De neuf heures à minuit (Gozlan)/Manette, ou le Cabinet noir

Victor Lecou (p. 88-171).

MANETTE
ou
LE CABINET NOIR.


La diligence de Bourges était arrêtée depuis trois, minutes seulement sur la grande place de Saint-Faréol-dans-les-Bois, et, selon l’usage immémorial, devant la boutique de M. Leveneur. C’était le relais de sept heures, et, comme on était encore dans l’automne, la nuit commençait à peine à brunir les objets environnants. Quoique la station de la diligence de Bourges ne fût pas un spectacle nouveau pour les habitants, ils n’en étaient pas moins venus flâner autour des voyageurs, qui les regardaient avec une parfaite indifférence. Ce qui attirait plus, particulièrement leur attention, c’étaient les caisses, caissons, paniers, ballots, que le conducteur, monté sur le haut de l’impériale, faisait passer à une jeune fille placée au pied de l’échelle.

— En reçoit-il ! en reçoit-il ! murmurait-on avec un ton d’envie autour de la voiture. Leveneur finira par être le plus riche du département, si cela continue.

Le conducteur cria une dixième ou douzième fois :

— Un ballot de toile écrue pour M. Leveneur !

La jeune fille tendit, roidit ses petits bras, et, après avoir chancelé un instant sous le poids du lourd ballot de toile, elle le déposa à terre sur les marches de la boutique.

— Bon ! il va maintenant se lancer dans les toiles, avaient dit tout bas les curieux amassés près de la diligence.

— Un sac d’argent pour M. Leveneur ! cria une dernière fois le conducteur, en disant à la jeune personne qui recevait le paquet : Pour le coup, c’est trop pesant pour vous, la belle enfant ; trois mille francs… appelez votre père.

— Me voici ! me voici ! répondit M. Leveneur, qui, après avoir écarté assez brutalement du coude celle dont les forces n’avaient pas paru suffisantes au conducteur, avait posé un pied sur l’échelle, l’autre sur le moyeu de la roue, et, de ce double point d’appui, s’était élancé presque au niveau de l’impériale.

— C’est pour si peu que tu m’as dérangé, Lanisette ?

— Dame ! l’enfant ne m’a pas semblé assez forte…

— Elle le deviendra, dit M. Leveneur en faisant faire avec la main gauche deux tours en l’air au sac de trois mille francs, et en saisissant avec la droite la main du conducteur comme pour l’attirer sur son épaule et le descendre avec lui.

— Inutile ! criait en se débattant le conducteur Lanisette ; on sait que, malgré vos soixante ans, vous êtes encore solide, père Leveneur.

— Soixante ans ! cinquante-huit, s’il vous plaît.

— Vous pourriez tout aussi bien dire trente, avec votre vigueur.

— Ce sera pour une autre fois, dit M. Leveneur en lâchant Lanisette. Va donc lui chercher un verre de vin pour qu’il fasse rafraîchir ses chevaux, ordonna-t-il ensuite à la jeune fille, qui attendait toujours la chute de quelque nouveau colis ; n’entends-tu pas, Manette ?

— Oui, mon père, j’y cours.

— Comme il la traite ! se disaient les gens de Saint-Faréol.

— Une si gentille créature !

— Qui aura au moins cent mille francs de dot.

— Dites donc cent mille écus.

— Vous croyez ?

— Sans doute. On ne compte plus avec Leveneur. Il marche dans l’or.

— Trouves-tu qu’elle vient bien ? demanda Leveneur à Lanisette, qui n’attendait plus que son verre de vin pour partir.

— Il faudrait être difficile pour ne pas le trouver.

— Mais, conducteur, nous allons donc passer la nuit ici ?

— Conducteur, partirons-nous ?

— Conducteur, ne partirons-nous pas ?

— Un peu de patience, mes bourgeois, nous allons fendre l’air.

— Eh bien ! reprit Leveneur en donnant un grand coup de poing dans la poitrine de Lanisette, je la garde pour quelqu’un que tu connais…

— Moi ? dit Lanisette, sans pénétrer la pensée de M. Leveneur.

— Toi-même, Lanisette. Mais la voici ; silence !

— Mademoiselle, dit Lanisette en prenant le verre de vin des mains de Manette, mademoiselle… je sais quelque chose que je ne sais pas entièrement… mais si je ne sais pas entièrement…

— Conducteur du diable ! nous-en irons-nous d’ici ?

— Conducteur, vous êtes une…

— Mes honorables bourgeois ; de quoi vous plaignezvous ? Nous partons… mais nous partons…

Enfin, Lanisette allongeait son fouet ; Manette était déjà descendue, et M. Leveneur rentrait l’échelle dans la boutique.

La voiture s’était mise en marche lorsque Lanisette appela :

— Mademoiselle Manette ! mademoiselle Manette !

Manette accourut. Au même instant, le conducteur lança sur la place, au milieu de la poussière, tous les sacs de cuir où étaient renfermées les lettres pour Saint-Faréol et les communes voisines.

— Je n’avais oublié que les sacs aux lettres, dit-il. Rien que ça !

— Je ne les avais pas oubliés, moi, pensa M. Leveneur, qui avait observé tous les mouvements de Lanisette, prêt à le rappeler s’il avait tourné l’angle de la place, sans se souvenir de déposer les sacs de la correspondance. Quelques minutes après, on n’entendit plus que le roulement lointain de la diligence de Bourges : les oisifs regagnaient le café, et M. Leveneur faisait monter dans sa chambre, par Manette, tous les sacs aux lettres.

La très-petite commune de Saint-Faréol-dans-les-Bois n’est pas plus dans les bois qu’une foule d’autres localités qui se parent de cette qualification pittoresque. Sans doute elle reçut cette désignation au temps où la France était boisée partout, temps barbare auquel il faut pourtant s’efforcer de revenir, du moins en ce qui touche la plantation du sol, si l’on veut avoir des pluies au lieu d’orages, et des récoltes au lieu de dévastations.

En cessant d’être couverte d’un manteau de verdure, la commune, de Saint-Faréol n’a pas entièrement perdu sa physionomie agreste. Elle s’élève sur une colline ravinée qu’entourent, au delà des dernières lignes circulaires de sa base, des vignes comme on sait les faire venir dans les pays contraires à leur développement c’est-à-dire fort vivaces, fort belles, et très-productives. Il est reconnu que les soins et la volonté remplacent presque toujours avec avantage l’heureuse influence du soleil. Les contrées méridionales, avec leur magnifique soleil, donnent des vins médiocres ; mais ne quittons pas Saint-Faréol-dans-les-Bois. Son église, du quatorzième siècle, est bâtie si au bord du mamelon principal, qu’elle semble toujours près de rouler, au moindre orage, dans les champs d’asperges dont la plaine est semée. Les asperges de Saint-Faréol sont en haute réputation aux environs. Des deux côtés de cette bonne grand’mère d’église se rangent les plus vieilles maisons de la commune, si l’on peut donner ce nom à des tas de plâtres crevassés, si parfaitement désunis, que l’on aperçoit non-seulement les ais et les mortaises pourries, mais le jour filtrant de toutes parts à travers ces matériaux délabrés. Rien n’est charmant comme de voir paraître aux croisées branlantes de ces antres de jolies têtes de villageoises, coiffées d’un madras rayé. Le dimanche, il y a de délicieux tableaux à saisir. Tout est en mouvement sur la ligne de ces maisons et de ces croisées. C’est la collerette qui finit de sécher, c’est le fer à repasser qu’on approche d’une joue rose pour s’assurer qu’il ne roussira pas le linge, c’est une longue chevelure blonde prise entre les dents du peigne, c’est la croix d’or admirée cent fois. On se hâte, on s’impatiente, car le dernier coup de la messe a sonné.

La grande place de Saint-Faréol n’est pas plus grande que Saint-Faréol n’est dans les bois ; on l’appelle grande sans doute parce qu’il n’y en a pas d’autre à lui comparer. Elle est pavée ; mais le cailloutage est si dur, si blessant, qu’on préférerait marcher dans les terres labourées. Du reste, la grande place a ses établissements de rigueur à offrir aux étrangers : la mairie avec un cadran solaire, le café et ses deux banquettes, le cabinet de lecture, où l’on vend aussi du tabac, et le marchand de vins dont l’enseigne, sans qu’on sache pourquoi, présente l’image chaudement enluminée d’un sapeur de la garde nationale. C’est sur cette place que se trouve aussi le bureau de poste de M. Leveneur, lequel, cumulant, selon l’usage de beaucoup de directeurs de postes, tient l’épicerie en gros et en détail, la poudre de chasse, les artifices pour les fêtes, et tous les instruments de pêche.

À partir de ce plateau, assez vivant, l’été, et à l’époque de la chasse particulièrement, le village descend avec rapidité vers la plaine, qui de ce côté est d’une richesse remarquable. Les dernières maisons de ces rues inclinées touchent déjà aux murs des magnifiques parcs dont la campagne est couverte. Beaucoup de familles, anglaises qui ont leurs enfants aux collèges d’Orléans et de Tours habitent ces propriétés seigneuriales, appartenant aujourd’hui, en grande partie, à des maîtres de forges de la Sologne. Ceux-ci vivent avec douze cents francs, et se font des revenus de quinze à vingt mille francs.

À une demi-heure de marche environ, on trouve la Prairie, vaste et beau terrain placé entre la commune de Saint-Faréol-dans-les-Bois et celle de Saint-Michel-hors-des-Bois. C’est une immense prairie, en effet, dont les habitants des deux communes voisines ont fait, sans le vouloir, une charmante promenade. Ils ont tracé, à frais communs, un canal autour de cette plaine de verdure, et planté quatre rangées d’arbres sur les deux berges, ce qui a formé des allées très-fraîches, et découvrant à leur extrémité le village de Saint-Michel. Comme l’agrément est rarement le motif qui entraîne les communes à se mettre en dépense, on se demandera celui qu’ont eu Saint-Faréol et Saint-Michel pour se donner, une si délicieuse promenade : ce motif, le voici. Saint-Faréol n’est pas riche, mais il est laborieux ; Saint-Michel est à l’aise, mais il doit sa position à l’activité de Saint-Faréol. L’industrie de Saint-Michel est dans la fabrication des toiles peintes et des châles ; elle réclame une multitude de bras, et Saint-Faréol les fournit. Afin que le chemin fût plus court aux ouvriers, il fallait le rendre meilleur. L’ancien chemin n’était plus praticable. On l’agrandit, on prît sur la prairie, et l’on profita d’une petite rivière, la Serpente, qui passe près de là, pour alimenter un canal. L’endroit reçut de ces améliorations une physionomie nouvelle. Chaque fabrique, chaque manufacture se dessina, suivies côtés du chemin, des carrés de gazon, des jardins anglais, de petits parterres, riante préface de la maison de travail, dont l’aspect est toujours, si sévère. Enfin, la Prairie devint une délicieuse promenade, le rendez-vous des habitants des deux communes, l’endroit où les amants se voient pour la première fois, celui où les gens de la fabrique et les gens de la campagne se rencontrent le dimanche pour danser, quoique ces derniers n’aiment guère les mœurs de la population ouvrière. La Prairie a une place forcée, on le voit, dans le souvenir de toutes les choses un peu mémorables. On s’est vu tel jour à la Prairie, on se rencontra à telle heure du soir sur la Prairie. Il ne faut pas cependant qu’une jeune fille y soit vue trop tard. Un proverbe de l’endroit dit même : « Trop tôt à la Prairie, très-tard se marie. »

Ancien garde-chasse du prince, M. Leveneur, dont nous venons d’indiquer la demeure, est une autorité dans le pays ; mais, comme toute autorité, il est plus considéré qu’aimé, et encore cette considération ne résiste-t-elle pas toujours à l’analyse. De quel prince M. Leveneur a-t-il été le garde-chasse ? Ici commence déjà l’ambiguïté. Il avait été employé chez M. de Meursanne, qui était loin d’être prince ; simplement comte, mais resté excessivement riche, parce qu’il avait eu le courage de ne pas émigrer, il avait repris, sous la Restauration, l’ancien train de vie de sa maison ; connue par ses goûts pour la chasse. Les écuries du prince de Condé pouvaient seules être comparées à celles de M. de Meursanne. Il avait quarante chevaux, de beaux chenils fournis par l’Angleterre, enfin les plus riches équipages de chasse qu’il y eût en France, toujours, bien entendu, après ceux du prince de Condé. Mais, quelque liberté qu’il laissât à ses gens de le voler, et les employés de sa maison ne s’en faisaient pas faute, il était difficile, de comprendre comment il aurait été la seule cause de la fortune qu’on attribuait a M. Leveneur. Que son ancien garde-chasse eût bénéficié sur l’achat et la revente des chevaux, la coupe des bois, les foins et autres trafics, c’est incontestable ; mais ces gains n’expliquaient pas la position qu’il s’était créée depuis la mort de son protecteur. M. de Meursanne ne lui avait laissé, en mourant, qu’une pension de quinze cents francs. Ainsi, cette pension et les profits de son bureau de poste, qu’il devait à l’influence du neveu du comte, auraient dû composer, plus quelques économies, la masse de ses biens réels.

Or, se demandait-on dans le village de Saint-Faréol et au loin, comment Leveneur achète-t-il toujours, depuis dix ans, des quartiers de terre, des vignes par-ci, des carrières d’ardoises par-là, des moulins, des bois ? Où, prend-il tout cet argent ? Il prête à gros intérêts. Leveneur prêtait sans doute ; et qui ne prête pas dans les campagnes ? Mais, eût-il prêté encore davantage, il n’aurait jamais pu, avec les intérêts les plus usuraires, faire les acquisitions dont il s’arrondissait sans cesse. D’année en année, sa réputation d’homme riche s’étant considérablement accrue, on l’appelait souvent M. Leveneur le riche devant les étrangers, auxquels on le citait comme dans d’autres pays on cite un monument. « Ce monsieur qui passe, vous disait-on, c’est M. Leveneur le riche ; ce monsieur qui rentre chez lui en cabriolet, c’est M. Leveneur ; ce monsieur qui fume sur sa porte, c’est le riche M. Leveneur. »

Il aimait beaucoup, en effet, se placer devant sa porte et y fumer des heures entières comme pour répondre à l’admiration de ses concitoyens. Malgré ses cinquante-huit ans, il avait conservé sa haute taille, ses jambes de chasseur toujours serrées dans des guêtres de cuir, et sa tête carrée ombragée par de gros favoris, gris-blonds. Comme si la nature n’avait rien voulu faire sans raison, elle lui avait donné un nez large et, inquiet comme celui des bassets d’Écosse, et des yeux verts toujours en arrêt. Ses épaules rondes et arquées, ainsi que les ont les hommes forts, se terminaient par des mains velues qui auraient étouffé un sanglier. L’habitude de vivre, au soleil et au grand air pendant qu’il remplissait les fonctions de garde-chasse auprès de M. de Meursanne avait tanné la peau de son visage et jeté des rousseurs sur ses joues. C’est aussi à cette existence en pleine campagne, laborieuse, active, toute de soumission au maître, toute de commandement sur les animaux, qu’il devait un caractère par moment docile et humble, parfois violent et terrible comme un coup de fusil. De son troisième mariage avec la fille d’un fermier du comte de Meursanne, il n’avait qu’une enfant, charmante et malheureuse créature qui entrait alors dans sa dix-huitième année. Issue d’une source vivace, Manette opposait aux fatigues dont on l’accablait un tempérament pur, une constitution de race : l’abus du travail n’avait pas encore, eu d’action sur l’émail de ses contours ; ses formes rondes et fines avaient conservé en elle les charmes de l’enfance, et laissaient entrevoir une merveilleuse jeunesse. Sous un simple bonnet à la paysanne, dont les côtés s’appliquaient avec leurs mille petits plis sur ses cheveux noirs, et venaient partager la conque délicate de ses oreilles, descendait grave, réfléchi, mais correctement beau, un visage frais, adorable. Le front, par sa blancheur suave, donnait une valeur extraordinaire à l’éclat des yeux, à la longueur soyeuse des cils, ces conducteurs électriques et mystérieux de toutes les étincelles parties de l’âme, du cœur et de l’esprit. Noirs et voilés, les yeux de Manette disaient et cachaient à la fois l’innocence et l’ardeur de ses sentiments. Sa bouche était riante ; elle allait vers le désir, l’émotion, tous les appels extérieurs, ainsi que la saillie un peu relevée de son nez, en cela d’un ensemble miraculeux avec le dessin des lèvres et l’avancement délicatement charnu du menton. En harmonie avec ce délicieux visage, le cou de Manette, l’arc de ses épaules, le dessin de ses bras, de sa poitrine jetée en avant comme un bouquet, offraient le caractère d’une fille de la campagne que le hasard de la beauté et les soins d’une éducation choisie ont élevée au-dessus de son rang sans la confondre avec les personnes de la ville. Si Manette, pour être comprise, avait besoin d’être comparée, on dirait qu’elle ressemblait, mais à une foule de nuances près cependant, à ces ravissantes demoiselles de compagnie qu’on voit à Vienne et à Berlin, à ces types divins que Van Ostade, Skalken et Miéris ont immortalisés dans leurs tableaux sous le nom de la belle Fileuse, de la belle Chocolatière, etc.

Manette, la demoiselle de comptoir, le commis du bureau, le garçon de peine de la boutique, le souffre-douleur de la maison, avait été élevée dans la meilleure institution d’Orléans. Non que son père, orgueilleux à la manière de certains parvenus, eût voulu, en lui donnant cette brillante éducation, faire pompeuse montre de sa fille. Tout au contraire, l’éducation de Manette avait été une obligation pour lui, une violence exercée sur ses projets, comme il va être dit ; et aussi la pauvre enfant ne savait souvent comment s’y prendre pour cacher la blancheur de son intelligence, ou pour ne pas la salir au contact de tant d’épiceries et de comestibles.

Manette devait suffire à tous les travaux de la maison, de la boutique et du bureau. Elle était partout : il lui fallait répondre aux gens qui venaient acheter, à ceux qui accouraient pour réclamer des lettres ou en affranchir, à sa mère, qui la gourmandait sur sa lenteur à terminer le ménage. Elle ne posait pas à terre. On la voyait tantôt la balance, tantôt le timbre, tantôt le balai à la main, ou au bas de l’échelle pour recevoir les paquets de la diligence. Ici on la sonnait, là on l’appelait, là on la grondait. Et malheur à Manette si elle se trompait en rendant la monnaie à l’acheteur, ou sur quelque menu détail de ses nombreuses fonctions ! M. Leveneur s’emportait et finissait par dire avec un gros juron : — C’est un garçon qu’il m’aurait fallu, et non une femmelette comme ça !

On ne devine pas quel surcroît de travail et de peine M. Leveneur aurait pu imposer à un garçon de l’âge de sa fille. Levée avec le jour, Manette ne rentrait pas dans sa chambre avant minuit, même l’hiver, quand toute la population de Saint-Faréol dormait déjà de ce sommeil particulier aux habitants des villes au-dessous de trois mille âmes. Depuis neuf heures jusqu’à minuit, elle restait dans l’arrière-boutique occupée à filer, et il ne fallait pas qu’il lui arrivât de lever les yeux au plafond pour savoir ce qui pouvait faire veiller si tard son père et sa mère, ni de s’endormir sur son rouet. Trahie alors par son silence, même, elle appelait l’attention de son père, qui ouvrait doucement le judas de la pièce supérieure et lui jetait un verre d’eau glacée sur la tête en lui disant : — Voilà de l’eau pour faire aller le moulin. Soudain la pauvre enfant, réveillée eu sursaut, effrayée de la voix de son père, se frottait les yeux, agitait le pied, tirait le chanvre et reprenait sa tâche.

À minuit, elle regagnait sa chambre placée au second et dernier étage de la maison, et son unique distraction était de rester pendant quelques minutes accoudée sur la croisée taillée en œil-de-bœuf, pour voir la campagne, pour respirer l’air de la nuit. Quand le temps était clair, Manette apercevait, à travers le rideau mobile des peupliers plantés sous ses fenêtres et trois fois hauts, comme la maison, la promenade de la Prairie. Si le temps était sombre, elle voyait rougir à travers le brouillard les milliers de croisées des manufactures qui bordent cette promenade. Un vague instinct, un de ces mouvements prophétiques comme il en court dans le sang de la jeunesse, toujours sur le trépied, semblait confier à Manette qu’elle n’attachait pas, qu’elle ne concentrait pas sans motif son attention sur ce point isolé dans la campagne. Elle y revenait malgré elle. Ces aspirations secrètes, mystérieuses comme l’âme d’où elles émanent, avaient-elles trouvé leur explication ? Mais une fois, par une belle soirée de printemps, Manette, qui ne se mettait ordinairement à cette croisée chérie qu’après s’être à demi déshabillée, y courut aussitôt entrée et parcourut avidement du regard la ligne lumineuse des manufactures pour en distinguer une. Sa recherche paraissait pleine de désir et d’inquiétude. Elle avait caché sa lampe, de peur d’être vue. Naïve crainte ! Qui donc, à une lieue de Saint-Faréol-dans-les-Bois, aurait songé à s’assurer que c’était Manette, la fille de M. Leveneur, qui avait les yeux fixés sur les usines de Saint-Michel ? D’ailleurs, comment deviner dans quelle pensée elle se livrait à cette timide perquisition ?

— La voilà ! s’écria Manette dans une explosion de joie : — les deux ormes, la toiture en flèche, un corps de logis et deux pavillons ! — C’est là qu’il est.

Madame Leveneur n’était pas une mauvaise mère ; elle souffrait quelquefois des durs traitements exercés par son mari sur leur enfant ; mais deux causes l’empêchaient de faire prévaloir ses bons sentiments. Fille de fermier, élevée elle-même très-rudement, elle ne voyait pas toujours un sujet de peine dans les obligations accablantes et serviles de Manette. Ensuite elle craignait son mari au delà de toute expression. Elle l’avait épousé par convenance, car on se marie ainsi, même dans la campagne. Il avait convenu à son père qu’elle devînt la troisième femme d’un garde-chasse de M. de Meursanne, d’un homme qui, avec son habit vert à boutons d’or portant des têtes de loup, pouvait passer pour une espèce de colonel parmi les gardes-champêtres, qui avait la haute main sur les foins, et le droit ou la liberté de chasser le gibier dans les parcs, bois et terres du château. Madame Leveneur craignait beaucoup son mari, disons-nous ; cette crainte allait parfois jusqu’à la terreur. Elle avait peur des emportements d’un homme que rien ne retenait, ni le respect, ni l’usage, ni l’éducation, ni l’ombre d’un sentiment religieux, quand la colère s’emparait une fois de lui. Toute la violence du chasseur lui montait au cœur, au visage, au cerveau ; il ne se connaissait plus. Il frappait, il renversait, il aurait même tué. Un jour que son cheval avait deux fois refusé d’entrer dans un chemin qu’il n’avait pas l’habitude de prendre, Leveneur lui enfonça son couteau de chasse dans le ventre et l’abattit mort à ses pieds. Ce cheval lui coûtait quinze cents francs.

On comprend qu’un caractère pareil fût peu maniable, surtout pour une femme chez laquelle la crainte était à ce point passée en habitude qu’elle avait coutume de dire : Avant que Leveneur ne me tue, je voudrais bien voir ou faire telle chose. Peut-être s’exagérait-elle le danger de sa position : elle avait sûr son mari un motif secret d’autorité bien réel et excessivement puissant au moyen duquel non-seulement elle le tenait en sa dépendance, mais avec lequel, pour peu qu’elle l’eût voulu, elle aurait reconquis son autorité de femme et de mère et eût fait son bonheur intérieur et celui, de sa fille. Néanmoins, la peur était plus forte chez elle que le désir de s’assurer cet immense avantage. Ce secret imposait à madame Leveneur de très-grandes précautions pour que sa fille ne le découvrît pas ; mais Manette avait déjà sinon des soupçons, du moins des inquiétudes ; et ce sont ces inquiétudes vagues qui la faisaient souvent regarder au plafond de l’arrière-boutique en filant son lin dans les longues soirées d’hiver.

Tous les mauvais procédés dont on accablait Manette ne l’empêchaient ni d’être fort jolie ni fort souhaitée en secret par les jeunes gens de Saint-Faréol. Ils savaient qu’au bout de cet enfer il y avait pour elle une riche dot et un héritage d’une valeur incalculable ; mais les désirs s’arrêtaient tremblants à la porte de l’opulent épicier. Nul ne se sentait assez brave pour aller demander à M. Leveneur la main de Manette sans avoir quelque cent mille francs à lui montrer en portefeuille ou à l’horizon sous la forme de vastes prairies ou de bois d’un grand prix. Qui sait jusqu’à quel point un homme comme l’ancien garde-chasse pouvait pousser la brutalité du refus ? — Elle ne se mariera pas dans la commune, ajoutaient les ambitieux pour adoucir en eux l’amertume d’une impossibilité radicale à aspirer à la fille de M. Leveneur, car personne ici n’a même vingt mille francs à faire reluire aux yeux de ce richard. Il ira la marier à Tours ou à Orléans, à moins qu’il n’aille lui chercher un mari jusqu’à Paris, Quant à ceux qui comptaient sur le seul agrément de leur personne pour plaire à Manette, et de là arriver à surprendre le consentement de sa famille, ils auraient pu tout aussi bien rêver une alliance avec une princesse du sang. Manette ne se montrait nulle part, ni aux bals ni aux fêtes de village ; elle ne sortait pas, allait rarement à la messe, car sa présence était toujours nécessaire à la boutique. Chercher à lui parler lorsqu’elle y était, c’eût été vouloir entrer en conversation avec un général au moment où il ordonne le feu sur toute la ligne. Une fois la boutique ouverte, la pauvre enfant n’avait plus, alors ni cœur, ni âme, ni jeunesse ; elle avait des ailes pour courir d’une place à l’autre, des yeux pour lire les étiquettes, des mains pour rendre la monnaie ; mais à celui qui lui aurait, dit : — Vous êtes jolie, elle aurait répondu : — Pour combien en voulez-vous ?

D’ailleurs, si Manette, eût fait mine d’aimer quelqu’un, elle eût couru ces trois risques : ou d’être enfermée dans un couvent, ou d’être tuée sur la place, ou bien, et c’était la plus aimable chance à courir, elle aurait entendu son père lui jurer que, tant qu’il vivrait, elle ne serait la femme de personne. Elle savait cela, parce que sa mère le lui avait à peu près dit, et parce qu’elle le lisait chaque jour elle-même dans le caractère de son père. Mais ce qu’elle n’avait pas pu deviner, c’est que celui-ci commençait vaguement à la destiner au conducteur de la diligence de Bourges, à l’adorable Lanizette.

Pour se rendre compte d’un pareil choix chez M. Leveneur, choix que son caractère seul n’expliquerait pas, il est nécessaire de reculer de quelques années en arrière, de remonter à l’époque où il était employé chez le comte de Meursanne. À l’exemple de tous les grands amateurs de chasse, le comte n’avait de goût que pour la société des gens dévoués à cet exercice, qui savaient parler avec lui chiens, meutes, chevaux, et en parler, toujours. Il n’était pas difficile sur la qualité de ses interlocuteurs. Tant qu’il vécut, la familiarité se maintint au château ; mais, du jour où il mourut à la suite d’une mémorable chasse de trente-six heures, dont dix-huit en plein soleil d’août, les choses changèrent totalement. Le neveu du comte, son héritier universel, peu amateur de chasse, mais économiste, philanthrope, partisan du perfectionnement moral des classes inférieures de la société, voulut s’enquérir de la valeur des serviteurs du château avant de les conserver près de lui à titre onéreux. L’examen fut fatal à Leveneur, qui ne savait rien hors du vocabulaire de la vénerie. Il lui fut même impossible de cacher qu’il ne savait ni lire, ni écrire. Sa disgrâce fut arrêtée. Cependant, comme il avait été au service du comte pendant de longues années, le neveu ne le remercia qu’après avoir fait placer sa fille Manette dans le meilleur pensionnat d’Orléans, et obtenu pour sa femme le bureau de poste de Saint-Faréol-dans-les-Bois. L’indemnité, quoique belle, n’amortit pas le choc terrible que Leveneur avait reçu. Une honte intolérable aggravait la douleur de sa chute. On le renvoyait parce qu’il ne savait pas lire ; on conservait la plupart des autres employés parce qu’ils possédaient cette science, qu’il était trop âgé pour acquérir. De là vint et s’implanta profondément en lui la haine, l’horreur de tout ce qui ressemblait à de l’instruction ; le mépris le moins déguisé pour tout ce qui n’était pas qualité physique, force corporelle et brutale. Cependant, pour ne pas perdre les dernières faveurs du neveu de son protecteur, il consentit mettre sa fille en pension ; mais il se promit, dans son âme ulcérée, d’effacer en elle autant qu’il le pourrait, de lui faire regretter à chaque instant les connaissances qu’elle rapporterait à sa sortie. Il se réjouissait d’avance en pensant qu’il aurait là facilité d’avilir dans sa fille, chez lui, cette instruction, ce savoir, cette odieuse science dont il était privé et à cause de laquelle il avait perdu la moitié, la plus belle moitié des avantages qu’il espérait retirer de sa position au château de Meursanne.

Ceci justifie sa sympathie pour le conducteur de la diligence de Bourges et sa froideur pour sa fille Manette, qu’il projetait de lui donner en mariage.

Chaque jour s’augmentait pourtant l’envie de la jeunesse de Saint-Faréol, en voyant d’un côté la fortune de M. Leveneur grandir et s’étendre, de l’autre la beauté de sa fille Manette se développer dans la même proportion. Pas de conversation qui ne les ramenât invariablement l’un et l’autre ; c’était un intarissable sujet, mais un sujet dont le dernier mot était toujours le doute et le découragement. L’idée devint fixe après avoir été contagieuse. Elle fut si invinciblement scellée au cerveau des jeunes gens, qu’aucun d’eux n’osa plus se marier, de peur de laisser échapper l’occasion d’épouser Manette, véritable pomme d’or des Hespérides gardée par un dragon. Vainement les mères, les tantes, ces intermédiaires naturels, essayèrent-elles d’approcher de M. Leveneur. Il profita de leurs faux prétextes d’introduction pour leur vendre plus cher ses marchandises.

L’irritation était à son comble quand un premier clerc de notaire, nommé Janton, témoin silencieux de tous les assauts tentés sans succès contre la forteresse, de M. Leveneur, se dit comme ce philosophe grec : — C’est de ce côté-ci que chacun attend que le soleil se lève ; tournons-nous de l’autre côté pour le voir paraître. Sa pensée était celle-ci : — Il y a peu à espérer d’avoir la fille par la fille ; encore moins de l’avoir par son père : ayons-la par sa mère. Attaquons madame Leveneur. — C’était hardi, mais c’était neuf.

Janton avait été chargé autrefois par le père de madame Leveneur de régulariser quelques affaires contentieuses de la famille. On s’adressa naturellement à lui, à la mort du vieillard, pour écarter les difficultés qui gênaient l’opération des partages. Il termina tout, et il fut payé de ses peines. Jusqu’ici, on ne devine pas comment Janton entrerait par une voie judiciaire chez Leveneur. Un clerc de notaire ne se décourage pas pour si peu ; surtout un clerc de quarante ans, rongé d’ambition, ayant vu trois générations de notaires faire fortune dans l’étude où, lui était resté aux maigres appointements de quinze cents francs. Aussi avait-il des bouffées de tristesse et de désespoir, comme les vieilles filles seules en éprouvent quand le mari ne doit plus résolument se présenter.

— J’ai mon affaire ! s’écria-t-il un soir d’hiver en secouant la neige de sa vieille redingote d’alpaga, qu’il jeta ensuite avec dédain sur une chaise, lui si soigneux ! comme s’il n’était plus destiné à l’endosser. Justement, c’est demain dimanche, pensa-t-il ; les Leveneur ont moins d’occupation, madame Leveneur pourra me recevoir. Écrivons-lui que nous avons à l’entretenir d’une affaire qui l’intéresse au plus haut degré.

Son billet écrit, Janton, qui n’avait pas de domestique, le porta lui-même à la boutique de madame Leveneur, ayant soin, quoiqu’il fût déjà tard, de n’être pas aperçu de quelque habitant. Dieu sait jusqu’où seraient allées les interprétations, les inductions ! Un vieux clerc a la prudence monacale d’une sœur tourière.

Manette fermait la boutique quand Janton lui tendit le billet.

— C’est vous, monsieur Janton ? Vous m’avez fait peur.

— Ah ! ce n’était certes pas mon intention, belle enfant.

— Vous désireriez ?

— Que vous eussiez l’extrême complaisance, de prendre ce billet.

— Et pourquoi ? reprit Manette étonnée.

— Pour le remettre de ma part à madame, votre mère.

— Je n’y manquerai pas, dit Manette en souhaitant le bonsoir au clerc et en se courbant pour entrer dans le panneau fermé par la demi-clôture de la porte, qu’elle ferma entièrement dès qu’elle fut passée.

— Le premier pas est fait, dit Janton, qui rampa le long des murs pour regagner son étage glacé. — C’est la sommation sans frais, ajouta-t-il. — Bientôt, la contrainte par corps !

Il rit du joli mot qui lui était échappé dans l’ivresse de son premier bonheur.

Quand il fut dans son lit, il vit passer comme dans un rêve de vertes prairies, des bois touffus, des champs de blé, qui ondulaient, et qui étaient lui ; ensuite sa jeune femme Manette, vêtue en nouvelle mariée ; il se vit passer lui-même, en grand costume, tenant dans la main droite la main de la belle Manette, et dans la main gauche son contrat de mariage, orne de faveurs bleues et roses. Dans le fond du tableau, il lisait sur une banderole ces mots, écrits en traits de feu : Opportune Janton, notaire royal.

Manette remit le billet de Janton à sa mère, qui, après l’avoir lu, dit :

— Ah ! cet excellent M. Janton ! Y a-t-il longtemps que nous n’en avons entendu parler ! Qu’a-t-il donc à me dire ?

Si Janton eût entendu ces mots mielleux sortir de la bouche de madame Leveneur, il n’aurait plus douté de son bonheur futur. Quelle suave espérance ou plutôt quelle ravissante certitude eût réjoui son âme ! Mais n’était-il pas déjà heureux ? Il rêvait.

Madame Leveneur se livrait à quelques conjectures pour deviner ce qu’avait de si important à lui communiquer M. Janton, et Manette préparait son rouet, quand M. Leveneur cria par le judas :

— Monteras-tu, madame, Leveneur ?

— J’y vais.

— Allons, vite !

— Mais je monte !

— Tout de suite !

— Quel homme ! quand cela finira-t-il ? murmura madame Leveneur en soupirant et en regagnant l’escalier tortueux qui conduisait de l’arrière-boutique au premier étage.

Pendant qu’elle gravissait les marches obscures de l’escalier, M. Leveneur, dont la figure était restée collée au judas, dit à Manette :

— Et toi, tu n’oublieras pas que demain nous avons Lanisette à dîner, entends-tu ?

— Demain !

— Pourquoi non ?

— Je ne dis pas…

— Voici le menu : trois livres de bœuf bouilli, une oie à la broche, des haricots sautés, une friture, des beignets de pommes et une salade. Arrange-toi ; il faut que Lanisette soit content. Tu monteras de la cave huit bouteilles de vin.

— Huit bouteilles !

— Oui, mademoiselle ; qu’avez-vous à dire ?

— Rien, mon père.

— Je croyais… Il n’est que dix heures, travaillez, ne perdez pas votre temps. Si vous avez froid, marchez.

Le judas fut fermé. Manette resta seule dans l’arrière-boutique, et fila jusqu’à minuit, non sans jeter souvent les yeux sur la pendule, et sans les porter quelquefois sur le plafond pour chercher à pénétrer, étrange et perpétuelle énigme, la cause des longues veillées de son père et de sa mère.

Après avoir entendu sonner minuit, elle arrangea la mèche de sa lampe, et monta, glacée par le froid, à sa petite chambrette. Une fois sa porte verrouillée, elle courut à la croisée, et son regard, sans se poser sur la campagne, couverte d’un tapis de neige, alla droit à la petite fenêtre de la maison, dont la vue lui avait fait pousser un cri de joie le jour qu’elle la découvrit, là-bas, là-bas, au bout de la Prairie. Une lumière y brillait.

— Il veille encore, dit Manette : il m’attendait !

Tout à coup, Manette ne sentit plus le froid.

La fille de M. Leveneur cacha alors la lumière de la lampe derrière un grand carton à chapeau.

Au même instant, la lumière de la croisée éloignée, disparut aussi.

— Il sait que je suis ici, dit Manette, qui se hâta d’ouvrir un tiroir et d’y prendre plusieurs morceaux de bougie. Elle en alluma d’abord deux, qu’elle plaça sur le manteau de la croisée, derrière la vitre de l’œil-de-bœuf, et elle attendit.

Deux petites clartés, qui scintillèrent au fond de la perspective, répondirent à ce signal.

Pendant tout le temps que brûlèrent ces quatre petites flammes, séparées par la distance d’une lieue et une plaine glacée, Manette ne cessa de regarder avec un long attendrissement la maison isolée ; et cette contemplation fit tomber peu à peu le voile de tristesse dont son visage était couvert. Une douce langueur remplaça cette empreinte de souffrance. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, ses yeux se fermèrent à demi, et sa tête tomba, mélancolique et rêveuse, sur sa main. Je souffre ici, mais on m’aime là-bas, semblait-elle dire, et je suis presque heureuse de ma souffrance, car la compensation est bien, douce à mon cœur. Elle laissait voir sans rougir, — personne n’étant là pour l’observer, ni celui qu’elle aimait, ni ceux qui lui auraient fait un crime d’aimer ; — elle laissait voir l’entier abandon de son âme, l’ardeur naïve de sa jeune passion, son amour enfin. Le silence de la nuit, la blancheur sereine de la campagne, jusqu’au froid, jusqu’à cette mort universelle de la nature, contribuaient à exalter en elle cette première liberté de la jeune fille qui aime peut-être plus que son Dieu qu’on lui a imposé, plus que sa mère qu’elle n’a pas choisie, cet être qu’elle a deviné, trouvé, accepté seule dans l’univers, et dont elle fait un dieu par sa volonté et son droit.

Les deux petites bougies allumées par Manette s’éteignirent ; quelques secondes après, l’obscurité se fit à la croisée lointaine.

Manette n’en alluma plus qu’une seule, qu’elle plaça à l’endroit où venaient de s’éteindre les deux autres.

Le même signal fut répété.

— Suis-je heureuse ! ô mon Dieu ! s’écria Manette.

La correspondance établie entre elle et la personne qui répondait si exactement à ses signaux n’était que le moyen ingénieux, primitif, auquel nous devons peut-être le télégraphe : la transmission d’une pensée à travers l’espace par le jeu des lumières ; langage limité, mais prompt, créé par un prisonnier ou par un amant ; celui-là voulait dire : Sauvez-moi ! celui-ci : Aimez-moi !

Il était convenu, entre Manette et son fidèle correspondant, que deux lumières signifiaient : Je suis ici ! et vous, êtes-vous là-bas ?J’y suis, répondaient deux clartés. Une seule après deux autres, quand celles-ci étaient consumées, signifiaient : Je vous aime toujours. — Je vous aime toujours, était la réponse que faisait la flamme isolée qui paraissait à l’autre bout de l’horizon.

Après avoir, depuis quelques minutes, allumé et placé trois bougies, Manette poussa un cri de surprise.

— Qu’ai-je fait ? dit-elle en se hâtant d’en ajouter une quatrième ; j’avais oublié que je ne devais employer le nombre trois que pour annoncer quelque grand danger ! Je l’aurai effrayé ; que va-t-il supposer, s’il n’a pas ; deviné mon erreur à la précipitation, que j’ai mise à ajouter une quatrième flamme aux trois autres ? Mais il l’aura devinée sans doute, et ce dernier signal l’aura rassuré.

Le dernier signal employé par Manette avait pour sens ceci : Je suis heureuse.

— Il m’a répondu, dit Manette en mettant son petit bonnet de nuit en percale ; il est heureux aussi.

Elle éteignit les quatre bougies, et tomba, à genoux pour faire sa prière.

Dieu doit-être indulgent pour les amoureux, car ils sont fort distraits, et, Manette aimait beaucoup. Voici comment elle avait connu, sans que sa mère ni son père, lui si clairvoyant, eussent le moindre doute, celui qu’elle aimait depuis six mois.

Semblable au grand Frédéric, qui, s’il eût été roi de France, disait-il, n’aurait pas. Voulu qu’il fût tiré en Europe un seul coup de fusil sans sa permission, M. Leveneur ne voulait pas qu’il se fît une grande affaire sans en avoir sa part. Or, à cette époque, on faisait beaucoup d’affaires en France ; on mettait tout en actions. Les petites localités imitèrent les grandes, qui, pour leur malheur, imitèrent Paris.

Parmi les établissements qui s’imaginèrent tripler leur valeur en ayant recours à ce mode, de gestion, il faut compter la principale manufacture de châles de Saint-Michel-hors-les-Bois. Sa constante prospérité ne lui parut plus au niveau du siècle. Qu’est-ce qu’une industrie, se disait-on alors, qui n’enrichit pas en cinq ans ? Est-ce qu’on a le loisir d’attendre ? Les opérations industrielles veulent être conduites à la vapeur ; il faut y introduire l’activité des chemins de fer. On n’introduisit que la banqueroute ; mais nous n’écrivons pas l’histoire de ces temps-là.

Dès que Leveneur, un des premiers prévenus, eut vent de l’affaire, il songea a s’édifier sur la valeur de la manufacture. Avant d’échanger du bon argent contre des actions, il était prudent d’agir ainsi. Il poussa la réserve jusqu’à ne pas aller directement à la fabrique de châles dans l’intention formelle, avouée, d’en connaître l’importance. Il prit un détour. Un dimanche, il dit à sa femme et à sa fille de fermer la boutique et des habiller. Les deux femmes obéirent.

— Nous allons à la Prairie. — À la Prairie ! s’écrierent-elles ; et pourquoi faire ? — Pour nous promener, apparemment.

La mère et la fille se regardèrent comme pour se demander réciproquement ce qu’il fallait croire. Ce ne fut pas non plus un léger, étonnement pour les gens du pays de voir l’ancien garde-chasse, assez connu pour son peu de complaisance conjugale, promener sa fille et sa femme.

— Voudrait-il enfin, disaient les uns, marier Manette, qu’il vient l’étaler ainsi en plein dimanche à la Prairie ?

On se figure si les coups de chapeau plurent de toutes parts autour des Leveneur. Leur présence fut un véritable événement. Pour échapper à une curiosité gênante, Leveneur proposa d’aller visiter au bout de la Prairie la manufacture de châles de M. Commandeur. Par là, ils donneraient à la foule le temps de les oublier, et ils verraient un établissement qui méritait d’être connu.

Ils quittèrent une des grandes allées pour suivre la berge, beaucoup moins couverte de promeneurs, et tout émaillée de belles marguerites de mai. Manette en choisit une, qu’elle plaça à sa ceinture. Ils arrivèrent bientôt à la fabrique, où ils furent parfaitement reçus, par les contre-maîtres, qui offrirent de leur montrer du commencement à la fin les transformations par lesquelles passe la laine avant de devenir ces beaux châles, objets de tant d’envie.

Il faudrait n’avoir pas l’ombre, d’intelligence pour rester froid devant les admirables métiers qui servent à ourdir ces trames sur lesquelles des mains miraculeuses jettent à l’infini des couleurs et des formes. Les deux femmes louaient beaucoup, Manette d’une façon aussi banale qu’elle le pouvait, de peur, en ne mesurant pas ses expressions, de paraître trop savante, trop grande dame à son père. Quant à M. Leveneur, il faisait toujours suivre ses compliments de ces mots : — Et combien fabrique-t-on de châles par an ? quel est le prix de revient ? quelle est la moyenne du bénéfice sur un châle ?

Et cela était dit du ton le plus éloigné de toute apparence d’affaires. Il n’avait pas l’air d’écouter même les réponses.

Tout avait été visité, vu, admiré : les visiteurs s’en allaient ; M. et madame Leveneur étaient déjà sur l’escalier lorsque Manette, en appuyant le doigt sur un bouton de porte qu’elle tourna, s’écria :

— Nous avons, oublié de visiter cette pièce… Oh ! pardon ! s’écria-t-elle en rougissant et en reculant vers l’escalier ; je pensais… je croyais…

Un jeune homme qui travaillait dans cette pièce s’était levé, et engageait beaucoup Manette à entrer, puisque son intention était de connaître dans tous ses détails la fabrication des châles.

M. et madame Leveneur revinrent, sur leurs pas.

— Mais, monsieur, dit Manette, nous vous dérangeons… vous travailliez..

— Je travaille toujours, répliqua le jeune artiste, qui tenait d’une main un godet de couleur, et de l’autre un pinceau. Après tout, j’ai tort de vous retenir, et c’est moi qui vous dois des excuses, ajouta-t-il, car vous avez vu ce que présentent de plus curieux les procédés de fabrication. Je ne suis pas même un ouvrier ici.

— Ah ! mon Dieu ! que c’est beau ! s’écria tout à coup Manette.

— Qu’as-tu ? lui dit sa mère.

— Regardez, mais c’est admirable !

— Ah ! mademoiselle, dit Engelbert, le jeune artiste alsacien, dont Manette exaltait tant l’ouvrage ; vous me louez beaucoup trop. Vous voyez, ajouta-t-il en rougissant et en rejetant ses longs cheveux blonds derrière l’oreille, la tâche que je remplis ici. Je suis le dessinateur de la manufacture…

Manette répétait toujours :

— Oh ! que c’est beau ! mon Dieu !

Ce qu’elle admirait ainsi avec tant d’effusion était une aquarelle représentant un riche bouquet destiné à occuper le centre d’un châle que la manufacture avait reçu l’ordre de fabriquer pour la sœur aînée du roi de Naples.

Engelbert avait eu soin, pour composer ce magnifique bouquet, de faire un choix parmi les fleurs les plus aristocratiques, laissant au milieu de toutes la place d’une autre fleur plus belle encore, plus royale. En attendant qu’il l’eût trouvée, l’artiste, pressé dans son œuvre, avait achevé de peindre les autres fleurs ; mais il arriva qu’il termina son ouvrage sans rencontrer sous sa main ni dans son imagination la fleur dont il avait besoin pour le couronner dignement. Il était dans l’anxiété de sa recherche lorsque Manette entra dans son cabinet.

— Pourquoi donc, lui demanda naïvement celle-ci, frappée du vide laissé au milieu du bouquet, n’avez-vous rien fait pour cacher ce blanc ? Est-ce avec intention ?

— Vous mettez le doigt sur la douleur, répondit soucieusement l’artiste. J’espérais toujours placer à cet endroit une fleur supérieure en beauté à toutes celles que vous voyez là ; le bouquet est fini, et je n’ai pas découvert ce que je cherchais, ce que je cherche encore, cette fleur supérieure.

— Et pourquoi en mettre une supérieure ? reprit Manette, qui ne savait pas qu’en ce moment elle laissait échapper le trait de génie que l’artiste, épuisé par sa propre création, n’avait pas pu produire.

— Quoi ! vous croyez, mademoiselle, balbutia Engelbert, qu’une fleur simple au milieu de ces fleurs somptueuses…

— Mais oui, monsieur,… et, plus elle sera simple, plus, je crois, cela sera beau… Tenez, dit Manette en détachant de sa ceinture la marguerite qu’elle avait cueillie à la Prairie, essayez.

Par un hasard merveilleux, la marguerite tomba juste au cœur du royal bouquet, et si pittoresquement, qu’Engelbert, étonné de l’effet, s’écria :

— Laissez ! laissez, mademoiselle, mon œuvre est finie ! Voilà donc ce qu’il fallait !

Deux coups, de crayon, quelques teintes, ici légères, là fortes, reproduisirent la marguerite, et elle fit admirablement au milieu du bouquet, qui, par ce contraste, devint à l’instant même un chef-d’œuvre.

— Vous êtes donc un grand artiste, mademoiselle ? demanda Engelbert à Manette en remarquant, pour la première fois, la belle coupe de visage qu’il avait sous les yeux. Manette baissa les siens. Cet éloge si vrai, le son de voix de celui qui le faisait, cette âme qui venait de toucher son âme par le lien électrique des arts, l’émurent, la troublèrent ; elle resta muette pendant quelques minutes.

Dans leur trouble mutuel, les deux jeunes gens avaient posé l’un et l’autre une main sur l’aquarelle, qu’ils regardaient, et dans laquelle ils semblaient se voir comme dans une glace invisible à tous les autres. En contemplant, celle-ci l’œuvre du jeune artiste, celui-là la pensée à laquelle il devait de l’avoir achevée, ils ne savaient pas combien ils s’occupaient d’eux-mêmes sous le voile de cette réflexion prolongée.

— Voyons, il se fait tard, dit M. Leveneur en prenant sa fille par le bras, et nous empêchons monsieur de travailler.

— Vous avez raison, mon père, répondit Manette, qui salua Engelbert avec un de ces sourires bons et heureux, où Dieu, qui les envoie, pourrait seul lire l’aurore d’une nouvelle existence.

Engelbert, dont le devoir eût été d’accompagner les visiteurs jusqu’à la porte, ne s’éloigna pas de la table, et ne détacha pas sa main de dessus l’aquarelle. C’est que sous sa main il y avait la marguerite laissée par Manette.

Les départements de l’est nous donnent ces nouvelles générations d’hommes formées de la nature allemande et française ; hommes sérieux et bons, laborieux et choisis, moitié fer, moitié or, faits de ce qui dure et de ce qui a du prix, infatigables soldats, intelligents commis, robustes ouvriers, artistes ingénieux. Engelbert, le dessinateur de la manufacture de châles de Saint-Michel-hors-les-Bois, était de Strasbourg. Il allait avoir vingt et un ans. Un honnête marchand de toiles de Schlestadt, parent de M. Commandeur, le lui avait adressé comme un dessinateur plein de goût et d’avenir, très-capable : de diriger la partie artistique de sa manufacture de châles. De faibles appointements lui suffiraient pendant les premières années. Le protecteur n’avançait rien de trop en parlant ainsi d’Engelbert, quoique celui-ci eût pourtant son caractère, car quel enfant de l’Alsace n’a pas le sien ? Engelbert, premier prix de l’école de peinture de Strasbourg, croyait parfois au-dessous de lui de dessiner des palmes et des arabesques pour l’ornement des châles. Il avait, lui aussi, rêvé Rome, la grande peinture, les émotions, de l’exposition, les récompenses ; mais sa mère, dont il était le soutien, lui avait dit, la rude Allemande : Travaille pour toi et pour moi ; avant d’être un fils célébré, commence par être bon fils. Engelbert avait obéi, et il était venu se placer dans la manufacture de châles aux appointements de quinze cents francs, somme dont il faisait passer les deux tiers à sa mère.

Son avenir d’ouvrier était beau ; il pouvait parvenir à gagner jusqu’à trois mille francs par an ; mais qui eût osé dire qu’il se contenterait toujours de vivre entre les quatre murs d’une fabrique ? Deux fois déjà il avait été sur le point de la quitter pour aller à Paris ; là du moins, sans cesser d’être ouvrier, il se serait rapproché des ateliers des maîtres ; mais chaque fois qu’il avait manifesté son intention, M. Commandeur, le chef de la manufacture, avait augmenté ses appointements ; en sorte que cette bonté, cet attachement pour lui, avaient fini par le rendre très-circonspect en même temps que fort triste. Il restait ; mais il souffrait.

Dès que Manette fut partie ; Manette de la beauté de laquelle il avait entendu parler ; mais qu’il ne connaissait pas, il lui resta comme un éblouissement moral. Il n’avait jamais pensé qu’à la gloire, il se leva un autre soleil dans son cœur. Il désirait bien encore la célébrité, mais il sentait qu’il ne la voulait plus pour lui seul. Le désir fut aussi grand, mais il prit une autre direction ; il ne traversait que l’esprit, il passa par le cœur. Enfin l’artiste se complétait, il aimait.

Le soir venu, Engelbert se dit : Quand la reverrai-je ? Jamais, se répondit-il. Il sortit ; la nuit était belle : une nuit de mai. Tout en répétant : Jamais ! Engelbert allait vers Saint-Faréol-dans-les-Bois… Tantôt il suivait une allée, tantôt une autre, tantôt il côtoyait la berge et foulait le gazon encore fin, mais odorant. Il n’avait pas eu l’intention de s’éloigner de la fabrique : comment ne s’arrêta-t-il que lorsqu’il fut à Saint-Faréol ?

Il était tard lorsqu’il se trouva sur la grande place ; les boutiques étaient fermées. En passant devant celle de M. Leveneur, il remarqua sur l’un des côtés une petite porte restée entr’ouverte. Une lumière brillait au fond d’une pièce divisée par une barrière de bois. Il s’approcha, et il vit alors que c’était le bureau de poste. Quelle ne fut pas sa surprise quand il reconnut dans la personne placée derrière cette barrière, et assise près d’une table sur laquelle elle faisait le triage des lettres, mademoiselle Leveneur ! Entrer, s’approcher de la barrière et s’informer s’il n’y aurait point pour lui une lettre de sa mère, fut moins l’acte de la volonté d’Engelbert que l’impulsion machinale de son être. Manette, retint un cri d’étonnement en le voyant. Mouvement étrange et dont elle non plus n’aurait pu se rendre compte, Manette, au lieu d’élever la mèche de la lampe, ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire toutes les fois qu’on venait la nuit, réclamer quelque lettre auprès d’elle, la baissa, et Engelbert et elle demeurèrent dans une demi-obscurité.

— Monsieur demandait ?…

— S’il était arrivé une lettre à mon adresse.

Et. aussitôt, étalant devant elle deux ou trois cents lettres, Manette eut l’air, pour cacher son trouble, de chercher activement.

— Mais, dit-elle en relevant ensuite la tête, je ne connais pas le nom de monsieur…

Ils n’avaient pensé ni l’un ni l’autre à cette légère difficulté.

— Je m’appelle Jean-Paul Engelbert ; l’adresse doit encore porter : dessinateur pour châles à la manufacture de M. Commandeur, à Saint-Michel-hors-les-Bois.

— Oh ! ceci je le savais, reprit Manette.

— Pardon, je craignais que vous n’eussiez oublié…

— Depuis quelques heures seulement !… Voici une lettre pour vous.

Le hasard avait voulu qu’Engelbert, qui n’attendait pas de lettre de sa mère, en reçût une ce jour-là.

— Mais, reprit Manette, je ne puis vous la remettre ; je serais en contravention. Il nous est défendu de nous dessaisir d’aucune lettre avant l’heure de la distribution, et elle n’aura lieu que demain à huit heures. Ah ! il est bien fâcheux que vous ayez fait une si longue course pour rien.

— Oh ! pas pour rien, dit Engelbert ; car je ne venais pas pour chercher une lettre de ma mère.

Réflexion naïve qui fut suivie de cette question non moins naïve de Manette :

— Et qu’êtes-vous venu faire à Saint-Faréol ?

Après sa question Manette resta elle-même interdite.

— J’étais venu… dit avec embarras Engelbert, ne sachant pas si j’avais le droit de la garder… vous rapporter cette reine-marguerite oubliée par vous…

Quel éclat de rire, à pareille réponse, n’aurait pas poussé une jeune Parisienne… qui n’aurait pas aimé.

Manette restait dans le silence.

— Je ne la garderais que tout autant… reprit Engelbert, que…

Cependant la finesse de la femme, celle qui ne fut vaincue que par celle du serpent, conseilla à Manette ce subit changement de propos, et cela le plus naturellement du monde.

— Si pourtant vous tenez beaucoup, monsieur, à avoir ce soir même la lettre de madame votre mère, je prendrai sur moi de vous la donner, malgré la défense.

— Je n’ai aucun droit à tant de bonté !…

— La voilà, dit Manette en tendant la lettre à Engelbert qui y porta soudainement ses lèvres.

— Comme il aime sa mère ! pensa Manette, qui ne réfléchit pas que la lettre venait de passer par ses mains.

Ce jour fut le premier dans l’histoire des amours de la fille de M. Leveneur et du dessinateur Jean-Paul Engelbert ; entrevue facile qui promettait beaucoup d’autres tête-à-tête, et qui pourtant ne se renouvela plus pour eux. Manette reçut une réprimande terrible de son père pour avoir remis une lettre avant la distribution, et elle tomba du reste, comme auparavant, dans la captivité domestique la plus étroite. Deux courtes entrevues, un soir à l’église, au milieu de la foule ; trois autres, plus rapides encore, dans ce cabinet de la poste où ils s’étaient vus une première fois, composaient la somme des accidents mémorables de leurs amours ; mais chaque matin, depuis six mois, ils se voyaient à leurs croisées, si éloignées pourtant l’une de l’autre, et, la nuit, à l’aide de ces petites clartés télégraphiques, ils se disaient qu’ils s’aimaient.

Manette était arrivée à cette période du cœur lorsque M. Leveneur lui avait dit de songer à bien traiter le lendemain M. Lanisette.

On n’a peut-être pas oublié que M. Janton, le clerc de notaire, avait aussi choisi ce jour-là pour parler à madame Leveneur d’une affaire qui l’intéressait beaucoup.

À dix heures, Janton franchissait le seuil de la boutique du riche garde-chasse, et, sur une invitation de Manette, passait dans le fond, où l’attendaient M. et madame Leveneur.

Le clerc de notaire aurait désiré n’avoir affaire qu’à madame Leveneur, mais la division des pouvoirs était ici tout à fait impossible. D’ailleurs, madame Leveneur n’était pas même un pouvoir ; elle qui, si elle l’eût voulu… Mais le moment n’est pas venu de dire toute la force qu’elle avait dans la main.

Janton, qui était tout en noir des pieds à la tête, excepté les mains recouvertes de gants jaune-blanc, exécuta son entrée solennelle dans l’arrière-boutique en posant les pieds dans une jatte de lait destinée à faire une crème pour le grand dîner du jour. Quand il fut remis de ce petit contre-temps, il dit à Madame Leveneur, sans pourtant négliger d’intéresser l’ancien garde-chasse à son discours :

— Vous vous souvenez, madame, que feu votre respectable père, par un caprice de vieillard, n’avait jamais consenti à être remboursé d’une rente de trente francs que ses aïeux, qui la lui avaient léguée, avaient touchée pendant cent soixante-trois ans ?

— Oui, la rente Larguier pour un mauvais terrain près du village de Chaussevert.

— C’est cela même. Plus raisonnable que l’honorable défunt, reprit, Janton, vous avez consenti, vous et les cohéritiers, à être remboursés de cette rente et à laisser aux Larguier leur capital libre de toute servitude.

— Une fière rente, que nous aurions touchée là pour notre part ! interrompit Leveneur. : six francs par an. Une belle dot pour Manette !

— Mademoiselle Manette, reprit Janton profitant de l’ouverture de la parenthèse pour y entrer, a pour dot sa beauté, ses qualités personnelles et l’estime dont jouissent ses parents.

— Tiens, pensa Leveneur, est-ce que lui aussi en voudrait ?… Je m’aperçois maintenant qu’il est tout en noir, qu’il a des gants blancs. Ce n’est pas naturel. Mais, reprit-il à haute voix, voyons ce que nous avons à démêler avec cette affaire enterrée dans la tombe de mon respectable beau-père depuis dix-sept ans.

— Voici. Je vous ai toujours caché, car il n’y avait aucune nécessité de vous l’apprendre, que les Larguier m’avaient vendu les Chaussevert pour quatre cents francs.

— Il les a eus pour deux cents francs, pensa Leveneur, et il ne s’est pas moins enfoncé.

— L’affaire n’était pas mauvaise ; elle est même devenue bonne…

Madame Leveneur écoutait, de toutes ses oreilles.

Leveneur se disait : Où veut-il en venir ? Puis, s’adressant à Janton :

— Très-bien. Vous êtes donc aujourd’hui possesseur des Chaussevert… un bien de quatre cents francs environ ?…

— De cent mille francs, dit Janton en frappant sur la table et en se donnant du courage par la douleur même qu’il éprouva ; oui, de cent mille francs !

— Il y a donc une mine d’or que vous avez découverte ?

— Autant dire.

— Racontez-nous cela.

— Ce ne sera pas bien long. Je vous le dis en secret, on a découvert une mine d’asphalte aux Chaussevert, et vous savez qu’en ce moment on ne fait plus rien sans asphalte à Paris.

— En effet, dit Leveneur… mais c’est là un bonheur qui ne touche que vous.

— Et nous en sommes charmés, mon garçon, dit madame Leveneur, qui avait toujours eu beaucoup d’attachement, pour Janton, parce que Janton avait dressé son contrat de mariage et connaissait toutes les affaires de sa famille ; cela va vous donner l’occasion de faire un bon mariage.

— Je voudrais bien… mais je ne l’espère guère…

— Pourquoi cela mon ami ?

— Je ne suis plus très-jeune, et les demoiselles d’aujourd’hui…

— Quelle idée !…

— Je l’ai sondé, pensa Leveneur… ou je me tromperais bien, ou…

Leveneur ne se trompait pas souvent.

Il dit à haute voix :

— Qu’allez-vous faire de ce trésor ? Le vendre ? l’exploiter ? Veniez-vous me proposer de l’acheter ?…

— Je venais vous demander de le partager avec moi, car je ne m’en crois pas loyalement le seul maître. Quand vous avez consenti à vous dépouiller de tout droit sur ce terrain, vous ne saviez pas ce qu’il contenait ; ne pas vous tenir compte de ce qu’il renferme, ce serait un acte d’improbité…

— Voilà qui est agir en véritable honnête homme ! s’écria madame Leveneur, presque les larmes aux yeux.

— Il n’y a pas plus d’asphalte dans son terrain que dans ma cave, dit à part lui Leveneur.

— Oui, c’est d’un honnête homme, n’en dit-il pas moins au clerc de notaire, ce que vous faites là, monsieur Janton ; et je n’accepte que pour exploiter plus largement une affaire qui fera votre fortune : cela vous inspirera peut-être du goût pour le commerce.

— Mais je l’ai toujours aimé, le commerce !

— Vraiment !

— J’en suis fou.

— Je ne vous croyais qu’un homme de plume.

— Je suis clerc par force. Mais si, par un mariage, je dis un mariage comme autre chose, je pouvais écouter, suivre, servir mes goûts, je serais trop heureux de vendre, de débiter, de clouer et de déclouer du matin au soir, d’aller de la cave à la boutique, et de la boutique au grenier un tablier devant moi…

— Je vous prends au mot ! s’écria Leveneur.

— Il me donnerait sa fille ! pensa Janton.

— Leveneur décrocha un tablier, mit un bonnet de coton au maître clerc, et lui dit : Vous voilà sous les armes, confrère !

La bonne madame Leveneur souriait ; elle aussi croyait démêler dans la pensée de son mari quelque vague intention en faveur de Janton.

— Puisque vous aimez si fort le commerce ; reprit Leveneur, vous devez vous sentir heureux sous ce costume.

— Très-bien, dit Janton, qui tremblait pourtant d’être vu par Manette dans cet accoutrement ridicule…

— Manette ! s’écria Leveneur ; Manette !

— Me voici, mon père.

Manette accourut… elle recula à l’aspect de Janton vêtu en garçon épicier.

— Que signifie ?…

_Monsieur, répondit Leveneur à sa fille, adore le commerce, et, pour éprouver s’il dit vrai, nous allons, lui et moi, t’aider à mettre dans des sacs d’une livre, pour les pratiques du détail, les deux gros sacs…

— Quoi ! celui de farine et celui de noir de fumée ?

— Ce sera charmant ! s’écria Leveneur.

— Leveneur, disait tout bas madame Leveneur à son mari, laissez donc tranquille ce brave homme.

— Ce sera charmant, répéta Leveneur. À l’ouvrage !

— À l’ouvrage ! répéta le maître clerc, qui se dit : Pour entrer dans la famille, pour épouser Manette, que ne ferais-je pas ?

— Choisissez, monsieur Janton, dit ensuite Leveneur à sa victime. Voici un sac de noir de fumée et un sac de farine : lequel des deux préférez-vous vider dans ces petits sacs de papier ?

— Mon Dieu ! je n’ai pas de préférence.

— Vous êtes déjà en noir, prenez le noir. Les petits accidents se verront moins ; d’ailleurs, nous avons des brosses et du savon…

— Mais, mon père… dit Manette.

— Songez à votre dîner ; allez embrocher votre oie.

Manette se tut.

— Pauvre enfant ! pensa Janton. Pourquoi son père n’est-il pas aussi aimable avec elle qu’avec les étrangers ?

— Faites comme moi, dit Leveneur à Janton, prenez, une de ces cuillers en fer et plongez-la dans votre sac.

Janton imita Leveneur ; mais, plongeant trop fort la cuiller dans le sac, le noir s’éleva comme un nuage et couvrit sa chemise.

— Très-bien ! dit Leveneur… Maintenant versez dans le petit sac de papier et tassez jusqu’à ce qu’il soit plein.

Janton s’en versa la moitié sur le pantalon.

Le sac pesait cent livres, c’est-à-dire que, pour le vider, il fallait quatre ou cinq cents opérations comme celle qu’il venait de faire.

À la dixième, le maître clerc n’était plus reconnaissable. Le noir de fumée l’avait défiguré ; il en avait au front, sur le voile des paupières, dans le nez, sous les lèvres.

— Courage ! disait l’impitoyable Leveneur, courage ! c’est le baptême du commerce. Ah ! dame ! vous voulez être négociant… M. Laffitte a ainsi commencé.

Madame Leveneur s’était retirée au fond de la boutique pour ne pas voir plus longtemps cette cruelle plaisanterie.

Manette ne savait que répondre à ceux qui lui demandaient tout bas, en entrant dans la boutique : Est-ce que ce n’est pas là M. Janton ? Est-ce que M. Janton se serait placé chez vous comme garçon épicier ? Oh ! comme votre garçon de boutique ressemble à M. Janton !

Le maître clerc commençait à trouver l’épreuve commerciale un peu longue. Quoique l’air fût loin d’être chaud, il suait comme en plein été ; mais il suait noir. Le malheureux n’avait plus figure humaine. Une pensée ; ou plutôt une sensation, lui faisait prendre son sort en patience : c’était la suave vapeur du dîner, l’odeur de l’oie rôtie… Il se disait : Le père Leveneur va me retenir à dîner, et il sera tout à fait nuit quand je sortirai d’ici.

En effet, l’heure du dîner approchait, puisque Lanisette, en veste et en pantalon de velours violet tendre, entra dans la boutique.

— Tiens ! le vilain nègre ! dit-il en appuyant sa large main sur le bonnet de coton du maître clerc ; combien l’avez-vous acheté ?

Il n’attendit pas la réponse de Janton, et alla se mettre à table.

Cinq heures sonnaient.

Le sac de noir de fumée était à peu près vidé.

— Il faut aimer le commerce, vint lui dire Leveneur ; mais il ne faut pas se tuer pour lui. En voilà assez pour la première fois. C’est l’heure de votre dîner, et je craindrais… (Il offrait en même temps une brosse à sa victime.). C’est aussi l’heure à laquelle, le dimanche, nous fermons la boutique… Ce n’est pas que je veuille vous renvoyer…

— Je comprends, se dit Janton, il ne m’invite pas à dîner.

— Si vous voulez venir demain pour achever de transvaser votre noir de fumée, je vous mettrai le sac de côté. Aujourd’hui, je ne vous retiens pas davantage : charbonnier est maître chez lui.

Et M. Leveneur avait insensiblement poussé Janton jusqu’à la porte. Là, comme pour lui donner le coup de grâce, il lui dit :

— Tout bien calculé, l’affaire dont vous m’avez parlé ne me sourit pas ; je vous engage à y renoncer. Ainsi, n’en parlons plus.

Infortuné Janton ! À jeun, souillé, chassé, il fut obligé de traverser la place, quoiqu’il ne fît pas encore nuit. Ceux qui le virent passer ne surent ce que cela voulait dire. Cet homme tout noir paraissait encore plus noir sur la couche de neige tombée de la veille.

— Encore un qui sait lire et écrire ! se dit, avec l’ironie d’un tigre et atrocement heureux, Leveneur, en voyant le déplorable Janton, mystifié, bafoué, ridiculisé, se faire petit pour rentrer chez lui.

On se mettait à table dans l’arrière-boutique de M. Leveneur.

Lanisette s’était assis à côté de Manette, et tous deux faisaient vis-à-vis à M. et à madame Leveneur. On remarquait déjà une intention dans cette disposition particulière des places. Auprès de toute autre personne que Manette, si élégamment belle, le conducteur aurait pu avoir son prix. C’était un garçon de vingt-deux ans, rond et enluminé, blond et jovial, portant la tête sur l’épaule, par l’habitude de veiller sans cesse sur les roues de la voiture et les longes de l’attelage, ayant de jolies dents, les yeux bleus, vifs, quoique très-petits, mais gâtant ces quelques avantages naturels par certaines manies. Par exemple, pour donner de la finesse à ce qu’il disait, il clignait toujours un œil, montrait le bout de la langue, qu’il pinçait entre ses dents, et se frottait vivement les mains l’une contre l’autre. Du reste, il charmait toutes les filles d’auberge par sa manière de poser son bonnet sur l’oreille, et par les gracieusetés qu’il leur faisait. Personne ne sifflait comme lui la romance au moyen d’une carte qu’il plaçait par le tranchant sur ses lèvres harmonieuses.

On devine aisément les propos qu’échangèrent le jeune conducteur et son hôte jusqu’à ce que le vin les eût un peu échauffés. Ce ne fut pas plus insignifiant, toutefois, que ce qui se dit, au début d’un repas, à la table des gens de qualité.

Mais, quand ils eurent passé des treilles de Bordeaux à celles de Volney, de celles de Volney aux clos de Médoc, et des clos de Médoc à ceux de Chambertin, tout en se versant par intervalle de petits verres de madère et de porto, car la cave de l’ancien garde-chasse était richement meublée, l’intimité s’augmenta, ou prit du moins un autre caractère entre l’hôte et le convive.

— Tu dois savoir bien des choses, dit Leveneur à Lanisette, toi qui passes ta vie sur la grande route, qui vois tant de gens, qui entends tant de propos ?

— Ma foi ! à vous dire vrai, monsieur Leveneur, la chose dont j’entends le plus parler depuis trois ou quatre ans, c’est vous.

— Moi ?

— Comme je vous le dis. On ne s’entretient, dans les auberges, que de vos propriétés, que de vos grands biens, de vos acquisitions, que de votre fortune enfin, qui passe, dit-on, un million.

— Les imbéciles ! dit Leveneur, qui ne parut pas goûter infiniment cette nouvelle phase de la conversation.

— Ah ! ils en disent bien d’autres !

— Vraiment ! et quoi donc ?

L’air discret de Lanisette ne plut pas à madame Leveneur.

— S’il fallait vous répéter…

— Répète, mon garçon.

Ne pas insister eût été maladroit de la part de Leveneur.

— À votre santé, monsieur, madame et mademoiselle, dit Lanisette après s’être versé un plein verre de vin de château-neuf-du-pape, comme s’il eût voulu s’encourager à parler, ce qui n’était pas du tout dans son intention, car il avait le vin fort peu prudent et très-expansif. Quand il eut vidé son verre et choqué sa langue contre le palais, il reprit ainsi :

— On dit qu’il n’est pas possible que vous ayez gagné cet argent comme tout le monde.

— Je l’ai volé, n’est-ce pas ? dit brusquement, Leveneur.

— Il y en a qui le disent.

Manette pâlit.

Un faux éclat de rire partit des lèvres de son père.

— Mais pas tous, père Leveneur, osent dire cela.

— Et que disent les autres ?

— Vous voulez le savoir ?

— Voilà pour que tu le dises, répondit Leveneur en versant un plein verre de frontignan au terrible causeur.

— Ils disent, que vous êtes un assassin.

— Mon père

— Silence, mademoiselle !

Madame Leveneur devint blanche comme la nappe.

— Oui, ils disent que vous avez empoisonné le comte de Meursanne pour vous emparer de son argent.

— Quelle histoire ! dit Leveneur en faisant dix mouvements à la fois pour n’avoir pas l’air d’être attentif à ce qu’il entendait ; se coupant du pain, se versant à boire, cherchant le sel, le poivre, regardant sous la table, comme s’il eût laissé tomber quelque chose. Cet homme terrible, qui eût tué un homme pour un oui ou pour un non, s’efforçait de paraître calme au moment où on l’accusait devant sa famille d’être un assassin.

— Ce n’est pas tout, poursuivit l’implacable Lanisette.

— Comment ! ce n’est pas tout ?

— D’autres disent…

— Je suis curieux de savoir ce qu’ils disent…

— Que vous êtes sorcier.

— J’aime mieux cela.

Cette fois, l’éclat de rire de Leveneur fut un peu moins faux.

— Sorcier ! s’écria Manette. Qu’ont-ils donc, pour accuser mon père de tant de manières ?

— Oui, mademoiselle, comme je bois à la chère vôtre, ils prétendent qu’il n’est pas naturel que, dès qu’il y a une bonne affaire, à traiter à cinquante lieues de Saint-Faréol, votre père en soit prévenu le premier et se présente avant les autres ; qu’il n’est pas ordinaire que, lorsque le blé va augmenter sur les marchés, votre père achète deux mois d’avance tous les grains, comme s’il lisait dans la pensée des fermiers.

Madame Leveneur était visiblement mal à l’aise ; elle regardait son mari pour lui emprunter une contenance. Leveneur ne laissait plus rien paraître sur son visage. — Décidément, ils ne savent rien, et ils ne sauront jamais rien, pensait-il.

— Ils disent encore que, dès qu’il y a un bon placement d’argent à faire, M. Leveneur le sait le premier ; qu’ainsi tout dernièrement il a fait une rente viagère de six mille francs à une personne qui n’avait que quarante ans, et pour un bien de quatre-vingt mille livres seulement, et lorsque nulle autre n’osait donner mille écus. Eh bien ! au bout de six mois, cette personne s’est tuée… Qui avait dit cela à M. Leveneur ? où avait-il lu que cette personne avait le projet de se tuer ?

À ces mots : où avait-il lu que cette personne avait le projet de se tuer, Leveneur perdit de nouveau son sang-froid ; il fut encore un instant troublé, et, sans nécessité, il dit à sa fille :

— Va chercher du vin de Champagne.

— Mais il y en a deux bouteilles sur cette table, fit observer Manette ; à qui le trouble de ses parents n’échappait pas.

Je te dis d’aller à la cave chercher du vin de Champagne ; il sera, plus frais.

Cet ordre fut accompagné d’un regard effrayant. Manette obéit.

— À ce compte, je serais ou un voleur, ou un assassin, ou un sorcier, répliqua avec calme Leveneur, qui eut le bon sens de ne pas chercher à repousser cette triple supposition par une réfutation en règle.

D’ailleurs, le pauvre Lanisette ne tenait pas le moins du monde à épouser les opinions dont il se constituait l’écho.

Aussi rien ne fut plus facile à Leveneur que de lui retirer ce terrible, sujet de conversation.

— Voyons, Lanisette, lui dit-il, n’oublie pas que je t’ai placé à table auprès de ma fille.

— Je ne l’ai pas oublié.

— Tu pourrais être plus attentif.

— Elle mange à peine, et elle ne veut jamais boire.

— Cause avec elle comme si tu devais être un jour mon gendre.

— Vous me dites cela un peu tard, père Leveneur, j’ai en ce moment la tête comme un muids après les vendanges ; il me semble que je descends la côte sans avoir mis le sabot.

— La voici !… à ton poste.

— J’espère, mademoiselle, dit Lanisette, forcé d’être aimable à brûle-pourpoint, que voilà du champagne qui ne sera pas naturel dans un instant.

— Pourquoi cela ? demanda Manette ;

— Parce qu’il sera mêlé à Lanisette.

— Bravo ! dit le père Leveneur, c’est comme qui dirait une farce, un calembour.

— Je n’en sais fichtre rien, répliqua le conducteur ; mais, à propos de farce, dit-il en regardant Manette de cet œil qu’il clignait si amoureusement, je vais vous en dire une de mon ancien patron, M. Jorry, le maître de poste de Prévallon. Ah ! elle est bonne, celle-là !

— Mon Dieu ! qu’il se fait tard pensait Manette ; il n’y aura plus de lumière à la croisée.

— M. Jorry donc… Où en étais-je déjà, père Leveneur ? votre petit blanc est perfide. Ah ! m’y voici : M. Jorry avait comme vous, monsieur Leveneur, un beau rosier de fille à marier ; on supposait qu’elle aurait une fière dot avec ça, et des espérances en vignes, en maisons, bref, le tremblement ; car le père Jorry est, comme le père Leveneur, cousu d’or et de propriétés… Ah ! pardon, père Leveneur, je ne me croyais pas chez vous.

— Va toujours, mon garçon.

— À votre bonne santé, monsieur, madame et mademoiselle.

Manette se leva, et alla demander tout, bas à sa mère la permission de se retirer ; il allait être minuit.

Leveneur, ayant deviné le motif pour lequel sa fille avait quitté sa place, lui fit un geste impératif, et elle alla se rasseoir. Elle pensa tristement qu’elle ne verrait pas la chère petite lumière de Saint-Michel-hors-les-Bois :

Lanisette poursuivit :

— Mais, voilà que le père Jorry répondit un jour à un avocat qui lui demandait sa fille : « Je veux bien vous la donner, mais je vous préviens qu’elle n’aura pour dot que ce que m’a rapporté depuis vingt ans un troisième cheval toutes les fois que je n’en ai fourni que deux aux voyageurs. — C’est-à-dire que vous ne lui donnez rien du tout pour dot ? » répliqua l’avocat, mystifié par cette réponse. Il tira sa révérence, et ne parla plus d’épouser la fille à Jorry.

Après l’avocat se présenta un médecin. Il croyait aussi entortiller le maître de poste. « Ma fille vous plaît, prenez-la ; mais sachez, lui dit-il comme à l’avocat, qu’elle n’a pour dot que ce que m’a rapporté depuis, vingt ans le troisième cheval toutes les fois que j’en ai fourni deux aux voyageurs. — Vieux-bouffon » s’écria le médecin, qui n’épousa pas plus que l’avocat la fille, de mon ancien patron.

Mais un malin eut son tour, un conducteur comme moi, qui dit au père Jorry : « Père Jorry, donnez-moi votre fille, et je ne vous demande que ce que vous a rapporté depuis vingt ans le troisième cheval toutes les fois que vous en avez loué deux, ou le quatrième, quand vous n’en avez loué que trois, ou le cinquième, quand vous n’en avez loué que quatre. — Prends-la, lui dit le père Jorry en l’embrassant ; épouse ma fille, c’est toi qui la mérites, puisque tu as compris celui qui veut être ton beau-père : tu es du métier… »

— Qu’en dites-vous, mademoiselle ?

— Je dis, monsieur Lanisette, que l’histoire est fort jolie, mais que je ne la comprends pas plus que l’avocat et le médecin.

— Et voilà ce que c’est, dit M. Leveneur de ce ton de moquerie qui lui était familier, d’être aussi savante qu’un médecin et qu’un avocat ; d’avoir appris le dessin, la musique, la danse, et quoi encore ? pour ne pas savoir que les maîtres de poste font payer aux voyageurs, par un usage qui n’a jamais changé, un cheval en plus de ceux qu’ils leur fournissent ; cheval fabuleusement supplémentaire, que personne n’a jamais vu ; et qui est pourtant le plus clair et le plus beau de leurs bénéfices. Mais Lanisette aura le temps de vous apprendre cela quand vous serez… Suffit, dit M. Leveneur ; et se tournant vers le conducteur : Mon bon Lanisette, il faut l’excuser, on lui a appris le latin. Vous pouvez vous retirer. Nous avons, votre mère et moi, à causer longuement de vous avec M. Lanisette.

Manette, retenant deux grosses larmes dans ses yeux, se leva, et alla embrasser son père et sa mère.

— Et Lanisette ? dit M. Leveneur en lui désignant la joue écarlate du conducteur.

— Jamais, mon père.

— Jamais !

Et, d’un mouvement plein de noblesse, Manette prit un des flambeaux posés sur la table, et se retira avec une telle dignité, que Leveneur, cloué sur sa chaise, ne fit entendre un ricanement de colère que lorsque sa fille franchissait déjà les premières marches de l’escalier.

Madame Leveneur tremblait comme une personne nerveuse à l’approche de l’orage. Lanisette, qui avait reçu la commotion de cette noble sortie, finit par dire : « C’est une jeunesse délicate, faut des ménagements, père Leveneur. » Un trentième verre de vin le consola de l’absence du baiser.

Comme pour se venger d’un acte de rébellion que dans son âme il attribuait à sa femme, Leveneur dit aussitôt que Manette ne fut plus présente :

— Madame Leveneur a jeté les yeux sur toi, mon garçon, pour être le mari de notre fille Manette.

— Va pour Manette, dit Lanisette, qui était trop niais pour s’étonner d’être si heureux.

Alors commença entre les trois personnages restés à table un entretien qui se prolongea jusqu’à deux heures après minuit, et dont la conclusion fut que Manette épouserait Lanisette dans un mois.

— Allons ! dit Manette en entrant tout émue dans sa chambre, il est trop tard. Elle attendit encore quelques instants ; mais, ne voyant pas de lumière répondre à celle de son appartement, elle répéta : Il est trop tard ! Son visage était pâle, frémissant, bouleversé. Elle s’assit, se leva dix fois dans la même minute. Oh ! s’écria-t-elle enfin, que j’aurais désiré lui apprendre combien je souffre ! Me marier à un cocher, à un homme qui boit, qui joue, à ce… Mon Dieu ! c’est peut-être un honnête jeune homme, mais je ne l’aime pas, je ne l’aime pas ! plutôt la mort. À qui dire mes peines ? murmurait encore Manette, le cou tendu vers la croisée dans l’espoir de voir s’enflammer un point de l’horizon. Ma bonne mère ne voudrait pas me marier malgré moi, je le sais, mais elle n’ose pas avoir l’ombre d’une volonté devant mon père… Eh bien ! j’aurai de la force toute seule. Je dirai à mon père : Non ! non ! non ! tuez-moi, et il me tuera : je me laisserai faire.

Après ces paroles, coupées de piétinements nerveux, de hoquets étouffants, et mêlées d’abondantes larmes qui ruisselaient en perles d’argent sur sa jolie, toilette, Manette, vaincue par la douleur, allait s’agenouiller pour dire sa prière lorsqu’elle entendit frapper deux petits coups au carreau de sa croisée. — C’est le vent, pensa-t-elle, qui pousse les branches des peupliers contre la maison. — Mais ce soir il n’y a pas de vent, se dit-elle presque aussitôt. Les deux coups se répétèrent. Elle se leva cette fois, alla hardiment à la croisée ; elle souffrait trop pour songer à la peur. Elle ouvre. À la clarté des étoiles, elle distingue le visage d’Engelbert.

— Vous !… Mais l’étonnement ôta la parole à Manette.

Monté sur un arbre, le dessinateur de la fabrique de Saint-Michel-hors-les-Bois s’était avancé jusqu’au bord de la croisée à la faveur d’une longue et solide branche sur laquelle il s’assit.

— Merci lui dit Manette en lui tendant la main ; merci d’être venu.

— Mais qu’avez-vous ? vous êtes émue…

— Oui, je le suis… Mais comment avez vous su que j’étais mal, que je souffrais ? Oh oui, je souffre beaucoup…

— Hier vous avez allumé trois bougies ; il était convenu entre nous que c’était un signe de douleur…

— Mais je l’ai retiré aussi tôt, ce signe…

— N’importe ! cela m’a causé un pressentiment… Ensuite… mais parlez-moi de vous.

— Ce pressentiment ne vous a pas trompé. On veut me marier… Vous le voyez, je suis déjà parée…

— Vous marier ! ce n’est pas possible.

— Non, ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible murmura Manette avec une volubilité fébrile.

Pendant quelques minutes, les deux, jeunes gens restèrent plongés dans une consternation muette : Manette les yeux levés vers le ciel, qui était d’une rigidité effrayante ce soir-là par le froid qui régnait ; Engelbert le front penché sur sa poitrine. Cette scène de douleur et d’amour à une croisée et sur un arbre blanc de givre offrait le caractère mystique et rêveur des peintures de Cornelius et d’Overbeck. Ni l’un ni l’autre des deux amants n’avait songé à cette crise si fatale et pourtant si naturelle ; mais à quoi avaient-ils songé ? s’étaient-ils dit seulement qu’ils se marieraient ? Leur espérance s’envolait avant même qu’ils eussent pensé à se faire une espérance, de même qu’un oiseau sort d’une cage qu’il a trouvée ouverte et où personne n’a songé à l’enfermer. Rompant le premier le silence :

— Qu’allons-nous devenir ? dit Engelbert.

— Conseillez-moi, répondit Manette, car je n’ai pas ma tête en ce moment.

— Si vous refusiez de vous marier…

— Ne vous ai-je pas dit ce qu’est mon père ? son caractère despotique, violent ? Oui, je puis refuser ; oui, je puis parvenir, à force d’énergie dans la volonté, à ne pas me marier avec l’homme qu’il m’impose ; mais l’existence, je le sens, ne serait plus possible dans la maison, après une telle victoire. Ma mère et moi nous mourrions sous les mauvais traitements. Je ne voudrais pas faire mourir ma mère.

— Pauvre amie !

— Mais vous ne me conseillez pas !

— Non, je ne vous conseille pas, répéta Engelbert avec un regard plein d’une sombre désolation, et qui voulait dire : Si je vous conseillais, oseriez-vous faire ce que je vous dirais ? Non ! je n’aurais gagné que de découvrir toute l’étendue de votre faiblesse cachée sous votre exaltation.

— Ainsi vous voulez que je sois à cet homme ?

Le jeune artiste poussa un soupir, qui, en passant par toutes les voies douloureuses de son âme, prit le caractère d’un rugissement. Deux larmes longues et glacées s’étaient figées au coin de ses paupières, et son front s’était couvert de la blanche décoloration des Christ d’Albert Durer.

— Manette ! Manette ! dit-il, nous étions si heureux hier…

Adorable illusion ! adorables regrets ! Leur bonheur d’hier était de se révéler l’un à l’autre par le rayonnement de deux lueurs incertaines ; mais le cœur fait litière de tous les passés.

— Chut ! interrompit Manette. Entendez-vous cette voix rauque et avinée ?… C’est celle de l’homme que je dois épouser.

— Vous ne l’épouserez pas ! dit Engelbert avec cette fermeté allemande qui est de granit.

— N’est-ce pas, mon ami ?

— Jamais !

Une seconde fois, Manette tendit sa petite main à Engelbert, qui la pressa longtemps contre ses lèvres.

— Vous êtes bien décidée ? demanda-t-il ensuite.

— À tout, même à la mort.

— Pas encore, reprit en souriant le jeune homme.

— Il faut d’abord vous suivre, allez-vous me dire ? Quelle est la distance de cette branche à terre ?

— Trente pieds environ.

— Aidez-moi, dit Manette en posant un genou résolu sur le bord de la croisée.

— Que voulez-vous faire ?

— Descendre, Et nous fuirons, nous irons ensuite où vous voudrez… Nous marcherons, nous irons loin, bien loin, bien loin…

Charmante imagination ! Le courage, là résolution, prenaient dans cette âme jeune et froissée les couleurs d’un conte de fée.

— Restez ! où vous conduirais-je ?

— Où vous voudrez, vous dis-je.

— Mais on me poursuit, on me cherche. Faut-il que je vous expose ?…

— On vous cherche !… Mais qui ?

— La gendarmerie… la police…

— Vous m’épouvantez !… Qu’avez vous donc fait ?

— Prévoyant que je serais appelé cette année à satisfaire à la loi du recrutement, j’avais envoyé l’an passé deux mille francs à ma mère pour qu’elle mît à la masse et m’eût un remplaçant.

— Oui, disait Manette… Je vous écoute…

— Ce sacrifice accompli, et il était grand, car je fus obligé de recourir à la générosité des maîtres de la manufacture pour qu’ils m’avançassent cette somme, je me croyais tranquille ; j’avais délié ma vie du service militaire, toujours si funeste à la carrière d’un artiste.

— Ensuite ?… interrompit Manette, impatiente comme la douleur…

— Un an s’était écoulé depuis cet envoi des deux mille francs lorsqu’il y a deux jours une lettre de ma vieille mère, qui n’habite plus Strasbourg, mais un village près de Colmar, vient m’apprendre qu’elle les a seulement reçus de la veille.

— Les deux mille francs ! s’écria Manette avec autant de surprise que d’effroi,

— Les deux mille francs. Il était trop tard, ajoute ma mère ; le tirage avait eu lieu le mois dernier, et par conséquent je suis réfractaire ; et l’on me poursuit.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Manette en joignant les deux mains, comment cette lettre a-t-elle été détournée en route ?

— Cette somme, me dit enfin ma mère n’en est pas moins arrivée à propos ; elle s’en est servie pour payer les frais d’une longue maladie de mon frère. Comprenez-vous, vous expliquez-vous par quelle fatalité ces deux mille francs ne sont pas arrivés tout de suite à leur destination ?

— Il y a là-dessous, dit Manette, un mystère… mais c’est incroyable…

— C’est incroyable, comme vous dites, mais pourtant cela est. Toutes les circonstances sont présentes à mon esprit. J’avais enfermé deux billets de banque, de mille francs dans une lettre…

— Et qu’avez Vous fait ensuite de cette lettre ? demanda Manette, qui connaissait tous les accidents administratifs d’une lettre depuis le moment où on la jette dans la boîte jusqu’à celui où elle arrive.

— Je l’ai mise à la poste de Saint-Faréol, ici, chez vous, dans la boîte.

— Et elle n’est pas parvenue ?

— Elle est parvenue, mais au bout d’un an.

— Au bout d’un an !…

— Quand cet argent si difficilement obtenu ne pouvait plus être d’aucune utilité pour moi. Enfin, voilà l’horrible position où je suis. N’ayant pas répondu à l’appel de ma classe, je suis considéré aujourd’hui comme réfractaire, et la gendarmerie a ordre de m’arrêter partout où elle me trouvera. Maintenant, jusqu’à ce que j’aie régularisé ma position ; c’est-à-dire que j’aie rejoint mon corps, je suis obligé de vivre caché.

— Oh ! mon Dieu ! dit Manette, tous les malheurs à la fois ! Et où irez-vous ?

— Un fermier des environs m’a reçu chez lui ; j’y resterai jusqu’à ce que je me décide à rejoindre mon corps et à prendre le fusil pour huit ans…

— Huit ans !

— Pas moins.

— J’attendrai, dit héroïquement Manette.

— Où ?

— Je ne sais. Là-bas peut-être, où sont ces pierres si blanches.

Manette désignait le cimetière du village qui blanchissait dans la glaciale atmosphère. Alors seulement ils s’aperçurent que le froid était d’une rigueur épouvantable. La terre craquait, et tout autour d’eux avait l’engourdissement bleuâtre de la mort.

— Comment nous voir pendant les quelques jours que j’ai encore à passer ici ?

— Ne venez plus, repartit Manette ; entendez-vous ?

— Je vous écrirai.

— Oui, écrivez-moi… Mais on saura que je reçois des lettres… On voudra connaître… Si l’on venait à découvrir… je serais perdue, mon père me broierait, m’anéantirait sous ses pieds… Attendez… écrivons-nous sous des noms supposés… Quels noms ? À mademoiselle Clarisse Trélard, à Serneuil ; c’est un petit village près d’ici. Toutes les lettres passent une dernière fois, par mes mains ; quand je lirai cette adresse, fort indifférente pour mon père, je garderai la lettre, qui la portera. Mais pour vous répondre ?

— J’y pensais. Vous écrirez à M. Jérôme Dervieux, à la manufacture de châles de M. Commandeur, à Saint-Michel-hors-les-Bois. Le concierge, un vieux brave homme de mon pays, recevra mes lettres, je vais le prévenir, et il me les portera lui-même où je suis caché ; Ainsi nous ne cesserons pas de nous dire nos pensées, nos sentiments…

— Nos douleurs, ajouta Manette. Mais il se fait tard, dit-elle, je serais en peine pour vous… adieu, ami…

— Adieu…

— Quand m’écrirez-vous ? demanda Manette.

— Demain.

— Oh ! oui, demain.

Manette allait fermer la croisée, elle se retint pour dire encore :

— Mais si vous êtes découvert, si vous êtes pris, que ferez-vous ?

— Je me tuerai.

— Bien sûr ? demanda avec une familiarité, une vulgarité sublime, l’adorable Manette.

— Je vous le jure.

— C’est très-bien, reprit-elle ; encore une fois adieu.

Manette ferma sans bruit la croisée ; Engelbert descendit de l’arbre.

Ni l’un ni l’autre n’avaient pensé que la branche de peuplier touchait à la croisée, que la croisée était ouverte, et qu’ils auraient pu tout aussi bien causer dans la chambre qu’en plein air.


Le soir du lendemain, madame Leveneur, après le souper, resta près de sa fille dans l’arrière-boutique, et lui dit, avec les ménagements dont elle crut devoir user, les projets de la famille sur elle : dans un mois elle épouserait Lanisette.

— Ce n’est pas vous qui voulez cela, dit Manette, qui ne savait pas que son malheur fût si prochain.

— Mais tu te trompes, répondit la timide madame Leveneur, je suis sur ce point d’accord avec ton père…

Manette, qui ne voulait pas donner un démenti à sa mère, se contenta de sourire.

Dupe un instant de cette apparente résignation, madame Leveneur se plut alors à faire passer devant les yeux de Manette les bijoux et les toilettes qu’on lui donnerait pour son mariage.

— Tu auras une paire de boucles d’oreilles en perles fines. Ça sera beau.

— Oh ! oui, très-beau ! répétait machinalement Manette en pensant qu’il y avait déjà une lettre d’Engelbert dans le panier, mais qu’elle ne pouvait la retirer que le lendemain.

— Tu auras un collier avec six gros brillants.

— Encore !

— Mais ce n’est pas tout, chère enfant. Tu verras les douze belles robes que je t’ai commandées.

— Déjà commandées !

— Ce n’est pas trop tôt si l’on veut te marier dans un mois.

— Oh ! oui ; j’avais oublié que mon mariage se fera dans un mois.

— Tu auras encore…

Mais, voyant que sa fille, au lieu de se réjouir à l’annonce de toutes ces belles choses, prenait de plus en plus un visage triste, madame Leveneur s’arrêta tout court au milieu de sa brillante énumération, et elle regarda fixement Manette. En un clin d’œil, la même émotion de peine se peignit sur leurs visages, et elles se levèrent en même temps, pour se précipiter dans les bras l’une de l’autre. Elles s’embrassèrent ; elles pleurèrent, et leurs pleurs en disaient éloquemment la cause. La peur leur faisait porter à chaque instant les yeux au plafond où elles redoutaient d’entendre tonner, par le judas, la voix de M, Leveneur. Dans cet épanchement la timide mère trouva, pour ainsi dire, le pardon de sa faiblesse ; ses larmes disaient combien elle était loin d’approuver le mariage de sa fille avec le conducteur de diligence ; mais c’est tout ce qu’elle osa manifester, et encore sa volonté ne fut presque pour rien dans, cet aveu tacite. Elle s’accusa sans prendre l’engagement de réparer sa faute maternelle ; elle aurait volontiers dit à Manette de la consoler. Aussi celle-ci, qui la connaissait bien, ne profita pas de cette expansion pour la prier de fléchir son père et de changer ses projets. Elle la plaignit et ne l’aima pas moins.

— Montez, dit-elle ensuite à sa mère, montez vite ; je craindrais, si vous restiez plus longtemps ici, que mon père ne vous fît encore quelque scène. Je l’entends marcher à grands pas sur notre tête… il s’impatiente…

— Tu as raison, voici l’heure de notre travail… de notre… de notre…

Madame Leveneur, malgré ses efforts, ne parvint jamais à remplacer par un autre mot celui dont elle venait de se servir pour exprimer la besogne qu’elle allait, comme de coutume, faire à l’étage supérieur avec son mari. Elle s’essuya soigneusement les yeux et monta.

Manette entendit verrouiller les deux portes, celle du haut et celle du bas de l’escalier tortueux qui conduisait à la chambre où s’enfermaient si mystérieusement chaque soir son père et sa mère.

Le silence habituel régna bientôt autour de la boutique et dans la boutique. Manette se mit à tourner mélancoliquement son rouet. Son âme ne suivait certes pas le chanvre qui allait s’amincissant autour de la roue ; elle était avec celui qu’elle avait vu si désespéré la veille, et qui avait juré de se donner la mort plutôt que de perdre huit ans de sa vie dans la dure servitude de la vie militaire. Dans un pays si favorisé en gendarmes, en mouchards de toutes livrées, il fallait craindre que le réfractaire ne fût bientôt découvert au fond de l’asile où il se cachait. Cette pensée brûlait le sang de la jeune fille : un instant, vers onze heures, son imagination s’alluma tellement à ces suppositions, qu’elle crut entendre des coups de fusil, dans la campagne. C’est sur lui qu’on a tiré, pensa-t-elle ; on aura voulu l’arrêter ; il aura fait résistance… Oh ! mon Dieu ! s’écria Manette en sentant se briser dans sa main le fil qu’elle tenait… est-ce un présage ? sa vie aurait-elle été tranchée comme ce fil ? Un tremblement nerveux s’empara d’elle ; elle crut à la mort d’Engelbert. Ah ! que n’ai-je, dit-elle, la lettre qu’il a dû m’écrire ! je saurais… mais jusqu’à demain matin je ne saurai rien. Les lettres sont dans la chambre de mon père… En disant ces derniers mots, Manette leva les yeux au plafond. — Je ne connaîtrai donc jamais ce qu’ils font dans cette chambre ?

Dans cette arrière-boutique s’accrochaient au hasard, s’entassaient pêle-mêle, les ustensiles de la maison : les chaudrons, les fourneaux, les caisses, les vieux sacs, les tonneaux. Les regards de Manette, lancés sans direction, tombèrent sur une double échelle placée dans un angle sous la triple protection de plusieurs planches, d’un voile formé par les toiles d’araignées et d’une obscurité parfaite. Sa curiosité prit tout à couples proportions d’un immense désir ; elle quitta sa place et alla sans bruit vers l’angle ténébreux où était la double échelle. D’un coup d’œil elle conçut son projet et en calcula les difficultés. Aussitôt, avec une délicatesse de voleur, une prudence d’évadée, une attention qui ne se compare à rien, elle transporta sans bruit les planches à un autre endroit, et vint placer la double échelle au milieu de l’arrière-boutique. Que d’autres mouvements n’exécuta-t-elle pas en retenant son pied, son haleine, sa vie, pour ainsi dire, avant d’en arriver à ce premier résultat !

Après avoir éteint sa lampe, elle ouvrit la double échelle, et la disposa de manière à ce que le sommet répondît à l’ouverture du judas. Elle en franchit ensuite les échelons inférieurs, mais avec hésitation, avec crainte, sachant et s’avouant que son action était blâmable. Aussi ses petits pieds tremblaient, posés par la pointe sur les échelons, et plus d’une fois elle faillit se laisser tomber. Son esprit en ce moment était trop préoccupé pour écouter la voix de la froide prudence ; elle revint sans doute plusieurs fois sur sa détermination ; mais enfin, après tous ces combats, et ces reculs, elle se trouva en haut de l’échelle, la tête à une faible distance du plafond, la main sous le judas. Elle retenait son haleine. Ici le frémissement de la crainte fut plus vif encore ; elle touchait au terme de son audace, au point le plus périlleux. Comment soulever sans bruit cette petite planche ? Le moindre bruit… On tremble d’y penser. Manette pose pourtant sous le judas sa main ouverte en calice, et, concentrant toute son habileté dans l’extrémité de ses doigts, elle pousse légèrement, soulève peu à peu, enfin ouvre le judas, et instantanément la lumière de l’appartement frappe ses yeux. Manette sentit perler une goutte de sang glacée sur son cœur. Un instant son poignet, débordant le plancher de la pièce où était son père, soutint en équilibre le petit carré de bois du judas. S’il fût tombé !… Manette, après l’avoir tenu ainsi en l’air quelques secondes, le ramena sur le trou même, mais de façon à laisser découverte une faible portion de cette ouverture, une fente par où lancer le rayon visuel dans l’appartement. Rien ne la trahit. L’adresse fut celle d’une souris. Mais de quelle foudroyante surprise Manette ne fut-elle pas atterrée lorsque, par cette coulisse ménagée à la lumière, elle aperçut son père et sa mère assis près d’une table sur laquelle s’élevaient une montagne de lettres et deux réchauds allumés ! — Que font-ils ? que peuvent-ils faire ? se dit-elle ; et que veut dire ?… — Manette n’eut pas longtemps à s’adresser les mêmes questions.

Ouvrant une boîte en fer-blanc dans laquelle s’amassait la vapeur produite par l’eau qui chauffait sur un des deux réchauds, M. Leveneur y prit une certaine quantité de lettres, et les jeta toutes moites sur la table.

— Lis-moi cela, dit-il ensuite à sa femme.

Manette, effarée, avait peine à croire à ce qu’elle voyait. Était-ce bien son père qui ordonnait de lire les lettres des autres, de les décacheter ?

— Mais mon ami…

— Voyons, dépêche-toi.

— Je crains que quelque jour…

— Toujours la même chanson !

— Songe que si l’on venait à savoir… Ce serait affreux, horrible !

— Assez !

— Puisque, tu le veux…

— Oh ! c’est épouvantable ! se dit Manette en cachant de honte son visage dans ses mains.

Docile à cette voix redoutée, madame Leveneur lut :


Monsieur le curé de Vermanton à madame la comtesse de Monthorin.


« Ma chère dame,


« Votre grand âge vous fait voir des fautes là… »


— Bon ! bon ! c’est une vieille dévote qui a écrit à son confesseur et à laquelle son confesseur répond. À une autre ! Qu’est-ce que cela nous fait ?

Appuyant le pouce sur la place du cachet, Leveneur scella de nouveau la lettre, qui alla joindre un monceau d’autres lettres déjà visitées de la même manière, car l’opération à laquelle il se livrait était commencée depuis longtemps.

Madame Leveneur lut encore :


« Mon cher frère,


« Ne faites pas assurer votre manufacture par cette société anglaise dont vous m’avez parlé ; j’ai pris des renseignements secrets, mais certains ; elle est à la veille de faire banqueroute, quoique les actions soient en hausse. »


— Diable ! s’écria Leveneur, moi qui ai pour dix mille francs d’actions de cette compagnie ! Je vendrai demain… Note cela.

Madame Leveneur prit note, son mari recacheta. Une troisième lettre fut ouverte.


« Madame ;


« Vos infidélités me sont connues maintenant ; votre conduite m’est dévoilée… »


— Assez ! dit Leveneur ; nous avons du malheur ce soir : sur trois lettres, nous en ouvrons toujours deux où il est question d’amour.

— Oh ! mon Dieu ! se dit Manette, qui n’y avait pas encore pensé, si la lettre d’Engelbert est ici, mon père la lira… Non, sans doute ; il n’y trouverait aucun intérêt pour lui.

— Poursuis, dit Leveneur à sa femme ; il se fait tard.


« Ma chère cousine,


« Je vous envoie les cinq mille francs que vous m’avez demandés pour payer vos fermages et vos achats de bestiaux. Ainsi que vous l’avez désiré, cette somme est en billets de la banque de Rouen ; vous en trouverez donc vingt-cinq de deux cents francs enfermés dans cette lettre. Si vous avez besoin des cinq mille francs que je vous dois encore, dites-le-moi, je vous les adresserai immédiatement. »

— Y en a-t-il bien vingt-cinq ? dit Leveneur ; voyons.

— Que va faire mon père de ces billets de banque ? réfléchit Manette, de plus en plus terrifiée ; je tremble !

— Oui, le compte y est.

— Mais, mon ami, lui dit doucement sa femme, vous ne remettez pas ces billets dans cette lettre.

— Je les remettrai dans quinze jours ; la lettre aura été égarée.

— Vous disposez donc de ces cinq mille francs ?

— Pour quinze jours seulement, vous dis-je ; c’est une misère. Mais, en ce moment, l’argent est très-rare, les eaux sont basses ; ce sera toujours une centaine de francs d’intérêts, même mieux.

— Mais ces gens-là attendent cette somme pour…

— Ils ne perdront rien pour attendre, répliqua Leveneur avec une affreuse ironie, puisque je leur, enverrai leurs cinq mille francs dans quinze jours intégralement. Me prendriez-vous, par hasard ; pour un voleur ?

— Oh ! je ne dis pas cela, répondit madame Leveneur.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! se dit Manette, les lèvres blanches de pâleur, les yeux hagards, je m’explique maintenant comment il s’est fait que les deux mille francs envoyés par le pauvre Engelbert à sa mère pour qu’elle lui achetât un remplaçant ne lui sont parvenus qu’un an après leur envoi. Mon père les avait… Je n’ose pas le dire… s’interrompit Manette ; mais c’est lui, c’est mon père qui est cause qu’Engelbert est en fuite, qu’il mourra… que je mourrai, dit-elle plus bas en allongeant la jambe pour descendre, car la douleur, la honte et l’indignation, pesaient sur elle comme une meule ; elle chancelait, elle allait tomber. Tout à coup, elle s’arrête, remonte l’échelon : elle a entendu sa mère qui lit cette adresse :


« Mademoiselle Clarisse Trélard. »


C’est sous ce nom supposé qu’Engelbert devait lui écrire.

— C’est sa lettre, se dit-elle ; je suis perdue !

Sa pensée s’accrocha à cette branche de salut :

— Ce n’est pas mon nom ; comment saurait-on que cette lettre est pour moi ?

— Faut-il lire aussi celle-là ? demanda madame Leveneur.

— Nous allons voir ; décachète d’abord.

Madame Leveneur décacheta la lettre et la déploya.

La tête de l’imprudente Manette était presque dans l’appartement ; comme le cœur lui battait !

— Lisez donc !


« Chère aimée,


« Hier, en vous quittant, je suis allé dire au concierge de la manufacture, ainsi que je vous en avais prévenu, de me porter toutes vos lettres à l’endroit où j’ai trouvé un refuge, et où j’espère que la police ne parviendra pas à me découvrir. »


— Ah ! ah ! fit Leveneur, ceci commence fort bien

— Continuerai-je ? demanda madame Leveneur.

— Très-certainement ! Je suis curieux de connaître le personnage qui se cache si près d’ici ; car la lettre a été mise au bureau de poste de Saint-Michel-hors-les-Bois, je crois ?

— Oui, répondit madame Leveneur.

— Si mon père allait, maintenant le dénoncer !

Madame Leveneur continua :


« Elle ne me découvrira pas sans doute où je suis, mais je ne pourrai pas toujours demeurer dans cet endroit caché ; il faudra dans quelques jours que j’en sorte ; et pour aller où ? au régiment ? Jamais ! jamais ! »


— C’est donc un déserteur ? interrompit Leveneur,


« Je ne veux pas servir ; non, je ne veux pas pendant huit ans livrer mon corps avide d’indépendance, mon âme d’artiste, à la baguette d’un imbécile nommé caporal ou sergent-major. D’ailleurs, le temps c’est la vie, et ma vie est à la peinture, aux arts, à vous, Clarisse ! »


— Ce n’est pas un déserteur, c’est un réfractaire amoureux, ajouta Leveneur. Mais quelle est donc cette Clarisse à laquelle il écrit ? Vois donc l’endroit où cette lettre est adressée.

— À Serneuil.

— Si près d’ici ! Connais-tu une Clarisse Trélard, à Serneuil ?

— Non.

— Ni moi non plus. Continue,

Madame Leveneur, qui, comme toutes les femmes, avait un côté faible pour les romans, ne se fit pas prier pour reprendre :


« La réflexion, chère aimée, m’est venue avec le calme, et le calme dans la solitude. Ne désespérons pas encore ; disons-nous d’abord que, n’eussé-je pas été dans la position mauvaise où je suis, j’aurais toujours été dans l’impossibilité d’obtenir votre main du consentement de votre père, qui est sans doute un honnête homme, mais qui a l’esprit obscurci par le commerce, le cœur plein des affaires d’intérêt, les goûts nécessairement très-vulgaire. Enfin, jamais un épicier ne donnera volontairement sa fille à un artiste. On a vu des miracles ; celui-là ne se verra jamais. »


— Tiens, dit Leveneur, c’est fort drôle ; il paraît que le père de cette Clarisse est un épicier comme moi. Connais-tu, à Serneuil, un épicier qui se nomme Trélard ?

— Non.

— C’est sans doute quelque épicier retiré. Mais voyons la suite de cette histoire.

— Quel supplice murmura Manette, dont le front suait la glace.

Madame Leveneur lut encore :


« Cependant, si le mépris de votre père pour les gens de mon espèce n’est pas douteux, il ne lui donne pas pour cela le droit de forcer sa fille à épouser un valet d’écurie… »


— Ciel ! dit Manette, toutva être découvert…

— Pourquoi t’arrêtes-tu ? demanda Leveneur à sa femme.

— Pour rien.

— Va donc !

Leveneur ne comprit pas la seconde analogie après avoir senti la première. Sa femme s’y arrêtait un instant comme pure singularité.


« Ainsi, croyez-moi, chère, reprit madame Leveneur, ne nous laissons pas vaincre tout d’abord par la mauvaise destinée. Vous avez quelques jours devant vous ; mettons-les à profit pour préparer un projet qui réussira infailliblement si vous m’aimez comme je vous aime, et je le crois. Ce projet, je vous le dirai, je vous en soumettrai les détails, mais dans ma prochaine lettre, car il faut, avant que je ne vous fasse cette confidence, que vous ayez, répondu à celle-ci ; il faut que je sois sûr qu’elle vous est parvenue. Répondez-moi donc et espérez. À Dieu et « à vous.

« Jérôme Dervieux. »


— Ce Jérôme Dervieux doit être quelque employé à nos manufactures de châles de la prairie ; je m’en informerai.

— Que dit-il ? pensa Manette. Mais il finirait par savoir que c’est Engelbert.

— Pourquoi vous en informer ? dit fort sensément madame Leveneur, puisque vous savez son nom et ce qu’il est ?

— C’est juste, madame Leveneur, c’est juste. Pliez et recachetez cette lettre ; n’en privons pas mademoiselle Clarisse.

— Ma mère nous sauve d’un grand danger, dit Manette en emboîtant le judas à sa place.

Il était temps, Leveneur se levait. Il passa juste à l’endroit du plancher que sa fille venait de quitter ; son talon s’appuya sur le judas.

Mais Manette, était déjà au pied de l’échelle ; elle la plia sans bruit, et alla à tâtons, dans l’obscurité, la porter au coin qu’elle occupait, ayant soin de la cacher derrière le chaos de meubles et d’ustensiles qui la masquaient auparavant. Manette gagna ensuite sa chambre, et elle ne dormit pas.


Longtemps avant l’heure accoutumée, Manette descendit au bureau pour mettre les lettres dans les divers sacs de cuir affectés au service de chaque commune. Son premier soin, on le suppose, fut de prendre celle d’Engelbert et de la cacher dans la poche de son tablier. On sait au prix de quelle émotion elle en avait appris d’avance le contenu.

Pendant la nuit de fièvre et d’insomnie qu’elle venait de passer, nuit de feu, nuit navrante où la mauvaise action de son père l’avait tourmentée jusqu’à lui donner le délire, elle avait discuté avec elle-même tous les moyens de faire savoir à celui qu’elle aimait le danger auquel il s’exposait et l’exposait elle-même en lui écrivant. Il fallait lui dire ce danger sans éveiller en lui d’autres soupçons, sans éveiller ceux de son père, sans dire formellement à Engelbert : Vos lettres sont décachetées et lues. Car c’était pareillement dire à son père : Vous décachetez mes lettres, vous les lisez. Songer à faire, parvenir sa lettre par une autre voie que la poste était une folie, tenue étroitement comme elle l’était.

À quel moyen adroit, subtil, ingénieux recourir ? Manette n’en prit aucun, et ceci est le comble du génie dans la circonstance :

Elle se borna à déguiser un peu son écriture et à dire à son amant ce que la lettre qui va suivre devait forcément apprendre à M. et à madame Leveneur par une indiscrétion semblable à celle de la veille.

L’aventure du pauvre Janton, pour le dire en passant, ayant été connue de tout le village et des environs, le malheureux clerc tomba dangereusement malade ; mais on blâma généralement Leveneur, qui, de jour en jour, allait se faire moins aimer.

La journée se serait passée pour Manette, comme toutes les autres, à vendre du sucre, à peser du café, à timbrer en rouge ou en noir les lettres affranchies, à voler sans cesse de branche en branche sur l’arbre immense de l’épicerie, sans une circonstance qui réclame ici sa place. Deux gendarmes du canton étaient entrés pour boire deux petits verres d’eau-de-vie, car on débitait de tout dans la bienheureuse boutique de Leveneur. Selon l’usage, celui-ci avait aussitôt lié conversation avec eux.

— Que dit-on de nouveau ? Y a-t-il toujours des malfaiteurs, dans les environs ? A-t-on arrêté les assassins de la marquise de Lascars ?

Enfin, il les provoqua tant, que les gendarmes lui répondirent :

— En attendant d’arrêter ceux qui ont pillé le château de madame la marquise de Lascars, nous avons de la besogne toute taillée, nous traquons depuis trois jours un réfractaire caché tout près d’ici ; il nous est avis que nous ne le pincerons pas sans peine : le réfractaire est un gibier difficile.

— Voulez-vous le pincer tout de suite ? leur dit Leveneur.

Manette poussa un cri.

— Qu’avez-vous ? lui demanda un des deux gendarmes.

— Rien… rien… dit-elle ; je viens de me prendre le doigt en fermant trop étourdiment ce tiroir.

— C’est mauvais, cela, mademoiselle ; mettez à la blessure un peu de toile d’araignée, ou du marc de café, ou de l’encre, ou un peu d’huile d’olive, ou même un peu de farine, lui recommanda le gendarme, qui se tournant ensuite vers Leveneur, lui dit :  :

— Comment nous le feriez-vous pincer, ce réfractaire ?

— D’abord, que me donnerez-vous, si je vous le livre ? repartit Leveneur.

Manette regardait toujours son père avec un sentiment d’indignation et de pitié.

— Me donnerez-vous un billet de banque ? continua-t-il avec le même sourire.

— De la banque de Rouen !

Le mot partit comme une balle des lèvres de Manette, et ce mot fit tressaillir Leveneur. Il balbutia, se coupa, et finit par dire :

— C’est une plaisanterie ; est-ce que je sais où se cache ce réfractaire ? À votre bonne santé ! dit-il aux deux gendarmes ruraux en leur versant, en manière de congé, deux nouveaux petits verres d’eau-de-vie.

Dès qu’ils furent sortis de la boutique, Leveneur courut vers sa fille comme pour l’écraser ; il s’arrêta cependant avec la même promptitude, se contint, et lui dit même avec une certaine indifférence :

— Et d’où connais-tu, toi, les billets de la banque de Rouen ?

— Tantôt j’en ai vu un sur votre cheminée…

— Ce n’est que cela, pensa Leveneur… heureusement ! Allons ! elle ne sait rien. N’importe ! il ne faudrait pas que ces effrois se renouvelassent souvent, j’en mourrais.

Leveneur monta dans sa chambre.

Seule, Manette sortit la petite croix d’or cachée dans sa poitrine, et la porta pieusement à ses lèvres. Le soir venu, son père et sa mère étant montés dans la chambre mystérieuse, Manette souffla sur sa lampe, et posa de nouveau l’échelle au milieu de l’arrière-boutique ; elle se plaça sous le judas ; elle le souleva, et le disposa ainsi qu’elle l’avait déjà fait. Manette vit alors passer le cortège d’énormités dont elle avait été frappée la précédente soirée : le cœur brisé de honte, elle attendit que le tour de sa lettre arrivât.

Enfin, madame Leveneur lut à haute voix cette suscription :


« À monsieur Jérôme Dervieux, à la manufacture de châles de monsieur Commandeur, à Saint-Michel-hors-les-Bois. »


— Est-ce que ce serait là notre réfractaire ? dit Leveneur, l’amant de mademoiselle Clarisse Trélard ? Voyons sa réponse.

— Mais je le crois… Mais oui, répondit madame, Leveneur en ouvrant la lettre.

Qu’on juge si Manette prêtait une oreille et une âme attentives !

Madame Leveneur commença :


« Mon cher Jérôme,

« Dieu soit béni pour vous avoir conduit sans péril au lieu de votre retraite ! qu’il soit béni mille fois ! Il aura exaucé mes vœux. Ne vous fiez pas trop, cependant, à la demi-sécurité dont vous jouissez en ce moment. Vous avez raison, vous ne pouvez pas, et moi j’ajoute que vous ne devez pas demeurer toujours caché. On vous découvrirait assurément, car on soupçonne déjà votre retraite. Qui ? comment ? me demanderez-vous, puisque vous n’avez encore écrit qu’à moi, à moi seule, et une seule lettre. C’est que cette lettre a été par hasard décachetée par mon père, et lue par conséquent par lui. Oui ! par mon père. »


Leveneur frappa de ses deux mains ouvertes sur la table, en riant de toutes ses forces. La toux se joignit au rire pour le prolonger.

— Parbleu ! voilà qui se rencontre à merveille : le père de cette demoiselle Clarisse ouvre les lettres de sa fille, qui, par conséquent, les reçoit décachetées deux fois, — par son père et par nous. Voilà une discrète correspondance amoureuse ! Qu’en dites-vous, madame Leveneur ?

— C’est un vrai roman, répondit madame Leveneur, qui, pour la première fois depuis qu’elle aidait par force son mari à commettre tant d’épouvantables sacriléges, goûtait quelque plaisir dans sa triste complicité.

— Oh ! oui, c’est bien drôle ! Mais continue, dit Leveneur à sa femme, qui obéit.


« Vous me dites de ne pas nous désespérer, parce que vous avez conçu un projet qui réussira si je vous aime. Alors, comment voulez-vous que je doute du succès, mon ami. »


— Voyez-vous cela ? voyez-vous les jeunes filles de ce temps-ci ? interrompit Leveneur. Heureusement, Manette est froide comme le temps d’aujourd’hui…

— Ne vous y fiez pas ; Leveneur…

— Quand bien même elle serait comme les autres, est-ce qu’elle oserait jamais, reprit celui-ci, dire à un homme qu’elle l’aime ?

— Peut-être.

— Allons donc ! D’ailleurs, son affaire est faite. Lanisette lui mettra du plomb dans les idées en l’épousant… Mais voyons ce qui suit…


« Voulez-vous que je vous le dise, votre projet ? car je l’ai deviné, et cela assez facilement ; car, à mon sens, il n’en est qu’un de possible. Vous songez à m’enlever, et à dire ensuite à mon père, : À présent, décidez-vous ! Consentez-vous ou non à m’accorder ce qui est déjà à moi ? Et mon père dira oui, parce, qu’en pareil cas les pères disent toujours oui. »


— Et moi, sacrebleu ! à la place de ce père, je dirais non. Rapportez-la-moi, fille ou femme, je la reprendrai !… Une fille qui me jouerait ce tour-là… tenez, madame Leveneur, vous n’auriez plus de fille…

L’échelle trembla comme un jonc.

— Voyons, calmez-vous, Leveneur !…

— Vous avez raison, ceci ne nous regarde pas… Cette enfant n’est pas à nous… S’ils l’avaient élevée comme j’ai élevé la nôtre, à grands coups de verges et de houssines, ses parents n’en seraient pas là. Mais voyons, reprit-il avec le calme d’un simple lecteur de feuilletons, ce que répond la demoiselle à ce beau projet qu’elle prête à son amant.


« Je goûte votre idée, j’approuve votre résolution. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse, et je le ferai. Indiquez-moi l’endroit où vous m’attendrez, l’heure de la nuit où je devrai sortir, et vous verrez si je suis exacte. »


— Elle est complète, s’écria Leveneur en se croisant les bras. Si j’avais le temps j’irais, à l’heure indiquée, à l’endroit de l’enlèvement.


« Mais tout ceci, » dit madame Leveneur, reprenant la lecture de la lettre, « à une condition expresse : c’est que, si mon père, contre toute attente, refusait son consentement après que vous m’aurez enlevée, vous me laisserez disposer de ma vie comme je l’entendrai. »


— Ces chers enfants, dit d’une voix émue madame Leveneur, pourquoi ne pas les marier ?

— Pourquoi ne pas les étrangler, plutôt ? repartit Leveneur. Vous êtes folle. Vous ne vous souvenez donc pas de ce que vous lisez ? Ce jeune homme est un artiste, un peintre ! Mais sachons la fin du chapitre.

— La voici.


« J’attendrai votre réponse, et je suis prête à tout ce que vous voudrez, mon ami ; mais puisque mon père, par un même hasard, peut encore lire votre prochaine lettre, ainsi qu’il a lu la dernière, employez ce moyen pour l’en empêcher : sur les trois premières pages, dites que vous renoncez à moi, que vous êtes froissé de mes refus, et, sur la quatrième, écrivez avec du jus de citron les quelques lignes qui m’apprendront si c’est bien un enlèvement que vous avez projeté, et toutes les circonstances nécessaires pour qu’il réussisse. Mon père n’y verra rien. Quelques jets de flamme me révéleront tout.

« Comme vous dites si bien,

« À Dieu, et à vous,
« Clarisse Trélard. »


— Il me saute à l’instant une idée au cerveau, dit le rusé lévrier du comte de Meursanne ; c’est qu’il n’existe pas plus de Jérôme Dervieux que de Clarisse Trélard, fille d’un épicier de Serneuil.

— Que dites-vous ? qui vous fait croire ?…

— Je gagerais que ces noms en cachent d’autres.

— Quelle idée !

— Elle est juste.

— Mais pourquoi ?

— Parce que les filles d’épiciers, excepté la vôtre peut-être, n’écrivent pas de cette manière-là. C’est trop gentil, trop doré.

— Cependant…

— Savez-vous qui vous dira cela au juste ?

— Qui donc ?

— Manette. Je vais l’appeler. Vous allez voir…

— Manette est couchée.

— Mais non, il n’est pas minuit.

Après avoir entendu cela, Manette, sans savoir comment, se trouva au bas de l’échelle, où elle resta muette, accroupie, presque morte.

Leveneur court au judas, l’ouvre…

— Tiens ! dit-il, il n’y a pas de lumière là-bas. Il appelle :

— Manette ! Manette !

— Mon père ! mon père ! me voilà !

— Vous dormiez ?

— Non, mon père, la lampe s’est éteinte…

— Montez ici un instant…

— Mais…

— On ne vous grondera pas ; montez.

Quand Manette fut montée par l’escalier de la maison jusqu’à l’étage où était la chambre de son père, celui-ci alla vers elle sur le palier, et lui dit :

— Connais-tu cette écriture ?

— Attendez… Mais je crois me souvenir… oui… c’est celle…

— De qui ?

— C’est celle d’une de mes camarades de pension.

— Qu’on nomme ?

— Clarisse Trélard.

— Très-bien. C’est tout ce que je désirais savoir.

Manette, congédiée aussitôt, redescendit et alla remettre la double échelle en place.

Ainsi, sans efforts, avec les lumières de son cœur et du simple bon sens, Manette avait créé, pour sortir d’embarras, et d’un embarras peut-être sans exemple, pour correspondre avec son amant sous les yeux de sa famille, un moyen qui, la même intrigue étant transportée sur la scène, n’aurait pas moins demandé que le génie de Molière, combiné avec celui de Beaumarchais.

Trois jours pleins s’écoulèrent, et aucune réponse n’était encore parvenue à Manette, qui, bien qu’elle se démontrât les embarras du jeune réfractaire pour lui faire parvenir une lettre avec la promptitude et la ponctualité des temps ordinaires, n’était pas moins agitée par le doute et la crainte.

Pendant ces trois jours d’attente, deux événements mémorables eurent lieu.

Lanisette envoya à sa fiancée une oie farcie de marrons qui pesait quarante-cinq livres, et Janton, le clerc de notaire si cruellement bafoué par Leveneur, mourut des suites de la terrible mystification dont il avait été la victime.

Tout le bourg alla à son convoi. Au retour de la cérémonie funèbre, on lança des pierres dans la boutique de Leveneûr.

Le soir, la jeunesse de Saint-Faréol-dans-les-Bois et celle de Saint-Michel-hors-les-Bois attachèrent à sa porte un écriteau où on lisait : Si dans six mois tu n’as pas marié ta fille, malheur a toi !

Les turbulents durent être satisfaits, car le lendemain, qui était un dimanche, on annonça au prône le mariage de mademoiselle Manette Leveneur avec M. Fromenthal Lanisette.

Chaque soir, il n’est pas besoin de le dire, Manette avait placé l’échelle à l’endroit accoutumé et y était montée dans l’espoir, toujours déçu, d’entendre la lecture de la lettre si impatiemment attendue.

Le quatrième jour, sa douleur s’était accrue de la peine que lui avait causée la mort du clerc de notaire et la proclamation de son mariage au prône en pleine église ; — son mariage avec Lanisette !

Il était près de minuit, elle allait redescendre de son observatoire aussi tristement que là veille et les jours précédents, lorsque Leveneur dit en retirant de la boîte à vapeur deux dernières lettres qui y était encore restées :

— Il me semble que celle-ci est de notre amoureux… Vois donc, madame Leveneur.

— Tout juste.

— Ah ! ah ! nous allons donc savoir ce qu’on dit sur la page blanche, si on s’enlèvera ou si l’on ne s’enlèvera pas.

— C’est ma vie ou ma mort, se dit Manette.

— Mais, mon ami, dit madame Leveneur à son mari, nous avons oublié, vous et moi, de faire une réflexion bien importante cependant.

— Et quelle est cette réflexion ?

— C’est que, si nous passons au-dessus de la flamme cette page blanche, que voici, nous allons voir paraître aussitôt les caractères tracés avec l’acide.

— Que voulons-nous autre chose ?

— Sans doute. Mais vous ne songez pas que la jeune fille, en conseillant ce moyen à son amant, comptait qu’elle seule ferait l’opération, que nous allons faire, afin qu’elle seule et non son père pût lire les mots mis en relief par la chaleur. Que pensera-t-elle quand, en ouvrant sa lettre, elle verra ces mots que son père aura nécessairement lus avant elle ?

— Elle pensera ce qu’elle voudra.

— Mais mon ami…

— Nous rendrons service à son père, qui sera prévenu d’un enlèvement…

— Je ne dis pas ; mais cette fois ne violons pas ce secret ; nous en savons déjà assez.

— Mais c’est le meilleur morceau du secret… Y renoncer !

Leveneur approchait déjà la lettre du sommet de la flamme.

— Mais nous n’avons pas lu, — dit madame Leveneur, qui voulait toujours gagner du temps dans l’espoir de faire changer d’idée à son mari, — nous n’avons pas lu ce qui est en caractères visibles.

— C’est inutile ! puisque nous savons que c’est une comédie arrangée d’avance entre les deux amants ! Assurez-vous-en…

Madame Leveneur lut alors :


« Mademoiselle,

« Puisque vos honorables parents, ainsi que vous me le dites, s’opposent à notre union, nous n’avons qu’à leur obéir en silence. »


— Vous voyez ? interrompit Leveneur ; tout le reste est ainsi ; c’est perdre du temps. Passons donc à la page blanche.

— Auparavant vous feriez peut-être bien, mon ami, de vous débarrasser de cette dernière lettre, si vous tenez toutefois à la décacheter…

— Mais oui, en effet, nous aurons plus de temps à nous…

C’était encore un délai obtenu par madame Leveneur, qui à tout prix aurait voulu ne pas désespérer le cœur d’une pauvre jeune fille, la rendre folle presque à coup sûr en lui envoyant une lettre où elle trouverait écrite une page qu’à moins de l’intervention du démon elle aurait dû recevoir entièrement blanche.

Ce répit fut encore accordé à madame Leveneur : son mari laissa un instant reposer la lettre d’amour pour ouvrir l’autre lettre.

— Tiens ! qu’est-ce donc ? s’écria Leveneur en l’ouvrant. Pourquoi a-t-on dessiné cet arbre qui couvre presque toute la première page ? Éclaircissez-moi vite cela madame Leveneur… c’est étrange…

— C’est en effet très-étrange, reprit madame Leveneur, après avoir jeté un coup d’œil sur les cinq ou six lignes d’écriture tracées entre l’extrémité de ce dessin et le bas de là page.

— Eh bien ! tu ne commences pas ?… on dirait que tu es troublée.

— J’ai peur… oui…

— Qu’est-ce donc ?

— Vous allez voir.

Madame Leveneur lut :


« C’est au pied de ce chêne, dont je t’envoie le dessin pour que tu le reconnaisses plus facilement quand tu seras dans la forêt de Cortavel, qu’a été enfouie la cassette de madame la marquise de Lascars… »


— Madanie la marquise de Lascars ! s’écria Leveneur, celle qui a été assassinée, dont on a pillé le château il y a six semaines. Sa cassette dont on a tant parlé ! sa cassette ! répéta Leveneur ému, hors de lui ; mais lis, lis donc ! Oh ! pourquoi ne sais-je pas lire ? je saurais déjà…

— Mais c’est vous qui m’interrompez toujours…

— Qu’ont-ils ? se disait Manette.

— Soit ; mais lis.

Madame Leveneur reprit en tremblant :


« Cette cassette renferme tous les bijoux que nous avons volés à madame la marquise de Lascars, — pour environ quatre cent mille francs. »


— Mais qui donc ose écrire cela ?

— Tu ne comprends pas, répliqua Leveneur, que c’est quelque voleur arrêté pour ce vol ou depuis ce vol, qui invite un autre voleur à mettre cette cassette à l’abri. Que dit-il encore ? mais voyons !


« Je suis condamné à mort, parfaitement condamné ; plus d’espoir pour moi de jouir de ces richesses : profites-en donc… »


— Que disais-je ? cette cassette est à moi, se dit Leveneur, dont l’ambition prit tout à coup les proportions d’un océan. Quatre cent mille francs ! j’achète du coup le château de Meursanne. À qui cette lettre est-elle adressée ?


« À Monsieur Pignatel, poste restante, à Châteauroux. »


— Pignatel est un nom de guerre ; on a un faux passe-port, et l’on va à la poste retirer sa lettre. Est-ce qu’il n’y a plus rien d’écrit ?

— Pardon…

— Ah ! je craignais… Vous tremblez toujours… Mais lisez !

Madame Leveneur acheva :


« La forêt de Cortavel, il faut que je te l’apprenne, est à trois lieues de Saint-Faréol-dans-les-Bois. Une fois dans la forêt, tu suivras le grand chemin des Buttes, — un poteau porte ce nom. Ce chemin se termine au rond-point du Mouton noir, où tu verras six routes : entre dans celle du Pied coupé. C’est une ruelle étroite et qui n’a pas plus de cinquante pas ; au milieu, c’est-à-dire à vingt-cinq pas des deux bouts, se trouve le chêne en question. Il domine de beaucoup tous les autres. Du côté du chemin ses racines noires sortent de terre comme des serpents. Derrière le tronc, la terre est unie et rougeâtre. Creuse dix-huit pouces environ, et tu rencontreras la cassette. Prends tes précautions ; la cassette est lourde, très-lourde.

« Autre renseignement. Ne fais pas le coup avant minuit ; tu pourrais être vu par les gens qui rôdent autour du château depuis que nous l’avons nettoyé. »


— Quelle heure est-il ? demanda tout bas Leveneur.

Ce simple mot versa l’épouvante dans le sang de madame Leveneur ; Manette ne put l’entendre.

— Pourquoi faire ? répondit madame Leveneur, qui se hâta d’ajouter : il est minuit et demi.

— Pour aller nous coucher, dit Leveneur, qui en effet se déshabilla sans plus songer à l’autre lettre, qui ainsi ne subit pas l’épreuve de la flamme.

À peine était-il jour, que Manette descendit au bureau pour s’emparer de cette lettre, qui, quoi qu’elle contînt, était toute sa vie : elle remonta aussitôt dans sa chambre. Là elle alluma une bougie, promena en tremblant la page blanche au-dessus de la flamme, et cette page se couvrit immédiatement de caractères couleur de rouille. Elle put lire ceci :


« Vous avez deviné ma pensée parce que vous êtes dans toutes mes pensées. Oui, mon projet est de vous délivrer de la prison où vous étouffez depuis votre naissance, en vous enlevant et en forçant ensuite votre père à vous donner à moi. Il faut vouloir cela ou rien. Il consentira à notre mariage, et ce mariage, sera votre liberté et la mienne, mon bonheur et je crois aussi le vôtre. Vous exigez de moi que je consente à vous laisser disposer de votre vie, au cas où votre père ne consentirait pas à notre mariage. Est-ce qu’il peut ne pas consentir ? Je vous dis, je vous affirme qu’il consentira. Voulez-vous que je vous le jure ? Je vous le jure.

« Venons à l’exécution. Soyez à neuf heures, pas plus tard, la nuit prochaine, près de votre croisée qui ouvre sur la campagne. Je frapperai deux coups au carreau. Vous ouvrirez, vous descendrez ; il y aura une échelle. Nous ferons à pied un quart de lieue environ. Un cabriolet nous attendra, nous y monterons tous les deux… Dieu fera le reste. »


C’est merveilleux de voir tout ce qui se fait de sérieux, de terrible, de criminel, dans la vie privée, sous les apparences les plus communes, avec les allures les plus banales. On a caractérisé trop poétiquement le contraste en disant ; C’est un volcan sous des fleurs ; car ces fleurs, il faut bien le dire, ne sont souvent que des couches de salade et des planches de radis. Ceux qui passaient et repassaient devant la boutique de M. Leveneur, qui entraient chez lui ou en sortaient, comme de coutume, avec une bouteille d’huile, une livre de sel, un paquet d’allumettes, ne se doutaient guère que, sur ces trois personnes de la maison, l’une devait être enlevée dans la nuit, l’autre errer au milieu d’une forêt pour dérober, à la faveur d’une correspondance surprise entre deux voleurs, une cassette de diamants de la valeur de quatre cent mille francs.

Enfin la nuit vint, et elle vint très-vite, car on était en plein hiver ; mais la soirée fut pesante à traîner pour la famille Leveneur. Manette regardait à chaque instant la pendule à la dérobée, et, lorsqu’elle ramenait ses yeux sur elle-même, elle retenait des larmes. Son père s’occupait aussi beaucoup de l’heure ; mais, pour abréger le temps, il se levait, montait à sa chambre, où on l’entendait ouvrir des tiroirs et comme essayer les ressorts d’une paire de pistolets. Madame Leveneur ne se doutait que trop du but de tous ces préparatifs ; elle en était épouvantée. Jamais, mettant à profit ses criminelles indiscrétions, son mari n’avait tenté un coup pareil à celui qu’il allait faire ; et plus il était hardi, dangereux, sinistré, moins elle osait s’y opposer. Elle entrevoyait la fin certaine, infaillible, de tous ces méfaits. Parfois elle voulait aller tout avouer à son confesseur ; mais la peur la retenait encore. Ses terreurs n’avaient jamais été plus grandes que pendant cette nuit. Se confier à sa fille ? mais elle ne l’avait pas habituée à ces épanchements qui, dans la famille, préviennent tant de malheurs, adoucissent tant de peines ! Leveneur avait contribué à produire cet éloignement parce qu’il savait que tout rapprochement entre la mère et la fille se ferait contre lui.

Quand il fut redescendu, il affecta de la gaieté, une certaine bonté même pour sa fille.

À neuf heures moins quelques minutes, Manette ayant quitté sa place et s’étant dirigée, plus morte que vive, vers l’escalier, sa mère lui dit :

— Où vas-tu ? Tu sais que ton père ne veut pas que tu quittes ainsi ton travail…

— Laisse-la donc aller où il lui plaira, cette chère enfant, lui dit Leveneur.

— Mon Dieu ! je ne m’y oppose que pour vous ; je craignais…

Ce mot de chère enfant, donné pour la première fois par M. Leveneur à Manette, toucha si profondément celle-ci, qu’elle fut sur le point de se retourner, de se jeter au cou de son père et de lui tout avouer, tant Dieu a mis de force dans l’amour filial. Mais ce n’était qu’une parole, le sentiment n’y était pas. Elle produisit ce qu’elle peut produire, une intention, un geste. L’injustice paternelle devait irrévocablement s’expier.

Il n’était que neuf heures quand Leveneur quitta sa boutique pour se rendre, à trois lieues de chez lui, dans la forêt de Cortavel. On touchait à la fin de décembre ; la nuit était terne et froide ; il bruinait, les chemins se cachaient sous une lame de verglas. Pour un homme endurci comme Leveneur, le froid et les mauvaises routes n’étaient pas un sérieux obstacle. Il fit bravement ses trois lieues en deux heures et demie, en sorte qu’il se trouva à l’entrée de la forêt de Cortavel à onze heures et demie. Il calcula qu’il lui fallait au moins une heure pour arriver jusqu’à la ruelle du Pied-Coupé, où se trouvait le chêne sous lequel était enfouie la cassette de la marquise de Lascars.

Mais, dès qu’il se fut un peu avancé dans la forêt, il s’abaissa sur lui un brouillard si épais, que l’habitude qu’il avait de la forêt de Cortavel lui suffit à peine pour se conduire. Quoique le chemin des Buttes fût assez large, il s’en écartait souvent, et il avait alors toutes les peines du monde à se retrouver. Il éprouva plus d’une fois une commotion nerveuse en se sentant coudoyer par quelque tronc d’arbre, ou frôler le visage par une branche morte. Il s’arrêta un moment pour porter vivement les mains à ses pistolets en voyant ou en croyant voir passer devant ses yeux une lueur écarlate comme celle qui jaillirait d’une lanterne portée dans le brouillard.

Enfin il arriva au rond-point du Mouton noir, et il enfila l’étroite ruelle du Pied coupé, celle où les assassins de la marquise de Lascars, selon l’aveu de l’un d’eux, avaient caché la cassette. L’obscurité était complète ; elle faisait voûte sur sa tête. En ce moment son énergie l’abandonna tout à fait, et il eut ce frisson d’acier qui trompe rarement quand il pénètre dans le cœur de ceux dont la peur n’est pas l’état ordinaire ; il se sentit dans l’impossibilité complète de faire usage de ses armes en cas d’attaque. Ce ne fut qu’un instant ; le lion rentra dans sa peau. Leveneur frappa du pied le sol en homme non-seulement décidé à braver le danger, mais à le provoquer, à l’aspirer par tous ses pores. Ses narines s’enflèrent, il respira fortement, et il se dit : Nous y voici ! Il était en effet au pied du chêne si exactement désigné dans la lettre de l’assassin. Accroupi dans la brume, il commence à creuser avec la petite bêche qu’il avait apportée ; en moins de dix minutes il a fait un trou de plus de deux pieds de profondeur. — Que signifie ? se demande-t-il avec étonnement en s’essuyant le front, je ne vois rien. Le voleur a dit de creuser dix-huit pouces ; en voilà plus de trente, et rien ! pas, de cassette ; toujours de la terre ! — Il recommence ; il bêche, il élargit le trou, il fouille encore… même déception. Une troisième fois il se dispose à reprendre son œuvre lorsque la lueur rouge qu’il a déjà aperçue à une lieue de là l’éclaire par derrière, s’épanouit, l’inonde, et projette son ombre gigantesque sur le chemin. Leveneur empoigne ses pistolets… se retourne pour faire feu… sa fille et Engelbert sont devant lui. Il recule, laisse tomber ses pistolets ; il veut parler, il étouffe, il recule et s’adosse contre le chêne.

— Le trésor n’existe pas, lui dit froidement Engelbert ; il n’y a pas de cassette. C’est moi qui ai écrit cette lettre qui vous a trompé, parce que je n’ignorais pas que vous les ouvriez toutes.

— C’est faux ! comment sauriez-vous ?…

— Je sais que vous les décachetez, parce que j’ai soupçonné d’abord que vous aviez ouvert la lettre que j’écrivais à ma mère, et parce que j’ai été convaincu ces jours derniers que vous aviez pareillement ouvert celles que nous nous écrivions votre fille et moi.

— Ma fille et vous !

— Votre fille et moi ; je suis le réfractaire qui lui écrivait, celui qu’elle aime, celui qui l’a enlevée cette nuit. Vous voyez que je sais bien que vous décachetez les lettres.

— Silence ! ou je suis mort.

— Vous devinez à quel prix je garderai le silence ? répondit Engelbert en montrant Manette.

— Je le devine, mon gendre, répliqua Leveneur en posant sa large main sur l’épaule d’Engelbert.

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Leveneur a vendu son bureau de poste.