Je ne pourrais relire cette lettre sans éprouver un embarras difficile à supporter ; je me confie donc sans nouvelles réflexions au sentiment qui l’a dictée, et je vous l’envoie sans me laisser un moment de plus pour hésiter.

LETTRE XXXI. — DELPHINE À MADEMOISELLE DE R.

Quand on est capable d’écrire la lettre que je viens de recevoir, il est impossible que les sentiments les plus vertueux et les plus purs ne finissent pas par triompher de toutes les faiblesses. Un mouvement si généreux m’a fait du bien, et j’ai retrouvé le plaisir d’estimer, que l’amertume et la défiance m’avaient fait perdre : ce soulagement est tout ce que ma situation peut permettre. Je n’ai plus rien à démêler avec le monde ; mais je n’oublierai jamais le sentiment plein de délicatesse qui vous a portée, madame, à vouloir me consoler, aux dépens des considérations personnelles qui auraient arrêté toute autre femme.

LETTRE XXXII. — LÉONCE À DELPHINE.

Depuis quatre jours, vous vous êtes inflexiblement refusée à me voir. On m’a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous étiez à Paris ; on a trompé votre ami à votre porte comme un étranger : Delphine, jamais vous n’avez été plus injuste, car jamais ma passion pour vous n’a exercé sur moi plus d’empire ! je crois qu’elle a changé jusqu’à mon caractère. Daignez m’entendre, vous jugerez mieux que moi-même de ce cœur qui, se confiant tout entier à vous, attend votre approbation pour s’estimer encore.

Sans doute, le jour de cette affreuse scène, quand je vous retrouvai presque égarée, la douleur de ce qui venait de se passer, la rage d’être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m’échappa dans ce moment ; mais ce que je puis attester, c’est que, revenu à moi-même, j’éprouvai ce que jamais encore je n’avais ressenti, un mépris profond pour l’opinion des hommes. Je me demandai comment j’avais pu attacher tant d’importance aux jugements les plus injustes, à ceux qui osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite ! et je m’attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée, qui, sans mes torts et sans mon amour, eût été la plus brillante, la plus heureuse de toutes.

En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes mais sensibles, à ces pensées qui adoucissaient entièrement mon caractère, puisqu’elles m’apprenaient à dédaigner ce qui m’avait si cruellement irrité, j’ouvris un livre anglais que vous m’avez donné, et les premiers vers qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous transcrire :

Made tu engage all bearts, and charm, all eyes ;
Though meek, magnanimons ; though witty, wise ;
Polite, as all her life in courts had been ;
Yet good’, as she the world bad never seen.
The noble fire of an exalted mind,
With gentle female tenderness combin’d ;
her speech was the melodious voice of Love,
her song, the warbling of the vernal grove.
her eloquence was sweeter than her song,
Soft as her heart, and as her reason strong ;
her form each beauty of her mind express’d,
Her mind was Virtue by the Graces dress’d[1].

Voilà Delphine, voilà ce que vous êtes ; jamais aucune femme avant vous n’a mérité ce portrait ! mais l’imagination enflammée de Littleton le prêtait à l’objet de son culte. Et cependant, combien encore je pourrais ajouter à ce tableau, qui semble renfermer tout ce qu’il y a de plus aimable !

Peindrai-je le caractère vrai, confiant et pur, cette âme si facilement attendrie par le malheur des faibles, et si fière contre la prospérité des orgueilleux ? Comment surtout, comment exprimer le charme indéfinissable que vous répandez autour de vous ? ce soin continuel de plaire, cette flexibilité dans tous les détails de la vie, qui vous fait céder, sans y songer, à chacun des arrangements qui conviennent le mieux à vos amis ? Le bonheur se respire autour de vous, comme s’il était dans l’air qui vous environne, comme si votre voix, vos goûts, vos talents, votre parure elle-même, tout ce qui est vous enfin, répandait des sensations agréables. L’on est si bien auprès de vous, si naturellement bien, que je croyais souvent qu’il m’était arrivé quelque événement heureux dont j’éprouvais une satisfaction intérieure, et ce n’était qu’en vous quittant que je m’apercevais que vos paroles aimables, vos regards si doux, votre grâce inépuisable, charmaient ma vie, quelquefois à mon insu, comme la Providence se cache pour nous laisser penser que notre bonheur vient de nous.

Être angélique ! femme enchanteresse ! c’est vous qui vous êtes vue l’objet de la malveillance publique ! et je pourrais continuer à y attacher quelque prix ! Non, si je vous ai fait souffrir en pensant ainsi, considérez la scène du concert comme une circonstance heureuse ; elle a, je m’en crois sûr, elle a beaucoup changé mon caractère. Je ne vous dirai point cependant ce qui me revient de mille côtés différents ; je ne vous dirai point que tous les hommes, toutes les femmes distinguées, s’indignent de ce qui s’est passé chez madame de Saint-Albe ; qu’on en accuse son arrogance et sa sottise ; que chacun affirme déjà que c’est par embarras qu’on ne vous a pas parié ; que si vous étiez restée, tout aurait changé : je n’écoute plus ces vaines excuses ; le monde reviendra sans doute à vos pieds, je n’en doute pas, mais je ne l’en mépriserai pas moins.

Ma Delphine, vivons l’un pour l’autre, oublions le reste de l’univers ! mais ne me refuse pas de te voir, ne m’en crois pas indigne ; je me sens ferme à présent contre l’injustice de l’opinion, contre ce malheur que mon âme n’avait pas la force de soutenir. Mon amie, ce jour qui a été peut-être le plus malheureux de notre vie, renouvellera notre destinée ; les méchants qui ont voulu nous perdre, en révoltant mon caractère, l’ont affranchi du joug qu’il avait trop longtemps porté ; ils ont assuré notre bonheur.

LETTRE XXXIII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 26 novembre.

Je suis mieux que je n’étais la dernière fois que vous êtes venue ici, ma chère Élise. Léonce m’a écrit la plus aimable lettre ; je l’ai revu plusieurs fois depuis, et jamais je n’ai trouvé plus d’amour et de sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des mots qui me font croire à des projets de vengeance ; mais il les dément quand il voit l’effroi qu’ils me causent, et j’espère qu’après mon départ il y renoncera.

Mon départ ! Elise, vous m’avez vue parler à madame d’Artenas, à ceux qui sont venus chez moi, comme si mon attention était de passer l’hiver à Paris. Je ne voulais pas que l’on pût croire que je cédais à la douleur que j’avais éprouvée chez madame de Saint-Albe, je craignais d’éveiller les soupçons de Léonce. Mais, hélas ! puis-je oublier la promesse que j’ai donnée à Mathilde ?

Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes ennemis m’ont épouvantée ; il le croira, et je suis condamnée à ne pas le détromper : il ignorera le véritable motif de mon sacrifice. Mathilde, à combien de peines je me soumets pour vous ! Je l’avouerai, après l’affreuse scène du concert, mon caractère m’abandonna pendant quelques jours ; je sentis qu’une femme avait tort de se croire indépendante de l’opinion, et qu’elle finissait toujours par succomber sous le poids de l’injustice ; mais depuis que j’ai revu Léonce plus tendre que jamais pour moi, toute mon âme aurait repris à l’espérance du bonheur.

Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines ; les impressions douces que Léonce m’a fait goûter de nouveau me sont mille fois plus chères encore qu’elles ne me l’étaient avant les douleurs que je viens d’éprouver. Jamais mon âme n’a été si faible, jamais je ne me suis sentie moins capable de l’effort qui m’est commandé.

LETTRE XXXIV. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 2 décembre.

J’étais retombée, mon amie, dans les incertitudes les plus douloureuses ; la tendresse que Léonce me témoignait, le charme inexprimable de sa présence, me captivaient plus que jamais ; et sans que je me l’avouasse encore, je ne pouvais me résoudre à mon départ.

Avant-hier j’appris que Mathilde était malade, et Léonce lui-même me parut inquiet de son état. Je fus douloureusement affligée de cette nouvelle ; je craignis d’en être la cause, et je passai la nuit tout entière dans les combats les plus cruels, voulant me tromper sur mon devoir, espérant, quand je croyais tenir un raisonnement qui m’affranchissait, et retombant l’instant d’après, lorsqu’une inspiration soudaine de la conscience renversait tout ce qui me semblait le plus précieux.

Agitée par une insomnie si douloureuse, je me levai hier à huit heures du matin, et je descendis de mon jardin dans les Champs-Elysées, pour essayer si l’exercice et le grand air me feraient du bien ; je passai devant la maison qu’occupait autrefois madame de Vernon : vous savez qu’elle s’est fait ensevelir dans son jardin, et que sa fille, mécontente de cette volonté qu’elle ne trouve pas assez religieuse, a conservé la maison sans vouloir l’occuper. Je me reprochais de n’avoir pas été verser quelques pleurs sur ses cendres délaissées ; je me rappelai que ce jour même était l’anniversaire de sa mort. La clef de mon jardin ouvrait aussi celui de madame de Vernon, nous l’avions ainsi voulu dans les jours de notre liaison ; j’essayai donc d’entrer par les Champs-Elysées. J’eus d’abord de la peine à ouvrir cette porte fermée depuis un an ; enfin j’y réussis, et je me trouvai dans ce jardin, où, pour la première fois, Léonce m’avait parlé de son amour, quand la plus belle saison de l’année couvrait tous les arbustes de fleurs : il ne restait pas une feuille sur aucun d’eux ; cette maison, jadis si brillante, était fermée comme une habitation qu’on avait abandonnée. Un brouillard froid et sombre obscurcissait tous les objets, et mes souvenirs se retraçaient à moi à travers la tristesse de la nature et de mon cœur.

Ah ! le passé, le passé ! quels liens de douleur nous attachent à lui ! Pourquoi les jours ne s’écoulent-ils pas sans laisser aucune trace ? L’imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu’on appelle les divers temps de la vie ? Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvaient me conduire où je croyais que les restes de madame de Vernon étaient déposés ; enfin je trouvai l’urne qui désignait sa tombe ; je vis sur cette urne deux vers italiens qu’elle m’avait souvent fait chanter, parce qu’elle en aimait l’air :

Ettu, chisasemai
Ti sovverrai di me[2] !

Il me sembla que cette inscription m’accusait d’un long oubli ; je me repentis d’avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce monument. Ah ! pourquoi, pensais-je en moi-même, pourquoi Sophie est-elle la cause de tous mes malheurs ! Mes regrets, souvent troublés par cette idée, ne m’ont point ramenée dans ces lieux ; je craignais d’offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et j’aimais mieux étouffer les pensées qui tour à tour m’éloignaient et m’attiraient vers elle.

« Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes : je vais quitter pour jamais la France ; je n’en reverrai plus même les tombeaux ! Je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le serment que je t’ai fait : les pleurs que je verse en ce moment t’attestent encore que je n’ai conservé de notre amitié qu’un souvenir doux. Adieu. » Alors, après m’être penchée quelques instants sur cette urne avec affection et regret, je me relevai, en répétant avec enthousiasme : « Oui, je tiendrai le serment que je t’ai fait ; oui, je me sacrifierai pour le bonheur de ta fille ! » Comme je me retournais, je vis Mathilde, qui m’avait entendue, pâle, le visage altéré et les yeux remplis de larmes qu’elle s’efforçait de retenir. » Ce que j’entends est-il vrai ? s’écria-t-elle en se jetant à genoux devant l’urne de sa mère. M’aurait-on trompée, dit-elle en me regardant, lorsqu’on m’assurait que vous étiez résolue à passer l’hiver ici ? Dieu ! j’ai bien souffert depuis que je l’ai cru ! — On vous a trompée, Mathilde lui dis-je en serrant ses deux mains qu’elle élevait vers le ciel ; ce que vous avez demandé vous est accordé ; ce n’est qu’à moi que le bonheur est refusé dans cette vie. Adieu. » Je quittai Mathilde à ces mots sans lui donner le temps de me répondre, et je revins chez moi sans avoir réfléchi que je venais de me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement exalté que j’avais éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant que tout était dit. Depuis ce moment, cette douleur ne m’a plus laissé de relâche : j’ai vu Léonce, et sans doute je me serais trahie s’il n’avait pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite au tombeau, en lui taisant que j’y avais trouvé Mathilde. Si j’étais encore une fois seule avec lui, il saurait tout. Il faut partir, le délai n’est plus possible.

J’ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l’ami de son enfance. Seul ! hélas ! et je le quitte, lui qui depuis un an m’a donné tant d’heures délicieuses, lui qui m’aime avec une tendresse si vraie ! Il croit encore, dans ce moment, que je n’ai pas la pensée de me séparer de lui ; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui lui est si douce ; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais, sans que l’on sache même dans quel lieu j’ai caché ma misérable destinée ! Je n’existerai plus pour Léonce que comme les morts qu’on regrette ; il m’appellera, et je ne l’entendrai pas, moi que sa voix a toujours si profondément émue ! moi qui d’un accent si tendre répondais à ses prières ! Rien, rien de moi, ne se ranimera autour de lui pour lui répéter encore que je l’aime !

Ma chère Élise, c’est à vous que je confie mes dernières volontés : après mon départ, venez le voir ; parlez-lui le langage consolateur que vous a sans doute appris l’amour ! Dites-lui tout ce que vous savez de ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que j’ai faibli devant la haine, et que l’intérêt de son bonheur ne m’a pas donné la force de la supporter. Hélas ! il sera bien injuste ; mais il n’accusera point sa femme, la femme de son enfant. Dites-lui que je jugerai de son respect pour mon souvenir par sa conduite envers Mathilde. Élise, vous écrirez à ma sœur, et j’apprendrai par ses lettres ce que j’ai besoin de savoir ; car vous-même, mon amie, vous ne saurez point où je vais : Léonce vous le demanderait, comment pourriez-vous le lui cacher ? Il me suivrait, et j’aurais une troisième fois essayé de m’éloigner pour retomber sous le charme : non, le devoir a parlé trop haut, qu’il soit obéi !

Dans l’asile où je vais m’ensevelir, ce n’est pas l’oubli, la résignation même que j’espère : je cherche un lieu solitaire où l’on vive d’aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le cœur, nuise au bonheur de personne, sans qu’il existe une autre vie que la mienne, tourmentée par l’affection que j’éprouve. Lui, cependant, hélas ! ne souffrira-t-il pas longtemps encore ? Mais pouvait-il être heureux, agité sans cesse par ses devoirs, l’opinion et l’amour ? Ne m’offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans ce monde, où sans cesse il avait besoin de me défendre, où sans cesse il souffrait pour moi ? L’amour même, l’amour seul, ne devait-il pas m’inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par l’absence et le malheur ? Que n’ai je pas craint de la calomnie ! Vainement parait-elle apaisée, vainement Léonce assure-t -il qu’il est devenu insensible : dois-je y compter ? Ah ! qui peut prévoir de quelle douleur l’accomplissement d’un devoir nous préserve ?

Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s’il est possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu’on a pu dire d’injuste sur moi. Quand je saurai qu’ils y ont réussi, je ne reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n’entend plus dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d’entretenir des relations suivies avec M. de Mondoville ; malgré la diversité de leurs manières de voir, il s’en est fait aimer par la supériorité de son esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter souvent à Léonce qu’il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que les nobles offensés veulent exciter contre la France : je crains toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu’elles représenteraient comme un devoir de l’honneur. S’il peut s’intéresser de nouveau aux études qui lui plaisent, l’occupation lui fera du bien, et ses regrets se changeront enfin, je l’espère, en une peine douce ; et, dans cette vie de douleur, c’est l’état habituel des âmes sensibles.

Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m’avez si tendrement aimée, vous soyez les amis de Léonce ; ne m’est-il pas permis de désirer encore ce lien avec lui ? Plus que celui-là, grand Dieu ! tant que je vivrai ! et le revoir encore une fois si la mort, s’annonçant à moi d’avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler ! Élise, adieu ; quand nous retrouverons-nous ? Si j’en crois les pressentiments que mes malheurs ont constamment justifiés, l’adieu que je vous dis sera long. Ah ! quel effort ! mais pourquoi murmurer ?

LETTRE XXXV. — DELPHINE À MATHILDE.
Paris, ce 4 décembre.

Dans la nuit de demain, Mathilde, je quitterai Paris, et peu de jours après la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me retirerai ; il ignorera de même, quoi qu’il arrive, que c’est pour votre bonheur que je sacrifie le mien. J’ose vous le dire, Mathilde, votre religion n’a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que je fais pour vous ; et Dieu, qui lit dans les cœurs, Dieu, qui sait la douleur que j’éprouve, estime dans sa bonté, cet effort ce qu’il vaut. Oui, j’ose vous le répéter, quand j’aime mieux mourir qu’avoir à me reprocher vos douleurs, j’ai plus qu’expié mes fautes ; je me crois supérieure à celles qui n’auraient point les sentiments dont je triomphe.

Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son cœur des droits que j’ai dû respecter ; mais je l’aimais, mais vous n’avez pas su peut-être qu’avant de vous épouser… Laissons les morts en paix. Vous m’avez adjurée de partir au nom de la morale, au nom de la pitié même : pouvais-je résister, quand il devrait m’en coûter la vie ? Mathilde, vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce : femme bénie du ciel, écoutez-moi : si celui dont je me sépare me regrette, ne blessez point son cœur par des reproches ; vous croyez qu’il suffit du devoir pour commander les affections du cœur, vous êtes faite ainsi ; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avait pas fait un crime de l’amour ! Plaignez ces destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles ; ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de bienveillance pour l’Être suprême, pour la source éternelle de toutes les affections du cœur.

Mathilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce ; vous avez éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l’amour dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l’estime et l’intérêt qu’il conservera pour moi, vous m’offenseriez cruellement ; il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus, et le dernier acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire ?

Adieu, Mathilde ; vous n’entendrez plus parler de moi ; la compagne de votre enfance, l’amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle enfin qui n’a pu supporter votre peine, n’existe plus pour vous ni pour personne. Priez pour elle, non comme si elle était coupable, jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus ordonné de ne pas être sévère envers elle ! mais priez pour une femme malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à se déchirer le cœur afin de vous épargner une faible partie de ce qu’elle se résigne à souffrir.

LETTRE XXXVI. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Lyon, ce 1er décembre 1791[3].

Je n’ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère Delphine ; je me hâte d’arriver à Montpellier pour les trouver. J’ai vu ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins ; il est encore retenu dans son lit par ses blessures ; mais quand il sera guéri, sa situation sera bien plus déplorable : il ne peut pas rester dans son régiment ; l’animadversion est telle contre lui, qu’il n’y éprouverait que des désagréments insupportables ; il sera forcé de tout quitter. Il m’a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de ressentiment et d’amour fort effrayant ; il rappelle ce qu’il a fait pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnaissance, et laisse entendre que si vous les méconnaissez, il s’en vengera sur Léonce ou sur vous. Enfin il m’a paru saisi d’une fureur réfléchie extrêmement redoutable : on dirait qu’après avoir beaucoup souffert, il éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne l’ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous affliger, qui avait autrefois de l’empire sur lui ; j’ai peur que vous n’ayez beaucoup à redouter de ses persécutions.

Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c’est le seul moyen d’apaiser M. de Valorbe, et d’éviter ainsi les plus grands malheurs. Ah ! ma chère Delphine, que j’ai souffert dans Paris, dans cette ville que je déteste ! En approchant de ma retraite, je sens mon âme se calmer ; cependant je n’y serai point heureuse si je ne vous y vois pas ; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous. Au milieu de tant de peines, de tant d’injustices, il ne vous est pas échappé un seul sentiment amer, un seul mouvement de haine : vous avez supporté les torts les plus révoltants comme une nécessité, comme un accident du sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment.

Mon amie, j’en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver du calme et peut-être du bonheur dans la solitude ; je vous y espère, je vous y attends avec un cœur tout à vous.

LETTRE XXXVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Melun, ce 6 décembre 1791.

Le sacrifice est fait, la vie est finie ; pardonnez-moi si je suis longtemps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs pour vous, comme pour lui. Ce que vous m’avez mandé sur M. de Valorbe ne m’ôte-t-il pas jusqu’à l’espoir du repos que je conservais encore ? Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher à celui qui me poursuit, comme à celui que j’aime ?

Je l’ai quitté ! je l’ai quitté ! je ne le reverrai plus ! Pensez-vous qu’il puisse me rester aucune raison, aucune force ? n’ai je pas tout épuisé pour partir ? À présent j’erre avec cette pauvre Isaure dans le vide immense où je suis jetée ! Pleurez sur moi, ma sœur, vous, le seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon existence ! Sans l’enfant de Thérèse, sans vous, me serais-je condamnée à vivre ?

M. Barton est arrivé avant-hier d’après ma lettre : je lui ai tout confié, hors le vrai motif de mon départ ; j’ai éprouvé peut-être encore un moment doux, lorsque, cet honnête homme, en me prenant la main, avec des larmes dans les yeux, me dit : « Madame, il ne convient pas à mon âge de s’abandonner à l’attendrissement que me fait éprouver votre résolution ; cependant qu’il me soit permis de vous dire que jamais mon cœur n’a été pénétré pour aucune femme d’autant d’intérêt ni d’admiration ! » Louise, pourquoi l’approbation de la vertu ne m’a-t-elle pas fait plus de bien ?

Il fut convenu entre M. Barton et moi qu’après mon départ il userait de tout son ascendant sur Léonce pour l’engager à demeurer auprès de Mathilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de son enfant. Je ne voulais point écrire à Léonce ; je ne sais si je l’aurais pu sans anéantir le reste de mes forces : d’ailleurs je ne pouvais pas lui apprendre ce qui s’était passé entre Mathilde et moi ; et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu’on aime ? Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la consolation de savoir ce qu’il m’en avait coûté pour partir ; je lui recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi : dans l’état où j’étais, je n’aurais pu rien cacher. Je décidai que je partirais le lendemain, jour que Léonce disait avoir choisi pour aller à la campagne avec madame de Mondoville ; ainsi je me dérobais à ce que j’aime avec les précautions qu’on pourrait prendre pour échapper à des persécuteurs.

Léonce vint le soir ; il était rêveur, et ne parut pas désirer lui-même que M. Barton s’éloignât. Après une heure de conversation la plus pénible, et que de longs silences interrompaient souvent, Léonce se leva pour partir ; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et je retombai sur ma chaise comme anéantie ; lui-même, occupé sans doute de son dessein, que j’ignorais alors, était tout entier concentré dans sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui aurait pu l’étonner dans la mienne : il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur très-vive, et s’enfuit précipitamment, en me criant de la porte : « Delphine, ne m’oubliez jamais ! » Je crus qu’il m’avait devinée ; je voulais le suivre, la force me manqua ; et quand il fut parti, l’idée terrible que je l’avais vu pour la dernière fois me saisit, je ne pouvais m’y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je m’y attendais, avait trop précipité mes impressions ; mon âme n’avait point passé par ces douleurs successives qui se préparent à la dernière ; j’avais reçu comme un coup subit dans le cœur, qui me faisait un mal insupportable ; je voulais, sans changer de résolution, voir encore une fois Léonce : je n’avais rien recueilli pour l’absence, je n’avais pas assez contemplé ses traits, je n’avais pu lui faire entendre un dernier accent qui restât dans son cœur.

Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille projets divers pour l’apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal que m’avaient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit, où je m’étais jetée, je n’osais, pendant cette cruelle agitation, ni me lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre mouvement avait dû être une nouvelle douleur. Le jour vint, et j’eus cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret, que je partais à onze heures du soir : j’avais fixé ce moment parce que M. Barton devait revenir chez moi dans la soirée. À midi, l’on me remit votre, lettre, où vous m’apprenez les cruelles dispositions de M. de Valorbe ; l’effroi qu’elle me causa me donna de la force pendant, quelques instants. Cette persécution, cette fureur dont Léonce pouvait devenir l’objet, me fit sentir la nécessité de disparaître d’un monde où j’attirais sans cesse de nouveaux périls sur l’objet de ma tendresse. Je sentis aussi que, si je différais à partir, ou si j’allais vers vous, M. de Valorbe, apprenant dans quel lieu il pourrait me trouver, ne tarderait pas à venir me chercher ; et que Léonce, indigné de le savoir près de moi, se hâterait d’arriver pour l’en punir. Je n’hésitai donc plus, et je donnai, pendant quelques heures, des ordres pour mon départ, avec assez de calme ; mais, dans ce moment, Isaure, qui avait découvert les préparatifs que j’avais commandés, vint, tout en chantant, se jeter dans mes bras, pour se réjouir de faire un voyage : sa gaieté me causa une émotion que je ne pus surmonter ; et, l’éloignant de moi, je passai plusieurs heures à verser des larmes.

Hélas ! j’en répandais alors, pendant que je n’étais pas encore tout à fait loin de lui, pendant qu’il n’était pas encore absolument impossible qu’il entrât dans ma chambre et me serrât dans ses bras.

Le temps se passait ainsi, lorsque peu de temps après dix heures M. Barton arriva ; il était extrêmement troublé : je me hâtai de lui demander d’où lui venait cette altération ; s’il ne savait rien de Léonce, s’il craignait qu’il n’eût découvert mon départ. « Il l’ignore, me dit-il ; mais je n’en suis pas moins dans une inquiétude mortelle : Léonce, sans en avoir averti personne, est revenu, il y a une heure, de la campagne, en y laissant madame de Mondoville. Il y a ce soir un grand bal masqué, où il veut aller : j’ai insisté pour connaître la cause de cet empressement, qui lui est si peu naturel ; il n’a voulu d’abord me rien répondre ; mais, comme il partait, quelques mots qu’il a dits à un de ses gens ont éveillé mes soupçons, et je l’ai forcé à m’avouer que, dans cette fête où les femmes vont déguisées, mais les hommes à visage découvert, il croyait très-facile de faire naître un sujet de querelle à l’instant même ; et que, certain d’y rencontrer M. de Montalte, le cousin de M. de Valorbe, il avait choisi ce jour pour venger, sans vous compromettre, des propos insultants que, depuis le concert de madame de Saint-Albe, il n’a point cessé, me dit Léonce, de répéter contre vous.

— Il est parti pour ce bal, m’écriai-je, dans cet affreux dessein ! Que ferons-nous ? Comment ne l’avais-je pas deviné ? Sa tristesse hier en me quittant, ses dernières paroles, ne m’annonçaient-elles pas un projet funeste ? Et la douleur atroce que j’ai éprouvée quand il a disparu n’est elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus ? Il est parti ! répétai-je à M. Barton ; pourquoi ne l’avez-vous pas suivi ? — Il ne l’aurait pas souffert, répondit M. Barton ; il m’a dit qu’il allait chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au bal. — Eh bien, eh bien, interrompis-je, déterminée soudain, il est temps encore de se rendre à ce bal masqué : je n’y serai point reconnue ; je reverrai Léonce encore ; je lui parlerai, je l’empêcherai de provoquer M. de Montalte : oui, je tenterai ce dernier effort ; je le dois, je le puis. » Et, sans attendre l’avis de M. Barton, je sonnai pour qu’on m’apportât le domino noir qui devait m’envelopper. M. Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me proposa de m’accompagner : je lui fis sentir que Léonce, étonné de le voir à ce bal, soupçonnerait la vérité, et s’éloignerait à l’instant même de nous deux.

Au moment où Isaure vit pour la première fois cet habillement de bal, qui lui était tout à fait inconnu, elle en eut peur et vainement mes femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c’était une parure de fête ; l’enfant, comme si elle eût été avertie que ce vêtement de la gaieté cachait le désespoir, répétait sans cesse en pleurant : « Est-ce que ma seconde maman va faire comme la première ? est-ce que je ne la reverrai plus ? » Hélas ! pauvre enfant, dis-je en moi même, cette nuit sera peut-être en effet la dernière de ma vie ! Chaque moment de retard me paraissait un danger de plus pour Léonce ; je partis, et M. Barton monta avec moi dans ma voiture, résolu d’y rester pour m’attendre ; enfin j’arrivai à la porte de la fête, je descendis, j’entrai, et là commença pour moi ce supplice qui devait toujours s’accroître, le contraste cruel de tout l’appareil de la joie avec les tourments affreux qui me déchiraient.

Je traversai la foule de ceux qui se trouvaient peut-être tous, alors, dans le moment le plus gai de leur vie, tandis que moi j’ignorais si je ne marchais pas à la mort. Je fus longtemps à parcourir la salle, sans découvrir d’aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte. Errante ainsi sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s’emparèrent tout à coup de moi : j’avais peur de ma solitude au milieu de la foule ; de mon existence invisible aux yeux des autres, puisque aucune de mes actions ne m’était attribuée. Il me semblait que c’était mon fantôme qui se promenait parmi les vivants, et je ne concevais pas mieux les plaisirs qui les agitaient, que si du sein des morts j’avais contemplé les intérêts de la terre. Je cherchais, à travers toutes ces figures que je voyais comme dans un rêve cruel, un seul homme, un seul être qui existait encore pour moi, et me rendait aux impressions réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passais silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et je portais dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. Ô souffrances morales ! comme vous êtes cachées au fond du cœur dont vous faites votre proie ! Vous le dévorez en secret, vous le dévorez souvent au milieu des fêtes les plus brillantes ; et tandis qu’un accident, une douleur physique, réveille la sympathie des êtres les plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l’air, oppresse votre sein, sans qu’il vous soit permis d’arracher aux autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération.

Après avoir longtemps marché d’un bout de la salle à l’autre avec une activité, et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans une loge, regardant par toute la salle avec une impatience remarquable, pour découvrir quelqu’un qu’il cherchait. Je montai quelques marches pour aller vers lui ; et comme il devait nécessairement passer devant moi en rentrant dans la salle, je restai quelque temps appuyée sur la balustrade de l’escalier pour le regarder encore ; ce plaisir, le dernier, me jetait, malgré tout ce qui m’environnait, dans une rêverie profonde ; et tant que je pus le considérer ainsi, mes inquiétudes mêmes pour lui semblaient être suspendues. Dès qu’il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de m’attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connaître, si j’apercevais M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois, étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui l’importunait, avec une expression d’indifférence très-dédaigneuse : ce regard, quoiqu’il ne s’adressât point à moi, me serra le cœur, et je mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces qui m’abandonnaient.

Je relevai la tête : un flot de monde m’avait déjà séparée de Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte qui se retournait pour lui en demander l’explication ; je voulus m’avancer, la foule arrêtait chacun de mes pas ; je saisis le bras d’un homme que je connaissais à peine, et le priai de m’aider à travers la foule : cet homme odieux me retenait pour examiner ma main, pour considérer mes yeux, et m’adressait tous les fades propos de cette insipide fête, quand, à dix pas de moi, il s’agissait de la vie de Léonce. « Aidez-moi, répétais-je à celui qui m’accompagnait, aidez-moi, par pitié ! » Et je le traînais de toute ma force, pour qu’il fendit la presse que je ne pouvais seule écarter ; je voyais Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de Montalte, se dirigeait avec lui vers la sortie de la salle ; il marchait, je le suivais, mais j’étais toujours à vingt pas de lui sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu’on eût dite défendue par un pouvoir magique. Enfin, coupant seule par un détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande porte avant Léonce ; mais comme j’y arrivais, je le vis qui sortait par une autre issue ; je courus encore quelques pas, je tendis les bras vers lui, je l’appelai ; mais, soit que ma voix déjà trop affaiblie ne pût se faire entendre, soit qu’il fût uniquement occupé du sentiment qui l’animait, il poursuivit sa route, et je le perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux, de cochers qui me criaient de me ranger, de voitures qui venaient sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter. Un de mes gens me reconnut, m’enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma voiture : quand j’y fus, la voix de M. Barton me rappelant à moi-même, j’eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de lui montrer le côté de la rue par lequel il avait passé avec M. de Montalte ; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance.

Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes femmes effrayées ; je crus fermement d’abord que je venais de faire le plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction. Cependant par degrés mes souvenirs me revinrent : quand le plus cruel de tous me saisit, je retombai dans l’état d’où je venais de sortir. Enfin, de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois heures telles, que des années de bonheur seraient trop achetées à ce prix ; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir s’ils étaient rentrés ; écoutant chaque bruit, allant au-devant de chaque messager, qui me répondait toujours : Non, madame, ils ne sont pas encore rentrés : comme si ces paroles étaient simples, comme si l’on pouvait les prononcer sans frémir ! J’avais épuisé tous les moyens de découvrir ce qu’était devenu Léonce ; j’étais retombée dans l’inaction du désespoir ; et, jetée sur un canapé, je cherchais des yeux, je combinais dans ma tête quels moyens pourraient me donner la mort, à l’instant même où j’apprendrais que Léonce n’était plus. Quand j’entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant vers lui. « Il est sauvé ! me dit-il ; il n’est point blessé ; son adversaire l’est seul, mais pas grièvement ; tout est bien, tout est fini. »

Louise, une heure après avoir reçu cette assurance, j’étais encore dans des convulsions de larmes ; mon âme ne pouvait rentrer dans ses bornes. J’appris enfin que Léonce s’était battu avec M. de Montalte, et l’avait blessé ; mais qu’il avait montré dans ce duel tant de bravoure et de générosité, tant d’oubli de lui-même tant de soins pour M. de Montalte, lorsqu’il avait été hors de combat, qu’il avait tout à fait subjugué son adversaire, et qu’il en avait obtenu tout ce qu’il désirait relativement à moi : la promesse d’attribuer leur duel à une querelle de bal masqué, et de chercher naturellement toutes les occasions de me justifier en public sur tout ce qui concernait M. de Valorbe. M. Barton était arrivé à temps pour être témoin du combat, après avoir inutilement cherché pendant plusieurs heures Léonce, qui attendait le jour avec M. de Montalte chez un de leurs amis communs. M. Barton était animé par l’enthousiasme en me parlant de Léonce ; il est vrai que, pendant toute cette nuit, ses paroles et ses actions avaient eu constamment le plus sublime caractère ; et c’était dans ce moment même qu’il fallait se séparer de lui !

J’en sentais la nécessité plus que jamais ; j’avais en horreur ce que je venais d’éprouver : et de tout ce qu’on peut souffrir sur la terre, ce qui me parait le plus terrible, c’est de craindre pour la vie de celui qu’on aime. Je n’étais point à l’abri de cette douleur, elle pouvait se renouveler ; M. de Valorbe m’en menaçait. Cette idée vint s’unir au sentiment du devoir, qu’il ne m’était plus permis de repousser, et je partis sans rien voir, sans rien entendre, dans je ne sais quel égarement dont je ne suis sortie que quand la fatigue d’Isaure m’a forcée d’arrêter ici.

Vous ne pouvez vous faire l’idée de ce que je souffre, de l’effort qu’il m’a fallu faire, même pour vous écrire ! Quand je n’aurais pas besoin de cacher ma retraite à Léonce et à M. de Valorbe, je ne devrais pas aller vers vous ; il faut, dans l’état où je suis, combattre seule avec moi-même ; le froid de la solitude me redonnera des forces. Je vous aime, je ne puis vous voir ; l’attendrissement, l’affection, me feraient trop de mal ; la moindre émotion nouvelle pourrait m’anéantir ; laissez-moi. Je vais en Suisse : Léonce m’a dit que dans ses voyages c’était le pays qu’il avait préféré ; s’il vient une fois verser des larmes sur ma tombe, j’aime à penser que ce sera près des lieux qui captivèrent son imagination dans les premières années de sa vie. C’est assez de cette espérance pour déterminer ma route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon choix.

Louise, si je suis longtemps sans vous écrire, n’en soyez point inquiète ; il faut que je vive, je me suis chargée d’Isaure, je vais mander à sa mère que je m’y engage de nouveau. Je veux l’élever, je veux laisser du moins après moi quelqu’un dont j’aurai fait le bonheur. Vous, ma sœur, écrivez-moi sous l’adresse que je vous envoie : vous saurez par madame de Lebensei l’effet que mon départ aura produit sur Léonce ; mais prenez garde, en me l’apprenant, prenez garde à ma pauvre tête ; elle est bien troublée, il faut la ménager ; je me crains quelquefois moi-même. Cependant, pourquoi, dans les longues heures de réflexion qui m’attendent, ne saurais-je pas contempler avec fermeté mon sort ? J’ai trop longtemps lutté pour être heureuse. Le jour où il a été l’époux de Mathilde, que ne m’étais-je dit que le ciel avait prononcé contre moi !

LETTRE XXXVIII. — DELPHINE À MADAME D’ERVINS, RELIGIEUSE
AU COUVENT DE SAINTE-MARIE, À CHAILLOT..
Melun, ce 6 décembre.

Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui ont décidé de votre sort, me forcent de m’éloigner pour jamais de Paris et du monde ; j’emmène votre fille avec moi ; j’achèverai son éducation avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je m’enferme pour jamais dans un couvent.

Vous serez étonnée qu’un tel projet m’ait semblé possible avec les opinions que vous me connaissez. Elles ne sont point changées ; mais je voudrais mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes douloureuses que les passions font toujours renaître dans le cœur. Dites-moi si vous croyez qu’il suffise d’une résignation courageuse et de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable au vôtre ; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m’occupe.

Isaure vous écrit mon adresse, le nom que j’ai pris ; il ne reste déjà plus de traces de moi ; mais quelquefois je me sens un vif désir de revivre, et des vœux irrévocables pourraient seuls l’étouffer.



  1. Faite pour attirer tous les cœurs et charmer tous les yeux, à la fois douce et
    magnanime, spirituelle et raisonnable, polie comme si elle avait passé toute sa vie
    dans les cours, et bonne comme si elle n’avait jamais vu le monde. Le noble feu
    d’une âme exaltée était tempéré dans son caractère par la douce tendresse d’une
    femme : quand elle parlait, on croyait entendre la voix mélodieuse de l’Amour ;
    quand elle chantait, l’oiseau qui, dans le printemps, habite les bosquets de fleurs.
    Son éloquence était plus douce encore que ses chants, sensible comme son cœur,
    et forte comme sa pensée, sa figure exprimait toutes les beautés de son âme ; son
    âme offrait la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.

  2. Et toi, qui sait si jamais tu te souviendras de moi ?
  3. Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.