De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 16

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 56-60).
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XVI. C’est donc dans la vertu que réside le vrai bonheur. Et que te conseillera-t-elle ? de ne pas regarder comme un bien ni comme un mal ce qui n’est l’effet ni de la vertu ni de la méchanceté ; puis d’être inébranlable à tout mal qui résulterait du bien, et de te rendre, comme tu dois l’être, l’image de la divinité. Pour une telle entreprise que te promet-on ? Un privilège immense, égal à celui de Dieu même. Plus de contrainte, plus de privation ; te voilà libre et inviolable ; plus de perte à subir, plus de vaine tentative, plus d’obstacles. Tout marche selon tes vœux ; tu ne connais plus de revers ; rien ne contrarie tes prévisions ni tes volontés. « Eh quoi ! la vertu suffirait pour vivre heureux ? » Parfaite et divine qu’elle est, pourquoi n’y suffirait-elle pas ? Elle a même plus qu’il ne faut. Que peut-il manquer, en effet, à un être placé en dehors de toute convoitise ? Qu’a-t-elle affaire de l’extérieur, l’âme qui rassemble tout en elle ? Quant à l’homme qui chemine vers la vertu, quels que soient déjà ses progrès, il a besoin de quelque indulgence de la fortune, lui qui lutte encore dans l’embarras des choses humaines, tant qu’il n’a pas délié ce nœud et rompu tout lien mortel. Où donc est la différence ? C’est que les uns sont attachés, les autres enchaînés ; d’autres n’ont pas un membre qui soit libre. L’homme qui touche à la région supérieure, qui a gravi plus près du faîte, ne traîne après lui qu’une chaîne lâche ; sans qu’il soit libre encore, il est déjà bien près de l’être. XVII. Or maintenant, qu’un de ces hommes qui vont aboyant contre la philosophie me dise, selon l’usage : « Pourquoi donc ton langage est-il plus brave que la conduite ? Pourquoi baisses-tu le ton devant un supérieur ? Pourquoi regardes-tu l’argent comme un meuble qui t’est nécessaire, et te montres-tu sensible à une perte ? Et ces larmes quand on t’annonce la mort de ta femme ou d’un ami ? D’où vient que tu tiens à l’opinion, que les malins discours te blessent, que tu as une campagne plus élégante que le besoin ne l’exige, et que tes repas ne sont point selon tes préceptes ? À quoi bon ce brillant mobilier, cette table où tu fais boire des vins plus âgés que toi, cette terre bien disposée, ces plantations qui ne doivent produire que de l’ombre ? D’où vient que ta femme porte à ses oreilles le revenu d’une opulente famille ; que tes jeunes esclaves sont habillés d’étoffes précieuses ; que chez toi servir à table est un art ; qu’on y voit l’argenterie non placée au hasard et à volonté, mais savamment symétrisée ? Que fais-tu d’un maître en l’art de découper ? » Qu’on ajoute, si l’on veut : « Pourquoi possèdes-tu au delà des mers,

XVI. Ergo in virtute posita est vera felicitas. Quid hæc tibi suadebit ? ne quid aut bonum, aut malum existimes, quod nec virtute, nec malitia continget ; deinde, ut sis immobilis et contra malum ex bono ; ut, qua fas est, Deum effingas : Quid tibi pro hac expeditione promittit ? ingentia et æqua divinis. Nihil cogeris : nullo indigebis : liber eris, tutus, indemnis : nihil frustra tentabis, nihil prohibeberis. Omnia tibi ex sententia cedent : nihil adversum accidet, nihil contra opinionem ac voluntatem. Quid ergo ? virtus ad vivendum beate sufficit ? perfecta illa et divina quidni sufficiat ? immo superfluit. Quid enim deesse potest extra desiderium omnium posito ? quid extrinsecus opus est ei, qui omnia sua in se collegit ? Sed ei qui ad virtutem tendit, etiamsi multum processit, opus est tamen aliqua fortunæ indulgentia, adhuc inter hunmna luctanti, dum nodum illum exsolvit, et onme vinculum mortale. Quid ergo interest ? quod alii alligati sunt, alii adstricti, alii destricti quoque : hic qui ad superiora progressus est, et se altius extulit, laxam catenam trahit, nondum liber, jam tamen pro libero.