Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 167-176).
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XII


Plusieurs jours se sont écoulés depuis la Pentecôte et Valère n’est pas encore de retour auprès de moi.

J’ai repris mon attente dans la tour, mais ce soir, lasse de guetter, je me suis installée à la petite table de Firmin pour écrire à ceux qui sont loin. J’ai tant de choses à leur dire. Cependant mon oreille ne perd aucun bruit du dehors.

Jusqu’à une heure avancée les automobiles passent sur la route. Et tout à coup j’entends l’une d’elles ralentir et s’arrêter à quelques mètres de notre maison. Tout de suite debout, et penchée à la fenêtre, je vois le chauffeur sauter de son siège et prendre à bras le corps un homme qu’il fait sortir de la voiture. Cet homme c’est Valère, je le devine plus que je ne le vois. Un grand froid me pénètre ; Valère est blessé peut-être ? non, il repousse le chauffeur et veut remonter ; mais une femme s’encadre dans la portière et dit d’une voix pointue :

— Jetez-le devant sa porte.

Les deux hommes luttent. Le chauffeur n’est pas le plus fort, et à certains grognements de Valère je comprends qu’il est ivre, comme jamais il ne l’a été jusqu’alors.

Le temps d’accourir, et je le retrouve par terre, accroché des deux mains au marchepied de l’automobile. La femme, penchée sur lui, le frappe de ses poings secs comme des petits maillets, afin de lui faire lâcher prise. Elle est si acharnée à frapper qu’elle ne m’a pas entendu venir ; je la regarde, et dans la lueur des phares, son visage mince et tout convulsé, me fait penser à une chèvre furieuse. Sans un mot, sans efforts, je la soulève et la jette sur les coussins de sa voiture, puis je m’adresse au chauffeur :

— Aidez-moi à le conduire chez nous.

Valère, au son de ma voix, se lève de lui-même et se laisse guider sans résistance jusqu’à son fauteuil d’osier. Il a une face d’un rouge violet qui m’épouvante, et sa respiration est une sorte de ronflement qui se heurte à quelque chose de dur au fond de sa gorge.

En s’en allant, le chauffeur me dit :

— Mouillez-lui le visage, et faites-lui boire du café.

Je me hâte de suivre ce conseil, et peu à peu Valère devient moins rouge et sa respiration moins dure. Il suit du regard tous mes mouvements ; sait-il que c’est moi qui lui donne ces soins ? Oui, sans doute, car de ses yeux qui n’ont pas perdu toute intelligence, deux grosses larmes viennent de couler.

J’ai pitié. Une pitié qui me fait l’embrasser tendrement au front

Après tout ! il n’est peut-être pas ivre. S’il pleure, c’est qu’il a de la peine, une peine qu’il ne peut pas dire.

Ne suis-je pas là pour l’aimer et le consoler quoiqu’il arrive ?

Je m’agenouille devant lui ; je joins ses mains aux miennes, et, comme pour obéir à Firmin je dis :

— Ne sois plus triste, Valère, nous allons avoir un enfant.

Au lieu de la douceur que j’attendais, c’est un emportement terrible qui le dresse :

— C’est un affreux mensonge. Tu veux me tourmenter encore, car tu es méchante, méchante comme une mauvaise bête, entends-tu ?

Il prend la tasse à moitié pleine et crie plus fort :

— À ta santé Bambou.

Il vide la tasse d’un trait et se penche sur moi pour un baiser, mais je recule, et il roule à terre. Il se relève et me poursuit, mais ce n’est pas moi qu’il poursuit, c’est Bambou, et l’idée qu’il peut m’atteindre en me donnant ce nom me fait honte.

Je n’ai pas grand mal à lui échapper, ce n’est qu’en s’appuyant aux meubles qu’il peut se tenir debout. Il appelle, il exige que Bambou vienne à lui, et, dans les phrases osées et dans les injures qu’il lui jette, je comprends qu’il s’étonne de la voir fuir.

Il s’écroule enfin, et ronfle.

Horrifiée, répugnée, je m’éloigne de cet être qui fut toute ma joie et tout mon amour.

Il fait grand jour lorsque je m’éveille et me retrouve tout habillée sur mon lit. Valère, vêtu d’effets propres est debout devant moi. Il est glacé, son teint est verdâtre et son front plissé montre les efforts qu’il fait pour rappeler ses souvenirs.

Je saute du lit :

— Viens, Valère, je vais préparer une boisson chaude.

Il me suit docilement et quelques minutes après nous sommes attablés en face l’un de l’autre.

Comme si la première gorgée de liquide chaud lui rendait l’usage de la parole, Valère me demande :

— Pourquoi dormais-tu habillée ?

J’ai bien envie de lui poser la même question, cependant je réponds que le sachant couché sur le parquet je n’avais aucun goût pour dormir à l’aise dans un lit.

Il boit une nouvelle gorgée, et il ordonne l’air fâché :

— Je veux savoir où tu as passé la nuit.

Je crains qu’il ne soit encore ivre, et pour ne pas l’exaspérer, je dis avec bonne humeur :

— Sur notre lit, dans notre chambre.

Il hausse les épaules, puis, comme poussé par une violence dont il n’est pas le maître, il s’emporte :

— Ce n’est pas vrai, vous êtes toutes des menteuses.

Et la voix soudainement basse, il ajoute avec un mépris indicible :

— Au fond, tiens ! tu ne vaux pas mieux que Bambou. Et encore ! elle, au moins, ne fait pas mystère de ses frasques, tandis que toi…

Je ne peux croire qu’il pense cela. Les derniers mots surtout ont été dit sur un ton si amer que je devine à travers eux une grande souffrance.

J’étends la main pour un geste affectueux, mais les yeux de Valère deviennent durs et il hausse la voix pour arrêter mon élan :

— La vérité, c’est qu’on t’a vue par la ville en compagnie d’un jeune homme, et que ce jeune homme a passé ici deux nuits en mon absence ; ose donc le nier.

Je comprends son erreur, et le détrompe :

— Je ne le nie pas, ce jeune homme, c’est Firmin.

Firmin ?

Valère reste immobile, tout son visage s’apaise tandis qu’il répète :

— Firmin. C’est Firmin.

J’attends un mot d’excuse, mais je n’ai pas vaincu, car Valère s’assombrit de nouveau :

— Ah ! oui, Firmin, vous vous entendez si bien tous deux qu’il ne manquera pas de dire comme toi si je l’interroge.

C’est à mon tour de hausser les épaules ; je n’attache du reste aucune importance à cet accès de jalousie ; la preuve de ce que j’avance est si facile à faire. Je guette seulement la minute où il me sera possible de parler avec amour de ma grossesse.

Valère s’est renversé sur le dossier de sa chaise. Il songe, les yeux fermés, une expression de dégoût aux lèvres.

J’ai peine à les reconnaître ces lèvres : elles sont sèches et craquelées, sans couleur ni fraîcheur.

Encouragée par le silence, j’implore :

— Valère, veux-tu m’écouter ?

Il répond sans bouger :

— Je t’écoute.

— Penche-toi un peu vers, moi ; ce que j’ai à dire est grave et je ne peux pas le dire devant des yeux fermés.

Il ouvre ses yeux qu’il laisse errer au plafond. Ma gorge se serre, j’hésite et je finis par dire exactement comme la veille :

— Ne sois plus triste, nous allons avoir un enfant.

Il referme les yeux et ricane :

— Comme l’autre ; ça vous amuse de mentir.

Profondément blessée je dis :

— Laisse à l’autre ses mensonges, Annette Beaubois dit toujours la vérité.

Il se met à siffler sans quitter sa pose renversée. Je veux lui raconter la venue de Firmin et, pour l’obliger à un peu d’attention, je le touche au bras. Il se lève vivement alors, et recule l’air effrayé en disant :

— Est-ce que tu vas me frapper, toi aussi ?

Je suis moi-même si effrayée de ce que je vois sur son visage que je me place devant lui et demande :

— Me reconnais-tu au moins ?

Il me regarde des pieds à la tête, insolemment :

— Oui, je te reconnais, tu es Annette Beaubois, la grande, la pure, la fière Annette Beaubois.

Le ton est aussi insolent que l’allure, mais je ne veux penser qu’au conseil de Firmin et, avec l’espoir que tout cela va changer, je reprends doucement :

— Je t’en prie ! ne te moque pas, je t’assure que je vais être mère.

Il me tourne le dos et continue à ricaner.

Une lassitude me fait désirer ardemment la fin de cette scène. Je voudrais être loin, très loin d’ici, et je m’entends dire d’une voix résignée :

— Ton bonheur est parti, Annette, il va falloir s’en aller aussi.

Valère se retourne, et s’approche de moi avec un visage plein de colère. Il s’approche si près que j’étends les mains comme une barrière devant ma grossesse tandis qu’il crie à m’étourdir :

— Tu es libre Annette Beaubois. C’est toi qui n’a pas voulu du mariage, et je ne prétends pas te retenir ici contre ton gré.

Les mains toujours en avant, je ressens plusieurs chocs contre la cloison de ma chair, et c’est comme si mon petit me demandait de ne pas le séparer de son père. Ces chocs m’apportent un malaise qui me fait fléchir et chercher un point d’appui. Mais dans le même instant, parce que Valère se hâte de mettre son pardessus et son chapeau pour sortir, une colère inattendue gronde en moi.

C’est lui qui va s’en aller d’ici pour n’y plus revenir peut-être ? Cette idée m’est insupportable. Je ne veux pas qu’il parte ainsi. Il faut qu’il sache la vérité malgré lui. Aussi, à peine a-t-il passé la porte qu’une force me lance à sa suite. Je le saisis par le bras, le ramène dans la maison, et m’adosse à la porte fermée.

Ma colère est sans éclat ; elle fait seulement trembler ma voix de façon exagérée lorsque je dis :

— Tu n’es pas ivre Valère, regarde-moi en face et tu verras que je ne mérite ni ton mépris ni tes injures.

Comme un enfant obéissant, il lève les yeux et me regarde au visage.

Oh ! le regard de bête traquée de cet homme !

Où sont les yeux que j’aime ?

Ma colère s’enfuit. Et de toute ma tendresse et de tout mon espoir j’affirme :

— Je n’ai pas menti. Je vais être mère. Je viens encore de sentir battre le cœur de notre enfant. Firmin le sait, il te le dira…

Valère m’arrête d’un geste suppliant :

— Ne mêle pas Firmin à ce mensonge.

Son grand corps se plie, et ses traits se tirent infiniment tandis qu’il ajoute :

— J’ai mérité que tu te venges de moi en cherchant un autre amour, mais, inventer une grossesse, comme Bambou ! Oh ! Annette, comment peux-tu être devenue aussi menteuse !

Je n’ai plus la force de me défendre. Il me vient seulement un grand désir de mourir. Comme à un appel pressant, trois moyens se présentent ensemble à mon esprit : la fenêtre de la tour avec ses pierres pointues, le cactus aux pierres brûlantes et sa haineuse vipère. Je veux aller vers les trois d’un seul élan, et comme je dégage la porte, Valère l’ouvre et la referme sur lui.

Je ne sais alors ce qui se passe ; la pièce me paraît pleine de brouillard et il se fait autour de moi un bruit singulier. On dirait une grande quantité de choses brisées qui s’entrechoquent. Ma tête est lourde et ma faiblesse m’oblige à tendre les mains vers la table, sur laquelle je me courbe, et m’appuie de tout mon poids. Puis le brouillard se dissipe, le bruit de choses cassées s’éloigne, et je me redresse. J’entends des voix venant du dehors. C’est ma jeune voisine et son mari qui se souhaitent mutuellement bon courage pour leur journée de travail.

Étonnée je vois à la pendule qu’il n’y a pas cinq minutes que Valère est parti. Et, cependant, il me semble que depuis ce départ des heures et des heures ont passé. J’ai froid. Une douleur lancinante me traverse la tête d’une tempe à l’autre. Je voudrais m’asseoir, je voudrais m’étendre sur mon lit, mais cela me parait si difficile que j’y renonce, et c’est debout que le souvenir de toute chose me revient.

Longtemps je reste à réfléchir. Je n’ai plus envie de mourir. Et c’est avec une volonté bien arrêtée cette fois, que je dis tout haut :

— Il faut partir d’ici, Annette Beaubois. Il faut partir aujourd’hui même.

Je crains pour mon enfant. Des moments comme celui que je viens de passer peuvent lui être nuisibles. Qui sait si le mal n’est pas déjà fait ? Je ne l’exposerai pas davantage. Lorsqu’il aura vu le jour, j’aurai plus de force pour le défendre et faire valoir ses droits auprès de son père.

Ce soir, la fenêtre de la tour restera fermée, la mer pourra danser sous la lune, et la Crapaude fouiller sous les pierres, Annette Beaubois ne guettera pas sur la route la silhouette de Valère Chatellier.

Le temps de mettre un peu de linge dans une valise. Quelques mots d’explication placés bien en vue sur la table et me voici dans le tramway qui s’en va vers la gare de Nice.

Maintenant que j’ai pris mon billet pour Paris, maintenant que je sais mon départ certain, mon cœur s’emplit de ressentiment contre Valère. Il faut qu’il me voie passer avec cette valise à la main. Il faut qu’il sache tout de suite que je me sépare de lui. Et si, à mon tour, je peux le faire souffrir un peu, il me semble que je partirai avec moins de regret.

Mêlée à d’autres passantes, je m’arrête devant le beau magasin. Valère est là, justement. Il incline sa haute taille devant deux jeunes femmes qui lui parlent avec volubilité. Il leur sourit aimablement mais je vois qu’il fait effort pour cela. Ses yeux sont inattentifs, et son teint a la pâleur maladive d’autrefois.

Toute ma rancune fond à la tristesse de ce visage. Et, au contraire de l’instant d’avant, je crains d’être aperçue. Je m’efface et m’éloigne, et c’est avec un amour plein de pitié que je dis à celui que j’abandonne :

« Passe encore cette journée dans l’ignorance de mon départ. Cette nuit, si tu le peux, va dormir hors de ta maison afin de retarder la mauvaise nouvelle, car ton amour pour moi n’est qu’égaré, et parce que ton âme est toute pareille à la mienne, la souffrance ne te sera pas épargnée plus qu’à moi. »