De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 2

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 6-10).
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II. Quand c’est de la vie heureuse qu’il s’agit, ne va pas, comme lorsqu’on se partage pour aller aux voix, me répondre : « Ce côté-ci paraît le plus nombreux. » Par là même il est le moins sage. L’humanité n’est pas tellement favorisée que le meilleur parti plaise au plus grand nombre : le pire se reconnaît à la foule qui le suit. Cherchons ce qu’il y a de mieux à faire, non ce qui est le plus habituel ; ce qui met en possession d’une félicité stable, non ce qu’approuve le vulgaire, le plus sot interprète de la vérité ; et j’entends par vulgaire aussi bien les obscurs porteurs de chlamydes que les porteurs de couronnes. Car ce n’est pas à la couleur du vêtement dont le corps s’enveloppe que s’arrêtent mes yeux ; je ne juge pas l’homme sur leur témoignage : j’ai un flambeau meilleur et plus sûr pour démêler le faux du vrai. C’est l’âme qui doit juger sur le bien de l’âme. Oh ! si jamais il lui était loisible de respirer et de se retirer en elle-même, et de s’imposer une torture salutaire, comme elle se confesserait la vérité et s’écrierait : « Tout ce que j’ai fait jusqu’ici, j’aimerais mieux ne l’avoir point fait ; quand je me rappelle tout ce que j’ai dit, je porte envie aux êtres muets ; tous les vœux que j’ai formés sont à mes yeux des imprécations d’ennemis ; tout ce que j’ai craint, ô dieux ! m’eût valu mieux mille fois que ce que j’ai désiré ! J’ai eu des inimitiés avec bien des hommes ; puis de la guerre je suis revenu à la paix, s’il est une paix possible entre les méchants, et je n’ai pu encore rentrer en grâce avec moi-même. Je me suis consumé en efforts pour me tirer des rangs du vulgaire, pour me signaler par quelque mérite : qu’ai-je obtenu, que de m’exposer aux traits de la malveillance, que d’indiquer où l’on me pouvait mordre ? » Ces hommes que tu vois préconiser l’éloquence, courtiser la fortune, adorer le crédit, exalter le pouvoir, sont tous des ennemis, ou, ce qui revient au même, peuvent le devenir. Tout ce grand nombre d’admirateurs n’est qu’un grand nombre d’envieux.

Pourquoi ne pas chercher plutôt un bien qui profite, qui se sente, non un bien de parade ? Ces choses qui font spectacle, qui arrêtent la foule, que l’on se montre avec ébahissement, brillantes à l’extérieur, ne sont au fond que misères.

II. Quum de beata vita agitur, non est quod mihi illud discessionum more respondeas : « Hæc pars major esse videtur » Ideo enim pejor est. Non tam bene cum rebus humanis agitur, ut meliora pluribus placeant : argumentum pessimi, turba est. Quæramus, quid optimum factum sit, non quid usitatissimum : et quid nos in possessione felicitatis æternæ constituat, non quid vulgo, veritatis pessimo interpreti, probatum sit. Vulgum autem tam chlamydatos quam coronatos voco. Non enim colorem vestium, quibus prætexta corpora sunt, adspicio : oculis de homine non credo ; habeo melius certiusque lumen, quo a falsis vera dijudicem : animi bonum animus inveniat. Hic, si unquam illi respirare et recedere in se vacaverit, o quam sibi ipse verum, tortus a se, fatebitur, ac dicet : « Quidquid feci adhuc, infectum esse mallem : quidquid dixi quum recogito, mutis invideo : quidquid optavi, inimicorum exsecrationem puto ; quidquid timui, dii boni, quanto melius fuit, quam quod concupivi ! Cum multis inimicitias gessi, et in gratiam ex odio (si modo ulla inter malos gratia est) redii : mihi ipsi nondum amicus sum. Omnem operam dedi, ut me multitudini educerem, et aliqua dote notabilem facerem : quid aliud quam telis me opposui, et malevolentiæ, quod morderet, ostendi ? » Vides istos, qui eloquentiam laudant, qui opes sequuntur, qui gratiæ adulantur, qui potentiam extollunt ? omnes aut sunt hostes, aut (quod in æquo est) esse possunt. Quam magnus mirantium, tam magnus invidentium populus est.

Quin potius quæro aliquid usu bonum, quod sentiam, non quod ostendam ? ista quæ spectantur, ad quæ consistitur, quæ alter alteri stupens monstrat, foris nitent, introrsus misera sunt.