De minuit à sept heures/Partie 1/Chapitre III


III

L’homme aux besaces


Le printemps russe était encore glacial. La neige couvrait le sol et, en légers flocons, dans l’air immobile du matin, continuait à descendre du ciel gris, bas et menaçant.

Le petit village, c’était dans une région assez voisine de la frontière polonaise, venait de s’éveiller, et un événement inhabituel avait attiré hors de leurs misérables isbas ses pauvres habitants. Sur les marches de l’église, au centre de la petite place, un homme était assis et chantait une mélopée traînante qu’il accompagnait en jouant de l’accordéon. Son aspect était celui d’un mendiant et il paraissait sans âge. Une vieille casquette aux deux ailes rabattues sur ses oreilles s’enfonçait sur ses yeux dont l’un, le droit, était couvert par un bandeau crasseux qui masquait la moitié du visage. Un vêtement de velours grossier, en loques et devenu de couleur indéfinissable, enveloppait son corps. Il avait aux pieds des bottes rapiécées. Des besaces chargeaient ses épaules courbées, contenant évidemment tout ce qu’il possédait au monde : vivres, tricots, batterie de cuisine.

Morne, il jouait et chantait, et, bien que son accordéon fût un peu défaillant, les moujiks l’écoutaient avec un plaisir visible.

Ce sentiment se manifesta quand il cessa de jouer. Ses auditeurs n’avaient pas d’argent pour lui, mais ils lui donnèrent les humbles aumônes dont ils pouvaient disposer : du pain, de la vodka dont on remplit sa gourde. Une femme lui apporta même un bol de bortsch, soupe à la betterave qu’il avala avec gloutonnerie.

Pour remercier, il joua encore un petit air d’accordéon, puis enveloppa l’instrument qu’il suspendit à son épaule, auprès de ses besaces, et, ainsi chargé, le dos rond, la tête basse, l’aspect résigné d’un vieux dont la vie est de suivre les chemins au hasard des jours et des aumônes, il s’en alla clopinant. À quelque distance du village, il s’engagea dans un petit bois et fut hors de vue.

Alors, il se redressa, s’étira les bras avec un soupir de soulagement, et arracha le bandeau qui lui couvrait la face. Comme par magie, il fut un autre homme, un homme de vingt-huit à trente ans, de taille haute et svelte, athlétique ; son visage régulier exprimait l’intelligence vive, l’énergie décidée, l’audace sûre de soi. Ses yeux bleus avaient un regard paisible presque gai, et qui pouvait, certes, aux heures de détente, devenir affectueux et tendre.

Le voyageur, avant de sortir du bois, consulta un papier qu’il tira de sa poche. C’était un plan, qu’il examina et dont il lut les quelques mots d’explication qui s’y trouvaient inscrits : « La croix à l’encre bleue marque l’emplacement du puits. Je regrette de ne pouvoir te donner les instructions relatives à l’ouverture du coffret, n’ayant aucune indication à ce propos. Mais tu trouveras… Quant à l’enfant… »

Il continua sa marche, suivant une route nivelée par la neige et, après une heure environ, parvint en vue d’un parc de hauts sapins, au milieu desquels un château se silhouettait. Aux alentours du parc, à gauche, se voyait un groupe d’isbas. Il consulta de nouveau son plan. Oui, c’était cela, à droite, ce grand arbre dénudé, et, au-delà, cette isba isolée, à peine visible dans le réseau brouillé que traçait la neige qui avait violemment repris…

Coupant à travers la plaine, il se dirigea vers l’isba isolée. Il l’atteignit. Elle était inhabitée, en ruines. Une cour la précédait, et, dans cette cour, un puits. Il alla à ce puits, se pencha et tâtonna, le long de la paroi intérieure. Ses doigts rencontrèrent le manche d’une pioche qui se trouvait accrochée là et dont il s’empara. Puis il se retourna, faisant face au point central entre les deux corps de l’isba. Il fit six longues enjambées. Il s’arrêta, rejeta la neige du sol et, avec la pioche, creusa. Il creusa assez longtemps et enfin eut une exclamation de joie. Le fer de la pioche avait sonné sur du métal. Redoublant d’efforts, il dégagea un petit coffret d’acier rouillé qu’il sortit du trou. Sans hésiter, il força le couvercle avec sa pioche.

Il vit un collier fait de cinq rangs de perles.

— Fichtre ! murmura-t-il, quelle pièce magnifique ! Une véritable fortune !

De fait, les perles étaient du plus bel orient, toutes égales et sans le moindre défaut. Il les fit glisser dans une de ses poches, avec un petit rire de connaisseur satisfait.

Mais sa découverte ne lui suffisait pas. D’après ses renseignements, il devait y avoir autre chose, un double fond sans doute. Il chercha longtemps quelque ressort invisible, ne trouva rien, et allait se décider à briser le coffret quand un déclic eut lieu et le couvercle intérieur se souleva.

Il aperçut alors une pochette en parchemin. Il la prit. Elle était gonflée de papiers et elle portait cette indication :

« Ces papiers m’ont été confiés, au mois de mai 1917, par mon très cher ami Eugène Destol, afin que je les transmette à sa famille. Je les dépose dans ce coffret avec le collier à cinq rangs de perles de ma femme. S’il m’arrivait malheur, je prie celle-ci de remplir, aussitôt que possible, la mission dont je me suis chargé. »

Et c’était signé : « Comte Valine ».

Il ouvrit la pochette en parchemin, prit la liasse de papiers et les déplia. C’étaient des titres de propriété auxquels se trouvait épinglé un reçu ainsi libellé :

« Reçu de M. Eugène Destol, sujet français, habitant place du Trocadéro, à Paris, la somme de trois cent mille francs pour sa part dans l’achat des mines de Seidewitz. »

Il y avait encore, dans la pochette, une photographie. La photographie d’une petite fille au charmant visage fin avec cette mention manuscrite : « Nelly-Rose à dix ans. »

L’homme eut un geste d’ignorance et d’insouciance. Il ne comprenait pas et ne cherchait pas à comprendre. On l’avait chargé d’une mission, sans lui en expliquer les dessous qu’il ne désirait du reste pas connaître. Bravant périls, fatigues et privations, il avait accompli la tâche fixée. Il avait réussi, cela seul l’intéressait.

Réussi ?… Pas encore ! Le plus difficile peut-être restait à faire.

L’homme, dans une poche intérieure de son vêtement, plaça les documents et les titres. Puis il combla soigneusement le trou et ramena, par-dessus, la neige. Ensuite, il alla au puits, y précipita le coffret vide, et suspendit la pioche où il l’avait trouvée.

Il s’éloigna. La neige qui tombait effacerait toute trace de son passage. C’était bien.

Il retraversa la plaine et rejoignit la vague route où il l’avait quittée.

Il arriva au petit groupe des isbas qu’il traversa sans s’y arrêter, malgré le désir qu’il avait de prendre quelque chose de chaud… Bah ! la vodka de sa gourde lui suffirait.

Il en but, tout en marchant, une gorgée, et, parvenu au château, le contourna. Le château était inhabité, les volets fermés, pas de fumée aux cheminées. Tout semblait mort, aucun être vivant sur les routes ni dans la plaine. La neige paraissait le linceul de toutes choses.

De l’autre côté du château, l’homme retrouva la piste. Il la suivit de son pas égal, élastique, foulant avec indifférence la neige glaciale ; de temps à autre, il se secouait pour faire tomber les flocons qui s’amoncelaient sur ses épaules.

Il arriva à la lisière d’un bois et vit une isba isolée, misérable, mais habitée, celle-là ; sa cheminée fumait. Dans le bois, il se dissimula, et attendit.

L’attente fut longue, le froid le gagnait, et il recourut à sa gourde… Il eut enfin un mouvement de satisfaction. Une vieille paysanne, emmitouflée de loques, sortait de l’isba. Sans voir le guetteur, elle prit la route qu’il venait de suivre.

Quand elle fut hors de vue, il sortit de sa cachette et s’approcha de l’isba derrière laquelle il y avait une cour qu’un mur entourait.

Il escalada ce mur avec une aisance de gymnaste et traversa la cour.

Au moment de frapper, il eut une hésitation et reprit le plan qui lui servait de guide. Il y lut :

« Quant à l’enfant, tu feras ce que tu voudras. En réalité, si tu la ramènes ici, ça n’ajoutera pas grand-chose au bénéfice puisque nous tiendrons le collier, et peut-être les titres. Mais enfin, si ça t’amuse, et qu’il n’y ait aucun danger… »

Il frappa.

Pas de réponse.

Il gagna la fenêtre. Le volet était fermé. Il le secoua, réussit à l’ouvrir. Il poussa la croisée qui céda. Alors, il sauta dans la maison.

Au milieu de la pièce, il vit une petite fille de sept à huit ans, jolie, mais pâle et maigre, dans une robe sordide. Debout, tremblante, les mains jointes, de ses yeux dilatés par l’épouvante, elle le regardait.

Sans l’approcher, il lui sourit d’un sourire cordial.

— N’aie pas peur, ma petite. Je ne te ferai pas de mal. Tu es bien Stacia, la fille de la comtesse Valine ?

Trop effrayée sans doute pour pouvoir parler, l’enfant, de la tête, fit oui.

— La vieille femme à qui on t’a confiée est méchante pour toi, n’est-ce pas ? Elle te rend malheureuse ? Elle te bat ?

Même signe affirmatif.

— C’est bien elle qui vient de sortir ?

La petite inclina encore la tête. Oui, tout cela était vrai et elle était bien malheureuse.

Et, cette détresse d’enfant, l’homme la sentit si profondément, il en fut si touché, que, malgré tout, contre toute prudence, il prononça :

— Veux-tu venir avec moi ?

Cette fois-ci, l’enfant ne répondit pas du tout.

Il insista :

— Si tu viens avec moi, je te conduirai à ta mère.

Le visage de l’enfant se contracta, ses larmes jaillirent, enfin elle parla.

— Maman est morte… avec papa…

Saisi de pitié, il s’approcha :

— Non, ma petite, ta maman n’est pas morte, elle m’envoie te chercher.

La petite fille ouvrit sur lui des yeux pleins d’angoisse et d’espérance. Était-ce vrai ce qu’il disait, cet homme-là qui souriait avec tant de bonté qu’elle se sentait poussée vers lui par un grand élan ?

— Tu te rappelles le médaillon, insista-t-il, avec ton portrait, que ta maman avait toujours au cou ?

— Oui.

— Eh bien, regarde, le voilà. C’est ta maman qui me l’a donné pour que tu aies confiance.

L’homme mit sous les yeux de l’enfant le bijou. La petite, regardant l’objet qui lui rappelait son bonheur d’autrefois, se remit à pleurer.

— Dépêchons-nous, ma petite Stacia. Quand revient la femme ?

— Cette nuit !

— Où couches-tu ?

— Là-haut, toute seule. Et Stacia ajouta : J’ai peur toute seule, mais j’ai encore plus peur quand je suis avec elle.

— Alors, si tu dors seule là-haut, elle ne saura pas avant demain matin que tu es partie. Et à ce moment-là, nous serons loin ! Seulement, Stacia, il faut m’obéir, ne pas avoir peur, être bien courageuse… Tu es faible, malade peut-être, ma pauvre petite, n’est-ce pas ? Tu ne pourrais pas marcher longtemps ?

— Oh ! non.

Il rit gaiement.

— Et bien ! voilà, je te porterai, Stacia !

Il défit une de ses besaces, en tira un vaste sac de toile et dit à l’enfant, du ton qu’il aurait pris pour lui proposer un jeu amusant :

— Ma petite, tu vas entrer là-dedans et je te chargerai sur mon épaule. Comme cela, tu ne te fatigueras pas et tu ne seras pas mouillée par la neige. Maintenant, écoute bien, quoi qu’il arrive, ne bouge pas, ne parle pas, et n’aie peur de rien… Tu me le promets ?

— Oui, dit la petite avec résolution.

Quand l’enfant fut cachée sous la grosse toile où l’air entrait suffisamment pour qu’elle pût respirer, il la chargea, pliée en deux sur son épaule. Il repassa la fenêtre basse dont il referma le volet. Il posa son fardeau sur le sommet du mur qu’il franchit de nouveau. Il reprit l’enfant, la remit sur son épaule et s’éloigna à travers les bois, à travers la neige, parlant de temps à autre à la petite qu’il emportait, chantonnant pour la distraire, et marchant d’un pas aussi allègre que s’il n’avait rien porté du tout.

Il marcha ainsi jusqu’à la fin du jour. Les routes nivelées par la neige n’existaient plus, mais il savait pourtant qu’il était dans la bonne direction grâce aux indications d’une boussole dont il était muni et qu’à intervalles réguliers il consultait.

Il avançait toujours. Sous la toile du sac, maintenant, l’enfant s’était endormie. Il le sentait à l’abandon du petit corps reposant sur sa robuste épaule.

Le soir vint, il continua sa marche. La nuit était noire, mais une clarté confuse montait de la neige qui sous ses pas frissonnait. Il fallait pourtant que l’enfant mangeât, et lui-même également, mais, dans cette neige, dans cette nuit, comment faire halte ?

Il distingua enfin, à l’entrée du bois de sapins, la forme d’un toit. Il s’approcha prudemment, reconnut une isba sans porte et plus misérable encore que celle où il avait trouvé Stacia. Il dégagea du sac l’enfant qui, debout, vacilla sur ses jambes, mais, courageuse, ne se plaignit pas et fit quelques pas pour se dégourdir.

L’homme, cependant, avec du pain et une boîte de sardines tirée de sa besace, préparait un modeste repas. Il versa dans un gobelet un peu du thé froid que contenait une gourde et où il ajouta quelques gouttes de vodka. L’enfant but. Il augmenta pour lui la dose d’alcool et acheva les provisions.

— Allons, repartons, ma petite.

Des kilomètres de forêts succédaient aux kilomètres. Un silence profond l’entourait que troublait à peine, parfois, le bruit furtif de la neige qu’une branche trop chargée laissait choir. Les heures passaient, il marchait toujours, mais son allure n’avait plus son élasticité coutumière. La neige molle, amoncelée, semblait à chaque pas vouloir retenir ses pieds.

Enfin, ce fut l’extrémité de la forêt et, presque en même temps, ce fut le matin, le matin réconfortant.

La neige ne tombait plus, personne à l’horizon. Au pied d’un grand arbre, le voyageur fit halte une seconde fois, et voulut que l’enfant bût et mangeât de nouveau.

— Vous êtes bon, lui dit tout à coup la petite fille d’un ton convaincu.

— Et toi, tu es bien raisonnable et bien courageuse, ma petite. Tu n’as toujours pas peur ?

— Oh ! non, mais quand est-ce que je la verrai, maman ?

— Dès ce soir, j’espère… Tu l’aimes donc beaucoup ?

Le visage de la petite s’illumina.

— Beaucoup… beaucoup… Elle est si bonne, maman, si jolie ! C’est la plus jolie de toutes les mamans !

— Ah !

L’homme n’ajouta rien. Son visage avait changé. Il eut un petit sourire qui ne ressemblait pas au sourire qui avait donné confiance à l’enfant. Une idée, confuse encore, se formait en lui. L’image indécise d’une femme jolie passait devant ses yeux.

Il ne faisait plus froid. L’homme réconforté par la halte et par le repos, marchait allégrement et le fardeau dont il était chargé, si lourd la nuit, de nouveau ne pesait plus à ses épaules. Vers le commencement de l’après-midi, il eut un mouvement d’allégresse en voyant les poteaux annonçant l’approche de la frontière polonaise. Enfin… le but !

Peu après il atteignit un village assez important, situé au bord d’une rivière dégelée, large, et qui s’étendait en une sorte de marécage peu profond. C’était la frontière. De loin en loin, des soldats rouges, armés de fusils, montaient la garde. D’autres étaient groupés devant les bâtiments de l’ancienne douane devenue caserne. Quelques agents de police causaient entre eux.

Délibérément, le voyageur s’approcha de l’un des agents.

— Je voudrais savoir s’il y a un chemin praticable le long de la rivière ? demanda-t-il.

Le policier le toisa, ce vagabond ne lui disait rien qui vaille.

— Tu quittes la Russie ?

— Non, non ! Je vais chez mon cousin qui habite là-bas !

— Tes papiers !

L’homme les exhiba. L’agent les examina et, les trouvant en règle, s’adoucit et donna le renseignement demandé. Oui, il y avait un chemin praticable…

— Bon, je vais me reposer un peu avant de me mettre en route.

Il y avait beaucoup d’allées et venues. On se rendait principalement près de la rivière à un endroit où un grand radeau plat faisait un service de bac d’une berge à l’autre. Un poste de police commandait une enceinte fermée par une palissade à moitié démolie. Une douzaine de véhicules de tous genres attendaient leur tour de passage. Quelques agents veillaient. On ne pouvait entrer qu’avec un passeport déjà visé à la caserne.

Le voyageur déposa contre la palissade, à l’extérieur, sa besace et le sac où se trouvait la petite Stacia. À la dérobée il consulta sa montre, dégagea son accordéon et se mit à jouer et à chanter à mi-voix.

Les gens, affairés, l’écoutaient peu. Une femme cependant, qui était dans l’enceinte, se pencha par une brèche de la palissade. Vêtue comme une riche fermière, elle montrait une taille harmonieuse et un visage avenant, animé par le plus joli sourire.

Il chanta, en la regardant, un air charmant et mélancolique. Quand il eut fini, ils causèrent, assez longtemps. La femme comptait au nombre des personnes qui attendaient leur place sur le radeau. Chaque semaine, avec sa voiture, elle venait d’un village polonais pour vendre des provisions sur le marché russe le plus voisin, et elle s’en retournait, en fin d’après-midi, avec ses paniers vides.

Il lui demanda, la tutoyant selon l’usage :

— Ta voiture est là ?

Oui, fit-elle, en montrant une charrette à quatre roues, recouverte par une forte bâche que soutenaient des arceaux.

— Tu as ton passeport ?

— Oh ! un passeport à l’année est bien en règle. D’ailleurs, ils me connaissent tous.

L’homme la regarda au fond des yeux et dit :

— Tu vois ce sac qui est là par terre…

— Oui.

— Il y a une petite fille dedans, je la ramène à sa mère.

— Oh ! dit-elle stupéfaite de cette révélation. Et tu n’as pas peur que je te trahisse ?

— Je suis sûr de toi, dit-il doucement. Tu vas la prendre dans ta voiture et tu traverseras avec elle. Je la retrouverai ce soir.

Elle murmura, au bout d’un instant :

— Mais toi, comment ferais-tu pour passer ?

— À la nuit, je me jetterai à l’eau. Je nage bien.

— Ils te tueront à coups de fusil.

— Il faut bien risquer…

— Oh ! répéta-t-elle, c’est bien dangereux. Et pourquoi risques-tu ?… Pour de l’argent ?

Il réfléchit. Au fond, était-ce pour de l’argent ?

— Non, dit-il, de l’argent, j’en ai.

— Alors, pourquoi ?

— Ça m’amuse. Il y a beaucoup de choses qu’on fait dans la vie pour s’amuser, parce que cela fait plaisir. Ce sont les meilleures choses.

Il avait repris son accordéon, et il en tirait des sons d’une telle douceur qu’elle seule pouvait les entendre. Il chanta ainsi, sans la quitter du regard, et en lui adressant les mots tendres de cette chanson. Elle était penchée sur lui, elle voyait ses yeux bleus, ses dents claires, et elle répondait à son sourire par un sourire heureux.

Du temps ainsi s’écoula.

Le jour s’assombrissait. Un épais brouillard s’élevait du marécage. L’homme souvent regardait par-delà la rivière, du côté de la Pologne. Il y vit enfin ce qu’il attendait. Une lueur à ras de terre, faible d’abord, mais qui s’amplifia, grandit. Un feu… le signal !…

— Ça va être à moi de passer, dit la fermière. Donne la petite.

Elle prit le sac, sans que personne s’en avisât, souleva la bâche par derrière, et le glissa.

Puis elle revint, et dit à l’homme, d’une voix sourde :

— C’est le dernier passage du radeau… Nous avons quelques minutes encore. Quand je claquerai du fouet, viens aussi. Il fait trop noir pour qu’on t’aperçoive.

Il objecta :

— C’est toi, maintenant, qui risques. Et ils ne plaisanteraient pas si on me trouvait.

— Viens, répéta-t-elle en s’éloignant.

Il patienta. Quand elle eut claqué du fouet, s’introduisant par la brèche, il rampa dans l’ombre jusqu’à la charrette qui s’ébranla dès qu’il y fut installé.

Les policiers donnèrent la main à la femme. L’embarquement fut aisé, sous l’effort de deux petits chevaux qui avaient des sonnettes aux oreilles. Sur l’eau du marais, entre les roseaux épars, la barque flotta, conduite à la rame par deux mariniers.

— Ne bouge pas, surtout, dit la femme qui s’inquiétait en entendant le remuement des paniers.

— Je veux me rapprocher de toi, dit-il.

Un silence. Elle murmura :

— C’est plus facile par la droite.

Il avança. Elle sentit des lèvres qui lui caressaient le cou. Elle frissonna.

— Tourne un peu la tête, demanda-t-il.

— Non, dit-elle en tournant la tête.

— Donne-moi tes lèvres.

— Non, dit-elle en tendant ses lèvres.


Un quart d’heure après, on abordait l’autre rive. Ils étaient en territoire polonais. Avec précaution, il se glissa hors de la charrette, emportant ses besaces et Stacia.

Non loin d’une maison, auprès d’un feu qui s’éteignait, auprès d’une troïka attelée de chevaux vigoureux qu’un paysan tenait au mors, un homme guettait. Un homme bien mis, d’une cinquantaine d’années, grand et massif, avec un large visage coloré, d’expression brutale et rusée à la fois.

Cet homme se précipita au-devant de l’arrivant.

— Bonjour, Gérard ! Quelle exactitude admirable ! Tu as réussi ?

— À peu près, dit Gérard.

— Les colliers, tu les as ?

— Oui, Baratof.

— Donne-les moi !

— Tout à l’heure, ils sont dans un de mes sacs.

— La liasse de titres ?

— La voici !

Gérard montra la pochette qui contenait les titres. Une lueur de cupidité triomphante alluma les petits yeux de Baratof qui s’en empara.

— Tu es épatant ! dit-il.

Et il demanda encore, mais négligemment :

— Et la petite ?

Gérard, cette fois, ne répondit pas. Se dirigeant vers la troïka, il y déposa ses besaces et le sac contenant l’enfant toujours immobile et muette. Il s’établit auprès de Baratof qui venait de s’asseoir et qui saisissait les guides. Le paysan, resté impassible, lâcha les chevaux qui s’élancèrent impétueusement.

La fermière attendait dans sa charrette. Mais Gérard oublia tout à fait de retourner vers elle et de lui donner le baiser d’adieu.