De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication/Tome II/24

De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. IIp. 312-339).

CHAPITRE XXIV.

LOIS DE LA VARIATION. — USAGE ET DÉFAUT D’USAGE.


Nisus formativus, ou puissance coordinatrice de l’organisation. — Sur les effets de l’augmentation ou de la diminution de l’usage des organes. — Changement dans les habitudes. — Acclimatation des animaux et des plantes. — Méthodes diverses applicables. — Arrêts de développement. — Organes rudimentaires.


Dans ce chapitre et les deux suivants, je discuterai, aussi bien que me le permettra la difficulté du sujet, les diverses lois qui régissent la variabilité, et qu’on peut grouper sous les chefs suivants : les effets de l’usage et du défaut d’usage, comprenant les changements d’habitudes et l’acclimatation, — les arrêts de développement, — les variations corrélatives, — la cohésion des parties homologues, — la variabilité des parties multiples, — les compensations de croissance, — la position des bourgeons sur l’axe de la plante, — et enfin les variations analogiques. Ces divers sujets passent si insensiblement les uns dans les autres que leur distinction est souvent arbitraire.

Je commencerai par l’examen de cette puissance coordinatrice et réparatrice qui, à des degrés différents, est commune à tous les êtres organisés, et que les physiologistes avaient autrefois appelée le nisus formativus.


Blumenbach et d’autres[1] ont soutenu que le principe en vertu duquel l’hydre coupée en morceaux peut se reconstituer en deux ou plusieurs animaux complets, est le même que celui qui fait qu’une lésion d’un animal supérieur peut se guérir par cicatrisation. Les cas comme celui de l’Hydre sont évidemment analogues à la division spontanée ou la génération fissipare des animaux les plus inférieurs et au bourgeonnement des plantes. Entre ces cas extrêmes et celui d’une simple cicatrice, nous pouvons observer toutes les gradations possibles. Spallanzani[2], ayant coupé les pattes et la queue d’une salamandre, obtint six récoltes successives de ces membres dans l’espace de trois mois ; de sorte que l’animal reproduisit pendant une saison six cent quatre-vingt-sept os parfaits. À quelque point que la section eût été faite, la partie manquante, et rien de plus, se reproduisit exactement. Nous avons vu, au douzième chapitre, en parlant de la polydactylie, que même chez l’homme, pendant son état embryonnaire, le membre entier, ainsi que les doigts surnuméraires peuvent parfois, quoique imparfaitement, se reproduire après amputation. Quand un os malade a été enlevé, un nouveau peut quelquefois graduellement acquérir la forme régulière, et les attaches des muscles, ligaments, etc., se compléter comme auparavant[3].

Cette puissance de régénération n’est cependant pas toujours parfaite : la queue régénérée du lézard diffère de la queue normale par la forme de ses écailles ; chez certains orthoptères les grosses pattes postérieures se reproduisent avec de plus petites dimensions[4] ; la cicatrice qui, dans les animaux supérieurs rejoint les bords d’une profonde entaille, n’est pas formée d’une peau parfaite, car le tissu élastique ne s’y produit que longtemps après[5]. L’activité du nisus formativus, dit Blumenbach, est en raison inverse de l’âge du corps organisé. On peut ajouter que sa puissance est d’autant plus grande que les animaux sont placés plus bas dans l’échelle de l’organisation, ceux-ci correspondant aux embryons des animaux plus élevés appartenant à la même classe. Les observations de Newport[6] fournissent une bonne démonstration du fait, car il a trouvé que les myriapodes, dont le développement complet dépasse à peine celui des larves des insectes parfaits, peuvent régénérer leurs pattes et leurs antennes jusqu’à leur dernière mue, ce que peuvent aussi faire les larves d’insectes, mais pas les insectes parfaits. Les salamandres correspondent par leur développement aux têtards ou larves des batraciens anoures, et tous deux possèdent à un haut degré ce pouvoir de régénération, mais pas les batraciens adultes.

L’absorption joue souvent un rôle important dans les réparations de lésions. Lorsqu’un os est rompu et que les fragments ne se ressoudent pas, les extrémités sont résorbées et arrondies de manière à former une fausse jointure ; ou si les extrémités se réunissent, mais en chevauchant, les parties qui dépassent sont enlevées[7]. Ainsi que le remarque Virchow, l’absorption entre en jeu pendant la croissance des os ; les parties qui, pendant la jeunesse, sont pleines, se creusent pour recevoir le tissu médullaire à mesure que l’os s’accroît en grosseur. Pour comprendre les cas nombreux de régénération aidée par la résorption, nous devons nous rappeler que la plupart des parties de l’organisation, bien que conservant la même forme, sont dans un état de renouvellement continuel, de sorte qu’une partie qui ne se renouvellerait pas serait naturellement exposée à une résorption complète.

Quelques cas qu’on rattache ordinairement au soi disant nisus formativus paraissent d’abord être quelque chose de différent, car non-seulement d’anciennes conformations peuvent être reproduites, mais il s’en forme qui semblent nouvelles. Ainsi, après inflammation, il se développe des fausses membranes pourvues de vaisseaux, de lymphatiques et de nerfs, lorsqu’un ovule échappé des trompes de Fallope tombe dans l’abdomen, il se produit abondamment une lymphe plastique qui s’organise en une membrane richement pourvue de vaisseaux sanguins, et le fœtus est ainsi nourri pendant quelque temps. Dans certains cas d’hydrocéphale, les lacunes ouvertes dans le crâne sont occupées par de nouveaux os, qui se raccordent par des sutures parfaitement dentelées[8]. La plupart des physiologistes, surtout sur le continent, ont abandonné la croyance au blastème ou lymphe plastique, et Virchow[9] soutient que toute structure ancienne ou nouvelle est formée par la prolifération de cellules préexistantes. Dans cette manière de voir, les fausses membranes, ainsi que les tumeurs cancéreuses ou autres, sont simplement des développements anormaux de produits normaux, ce qui nous fait comprendre pourquoi ils ressemblent aux structures voisines ; par exemple, lorsqu’une fausse membrane revêt dans les cavités séreuses un épithélium exactement semblable à celui de la membrane séreuse originelle, ou lorsque des adhérences de l’iris deviennent noires apparemment par suite d’une formation de cellules pigmentaires analogues à celles de l’uvée[10].

Cette puissance de réparation, bien que quelquefois imparfaite, constitue une admirable disposition, prête à parer à diverses éventualités, même à celles qui ne se présentent que rarement[11]. Mais elle n’est pas plus étonnante que la croissance et le développement de chaque être, surtout de ceux qui se propagent par génération fissipare. J’ai mentionné ce sujet, parce que nous pouvons en inférer que lorsqu’une partie quelconque est, ou fortement augmentée de grosseur, ou tout à fait supprimée par la variation et la sélection continues, le pouvoir coordinateur de l’organisation doit constamment tendre à ramener peu à peu l’harmonie entre toutes les parties.


Effets de l’augmentation et de la diminution de l’usage sur les organes. — Il est incontestable que tout accroissement dans l’usage ou l’activité fortifie les muscles, les glandes, les organes des sens, etc., et que l’absence d’usage ou l’inactivité les affaiblit. Je n’ai pas rencontré dans les ouvrages de physiologie d’explication claire de ce fait. M. Herbert Spencer[12] admet que, lorsque les muscles travaillent beaucoup, ou que l’on exerce sur l’épiderme des pressions intermittentes, il exsude des vaisseaux un excès de matière nutritive qui augmente l’accroissement des portions avoisinantes. Il est en effet très-probable, sinon certain, qu’une augmentation de l’afflux sanguin dans un organe détermine chez lui un plus grand développement. C’est ainsi que M. Paget[13] explique les poils longs, épais et foncés qui croissent quelquefois, même chez de jeunes enfants, près de surfaces atteintes d’inflammation persistante, ou d’os fracturés. Lorsque Hunter enta l’ergot d’un coq sur la crête, qui est richement pourvue de vaisseaux sanguins, il poussa dans un cas dans une direction spirale, et atteignit six pouces de longueur : dans un autre cas, il se dirigea en avant comme une corne, de manière à empêcher l’oiseau de toucher le sol avec son bec. Il me semble toutefois douteux que l’opinion de M. H. Spencer sur l’exsudation de matière nutritive par une augmentation de mouvement et de pression puisse rendre complétement compte de l’accroissement de grosseur des os, des ligaments, et surtout des glandes internes et des nerfs. D’après les intéressantes observations de M. Sedillot[14], lorsqu’on enlève à un animal une portion d’un des os de la jambe ou de l’avant-bras, et que la partie enlevée n’est pas remplacée par croissance, l’os voisin s’augmente jusqu’à ce qu’il ait atteint un volume égal à celui des deux os dont il doit remplir les fonctions. Cela se voit surtout fort bien chez les chiens auxquels on a enlevé le tibia ; le péroné, qui est naturellement presque filiforme et environ cinq fois plus petit que le premier, s’accroît rapidement, atteint bientôt les dimensions du tibia, et même les dépasse. Il me semble difficile de croire qu’une augmentation de poids agissant sur un os droit puisse, par des alternances de pression, déterminer l’exsudation de la matière nutritive au travers des vaisseaux du périoste. Néanmoins les observations de M. Spencer[15], sur le renforcement de la courbure concave des os arqués des enfants rachitiques, pourraient faire croire à la possibilité du fait.

M. Spencer a aussi montré que l’ascension de la séve dans les arbres est facilitée par le mouvement de balancement que leur imprime le vent, et que la séve fortifie le tronc en proportion de l’effort à supporter ; parce que plus les efforts sont énergiques et répétés, plus est grande l’exsudation dans le tissu ambiant, et par conséquent aussi l’épaississement de ce tissu par les dépôts secondaires[16]. Mais nous voyons, par le lierre fortement cramponné à de vieilles murailles, que des troncs ligneux peuvent être formés de tissu très-dur sans avoir été soumis à aucun mouvement. Il est, dans tous ces cas, très-difficile de démêler les effets d’une sélection prolongée, de ceux résultant de l’augmentation de l’action ou du mouvement dans la partie. M. Spencer[17] reconnaît la difficulté et en cite comme exemple les piquants et épines des arbres, et les coquilles des noisettes. Nous avons là un tissu ligneux fort dur sans possibilité d’aucun mouvement pour déterminer une exsudation, et sans que nous puissions apercevoir aucune cause directement agissante ; et comme la dureté de ces parties est évidemment avantageuse à la plante, le résultat peut être probablement dû à une sélection de variations spontanées. Chacun sait qu’un travail pénible épaissit l’épiderme des mains, et lorsque nous voyons que chez les enfants, longtemps avant leur naissance, l’épiderme est plus épais sur la plante de leurs pieds que sur toutes les autres parties de leur corps, comme l’observa avec admiration Albinus[18], nous sommes tout naturellement conduits à l’attribuer aux effets héréditaires de l’usage ou d’une pression longtemps continués. La même manière de voir pourrait s’étendre peut-être jusqu’aux sabots des quadrupèdes, mais qui osera déterminer jusqu’à quel point la sélection naturelle peut avoir contribué à la formation de structures d’une importance si évidente pour l’animal ?


Les membres des ouvriers de divers métiers sont une preuve que l’usage renforce les muscles, et lorsqu’un muscle se fortifie, les tendons et les crêtes osseuses auxquelles ils s’attachent s’agrandissent ; et il faut qu’il en soit de même pour les vaisseaux et les nerfs. Lorsque, d’autre part, comme chez les fanatiques orientaux, un membre ne sert pas, ou que le nerf qui lui transmet la puissance nerveuse est détruit, les muscles dépérissent. Ainsi encore lorsque l’œil est détruit, le nerf optique s’atrophie, quelquefois dans le cours de quelques mois[19]. Le protée porte à la fois des branchies et des poumons, et Schreibers[20] a observé que lorsque l’animal était forcé de vivre dans des eaux profondes, les branchies se développaient au triple de leur grandeur ordinaire, tandis que les poumons s’atrophiaient partiellement. Lorsque, d’autre part, l’animal fut maintenu dans une eau peu profonde, les poumons devinrent plus grands et plus vasculaires, tandis que les branchies disparurent plus ou moins complétement. Des modifications de ce genre n’ont toutefois que peu de valeur pour nous, car nous ne savons pas si elles tendent à être héréditaires.

Il y a tout lieu de croire que, dans bien des cas, la diminution dans l’usage de certains organes a affecté les parties correspondantes dans la progéniture, mais nous n’avons pas de preuves que cela ait pu se faire dans le cours d’une seule génération. Il semblerait plutôt que, comme dans les cas de variabilité générale et non définie, il faille que plusieurs générations aient subi le changement d’habitudes pour que le résultat en soit appréciable. Nos volailles, canards et oies domestiques ont perdu la faculté de vol, non-seulement comme individus, mais comme races ; car nous ne voyons pas un poulet effrayé prendre son vol comme un jeune faisan. J’ai par là été conduit à comparer les os des membres des volailles, canards, pigeons et lapins domestiques, à ceux de leurs formes parentes sauvages ; les résultats de cette comparaison ayant été précédemment exposés en détail, je me bornerai ici à en récapituler les résultats. Chez les pigeons domestiques, la longueur du sternum, la saillie de sa crête, la longueur des omoplates et de la fourchette, la longueur des ailes mesurées du bout d’un radius à l’autre, sont toutes réduites relativement aux mêmes parties chez le pigeon sauvage. Les rémiges et les rectrices sont toutefois plus longues, mais il n’y a pas entre ce fait et l’usage des ailes et de la queue, plus de connexion qu’il n’y en a entre le poil allongé d’un chien et l’exercice qu’a pu prendre ordinairement sa race. Les pattes des pigeons se sont réduites de grosseur, sauf dans les races à bec long. Dans les poules, la crête sternale est moins proéminente, et souvent déformée ou monstrueuse ; les os de l’aile se sont raccourcis relativement à ceux de la forme souche, le Gallus bankiva. Chez les canards, la crête sternale est affectée comme dans les cas précédents ; la fourchette, les coracoïdiens et les omoplates sont plus légers relativement à l’ensemble du squelette ; les os des ailes sont plus courts et plus légers, et ceux des jambes plus longs et plus lourds, tant relativement les uns aux autres qu’au squelette entier, comparés aux mêmes os du canard sauvage. La diminution dans la grosseur et le poids des os est probablement le résultat indirect de la réaction exercée sur eux par les muscles affaiblis qui s’y attachent. Je n’ai pas comparé les rémiges du canard domestique à celles du sauvage, mais Gloger[21] assure que dans le canard sauvage les extrémités des rémiges atteignent presque à l’extrémité de la queue, tandis que dans le domestique c’est à peine si elles arrivent à sa base. Il signale aussi une plus grande épaisseur des pattes, et dit que la membrane interdigitale est réduite ; je n’ai cependant pas pu reconnaître cette dernière différence. Dans le lapin domestique, le corps et le squelette sont plus grands et plus pesants que dans l’animal sauvage ; et les os des membres sont plus lourds en proportion ; mais, quel que soit le terme de comparaison employé, ni les os des membres ni les omoplates n’ont augmenté de longueur, en proportion de l’accroissement des dimensions du reste du squelette. Le crâne s’est très-sensiblement rétréci, et d’après les mesures que nous avons données de sa capacité, nous devons conclure que son étroitesse résulte d’une diminution dans le cerveau, résultant de l’inactivité mentale des animaux vivant en captivité.

Nous avons vu, au chapitre huitième, que les papillons du ver à soie, qui ont, pendant des siècles, été enfermés, sortent de leur cocons avec les ailes déformées, impropres au vol, souvent très-réduites dans leurs dimensions et même tout à fait rudimentaires, selon Quatrefages. Cet état des ailes peut être dû au même genre de monstruosité qui s’observe souvent sur les lépidoptères sauvages qu’on élève artificiellement ; ou à une tendance inhérente commune aux femelles de beaucoup de Bombyx, d’avoir les ailes à un état plus ou moins rudimentaire ; mais on doit probablement attribuer une partie de l’effet à un défaut d’usage longtemps prolongé.


Les faits qui précèdent montrent que certaines parties du squelette de nos animaux anciennement domestiqués ont été, sans aucun doute, modifiées en poids et en grosseur par les effets de l’accroissement ou de la diminution d’usage, mais, comme nous l’avons vu, sans l’avoir été dans leur forme ou leur conformation. Nous devons cependant n’étendre qu’avec prudence cette conclusion aux animaux vivant à l’état libre ; car ceux-ci sont ordinairement, dans le cours des générations successives, exposés à une concurrence sévère. Dans la lutte pour l’existence, il serait avantageux pour tout animal sauvage que tout détail de conformation superflu ou inutile fût supprimé ou résorbé, de sorte qu’ainsi les os réduits pourraient en définitive être modifiés quant à leur conformation. Chez les animaux domestiques nourris richement, il n’y a, par contre, aucune économie de croissance, ni aucune tendance à l’élimination des détails de conformation superflus ou insignifiants.

Nathusius a montré que dans les races améliorées du porc, les jambes et le museau raccourcis, la forme des condyles articulaires de l’occiput et la position des mâchoires, dont les canines supérieures se projettent d’une manière anormale en avant des canines inférieures, peuvent être attribués au défaut d’exercice de ces parties ; car les races perfectionnées n’ont pas à chercher leur nourriture ni à fouiller la terre avec leur groin. Ces modifications de conformation, qui sont toutes strictement héréditaires, caractérisent plusieurs races améliorées, de sorte quelles ne peuvent être dérivées d’une souche unique domestique ou sauvage[22]. Le professeur Tanner a remarqué que dans les races améliorées de bétail, les poumons et le foie sont considérablement réduits de grosseur, en comparaison de ce que sont ces mêmes organes chez les animaux jouissant d’une entière liberté[23] ; et la réduction de ces organes affecte la forme générale du corps. La cause de la diminution des poumons dans les races améliorées est évidemment le peu d’exercice qu’elles prennent ; et il est probable que le foie est affecté par l’alimentation artificielle et très-nourrissante qu’on met abondamment à leur portée.


On sait que lorsqu’on lie une artère, ses branches anastomosées, étant forcées de livrer passage à une plus grande quantité de sang, augmentent de diamètre, augmentation qui ne tient pas à une simple extension des parois, puisque celles-ci deviennent plus fortes. M. Herbert Spencer[24] admet que chez les plantes l’afflux de la séve du point de départ au point en voie de croissance, allonge d’abord les cellules dans cette ligne ; que les cellules devenant ensuite confluentes forment des canaux, de sorte que dans cette manière de voir, les vaisseaux des plantes seraient formés par une réaction mutuelle de la séve coulante et du tissu cellulaire. Le Dr W. Turner a remarqué[25] au sujet des branches artérielles, ainsi que nerveuses, que le principe de compensation entre fréquemment en jeu, car lorsque deux nerfs se rendent à des surfaces cutanées adjacentes, on peut constater entre eux une relation inverse de grandeur ; ainsi une diminution dans l’un peut être compensée par une augmentation dans l’autre, et le champ d’action de l’un des nerfs peut être envahi par l’autre. Mais il est encore, dans ces cas, difficile d’établir la part qui, dans ces différences de grandeur des nerfs et des artères, doit revenir à une variation originelle, et celle qu’on peut attribuer à une augmentation d’activité.

Relativement aux glandes, M. Paget remarque que lorsqu’un des deux reins est détruit, l’autre grossit souvent beaucoup et devient ainsi capable de faire l’ouvrage des deux[26]. Si nous comparons les dimensions et l’activité de sécrétion des mamelles des vaches ou des chèvres domestiques à ce qu’elles sont dans les mêmes animaux sauvages ou à demi-domestiqués, nous trouvons une différence énorme. Une bonne laitière peut, chez nous, donner environ 40 pintes (22lit,7) de lait, tandis qu’une vache de premier ordre, chez les Damaras de l’Afrique du Sud[27], par exemple, donne rarement plus de trois pintes (4lit,70) par jour, et refuserait absolument d’en donner si on lui enlevait son veau. Nous pouvons attribuer la grande valeur de nos vaches, sous ce rapport, soit à une sélection continue des meilleures laitières, soit aux effets héréditaires d’une augmentation dans l’activité des glandes lactifères, provoquée par l’art humain.

Il est évident, ainsi que nous l’avons vu au douzième chapitre, que la myopie est héréditaire, et la comparaison faite entre des graveurs ou des horlogers, par exemple, et des matelots, ne permet pas de douter que la vision constamment appliquée à des objets rapprochés, ne modifie et n’affecte d’une façon permanente la conformation de l’œil.

Les vétérinaires sont unanimes pour reconnaître que la ferrure et le parcours des routes dures, occasionnent chez les chevaux l’éparvin, les suros, etc., et que ces affections peuvent se transmettre. Autrefois les chevaux dans la Caroline du Nord n’étaient pas ferrés, et on assure qu’alors ils n’éprouvaient aucune de ces maladies des jambes et des pieds[28].


Autant que nous pouvons le savoir, tous nos quadrupèdes domestiques descendent d’espèces à oreilles droites, et cependant on ne pourrait en trouver que bien peu chez lesquels il n’y ait pas une race au moins ayant les oreilles pendantes. Les chats en Chine, les chevaux dans quelques parties de la Russie, les moutons en Italie et ailleurs, le cochon d’Inde en Allemagne, les chèvres et le bétail dans l’Inde, les lapins, les porcs et les chiens dans tous les pays depuis longtemps civilisés, ont les oreilles tombantes. Chez les animaux sauvages, qui se servent constamment de l’oreille comme d’un cornet acoustique pour saisir les moindres sons et surtout pour s’assurer de la direction d’où ils viennent, on ne rencontre, à l’exception de l’éléphant, aucune espèce ayant les oreilles pendantes. Cette incapacité à redresser l’oreille est donc certainement un résultat de la domestication, que quelques auteurs[29] ont attribué à un défaut d’usage, parce que les animaux vivant sous la protection de l’homme ne sont pas contraints à se servir habituellement de leurs oreilles. Le col. H. Smith[30] constate que dans les anciennes représentations du chien, à l’exception d’un seul cas égyptien, aucune sculpture de l’ancienne ère grecque n’a figuré de chien à oreilles complétement pendantes ; des chiens à oreilles à demi pendantes manquent dans les monuments les plus anciens, tandis que ce caractère augmente graduellement dans les ouvrages de l’époque romaine, Godron[31] a aussi remarqué que les porcs des anciens Égyptiens n’avaient pas les oreilles tombantes. Il est remarquable que cette chute des oreilles, bien que probablement un effet de défaut d’usage, n’entraîne nullement à une diminution de leur grosseur ; bien au contraire, avoir des animaux aussi différents que le sont nos lapins de fantaisie, quelques races indiennes de la chèvre, nos épagneuls, limiers et autres chiens, ayant tous des oreilles très-allongées, il semblerait que le défaut d’usage aurait réellement déterminé une augmentation considérable de ces organes, qui chez les lapins a même été jusqu’à affecter la conformation du crâne.

M. Blyth m’a fait remarquer que chez aucun animal sauvage la queue n’est enroulée ; tandis que les porcs et quelques races de chiens présentent ce caractère à un haut degré. Cette particularité paraît donc bien être un résultat de la domestication ; mais sans que nous puissions affirmer qu’elle soit aucunement en relation avec une diminution de l’usage de la queue.

Un travail pénible, comme on le sait, épaissit promptement l’épiderme des mains. Dans une localité de Ceylan, les genoux des moutons sont recouverts de callosités cornées, qui proviennent de l’habitude qu’ils ont de s’agenouiller pour brouter les herbages courts, et qui distinguent les troupeaux de Jaffna de ceux des autres parties de l’île ; mais on n’a pas indiqué si cette particularité était héréditaire[32].

La membrane muqueuse qui tapisse l’estomac est en continuité avec la peau extérieure du corps ; il n’est donc pas étonnant que sa texture puisse être affectée par le genre de nourriture consommée ; et puisse aussi présenter d’autres modifications intéressantes. Hunter a observé, il y a déjà fort longtemps, que la couche musculaire de l’estomac d’une mouette (Larus tridactylus) s’était épaissie au bout d’une année pendant laquelle l’oiseau avait été nourri principalement de grains. D’après le Dr Edmondston, un changement analogue a lieu annuellement aux îles Shetland, dans l’estomac du Larus argentatus, qui au printemps se jette sur les champs de blé et se nourrit de grain. Le même observateur a aussi constaté un grand changement dans l’estomac d’un corbeau qui avait longtemps été soumis à une nourriture végétale. Menetries a observé chez un hibou (Strix grallaria) traité d’une manière analogue, un changement dans la forme de l’estomac, dont la membrane interne était devenue comme du cuir ; le foie avait aussi augmenté de dimensions. On ne sait si de telles modifications dans les organes digestifs pourraient, dans le cours des générations, devenir héréditaires[33].

L’augmentation ou la diminution de longueur des intestins qui paraît résulter d’un changement de régime alimentaire, est plus remarquable, parce qu’elle caractérise certains animaux à l’état domestique, et doit par conséquent être héréditaire. Le système absorbant si complexe, les vaisseaux sanguins, les nerfs et les muscles sont nécessairement modifiés avec les intestins. D’après Daubenton, les intestins du chat domestique sont plus longs d’un tiers que ceux du chat sauvage d’Europe ; et, bien que cette espèce ne soit pas la forme souche de l’animal domestique, la comparaison est probablement juste, comme l’a remarqué Isidore Geoffroy, à cause de la grande analogie qu’ont entre elles les différentes espèces de chats. Cet accroissement de longueur paraît dû à ce que le chat domestique est beaucoup moins exclusivement carnassier que ne le sont les espèces félines sauvages, car on voit des chats qui mangent les substances végétales aussi volontiers que la viande. D’après Cuvier, les intestins du porc domestique sont proportionnellement beaucoup plus longs que ceux du sanglier. Dans le lapin domestique comparé au sauvage, le changement est inverse et résulte probablement des aliments beaucoup plus nutritifs qu’on donne au premier[34].

Changements dans les habitudes, indépendamment de l’usage ou du défaut d’usage d’organes spéciaux. — Ce sujet, en ce qui concerne les facultés mentales des animaux, se confond tellement avec l’instinct, dont je traiterai dans un ouvrage futur, que je me bornerai seulement à rappeler ici les nombreux cas qu’on peut observer chez les animaux domestiques, et qui sont familiers à chacun, — ainsi l’apprivoisement de nos animaux, — les chiens qui arrêtent ou rapportent, — le fait qu’ils n’attaquent pas les petits animaux conservés par l’homme, etc. Il est rare qu’on puisse dire quelle part il faut attribuer dans ces changements à l’hérédité de l’habitude, ou au fait de la sélection des individus qui ont varié dans la direction voulue, indépendamment des circonstances particulières dans lesquelles ils ont pu se trouver. Nous avons vu que les animaux peuvent s’habituer à un changement de régime ; en voici encore quelques exemples.

Dans les îles Polynésiennes et en Chine, le chien est nourri exclusivement de matières végétales, et son goût pour ce genre de nourriture est héréditaire[35]. Nos chiens de chasse ne toucheront pas les os du gibier de plume, pendant que d’autres chiens les dévoreront avec avidité. On a dans quelques parties du monde nourri les moutons avec du poisson. Le porc domestique aime l’orge, le sanglier la dédaigne ; cette aversion paraît même être partiellement héréditaire, car quelques jeunes marcassins élevés en captivité refusaient de toucher à ce grain, tandis que d’autres de la même portée s’en régalaient[36]. Une personne de ma connaissance avait élevé de jeunes porcs issus d’une truie chinoise et d’un sanglier sauvage ; on les laissait libres dans le parc, et ils étaient assez apprivoisés pour venir d’eux-mêmes à la maison prendre leur nourriture, mais ils ne voulurent jamais toucher aux lavures que les autres porcs dévoraient avec avidité. Dès qu’un animal s’est habitué à un régime qui n’est pas le sien, ce qu’il ne peut ordinairement faire que pendant le jeune âge, il prend de l’aversion pour sa véritable nourriture, comme Spallanzani l’a constaté chez un pigeon qui avait longtemps été nourri de viande. Les individus d’une même espèce n’acceptent pas tous avec la même facilité un changement de régime ; on raconte, comme exemple, le cas d’un cheval qui s’habitua très-vite à manger de la viande, tandis qu’un autre serait mort de faim plutôt que d’y toucher[37].

Les chenilles du Bombyx hesperus se nourrissent à l’état de nature des feuilles du Café diable ; mais après avoir été élevées sur l’ailanthe, elles ne voulurent plus manger des premières, et se laissèrent mourir de faim[38].

On a pu habituer des poissons de mer à vivre dans l’eau douce, mais les changements de ce genre chez les poissons et autres animaux marins, ayant été surtout observés à l’état de nature, ils ne rentrent pas dans notre sujet actuel. La période de gestation et de maturité, ainsi que nous l’avons vu précédemment, — les époques et la fréquence de la reproduction, — ont toutes été fortement modifiées par la domestication. On a constaté un changement dans l’époque de la ponte chez l’oie d’Égypte[39]. Le canard mâle sauvage est monogame, le domestique est polygame. Quelques races gallines ont perdu l’habitude de couver. Les allures du cheval, le genre de vol dans certaines races de pigeons, ont été modifiés et sont devenus héréditaires. La voix est différente dans certains pigeons et coqs ; il y a des races criardes, comme le canard chanterelle, ou le chien spitz ; d’autres sont silencieuses, comme le canard commun et le chien d’arrêt. Il y a une grande différence entre les divers chiens dans leur manière de chasser le gibier, et dans l’ardeur avec laquelle ils poursuivent leur proie.

La période de végétation est aisément changée chez les plantes, et devient héréditaire, comme dans les cas des froments d’été et d’hiver, de l’orge et de la vesce ; mais nous aurons à revenir sur ce point à propos de l’acclimatation. Des plantes annuelles deviennent quelquefois vivaces sous l’influence d’un nouveau climat ; le Dr Hooker m’apprend que cela est arrivé, en Tasmanie, à la giroflée et au réséda. Inversement des plantes vivaces peuvent devenir annuelles, comme le ricin en Angleterre, et d’après le capitaine Mangles, beaucoup de variétés de pensées. Von Berg[40] a obtenu de la graine du Verbascum phœniceum, qui est ordinairement bisannuel, des variétés tant annuelles que vivaces. Quelques arbrisseaux à feuilles caduques deviennent toujours verts dans les pays chauds[41]. Le riz a besoin de beaucoup d’eau, mais il en existe une variété dans l’Inde qui peut croître sans irrigations[42]. Quelques variétés d’avoine et autres céréales de nos pays sont mieux adaptées à certains sols[43] ; et les règnes animal et végétal pourraient fournir une multitude d’autres exemples analogues. Nous les mentionnons ici parce qu’ils expliquent des différences analogues qu’on observe dans des espèces naturelles voisines, et parce que de tels changements dans les habitudes, qu’ils soient dus à l’usage ou au défaut d’usage, à l’action directe des conditions extérieures, ou à ce qu’on nomme la variation spontanée, sont de nature à déterminer des modifications de conformation.

Acclimatation. — Les remarques précédentes nous amènent naturellement au sujet très-discuté de l’acclimatation, à propos duquel deux questions distinctes peuvent se poser. Des variétés descendant de la même espèce diffèrent-elles dans leur aptitude à supporter des climats divers ? Et si elles diffèrent sur ce point, comment sont-elles parvenues à s’y adapter ? Nous avons vu que les chiens européens ne réussissent pas bien dans l’Inde, et on assure[44] que dans ce pays on n’est jamais parvenu à conserver longtemps en vie le Terreneuve ; on peut, il est vrai, et avec raison, dire que ces races du nord sont spécifiquement distinctes des formes indigènes du chien qui prospère dans ces contrées. On peut faire la même remarque sur les diverses races de moutons, dont, d’après Youatt[45] pas une introduite au Jardin Zoologique et provenant de climats tropicaux, ne peut passer la seconde année. Les moutons sont cependant susceptibles d’un certain degré d’acclimatation, car les mérinos élevés au Cap de Bonne-Espérance se sont trouvés bien mieux adaptés au climat de l’Inde, que ceux importés directement d’Angleterre[46]. Il est à peu près certain que les races gallines descendent de la même espèce ; mais la race espagnole, dont l’origine est très-probablement méditerranéenne[47], quoique fort belle et vigoureuse en Angleterre, y souffre plus du froid qu’aucune autre race. Le ver à soie Arrindy importé du Bengale, et celui de l’ailanthe provenant de la province tempérée de Shan tung, en Chine, appartiennent à la même espèce, comme on peut l’inférer de leur identité sous les divers états de chenille, cocon et papillon[48] ; ils diffèrent cependant beaucoup par leur constitution, la forme indienne ne prospérant que sous des latitudes chaudes, tandis que l’autre, beaucoup plus robuste, résiste au froid et à la pluie.


Les plantes sont plus rigoureusement adaptées au climat que les animaux. Ceux-ci peuvent, à l’état domestique, résister à de telles diversités de climat, que nous trouvons presque les mêmes espèces dans des pays tropicaux et tempérés, tandis que les plantes cultivées y sont fort différentes. Le champ d’investigation est donc bien plus vaste pour les plantes que pour les animaux, et on peut sans exagération dire que presque toute plante qui a depuis longtemps été cultivée, présente des variétés douées de constitutions adaptées à des climats fort différents. On a produit, dans l’Amérique du Nord, un grand nombre d’arbres fruitiers, et les publications horticoles, entre autres celles de Downing, donnent des listes des variétés qui sont les plus capables de résister au climat des États du Nord et du Canada. Un grand nombre de variétés de poiriers, pruniers et pêchers américains sont excellentes dans leur pays, mais ce n’est que tout récemment qu’on en a vu réussir en Angleterre ; les pommiers n’y réussissent jamais[49]. Bien que les variétés d’Amérique puissent supporter un hiver plus rigoureux que le nôtre, nos étés ne sont pas assez chauds pour elles. En Europe comme en Amérique, les arbres fruitiers ont pris naissance avec diverses constitutions, mais on n’y a pas fait grande attention, les mêmes pépiniéristes n’ayant pas à fournir de grandes étendues de pays. La poire Forelle a une floraison précoce, et lorsqu’elle vient de fleurir, moment critique, on a observé en France et en Angleterre qu’elle pouvait impunément supporter un froid de 7 à 10 degrés centigrades au-dessous de zéro, température à laquelle périssent les fleurs, épanouies ou non, de tous les autres poiriers[50]. Cette aptitude de la fleur à résister au froid et à produire ensuite du fruit ne dépend pas invariablement de la vigueur de la constitution générale[51]. À mesure qu’on monte vers le nord, le nombre des variétés capables de résister au climat décroît rapidement, ainsi que le montre la liste des variétés des cerisiers, pommiers et poiriers, qu’on peut cultiver dans les environs de Stockholm[52]. Près de Moscou, le prince Troubetzkoy ayant, à titre d’essai, planté en pleine terre plusieurs variétés de poiriers, une seule, la Poire sans pépins, put résister à l’hiver[53]. Nous voyons par là que nos arbres fruitiers peuvent différer entre eux comme le font des espèces distinctes d’un même genre, par leur adaptation constitutionnelle à différents climats.

Pour beaucoup de variétés de plantes, l’appropriation au climat est souvent très-rigoureuse. C’est ainsi qu’on a pu constater, après des essais réitérés, qu’il n’y a que fort peu de variétés anglaises de froment qui puissent être cultivées en Écosse[54], la quantité laissant d’abord à désirer, puis ensuite la qualité du grain. Le Rev. J.-M. Berkeley a semé du grain venant de l’Inde, et n’obtint que des épis fort maigres sur un sol qui eût certainement produit une forte récolte de froment anglais[55] ; dans ce cas, la variété avait été portée d’un climat plus chaud à un plus froid ; mais on connaît un cas inverse, de froment importé de France aux Indes occidentales, qui ne produisit que des épis stériles ou ne contenant que deux ou trois grains, tandis que les variétés locales croissant à côté donnaient une énorme récolte[56]. Voici un autre exemple d’adaptation à un climat un peu plus froid ; une sorte de froment qui, en Angleterre, peut être indifféremment employée comme une variété d’hiver ou d’été, semée à Grignan, en France, sous un climat plus chaud, se comporta exactement comme un froment d’hiver[57].

Les botanistes admettent que toutes les variétés du maïs appartiennent à la même espèce, et nous avons vu qu’à mesure que dans l’Amérique septentrionale on s’avance plus au nord, les variétés cultivées dans chaque zone fleurissent et mûrissent leurs graines dans des périodes de plus en plus courtes ; il en résulte que les hautes variétés plus méridionales, et qui mûrissent lentement leur graine, ne réussissent pas dans la nouvelle Angleterre, ni celles de ce pays au Canada. Je n’ai nulle part vu affirmer que les variétés méridionales fussent effectivement tuées par un degré de froid que les variétés du nord peuvent impunément supporter, bien que cela soit probable ; mais on doit considérer comme étant une forme d’acclimatation la production de variétés précoces, quant à leur floraison et l’époque de maturation de leurs graines. C’est ce qui, d’après Kalm, a permis de pousser la culture du maïs de plus en plus au nord de l’Amérique. D’après Alph. de Candolle, il paraît que, depuis la fin du siècle dernier, la culture du maïs en Europe s’est avancée d’environ trente lieues au nord de son ancienne limite[58]. Je cite, d’après Linné[59], un cas analogue ; en Suède, le tabac du pays, levé de semis, mûrit sa graine un mois plus tôt, et est moins sujet à avorter que les plantes provenant de graines étrangères.

Au contraire du maïs, la ligne de culture pratique de la vigne paraît s’être, depuis le moyen âge, reculée un peu au midi[60] ; mais cela peut être dû à ce que le commerce des vins est devenu plus libre et plus facile. Néanmoins le fait que la vigne ne s’est pas étendue vers le nord montre que depuis plusieurs siècles son acclimatation n’a point fait de progrès. Il y a cependant des différences marquées dans la constitution des diverses variétés, dont les unes sont très-robustes, tandis que d’autres, comme le muscat d’Alexandrie, exigent, pour réussir, une haute température. D’après Labat[61], la vigne importée de France aux Indes occidentales ne réussit que très-difficilement, tandis que celle importée de Madère ou des îles Canaries prospère admirablement.

Gallesio a donné un intéressant récit de la naturalisation de l’oranger en Italie. Pendant plusieurs siècles, l’oranger doux y avait été propagé exclusivement, et souffrait si souvent du gel, qu’il fallait le protéger ; après les froids rigoureux de 1709, et surtout après ceux de 1763, il périt un si grand nombre d’arbres, qu’on dut en lever de nouveaux du semis de la graine de l’orange douce et, au grand étonnement des habitants, leurs fruits se trouvèrent être doux. Les plants ainsi obtenus furent plus grands, plus productifs et plus robustes que les précédents ; aussi a-t-on depuis cette époque continué à les lever de graine. Gallesio conclut de là qu’on a plus fait pour la naturalisation de l’oranger en Italie, dans les soixante années pendant lesquelles ces nouvelles variétés ont accidentellement pris naissance, que tout ce qui avait été obtenu auparavant pendant plusieurs siècles par la greffe des anciennes variétés[62]. Risso décrit quelques variétés portugaises de l’orange, comme beaucoup plus sensibles au froid et plus délicates que d’autres[63].

La pêche était connue du temps de Théophraste, 322 ans avant J.-C.[64]. D’après des autorités citées par le Dr Rolle[65], elle était délicate lors de son introduction en Grèce, et ne portait que rarement des fruits, même dans l’île de Rhodes. Si cela est exact, la pêche a donc dû, en s’étendant depuis deux mille ans dans le centre de l’Europe, devenir beaucoup plus robuste. Actuellement les diverses variétés diffèrent beaucoup sous ce rapport ; quelques variétés françaises ne réussissent pas en Angleterre ; et, dans les environs de Paris, la Pavie de Bonneuil ne mûrit que fort tard, même croissant en espalier ; elle ne convient donc qu’aux climats méridionaux[66].

Une variété de Magnolia grandiflora, créée par M. Roy, résiste à une température inférieure de plusieurs degrés à celle que peuvent supporter toutes les autres. Il y a également de grandes différences sous ce rapport entre les variétés du camellia. Une variété particulière de la rose « Noisette » résista en 1860 à un hiver rigoureux, et échappa seule, intacte et bien portante, à la destruction universelle de toutes les autres Noisettes. À New-York l’if d’Irlande est très-robuste, mais l’if commun l’est beaucoup moins. Parmi les variétés de la patate (Convolvulus batatas) il y en a aussi qui sont les unes plus adaptées à un climat chaud, les autres à des climats plus froids[67].


Les plantes que nous avons jusqu’à présent mentionnées se sont trouvées aptes à résister, étant adultes, à des degrés inusités de froid ou de chaud ; les cas suivants ont trait à des plantes jeunes. On a observé[68] dans une plantation de jeunes Araucarias du même âge, croissant serrés et dans la même exposition, qu’après l’hiver exceptionnellement rigoureux de 1860–61, au milieu de plantes frappées de mort, un grand nombre d’individus paraissaient n’avoir absolument pas été affectés par le gel. Le Dr Lindley fait, à propos de ce cas et d’autres semblables, cette remarque : « Au nombre des leçons que cet hiver rigoureux nous a données, il y a celle-ci, que, même pour ce qui regarde l’aptitude qu’ont certaines plantes à résister à un froid vif, les individus d’une même espèce peuvent être fort différents. » Dans la nuit du 24 mai 1836, il gela fortement près de Salisbury, et tous les haricots (Phaseolus vulgaris) d’une plate-bande périrent, sauf un sur trente, qui échappa complétement[69]. À la même date de 1864, à la suite d’un fort gel dans le Kent, sur deux rangées de P. multiflorus de mon jardin, contenant 390 plantes du même âge, toutes, à l’exception d’une douzaine, devinrent noires et périrent. Dans une rangée voisine de la variété Fulmer naine (P. vulgaris), une seule plante échappa. Un gel encore plus intense étant survenu quatre jours plus tard, sur les douze qui avaient résisté la première fois, trois seulement survécurent et n’eurent pas même l’extrémité des feuilles brunies, bien qu’elles ne fussent ni plus hautes ni plus vigoureuses que les autres jeunes plantes. À voir ces trois individus isolés au milieu de tous leurs camarades noircis, flétris et morts, il était impossible de ne pas être convaincu qu’ils ne dussent en différer beaucoup par leur puissance constitutionnelle à résister au froid. Ce n’est pas ici le lieu de montrer que les individus sauvages d’une même espèce, croissant naturellement à différentes hauteurs ou sous diverses latitudes, s’y acclimatent jusqu’à un certain point, comme le prouve la différence dans la manière dont se comportent les produits de leurs graines semées en Angleterre. J’en ai indiqué quelques exemples dans mon Origine des espèces, j’en donnerai encore un. M. Grigor, de Forres[70], a constaté que les produits de semis du pin d’Écosse (Pinus sylvestris) provenant de graine du continent, ou de celle des forêts écossaises, diffèrent beaucoup entre eux. La différence s’aperçoit déjà à un an, et devient encore plus apparente à deux ; mais l’effet de l’hiver sur ces dernières plantes altère tellement les produits des semis de la graine du continent, et leur communique à tous une teinte brune telle, qu’ils sont invendables au mois de mars ; les plantes levées de la graine du pin d’Écosse indigène, croissant dans les mêmes conditions et à côté des premières, sont plutôt plus fortes, quoique plus courtes, et restent tout à fait vertes, de sorte que les deux plantations peuvent être distinguées à une grande distance. On a observé des faits semblables dans des semis de mélèzes.


En Europe, les variétés robustes étant seules estimées, on néglige généralement celles qui, plus délicates, exigent plus de chaleur. Il s’en produit cependant quelquefois. Ainsi Loudon[71] décrit une variété d’ormeau de Cornouailles qui est presque toujours vert, et dont les jeunes pousses sont souvent tuées par les gels d’automne ; son bois n’a, par conséquent, que peu de valeur. Les horticulteurs savent que quelques variétés sont plus délicates que d’autres ; ainsi toutes celles du broccoli le sont plus que les choux ; mais il y a encore sous ce rapport des différences entre les sous-variétés du broccoli lui-même ; les formes roses ou pourpres sont plus robustes que le « broccoli blanc du Cap, » mais on ne peut compter sur elles si le thermomètre tombe au dessous de 4,5 degrés centigrades. Le broccoli « Walcheren » est moins délicat que le précédent, et quelques autres variétés peuvent encore supporter un froid plus intense que le Walcheren[72]. Les choux-fleurs grainent mieux dans l’Inde que les choux[73]. Pour citer un exemple chez les fleurs : onze plantes levées de la graine d’une passe-rose, nommée la Reine des Blanches[74], se sont trouvées beaucoup plus délicates que plusieurs autres produites de semis. On peut présumer que toutes les variétés délicates réussiraient mieux sous un climat plus chaud que le nôtre. On sait que certaines variétés d’arbres fruitiers, comme le pêcher, supportent mieux que d’autres d’être forcées en serre ; fait qui dénote ou une flexibilité d’organisation ou quelque différence constitutionnelle. Un même cerisier, forcé, a graduellement, dans le cours de quelques années, changé l’époque de sa végétation[75]. Peu de Pelargoniums peuvent résister à la chaleur d’un fourneau, mais l’Alba multiflora, à ce qu’assure un très-habile jardinier, peut supporter pendant tout l’hiver une température énorme, sans être plus éprouvée que dans une serre ordinaire ; et la variété Blanche-fleur semble avoir été faite pour végéter l’hiver, comme certains bulbes, et se reposer l’été[76]. On ne peut donc douter que l’Alba multiflora ne doive avoir une constitution bien différente de celle des autres variétés de Pelargoniums, et qu’elle pourrait probablement supporter un climat équatorial.

Nous avons vu, d’après Labat, que la vigne et le froment doivent être acclimatés pour pouvoir réussir dans les Indes occidentales. Des faits analogues ont été observés à Madras : des graines de réséda, provenant les unes d’Europe, les autres de Bangalore (dont la température moyenne est beaucoup au-dessous de celle de Madras), furent semées ensemble ; toutes deux végétèrent d’abord également bien ; mais, peu de jours après être sorties de terre, les premières périrent toutes ; les autres ont survécu et sont devenues belles et vigoureuses. De même la graine de navets et de carottes recueillie à Hyderabad réussit mieux à Madras que celle venant d’Europe ou du Cap de Bonne-Espérance[77].

M. J. Scott, du Jardin Botanique de Calcutta, m’apprend que les graines du pois de senteur (Lathyrus odoratus), provenant d’Angleterre, produisent des plantes à petites feuilles et à tiges épaisses et rigides, qui ne fleurissent que rarement et ne donnent jamais de graines ; celles levées de graines venant de France fleurissent modérément, mais ont toutes leurs fleurs stériles. Les plantes levées de la graine des pois de senteur, croissant à Darjeeling, dans l’Inde supérieure et originaires de l’Angleterre, peuvent par contre être cultivées avec succès dans les plaines indiennes, car elles fleurissent et grainent avec profusion, et ont des tiges molles et grimpantes. Dans quelques-uns des cas précités, ainsi que me le fait remarquer le Dr Hooker, on doit peut-être attribuer la meilleure réussite au fait que les graines ont mieux mûri sous un climat plus favorable ; mais on ne peut guère étendre cette manière de voir à un aussi grand nombre de cas, comprenant ceux de plantes qui, ayant été cultivées sous un climat plus chaud que celui de leur pays d’origine, s’adaptent à un climat encore plus chaud. Nous pouvons donc avec sécurité conclure que les plantes peuvent, jusqu’à un certain point, s’accoutumer à un climat plus chaud ou plus froid que le leur, ce dernier cas étant celui qui a été le plus fréquemment observé.


Examinons maintenant par quels moyens l’acclimatation peut s’effectuer, soit par l’apparition spontanée de variétés douées d’une constitution différente, soit par les effets de l’usage ou de l’habitude. En ce qui concerne le premier mode, il n’y a point de preuves qu’un changement dans la constitution du produit soit en aucune relation directe avec la nature du climat habité par ses parents. Il est au contraire certain que des variétés robustes et délicates d’une même espèce peuvent apparaître dans le même pays. Les nouvelles variétés nées ainsi spontanément peuvent s’adapter de deux manières à des climats légèrement différents : premièrement, en ce qu’elles peuvent, soit jeunes soit adultes, résister à un froid intense, comme le poirier de Moscou, ou à une haute température, comme quelques Pelargoniums, ou avoir des fleurs qui supportent le gel, comme le poirier Forelle. Secondement, les plantes peuvent s’adapter à des climats fort différents du leur, par le seul fait qu’elles fleurissent et prennent leur fruit plus tôt ou plus tard dans la saison. Dans les deux cas, tout le rôle de l’homme dans l’acclimatation se borne à la sélection et à la conservation des nouvelles variétés. L’acclimatation peut encore s’effectuer d’une manière inconsciente, sans intention directe de la part de l’homme de s’assurer d’une variété plus robuste, simplement en élevant de graine des plantes délicates, et tentant occasionnellement de pousser leur culture de plus en plus vers le nord, comme cela a eu lieu pour le maïs, l’oranger et le pêcher.

La question de déterminer, dans l’acclimatation des animaux et des plantes, la part d’influence qu’on doit attribuer à l’hérédité de l’habitude, est beaucoup plus difficile à résoudre. Il est probable que, dans un grand nombre de cas, l’intervention de la sélection naturelle a dû compliquer le résultat. Il est évident que les moutons de montagne peuvent résister à des froids et à des tourmentes de neige qui anéantiraient les races des plaines ; mais comme les moutons montagnards ont été exposés ainsi de temps immémorial, tous les individus délicats ont dû être détruits, et les plus robustes seuls conservés. Il en est de même pour les vers à soie Arrindy de l’Inde et de la Chine ; mais qui peut préciser la part que peut avoir prise la sélection naturelle à la formation des deux races, actuellement adaptées à des climats si différents ? Il semble d’abord probable que les nombreux arbres fruitiers qui s’accommodent si bien des étés chauds et des hivers froids de l’Amérique du Nord, et qui réussissent si mal sous notre climat, ont dû s’adapter par habitude ; mais si nous réfléchissons à la multitude des plantes de semis qui se produisent annuellement dans ce pays, et dont aucune ne pourrait réussir si elle ne possédait une constitution appropriée, il est bien possible que la simple habitude n’ait contribué en rien à leur acclimatation. D’autre part, lorsque nous apprenons que les moutons mérinos élevés pendant un nombre peu considérable de générations au Cap de Bonne-Espérance, — et que quelques plantes d’Europe élevées pendant quelques générations seulement dans les régions plus froides de l’Inde, supportent mieux le climat des parties plus chaudes de ce pays, que les moutons ou les semis de graines importés directement d’Angleterre, il faut bien accorder quelque influence à l’habitude. La même conclusion nous paraît ressortir des faits signalés par Naudin[78] à propos des races de melons et des courges, qui, après avoir été longtemps cultivées dans l’Europe septentrionale, sont devenues plus précoces et exigent moins de chaleur pour mûrir leurs fruits que les variétés de la même espèce récemment importées des régions tropicales. L’habitude paraît exercer un effet palpable dans la conversion réciproque et après un petit nombre de générations, des froments, orges et vesces d’hiver et d’été. Le même fait a eu lieu pour les variétés de maïs, qui, transportées des États méridionaux à ceux du nord de l’Amérique, ou en Allemagne, se sont bientôt accoutumées à leur nouveau séjour. Dans le cas de vignes transportées de Madère aux Indes occidentales, qui y réussissent, à ce qu’on dit, mieux que les plantes importées directement de France, nous avons un exemple d’une certaine acclimatation chez l’individu, en dehors de toute production de nouvelles variétés par graines.

L’expérience ordinaire des agriculteurs a de la valeur, et ils recommandent toujours beaucoup de prudence dans les essais d’introduction dans un pays des produits d’un autre. Les anciens auteurs agricoles de la Chine recommandent la conservation et la culture des variétés propres à chaque pays. Columelle écrivait à l’époque classique : « Vernaculum pecus peregrino longe præstantius est[79]. »

On a souvent considéré comme chimérique toute tentative pour acclimater soit des animaux, soit des plantes. On peut sans doute, dans la plupart des cas, qualifier ainsi les essais de ce genre, si on les tente en dehors de la production de variétés nouvelles douées d’une constitution différente. L’habitude, quoique très-prolongée, produit rarement quelque effet sur une plante propagée par bourgeons ; et elle ne semble agir qu’au travers de générations séminales successives. Le laurier, le laurier-cerise, etc., le topinambour, qu’on propage par boutures ou tubercules, sont probablement encore aussi délicats en Angleterre qu’ils l’étaient lors de leur première introduction ; et cela paraît également être le cas pour la pomme de terre, qui, jusqu’à ces tout derniers temps, n’avait que rarement été propagée par graine. Mais tant pour les animaux que pour les plantes levées de semis, il n’y aura que peu ou point d’acclimatation, si, intentionnellement ou d’une manière inconsciente, les individus les plus robustes ne sont pas conservés. On a souvent invoqué le haricot comme un exemple d’une plante qui n’est pas devenue plus robuste depuis sa première introduction en Angleterre. Une excellente autorité[80] nous apprend toutefois que de la fort belle graine importée du dehors avait produit des plantes qui, après avoir fleuri avec profusion, avaient presque toutes avorté, tandis que des plantes voisines levées de graine anglaise avaient donné des gousses en abondance ; ce qui indique pourtant un certain degré d’acclimatation chez nos plantes anglaises. Nous avons eu aussi occasion de voir que de jeunes plantes de haricots, douées d’une certaine aptitude à résister au gel, apparaissent occasionnellement, mais personne, que je sache, n’a jamais séparé ces plantes plus robustes pour empêcher tout croisement accidentel, ni ensuite recueilli la graine, et continué ainsi année par année. On peut objecter avec raison que la sélection naturelle devrait avoir eu un effet décisif sur les haricots les plus robustes, car ceux-ci auraient dû être préservés, tandis que les plus délicats périssaient à chaque printemps rigoureux. Mais il faut songer que le résultat d’une augmentation de vigueur serait simplement celui que les jardiniers, toujours désireux d’obtenir les récoltes les plus précoces possibles, sèmeraient leurs graines quelques jours plus tôt qu’auparavant. Or, l’époque des semailles dépendant beaucoup de la nature du sol, de la latitude de la localité, variant avec la saison, et de nouvelles variétés ayant été souvent importées du dehors, pouvons-nous être bien sûrs que le haricot ne soit pas devenu un peu plus robuste ? Je n’ai pu, en consultant d’anciens ouvrages d’horticulture, trouver aucun renseignement qui me permette de répondre d’une manière satisfaisante à cette question.

Au total, les faits qui précédent, montrent que, quoique l’habitude ait quelque influence sur l’acclimatation, l’action la plus efficace est principalement l’apparition spontanée d’individus présentant quelque différence dans leur constitution. Mais comme nous n’avons aucun exemple connu, ni chez les animaux ni chez les plantes, d’une sélection longuement continuée, pratiquée à l’égard des individus les plus robustes, bien qu’on reconnaisse qu’une telle sélection est indispensable pour la fixation et l’amélioration de tout autre caractère, il n’est pas étonnant que l’homme ait si peu fait dans le sens de l’acclimatation d’animaux domestiques et de plantes cultivées. Mais en ce qui concerne l’état de nature, il n’est pas douteux que de nouvelles races et de nouvelles espèces n’aient dû s’adapter à des climats fort différents, par la variation spontanée, aidée par l’habitude, et réglée par la sélection naturelle.


Arrêts de développement : organes rudimentaires et avortés. — J’introduis ici ce sujet, parce que nous avons des raisons pour croire que les organes rudimentaires sont dans bien des cas un résultat du défaut d’usage. Des modifications dans la conformation dues à un arrêt de développement, assez considérables et assez sérieuses pour mériter la qualification de monstruosités, sont fréquentes, mais comme elles diffèrent beaucoup des conformations normales, nous n’entrerons pas dans de grands détails à leur égard. Lorsqu’un organe est frappé d’un arrêt de développement pendant l’état embryonnaire, il en reste ordinairement un rudiment. Ainsi la tête entière peut être représentée par une petite saillie molle en forme de mamelon, et les membres par de petites papilles. Ces rudiments de membres sont quelquefois héréditaires, comme on l’a observé chez un chien[81].

Un grand nombre d’anomalies moindres qui se rencontrent dans nos animaux domestiques paraissent être dues à des arrêts de développement. Nous savons rarement, sauf dans les cas de lésions directes de l’embryon dans l’œuf ou dans l’utérus, quelle peut être la cause de ces arrêts. Nous pouvons inférer de ce que l’organe affecté n’est presque jamais entièrement atrophié, et qu’il en reste généralement une trace, que la cause n’agit pas ordinairement dans les toutes premières périodes du développement embryonnaire. Les oreilles externes sont représentées par de simples vestiges dans une race chinoise de moutons, et dans une autre, la queue se réduit à un petit bouton chargé de graisse[82]. Il reste un petit tronçon chez les chiens et chats sans queue, mais j’ignore si, dans les premiers temps de l’état embryonnaire, ce tronçon comprend les rudiments de toutes les vertèbres caudales. La crête et les caroncules sont très-rudimentaires chez certaines races gallines, ainsi que les ergots chez les Cochinchinois. Chez le bétail de la race Suffolk sans cornes, on peut souvent, dans les jeunes individus, sentir des rudiments de cornes[83] ; et dans les espèces à l’état de nature, le plus grand développement relatif des organes rudimentaires dans les premières périodes de la vie est très-caractéristique. Dans les races de bétail et de moutons sans cornes, on a observé d’autres rudiments singuliers consistant en petites cornes pendantes, et fixées à la peau seulement, qui tombent quelquefois et repoussent. Dans les chèvres sans cornes, d’après Desmarest[84]. les protubérances osseuses qui portent normalement les cornes existent à l’état de simples rudiments.

Dans les plantes cultivées, il n’est pas rare de rencontrer les pétales, étamines, et pistils, représentés par des rudiments semblables à ceux qu’on observe dans les espèces naturelles. Il en est de même de la graine dans quelques fruits ; ainsi, près d’Astrakhan, il y a une variété de raisin qui ne renferme que des traces de graines, si petites et placées si près du pédoncule qu’on ne les aperçoit pas en mangeant le fruit[85]. Dans quelques variétés de la courge, les vrilles, selon Naudin, sont représentées par des rudiments ou des productions monstrueuses. Dans le broccoli et le chou-fleur, la plupart des fleurs ne peuvent s’épanouir et contiennent des organes rudimentaires. Dans le Muscari comosum, les fleurs supérieures et centrales, sont brillamment colorées, mais rudimentaires ; la culture augmente cette tendance à l’atrophie, et toutes les fleurs deviennent rudimentaires, mais les étamines et pistils avortés sont plus grands dans les fleurs inférieures que dans les supérieures. Dans le Viburnum opulus, d’autre part, les fleurs extérieures ont naturellement les organes de fructification incomplets, et la corolle est très-grande ; dans les plantes cultivées, la même particularité s’étend jusqu’au centre, et toutes les fleurs sont affectées de même ; c’est ainsi que se produisent ces grosses boules de fleurs blanches connues sous le nom de boules de neige. Dans les Composées, le doublement des fleurs consiste dans un plus grand développement des corolles des fleurons du centre, qui sont ordinairement stériles à un certain degré ; et on a observé[86] que le doublement marche toujours progressivement de la circonférence au centre, c’est-à-dire en allant des fleurons externes qui contiennent si souvent des organes rudimentaires, à ceux du disque. J’ajouterai encore que chez les Asters, les graines prises sur les fleurons de la circonférence sont celles qui donnent le plus grand nombre de fleurs doubles[87]. Dans ces divers cas, il y a donc une tendance naturelle chez certaines parties à devenir rudimentaires, tendance qui, sous l’influence de la culture, paraît tantôt partir de l’axe de la plante, tantôt se diriger vers lui. Je dois mentionner, comme montrant que les modifications que subissent les espèces naturelles et les variétés artificielles sont régies par les mêmes lois, le fait que, dans une série d’espèces du genre Carthame, aussi appartenant aux Composées, on remarque une tendance à l’avortement de l’aigrette des graines, allant de la circonférence au centre du disque ; ainsi, d’après A. de Jussieu[88], l’avortement n’est que partiel dans le Carthamus creticus, et plus étendu chez le C. lanatus ; car dans cette espèce il n’y a que deux ou trois des graines centrales qui soient pourvues d’une aigrette, les graines voisines étant ou tout à fait nues, ou ne portant que quelques poils ; et enfin dans le C. tinctorius, même les graines centrales sont privées d’aigrette, et l’atrophie est complète.

Lorsque, chez les animaux et plantes domestiques, un organe disparaît en laissant une trace rudimentaire, la perte est en général subite, comme chez les races sans cornes ou sans queue ; et on peut regarder ces cas comme des monstruosités héréditaires. Dans quelques-uns cependant la disparition a été graduelle, et en partie un résultat de sélection, comme pour les crêtes et caroncules rudimentaires de certaines races gallines. Nous avons vu aussi que, chez quelques oiseaux domestiques, le défaut d’usage a légèrement diminué les ailes, et il est probable que la même cause a contribué à la réduction considérable de ces organes qu’on observe sur certains Bombyx, chez lesquels il n’en reste que de faibles rudiments.

Les organes rudimentaires sont si communs chez les espèces à l’état de nature, qu’on en pourrait à peine trouver une qui n’en offre pas d’exemple ; et, ainsi que plusieurs naturalistes l’ont observé, ils sont généralement variables ; car étant inutiles, et non réglés par la sélection naturelle, ils se trouvent par ce fait plus sujets aux effets de retour. Il en est de même pour les parties qui sont devenues rudimentaires sous l’influence de la domestication. Nous ne savons pas quelle marche les organes rudimentaires ont, dans l’état de nature, pu suivre pour arriver au point de réduction qu’ils ont actuellement atteint, mais nous voyons si constamment, dans les espèces d’un même groupe, les gradations les plus insensibles entre un organe tout à fait rudimentaire et le même parfaitement développé, que nous devons admettre que le passage d’un état à l’autre a dû être extrêmement graduel. Il est douteux qu’un changement aussi brusque que la suppression totale d’un organe ait jamais pu être avantageuse à une espèce à l’état de nature ; car les conditions auxquelles les organismes sont étroitement adaptés, ne changent ordinairement que très-lentement. En supposant même le cas de la disparition subite d’un organe par arrêt de développement chez un individu, l’entre-croisement avec les autres individus de la même espèce, en déterminerait la réapparition plus ou moins complète, de sorte que sa réduction finale ne pourrait être effectuée que par la marche lente d’un défaut d’usage continu, ou par sélection naturelle. Il est beaucoup plus probable que, par suite de changements dans les habitudes, les organes commencent par servir de moins en moins, puis deviennent finalement inutiles, ou qu’ils sont suppléés, par quelque autre ; alors le défaut d’usage transmis par hérédité aux descendants, à l’époque correspondante de la vie, continue la réduction de l’organe ; mais la plupart d’entre eux étant sans usage aux premières périodes du développement embryonnaire, et ne pouvant être affectés par un défaut d’exercice, seront par conséquent conservés à cette phase de l’évolution et resteront à un état rudimentaire. Il faut ajouter aux effets du défaut d’usage, ceux du principe auquel nous avons déjà fait allusion, de l’économie de croissance, qui doit encore entraîner à une plus forte réduction de toutes les parties superflues. En ce qui concerne la suppression finale et totale ou l’atrophie d’un organe, il est probable qu’un autre principe distinct dont nous discuterons l’action dans le chapitre sur la pangenèse, prend aussi quelque part au résultat.

Toute lutte sévère et incessante pour l’existence étant épargnée aux animaux et aux plantes élevés par l’homme, le principe d’économie n’a pas à entrer en jeu. Cela est tellement vrai, qu’il y a des cas d’organes qui, étant naturellement rudimentaires dans les espèces parentes, se redéveloppent partiellement dans leurs descendants domestiques. Ainsi, comme presque tous les autres ruminants, les vaches ont quatre tétines actives et deux rudimentaires ; mais dans les individus domestiques, ces dernières se développent quelquefois beaucoup et donnent du lait. Les mamelles atrophiées, qui, dans des animaux domestiques mâles, et aussi dans l’homme, se sont, dans quelques cas rares, complétement développées et ont sécrété du lait, offrent peut-être un cas analogue. Les pattes postérieures du chien portent les traces d’un cinquième doigt, qui, dans certaines grandes races, quoique encore rudimentaire, se développe passablement et est pourvu de son ongle. Dans la poule commune, les ergots et la crête sont rudimentaires, mais, dans quelques races, ces organes peuvent se développer, indépendamment de l’âge ou de la maladie des ovaires. L’étalon a des dents canines, la jument n’a que des vestiges des alvéoles, qui, d’après M. G. T. Brown, vétérinaire distingué, contiennent fréquemment de petits nodules osseux irréguliers. Ces nodules peuvent quelquefois se développer et former une dent imparfaite, qui perce la gencive, se recouvre d’émail et peut occasionnellement atteindre le tiers ou le quart de la longueur des canines de l’étalon. J’ignore si, dans les plantes, le redéveloppement des organes rudimentaires a lieu plus fréquemment sous l’influence de la culture que dans l’état naturel. Le poirier est peut-être dans ce cas ; car, sauvage, il porte des épines qui, quoique utiles comme protection, ne sont autre chose que des branches à un état rudimentaire, et qui, lorsque l’arbre est cultivé, se convertissent de nouveau en branches.


Finalement, bien que des organes rudimentaires se rencontrent fréquemment chez nos animaux domestiques et nos plantes cultivées, ils ont généralement été formés subitement par arrêt de développement. Ils diffèrent ordinairement, par leur apparence, des rudiments qui sont si fréquents sur les espèces naturelles. Chez celles-ci les organes rudimentaires se sont lentement réduits à la suite d’un défaut d’usage prolongé, transmis héréditairement chez les descendants à l’âge correspondant, et leur réduction graduelle a encore été facilitée par le principe de l’économie de croissance, le tout régi et réglé par la sélection naturelle. Dans les animaux domestiques, d’autre part, chez lesquels le principe de l’économie de croissance n’intervient pas, bien que les organes puissent être un peu réduits par défaut d’usage, ils ne sont pas aussi complétement effacés, ni aussi rudimentaires.



  1. Essay on generation (trad. angl., p. 18). — Paget, O. C., 1853, vol. I, p. 209.
  2. Essay on Animal Reproduction (trad. angl., 1769, p. 79).
  3. Carpenter, Principles of Comparative Physiology, 1854, p. 479.
  4. Charlesworth’s, Mag. of Nat. Hist., vol. I, 1837, p. 145.
  5. Paget, Lectures, etc., vol. I, p. 239.
  6. Cité dans Carpenter, Comparative Phys., p. 479.
  7. Paget, O. C., p. 257.
  8. Blumenbach, O. C., p. 52, 54.
  9. Pathologie cellulaire (trad. angl., 1860, p. 27, 441).
  10. Paget, O. C., vol. I, p. 357.
  11. Ibid., p. 150.
  12. Principes of Biology, 1866, v. II, chap. iiiv.
  13. O. C., vol. I, p. 71.
  14. Comptes rendus, 26 sept. 1864, p. 539.
  15. O. C., vol. II, p. 243.
  16. The Principles of Biology, vol. II, p. 269.
  17. Ibid., p. 273.
  18. Paget, Lectures on Pathology, vol. II, p. 209.
  19. Müller, Physiologie. — Le prof. Reed a donné, dans Phys, and Anat. Researches, p. 10, un récit de l’atrophie des membres de lapins après destruction du nerf.
  20. Cité par Lecoq, Géog, bot., t. I, 1854, p. 182.
  21. Das Abändern der Vögel, 1833, p. 74.
  22. Nathusius, Die Racen des Schweines, 1860, p. 53, 57. — Vorstudien… Schweinschädel, 1864, p. 103, 130, 133.
  23. Journal of Agric. of Highland Soc., 1860, p. 321.
  24. Principles, etc., vol. II, p. 263.
  25. Nat. Hist. Review, v. IV, oct. 1864, p. 617.
  26. Paget, O. C., 1853, vol. I, p. 27.
  27. Andersson, Travels in South Africa, p. 318. — Pour des cas analogues dans l’Amérique du Sud, Aug. Saint-Hilaire, Voyage dans la province de Goyaz, t. I, p. 71.
  28. Brickell, Nat, Hist. of North Carolina, 1739, p. 53.
  29. Livingstone, cité par Youatt, On Sheep, p. 142. — Hodgson, Journ. of Asiat. Soc. of Bengal, vol. XVI, 1847, p. 1006, etc.
  30. Naturalist’s Library, Dogs, vol. II, 1840, p. 104.
  31. Godron, de l’Espèce, t. I, 1859, p. 367.
  32. Ceylan, par Sir J. E. Tennent, 1859, vol. II, p. 531.
  33. Hunter, Essays and Observations, 1861, vol. II, p. 329. — Dr Edmondston, cité dans British Birds, de Macgillivray, vol. v, p. 550. — Menetries, cité dans Bronn, Geschichte der Natur, vol. II, p. 110.
  34. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. III, p. 427, 441.
  35. Gilbert White, Nat. Hist. Selbourne, 1825, vol. II, p 121.
  36. Burdach, Traité de physiologie, t. II, p. 267.
  37. Colin, Phys. comp. des animaux domestiques, 1854, t. I, p. 426.
  38. M. Michely, de Cayenne, Bull. soc. d’accl., t. VIII, 1861, p. 563.
  39. Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, 1861, p. 79.
  40. Flora, 1835, vol. II, p. 504.
  41. Alph. de Candolle, Géographie botanique, t. II, p. 1078.
  42. Royle, Illustrations of the Botany of the Himalaya, p. 19.
  43. Gardener’s Chronicle, 1850, p. 204, 219.
  44. Rev. R. Everest, Journ. Asiat. Soc. of Bengal, vol. III, p. 19.
  45. Youatt, On Sheep, 1838, p. 491.
  46. Royle, Prod. Resources of India, p. 153.
  47. Tegetmeier, Poultry Book, 1866. p. 102.
  48. Dr R. Paterson, dans un travail communiqué à la Société botanique du Canada, citée dans le Reader, 1863, 13 nov.
  49. Gardener’s Chronicle, 1848, p. 5.
  50. Ibid., 1860. p. 938.
  51. J. de Jonghe, de Bruxelles, Gard. Chronicle, 1857, p. 612.
  52. Ch. Martius, Voyage Bot., côtes sept. de la Norwège, p. 26.
  53. Journ. de l’Acad. horticole de Gand, cité dans Gard. Chron., 1859, p. 7.
  54. Gard. Chron., 1851, p. 396.
  55. Ibid., 1862, p. 235.
  56. D’après Labat, cité dans Gard. Chronicle, 1862, p. 235.
  57. MM. Edwards et Colin, Ann. sc. nat. bot., 2e série, t. v, p. 22.
  58. Géog. Bot., p. 337.
  59. Actes suédois, 1739–40, vol. I. — Kalm, dans Travels, vol. II, p. 166, cite un cas analogue relatif à des plantes de coton levées à New-Jersey de graines venant de la Caroline.
  60. Alph. de Candolle, O. C., p. 339.
  61. Gardener’s Chronicle, 1862, p. 235.
  62. Gallesio, Teoria, etc., 1816, p. 125. — Traité des Citrus, 1811, p. 359.
  63. Essai sur l’histoire des orangers, 1813, p. 20.
  64. Alph. de Candolle, O. C., p. 882.
  65. Ch. Darwin’s Lehre von der Entstehung, etc., 1862, p. 87.
  66. Decaisne, cité dans Gard. Chronicle, 1865, p. 271.
  67. Pour le magnolia, voir Loudon’s, Gard. Mag., vol. XIII, 1837, p. 21. — Pour les roses et camellias, Gard. Chron., 1860, p. 384. — Pour l’if, Journ. of Hort., mars 1863, p. 174. — Pour la patate, col. von Siebold, dans Gard. Chron., 1859, p. 822.
  68. Gardener’s Chronicle, 1861, p. 239.
  69. Loudon’s, Gardener’s Magazine, vol. XII, 1836, p. 378.
  70. Gardener’s Chronicle, 1865, p. 699.
  71. Arboretum et Fruticetum, t. III, p. 1376.
  72. M. Robson, Journ. of Hort., 1861, p. 23.
  73. Dr Bonavia, Report of Agric. Hort. Soc. of Oudh, 1866.
  74. Cottage Gardener, avril 1860, p. 57.
  75. Gardener’s Chronicle, 1841, p. 291.
  76. M. Beaton, Cottage Gardener, mars 1860, p. 377. — Gard. Chron., 1845, p. 226.
  77. Gardener’s Chronicle, 1841, p. 439.
  78. Cité par Asa Gray dans Americ. Journ. of Science, 2e série, janv. 1865, p. 106.
  79. Mémoire sur les Chinois, t. XI, 1786. p. 60. — La citation de Columelle se trouve dans Cartier, Journal de physique, t. XXIV, 1784.
  80. MM. Hardy and Son, Gardener’s Chronicle, 1856, p. 589.
  81. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Hist. nat. des anomalies, 1836, t. II, p. 210, 223, 224, 395. — Philos. Transact., 1775, p. 313.
  82. Pallas, dans Youatt, On Sheep, p. 25.
  83. Youatt, On Cattle, 1834, p. 174.
  84. Encyclop. méthodique, 1820, p. 483 ; p. 500, pour la chute des cornes chez le zébu.
  85. Pallas, Travels, trad. angl., vol. I, p. 243.
  86. M. Beaton, Journ. of Hortic., mai 1861, p. 133.
  87. Lecoq, de la Fécondation, 1862, p. 233.
  88. Annales du Muséum, t. VI, p. 319.