De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication/Tome I/0b

De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. Ip. 1-15).

DE LA VARIATION
DES ANIMAUX ET DES PLANTES
SOUS L’ACTION DE LA DOMESTICATION





INTRODUCTION.


Cet ouvrage n’a point pour objet la description des races si nombreuses des animaux que l’homme a domestiquées, ni des plantes qu’il a cultivées ; une entreprise aussi gigantesque serait ici inutile, eussé-je eu même les connaissances nécessaires pour l’exécuter. Mon intention est de ne donner, à propos de chaque espèce, que les faits que j’ai pu recueillir ou observer, propres à témoigner de l’importance et de la nature des modifications que les animaux et les plantes ont éprouvées sous la domination de l’homme, ou à jeter quelque lumière sur les principes généraux de la variation. Je m’étendrai un peu plus longuement sur le pigeon domestique, dont je décrirai complètement les races principales, leur histoire, l’étendue et la nature de leurs différences, et la marche probable de leur formation. J’ai choisi ce cas parce que, comme on le verra plus tard, il fournit des matériaux meilleurs que tout autre, et qu’un cas complètement étudié et décrit peut élucider tous les autres. Je décrirai aussi avec détails les lapins, poules et canards domestiques. Les divers sujets qui seront discutés dans ce volume sont tellement connexes qu’il est difficile de déterminer le meilleur ordre à suivre dans leur exposition. J’ai résolu de donner dans la première partie, à propos de divers animaux et plantes, un ensemble considérable de faits, — dont quelques-uns pourront, au premier abord, paraître ne se rattacher qu’indirectement à notre sujet, — et de consacrer la dernière partie aux discussions générales. J’ai employé le petit texte toutes les fois que j’ai jugé nécessaire d’entrer dans beaucoup de détails à l’appui de certaines propositions ou déductions. J’ai voulu, par cette disposition, signaler au lecteur peu soucieux des détails, ou ne mettant pas en doute les conclusions, les passages qu’il peut laisser de côté. Je dois cependant faire remarquer que plusieurs de ces discussions méritent l’attention au moins du naturaliste de profession.

Pour ceux qui n’ont encore rien lu sur la « sélection naturelle, » il peut être utile de donner ici un court aperçu du sujet et de sa portée relativement à l’origine des espèces, d’autant plus qu’il est impossible d’éviter dans le présent ouvrage des allusions à des questions qui seront complètement discutées dans des volumes futurs[1].

Dans toutes les parties du monde, et dès une haute antiquité, l’homme a assujetti à la domestication et à la culture une foule d’animaux et de plantes. L’homme n’a aucunement le pouvoir d’altérer les conditions absolues de la vie ; il ne peut changer le climat d’aucun pays, ni ajouter aucun élément nouveau au sol ; mais il peut transporter un animal ou une plante d’un climat ou d’un sol à un autre, et lui donner une nourriture qui n’était pas la sienne dans son état naturel. C’est une erreur que de se figurer l’homme cherchant à influencer la nature, pour causer la variabilité. Si les êtres organisés n’avaient pas en eux-mêmes une tendance inhérente à varier, l’homme n’aurait jamais pu rien y faire[2]. En exposant, même inintentionnellement, ses animaux et ses plantes à diverses conditions de vie, il survient des variations qu’il ne peut ni empêcher ni contenir. Envisagez le cas très-simple d’une plante qui a été pendant longtemps cultivée dans son pays natal, et par conséquent n’a été soumise à aucun changement de climat. Elle aura jusqu’à un certain point été protégée contre les racines rivales des autres plantes qui l’avoisinent, plantée dans un sol fumé, probablement pas plus riche que beaucoup de terrains d’alluvion ; enfin elle aura subi quelques changements de conditions, cultivée tantôt sur un point, tantôt sur un autre, dans des sols différents.

Il serait difficile de trouver une plante qui, dans ces circonstances, eût-elle été cultivée de la manière la plus grossière, n’eût pas donné naissance à plusieurs variétés. Il n’est guère possible d’admettre que, pendant les changements nombreux que la terre a éprouvés, pendant les migrations naturelles des plantes d’une terre ou d’une île à une autre, habitées par des espèces différentes, elles n’aient pas été exposées à des modifications de leurs conditions d’existence, analogues à celles qui déterminent inévitablement la variation des plantes cultivées. Sans doute, l’homme choisit les individus qui varient ; il en sème la graine et choisit encore les descendants présentant des variations. Mais la variation initiale sur laquelle l’homme opère, et sans laquelle il ne peut rien faire, est le résultat de quelque léger changement dans les conditions extérieures, comme il a dû s’en présenter fréquemment dans l’état de nature. On peut donc dire que l’homme a tenté sur une gigantesque échelle une expérience à laquelle la nature s’est livrée sans cesse dans le cours infini des temps. Il en résulte que les principes de la domestication sont pour nous importants à connaître. C’est dans ce fait principal que les êtres organisés, ainsi traités, ont varié considérablement, et que leurs variations sont devenues héréditaires, que nous devons probablement voir les motifs de l’opinion déjà ancienne soutenue par quelques naturalistes, que les espèces à l’état de nature éprouvent des variations.

Je traiterai dans ce volume, aussi complètement que me le permettent les matériaux dont je dispose, de la variation sous l’influence de la domestication. Nous pouvons ainsi espérer jeter quelque lumière sur les causes de la variabilité, sur les lois qui la régissent, — telles que l’action directe du climat et de la nourriture, les effets de l’usage et du non-usage, de la corrélation de croissance, — et sur l’étendue des changements dont les organismes domestiqués sont susceptibles. Nous y apprendrons quelque chose sur les lois de l’hérédité, sur les effets du croisement de races différentes, sur cette stérilité qui survient fréquemment lorsqu’on enlève les êtres organisés à leurs conditions vitales naturelles, et aussi lorsqu’on les soumet à des croisements consanguins trop répétés. Nous verrons dans cette étude l’importance capitale du principe de sélection. Bien que l’homme ne cause pas la variabilité et ne puisse même l’empêcher, il peut en triant, conservant et accumulant comme il lui semble bon les variations que lui offre la nature, produire un grand résultat. Il peut exercer la sélection méthodiquement et intentionnellement ; elle peut aussi agir à son insu et sans sa volonté. En choisissant et conservant chaque variation successive avec le but déterminé d’améliorer et de modifier une race d’après une idée préconçue, et en accumulant ainsi des variations, souvent assez légères pour échapper à un œil inexercé, l’homme a pu effectuer des changements et des améliorations étonnantes. Il est également très-manifeste que l’homme, sans avoir l’intention d’améliorer une race, peut y introduire lentement, mais sûrement, des modifications importantes, par le seul fait qu’il réserve dans chaque génération les individus qui ont pour lui le plus de valeur, en détruisant ceux qui en ont moins. La volonté de l’homme entrant ainsi en jeu, nous pouvons concevoir pourquoi les races qu’il a produites témoignent d’une adaptation à ses besoins et à ses plaisirs ; et pourquoi les races soit d’animaux domestiques, soit de plantes cultivées, présentent souvent, comparées aux espèces naturelles, des caractères anomaux ou monstrueux ; c’est parce qu’elles ont été en effet modifiées non pour leur propre avantage, mais en vue de celui de l’homme.

Je discuterai dans un autre ouvrage la variabilité des êtres organisés dans l’état de nature, c’est-à-dire les différences individuelles qu’on observe chez les animaux et les plantes, et celles, un peu plus considérables et généralement héréditaires, que les naturalistes considèrent comme variétés ou races géographiques. Nous verrons combien il est difficile, et même souvent impossible, de distinguer entre les races et les sous-espèces, — comme on désigne quelquefois les formes moins nettement prononcées, — et encore entre celles-ci et les vraies espèces. Je chercherai aussi à montrer que ce sont les espèces communes et largement répandues, qu’on peut appeler les espèces dominantes, qui varient le plus fréquemment ; et que ce sont les genres les plus grands et les plus répandus, qui comprennent le plus grand nombre d’espèces sujettes à varier. On pourrait, comme nous le verrons, donner avec justesse aux variétés le nom d’espèces naissantes.

Mais, tout en accordant que les êtres organisés offrent, à l’état de nature, certaines variétés ; que leur organisation est pour ainsi dire, à quelque degré, plastique ; qu’un grand nombre de plantes et d’animaux ont considérablement varié sous l’influence de la domestication ; que l’homme, par la sélection, a pu accumuler les variations au point d’arriver à des races bien déterminées et à traits fortement accusés et héréditaires ; accordant tout cela, comment, demandera-t-on peut-être, les espèces ont-elles pu se former dans l’état de nature ? Les différences entre les variétés naturelles sont légères, mais elles sont considérables entre espèces d’un même genre, et très-grandes entre espèces de genres différents. Comment ces moindres différences ont-elles pu s’augmenter au point d’arriver au niveau des plus grandes ? Comment les variétés, ou comme je les appelle, les espèces naissantes, ont-elles pu se convertir en espèces véritables et bien déterminées ? Comment chaque espèce nouvelle a-t-elle été adaptée aux conditions physiques extérieures et aux autres formes vivantes dont elle dépend à un titre quelconque ? Nous voyons de toutes parts d’innombrables combinaisons et adaptations qui provoquent à juste titre l’admiration de tout observateur. Voici, par exemple, une mouche (Cecidomya[3]), qui en pondant ses œufs dans les étamines d’une espèce de Scrophulaire, sécrète en même temps un poison qui détermine la formation d’une galle aux dépens de laquelle la jeune larve doit se nourrir. Pendant son développement, survient un autre insecte, une petite guêpe (Misocampus), qui dépose ses œufs au travers de la galle, dans le corps même de la larve de la mouche, laquelle devient ainsi la proie des larves de la guêpe après leur éclosion. Il en résulte donc qu’un insecte hyménoptère dépend d’un diptère, lequel dépend lui-même de la propriété qu’il possède de faire naître sur un organe particulier d’une certaine plante une excroissance monstrueuse. Il en est de même dans des milliers de cas, pour les productions les plus infimes comme les plus élevées de la nature.

Ce problème de la conversion de variétés en espèces, — c’est-à-dire l’accroissement des différences légères caractérisant les variétés, jusqu’à arriver à atteindre en importance les différences plus grandes qui caractérisent les espèces et les genres, en y comprenant l’adaptation admirable de chaque être aux conditions vitales organiques et inorganiques si complexes dans lesquelles il se trouve, — formera le sujet principal de mon second ouvrage. Nous y verrons que tous les êtres organisés, sans exception, tendent à se multiplier suivant une progression telle, que même la surface totale de la terre, ou l’océan entier, seraient insuffisants pour contenir la descendance d’un seul couple après un certain nombre de générations.

Il résulte de là un perpétuel combat pour l’existence. On a dit avec raison que toute la nature est en guerre ; les plus forts l’emportent en définitive, les plus faibles cèdent, et nous savons que des myriades de formes ont ainsi disparu de la surface du globe. Si donc, dans l’état de nature, les êtres organisés varient même dans une faible mesure, soit par un changement dans les conditions ambiantes, ce dont la géologie nous fournit d’abondantes preuves, soit par toute autre cause ; si, dans le long cours des siècles, il surgit des variations héréditaires en quoi que ce soit avantageuses à un être dans ses rapports complexes et variables avec son milieu ambiant (et il serait étrange qu’il ne se présentât jamais de pareilles variations avantageuses, puisque l’homme en a déjà rencontré un grand nombre qu’il a su utiliser pour son profit et son plaisir) ; si enfin de pareilles éventualités se sont présentées, ce que je ne mets pas en doute, le combat sans trêve ni merci pour l’existence aura eu pour effet de conserver et de faire prévaloir les variations favorables, quelque faibles qu’elles aient pu être, tout en faisant disparaître celles qui ne l’étaient pas.

C’est cette conservation, pendant la lutte pour l’existence, des variétés jouissant d’un avantage quelconque de structure, de constitution ou d’instinct, que j’ai désignée sous le nom de sélection naturelle. M. Herbert Spencer a bien exprimé la même idée par cette expression, la survivance du plus apte. L’expression de « sélection naturelle » est sous quelques rapports mauvaise, en ce qu’elle semble impliquer une idée de choix volontaire, mais dont avec un peu d’habitude on peut faire abstraction. Personne ne fait objection à « l’affinité élective » des chimistes, et cependant un acide n’a pas plus le choix de se combiner à une base, que ne l’ont les conditions vitales pour décider ou non de la conservation ou sélection d’une nouvelle forme. L’expression a au moins l’avantage de rattacher la production des races domestiques au moyen de la sélection exercée par l’homme, à la conservation des variétés et espèces dans l’état de nature. Je parle quelquefois, pour être bref, de la sélection naturelle comme d’une force intelligente, de la même manière que les astronomes parlent de l’attraction comme réglant les mouvements des planètes, ou comme les agriculteurs parlent de la formation de races domestiques par la puissance de sélection de l’homme. Dans un cas comme dans l’autre, la sélection n’a rien à faire avec la variabilité, laquelle dépend du mode d’action des circonstances extérieures sur l’organisme. J’ai souvent aussi personnifié le mot nature, car il est difficile d’éviter cette ambiguïté ; mais je n’entends par là que l’action combinée et le produit de beaucoup de lois naturelles ; et par lois, la série constatée des phénomènes.

Dans le chapitre consacré à la sélection naturelle, je montrerai par l’expérience et par une multitude de faits, que la plus grande somme de vie peut être supportée dans chaque point par une grande diversification ou divergence dans la structure et la constitution de ses habitants. Nous verrons aussi que la production continue de formes nouvelles par la sélection naturelle, — ce qui implique que chaque nouvelle variété présente quelque avantage sur les autres, — entraîne presque inévitablement la destruction des formes plus anciennes et moins parfaites. Celles-ci sont presque nécessairement, par leur conformation comme par le rang qu’elles occupent dans la série des générations, intermédiaires entre l’espèce originelle dont elles proviennent et les dernières formes produites. Si nous supposons maintenant qu’une espèce ait produit deux ou plusieurs variétés, qui à leur tour, avec le temps, en auront produit d’autres, le principe de perfectionnement dérivant surtout de la diversification des structures, aura généralement pour résultat la conservation des variétés les plus divergentes. Les différences minimes caractérisant les variétés, peuvent ainsi, par accroissement, atteindre au degré d’importance de caractères spécifiques, et les termes extrêmes de la série des variations devenir, par la disparition des formes intermédiaires, des objets distinctement définis, des espèces. Nous verrons, aussi comment les êtres organisés peuvent se classer, d’après la méthode naturelle, en groupes distincts, — les espèces dans les genres, et les genres dans les familles.

Tous les habitants d’un pays tendant toujours, vu la progression rapide de la reproduction, à s’accroître numériquement ; — chaque forme étant, dans la lutte pour l’existence, en rapports avec beaucoup d’autres ; car supprimez-en une, et sa place sera immédiatement prise ; — toute partie de l’organisme pouvant occasionnellement varier quelque peu, et la sélection n’agissant exclusivement que pour la conservation des variations avantageuses à l’individu, dans les conditions très-complexes au milieu desquelles il se trouve, on ne peut assigner de limites au nombre, à la singularité et à la perfection des combinaisons ou coadaptations qui peuvent être ainsi produites. Un animal ou une plante peuvent donc se trouver graduellement, par leur structure ou leurs habitudes, liés de la manière la plus compliquée à d’autres animaux ou plantes, ainsi qu’aux conditions physiques de leur demeure. L’habitude, l’usage ou le non-usage faciliteront dans certains cas des variations qui seront réglées par l’action directe des conditions physiques extérieures, et par la corrélation de croissance.

En vertu des principes que nous venons d’esquisser rapidement, il n’y a dans chaque être aucune tendance innée ou nécessaire qui le pousse vers un avancement progressif dans l’échelle de l’organisation. Nous sommes presque forcés de regarder la spécialisation ou la différenciation des organes pour les diverses fonctions qu’ils ont à remplir, comme le meilleur et même le seul critère de leur perfectionnement, l’accomplissement de toute fonction du corps ou de l’esprit devant être d’autant plus parfait qu’il résulte d’une meilleure division du travail. La sélection naturelle agissant exclusivement en conservant les modifications de structure profitables, et les conditions vitales se compliquant généralement de plus en plus dans chaque zone, à mesure que le nombre des formes qui l’habitent s’augmente, celles-ci doivent tendre à acquérir une conformation de plus en plus parfaite, qui doit nous faire admettre qu’en somme l’organisation progresse. Néanmoins une forme très-simple appropriée à des conditions vitales également très-simples pourra rester pendant des siècles sans être modifiée ni améliorée ; car quel avantage aurait un infusoire ou un ver intestinal à revêtir une organisation complexe ? Il pourrait même arriver, et le cas s’est probablement présenté, que des membres d’un groupe supérieur se soient adaptés à des conditions de vie plus simples, et dans ce cas la sélection naturelle a dû tendre à simplifier et à dégrader l’organisation, car pour des actions simples un mécanisme compliqué est inutile et même désavantageux.

Dans un second ouvrage, après avoir traité de la variation des organismes dans la nature, de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle, je discuterai les difficultés que soulève la théorie. Ces difficultés peuvent être classées sous les chefs suivants : l’impossibilité apparente, dans certains cas, qu’un organe très-simple puisse arriver par degrés insensibles à un organe très-parfait ; les faits merveilleux de l’instinct ; la question entière de l’hybridité ; et enfin l’absence, soit dans la période actuelle soit dans nos formations géologiques, d’une foule de chaînons reliant entre elles toutes les espèces alliées. Bien que quelques-unes de ces difficultés aient un certain poids, nous verrons qu’un grand nombre d’entre elles s’expliquent par la théorie de la sélection naturelle, et sont inexplicables autrement.

L’hypothèse est permise dans les recherches scientifiques, et si elle explique des ensembles de faits considérables et indépendants, elle peut être élevée au rang d’une théorie bien fondée. L’existence de l’éther et de ses ondulations est hypothétique, et cependant qui n’admet actuellement la théorie ondulatoire de la lumière ? Le principe de la sélection naturelle peut être regardé comme une pure hypothèse, mais qui est rendue probable par ce que nous savons de positif sur la variabilité des êtres organisés dans l’état de nature ; par ce que nous connaissons de la lutte pour l’existence, de la conservation presque inévitable des variations favorables qui en est le résultat ; enfin, par la formation analogue des races domestiques.

Maintenant on peut mettre à l’épreuve la théorie (et ceci me paraît la seule manière équitable et légitime de considérer l’ensemble de la question) en cherchant si elle explique certains ensembles de faits, indépendants les uns des autres ; tels que la succession géologique des êtres organisés ; — leur distribution dans les temps passés et actuels ; — leurs affinités mutuelles et leurs homologies. Si le principe de la sélection naturelle explique ces groupes de faits importants et d’autres encore, il doit être pris en considération. L’opinion ordinaire de la création indépendante de chaque espèce ne nous donne aucune explication scientifique de l’ensemble des faits. Nous ne pouvons que dire qu’il a plu au Créateur de faire apparaître dans un certain ordre et sur certains points de sa surface les habitants passés et présents du globe ; qu’il leur a imprimé le cachet d’une ressemblance extraordinaire, et les a classés en groupes subordonnés. Cet énoncé ne nous apporte aucun enseignement nouveau, il ne rattache aucunement les uns aux autres les faits et les lois, il n’explique rien.

Dans un troisième ouvrage, je chercherai à vérifier le principe de la sélection naturelle en voyant jusqu’à quel point il explique les faits auxquels j’ai fait allusion. Lorsque, pendant le voyage du vaisseau de Sa Majesté le Beagle, je visitai l’archipel des Galapagos, situé dans l’océan Pacifique, à environ 500 milles des côtes de l’Amérique du Sud, je me vis entouré d’espèces particulières d’oiseaux, de reptiles et de plantes, n’existant nulle part ailleurs dans le monde. Presque toutes portaient un cachet américain. Dans le chant de l’oiseau moqueur, dans le cri rauque du faucon, dans les grands opuntias à forme de chandeliers, j’apercevais nettement le voisinage de l’Amérique, bien que les îles, séparées de la terre ferme par bien des lieues d’océan, en différassent notablement par leur constitution géologique et leur climat. Un fait plus surprenant encore était la différence spécifique de la plupart des habitants de chacune des îles séparées de ce petit archipel, quoique voisins les uns des autres. Cet archipel, avec ses innombrables cratères et ses ruisseaux de lave dénudée, paraît être d’origine récente ; et je me figurai presque assister à l’acte même de la création. Je me suis souvent demandé comment ont été produits ces animaux et ces plantes si particuliers ; la réponse la plus simple me paraissait être que les habitants des diverses îles étaient provenus les uns des autres, en subissant dans le cours de leur descendance quelques modifications ; et que tous les habitants de l’archipel devaient provenir naturellement de la terre la plus voisine, de colons fournis par l’Amérique. Mais ce fut pour moi un problème longtemps inexplicable de savoir comment les modifications nécessaires avaient pu s’effectuer ; il le serait encore, si je n’avais étudié les produits domestiques, et acquis ainsi une idée nette de la puissance de la sélection. Ensuite, préparé par de longues études sur les habitudes des animaux, je compris la sélection naturelle comme l’inévitable résultat de la progression si rapidement croissante suivant laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier, et à encombrer un espace donné. De là, une lutte pour l’existence, lutte d’autant plus acharnée que les concurrents sont plus nombreux, et dans laquelle les organismes les moins privilégiés doivent nécessairement succomber.

J’avais, avant de visiter les îles Galapagos, déjà recueilli beaucoup d’animaux en voyageant du nord au sud de l’Amérique, et dans les conditions de vie les plus différentes possibles, j’avais rencontré partout et toujours des formes américaines ; des espèces remplaçant d’autres espèces appartenant aux mêmes genres spéciaux. Il en fut de même lorsque je gravissais les Cordillères, ou pénétrais dans les épaisses forêts tropicales de l’Amérique, ou étudiais ses eaux douces. Je visitai postérieurement d’autres pays, qui comme conditions de vie ressemblaient plus à certaines parties de l’Amérique du Sud que les diverses parties de ce continent ne se ressemblent entre elles, et cependant dans ces contrées, comme l’Australie ou l’Afrique méridionale, le voyageur est frappé de la différence complète de leurs productions. La réflexion me contraignit à admettre une communauté de descendance des anciens habitants ou colons de l’Amérique du Sud, comme pouvant seule expliquer la prédominance des types américains sur une aussi grande étendue de pays.

Rien n’évoque plus fortement à l’esprit la question de la succession des espèces, que d’exhumer de ses propres mains les gigantesques ossements fossiles de certains animaux éteints. J’ai trouvé dans l’Amérique du Sud d’énormes fragments de carapaces offrant, mais sur une échelle magnifique, les mêmes dessins en mosaïques qui ornent aujourd’hui le test écailleux du petit tatou ; j’ai trouvé de grosses dents semblables à celles du paresseux vivant actuellement, et des ossements analogues à ceux du cabiai. Une succession analogue de formes voisines des types actuels a été antérieurement observée aussi en Australie. Nous voyons donc là la persistance, dans le temps et dans l’espace, des mêmes types dans les mêmes régions, comme s’ils descendaient les uns des autres, et dans aucun des cas la similitude des conditions ne peut suffire à expliquer la similitude des formes vivantes. Il est notoire que les restes fossiles de périodes immédiatement consécutives, offrent de grandes analogies de conformation, ce qui se comprend de soi si ces organismes sont également en rapports de descendance immédiate. La succession des nombreuses espèces distinctes d’un même genre au travers de la longue série des formations géologiques semble n’avoir pas été interrompue. Les espèces nouvelles arrivent graduellement une à une. Certaines formes anciennes et éteintes montrent fréquemment des caractères combinés ou intermédiaires, comme les mots d’une langue morte comparés aux rejetons qu’elle a fournis aux diverses langues vivantes qui en dérivent. Tous ces faits et beaucoup d’autres m’ont paru indiquer la descendance avec modification comme la cause de la production de nouveaux groupes d’espèces.

Les habitants du globe passés et présents, se rattachent les uns aux autres par les affinités les plus singulières et les plus complexes, et peuvent être distribués en groupes sous d’autres groupes, de la même manière qu’on peut classer des variétés sous des espèces, et des sous-variétés sous des variétés, mais avec des degrés plus considérables de différences. On verra dans mon troisième ouvrage que ces affinités complexes et les règles de la classification s’expliquent très-naturellement par le principe de la descendance, joint aux modifications apportées par la sélection naturelle, qui entraîne la divergence des caractères et l’extinction des formes intermédiaires. Dans la doctrine d’actes de création indépendants, comment expliquer la conformation sur un plan commun, de la main de l’homme, du pied du chien, de l’aile de la chauve-souris, et de la palette du phoque ? L’explication est toute simple d’après le principe de la sélection naturelle de légères variations successives dans la descendance divergente d’un seul ancêtre ! De même, quand examinant la structure d’un individu, animal ou plante, nous voyons construits sur le même modèle les membres antérieurs et postérieurs, le crâne et les vertèbres, les mâchoires et les pattes des crustacés ; les pétales, les étamines et le pistil d’une fleur. Pendant les nombreuses modifications que, dans le cours des temps, tous les êtres organisés ont dû subir, le défaut d’usage a pu occasionnellement réduire peu à peu certains organes, devenus finalement superflus, mais la conservation de ces parties à un état rudimentaire et complètement inutile à l’individu qui les possède se conçoit facilement dans la théorie de la descendance. D’après le principe que les modifications sont héritées par le jeune être au même âge où chaque variation successive a apparu pour la première fois chez son ascendant, nous comprendrons pourquoi les organes et parties rudimentaires sont généralement bien développées chez l’individu dans son très-jeune âge. Le même principe de l’hérédité aux âges correspondants, joint à celui que les variations n’interviennent généralement pas dans les toutes premières périodes du développement embryonnaire (deux principes dont l’observation directe montre la probabilité), rendent intelligible un des faits les plus remarquables de l’histoire naturelle, à savoir, la similitude de tous les membres de la grande classe des vertébrés, mammifères, oiseaux, reptiles et poissons, pendant la période embryonnaire.

C’est la considération et l’explication de faits de cette nature qui m’ont convaincu que la théorie de la descendance avec modification par la sélection naturelle est, en somme, la vraie. Dans la théorie des créations indépendantes, ces faits n’ont pu trouver aucune explication ; ils ne peuvent être groupés ni rattachés à un point de vue unique, et chacun d’eux ne peut être envisagé que comme un fait isolé. L’origine première de la vie à la surface du globe, de même que sa continuation dans chaque individu, étant actuellement hors de la portée de la science, je n’insiste pas beaucoup sur la plus grande simplicité de l’hypothèse de la création originelle d’un petit nombre de formes, ou même d’une seule, opposée à celle d’innombrables créations miraculeuses ayant eu lieu à d’innombrables périodes ; bien que la première, plus simple, s’accorde mieux avec l’axiome philosophique de Maupertuis, celui de la « moindre action. »

En examinant jusqu’à quel point on peut étendre la théorie de la sélection naturelle, c’est-à-dire en cherchant à déterminer le nombre des formes primitives dont ont pu descendre les habitants de la terre, nous pouvons conclure que tous les membres d’une même classe au moins, sont la descendance d’un seul ancêtre. On réunit dans une même classe un ensemble d’êtres organisés, parce qu’ils présentent, indépendamment de leurs habitudes, le même type fondamental de conformation, et qu’ils offrent entre eux une certaine gradation. De plus, les membres d’une même classe se montrent très-semblables entre eux dans les commencements de leur état embryonnaire. Ces faits s’expliquent par leur descendance d’une forme commune ; on peut donc admettre que tous les membres d’une même classe proviennent d’un ancêtre unique. Mais comme les membres de classes distinctes ont encore quelque chose de commun dans leur structure, et beaucoup dans leur constitution, l’analogie nous conduit à faire un pas de plus, et à regarder comme probable la descendance de tous les êtres vivants d’un prototype unique.

J’espère que le lecteur réfléchira avant d’en arriver à aucune conclusion définitive et hostile sur la théorie de la sélection naturelle. C’est dans les faits qui seront exposés ci-après que j’ai puisé ma conviction sur la vérité de cette théorie. Le lecteur peut consulter mon « Origine des espèces, » où il trouvera une esquisse générale du sujet, mais aussi bien des assertions qu’il devra accepter de confiance. En examinant la théorie de la sélection naturelle, il rencontrera assurément de grandes difficultés, mais qui se rapportent surtout à des sujets, — tels que l’imperfection des documents géologiques, les moyens de distribution, la possibilité des transitions dans les organes, etc., — sur lesquels nous devons avouer une ignorance dont nous ne connaissons même pas l’étendue. La plupart de ces difficultés s’évanouiraient si notre ignorance était plus grande que nous ne le supposons généralement. Que le lecteur réfléchisse à la difficulté d’envisager tout un ordre de faits sous un point de vue nouveau. Qu’il remarque combien les grandes vues de Lyell sur les changements graduels qui se passent actuellement à la surface du globe, ont été lentement, mais sûrement, reconnues comme suffisantes pour rendre compte de tout ce que nous voyons dans l’histoire de son passé. L’action présente de la sélection naturelle peut paraître plus ou moins probable, mais je crois la théorie vraie, parce qu’elle rattache les uns aux autres, réunit sous un point de vue unique, et explique d’une manière rationnelle de nombreux groupes de faits tout à fait indépendants les uns des autres en apparence[4].



  1. Cette introduction est inutile pour ceux qui auront lu attentivement mon Origine des espèces. J’avais annoncé dans cet ouvrage la publication prochaine des faits sur lesquels étaient basées les conclusions qu’il contient, publication que le mauvais état de ma santé m’a empêché de faire plus tôt.
  2. M. Pouchet, dans sa Pluralité des races, a récemment insisté sur le fait que la variabilité, sous l’influence de la domestication, ne jette aucun jour sur la modification naturelle de l’espèce. Je ne saisis pas la force de ses arguments, ou, pour mieux dire, de ses assertions à ce sujet.
  3. Léon Dufour, Annales des sciences naturelles (3e série), t. v. p. 6.
  4. En traitant les divers sujets compris dans cet ouvrage et ceux qui le suivront, j’ai été constamment dans le cas de demander des renseignements à beaucoup de zoologistes, botanistes, éleveurs d’animaux et horticulteurs, et j’ai toujours reçu d’eux l’assistance la plus généreuse. Sans leur aide, je n’eusse pu faire que peu. Je me suis fréquemment adressé, pour des informations et des échantillons, à des étrangers, et à des négociants et officiers du gouvernement résidant dans les pays éloignés, et à de très-rares exceptions près, j’ai trouvé chez eux un concours prompt, bienveillant et précieux. Je ne puis trop reconnaître mes obligations envers les nombreuses personnes qui m’ont aidé, et qui, j’en suis convaincu, le feraient également volontiers pour toute autre personne se livrant à des recherches scientifiques.