Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 177-184).
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XIII


Le train roule et ma pensée ne peut se détacher de Valère. Resserrée dans un coin du wagon, les yeux clos pour ne pas mêler le cher visage triste aux visages indifférents qui m’entourent, je souffre de ce départ comme d’un mal cuisant. Par instant je ne sais plus si je fais bien de partir, et aux arrêts des gares j’ai besoin de toute ma volonté pour ne pas sauter du train et retourner à Nice. Pour faire cesser cette irrésolution qui me torture, je vais m’appuyer contre la vitre du couloir. Je cherche des yeux les orangers, mais dans la campagne, il n’y a plus que des ifs et des oliviers. Les ifs, qu’on aperçoit de place en place, vont par bandes, vêtus de noir, comme des gens de village s’en allant à un enterrement, ou par deux seulement, un grand et un petit, comme un père conduisant son fils par la main.

Les oliviers tordus chacun à sa manière couvrent des champs entiers. Certains ont l’air d’être à genoux soutenant une corbeille sur leur tête, et d’autres ont deux jambes cagneuses au lieu d’un tronc. Beaucoup sont courbés vers la terre comme des vieillards et de très jeunes sont déjà infirmes. Ceux qui longent la voie du chemin de fer sont plus difformes encore et semblent vouloir fuir à notre passage. Ceux-là savent peut-être que j’abandonne le très vieux qui m’était si accueillant dans le grand jardin et c’est peut-être de moi qu’ils se détournent. Lorsque la nuit se fait et que plus rien n’est visible au dehors, je reprends mon coin où je retrouve l’image triste de Valère. Et soudain j’aperçois toutes les difficultés que je vais rencontrer pendant mon séjour à Paris, mais je ne veux pas y penser. Je suis forte, et bien décidée à faire n’importe quel travail pour gagner ma vie. J’écarte aussi le souvenir de Valère pour ne plus penser qu’à mon enfant. Il ne cesse de frapper à la cloison aujourd’hui. « Oui, cher mignon, j’entends, ne crains rien, je ne me séparerai pas de toi. »


Ce fut chez mon père que j’allai tout d’abord. Après une aussi longue séparation, j’eus de la peine à le reconnaître. Qu’avait-il fait de l’épaisse chevelure blonde qui accompagnait son teint clair et son air avenant ? C’était maintenant un monsieur chauve, maigre et à l’air ennuyé. Et je vis bien que ma présence lui était plus pénible qu’agréable.

Auprès de ma mère, je trouvai plus de chaleur, et nos larmes se mêlèrent. Elle regrettait le passé :

— C’est ton père qui m’a délaissée, me dit-elle.

Et toute confuse elle ajouta :

— Et moi j’étais trop jeune pour rester sans amour. Elle gardait son sourire câlin, et ce sourire suffisait à lui seul pour éloigner d’elle toute vieillesse.

Ainsi qu’à mon père, je lui laissai croire que j’étais à Paris pour quelques heures seulement. À quoi bon leur dire la vérité ; ni l’un ni l’autre ne pouvaient rien pour moi et il était bien inutile de les troubler.

Firmin accourut à la nouvelle. Tout d’abord il voulait partir pour Nice, tant il était sûr de ramener Valère, mais lorsqu’il connut l’existence de Bambou et les détails de la dernière scène, il se contenta d’écrire longuement à son ami.

Après plus d’une semaine, je n’avais pas encore trouvé à me placer. Je n’en éprouvais pas un trop grand ennui. À marcher par les rues, je retrouvais mon Paris, mon cher Paris avec son bruit assourdissant et sa lumière tamisée par la poussière comme par un abat-jour d’un gris léger. Je retrouvais les moineaux familiers cherchant leur nourriture sur la chaussée et attendant pour s’enfuir l’avertissement du conducteur de tramway, et je prenais plaisir à voir que ces conducteurs avertissaient avec le même soin les oiseaux, les gens et les chiens.

Je finis par trouver une place de laveuse dans une buanderie d’hôpital. En y entrant il me sembla que j’entrais dans un nuage tant la buée était épaisse. Un homme me poussa devant un grand bassin de pierre et me dit :

— Mettez-vous là, et faites comme les autres.

À travers la buée j’aperçus des femmes retirant du bassin plein d’eau des pièces de linge qu’elles mettaient par paquets sur des tréteaux et je fis de même.

Ce travail de la buanderie est dur et désagréable, l’eau vous inonde les pieds à tout moment, et il faut faire bien attention de ne pas glisser sur les dalles car, m’a dit une laveuse, on s’y casse facilement les jambes.

Et puis il y a le linge sale qu’il me faut trier et mettre en tas séparés. Ce linge a une odeur douceâtre qui me soulève le cœur. Là encore je fais comme les autres, mais parfois mon dégoût est tel qu’il m’est impossible de prendre la moindre nourriture. De plus ma fatigue est énorme, mes nuits se passent en mauvais sommeil et, au matin, mon corps est si raide que je me demande avec inquiétude s’il pourra se plier au bord du bassin.

Parmi mes compagnes de travail il y a la mère Françoise. C’est une très vieille femme, courageuse, et toujours de bonne humeur. Rien ne la rebute ni la répugne. Elle porte à pleins bras les plus lourds paquets, et à l’heure du goûter, il lui arrive de poser son pain sur un tas de linge sale.

Il y a aussi Mlle Lucas. Celle-là n’a pas comme les autres un air de pauvreté ; les effets qu’elle porte sont bien faits et en tissus de bonne qualité. Elle est silencieuse et d’une pâleur si extraordinaire qu’on pourrait croire qu’elle vient de sortir de sa tombe à l’instant. Elle a une trentaine d’années, ses larges yeux sont d’un noir mat et son regard est triste et inquiétant. Les autres la prennent en pitié parce que chaque fois qu’une cloche sonne quelque part elle dit :

— Entendez-vous la cloche du cimetière ?

Depuis qu’elle s’est aperçue de ma grossesse, elle me fait mille recommandations au sujet de la nourriture à prendre ; elle compose mes menus de chaque jour, et elle y apporte une telle attention qu’elle en oublie la cloche du cimetière. Je dis comme elle pour ne pas la désobliger mais, en réalité, je n’ai d’appétit que pour les fruits frais. Je n’ai pas su résister aux cerises emplissant les petites voitures des marchands des quatre saisons, ni aux mirabelles qui ont suivi, ces jolies prunes, jaunes, douces et sucrées nomme le miel. Et maintenant que l’automne arrive, je me nourris de belles quetsches, brunes, fraîches et fermes sous la dent comme du bon pain bis ; mais ces repas de fruits appétissants ne tiennent pas une grande place dans mon estomac, et à certaines heures de la journée j’ai faim.


Oncle meunier ne s’étonne pas de me savoir à Paris ; il croit que j’y suis momentanément avec Valère pour les affaires de la maison de Nice. Manine paraît le croire aussi, mais ses lettres contiennent toujours des phrases qui ressemblent à des questions.

Avec Firmin j’ai retrouvé des dimanches de fêtes. Sa ville de garnison, peu éloignée de Paris, lui permet de faire l’aller et le retour dans la même journée. Nous aimons à revoir les endroits où s’est passée notre enfance et nous faisons de longues stations au Jardin des plantes.

J’évite de passer auprès des carnassiers ; leur vue me cause un malaise long à se dissiper ; j’ai pitié de ces bêtes à l’affût de tout ce qui remue et de tout ce qui vole et toujours prêtes à bondir pour une proie possible. Firmin qui connaît mes préférences dit en riant : « Fuyons les bêtes qui guettent, allons voir celles qui broutent. » Lui-même préfère les bêtes inoffensives, mais il se plaît surtout auprès des fleurs qui lui rappellent le nom de sa fiancée. Assis près de moi, à l’ombre d’un marronnier, il me parle longuement de son mariage qui doit avoir lieu au printemps prochain. Et comme il n’a plus à tenir compte de la volonté du grand-père de Rose, il compte bien quitter l’armée à la fin de son rengagement. Je m’inquiète de son avenir. Il n’est pas adroit au commerce comme Valère, et sorti de la caserne, il lui faudra bien reprendre sa vie de petit commis dont il n’était guère satisfait.

Mais Firmin se fâche : « Pas un jour de plus je ne resterai à la caserne, tu m’entends ? » Il rit soudain et se moque :

— On n’y manque de rien cependant.

Il passe les mains à rebrousse poil sur son vêtement :

— Vois comme je suis vêtu de drap fin. Clémence n’en exigerait pas de plus beau pour son manteau des dimanches.

Dans ce jardin où des groupes d’enfants nous entourent, nous nous plaisons à parler de la venue prochaine du mien. Firmin ne reçoit pas de réponses aux lettres affectueuses qu’il ne cesse d’écrire à son ami. Malgré cela il est certain que Valère ne me tiendra pas rigueur de mon éloignement lorsqu’il verra son fils beau et bien portant. Il sait, par un camarade dont les parents demeurent à Nice, que le magasin de chaussures est de mieux en mieux achalandé. Il espère que Valère est maintenant assagi et sobre, et sur cet espoir il bâtit pour moi des joies douces et durables.

Je ne crois pas autant que Firmin à la sagesse revenue de Valère, mais je ne peux empêcher ma pensée de s’en aller à tout moment vers la vieille maison de la Crapaude. Et parfois mon désir d’y retourner est si grand que je me sens capable de tout braver pour cela.

Courbée au bord du bassin ou sur le linge sale, j’ai rappelé un à un les souvenirs magnifiques de ces trois années qui viennent de passer. Un à un aussi, les regrets sont venus ; ils se sont groupés dans mon cœur et l’ont empli d’une amertume insupportable. J’ai cédé sous leur poids et me suis accablée de reproches : « Sotte Annette Beaubois ! il fallait vaincre ta répugnance du vin et en prendre le goût au contraire, ainsi Valère Chatellier n’aurait pas eu à feindre, et c’est avec toi qu’il se serait enivré et non avec Bambou. S’enivrer n’est rien, c’est un vice qui ne fait tort à personne, et lorsqu’on aime un être par dessus tout, mieux vaut partager son abjection que de s’en séparer. »

Pour me donner raison, j’avais l’exemple de mes voisins de palier, un vieux ménage d’ivrognes habitant la même chambre depuis plus de vingt ans. Ces deux là ne possédaient que leur bonne entente ; la fête commençait pour eux le samedi soir et durait toute la journée du dimanche. Il fallait entendre la voix toute fléchissante de tendresse de l’homme, lorsque rapportant une nouvelle provision de vin et incapable de retrouver sa porte il appelait : « Caroline ! Caroline ! » Il fallait entendre aussi le pas trébuchant et les bégayements de Caroline s’empressant au secours de son mari. Ce couple était la risée des autres locataires. Qu’importait ! ces deux ivrognes étaient sourds et aveugles aux moqueries et vivaient heureux l’un près de l’autre. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour nous.

Brusquement ma détermination fut prise ; j’allais tout de suite commencer à boire du vin et de l’alcool et, ma répugnance vaincue, j’irais retrouver Valère qui ne pourrait plus douter de ma grossesse devenue parfaitement visible. Mais comme je me mettais à la recherche d’une bouteille, mon enfant a frappé à la cloison. Il frappait à petits coups répétés comme pour me dire de prendre garde, et aussitôt j’ai revu les gestes stupides et maladroits du vieux ménage, j’ai revu les yeux éteints et comme noyés de Caroline, ces yeux qui ne s’animaient que le samedi soir lorsqu’elle surveillait comme des jumeaux chéris les deux litres de vin qu’elle rapportait dans son panier. J’ai entendu le rire mêlé du mari et de la femme, ce rire sans profondeur ni joie et qui me faisait toujours penser au gargouillis d’eau sale de la buanderie.

De mes deux mains bien appuyées j’ai apaisé l’enfant :

— Cher petit ! C’est toi qui es sage, et tu peux être tranquille, jamais ta mère ne se rendra pareille à ces gens-là.