De minuit à sept heures/Partie 1/Chapitre IV


IV

Deux associés


À travers l’étendue neigeuse, malgré le brouillard et la nuit qui venait, la troïka, guidée par la main sûre de Baratof, filait vite. Gérard restait silencieux, mais Baratof reprit la conversation :

— Alors, mon message t’est bien parvenu ?

— Comme tu vois, puisque j’ai fait ce que tu voulais.

— Le plan était clair, hein ? Les indications précises ?

— Oui, suffisamment !

— Je te félicite encore, une expédition pas commode.

Gérard eut un geste d’indifférence. Baratof reprit :

— Avant d’allumer le signal, je m’étais mis d’accord avec les agents polonais… Oh ! sans leur dire ce qu’ils n’avaient pas besoin de savoir.

Il eut un rire silencieux et, après un autre silence :

— Ils nous attendent chez moi, tu sais…

— Qui ça « ils » ? demanda Gérard.

— Eh bien, mais nos deux… comment dire ?… clients… La comtesse Valine, d’abord. Elle est arrivée à la ville il y a deux jours… Elle est descendue à l’hôtel, mais elle passe son temps à venir me demander s’il n’y a rien de nouveau, si je crois que tu réussiras ? Elle est folle d’inquiétude… Dame, c’est tout ce qui lui reste au monde… sa fille et ses cinq rangs de perles…

— Elles valent une fortune, ces perles, dit Gérard.

— C’est vrai, tu t’y connais aussi… Elles sont belles, tant mieux ! C’est un avantage pour tout le monde. Je suis d’accord avec la comtesse pour les conditions… Oh ! je ne l’écorche pas !…

Il eut de nouveau son rire silencieux. Gérard lui jeta un regard de côté, mais ne dit rien.

— Alors, tu penses, son anxiété à cette femme ! continua Baratof. Elle ne vit plus… Vrai, en dehors de la question d’affaires, elle m’intéresse. Tu comprends, on ne peut pas voir une femme jolie comme elle…

Gérard, cette fois, haussa les épaules.

— Elle est si jolie ? demanda-t-il sèchement.

Baratof à son tour lui jeta un regard de côté.

— Oui, dit-il sèchement aussi.

Mais il voulait ménager son compagnon et demanda d’un ton aimable :

— Et pour l’autre de même, tu as naturellement réussi ? Oui, pour le vieux qui attend son bric-à-brac ? Il est à la villa aussi, tu sais, et c’est encore un numéro ! Ça a vraiment de la valeur son trésor, comme il dit ?

— Une très grosse valeur. Lui non plus, tu ne l’écorches pas ? demanda Gérard avec ironie.

— Tu as toujours le mot pour rire, dit Baratof pincé.

Cette fois, le silence tomba entre eux. Une méfiance réciproque, une antipathie, fondée sur des différences essentielles de caractère, demeuraient latentes sous les apparences cordiales de leur association bizarre, périlleuse pour l’un qui agissait, intéressée pour l’autre qui profitait largement des opérations qu’il indiquait.

Cette association datait de la guerre. Le Russe Ivan Baratof, aventurier de finance d’une grande énergie et d’une remarquable habileté, spéculateur audacieux et équivoque, ne reculant devant aucune besogne pourvu qu’elle lui rapportât, avait dû fuir la Russie lors de la révolution, et trafiquait dans les parages de la mer Noire quand il avait fait la connaissance de Gérard, jeune soldat français, engagé volontaire. Baratof, qui possédait à un haut point la connaissance des hommes, avait reconnu en Gérard d’incomparables qualités de courage, d’audace, de prudence aussi, qui devaient faire de lui un agent hors ligne pour les entreprises que permettaient ces temps troublés.

Après l’armistice, Gérard, démobilisé, était venu, sur la demande de Baratof, le retrouver en Pologne. Le Russe, dès lors, l’avait employé à toutes sortes de besognes de contrebande, besognes facilitées par les relations que Baratof entretenait avec les agents subalternes de la police bolcheviste. Gérard, sous des déguisements divers et muni de papiers en règle procurés par ces correspondants policiers de Baratof, faisait des expéditions dangereuses pour le service de particuliers, clients du Russe. Il préparait et facilitait l’évasion de personnages qui, leur fortune se trouvant à l’étranger, pouvaient rétribuer grassement leur délivrance. D’autres fois, il retrouvait dans des cachettes signalées à Baratof, des titres, des bijoux, des objets d’art, qu’il rapportait en Pologne et remettait à son associé. Celui-ci se chargeait de les transmettre à leurs propriétaires exilés, dont ils constituaient parfois la seule ressource, comme dans le cas de la comtesse Valine.

Cette association n’allait pas sans heurts. Baratof se méfiait de Gérard, qui, parfois, se refusait aux opérations qui lui semblaient indélicates, et, parfois, agissait avec une initiative qui contrariait les plans arrêtés dans l’esprit sans scrupules et sans pitié du Russe. Mais Baratof avait besoin de Gérard. Sur le butin rapporté par celui-ci, il prélevait, avant de le remettre à ses propriétaires, une forte dîme. En relation dans toutes les grandes villes avec des gens douteux, il savait tirer parti des richesses malhonnêtement acquises ainsi, et, bien que la police internationale eût l’œil sur lui, bien qu’il eût failli être impliqué en Autriche dans une vaste affaire d’escroquerie, il avait, par toutes ces louches opérations, acquis une énorme fortune, une fortune qui se chiffrait par dizaines de millions et dont il devait une bonne part à l’audace et à l’adresse de Gérard.

Gérard, lui, ignorait les manœuvres de son associé. Peut-être s’en doutait-il, mais il ne voulait rien savoir de précis. Caractère complexe, incapable de se livrer en personne à un acte qu’il jugeait mauvais, tenant de sa famille française et de son éducation un fond solide de propreté morale, il se laissait aller quelquefois, par suite des événements, à une certaine nonchalance de conscience.

Désintéressé, ou plutôt insouciant de l’argent, il acceptait sans discussion la part relativement faible que l’autre lui attribuait. Cette part, d’ailleurs, permettait à Gérard de vivre largement… Et il n’eût pas pu renoncer à cette vie et reprendre, du jour au lendemain, une existence banale, paisible, médiocre. L’aventure était son élément. Il aimait les sensations fortes, l’action, le risque. Il aimait réussir, et réussir l’impossible. Il aimait la reconnaissance de ceux qu’il sauvait, ou dont il sauvait les parents ou la fortune. Il aimait surtout, et par-dessus tout, séducteur né, conquérir, là où il passait, les femmes… Bien peu de femmes en sa présence, attirées par son charme et confiantes en sa gaîté juvénile, restaient indifférentes. Et bien peu qui ne se troublassent pas sous le regard tendre et persuasif de ses yeux bleus. Il le savait et, sans jamais aimer, se faisait aimer, ou du moins amollissait la volonté des plus vertueuses et des plus rebelles.

Une vingtaine de kilomètres séparaient la frontière de la ville aux abords de laquelle habitait Baratof. La troïka parcourut rapidement cette distance, et Baratof l’arrêta devant sa maison, une maison sans luxe mais confortable, qu’entourait un jardin. Pendant qu’un vieux domestique venait prendre la bride des chevaux, les deux hommes mirent pied à terre. Baratof s’empara des besaces et, suivi de Gérard, qui dans ses bras portait le sac, entra dans le jardin.

Au seuil de la maison parut une jeune femme qui se précipita au-devant d’eux.

— Stacia ? ma fille ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.

— Tout à l’heure, chère amie, tout à l’heure, dit Baratof. Ne nous pressons pas, et que je vous présente d’abord mon associé Gérard, dont je vous ai tant parlé.

— Et alors ? je vous en prie… Vite… répondez… ma fille ?

— Gérard a trouvé les perles.

— Mon Dieu, mon Dieu, et Stacia, gémit-elle sanglotante.

Elle entra dans la maison et, regagnant la pièce d’où elle venait un salon, élégamment meublé elle se laissa tomber sur un siège, la tête dans ses mains.

Pour elle, le silence des deux hommes à propos de son enfant, elle l’interprétait comme un échec. Sa fille était perdue.

Gérard, toujours portant son fardeau, l’avait suivie sans mot dire. Baratof, lui, muni des besaces, entraînait vers une pièce voisine le personnage qu’il avait appelé « le vieux ». C’était un vieillard décharné et à favoris, qui avait l’apparence délabrée, et hautaine pourtant, d’un gentilhomme tombé dans le malheur. Ils disparurent tous deux et aussitôt on entendit le bruit d’une violente discussion.

Quelques minutes s’écoulèrent. Dans le salon, la comtesse Valine essuya ses larmes et se redressa, avec un effort visible pour reprendre un peu de calme. À la fin, elle dit douloureusement à Gérard :

— Alors, ma fille est perdue, n’est-ce pas ? Vous n’avez pu la retrouver, monsieur ?… Dites, je vous en supplie.

Gérard regardait la jeune femme : très blonde, mince, élancée, dans un manteau noir très simple, elle était belle et les larmes qui coulaient encore de ses grands yeux, le désespoir qu’exprimait son visage éploré, donnaient à sa beauté un charme pathétique, que le jeune homme admirait en connaisseur. Il éprouvait une grande pitié mêlée de ce sentiment trouble et confus que lui inspirait toute jolie femme. Et, dans ces cas-là, une telle allégresse le soulevait, sa nature heureuse et insouciante le portait à tant de bonne grâce, presque naïve, qu’il se mit à sourire doucement de son air le plus amical.

Elle tressaillit. S’il pouvait sourire, devant son chagrin, est-ce que cela ne signifiait pas ?…

Sans un mot, délicatement, il ouvrit la toile du sac, et, du geste, montra l’enfant.

— Mon Dieu, gémit la comtesse Valine, elle est morte !

— Non, dit-il en riant, elle dort.

Il en était ainsi. Après tant d’épreuves, brisée d’émotion, elle s’était endormie dans la troïka qui la berçait.

La comtesse, délirante de joie, se jeta à genoux près de sa fille et la réveilla sous ses baisers.

— Stacia, ma petite, ma chérie, balbutiait-elle, en étreignant l’enfant qui se serrait contre elle.

Ensuite, elle se retourna vers Gérard, lui saisit les mains et les lui embrassa, criant sa reconnaissance.

— Bah ! dit-il, je suis si heureux d’avoir réussi, et ma petite compagne de voyage a été tellement courageuse !

— Oui, oui, murmurait-elle… Mais c’est vous qui l’avez sauvée… sans vous, elle était perdue pour moi… Comment vous remercier d’avoir risqué votre vie ?…

Il sourit de nouveau et il s’approchait un peu de la comtesse, quand il s’arrêta. Dans la pièce voisine, les voix s’élevaient, plus fortes, et l’on entendait celle du vieillard, indignée et stridente, qui proférait :

— C’est une escroquerie ! Plus de la moitié de mes bijoux ! On m’avait bien prévenu que vous n’étiez qu’un voleur et que toute votre bande…

La porte fut ouverte avec fracas et Baratof, furieux, poussa dehors le vieillard qui l’apostrophait et l’injuriait. La comtesse écoutait, toute droite, livide. Elle aussi avait dû se soumettre à la rapacité de Baratof.

Gérard fit un geste d’irritation et prononça :

— Quelle brute que ce Baratof !… Je me doutais bien… Je vous en prie, madame, ne restez pas un instant de plus. Votre place n’est pas ici.

Mais, comme il se disposait à la conduire dans le jardin, Baratof revint, fort agité, et s’écria :

— Eh bien ! Gérard, et les perles ? Tu m’avais dit qu’elles étaient dans la besace. Je ne les ai pas trouvées.

— Ah ! tiens, c’est vrai, répondit Gérard d’un ton négligent. Elles sont dans ma poche. Tu comprends, c’était plus sûr.

— Donne ! dit Baratof avec impatience.

— Comment ça, donne ? Mais ces perles ne t’appartiennent pas Baratof.

— Si, en partie, trois rangs reviennent à la comtesse, deux à nous. Je te l’ai dit, nous sommes d’accord, elle et moi.

— Accord qui ne compte pas, puisque je n’ai pas été consulté, dit Gérard, d’un ton plus ferme. Ces perles appartiennent à la comtesse. Moi, j’ai changé d’avis, je ne veux rien.

Le Russe haussa les épaules.

— Ça te regarde ! Moi, je veux ma part. Donne !

— Pas une perle, Baratof !

— Mais tu es fou, gronda Baratof. Alors, nous aurions travaillé pour rien ?

Gérard observa la comtesse qui ne bougeait pas et, sa fille contre elle, les écoutait anxieusement.

— J’ai travaillé pour mon plaisir, Baratof… et pour une autre raison.

— Laquelle ?

— Pour conquérir quelque chose qui me semble supérieur à tout.

— Quoi ?

— Pour que madame ait la gentillesse de me sourire.

Son regard croisa celui de la jeune femme et la déconcerta. Elle rougit, mal à l’aise.

— Je dois partir, balbutia-t-elle. L’enfant est lasse. Je vais la faire dîner et la coucher. Demain, je quitterai la ville…

Gérard s’inclina. Elle passa devant Baratof et devant lui. Il la suivit dans le jardin, qu’ils traversèrent. À la porte, il déclara :

— Ce soir, à votre hôtel, je viendrai et vous remettrai les cinq rangs de perles.

Elle ne répondit pas et s’en alla.

Gérard retourna aussitôt près de Baratof qui allait et venait dans la pièce en frappant des pieds.

— Tu es fou ! s’écria le Russe. Qu’est-ce qui te prend ? Des perles de toute beauté ! Le plus clair de notre bénéfice ! Ah ! voyons, donne-les-moi !

— Non, Baratof, j’ai dit : pas une perle.

— Mais c’est mon bien dont tu disposes ainsi !

— Non, Baratof, celui de la comtesse Valine.

— Une femme que tu ne reverras jamais !

— La récompense me suffit.

— Tu as dit le mot ! ricana l’autre. Une récompense en nature, hein ?

— Baratof, je te conseille de ne pas insister. Tu sais, j’ai entendu tout à l’heure tout ce qu’il t’a reproché, le vieux. Je me doutais bien de toutes tes machinations secrètes en arrière de moi. Mais, à ce point-là, non. Je ne marche plus.

Les deux hommes se mesurèrent du regard. La colère agitait Baratof, balançant sa prudence naturelle. Il avait lui-même souhaité conquérir la comtesse Valine qui lui inspirait un désir brutal… Gérard voulait, il s’en rendait compte, le supplanter. Gérard, dont il enviait toujours ses succès féminins et qui allait obtenir ce nouveau succès en faisant de la générosité, en le frustrant, lui, Baratof ! Le Russe eut une hésitation. Les perles étaient là, dans la proche de Gérard. Allait-il essayer de les prendre de force ? Il n’osa pas, et recula en grommelant.

— Est-ce qu’on dîne ? demanda Gérard du ton le plus naturel. J’ai une faim de loup. Ah ! Baratof, tu n’as pas idée de ce que furent ces derniers jours en Russie ! Quelle besogne ! Veux-tu que je te raconte ?…

 

Après le dîner, Gérard monta dans la chambre qu’il occupait chez Baratof, remplaça ses misérables vêtements par une tenue élégante, redescendit et dit au Russe, tranquillement :

— Bonsoir, je sors.

Baratof, sachant trop où il allait, ne répondit que par un furieux haussement d’épaules. Gérard n’y prit pas garde, alluma une cigarette, et gagna l’hôtel où était descendue la comtesse Valine.

La jeune femme, au premier étage, occupait deux pièces. Dans l’une de ces pièces, elle avait couché sa fille ; elle avait vu l’enfant s’endormir aussitôt d’un sommeil profond et paisible. Elle avait ensuite, laissant la porte ouverte, regagné l’autre pièce et s’était assise sur un canapé, un livre à la main.

Elle ne lisait pas, elle attendait. Elle tressaillit quand on lui annonça Gérard. Il parut, élégant, souriant, et quelque chose d’impérieux était en lui qui imposa dès l’abord à la jeune femme une domination contre laquelle elle essaya vainement de réagir.

Gérard, plein de galanterie, lui baisa la main.

— Bonsoir, chère madame. J’espère que vous êtes remise de vos émotions. Et comment va mon amie Stacia ?

— Elle dort là, dit la jeune femme, désignant la porte ouverte.

— Alors, vous permettez que je ferme cette porte, le bruit de nos paroles pourrait la réveiller.

Gérard avait dit cela du ton le plus simple, mais une appréhension croissante envahit la jeune femme. Elle le vit fermer la porte et, bien qu’il le fît vite et sans aucun bruit, elle s’aperçut qu’il poussait le verrou.

Il revint à elle, et, tirant de sa poche les perles, les posa sur la table.

— Voici, madame, ce qui vous appartient… C’est le second trésor que je m’étais chargé de vous rapporter. Il est, certes, à vos yeux, moins précieux que votre fille…

— Monsieur, je vous répète que ma reconnaissance est profonde. Ce que vous avez fait pour moi sans me connaître, avec tant de courage et de désintéressement…

Elle cherchait ses mots, balbutiait, gênée par le regard qui pesait sur elle, de cet homme qu’elle ne connaissait pas quelques heures avant et qui surgissait tout à coup dans sa vie, l’inquiétait et l’attirait.

— Je ne suis pas désintéressé, dit-il. Je cherche toujours dans l’effort que j’accomplis ce qui peut me soutenir et m’exalter. Ainsi, peut-être n’aurais-je pas tenté le destin et risqué de succomber en ramenant Stacia si je n’avais pas su que vous êtes jolie.

Il parlait franchement et gaiement, et il ajouta :

— Quand on se dit qu’on donnera de la joie à une femme, et que l’on sera récompensé par son remerciement, par son bonheur, par son émotion… je vous assure… c’est délicieux.

Elle rougit et garda le silence.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Mais, vous le savez, dit-elle, étonnée, je suis la comtesse Valine.

— Non, votre prénom ?

— Mais… pourquoi ?

— J’insiste.

— Natacha, murmura-t-elle.

— C’est charmant. C’est le nom de l’héroïne d’un roman pour enfants que j’ai lu tout petit. Une héroïne charmante… comme vous… Vous permettez que, ce soir, je vous appelle Natacha… Oh ! ça ne tire pas à conséquence… Vous partez demain, nous ne nous reverrons jamais… Et, vous comprenez, il est doux pour moi, après une expédition pleine de fatigues et de dangers, d’avoir quelques moments d’intimité avec vous… Vous comprenez, Natacha ?

Oui, elle comprenait. L’expédition pleine de fatigues et de dangers, c’était pour elle qu’il l’avait faite… et il comptait qu’elle en serait le prix. Il ne disait pas : « Je vous remets votre fille et votre collier contre le don de vous-même », mais c’était cela qui se trouvait sous la douceur enjouée de ses paroles. Et ce regard sur elle, qui investissait sa volonté, que ses yeux à présent ne pouvaient plus fuir, où elle lisait un désir ardent, ce regard, sans qu’elle en eût bien conscience, la troublait. Elle n’avait plus de force. L’angoisse de ne pas revoir sa fille, la joie de la retrouver, avaient brisé sa résistance nerveuse.

Gérard devina sa pensée, prit place auprès d’elle et lui saisit les mains.

— Natacha, vous vous méprenez sur moi. Si je vous ai rendu votre enfant, je vous rends les perles sans qu’il y ait là, de ma part, la moindre condition. Je suis incapable de calcul. Repoussez-moi, si vous voulez, mais ne craignez rien. Vous êtes libre.

Disait-il vrai ? Et voulait-elle accepter cette liberté qu’il n’offrait peut-être que parce qu’elle ne pouvait plus la reprendre ? Elle ne savait pas. Elle n’avait plus de force. Elle s’abandonna…

La comtesse Valine partit au matin, emportant ses perles, emportant le souvenir de cet homme dont elle ne savait rien et qu’elle ne reverrait jamais…