De neuf heures à minuit (Gozlan)/Le Valet de chambre Poliveau

Victor Lecou (p. 172-222).

LE VALET DE CHAMBRE POLIVEAU.


À dix heures, le colonel de Lostains s’éveilla, et il fut étonné, après la semonce qu’il avait faite la veille à son valet de chambre, de ne pas le voir près de lui. Depuis plus de quinze jours il avait à se plaindre de Poliveau, qui l’éveillait toujours trop tard, négligeait de lui apporter la potion de tisane amère recommandée par le docteur, et manquait enfin aux devoirs dont il avait eu jusqu’alors l’habitude de s’acquitter avec ponctualité. — Il est pourtant dix heures, pensa le peu endurant colonel ; où donc ce malheureux Poliveau est-il allé ? Je ne me souviens pas de lui avoir donné hier soir, en rentrant, des commissions à faire. Peut-être est-il dans la pièce à côté ? — Le colonel sonna légèrement, puis plus fort, puis très-fort ; — aucun mouvement dans la pièce à côté. Il attendit, espérant qu’à défaut de son valet de chambre les gens de l’hôtel accourraient près de lui. Personne ne vint. — Allons, se dit-il, c’est encore une demi-heure à patienter. Poliveau ne peut être allé bien loin, s’il est sorti… Dormons. — Le colonel posa sa tête sur l’oreiller, et chercha à se rendormir ; mais, moins docile que ses soldats, le sommeil s’obstina à ne pas obéir à ses ordres. Onze heures sonnèrent à la pendule sans que le moindre bruit trahît le retour du paresseux valet de chambre. — Ceci passe la plaisanterie ! s’écria M. de Lostains, lassé d’attendre. Si je ne me lève pas, comment aurai-je le temps de déjeuner et d’aller au ministère de l’intérieur, où j’ai audience à midi et demi pour parler au chargé des beaux-arts de cette représentation à bénéfice que j’ai promis à Praline d’obtenir pour elle ? Praline ne me le pardonnerait pas. Elle me dira encore que je la berce de fausses promesses, que je ne m’occupe pas d’elle, et mille choses désagréables dont elle sait me mitrailler sans avoir l’air de m’en vouloir.. Abominable Poliveau ! Bientôt onze heures et demie, et il ne paraît pas !… — Autre douleur du colonel de Lostains, c’est que sans Poliveau il ne pouvait se livrer à certains détails de toilette commandés par ses prétentions exagérées à une éternelle jeunesse, malgré ses cinquante-sept ans. Et Praline ne manquerait pas de venir pour connaître le résultat de la démarche faite pour elle auprès de l’administration des beaux-arts… Le dernier coup de sonnette du colonel fut si violent, que la main arracha le cordon, le cordon le fer auquel il était fixé, et que le fer tomba sur son front, qu’il contusionna d’une façon assez désagréable. De rage, il sauta sur l’un des sabres croisés en faisceau au chevet de son lit, et il en tira la lame en proférant un terrible juron à l’adresse de Poliveau. Si Poliveau eût été là !… Mais qui sait où était Poliveau ?

Profitant de la circonstance véhémente qui l’avait fait sauter à bas de son lit, M. de Lostains passa une robe de chambre, et courut sur le palier de son appartement pour parler de plus près à l’oreille de ses gens, puisque la sonnette n’avait pas eu la puissance d’éveiller leur attention. — Vautier ! cria-t-il d’une voix de tonnerre, Vautier ! — Vautier était le cuisinier de l’hôtel, — Mais Vautier ne répondit pas plus que Poliveau. D’une façon encore plus foudroyante, le colonel appela Jamblin, son cocher. Pas de Jamblin. — Stephen ! Stephen ! — Le jeune groom, le maudit Stephen, qui ne s’absentait jamais sans la permission expresse du colonel, fut sourd à l’appel. — Toi, je te ferai manger par tes chevaux, s’écria le colonel en secouant de ses mains crispées par la colère la rampe de l’escalier. Mademoiselle Marguerite ! mademoiselle Marguerite ! — C’est à la lectrice de sa tante, une vieille demoiselle de quarante-cinq ans, que M. de Lostains adressa son dernier appel et son dernier juron. — Il se retira ensuite dans sa chambre ; il entendit sonner midi. — Midi ! dit-il, en grinçant les dents. Je n’arriverai jamais à temps au ministère de l’intérieur. Praline ne me le pardonnera pas… Infâme Poliveau !

Enfin, Poliveau parut : il avait le visage humble, timide, mais assez calme cependant pour qu’on pût croire à la pureté de sa conscience.

Le colonel lui dit :

— Approche !… Si tu n’avais pas été militaire, cette cravache…

Le colonel l’avait saisi par le bout de l’oreille.

Poliveau poussa un cri de douleur.

— Regarde l’heure, misérable ! Plus de midi !… J’ai attendu deux heures !

— Colonel, je vais vous dire…

— Je te chasse !

— Mais écoutez-moi…

— Rien ! Combien t’est-il dû ?

— Mais, mon colonel, c’est madame votre tante…

— Comment ! ma tante… Qu’a-t-elle à voir en tout ceci ?

— Si vous ne me laissez pas vous expliquer…

— Parle… Voyons…

— Madame votre tante, qui est très-pieuse, comme vous le savez…

— Je n’en savais rien.

— Elle est très-pieuse, au fond ; mais, comme elle ne vous suppose pas de votre côté très-porté pour la religion, elle cache son jeu avec vous. À son âge, quatre-vingt-trois ans, c’est assez naturel… Madame votre tante, donc, a voulu ce matin aller entendre prêcher M. de Ravignan…

— Et c’est là ton excuse ?

— Sans doute, puisque madame de Lostains a désiré que je l’accompagne. Son rhumatisme l’oblige à s’appuyer sur le bras de quelqu’un pour marcher, descendre de voiture…

Une impatience mal contenue altérait le visage de M. de Lostains.

— Mais tu n’es pas le domestique de ma tante !

— C’est vrai, mon colonel ; mais je n’ai pas osé lui désobéir.

— En vérité, murmura le colonel, ma tante devient tout à coup d’une exigence incroyable… insupportable…

— Vous comprenez, mon colonel ?

— Eh bien ! fallait-il pour cela être quatre heures absent ?

— Mais, mon colonel, le sermon a duré près de quatre heures.

— Quatre heures au sermon !… Je ne savais pas ma tante si dévote, malgré sa conversation si légère… ses principes si faciles… Elle me trompait peut-être… ou plutôt, pour ne pas me contrarier, elle affectait, comme tu le dis, cette morale indulgente… plus qu’indulgente… Ah ! elle a jeté le masque ! Quatre heures au sermon !

— Ah ! monsieur le colonel, c’est que le prédicateur a dit un tas de choses bien belles… Je n’y ai rien compris. Je me disais pourtant : Le colonel doit rager dans sa peau. Mais que faire ? Trois fois je me suis permis de prévenir madame votre tante que vous m’attendiez, et elle m’a toujours répondu : Le salut avant tout !… Mon neveu patientera… Il faut d’ailleurs qu’il s’y habitue. Demain, tu m’accompagneras encore, a-t-elle ajouté :

— Demain !… elle est donc devenue folle ?

— Oui, mon colonel ; et après-demain, et pendant huit jours. Il paraît qu’il y a en ce moment à Paris des prédicateurs en masse.

En se disposant pour que Poliveau lui fit la barbe, le colonel dit à demi-voix :

— Je dirai deux mots à ma tante… Je ne veux pas que mes gens soient constamment dehors pour elle… Cela me contrarie… me gêne… Eh ! mon Dieu ! que ne restait-elle à Poitiers ?… Elle à sa manière de vivre, moi la mienne… Mille tonnerres ! midi un quart… et je ne suis pas prêt…

— Vous voilà rasé, colonel… Maintenant, aux cheveux… Les passerons-nous à la teinture, aujourd’hui ?

— C’est indispensable.

— Oui, mon colonel… Les noirs ont, depuis huit jours, battu furieusement en retraite… les blancs en ont profité pour gagner du terrain. Opérerons-nous aussi sur la moustache et les favoris ?

— Ne veux-tu pas que j’aie les cheveux noirs et le reste blanc ? Mais hâte-toi…

— Oui, mon colonel.

Et Poliveau passa une première couche sur les cheveux de M. de Lostains, qui, de blancs qu’ils étaient, devinrent d’abord rouges. La seconde opération était destinée à les rendre bleus ; la troisième et dernière couche, noirs comme du jais.

Pendant ce travail, le colonel rongeait le frein, voyant s’écouler les minutes et approcher l’heure de son rendez-vous au ministère…

— Vous avez dû furieusement pester contre moi, mon colonel, si vous avez pris la peine de sonner ?…

— Comment ! si j’ai pris la peine de sonner…

— Tiens ! vous avez une bosse au front… Vous seriez tombé ?…

— C’est parce que j’ai trop sonné… brigand !

Le valet de chambre ne comprit pas trop le sens de cette réponse, il devina seulement que l’orage avait dû être épouvantable dans l’appartement pendant son absence… Il se tut un instant, mais pour reprendre en ne cessant pas d’oindre la barbe du colonel :

— Si vous avez appelé Vautier, vous avez dû aussi être étonné de ne pas le voir…

— J’ai appelé aussi Vautier, répondit M. de Lostains… Où était donc cet infâme cuisinier ?… Il ne sort jamais de si bonne heure, ajouta-t-il, les yeux toujours fixés sur la pendule et pendant qu’il achevait de s’habiller.

— Vautier était à confesse…

— Mon cuisinier à confesse ! Et qui lui a permis de se confesser ?

— Madame votre tante le lui a ordonné hier.

— Encore ma tante !… murmura le colonel en appliquant à l’œillet de sa boutonnière la longue brochette de croix dont il était chevalier, officier et commandeur.

— Elle veut que désormais nous nous confessions tous les premiers du mois.

— Ah ! c’est trop fort !.. Et toi aussi ?…

— Oh ! moi, mon colonel, je suis voltairien.

— Imbécile !…

— Je me confesserai si vous l’exigez…

— J’exige que tu ne t’absentes plus désormais sans ma permission, entends-tu ?…

— Et si madame votre tante ?…

— Tu m’entends ?…

— Oui, mon colonel.

— Mon cuisinier… jusqu’à mon cuisinier dont elle dispose !… Elle était si bien à Poitiers !…

— Madame votre tante aurait dû peut-être remettre à demain la communion de Stephen et de Jamblin.

Le colonel faillit déchirer en deux l’habit noir qu’il passait, en apprenant que son cocher et son groom n’avaient pas répondu quand il les avait appelés, parce que sa tante, madame de Lostains, leur avait enjoint d’aller communier.

— Mais l’hôtel, s’écria-t-il, devient décidément une sacristie. Ma tante abuse de la permission que je lui ai donnée d’employer mes gens à son service…

— Madame votre tante ne se gêne pas pour dire qu’elle a besoin de sanctifier cette maison… ajouta Poliveau, sous la main habile duquel la chevelure blanche, puis rouge-feu du colonel, avait acquis un beau bleu lustré… et quant à mademoiselle Marguerite…

— Je l’ai aussi traitée selon ses mérites, celle-là, dit le colonel… sois tranquille.

— Monsieur le colonel l’a peut-être appelée ?…

— À ébranler la maison… pas davantage.

— Elle n’est plus dans la maison…

— Comment cela ?

— Madame votre tante l’a renvoyée hier.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle a trouvé dans sa chambre un ouvrage impie, libertin, que sais-je ? Mademoiselle Marguerite a eu beau dire qu’elle ignorait comment ce livre, était entré dans l’hôtel, madame votre tante lui a donné son congé.

— Une si bonne, une si honnête fille !

— Un si joli livre !

— Et quel est ce livre ?

— Les Amours du chevalier de Faublas, répondit Poliveau en passant la troisième couche sur les cheveux blancs du colonel, afin de les rendre noirs.

— L’ouvrage est léger, reprit M. de Lostains : mais une fille de quarante-cinq ans…

— Et qui n’a jamais été mariée…

— Il n’est pas possible qu’elle l’ait renvoyée sur un motif aussi ridicule ?

— Je vous le jure, mon colonel.

— Elle la reprendra.

— Oh ! mon colonel, vous ne connaissez pas madame votre tante, répliqua Poliveau, qui allait commencer à pratiquer sur la moustache et les favoris de son maître le second travail chimique qui de la nuance blanche, devait les faire passer successivement à la nuance rouge, bleue et noire.

— Elle me connaîtra aussi !… Mille et mille malédictions d’enfer ! une heure !… Il me faudra un quart d’heure pour me rendre au ministère de l’intérieur… Trois quarts d’heure de retard ! Et Praline qui sera ici à deux heures pour connaître la réponse du chargé des beaux-arts !… Mon chapeau !… vite, mon chapeau… mes gants…

— Mais, mon colonel, dit Poliveau au milieu des mouvements désordonnés de son maître, ce qui fit que celui-ci ne s’arrêta pas à la remarque, mon colonel, votre moustache n’a que deux couches, et vos favoris n’en ont qu’une.

— Mon chapeau ! mes gants ! te dis-je… A-t-on attelé ?

— Oui, mon colonel ; mais vos favoris ?… répéta Poliveau d’une façon encore moins distincte, et plutôt pour s’acquitter d’un devoir dont l’oubli lui eût coûté cher que pour appeler l’attention du colonel sur une fatale négligence de toilette.

Sourd à cette observation, et Poliveau ne voulait pas autre chose, le colonel dit à son valet de chambre, en posant son chapeau, en mettant ses gants, en cherchant sa canne et son lorgnon :

— Si Praline vient, qu’elle attende.

— Je ne manquerai pas de le lui dire ; mais…

— Mais quoi ?…

— Il y a une petite difficulté…

— Une difficulté quand j’ordonne ! C’est nouveau.

— Vous savez que madame votre tante…

— Encore ma tante ?… Au diable !… Je suis pressé ; au retour, tu me diras ce qu’elle veut, ma tante.

— C’est bien simple, ce qu’elle veut. Elle veut que mademoiselle Praline… Mais vos favoris, mon colonel…

Cette fois, la voix de Poliveau, en ramenant l’attention du colonel sur ses favoris, qui n’avaient subi qu’imparfaitement l’onction du cosmétique, fut si confuse, que le colonel, tout entier à ce qui regardait Praline, ne se préoccupa que d’elle. Se retournant brusquement :

— Ah çà ! est-ce que ma tante se mêle aussi de ?…

— Elle s’en mêle si bien, qu’elle m’a ordonné de ne plus faire monter mademoiselle Praline chez vous que par l’escalier de service, celui par où l’on monte les provisions, le bois, l’eau.

— Je te le défends bien !

— Pourtant, si madame votre tante ?…

— Paix ! Praline montera par le grand escalier.

— Aujourd’hui ?

— Toujours !

— C’est bien, mon colonel.

Et, de manière à n’être presque pas entendu, Poliveau ajouta :

— Et vos favoris ?… et votre moustache ?… ne craignez-vous pas ?…

Le colonel de Lostains ne pouvait plus entendre la voix de son domestique. Il avait descendu l’escalier avec ses jambes de vingt ans, s’était élancé dans sa voiture, et courait déjà, de toute la vitesse élégante de ses chevaux anglais, à la rue de Grenelle, à l’hôtel du ministère de l’intérieur.

Depuis sept ans que Poliveau servait le colonel, il s’était minutieusement étudié à connaître son caractère violent, ses goûts de vieille coquette et ses manières de ci-devant jeune homme, dans le but, chaque jour plus rapproché, de se rendre indispensable. D’année en année, par des moyens sourds et couverts, il s’était de plus en plus emparé de son esprit, en supportant d’abord ses coups, ensuite ses colères, enfin ses mauvaises humeurs. Doué d’une pénétration diabolique, il prévoyait le moment où la vieillesse, jointe aux infirmités, lui livrerait son maître. Mais que d’obstacles de tout genre à vaincre sans bruit ! Il fallait détacher le colonel de l’affection de ses amis, de la surveillance de ses parents, représentés par une vieille tante, femme aussi charmante de caractère que respectable par son âge, et qu’il avait dépeinte au colonel sous les plus fausses couleurs du monde pour la lui faire détester, et empêcher, par là, un-projet dont il avait connaissance, lui Poliveau, qui l’avait vue avec horreur s’implanter à l’hôtel depuis trois jours ; il fallait le détacher de sa maîtresse, la danseuse Praline, qu’adorait le colonel, et dont elle épongeait la bourse avec l’habileté commune à celles de son espèce. Bien d’autres difficultés entravaient encore les plans de l’astucieux valet de chambre. Poliveau ne savait ni lire ni écrire : il fallait qu’il devinât tout avec l’instinct de son ambition. Elle était prodigieuse, il est vrai ; Poliveau, instruit, né, élevé dans la classe bourgeoise, serait devenu un homme capable, un homme peut-être extraordinaire, ou un habile général ou un excellent ministre. Il tenait d’une nature généreuse les qualités rares et difficiles qui font presque toujours réussir ; le désir actif, inquiet, incessant, la connaissance innée, de l’humanité, la patience du martyr, la finesse oblique de la femme ; mais le hasard, cet impitoyable brouillon, lui avait attaché un tablier, autour des reins et mis un plumeau de valet de chambre à la main. Il n’eût pas été plus moqueur en faisant de Philippe II un tapissier, et du cardinal de Ximénès un tailleur.

Au lieu d’avoir à conquérir un trône sur la volonté d’un peuple, Poliveau avait à soumettre à sa domination le maître que le sort lui avait donné.

Par une faiblesse commune aux militaires, le colonel de Lostains avait voulu avoir pour valet de chambre un ancien soldat. Il fondait cette préférence sur certaines habitudes d’ordre, de discipline, de propreté, qui se rencontrent souvent chez ceux qui ont passé une partie de leur vie sous le joug de fer de l’armée. Le colonel avait raison au fond ; mais le choix répondait-il au principe ? Poliveau avait-il servi dans toute la rigueur du mot ? D’abord remplaçant, c’est-à-dire mercenaire et mauvais soldat, il avait déserté pour passer aux Antilles, où, faute de mieux, Poliveau s’était engagé dans un régiment colonial, sans devenir un meilleur sujet. Trois mois après un nouvel enrôlement, il désertait encore, mais, cette fois, pour se faire pirate à travers les îles du Vent. Pendant plusieurs années, il avait écumé les mers sous les feux d’un soleil meurtrier et la menace de la fièvre jaune. Ayant peu gagné d’argent à ce métier, il revint en Europe, où le hasard, son protecteur, le jeta devant les bottes du colonel, qui, ignorant les antécédents de Poliveau, le prit pour son domestique. C’est au milieu de l’atmosphère riche et tranquille où l’ancien flibustier se trouva tout à coup transporté que se développa en lui le génie de la cupidité, armé de tous les moyens de l’exercer contre son maître. Commencer trop tôt à l’appliquer, c’eût été tout compromettre, tout perdre. Il attendit, il attendait encore ; seulement, il agissait maintenant à petit bruit, écartant les broussailles, regardant où il posait le pied, et ne perdant pas de vue le but qu’il voulait saisir au moment opportun.

Assis dans le fauteuil de son maître, au milieu d’un charmant boudoir, Poliveau plongeait le regard dans toute l’étendue des vastes pièces dont les portes étaient restées ouvertes par la sortie tempétueuse du colonel. — Ah ! si ceci était à moi, disait-il, ces meubles en palissandre, ces rideaux de damas, ces tapis, ces pendules de quatre mille francs la pièce, et parbleu ! cet hôtel aussi !… oui… mais comment ?… Qui dit trois fois comment, s’écria Poliveau, est un imbécile… et je ne le suis pas, Dieu merci ! Et en se levant pour se verser du madère dans une délicieuse coupe de cristal, qu’il osa prendre, sur la table de son maître, sorti sans déjeuner, Poliveau se dit encore : Victoire viendra aujourd’hui à trois heures rapporter le linge fin du colonel… Elle a un beau nom, et qui répond bien à mes espérances. De jour en jour le colonel la trouvant plus jolie, j’ai été presque forcé de la faire passer pour ma sœur. Il n’était pas décent que je devinsse dans un temps plus ou moins prochain le rival de mon maître… Le colonel la croit donc ma sœur… Et, quand Praline le tourmente, quand il est las d’elle, il ne manque jamais de me dire : Poliveau, il me semble que ta sœur n’est pas venue depuis longtemps… Serait-elle malade ? C’est une fort gentille enfant… — Oui, mon colonel. — Quel âge a-t-elle ?… — Seize ans et demi… — C’est bien jeune… Et le brave colonel d’ajouter : J’ai là un tas de gilets, de cravates et de mouchoirs qu’elle néglige de venir chercher… Comme si je ne voyais pas que son linge est aussi blanc que lorsque Victoire le lui porte… Il fait semblant de le salir, il le froisse… Doucement pourtant, mon cher moi-même ! nous voulons bien une passion ardente, aveugle, mais pas d’amourette… Nous avons nos projets… Allons ! encore un second verre de madère… Non ! pas de second verre… Le vin est un traître… Poliveau retira sa main, qui effleurait le bouchon de la vieille bouteille… D’ailleurs, on avait sonné. Serait-ce déjà la maîtresse du colonel ?

C’était sa tante, la comtesse de Lostains.

Poliveau prit aussitôt un air humble, et s’inclina jusqu’à terre :

— Comment t’appelles-tu, mon ami ? demanda d’un ton guilleret la vieille comtesse de Lostains en se jetant, la béquille entre les jambes, dans le fauteuil en damas cerise de son neveu.

— Je m’appelle Poliveau, pour vous servir, madame la comtesse.

— Baliveau ?… Quel drôle de nom pour un valet !

— Poliveau, madame la comtesse.

— Quel ridicule nom tu as, mon pauvre Soliveau ! Dans mon temps, heureux temps ! nos valets s’appelaient Frontin, Bourguignon, Poitevin, Lorrain, Comtois, mais jamais Godiveau.

— Poliveau, madame la comtesse.

— Soit. Eh bien ! mon pauvre Poliveau, je crois que la tête de mon neveu déménage. Quelle folie est donc la sienne ! quelle fantaisie enragée le possède pour donner dans la dévotion à ce point…

— Mon maître a toujours été très-pieux, madame la comtesse.

— Pieux tant qu’on voudra, mais cagot comme un rat de sacristie… Allons donc ! il est le premier de sa race à s’enfariner ainsi de momeries… Vouloir, pour l’obliger, que j’ordonne en son nom à son cuisinier d’aller à confesse !… Je vous demande un peu l’amélioration que cela apportera aux ragoûts qu’il nous fait… À son cocher et à son groom d’aller communier !… Vouloir encore que je chasse mademoiselle Marguerite parce qu’on a trouvé le Chevalier de Faublas dans sa chambre. Hélas ! ce n’était que le roman, et non le chevalier !… Vouloir même que j’aille de bonne heure, avant mon chocolat, entendre prêcher à Notre-Dame, en compagnie d’un chenapan comme toi… C’est de la folie la mieux caractérisée…

— Madame la comtesse, je ne suis pas un chenapan, mais…

— C’est bon, c’est bon ! monsieur Joliveau…

— Poliveau… madame la comtesse.

— Je venais voir mon très-pieux neveu pour lui dire… ce que tu lui diras toi-même, puisque je ne puis jamais le rencontrer, puisqu’il est toujours aux offices… que le genre de vie qu’on mène ici n’est point du tout mon fait. On sait qu’il faut aimer Dieu pour obtenir la vie éternelle, infiniment éternelle, j’en ai peur ; aimer aussi son prochain, quoiqu’on général il soit fort peu aimable ; mais cet amour a des bornes… chez moi surtout… Tu lui diras donc que, s’il ne veut pas me laisser vivre à ma guise, me laisser damner tout à mon aise, car, à ses yeux, ce doit être péché mortel que d’aimer Dieu tranquillement ; et en gens bien nés, je partirai demain pour Poitiers, ne voulant pas donner plus longtemps à sa maison le scandale de ma présence.

Un sourire de jubilation courut sur la face de Poliveau, à cette nouvelle du prochain départ de madame de Lostains.

— Madame la comtesse, je répéterai vos paroles à M. le colonel.

— Colonel de bénitier, murmura la vieille comtesse de Lostains avant de reprendre ainsi : Tu lui diras que je ne l’empêcherai nullement, s’il consent à ma proposition, d’aller du matin au soir à l’église, de faire maigre six fois par semaine, et de se donner la discipline au milieu de la nuit… Mon pauvre frère ! quel joli neveu vous m’avez ménagé pour les délices de mes vieux jours ! Enfin ! tu as compris, Maniveau ?

— Oui, madame la comtesse… Mais j’oserai dire à madame, avec tout le respect qui lui est dû…

— Voyons, qu’as-tu à me dire ?…

— Je crains…

— Après ?

— J’ai peur…

— Tu crains… tu as peur… parle donc.

— Que M. votre neveu, quoique vous aimant et vous vénérant beaucoup, ne veuille… ne puisse consentir à ce que vous désirez de lui… Mon maître est profondément voué aux pratiques religieuses depuis plusieurs années, tout en affectant d’aimer le monde et ses distractions…

— Vas-tu longtemps prêcher ainsi ? Que veux-tu dire ? Que mon neveu ne me permettra pas de manger du veau le samedi si j’en ai l’envie ?…

— Je le crains, madame la comtesse.

— Et qui te porte à croire cela ?

— Il s’est déjà exprimé sur votre compte d’une manière si franche…

— En vérité ?…

— Oui, madame la comtesse.

— Et à qui, s’il vous plaît ?

— À son directeur de conscience, qui vient quelquefois déjeuner en tête à tête ici avec lui…

— Jules a un directeur de conscience ?

— Il en a deux, madame la comtesse.

— C’est trop fort ! Ainsi, tu crois que nous ne nous entendrions pas, mon neveu et moi, si je prétendais jouir chez lui d’une liberté d’opinion complète comme celle que je lui accorde ?

— Vous ne vous entendriez pas, madame la comtesse… et le colonel, quoique dévot, est violent…

— Il ne me manquerait plus que d’être exposée aux violences de mon neveu… Me voilà tout à fait édifiée sur son caractère… Je m’étais trompée… Mes projets sur lui sont coulés à fond… Sottenveau, mon ami…

— Poliveau, madame la comtesse, si cela vous était égal.

— Cela m’est parfaitement égal. Poliveau… je ne me ferai jamais à cet horrible nom… tu iras commander des chevaux pour ce soir… non, pour quatre heures… le plus tôt sera le mieux… Ah !… écoute encore… Donne-moi du papier, une plume… Je veux écrire deux mots à ton maître.

— Si madame la comtesse veut aller jusqu’à ce secrétaire, elle trouvera tout ce qu’il faut pour écrire…

En quittant le fauteuil où elle s’était assise, la comtesse promena le regard autour d’elle, et jeta ensuite un cri d’étonnement. Elle passa ses mains sur ses yeux, afin de s’assurer qu’ils ne la trompaient pas ; mais sa surprise ne fit qu’augmenter.

Poliveau s’arma intérieurement contre le danger qu’annonçait cette stupéfaction de la comtesse de Lostains.

— Ce que je vois me confond. Quoi ! mon neveu, qui est si porté aux choses saintes, cet homme tout en Dieu, a chez lui, dans son cabinet, je devrais dire dans son boudoir, car ceci est un véritable boudoir, des tableaux pareils !…

La comtesse avait placé ses lunettes sur le nez, et s’était approchée d’un mur garni des peintures les plus profanes.

— Je ne me trompe pas : une Nymphe endormie, peinte par Boucher, des fleurs sur son sein de lis et de rose, des tourterelles se becquetant sur sa tête, des amours couchés à ses pieds… Très-bien… c’est charmant… Que vois-je encore ? Un Watteau… les Amours d’été, des nudités pour vingt mille francs… Un Lancret ! le Baiser d’adieu, un bijou de ce peintre libertin. Partout des sujets licencieux ! des statuettes d’une hardiesse !… Et qu’y a-t-il derrière ces rideaux, au fond de cette alcôve ?… Ah ! grand Dieu !… mon neveu !… mon, neveu !  !  ! vous gardez de pareils tableaux près de votre chevet !… Ah ! j’en rougis… Caniveau ! Caniveau !

— Madame la comtesse…

— T’es-tu aperçu de quelque dérangement sérieux dans l’esprit de ton maître ?

— Jamais, madame la comtesse…

— Que signifie pourtant cette contradiction ? Tu m’assures que mon neveu passe sa vie à méditer sur Dieu, et je n’aperçois ici que des tableaux qui feraient baisser les yeux à un garde-française !

— Je vais vous dire, madame la comtesse… Mon maître a voulu s’entourer de ces peintures pour s’éprouver… pour résister à la tentation…

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que tu es bête ou que mon neveu est fou ! s’écria la comtesse en tombant à la renverse sur un divan pour rire tout à son aise.

Largillière, ce peintre du bon temps des fines marquises et des hautes duchesses, aurait saisi une excellente étude dans l’attitude de cette ironique vieille femme, dupe de la profonde hypocrisie du valet Poliveau et se pâmant de bonheur, l’éventail d’une main, sa béquille de l’autre, à la pensée que son neveu, un colonel, avait dépensé pour cent mille francs au moins de peintures érotiques dans l’unique but de mettre ses passions à l’épreuve de la tentation, comme un nouveau saint Antoine, lequel, après tout, l’avait subie, mais non provoquée.

Quand elle eut assez ri, la comtesse se plaça devant le secrétaire du colonel, et elle écrivit le billet suivant, et en si gros caractères, presque moulés, que le subtil valet de chambre aurait pu la lire sans effort tout en faisant semblant de mettre de l’ordre dans le boudoir ; mais Poliveau ne savait pas lire : c’était le côté faible de cet ambitieux, si toutefois il ne devait pas à cette infirmité morale une ardeur plus inquiète et plus dévorante de réussir. Que d’hommes ont remplacé l’orthographe par le génie !


De Mme  la comtesse de Lostains à M. de Lostains, son neveu.


« Mon cher neveu,

« Convaincue bien à regret, que vous ne convenez pas à la personne que je vous destinais en mariage, ou, si vous l’aimez mieux, que la femme sur laquelle j’avais jeté les yeux pour vous ne vous conviendrait nullement, à cause de votre caractère dont je ne m’étais pas fait une idée assez juste, je renonce à servir d’intermédiaire à cette union. Ceci arrêté, ma présence devient parfaitement inutile à Paris et chez vous. En conséquence, je vous quitterai ce soir, me recommandant à vos prières, qui ne peuvent manquer d’être exaucées, pieux comme vous l’êtes à tous égards.

« Votre affectionnée tante,
« Lucile de Lostains. »


— Ceci à votre maître, monsieur de Marivaux, dit la comtesse en se relevant et en hochant la tête, qu’elle tournait de temps en temps du côté de la galerie de tableaux de son neveu.

— Je n’aurai garde d’y manquer, dit Poliveau quand il fut seul, et ce soir je serai débarrassé de toi qui prétendais marier mon maître pour me donner une maîtresse ; je l’espère du moins… Un beau mariage pourtant… trop beau… Une femme de trente-cinq ans est une jeunesse pour le colonel qui marche au pas accéléré sur soixante, et deux millions de dot !… Ne nous flattons pas encore d’avoir réussi, ajouta Poliveau ; qui était déjà parvenu pourtant à faire croire à la tante que son neveu était un pilier d’église, et au neveu que sa tante était si bigote, qu’elle envoyait les cuisiniers à confesse et les cochers communier.

Poliveau s’arrêta dans ces réflexions ; la voiture de son maître rentrait.

Jamais le colonel n’avait si rapidement franchi l’escalier ; il entre, ouvre avec fracas, laissé ouvertes derrière lui toutes les portes, et pénètre comme un ouragan dans son boudoir, où l’attendait Poliveau, qui, en apercevant son maître, se dit :

— Ah ! grand Dieu ! ce que j’avais prévu est arrivé…

— Cela ne se passera pas ainsi ! s’écria le colonel en fracassant du jet violent de son chapeau contre la glace un vase de Chine de mille francs. Sa canne, lancée dans une autre direction, alla fendre une psyché…

Poliveau chancela sur ses jambes.

— Mon colonel… a été contrarié sans doute ?…

— Oui… mais je les contrarierai aussi…

— Vous ferez bien, mon colonel.

Poliveau avait toutes les peines dû monde à garder son sérieux en regardant le visage du colonel.

— Ah ! je vous ferai rire d’une autre manière, tas de faquins !… Tu iras porter ma carte à deux ou trois de ces petits commis… je n’en avais pas sur moi. Se figure-t-on cela ?… Peut-on le croire ?… Je me présente poliment à l’un des bureaux du ministère de l’intérieur, et je dis : Mademoiselle Praline compte donner samedi une représentation à son bénéfice. Je désirerais que M. le ministre accordât aux principaux chanteurs de l’Opéra-Comique la permission de jouer à cette représentation deux actes de la Dame blanche : Qu’y a-t-il d’étrange… de ridicule dans ces paroles ?

— Rien, mon colonel.

Poliveau mâcha son mouchoir pour comprimer une explosion de rire.

— Eh bien ! le chef de bureau, au lieu de me répondre oui ou non, se met à rire insolemment à ma barbe… Je renouvelle ma demande ; la même impertinence l’accueille… Il faut aimer une femme, pour souffrir à cause d’elle une insulte pareille… Enfin, il me dit que cela n’est pas impossible, — il riait toujours, — mais que j’aie la bonté d’adresser ma demande par écrit. Sans cesser de rire, il m’accompagne jusqu’à la porte, que je ferme de manière à lui faire comprendre le prix que j’attache à sa politesse.

On rirait à moins, pensait Poliveau à l’aspect du bizarre visage de son maître ; et moi-même je vais éclater s’il me force à l’écouter plus longtemps.

Le colonel reprit le fil de son indignation :

— J’entre dans un second bureau pour m’informer si les princes daigneront assister à cette représentation au bénéfice de mademoiselle Praline ; mais à peine ai-je dit deux mots, que trois employés se lèvent, et s’en vont en riant, et que le chef ne se donne pas même la peine de garder quelque gravité dans sa réponse… Je ne l’attends pas, sa réponse… Je renverse sa table, je l’écrase sous ses cartons en lui lançant une mitraillade d’injures… et je sors.

— Voilà qui est très-bien, mon colonel ; c’est une charge à fond de train.

— Très-bien… très-bien… Mais que devient maintenant la représentation de Praline ?… Mille et mille tonnerres !… Comprend-on que tout un ministère se donne insolemment le mot pour se moquer d’un homme comme moi… un colonel de cavalerie !… Je les pilerai sous les pieds, je les broierai… Y aurait-il quelque chose de politique dans ce guet-apens ?

À cette dernière supposition, qui était du plus beau burlesque pour Poliveau, qui trouvait que la figure de son maître suffisait et au delà pour mettre en gaieté, surtout des gens de bureau, le valet, qui n’y tenait plus, se retourna brusquement, et courut vers la porte.

Heureusement, on sonnait.

— C’est Praline ! s’écria le colonel…

Et il ajouta :

— Ma foi ! elle s’arrangera comme elle voudra… J’ai fait ce que j’ai pu pour elle… Tant pis !…

Accompagnées de l’accent que leur donna le colonel, ces paroles n’offraient pas l’énergie et la délibération qu’elles exprimaient.

Praline, coiffée d’un joli chapeau bleu tendre, frais comme une fleur, habillée d’une robe de soie, rayée verte et blanche, chaussée avec une élégance exquise, traversa les deux salons qui précédaient le boudoir d’un pas triomphal et en personne sûre du bonheur qu’elle vient chercher.

Poliveau profita de la circonstance pour s’éloigner. Il aurait bien voulu se retirer tout à fait, mais il n’osa pas ; le colonel n’avait encore qu’à l’appeler… Malheur à lui, cette fois, s’il n’eût pas été là pour répondre.

— Ah ! mon Dieu !… que vois-je !… s’écria Praline…

— Que voyez-vous donc ? lui demanda le colonel… Que signifie ce cri de surprise ?… Est-ce que cette odieuse farce va recommencer, pensa le colonel…

Trop fine pour ne pas dominer ses émotions, surtout dans une occasion où une maladresse pouvait compromettre ses intérêts, Praline reprit ainsi :

— Déjà trois heures !… Je suis en retard d’une heure, moi qui avais promis d’être ici à deux heures !… Je vous aurai fait attendre ?… Cette impolitesse, mon ami, vaut bien une surprise.

— Vous êtes trop bonne… Asseyez-vous.

— Comme je ne doute pas, dit Praline, évitant de regarder le colonel au visage, que vous ayez obtenu du ministère ce que vous êtes allé y demander pour moi, je me borne à vous remercier, et à vous dire tout de suite, de peur de l’oublier, qu’il faut voir les journalistes avant samedi, jour de la représentation.

— J’ai vu les principaux d’entre eux.

— Mais ils sont tous principaux.

— Eh bien ! je verrai les autres…

— Et les bouquets ?

— Si la représentation a lieu, il sera toujours temps de songer aux bouquets.

— Comment, si elle a lieu ?… Que dites-vous là ?

Le colonel bégaya dans son trouble :

— Je veux dire que, s’il y a des bouquets le jour de la représentation… si l’on en trouve chez les fleuristes… vous en aurez.

— Ma parole d’honneur !… vous divaguez, colonel… vous devenez maréchal de France… Dans cette saison il n’y aurait pas de fleurs ?… Passons à autre chose… Avez-vous vu le chef de claque ?

— Tout est convenu avec lui. Vous serez redemandée,

— Ainsi ; nous n’avons plus qu’à attendre avec calme le jour de la représentation. Vous avez obtenu du ministère que les chanteurs de l’Opéra-Comique viendraient jouer à l’Opéra.

— Pas précisément… ma chère amie,

— Plaisantez-vous ?

— Non… La demande devant être faite par écrit…

— Allons ! autre embarras. Eh bien ! avez-vous écrit ? Songez que nous sommes à jeudi, que c’est après-demain la représentation… Quel ennui ! quel ennui ! Mettez-vous là, et faites cette demande.

Le colonel hésita.

— Dans un instant, ma chère amie.

— Tout de suite…

Ce cri partit involontairement des lèvres du colonel :

— Impossible…

— Ah ! c’est impossible, et pourquoi cela, monsieur ?

Praline rapprocha d’un seul mouvement sec son fauteuil du fauteuil du colonel.

— Parce que, ma chère amie, je suis en délicatesse avec un des chefs de division.

— Vous ne m’aviez pas dit cela… Et quand écrirez-vous à ce chef de division ?…

— Je ne lui écrirai pas, sacrebleu ! s’écria le colonel, dont la colère bouillonnait enfin et couvrait les bords ; un homme comme lui !… un homme comme moi !… Il me faut des excuses… il me faut une satisfaction.

— Vous êtes fou ! interrompit Praline. Que vous a donc fait cet homme-là ?…

— Il m’a fait… Ah ! ce qu’il m’a fait ?

N’osant pas dire qu’on s’était moqué de lui, le colonel balbutia :

— Mes opinions et celles de cet employé sont antipathiques… Je suis légitimiste… on le sait…

— Vous êtes légitimiste ?

— Je dois l’être.

— En vérité ?…

— Lui, par plusieurs raisons, est ministériel… Nous nous sommes mutuellement froissés dans la conversation, qui a pris une telle tournure, qu’il m’a été impossible de lui demander ensuite la faveur que j’allais solliciter pour vous.

— Ah ! vous êtes légitimiste ! murmura sans desserrer les dents Praline, qui rugissait de colère dans sa poitrine, et, grâce à ce beau prétexte, ma représentation à bénéfice n’aura pas lieu ?… Ah ! vous êtes légitimiste… Eh bien ! moi, ajouta la terrible danseuse, j’affirme que vous êtes tricolore.

— Comment, tricolore ?

— Oui, tricolore, mon vieux, répliqua Praline, dans la bouche de laquelle le mot vieux allait prendre une signification venimeuse et mortelle. Oui, vous êtes tricolore !… D’abord, vous avez les cheveux noirs… du moins aujourd’hui… je ne sais pas comment ils seront demain. Ensuite, vous avez les favoris rouges.

— Rouges ! s’écria le colonel en se levant pour courir se voir dans la glace.

— Oui, continua impitoyablement la cruelle Praline, vous avez les favoris rouges et les moustaches bleu-de-ciel. Donc, vous êtes bien tricolore…

Le colonel se tenait, frémissant de rage et pâle de confusion, debout devant la glace. Praline, la vindicative Praline, riait dans son fauteuil ; elle riait comme avaient ri les employés du ministère en voyant la figure du colonel.

Poliveau, caché derrière la porte du second salon, d’où il avait tout entendu, s’était accroupi, affaissé sur lui-même, les bras ramassés, les deux mains sur sa bouche, afin d’étouffer l’hilarité dont il était trop plein.

Quand le colonel se fut repu de sa honte… et il lui fallut toute sa force d’âme pour ne pas mourir sur le coup… il passa la main sur ses yeux… il alla ensuite vers Praline, dont le rire moqueur n’avait pas encore cessé… et il lui dit :

— À combien estimez-vous le bénéfice de votre représentation ?

— Quinze mille francs au moins.

— Et au plus ?

— Vingt mille.

— Je ferai porter chez vous, avant ce soir, trente mille francs.

La générosité du colonel était grande ; la noblesse de son accent était plus grande encore en parlant à Praline, qui ne riait plus.

Le colonel reprit :

— Et vous oublierez la perte de cette représentation ?

— Oh ! tout à fait… Mais que veut dire ?

— Rien… Vous oublierez aussi de parler dans le monde, de vous moquer et de rire de ma chevelure tricolore ?

— Je vous le promets… Mais dites-moi pourquoi…

— Comme ce silence si héroïque, ajouta le colonel, sera parfois un peu pénible pour vous, et que toute peine mérite salaire, vous me permettrez de vous faire une petite pension de six mille francs.

— Une pension !… mon ami…

— Non pas par contrat et par-devant notaire.

— Ah ! et comment ?

— La pension durera autant que le silence.

— Je comprends… comme les ministres pensionnent les députés.

— Est-ce bien convenu ?

— C’est parfaitement convenu. Mais, décidément, nous rompons donc ?… car…

— Pour toujours.

— Vous prenez donc Aglaé, Thémire, Julie ?…

— Je prends femme… je me marie…

— Mes respects à madame, dit alors Praline en tirant d’un air grave et comique sa plus longue révérence au colonel, qui, en homme bien élevé, en gentilhomme du bon temps, accompagna l’actrice jusqu’à la dernière porte, où il lui baisa respectueusement la main sous le gant avant de la quitter.

— Ah ! tu vas te marier ! se dit Poliveau, qui avait entendu la phrase de son maître… vite, la parade… ou nous sommes perdu !

Il se montra.

— Tu étais là, Poliveau ?

— Mon colonel, je rentrais…

— Que tiens-tu à la main ?

— Une lettre que madame la comtesse votre tante m’a chargé de vous donner.

— Qu’a-t-elle à m’écrire ?… C’est bien, donne.

— Mon colonel n’a pas besoin de mes services ?

— Non, Poliveau.

Le colonel rappela aussitôt son valet de chambre.

— Tu prévoyais donc ce qui est arrivé, lui dit-il, que tu me criais sans cesse ce matin : Vos favoris !… vos moustaches !…

— Est-ce qu’il vous serait arrivé quelque chose ? demanda effrontément ce serpent de Poliveau.

— Non pas précisément, mais…

— Ce serait, en effet, bien extraordinaire… on ne s’aperçoit presque pas du léger contraste des couleurs, mon colonel…

— Crois-tu, Poliveau ?

— Ma foi ! colonel… il faudrait y mettre une singulière bonne volonté pour distinguer… Voulez-vous maintenant que je donne les dernières couches du cosmétique, celles sans lesquelles vous avez voulu partir ce matin ?

— Oh ! non… garde-t’en bien ! Nous allons, au contraire, laver tout cela à grandes eaux.

— Mais, mon colonel, vous redeviendrez tout blanc.

— À dater d’aujourd’hui, Poliveau, je porterai mes cheveux comme ils poussent, j’aurai les cheveux, la moustache et les favoris blancs.

M. de Lostains ne put retenir un soupir gros de résignation.

— C’est différent, mon colonel, puisque c’est là votre intention… À tout prendre, vous serez beaucoup mieux… D’abord, vous paraîtrez infiniment plus jeune…

Le colonel interrompit soudainement Poliveau.

— Quel est ce bruit de chevaux à cette heure dans la cour ? on dirait une chaise de poste qui part…

— Ah ! j’avais oublié de vous le dire, mon colonel, c’est madame votre tante qui s’en va…

— Ma tante s’en va en chaise de poste ? Et où va-t-elle ?

— Elle retourne à Poitiers, mon colonel.

— À Poitiers ?… sans me prévenir… sans me faire ses adieux. C’est impossible !

— Lisez, mon colonel, la lettre qu’elle m’a laissée tantôt entre les mains pour vous, et que je viens de vous remettre.

Le colonel décacheta la lettre de sa tante, et, après l’avoir lue, il s’écria :

— Ce mariage aurait pourtant fait mon bonheur, surtout dans ce moment-ci… Manqué ! Il n’y faut plus songer ; ma tante me trouve trop libertin, comme elle me le dit fort ironiquement en m’accusant d’être beaucoup trop pieux pour elle et pour la personne qu’elle m’avait choisie. Laisse-moi, dit ensuite le colonel à Poliveau en s’affaissant plein de tristesse, d’humeur, de mélancolie et de découragement, sur un canapé. :

— Tout marche à souhait, murmura Poliveau,

Le valet, de chambre se retirait, le colonel lui cria :

— Je n’y suis pour personne jusqu’à demain… Pour personne, entends-tu ?

— Oui, mon colonel… Cependant, vous descendrez pour dîner ?

— Je prendrai mon repas ici.

Poliveau laissa son maître livré au cours de ses pensées, qui n’avaient jamais été plus noires ; elle prirent même un caractère sinistre vers la fin du jour. Tout cet échafaudage de fausse jeunesse qu’il avait eu tant de peine à élever autour de lui : maîtresses, projets de mariage, chevelure noire, société de danseuse, s’écroulait et le laissait étourdi et moulu au milieu des débris.

Poliveau profita du quart d’heure de liberté que lui offrait l’amer désappointement de son maître pour aller au faubourg Saint-Antoine, dans une de ces vieilles maisons qui contiennent des populations entières, vingt corps de métiers, des myriades de bâtiments liés entre eux par des ponts, des galeries découvertes. Il monta à un sixième étage, placé au niveau de la colonne de Juillet et des piliers de la barrière du Trône. Il frappe, on tire un loquet, on ouvre ; il baisse la tête afin d’entrer dans la mansarde sans toucher au linge, suspendu à des cordes. Poliveau est chez la gentille Victoire, la jeune blanchisseuse du colonel.

— Ma chérie, lui dit d’abord Poliveau, m’aimes-tu bien ?

— Quelle demande !

— Elle n’est pas si étrange qu’elle en a l’air.

— Vous faut-il des preuves de cette affection, monsieur Poliveau ?

— Une seule.

— Autrefois j’aurais dit c’est beaucoup.

— Et aujourd’hui ?

— Je ne dis rien ; j’attends que vous me disiez la preuve qu’il vous faut.

— Cette preuve est un sacrifice.

— Un sacrifice ! Vous exigez de moi un sacrifice ?

L’étonnement de la jolie blanchisseuse fut si grand, qu’elle tint levé en l’air, pendant quelques minutes, son fer à repasser. Poliveau la surprenait au delà de toute expression. Elle était charmante et digne d’être peinte par un nouveau Greuze dans son attitude renversée, qui faisait flotter en arrière les deux bandes de mousseline formant les mentonnières de son bonnet à la Charlotte Corday. Ses yeux bleus questionnaient, sa bouche fine et pincée, bridée aux coins, comme ses yeux, comme son nez, respiraient en ce moment l’inquiétude de la plus vive curiosité.

— Comment, un sacrifice ! répéta-t-elle.

— Victoire ! dit gravement Poliveau.

— Monsieur Poliveau ! répondit Victoire avec la même solennité.

— Victoire, vous aurez bientôt dix-neuf ans, quoique j’aie dit au colonel que vous n’en aviez que seize et demi ; il faut songer au sérieux.

— Voyons, êtes-vous fou ?

— Ou bien il faut que le sérieux songe à vous ; il y a songé. Vous êtes jolie, très-jolie, infiniment jolie ; mais personne ne le sait. Voulez-vous que tout Paris le sache ?

— Je n’y vois pas de honte, répondit la blanchisseuse avec un sourire d’incrédulité.

— Vous avez la plus charmante taille qu’on ait jamais vue : qui vous l’a jamais dit si ce n’est votre miroir ou moi ?

Poliveau exagérait. Bien d’autres l’avaient dit à Victoire, qui se permit de sourire une seconde fois.

— Ne seriez-vous pas fière, reprit-il, que tout le monde vous le dît ?

— Mais oui… je ne le cache pas… Pourquoi toutes ces tentations ?… vous m’empêchez de repasser, vous me montez la tête… Laissez-moi en repos…

— Votre naissance, Victoire, laisse beaucoup à désirer ; il ne tiendrait qu’à vous d’être grande dame, et peut-être… mais chut !… vous habitez le faubourg Saint-Antoine et au sixième étage ; ne préféreriez-vous pas le faubourg du Roule et un bel hôtel avec jardin, écurie et chevaux ?

— Poliveau, vous avez bu aujourd’hui.

— Est-ce que je sens le vin ?

— Vous sentez le mensonge.

— Vous êtes la servante de chacun par votre état de blanchisseuse ; balanceriez-vous si l’on vous laissait entrevoir la possibilité d’avoir bientôt domestiques, cocher, groom, etc. ?…

La blanchisseuse se mit à chanter d’une voix moqueuse :

Le joli rêve que j’ai fait,
Monseigneur, je vais vous le dire, etc.

Si vous n’êtes devenu fou, ajouta Victoire, vous êtes devenu riche, car vous ne pouvez me promettre ces beaux avantages qu’en m’épousant.

— Ici, Victoire, commence le sacrifice dont je vous parlais.

— Je le suppose, reprit Victoire, en s’accoudant sur sa table à repasser afin de mieux écouter Poliveau, qui poursuivit ainsi :

— Je suis assez bien de ma personne ; c’est vrai…

— Où voulez-vous, en venir ?

— De votre côté, vous êtes adorable, Victoire.

— Passons.

— Vous êtes jeune, je le suis encore…

— Vous mettez ma curiosité furieusement en appétit…

— Eh bien ! Victoire, nous ne pouvons nous convenir…

À ces mots, Victoire bondit, franchit d’un saut la table à repasser, et regardant Poliveau :

— Ainsi, monstre, tout ce que vous m’avez dit, c’était pour m’annoncer une séparation ?

— Pour vous annoncer une couronne.

— Allez donc !

— D’abord, silence aux petites passions, ma chère Victoire ; n’en ayons qu’une la grande. Vous me regrettez, c’est bien ! Vous m’avez donné une larme, c’est mieux ! Maintenant il s’agit de travailler à mon élévation en consentant à la vôtre.

— À quoi me destinez-vous, grand Dieu ?

— À faire votre bonheur et le mien.

— Et comment ?

— Habillez-vous.

— Quelle réponse me faites-vous là ?

— Habillez-vous et soyez gentille, irrésistible, ce que vous êtes toujours, du reste. Ayez l’œil vif, le cou onduleux, la taille cambrée, le pied leste, le sourire agaçant…

— Pour aller où ?

— Pour venir avec moi.

— Vous me rassurez. Mettrai-je un chapeau ou un bonnet ? demanda Victoire, qui ne comprenait pas encore, il s’en faut, toutes les intentions de celui qui lui parlait.

— Un chapeau ! gardez-vous-en bien. Mettez votre bonnet de tous les jours : mais posez-le d’une manière renversante. Mettez votre fichu de tous les jours, votre tablier de tous les jours ; puis prenez votre panier d’osier, et venez ainsi avec votre linge blanc et repassé à l’hôtel du colonel, où je vous attends.

— C’est donc chez le colonel ?

— Mais sans doute…

— Justement le hasard fait que j’ai des cravates à lui rapporter…

— Le hasard ne m’importe guère ; il y a longtemps que je lui ai mis le pied sur la gorge. Mais, puisqu’il vous seconde, tant mieux pour lui ; cela lui fait honneur. Je vais donc vous attendre à l’hôtel.

Poliveau s’arrêta, le poing campé sur les hanches, au milieu de la chambrette de Victoire.

— Victoire, répondez-moi. Si vous trouviez cent billets de banque de mille francs dans la poche d’un de ces nombreux gilets que vous repassez, qu’en feriez-vous ?

— Je les rendrais tout de suite au maître du gilet.

— Mais si, par hasard, vous ne saviez pas à qui appartient le gilet, si vous étiez dans l’impossibilité de les restituer, qu’en feriez-vous dans ce cas ?

— Je vous les donnerais.

— C’est trop ; vous les partageriez avec moi. Mieux encore : si, au lieu de cent mille francs, que vous viendriez à trouver, je vous en procurais, moi, quinze ou vingt fois autant, m’admettriez-vous toujours au partage ?

— En doutez-vous ?

— Victoire, souvenez-vous toujours de ces paroles.

Poliveau revint sur ses pas.

— Ayez soin de placer un joli bouquet de violettes bien frais au milieu de votre fichu… et n’ayez pas de gants surtout…

— Vous ne m’embrassez pas, ingrat ?

Poliveau se découvrit, appuya un genou à terre, et dit :

— Puisque madame veut le permettre…

Il baisa ensuite la main de Victoire, et dit en se relevant :

— Laisse à tes mains cette petite odeur de savon blanc… Adieu, madame, adieu !

Il retourna une seconde fois auprès de Victoire.

— J’oubliais l’essentiel, dit-il.

Poliveau n’avait rien oublié ; il jouait la comédie dans le grenier de Victoire, qu’il avait voulu éprouver, comme il la jouait dans les salons de son maître.

— Connaissez-vous ceci ? demanda-t-il à la jolie blanchisseuse en lui montrant un billet de banque déplié.

— C’est un billet de cinq cents francs, répondit-elle en soupirant.

— Prenez-le et glissez-le dans la poche d’un des gilets blancs que vous allez reporter à M. de Lostains.

— Il n’y a pas de bon sens dans votre idée.

— Il y a votre fortune et la mienne.

— Mais…

— Silence !… Je cours à l’hôtel, venez-y tout de suite. Plus un mot !…

Poliveau disparut.

À six heures, le même jour, Victoire et Poliveau causaient dans la pièce qui précédait la salle où le colonel se livrait de plus en plus aux sombres accès de sa mélancolie. Ils étaient censés parler très-bas ; mais ils se conformaient si peu à leur intention, que le bourdonnement de leur conversation arrivait fort distinctement aux oreilles de M. de Lostains. Il avait reconnu la voix fraîche de la blanchisseuse ; elle lui parut d’abord une heureuse distraction à son humeur noire ; il l’écouta ; enfin il se lève, entrouvre la porte, et dit :

— Qui est là ?

— Mon colonel, répond Poliveau, c’est Victoire qui apporte le linge…

— Ah ! c’est Victoire ?

— Oui, monsieur le colonel, c’est moi…

Un joli museau rose se montra entre les d’eux portes.

— Pourquoi n’entrez-vous pas ici ?

Le joli museau rose s’entr’ouvrit pour répondre :

— C’est que je n’ai plus rien à faire… je m’en vais…

Victoire passa le bras sous l’anse de son panier à linge.

— C’est que j’ai des reproches à vous adresser…

— À moi ! monsieur le colonel ?

Victoire avait fait quelques petits pas en avant ; le colonel, de son côté, s’était un peu avancé ; quant à Poliveau, il n’était plus là.

— Vous me faites souvent attendre mes cravates, mon enfant…

— Oh ! jamais, monsieur le colonel, jamais !

— Comment ! un démenti à mes vieilles moustaches ! Est-ce qu’elles ne vous font pas peur ?…

— Ah ! pardon, monsieur le colonel… Mais vous êtes si bon… si aimable…

— Qui vous a dit cela ?

— Mon frère Poliveau d’abord, et puis tout le monde.

— Gagnez-vous beaucoup dans votre état ?

— Si l’on nous payait ce qu’on nous doit… il n’y aurait pas trop de quoi se plaindre…

Le colonel, qui voyait que Victoire cherchait toujours, à gagner la porte, voulait le plus possible prolonger le fil de la conversation.

— N’auriez-vous pas plus de profit, par exemple, à être femme de chambre dans quelque bonne maison ?

— Sans doute… Mais moi, j’aime ma liberté, dit la gracieuse blanchisseuse en relevant fièrement la tête, ce qui lui donna l’occasion de montrer au colonel la finesse de son cou plein d’anneaux voluptueux, la souplesse de sa taille et tout ce qu’elle avait de jeune et de charmant dans les yeux.

Les impressions tristes de M. de Lostains s’effaçaient peu à peu de son esprit à l’amusement de cette conversation inattendue, simple, gentille.

Poliveau apporta deux flambeaux.

— Le butor ! murmura le colonel.

Cette diversion calculée rappela à la rusée blanchisseuse un des points convenus entre elle et Poliveau.

— Bonsoir, monsieur le colonel, dit-elle en faisant mine de s’en aller ;

— Mais non… ne partez pas encore… j’ai du linge à vous donner…

— C’est qu’il est tard… On m’attend pour dîner…

— Restez ici… vous dînerez avec Poliveau…

— Impossible.

— Pourquoi cela ?

— J’ai du linge à rendre loin d’ici.

— Eh ! vous ne le rendrez pas… le grand mal !

— Monsieur dînera ici ? interrompit Poliveau.

— Oui, mon garçon.

— Faut-il servir tout de suite ?

— Oui, mon garçon.

Jamais le colonel n’avait employé un mot aussi aimable en répondant à Poliveau.

— Et qu’arriverait-il si vous ne rendiez pas ce soir le linge que vous avez dans votre panier ?

Victoire répondit :

— Ô ciel !… mais je perdrais une de mes meilleures pratiques…

— Et combien vous rapporte cette pratique ?

— Trois cents francs au moins par an.

— Je vous les donne… Restez, Victoire.

— Monsieur le colonel plaisante…

— Je ne fus jamais plus sincère.

— Je ne le crois pas.

— Deux démentis valent un baiser.

Le colonel s’était levé ; mais Victoire avait gagné aussitôt la porte en courant.

— Mais quelle est ma pensée, croyez-vous ?

— Je ne sais…

— Vous allez le savoir sur-le-champ, belle timorée.

Le colonel avait déjà ouvert son secrétaire, et prenait de l’or dans un sac.

Victoire ne posait plus que sur un pied.

— Voilà, dit-il ensuite à Victoire, trois ans des profits que vous comptiez retirer de la pratique que je vous fais perdre… Prenez.

— Monsieur le colonel, je suis une honnête fille…

Une larme tomba des yeux célestes de Victoire et vint, en s’arrondissant en perle, s’arrêter à l’angle ému de ses lèvres.

— Qu’elle est belle ! pensa le colonel en remettant l’or dans son secrétaire.

Ce n’est pas une danseuse de l’Opéra, mademoiselle Praline, qui aurait refusé… Femmes vénales !

— Croyez bien, mon enfant, que je n’ai pas voulu vous offenser en vous offrant cet or, qui n’est, après tout, qu’un juste dédommagement de la perte à laquelle je vous expose… Mais, puisque vous le refusez, n’en parlons plus. Je sais de quelle autre manière je vous indemniserai…

— Vous ne voulez donc pas me laisser partir ?…

— Non… Cependant je ne vous fais pas violence… Mais, voyez, il est déjà bien tard…

— Mon Dieu ! oui…

— Et vous n’avez pas dîné ?…

— J’en déjeunerai mieux demain.

— Beau raisonnement… pour détruire la santé ; et c’est la santé qui vous fait si belle.

Sur ces entrefaites la porte s’ouvrit, et Poliveau poussa sur ses roulettes une table couverte d’un ambigu exquis, comme il avait l’habitude de le servir quand Praline soupait en tête à tête avec le colonel. — Les pièces froides, les entrées posées sur des réchauds d’argent étaient flanquées de deux bouteilles de bordeaux et de deux bouteilles de vin de Champagne, assises dans leur seau de glace.

— Et moi, qui ai mis deux couverts ! s’écria l’hypocrite Poliveau. Quelle distraction !

Il se disposait à en retirer un ; le colonel lui prit le bras. Poliveau plaça immédiatement une chaise devant le couvert, qu’il laissa sur la table. Il avait compris.

— Eh bien ! dit le colonel à Victoire ; vous ne vous asseyez pas ?

— Moi ?…

— Avez-vous déjà changé d’avis ? Ne venez-vous pas de dire que vous dîneriez avec moi ?

— Puisque monsieur le colonel t’invite…

— Mais je n’ai rien dit du tout.

— Prendrez-vous un potage au lait ou un potage gras ?…

— Mais… je ne me souviens pas…

— Ce n’est pas la question. M. le colonel te demande si tu aimes le potage au gras ?…

— Voilà du bordeaux. Si vous aimez mieux le vin de Beaune, mon enfant…

Poliveau tenait d’une main le potage, et de l’autre il poursuivait avec un siége la blanchisseuse, qui finit par s’asseoir et par se trouver en face de son assiette. Elle était bien et dûment attablée…

— Très-bien ! lui dit tout bas Poliveau en lui versant à boire… Mais prends garde au champagne… c’est un-brigand.

— C’est bien bon… pourtant.

— À qui le dis-tu ?….. Mais évite sa fréquentation.

Par son ravissement, moitié réel, moitié feint, Victoire charma le dîner du colonel : elle défila tout un collier de surprises plus naïves les unes que les autres. Ah ! que c’est bon !… Ah ! c’est que c’est fort !… Ah ! que c’est doux !… Cela me pique la langue… Avec quoi fait-on cela ? Mais ce sont des truffes… je sais bien ; mais avec quoi les fait-on ?

— Donne-lui-en encore, Poliveau, et laisse-la deviner.

— Oui, mon colonel, répondit Rotiveau, qui remplit de truffes l’assiette de Victoire.

— Verse-lui de la Rose.

— Oui, mon colonel ; je verse.

— Eh bien ! avec quoi fait-on les truffes, ma belle enfant ?

— Avec de l’argent, répondit Victoire.

— Pas si bête ! s’écria le colonel.

— Trop spirituel ! murmura Poliveau.

— Je réponds de cette manière, parce qu’on m’a dit qu’elles coûtaient bien cher ; est-ce vrai ?

— Demandez à Poliveau.

Victoire se retourna brusquement du côté du valet de chambre et lui dit.

— Est-ce que ce légume-là coûte plus de vingt sous la livre ?

— Quarante-cinq francs la livre cette année.

— Quarante-cinq francs ! s’écria Victoire en arrêtant entre ses jolies dents de souris la truffe d’assez belle grosseur qu’elle allait croquer.

Cette extase, dont le milieu était occupé par une truffe, faisait un tableau charmant. Et Victoire, dans ce moment, malgré sa prudence toujours tenue en baleine par la prudence et les apartés de Poliveau, flamboyait de gaieté et d’animation. Ses yeux, ouverts de surprise et pleins d’éclairs ; donnaient à son visage l’aspect d’une figure de bacchante qui veut à la fois faire rire et faire aimer, amuser le vieux Silène et l’enivrer de désirs. Il ne lui manquait que la grappe dans la main et le pampre vert au front.

Jamais le colonel n’avait trouvé que son vin lui portait tant à la tête.

— Ne remuez pas ! s’écria-t-il à Victoire, restez ainsi encore un instant, je vous en conjure, je vous en supplie !!!

Il avait les bras levés d’admiration devant cette jolie bouche ouverte autour de cette truffe noire comme une bille d’ébène.

— Ça chauffe ! dit Poliveau à Victoire en se baissant pour ramasser la serviette qu’il avait laissé tomber de son bras. Attention !

— Ma chère Victoire, poursuivit le colonel, qui roulait dans le fleuve du Tendre sans pouvoir s’accrocher aux bords ; ma chère Victoire, si vous permettez que je prenne avec le bout de ma fourchette cette truffe que retiennent vos dents, et que je la mange pour vous, je vous donne tous les meubles qui sont ici : ce beau lit de chêne, cette jolie pendule Louis XV, ces tapis, ces tableaux, cette garniture de cheminée, tout, excepté moi, dont vous ne voudriez pas, parce que je suis trop vieux. Allons, consentez ! Quelle jolie chambre de mariée ne ferez-vous pas avec ce que je vous offre pour avoir cette truffe que vos lèvres ont touchée !

Quelle terrible tentation pour Victoire !

Poliveau contemplait tout avec des battements de cœur…

— C’est tout ou rien, pensa-t-il ; Austerlitz ou Waterloo.

— Que décident vos jolies dents, ma tigresse ? demanda le colonel au comble impatient de ses désirs, et tendant déjà la fourchette pour piquer la truffe enchâssée dans le chaton rose et frémissant des plus jolies lèvres que jamais Muller ait peintes.

Victoire fut Romaine : elle avala la truffe.

Le colonel pâlit.

— C’est bien, dit tout bas, Poliveau à Victoire ; mais il fallait la mâcher. Trop de vertu, c’est trop. Irritons l’âge mûr, mais ne le décourageons pas. Maintenant, lève-toi et pars, il n’est que temps.

Victoire se leva.

— Dix heures, monsieur le colonel.

— Déjà…

Le colonel tendit une main passionnée et mélancolique à la rusée Victoire, qui n’avait pas été assez rusée, toutefois, pour ne pas goûter imprudemment à tous les vins, à tous les fruits confits à l’eau-de-vie, à toutes les liqueurs. Mais Poliveau, qui n’avait pas perdu un de ses mouvements, avait dérouté les projets de M. de Lostains, projets qu’on devine sans peine, en sonnant la retraite au moment où le succès devenait sinon très-possible au colonel, du moins assez probable.

— Adieu, monsieur le colonel.

— Pas de monsieur… belle Victoire…

— Eh bien ! alors, adieu, mon colonel.

— Pas non plus de mon colonel… adieu, cher colonel.

— Ne réponds pas, et file, souffla Poliveau dans l’oreille un peu échauffée de Victoire… il n’est pas encore assez cuit à point pour le manger… il te mangerait.

Le premier soin de Poliveau, le lendemain de ce premier succès, médité depuis des années, fut de faire partir Victoire. Il lui inventa une tante malade qui la réclamait auprès d’elle ; en sorte que pendant plusieurs jours le colonel ; moitié sous le coup de la perte de Praline, moitié sous l’influence de sa nouvelle passion, passa du regret à l’espoir, de ce qui n’était plus à ce qui pourrait être ; avec une invariable agonie d’esprit. Il éprouva ces heureuses douleurs de la jeunesse, si terribles à l’heure où elles atteignent le cœur, si charmantes au souvenir ; pourpres au moment même, cendres blanches et douces au toucher plus tard.

Ajoutez à ces tourments la nouvelle tactique de Poliveau, qui l’avait déjà complétement isolé de sa tante, vous avez vu comment ; de sa maîtresse, vous savez par quel moyen, pour le river à la chaîne d’un amour qu’il avait pour ainsi dire créé lui-même.

Sa tactique fut celle-ci : un vieil ami avait l’habitude d’écrire une fois par semaine au colonel du fond de la Bretagne ; cette correspondance lui était d’autant plus chère, que M. de Marsange, cet ami, avait fait avec lui les rudes campagnes d’Allemagne et de Russie, avait été blessé le même jour que lui et décoré la même année. C’était, dans l’héroïque et belle acception du mot, le frère d’armes. Poliveau eut la cruelle adresse, lui qui avait toutes les subtilités, de supprimer les lettres de cet ami, et un soupçon d’ingratitude entra alors dans le cœur déjà si malade du colonel. Comme ses favoris, sa mélancolie passa du bleu au noir. — Les amis ne vaudraient-ils pas mieux que les amies ? pensa-t-il.

À quelques jours de là, un beau cheval de selle qu’il affectionnait beaucoup, un pur sang arabe du plus grand prix, mourut tout à coup sans maladie. C’était celui qu’il montait tous les jours, depuis quatre ans, dans ses promenades au bois de Boulogne ; c’était un autre ami qu’il perdait.

Poliveau aurait pu dire de quelle maladie était mort le cheval de M. de Lostains.

Habile à procurer de grandes douleurs, Poliveau ne le fut-pas moins à en inventer de petites, de tous les instants, de celles qui sont à l’homme ce que les moucherons sont au lion. Elles piquent, elles exaspèrent, rendent enragé celui qu’elles persécutent.

Sachant les suites qu’auraient les réponses qu’il faisait à tous les amis du colonel venus pour le voir, il leur disait : M. de Lostains est allé à son château en Auvergne passer l’automne. Et, si on rencontrait le colonel quelques jours après, dans les rues de Paris, on s’écriait : Je vous croyais parti !… et par réflexion on ajoutait : Il ne veut pas sans doute qu’on le croie à Paris. Alors abondaient les conseils compatissants : Il faut se distraire… Une femme perdue, dix de retrouvées… C’étaient autant de coups de poignard qu’on lui donnait au cœur en voulant le consoler de la perte de Praline.

Pour comble d’ennui, il avait beau demander des nouvelles de Victoire, Poliveau répondait toujours : — Elle est auprès de sa tante.

La maison avait fini par peser de tout son poids sur la tête du malheureux colonel, qui n’avait plus pour se distraire que la conversation de Poliveau, parce que lui seul ne lui parlait jamais de Praline, et parce qu’il était le seul avec lequel il pût parler de Victoire, charmante enfant dont le souvenir frais et riant passait sur son front comme un souffle d’air pur passe et vivifie l’été au milieu des ardeurs accablantes du jour.

— Ça va bien, se disait Poliveau, ça va bien… Cependant, tout n’est pas fini… Hier au soir, le portier a remis à M. de Lostains une lettre de sa tante de Poitiers… Le colonel s’est moins promené que de coutume dans sa chambre… Si j’avais pu détourner cette lettre… Impossible !… Il aurait fallu mettre le portier dans la confidence… Nous sommes déjà trop de deux… Victoire, toute fine qu’elle est, aurait, sans mes précautions, fait la noce avant le mariage, et alors adieu… Mais cette lettre de la tante de Poitiers !…

La crainte de Poliveau reposait sur ces vagues appréhensions qui viennent assaillir l’esprit de l’homme au moment de toute grande épreuve décisive ; son pressentiment fut justifié d’une façon foudroyante quelques heures après.

À peine jour, le colonel sonna son valet de chambre, auquel il dit, en froissant dans ses mains la lettre de Poitiers :

— Commence par fermer cette porte.

— La partie est perdue, pensa Poliveau dans le mouvement d’obéissance et de peur qu’il exécuta. Me voici dans la souricière. Je connais mon maître, et je prévois bien des choses.

— Tu te souviens de ma tante de Poitiers ?

— Oui, mon colonel ; une bien excellente personne.

— Cette lettre est d’elle.

— Elle se porte bien ?…

Le colonel lança en plein visage, à Poliveau, un regard qui ne voulait pas précisément dire : À merveille !

— Lis ça !

— Je ne sais pas lire, mon colonel.

— Eh bien ! je vais lire cette lettre pour toi.


« Mon cher neveu,

« Je vous dois une éclatante réparation, d’autant plus indispensable, que, sans un coup du hasard, je pouvais fort bien mourir avant de vous l’avoir accordée. Voici la part qu’a ce bienheureux hasard dans la conjoncture présente : J’avais méchamment renvoyé une de mes plus anciennes demoiselles de compagnie, mademoiselle Marguerite, uniquement parce que vous aviez paru le désirer lorsque j’étais chez vous. Le prétexte de son renvoi me révoltait : mettre hors de chez moi une fille de quarante-cinq ans, et pourquoi ? pour avoir lu le Chevalier de Faublas ! Mais vous l’exigiez, j’étais chez vous, on vous avait dépeint à moi comme un homme excessivement pieux ; je donnai cette satisfaction à vos principes, me réservant de revenir sur cette décision ridicule et brutale dès mon arrivée à Poitiers, et je n’ai eu garde d’y manquer. J’ai repris mademoiselle Marguerite, qui m’a affirmé sur l’honneur, et je la crois bien sincère, puisque je lui ai dit, de mon côté, que je ne lui faisais pas un crime d’avoir lu Faublas, qu’elle n’avait jamais porté dans sa chambre ce livre, dont elle ignorait même l’existence. De ce fait, qui n’avait pas été imaginé pour rien, puisque l’inventeur avait dû prévoir les suites qu’il aurait, je me suis élevée jusqu’à la supposition d’abord très-hardie, et ensuite parfaitement justifiée, qu’on vous avait trompé sur mon compte, comme on m’avait pareillement trompée sur le vôtre à l’endroit de nos caractères et de nos principes, tranchons le mot, de notre dévotion : Vous savez que je vais très-loin, malgré ma béquille et mes quatre-vingts ans passés, quand je tiens à savoir quelque chose. Je n’ai pas tout su, mais je tiens la queue de la bête : tirons tous les deux, et nous verrons bien arriver un loup ou un renard, car il y a renard ou loup attaché à cette queue. Qui donc m’a dit que vous exigiez le renvoi de mademoiselle Marguerite ?… C’est votre valet de chambre Louveteau… Qui donc m’a dit encore que vous teniez par-dessus tout à ce que j’allasse régulièrement prendre des crampes d’estomac pendant quatre heures aux sermons de Notre-Dame ? C’est votre gueux de valet de chambre Soliveau… Qui donc enfin m’a assuré que vous communiez une fois par semaine, que vous aviez deux directeurs de conscience.. que vous vous donniez la nuit la discipline ?… Toujours votre croquant de valet de chambre, lequel, pour nous achever de peindre tous les deux, vous a sans doute dit aussi que j’étais dévote comme une béguine. Maintenant, dans quel but ce misérable a-t-il avancé des faits si notoirement faux, comme je l’ai su par des rapports recueillis à mon intention depuis mon retour à Poitiers ? Voilà ce que j’ignore… Quel intérêt avait-il à nous brouiller, à me faire partir de votre maison ? Je cherche, et je ne trouve rien de satisfaisant à me répondre. Quoi qu’il en soit, ce malheureux départ de votre maison a rompu le mariage que je projetais pour vous. Après l’avoir déclaré impossible à la famille dont j’étais la mandataire auprès de vous, je ne puis plus revenir détruire ma première opinion ; j’en suis très-fort désolée, mais telle est l’œuvre de votre valet de chambre Jarnivaux. Vous voilà édifié sur son compte : agissez comme il vous plaira, rouez-le de coups ou envoyez-le se faire pendre ailleurs ; toujours est-il que vous êtes averti.

« Adieu, mon neveu cher et affectionné.

Lucile de Lostains. »


— Qu’as-tu à répondre à cela ? demanda ensuite le colonel de Lostains en frisant la pointe de sa moustache grise avec la main gauche, tandis que de la droite il allait prendre au-dessus de sa tête le jonc à tête plombée qu’il emportait avec lui quand il servait de témoin dans quelque affaire d’honneur : un jonc superbe, de toute longueur, dur comme le fer, flexible comme une épée de Tolède.

De son côté, Poliveau jeta les yeux, dans son premier mouvement, sur un cangiar qui brillait au milieu de la panoplie du colonel.

— S’il ne m’abat pas du premier coup, se dit-il, je l’éventre comme un chien.

Le colonel et le soldat étaient en ce moment à deux de jeu. Voilà l’avantage qu’il y a à être servi par de vieux militaires. Cependant Poliveau fit cette réflexion presque aussi soudaine :

— S’il me donne le temps de parler, je sauve encore ma tête !

— Qu’as-tu à répondre ? dit une seconde fois le colonel de cette voix cuivrée qui se faisait entendre d’un bout à l’autre de la plaine de Grenelle les jours de grande revue.

— J’ai à dire…

Le colonel passait sa main frémissante sur l’arête lustrée et savonneuse du terrible jonc malais.

— J’ai à dire, mon colonel, que tout ce que madame votre tante de Poitiers vous écrit est vrai… C’est moi qui ai glissé le volume de Faublas dans la chambre de mademoiselle Marguerite…

— Dans quel but, vil gredin ?

— C’est moi qui ai mystifié madame votre tante en lui faisant croire que vous vouliez la forcer à aller au sermon…

— Dans quel but ? Me l’apprendras-tu, abominable gueux ?…

— C’est encore moi qui lui ai dit que vous aviez acheté tous ces tableaux de nudité pour éprouver vos sens… que vous étiez plus dévot qu’un marguillier…

— Mais me diras-tu enfin dans quel but, scélérat ? s’écria le colonel en abaissant comme un tranchant de hache le jonc malais sur la joue de Poliveau.

Le coup fut terrible, mais mal dirigé ; il ne fit qu’effleurer l’oreille et les favoris du valet de chambre, qui y vit blanc et rouge cependant.

Machinalement, par l’instinct féroce de la, colère, il se précipita sur le faisceau d’armes accroché sur la tête du colonel. Celui-ci l’arrêta par le cou, et lui dit :

— Où vas-tu ?

— C’est pour vous dire de plus près, mon colonel, dans quel but j’ai fait tous ces mensonges. J’ai peur qu’on ne nous entende de la pièce voisine, et les rideaux de votre lit étouffent la voix.

— Dans quel but ? demanda une quatrième fois le colonel sans lâcher Poliveau, dont il serrait les muscles du cou.

— Pour vous empêcher, mon colonel, de vous marier avec la femme que votre tante venait vous proposer d’épouser ; et j’ai réussi…

— Et pourquoi as-tu empêché ce mariage ?

— Pour que vous ne cessassiez pas d’être l’amant de mademoiselle Praline…

— C’est donc Praline qui t’a conseillé tout ce que tu as fait ?

Un silence affirmatif fut la réponse de Poliveau, toujours tenu par la gorge.

— Que t’a-t-elle donné pour cela ?

— Rien, mon colonel… Mais elle m’a fait comprendre que si vous vous mariiez… si vous deveniez un homme d’ordre… si votre maison enfin n’était plus au pillage… je n’aurais plus rien à gagner ici.

— Tu me pilles donc ?… tu l’avoues ?

— Oui, mon colonel.

— Tu ne m’as pas entendu ! Je te demande si tu me pilles ?

— Oui, mon colonel, je vous pille, mais je vous aime.

— Tu ne seras donc jamais qu’un corsaire, un pirate ?… ajouta le colonel en souriant déjà un peu et en secouant moins fort Poliveau, qui n’avait jamais plus ouvertement menti de sa vie, car il n’avait jamais rien volé au colonel.

— Lui aussi me trompe… il l’avoue du moins… Ma maison ouverte au pillage !… Mais c’est à ne pas y tenir !… Ah ! les vieux garçons ! les vieux garçons !… Va-t’en !…

— Monsieur ne peut s’habiller sans moi…

— Ah ! tu crois ça ?… Je me passerai de toi… Donne-moi seulement ma ceinture de velours :

— Oui, mon colonel.

— Va-t’en maintenant, coquin !

— Qui vous la bouclera autour du ventre ?

— Allons, boucle-la.. C’est fait !… Ôte-toi de mes yeux.

— Je vais chercher votre pantalon…

— J’irai moi-même… Va-t’en !

— Savez-vous où sont placés vos pantalons ?

— Non…

— J’irai vous choisir celui qui vous convient, car la matinée est fraîche.

— Va, et fiche ton camp ensuite ; que je ne te revoie plus !

— Et quel gilet mettrez-vous ?

— Le piqué vert.

— C’est impossible, mon colonel… Vous êtes trop pâle ce matin… Le vert tuerait votre teint…

— Tu trouves ?…

— Vous ne pouvez mettre que le piqué bleu.

— Le piqué bleu, soit… Mais, sors de la maison ensuite, et n’y remets plus les pieds, entends-tu ?

— Irai-je vous chercher un barbier pour me remplacer ?

— Un barbier !… une main étrangère sur mon visage ?…

— Vous vous raserez : donc vous-même, mon colonel ?… Mais vous ne savez pas vous raser…

— Rase-moi encore aujourd’hui… Demain je verrai.

— Oui, mon colonel… Je ne m’en irai donc que demain ?

— Habille-moi, grommela le colonel, furieux, exaspéré de ne pouvoir se passer du valet de chambre qu’il renvoyait pour n’être pas réduit à l’assommer de coups.

Jamais Poliveau ne se montra plus leste et plus adroit dans son service de valet de chambre. Quand le colonel fut paré, attifé, brillant, il se tourna vers Poliveau, et lui dit :

— Où est ma montre ?

— Mon colonel, j’allais vous la donner…

En glissant la montre dans la poche de son gilet, M. de Lostains sent qu’elle est arrêtée par un obstacle… Qu’est-ce donc ? se demanda-t-il. Il sort la montre, fouille dans la poche, et il en retire un papier de soie qu’il déplié lentement…

— Un billet de banque ! Mais ce gilet revient de la blanchisseuse !

— Oui, mon colonel, et vous ne l’avez pas encore mis depuis que Victoire l’a rapporté. C’était le jour du petit souper…

— Comment ce billet de banque se trouve-t-il dans la poche de ce gilet ?… Je m’y perds… Enfin… il est heureux que ceux qui mettent ma maison au pillage ne l’aient pas vu… Tas de voleurs qui ont l’audace d’avouer qu’ils me dévalisent parce que je ne suis pas marié, qui m’empêchent de me marier uniquement pour me dévaliser… Tiens !… dit le colonel en revenant sur ses pas et en prenant une seconde fois Poliveau au collet… tu es heureux d’être le frère de… Sans cela, le procureur du roi… Qu’à mon retour je ne te trouve pas ici !…

On sonna…

Profitant de la circonstance, Poliveau se dégagea de l’étreinte du colonel, et courut ouvrir… C’était Victoire !… Poliveau n’eut que le temps de lui dire :

— Waterloo ; mais tu peux tuer les Prussiens ! Marche-lui sur le cœur…

Jamais Victoire n’avait été si jolie, si appétissante, si délirante. Le prétexte du séjour à la campagne, où elle n’était pas allée, l’avait autorisée à prendre le bonnet rond à petits plis, coiffure adorable sur la tête de celles qui ne savent pas la porter. Ses cheveux sortaient de là-dessous en coques soyeuses, comme un œillet double ou la fleur du cotonnier sort avec grâce de son enveloppe trop étroite. Trop de cheveux pour trop peu de bonnet, chose charmante ! C’était Glycère déguisée en paysanne de Montmorency. Et quelles jolies épaules dans une robe collante, ouverte, et laissant voir un jabot de mousseline, guirlande de neige, qui la faisait pâle au menton, rose aux joues ! Deux cerises anglaises pour lèvres… Richelieu eût donné cent pistoles pour lui poser, avec quelque lenteur, une mouche au coin de l’œil. Le colonel fut renversé… il perdit la tête… il la perdit encore plus quand Victoire lui offrit un bouquet qu’elle dégagea des plis de soie de son fichu et des plis de mousseline de son jabot. Il ne savait que dire… Il balbutiait… il souriait…

Le cœur revint à Poliveau… Les Prussiens reculent, se dit-il, ne faisons pas la faute de Grouchy.

— Victoire, dit-il, pourrais-tu nous expliquer comment il se fait que M. le colonel ait trouvé un billet de banque de cinq cents francs dans la poche de ce gilet ?

Victoire sourit, et sa réponse fut :

— Mais c’est parce que je l’avais trouvé dans cette poche en lavant le gilet, et que je l’y ai remis en rendant le linge.

— C’est admirable ! s’écria le colonel, c’est sublime de probité !… Oh ! Victoire ! Victoire !… Vous me réconciliez avec l’humanité.

— Oh ! monsieur le colonel, est-ce que je pouvais le garder ? en avais-je le droit ?… Vous me louez d’avoir fait mon devoir…

— Mais qui donc mon enfant, fait son devoir en ce monde ? Vous… et moi. Vous venez de remplir le vôtre, je vais m’acquitter du mien. Victoire ; dans huit jours voulez-vous être ma femme ?

Victoire ne put s’empêcher, comme Perrette du Pot au lait, de sauter de joie. Seulement, elle ne cassa rien en tombant.

— Mais que ferai-je de toi ? ajouta le colonel en regardant Poliveau ; faut-il te faire pendre ?… Je te nomme intendant de mon château et de mes biens en Auvergne, et tu ne reviendras plus à Paris…

Poliveau, intérieurement, fit cette réponse : « Je n’y reviendrai pas tant que vous vivrez, » suivie de cette réflexion : « Avec un vieux colonel amoureux d’une jeune fille, c’est cinq ans à attendre. »

Ensuite, il dit à Victoire :

— Aime-le bien.