De la situation actuelle dans ses rapports avec les subsistances et la banque de France/02

De la situation actuelle dans ses rapports avec les subsistances et la banque de France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 673-708).
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DE LA SITUATION ACTUELLE


DANS SES RAPPORTS AVEC


LES SUBSISTANCES


ET LA BANQUE DE FRANCE.




SECONDE PARTIE. - LA BANQUE DE FRANCE.




« On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, tout commerce cesse. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. »

Cette pensée de Turgot, contre laquelle personne n’a jamais été tenté de s’inscrire, car elle est aussi vraie qu’admirablement exprimée, m’est revenue naturellement à la nouvelle que la banque de France augmentait d’un quart le faux de l’intérêt dans toutes les transactions où elle est partie. Du moment que la Banque de France a eu fait connaître cette détermination qui impliquait l’intention de réduire la quantité de ses avances au commerce, en même temps qu’elle en rendait les conditions plus onéreuses, tous les escompteurs de Paris ont été autorisés à accroître leurs prétentions au moins d’autant, et dans beaucoup de cas du double et du triple. Je ne dis pas assez, ils y ont été forcés, parce qu’ils viennent demander à la Banque d’escompter les effets du public manufacturier ou commerçant après qu’ils les ont revêtus de leur propre signature. Il y a donc eu une hausse générale du taux de l’intérêt à Paris, et, par une liaison obligée, la hausse s’est fait sentir dans les départemens. Tous les banquiers et toutes les banques du royaume ont dû imiter la Banque de France, ne fût-ce que parce qu’ils sont les uns et les autres en relations d’affaires avec elle ou avec ses comptoirs des départemens. Le taux de l’intérêt s’étant élevé en France dans toutes les affaires commerciales, le contre-coup s’en est fait sentir sur tous les grands marchés d’Europe. La banque d’Angleterre a porté son taux d’escompte de 3 à 3 et demi. L’événement a eu des conséquences européennes, universelles ; en un mot, la Banque de France peut être considérée comme ayant causé la hausse du taux de l’intérêt dans le monde entier.

Il est utile d’examiner si cette mesure de la Banque de France est un bien ou un mal dans les circonstances actuelles : le mal étant démontré, en supposant qu’il le soit, il importe de savoir s’il était nécessaire, inévitable, si la Banque de France a fait ce qu’elle avait de mieux à faire dans l’intérêt public et pour sortir elle-même de l’espèce d’embarras où elle se trouvait engagée.

Pour répondre à cette question, il faut avant tout savoir quelle est la nature de la difficulté qu’éprouve la France, quel est le genre d’embarras dont la Banque est affectée. Sur ce point, tout le monde est d’accord : l’industrie française est demeurée, autant qu’il pouvait dépendre d’elle, dans une situation : normale. Il n’y a point eu de faute faite, aucune exagération dans notre production manufacturière, aucune spéculation folle de la part de notre commerce d’exportation. On ne signale nulle part un encombrement de produits ; on n’a pas la moindre nouvelle d’expéditions démesurées vers les marchés éloignés, qui aient eu pour effet d’y avilir les prix, de renverser les espérances et de compromettre la fortune de nos négocians. Rien de ces écarts du génie commercial si communs en Angleterre, et que nos voisins désignent par le mot d’overtrading ; point de ces débauches d’importation de mille, produits de luxe pareille à celle qui a précédé aux États-Unis la grande crise de 1837 : notre tarif de douanes, avec les prohibitions dont il entoure notre territoire en guise de chausse-trapes, suffirait à y mettre bon ordre, si l’esprit de prudence dont notre commerce est animé ne nous garantissait déjà. De la part des capitalistes, rien de semblable aux spéculations désordonnées des Anglais en 1825 sur les mines du Mexique et du Pérou, ou en 1835 sur les emprunts des états et des compagnies de l’Amérique du Nord, ou encore à celle qui, il y a vingt ans, fit construire tant de maisons et crouler tant de fortunes à Paris. Ainsi les effets de commerce dont se compose le portefeuille de la Banque, et qu’elle a choisis d’ailleurs avec un rare discernement, sont bons ; ceux qu’on lui apporte chaque jour, représentant des transactions non moins sérieuses, non moins raisonnables, ne cessent pas de l’être. Du côté des commerçans, des manufacturiers, des capitalistes, la Banque n’a donc aucun sujet d’inquiétude. Y aurait-il quelque catastrophe à craindre du côté des chemins de fer ? Non. Il n’y a pas de crise des chemins de fer dans ce qui se passe, je crois l’avoir démontré[1], et ce qui le prouve bien, c’est que les actions sont très peu offertes à la Bourse. Si elles ont baissé, ce n’est pas qu’elles soient avilies, j’est à peu près uniquement parce qu’auparavant elles étaient cotées trop haut ; l’agiotage les avait portées au-delà de leur niveau naturel. Il y a rareté de titres sur le marché, la Banque le sait fort bien, et cette rareté subsiste non-seulement pour les actions de chemins de fer, mais pour nos fonds publics, puisque les spéculateurs, ne pouvant livrer ce qu’ils en ont vendu, sont contraints de payer pour qu’on leur en prête. De là ces taux de report qui sont presque sans exemple, mais qui attestent que le capital ne manque pas. De perturbation dans les finances de l’état, il n’y en a pas davantage. On ne parle point d’un nouvel emprunt ; la dette flottante, au lieu de s’accroître, diminue, et, à peu près au moment où la Banque a pris le parti d’élever le taux de l’escompte, le ministre des finances, à qui on demandait des bons du trésor à six mois sur le pied de 3 pour 100 l’an, n’en voulait donner qu’à 2 et demi qu’on acceptait : ce n’est point d’un gouvernement gêné ni d’un pays travaillé par une crise. Ce qui caractérisait notre situation à cet instant, ce qui la distingue aujourd’hui comme alors, c’est dans le pays, à la suite d’une mauvaise récolte, une cherté momentanée de la vie qui rend pénible la condition des masses laborieuses, et, à l’égard de la Banque, une raréfaction du signe représentatif métallique due à ce qu’une certaine quantité d’écus a été prise dans les caves de la Banque pour aller au dehors payer une partie de l’importation extraordinaire des grains qui nous est nécessaire, ou pour se répandre dans le pays afin d’activer les travaux que le gouvernement a cru avec raison devoir organiser sur une plus grande échelle, afin d’offrir un gagne-pain aux populations nécessiteuses.

Le fait principal qui, dans la situation, domine tout le reste d’une immense hauteur est donc un enchérissement des subsistances. C’est assurément beaucoup pour les pauvres gens, pour ceux qui ont à gagner chaque jour leur pain et celui de leur famille à la sueur de leur front, mais en soi ce n’est pas du tout une crise commerciale ni financière, et, à proprement parler, c’est toute la difficulté. La rareté métallique éprouvée par la Banque n’en est qu’un accident. Je ne conteste pas, et je m’en expliquerai plus en détail tort à l’heure, que cet accident ne mérite d’être pris en grande considération ; mais on doit poser en principe que tous les actes de la Banque, de même que ceux de l’administration publique, devaient se subordonner à la nécessité de parer avant tout à la pénurie que les élémens conjurés infligeaient aux masses populaires. Certainement la Banque devait faire de prompts efforts pour se tirer elle-même de peine, en admettant qu’elle y fût ; mais il lui était interdit d’adopter aucune mesure qui pût retarder le soulagement des populations. Si, sous prétexte de ce qu’un redoublement d’activité dans les entreprises de travaux publics d’un bout à l’autre du royaume tend à faire sortir des caves de la Banque les écus dont celle-ci a besoin d’avoir une forte réserve, ce qui est vrai, le gouvernement eût ralenti les travaux au lieu d’ordonner, ainsi qu’il l’a fait, qu’on leur imprimât un redoublement d’activité, il n’y aurait eu qu’une voix à Paris et partout pour dénoncer au monde tant de démence. Les régens de la Banque se fussent unis, pour protester, à leurs concitoyens indignés. Et cependant, qu’on me permette de le dire, la mesure qu’a prise la Banque de France n’a-t-elle pas une tendance semblable à l’acte que je viens de supposer, par une hypothèse bien fictive, de la part de l’autorité publique ?

Le mal était une cherté momentanée de la vie parmi les populations qui vivent de leur travail journalier, le remède est indiqué : il n’en est qu’un, c’est d’assurer le travail, ressource unique du plus grand nombre. Je comprends dès-lors très bien ce qu’a cherché à faire le gouvernement, le développement des travaux publics sur tous les points du territoire ; en présence d’une cause extraordinaire de misère, le travail extraordinaire ; mais on ne conçoit plus la conduite de la Banque. Pour reprendre les expressions de Turgot que je citais tout à l’heure, il fallait au moins maintenir cette espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, tout commerce cesse, et la Banque n’a vu rien de mieux à faire que de l’élever dans une forte proportion.

La Banque dit qu’en cela elle a pris modèle sur la banque d’Angleterre qui, dans des circonstances semblables, à ce qu’on assure, a élevé le taux de l’intérêt. La banque d’Angleterre, d’abord, n’est point infaillible, elle s’est plus d’une fois trompée, et les plus habiles financiers de l’Angleterre lui ont quelquefois reproché hautement d’aggraver les crises qu’elle avait mission de soulager. Il ne faut imiter la banque d’Angleterre que dans ceux de ses actes où elle a eu raison. La banque d’Angleterre a plus d’une fois élevé le taux de l’escompte, et elle a sagement fait en présence de certaines crises. C’est un procédé excellent pour contenir un écart auquel le commerce britannique se laisse aller volontiers, celui de l’excès d’entreprise. Dans ce cas, on conçoit tout de suite qu’en diminuant les facilités de crédit accordées à l’industrie en temps régulier, la banque prévienne des malheurs. C’est pour ce cas-là qu’a été fort à propos imaginé l’expédient de la hausse du taux de l’intérêt. En 1836 et dès 1835, lorsque l’Amérique, prenant pour de la richesse acquise les projets mis en avant par des spéculateurs téméraires, assaillait les manufacturiers anglais de commandes infinies, si la banque d’Angleterre avait augmenté son taux d’escompte afin de modérer l’activité irréfléchie des fabriques britanniques, ou si la banque des États-Unis, par le même moyen, restreignant les crédits qu’elle accordait, avait retenu tout un peuple qu’emportait son imagination, c’eût été parfaitement opportun, et une épouvantable secousse eût été épargnée au monde commercial. Mais qu’y a-t-il de commun entre notre situation actuelle et le déploiement abusif du commerce et des manufactures, l’overtrading pour lequel la hausse de l’escompte est un spécifique ? En ce moment, chez nous faut-il ralentir ou accélérer le travail ? À cette question nous avons répondu, et tout le monde répondra avec nous : Développons le travail afin que par la richesse ainsi créée les individus aient le moyen de supporter le surcroît de dépense qu’occasionne la mauvaise récolte, afin que la société supplée par son labeur productif à ce que les intempéries des saisons lui ont fait perdre. Lorsqu’on élève le taux de l’escompte, lorsqu’on provoque une hausse générale du taux de l’intérêt dans toutes les transactions, on restreint le travail, on produit le résultat qu’il fallait à tout prix conjurer.

La banque d’Angleterre n’est pas une autorité à citer sur ce point par la Banque de France, parce que ces deux grandes institutions font profession publique de procéder fort différemment pour leur taux d’escompte. La banque d’Angleterre paraît considérer le capital comme une marchandise dont l’usage, c’est-à-dire l’intérêt, éprouve d’un moment à l’autre des variations. Certainement, à mesure que les années marchent, le taux de l’intérêt tend à baisser, et il faut s’en féliciter, car c’est ainsi que se féconde de plus en plus l’industrie humaine et que la condition du travailleur s’améliore ; mais cette dépression progressive ne se fait pas sans oscillations. A certains momens, la demande du capital excède l’offre plus qu’à d’autres instans. Le capital ou, comme on dit ordinairement, l’argent, qui était abondant hier, peut être accidentellement plus rare aujourd’hui. Alors on en cote provisoirement l’usage plus cher. La banque d’Angleterre, depuis un certain nombre d’années, s’est mise à tenir compte de ces variations dans l’abondance du capital sur le marché, et, en conséquence, elle fait varier fréquemment son escompte, beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire ; depuis dix ans, nous l’avons vu monter et descendre entre les deux extrêmes de 2 et demi et de 6. Et pourtant, lorsque la banque d’Angleterre agit ainsi, c’est bien moins pour se conformer à l’adage que le loyer d’un capital est une marchandise dont le prix, de même que celui de toute autre, se règle par le rapport de l’offre à la demande, que pour exercer sur le signe représentatif des valeurs une action régulatrice qui est infiniment plus dans les attributions de la banque d’Angleterre que dans celles de la Banque de France, telle qu’elle a été constituée jusqu’à ce jour, ainsi que nous aurons lieu de le faire voir plus tard. La Banque de France, s’arrêtant à une notion différente, a posé en principe que le taux d’escompte devait être fixe, qu’une fois arrêté, il devait demeurer indéfiniment immobile comme un roc. Ouvrez ses rapports annuels, vous y verrez cette opinion sans cesse exprimée. En 1844, par exemple, les capitaux affluaient sur la place de Paris, et beaucoup de personnes soutinrent que la Banque devait, une fois pour toutes, réduire de 4 à 3 le taux de ses avances. Dans le sein même de la Banque, cette idée avait trouvé de l’écho. La Banque refusa, et les censeurs, dans leur rapport annuel, s’exprimèrent en ces termes

« Quelques actionnaires nous ont fait observer que la Banque, en diminuant le taux de son escompte, ferait venir une assez grande quantité de papier, non-seulement pour ne pas rendre cette différence onéreuse à ses intérêts, mais qu’elle serait de nature à augmenter ses bénéfices. Nous ne partageons pas cette opinion, et ne pouvons que vous répéter ce que nous vous avons dit précédemment sur la convenance de la fixité de ce cours de 4 pour 100 : qu’une expérience de plus de vingt ans en a fait sentir la sagesse et l’importance ; qu’il assure au commerce la possibilité de satisfaire constamment à tous ses besoins d’argent dans les momens de pénurie et même d’embarras ; que les temps de la grande abondance d’argent ne sont pas d’assez longue durée pour risquer, après avoir baissé le cours, de devoir le relever promptement, et que, dans ce moment surtout, des opérations qui sortent du cours ordinaire des affaires sont plus à redouter qu’une continuité de langueur[2]. »

Ainsi, quand on presse la Banque d’abaisser le taux de son escompte, ce qui l’exposerait à ne recevoir que 3 là où elle prenait 4, quoiqu’elle dût avoir aussi l’espérance fondée de voir la recette de 3 se multiplier plus que celle de 4, elle refuse en disant que, plus tard, on pourrait avoir à le relever et que ces oscillations seraient mauvaises. Comment se fait-il que le danger s’évanouisse, quand il s’agit pour la Banque de toucher non plus 3, mais bien 5 au lieu de 4 ? On maintenait le taux de 4 dans les temps d’abondance pour le conserver aussi, disait-on, dans les momens de pénurie et même d’embarras. La voilà cette pénurie et même cet embarras ; qu’est devenue la promesse faite au public ? Ces contradictions ont été vivement relevées, et, si la Banque n’avait pas une réputation de loyauté aussi bien établie, elles lui auraient déjà porté un grand préjudice.

Pour que la Banque eût été en droit de se porter à cette extrémité malgré le mécontentement et la gêne qu’elle allait répandre, malgré les engagemens répétés de laisser à 4 le taux de l’escompte, dans les temps de pénurie et d’embarras, par la même raison qu’elle persistait à l’y maintenir au milieu de l’abondance, il faudrait qu’elle eût pu alléguer l’excuse d’une nécessité impérieuse, inexorable, qu’elle n’eût trouvé aucune autre porte ouverte pour échapper à quelque calamité. C’est ce qu’il convient de voir ; mais d’abord il est nécessaire de rappeler ici sommairement les notions les plus accréditées sur la mission des banques, sur leur manière de procéder, et sur les règles qu’elles ont à observer.

Les banques sont devenues avec le temps bien autre chose que ce qu’elles étaient à leur début. De même que le banquier fait aujourd’hui une autre figure que le Juif ou le Lombard qui se tenait jadis à la porte des temples, et sur son petit banc de bois changeait contre la monnaie courante les pièces étrangères ou d’un ancien aloi, de même les banques, de leur niveau primitif de simples dépôts où les particuliers mettaient en sûreté leurs espèces et où l’on trouvait à emprunter sur des gages matériels, se sont élevées au rang d’institutions dispensatrices du crédit, arbitres du commerce et de l’industrie des plus grandes nations. Au surplus, une métamorphose pareille s’est produite dans tout ce qui tient a l’industrie. Quelle distance n’y a-t-il pas, par exemple, de ce pauvre forgeur de fer qui allait par monts et par vaux, cherchant des gîtes de minerais qu’il grattait à la surface, et portant sur ses épaules le soufflet avec lequel il excitait le feu, à ce puissant maître de forges qui, dans ses seuls ateliers, fait deux ou trois fois autant de fer qu’en pouvait consommer l’empire romain, et que, dans ces derniers temps, nous avons vu, en Belgique, peser sur le gouvernement jusqu’à lui faire demander l’union douanière avec la France, et chez nous signifier impérieusement qu’il ne voulait pas de cette union ! La plupart des anciennes banques, et d’abord celle de Venise, la première de toutes (elle date de 1157), et celle de Gênes, qui est de 1407, naquirent des embarras des gouvernemens. Pour obtenir de l’argent dans des temps de guerre où le trésor public était épuisé, l’état concédait à des capitalistes devenus ses créanciers, à titre de gratification, un privilège, tel que celui de servir de caisse générale, où les commerçans déposaient leurs espèces, et de faire au commerce des prêts sur dépôts. À Venise et à Gênes, il n’y avait pas de billets de banque. Les crédits que la banque accordait aux négocians en échange des valeurs qu’ils déposaient chez elle n’étaient représentés que par des chiffres inscrits sur les registres de la banque et rendus authentiques. La banque de Stockholm, qui est de 1557, paraît être la première où l’on ait eu, même à demi, la notion du billet de banque actuel. Les récépissés délivrés par cette institution aux négocians qui avaient des fonds chez elle circulaient à peu près comme argent comptant dans toute la Suède et étaient reçus en paiement des marchandises. Mais le billet de banque régulier, le billet de banque en coupures rondes et uniformes, le billet de banque assimilé au numéraire, n’apparaît qu’avec la banque d’Angleterre fondée en 1694, presque aussitôt après la révolution qui renversa les Stuarts. La banque d’Angleterre, de même que celles de Venise et de Gênes, dut son origine aux difficultés financières qu’éprouvait le gouvernement. Une des conditions de son existence fut que le capital tout entier (il était de 1,200,000 liv. sterl., environ 30,000,000 fr.) serait prêté à l’état. La banque d’Angleterre fut dès l’origine ce qu’elle a continué d’être, un engin de gouvernement se chargeant pour le compte de l’état de différens services financiers, tels que celui du paiement des intérêts de la dette publique. Un de ses principaux objets fut alors comme aujourd’hui de faire des avances à l’état dans les momens critiques et même en temps ordinaire, au moyen des billets de banque qu’elle fait circuler. C’est elle qui négocie les bills de l’Échiquier analogues à nos bons du trésor, sortes d’effets à trois ou six ou douze mois de date que l’état émet et qui font partie de la dette flottante. La banque d’Angleterre eut parmi ses attributions l’escompte des effets de commerce, c’est-à-dire l’échange de ces effets avant leur échéance contre des billets, en retenant une prime proportionnée au temps qui reste à courir : innovation féconde, ignorée jusque-là de toutes les banques, de celles d’Amsterdam, de Hambourg, de Nuremberg, comme de celles de Venise et de Gênes. Sous beaucoup de rapports, la banque d’Angleterre offrit un immense progrès dans l’organisation du crédit, ce qui n’empêcha pas l’auteur du projet, Patterson, d’aller mourir de misère dans l’isthme de Darien, où il était allé fonder une colonie.

Primitivement donc, la création d’une banque était le plus souvent une manière d’acquitter une dette contractée par l’état envers des capitalistes, un expédient de trésorerie. On créait une machine au moyen de laquelle on se procurait quelque argent pour le présent et on se réservait la vague espérance d’en obtenir à l’avenir. Le génie de l’industrie, pour qui se préparaient, sans qu’elle en eût conscience elle-même, les plus grandes destinées, se prêtait avec souplesse à ces exigences des gouvernemens ; il corrigeait lentement, dans ses nouveaux essais, les imperfections qui venaient à être reconnues dans les premières tentatives ; il tâchait de dégager les institutions de crédit des élémens parasites ou étrangers qui y avaient été associés par l’avarice et la détresse des gouvernemens, ou par l’imagination mal réglée des faiseurs de projets. Peu à peu l’on a appliqué les règles du raisonnement et la méthode d’une sévère analyse à ce qui n’était d’abord qu’une pratique incertaine et confuse. On est ainsi parvenu à fixer un petit nombre d’idées claires, que le simple bon sens aurait suggérées, si le bon sens n’était la dernière autorité que les hommes consultent dans leurs plus grandes affaires.

Les banques sont avant tout des institutions de crédit commercial, L’accessoire est ainsi devenu le principal. Le crédit est l’acte par lequel les capitaux sont transmis des mains de celui qui ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas les faire valoir, dans celles du producteur- qui est apte à s’en servir pour la création d’une richesse nouvelle. Par le crédit, les ressources qu’a amassées le travail antérieur servent à féconder le travail présent. Le crédit peut exister sans les banques : entre le propriétaire du capital et le producteur, il y a eu et il y a encore un intermédiaire fréquemment employé, le banquier ; mais les banques publiques, les grandes banques de l’ordre de la Banque de France, sont appelées à remplir ce rôle sur une échelle beaucoup plus étendue, sous certaines règles générales sévèrement observées. Un banquier accorde des crédits individuels, ce qu’on nomme des crédits à découvert, en se fondant sur la confiance que méritent le caractère et la capacité de la personne. Un banquier fait des avances sur consignation de marchandises, quelle que soit la nature de celles-ci. Les banques se bornent à peu près à faire des avances sur des lettres de change, engagemens individuels à échéance prochaine, qui représentent une transaction accomplie entre deux personnes, et elles n’admettent ces effets à l’escompte, c’est le nom que prend alors l’opération de crédit, qu’autant qu’ils sont revêtus de plusieurs signatures ; la Banque de France exige qu’il y en ait trois. Les banques ne font pas ou font très rarement des avances sur marchandises ; la Banque de France, jamais. Seules entre toutes les marchandises, les matières d’or et d’argent sont admises par les banques comme des gages suffisans pour justifier une avance à un particulier ; on fait la même faveur à certains titres de fonds publics, et surtout aux rentes sur l’état[3]. Ces précautions multipliées sont commandées aux banques par le besoin qu’elles ont d’inspirer une très grande confiance, afin que les billets qu’elles lancent dans la circulation soient admis sans difficulté à l’égal des espèces métalliques. Ainsi un banquier peut et doit être plus facile qu’une banque quand il s’agit d’accorder du crédit à un individu ; mais un des plus grands services que rend une banque comme la Banque de France, le plus signalé de tous, est de régler, par la grandeur de ses opérations, le taux de l’intérêt chez toute une nation, et de le tenir à un niveau de plus en plus bas, ce qui, pour revenir aux belles paroles de Turgot, a pour effet incessant de rendre à la culture des plages immenses, dans les régions indéfinies qu’offre l’industrie aux facultés humaines.

C’est cette baisse du taux de l’intérêt qui fait l’excellence des banques. C’est là que réside leur grande vertu politique et sociale, la puissance d’affranchissement qu’elles exercent envers les hommes voués au travail. Dans les sociétés antiques, l’industrie est esclave. Tous les produits qu’elle crée sont pour le patricien qui la tient dans sa geôle. Le producteur n’a pour lui que tout juste la misérable pitance qui doit l’empêcher de mourir de faim. De nos jours, à la faveur du crédit, le producteur dispose du capital d’autrui comme s’il était sien, et il en recueille les fruits, sous la seule réserve de servir un intérêt qui est de plus en plus modique, à mesure que les capitaux se multiplient dans la société et que les banques remplissent leur destination suprême, la réduction du taux de l’intérêt.

Comment les banques parviennent-elles à remplir leur rôle d’institutions de crédit ? comment s’en procurent-elles les moyens ? Ces moyens une fois obtenus, comment en tirent-elles le plus grand effet ?

Une banque d’abord a un capital à elle, versé par les actionnaires. Cependant ce capital ne sert pas aux opérations de la banque, du moins chez les grandes institutions européennes. Le capital de la banque d’Angleterre, qui est actuellement de 280 millions, a été tout entier remis à l’état. Le capital de la Banque de France a été successivement placé en.rentes, et il est resté sous cette forme. Il est ainsi, pour le commerce, comme s’il n’existait pas. Pourquoi la Banque a-t-elle un capital, si ce n’est pas pour s’en servir ? De la part de la banque d’Angleterre, cette distraction du capital s’explique ; l’institution ne fut autorisée à l’origine et confirmée dans la suite que parce qu’elle offrait à l’état l’occasion de se procurer une forte somme. Elle n’était pas libre de ne pas s’y prêter. La Banque de France, au contraire, a acheté des rentes parce qu’elle l’a voulu, et ne les conserve que parce qu’il lui plaît. Si, par aventure, la Banque peut momentanément se passer d’une partie de son capital et qu’elle en achète des rentes, c’est tout simple ; mais de là à avoir et à garder en rentes une somme supérieure même à son capital, il y a fort loin[4]. On comprend que la Banque tienne à avoir en dehors de ses opérations un certain capital qui soit aux yeux du public, une sorte de cautionnement, et par-delà encore un fonds de réserve pour parer à des éventualités, afin de ne pas avoir à entamer le capital à la suite de dépenses imprévues. Ce n’est cependant pas une raison pour détourner de la mission assignée à la Banque la totalité ou la majeure partie de son capital. Il faut surtout qu’au premier signal d’embarras public la Banque soit prête à réaliser ses rentes afin d’en employer le montant à soutenir le commerce.

Privées ainsi, dans leurs opérations, du secours de leur capital par la volonté impérative du gouvernement ou par leur propre choix, les banques, telles que celle de France et celle d’Angleterre, se procurent le moyen de faire des avances par une double voie : en monnayant les engagemens qu’elles escomptent, et en attirant à elles, par la confiance qu’elles inspirent, la plus grande partie possible du capital qui reste stagnant à l’état de numéraire dans les coffres-forts, des particuliers et dans le trésor public.

On a justement qualifié l’escompte en disant que c’était un monnayage des engagemens qui ont été contractés par l’industrie à la suite de transactions réelles. A ces effets de commerce, la Banque substitue un titre qui, dans l’opinion commune, est du numéraire, et qu’on peut en effet venir immédiatement convertir en espèces dans ses bureaux, mais que cependant on garde tel quel, parce qu’on a foi dans la Banque, jusqu’au moment où, pour s’acquitter de sommes moindres que celles qui répondent aux billets de banque, on est forcé de les changer contre des écus. Une banque, du moment qu’elle est investie de la faculté d’émettre des billets au porteur et à vue, fait donc l’office d’hôtel des monnaies. Il n’est peut-être pas superflu ici de faire remarquer combien la monnaie de papier qu’émet la banque diffère du papier-monnaie dont se sont servis des gouvernemens réduits aux dernières ressources. Derrière la monnaie de papier de la banque, au moyen des lettres de change ou engagemens que la banque a dans son portefeuille, existent des valeurs bien réelles, des produits de toute sorte, matières premières ou objets manufacturés, qui sont des richesses au même titre que l’or et l’argent, à ce point qu’ils composent presque tout ce que possède le peuple le plus riche du monde. La monnaie de papier de la banque est l’exacte représentation d’une quantité déterminée de ces objets. Le billet de banque, lorsque la banque ne s’en est pas laissé imposer, représente ces vins, ces blés, ces cuivres, ces fils ou ces tissus de coton ou de lin, de soie ou de laine, dont je puis retrouver la trace avec les lettres de change que la banque a dans son portefeuille, et auxquels, depuis la transaction, le travail a ajouté une utilité nouvelle, qui se traduit par un accroissement de valeur. Au contraire, derrière le papier-monnaie, il n’y a, le plus souvent, que la vague promesse d’un gouvernement aux abois.

On s’est servi d’une autre formule heureuse pour caractériser l’acte que fait une banque lorsqu’elle escompte ; on a dit que c’était une opération d’assurance. Une transaction avait eu lieu entre deux particuliers, l’un vendeur, l’autre acheteur. En escomptant l’engagement individuel souscrit par l’acheteur, la Banque remplace un titre que le public n’aurait pu accepter contre d’autres titres connus de tout le monde, acceptés sans hésitation, et dont elle répond : une banque est un assureur qui prend la responsabilité d’une transaction privée moyennant une faible prime, de sorte que le taux de l’escompte comprend, comme une de ses parties intégrantes, une prime d’assurance. Ce rôle d’assureur exige que la banque soit vigilante et bien informée, qu’elle s’attache à n’escompter que les effets représentant des transactions véritables, derrière lesquelles il y ait un travail ou une création d’utilité[5].

Il appartient à une grande banque telle que la Banque de France de modérer et de stimuler tour à tour, selon les besoins, le commerce du pays où elle est établie. C’est une des destinations qu’assigne aux banques le législateur, quand il les institue ; le rôle d’escompteur ou d’assureur qu’elles exercent leur en donne le pouvoir. Il convient donc qu’elles le remplissent sur la plus grande échelle, et particulièrement à l’égard des maisons sur lesquelles tout le monde se modèle, dont les producteurs recherchent le patronage ou l’intermédiaire. C’est donc un devoir pour une banque centrale d’adopter des règles telles que le papier des premières maisons vienne à elle, se fasse escompter chez elle régulièrement ; autrement la banque est infidèle à ce qu’on pourrait appeler l’un des principaux articles politiques de son contrat. Pour cela, il est un moyen aussi simple qu’efficace ; la banque n’a qu’à abaisser son taux d’escompte assez pour que le meilleur papier commercial recherche d’être escompté par elle. Si les effets porteurs des meilleures signatures trouvent couramment à s’escompter à 3 pour 100, il faut que la banque se contente de 3. Voilà donc un nouveau motif pour qu’une banque tienne le taux de son escompte au plus bas niveau possible. Répétons-le, telle est leur mission la plus importante, la plus immédiate, la plus sacrée ; c’est par cette baisse qu’elles agissent le plus sur la société et lui font le plus grand bien qu’on puisse attendre d’elles. La définition la plus pratique et la plus philosophique des banques consiste à dire que ce sont des institutions destinées à réduire le taux de l’intérêt dans l’ensemble des transactions.

Sans nous étendre davantage pour le moment sur la faculté de monnayage qu’exerce une banque, passons à la seconde attribution, corrélative de celle-ci, celle d’attirer à soi autant qu’elle le peut la portion de la richesse sociale qui est stagnante à l’état de numéraire. Les espèces dont on n’a pas le placement immédiat ou qu’on garde en caisse pour les besoins courans peuvent se rendre à la banque pour plusieurs motifs : elles y sont en sûreté plus que chez des particuliers, et, pour les règlemens de compte de maison à maison, il est plus commode et plus expéditif que les fonds de caisse soient à la banque. Ce n’est plus dès-lors qu’une affaire d’écritures fort rapides ; la banque n’a qu’à transférer au compte de celui-ci une partie de ce qui figurait à l’actif de celui-là. Ces dépôts, nommés comptes-courans, sont d’une grande utilité pour la banque. C’est ainsi, en effet, qu’il lui vient naturellement des espèces en quantité suffisante pour garantir le remboursement à vue de la partie de ses billets en circulation qui peut se présenter pour être changée, et même au-delà. Du même coup la société fait un profit. Les capitaux qui resteraient stériles dans les caisses des maisons de banque ou de commerce, dans les coffres-forts des particuliers, reçoivent une destination utile, ils circulent ou donnent de l’impulsion à la circulation. En cela, notre patrie est, on doit le reconnaître, bien en arrière de quelques autres nations. A Londres, à Birmingham, à Manchester, les particuliers, ceux-là même qui ne sont point dans les affaires, ne savent plus ce que c’est que d’avoir chacun sa petite caisse dans un des tiroirs de son.secrétaire. On a son capital, petit ou gros, chez un banquier, et celui-ci de son côté délivre son numéraire à la banque d’Angleterre, lorsque c’est à Londres, à l’une des banques locales, lorsque c’est en province. Dans tout paiement domestique, on s’acquitte avec un bon (check) sur son banquier. Aux États-Unis, c’est de même ; les citoyens n’ont d’argent chez eux que comme monnaie de poche ; encore, à cause des coupures excessivement faibles des billets de banque (je me souviens d’en avoir vu à Charleston de douze cents et demi ou 66 centimes), le mot d’argent doit-il ici ne pas être pris à la lettre. Ainsi, dans les pays qu’occupe la race anglo-saxonne sur l’un et l’autre continent, le numéraire qui n’est pas actuellement employé à effectuer un paiement est presque en entier remis aux institutions de crédit qui le font valoir pour le bien général.

De ce côté donc, nous avons sur les peuples d’origine anglo-saxonne un désavantage trop incontestable. Une valeur de plus d’un milliard probablement est retenue chez nous, sans nécessité, à l’état improductif, et notre numéraire pourrait être diminué d’autant si nous contractions d’autres habitudes, sans que la production de la richesse en éprouvât la moindre atteinte. Il y a ainsi un capital de plus d’un milliard qui est frappé de stérilité et que nous pourrions ajouter aux forces vives du pays. Ce n’est pas seulement à cause de l’usage où nous sommes d’avoir chacun une caisse à domicile, c’est aussi bien par l’effet d’un malheureux penchant à thésauriser l’or et l’argent qui nous a été légué par des temps où la défiance extrême n’était que de la prudence. Combien n’y a-t-il pas encore de personnes en France, même à Paris, qui ne croient de richesse sûre que les écus qu’elles ont sous leurs mains, celui-ci dans une cachette, comme le mystérieux don Bernard de Castil-Blazo, dont Gilblas fut un moment le valet de chambre, celui-là enfouis sous terre dans sa cave, d’autres dans leurs paillasses ! Les caisses d’épargne, à Paris au moins, ont commencé de faire reparaître au jour beaucoup de ces petits trésors accumulés par de pauvres gens, mais la caisse d’épargne n’est pas à l’usage de tout le monde. Lorsque l’éducation publique sur ce point sera un peu mieux faite, on verra se diriger vers la Banque des valeurs considérables.

Aujourd’hui, quel motif a-t-on pour livrer ses écus à la Banque, autre que la crainte d’être volé, lorsqu’on n’est pas un commerçant en compte ouvert avec beaucoup de monde ? Aucun assurément, puisque la Banque ne sert aucun intérêt des dépôts qu’on lui confie. On préfère acheter des bons du trésor, qui rapportent 2 et demi à 3 pour 100, lorsqu’on en rencontre d’une échéance convenable. Quelques personnes prennent des billets de la caisse Gouin ou de la caisse Ganneron qui produisent un intérêt. C’est lorsqu’on ne trouve rien de mieux qu’on s’adresse à la Banque de France, comme à un pis-aller.

On acquiert l’idée du peu de temps pour lequel chacun met de l’argent à la Banque, sous le régime actuel, en évaluant l’espace moyen qui sépare, pour chaque franc déposé, un transfert du suivant. Pour cela, il suffit de comparer la somme qui représente le mouvement général des viremens opérés du compte de l’un au compte de l’autre, à la somme moyenne sur laquelle ces viremens sont effectués. En 1845, le total de la somme a été de 9 milliards 143 millions, et le total de ce qui a été remis à la Banque en compte-courant par les particuliers, calculé d’après le milieu entre le maximum et le minimum, a été moyennement de 82 millions. Par conséquent, chaque franc est passé d’un compte à un autre cinquante-six fois dans l’année, ce qui suppose un transfert tous les sept jours. En 1844, l’intervalle avait été moindre encore, pas tout-à-fait de six jours. Ainsi, en moyenne, c’est pour une semaine tout au plus qu’aujourd’hui on livre à la Banque des capitaux en compte-courant. Cette circonstance ne contribue pas peu à limiter les ressources et par conséquent les opérations possibles de la Banque. Nous sommes ainsi conduits à cette règle : une banque centrale comme la Banque de France doit faire des efforts et se mettre en frais pour attirer à elle une plus forte part du capital en numéraire qui est à l’état de repos, ou qui cherche, sans l’avoir encore trouvé, un emploi définitif.

On voit ainsi comment le mécanisme d’une banque roule tout entier sur ce double pivot : le monnayage qui lui est attribué et l’usage adopté par les chefs de maison de lui verser en compte-courant leur argent disponible qui a une destination très prochaine ; mais, pour mieux éclairer la discussion de ce qu’a fait la Banque de France et de ce qu’elle aurait pu faire, quelques développemens de plus ne seront pas superflus. Étendons-nous donc davantage sur celle des attributions des banquess qui consiste à émettre des billets assimilés à la monnaie, protégés à ce titre par la loi d’une manière toute particulière. Pour parler nettement, c’est le droit de battre monnaie avec du papier qui leur est ainsi délégué, et c’est à la lettre que j’ai dans ce qui précède employé le terme de monnayage. Ce n’est donc rien moins qu’un des plus précieux attributs de la souveraineté publique dont elles sont investies, et elles y trouvent la source principale de leurs profits. Supposons qu’une banque avec un capital de 1 million ait en circulation 4 millions en billets ; les choses se passent comme si, au lieu de 1 million de capital effectif, elle en possédait4, ses profits sont quadruplés. La banque de Lyon qui, avec un capital de 2 millions, a une circulation de 12 ou 15 millions, fait ainsi de magnifiques bénéfices.

La circulation des billets ne profite pas moins au public. Une banque qui voit ses profits se proportionner à un capital triple ou quadruple de celui qu’ont fourni ses actionnaires, peut sans effort se contenter d’un taux d’escompte modeste. Si, pour une mise de fonds d’un million, le privilège de circulation dont vous a investi l’autorité vous met à même de toucher l’intérêt qui répond à quatre, à votre tour vous pouvez, vous devez être très facile sur le taux de l’intérêt. Au taux légal, votre million tout seul vous aurait rendu 5. A 3 pour 100, 4 millions, car les choses se passent exactement comme si vous les aviez, vous rapporteront 12. Retranchez 2 pour les frais d’administration, il reste un bénéfice net de 10. La position reste donc excellente pour vous, et vous pouvez être généreux à bon marché. C’est ainsi que la circulation des billets doit contribuer à la baisse du taux de l’intérêt, et il n’y a pas de plus fort argument pour la légitimer.

C’est, en effet, un des traits les plus saillans de l’histoire des banques modernes que leur création a toujours été suivie d’une réduction du taux de l’intérêt. On a toujours attendu d’elles ce service, et constamment elles l’ont rendu aussitôt, comme si elles avaient eu un talisman. On en peut voir la preuve remarquable dans les récits de tous les écrivains financiers au sujet de la création de la Banque de France au commencement du siècle, de l’ancienne caisse d’escompte sous Louis XVI, de la première banque de Law sous la régence ou de la banque des États-Unis en 1791. De même pour la banque d’Angleterre.

La circulation des billets a une autre utilité. Comme instrument des échanges, elle remplace partiellement, et dans une mesure qu’il est possible de régler de manière à écarter tout danger, les métaux précieux qui coûtent cher par du papier qui ne coûte rien. « L’or et l’argent qui circulent dans un pays, dit Adam Smith, peuvent se comparer précisément à un grand chemin qui, tout en servant à transporter au marché tous les grains et les fourrages du pays, ne produit pourtant par lui-même ni un seul grain de blé ni un brin d’herbe. Les opérations d’une banque sage, en ouvrant en quelque manière une espèce de grand chemin dans les airs, donnent au pays la facilité de convertir une partie de ses grandes routes en bons pâturages et en bonnes terres à blé, et d’augmenter par là son produit territorial et le revenu de son travail. »

Par d’autres détails de leur mécanisme, par les habitudes qu’elles inspirent, par les méthodes qu’elles introduisent pour les règlemens de compte, les banques augmentent cette action d’amoindrissement qu’exerce la circulation des billets sur le numéraire métallique. C’est une erreur populaire fortement enracinée, qu’il existe une relation assez étroite entre le degré de la richesse d’un pays et la quantité de numéraire métallique qu’on y rencontre. Les métaux monnayés, après que leur apparition en grande quantité a été chez un peuple jusque-là peu industrieux un signe de l’augmentation du travail et des transactions que le travail engendre, et à ce titre un signe de prospérité, s’éloignent ensuite parce que la monnaie de crédit en papier, ou, plus simplement encore, un système de comptes-courans dans les bureaux d’une maison de banque ou dans ceux d’une institution se substitue aux espèces d’or et d’argent, au grand avantage du pays. Les peuples les plus riches finissent par être ceux qui, toute proportion gardée, emploient le moins de métaux précieux à l’état de monnaie. La diminution s’opère d’une double manière. Ce sont d’abord les réserves métalliques des particuliers dont l’usage des banques restreint chaque jour la masse, c’est ensuite la réserve même des banques qui ne doit plus servir qu’au roulement des appoints monétaires réduits, en vertu de l’extension de la monnaie de papier, à une faible quotité. L’Angleterre, qui est deux ou trois fois plus riche que nous, a trois fois moins de métaux monnayés.

Mais aussi cette même circulation est le côté vulnérable des banques, et c’est par là que le plus souvent elles ont été forcées, frappées à mort. Les billets de banque ne passent comme de la monnaie que parce que le public peut à volonté les échanger dans les bureaux de la banque contre des espèces sonnantes. Lorsqu’une banque a commis l’imprudence d’en émettre une trop forte quantité, ils lui reviennent inévitablement pour subir l’échange. L’encaisse métallique dont une banque doit toujours être bien pourvue pour faire face à ces demandes de remboursement s’épuise, et la banque ainsi peut se voir exposée même à suspendre ce remboursement. Réduite à cette extrémité, il faut qu’elle cesse ses opérations, et la communauté commerciale tout entière en est ébranlée. Des événemens de force majeure peuvent avoir les mêmes résultats qu’une trop forte émission de billets, en venant tout d’un coup troubler profondément le rapport accoutumé des billets en circulation à l’actif métallique.

Lorsqu’une banque importante est ainsi forcée de suspendre les paiemens en espèces, c’est presque toujours pour elle un malheur dont elle ne se relève pas, et pour la communauté tout entière un dérangement bien fâcheux, quelquefois un désastre. Les États-Unis en ont fait la triste expérience de 1812 à 1819 et de 1837 jusqu’à 1840 au moins. À cette époque, la plupart des banques américaines ont été contraintes à suspendre leurs paiemens en espèces, et un bouleversement des fortunes s’en est suivi. Il faut dire que cette suspension des paiemens de la part d’une banque dominante ou d’un système entier de banques indépendantes n’a jamais eu lieu qu’à la suite de fautes graves dont le pays était plus ou moins complice, dont il avait été ordinairement le provocateur. La suspension dans ce cas est un symptôme du désordre et non pas la cause déterminante. Le symptôme cependant occasionne communément de tels ravages dans l’économie sociale, qu’on doit le regarder comme étant en soi un mal très pernicieux. La perturbation affecte alors le signe représentatif des valeurs, d’autant plus que les billets de banque circulaient en plus grande quantité. Le signe représentatif étant vicié, les transactions s’opèrent sur des bases incertaines, le commerce porte à faux, c’est un jeu et non un cours régulier d’échanges. Il n’en faut pas davantage pour que tout le monde soit ruiné l’un après l’autre[6].

On s’est appliqué soigneusement à rechercher quelque remède sûr contre de pareils malheurs. Les grands états se sont mis en quête chacun d’une organisation des banques qui pût les prévenir. Les États-Unis avaient leur solution, qui n’était que médiocre, celle d’une banque centrale créée par les pouvoirs fédéraux, au milieu de plusieurs centaines de banques instituées par les états, en vertu de leur souveraineté locale. Deux fois cependant ils ont brisé, non sans avoir à s’en repentir, cette banque supérieure qui contrôlait passablement les autres ; actuellement ils restent avec près d’un millier de banques indépendantes les unes des autres, sans cesse à deux doigts de l’anarchie financière. La Grande-Bretagne, depuis 1844, a reçu de sir Robert Peel les germes d’une organisation forte qui, un jour, ne laissera plus circuler que les billets de la banque d’Angleterre. Dans le sein même de celle-ci, l’attribution de l’émission des billets a été complètement séparée de celle des avances au commerce, et confiée à une administration à laquelle la loi a tracé des instructions rigoureuses. En France, la circulation des billets est si restreinte encore, qu’elle n’a pu appeler de la part de l’autorité un ensemble de mesures spéciales, l’adoption d’un régime bien arrêté.

La valeur minimum admise pour les billets de banque est un des plus intéressans sujets qu’on puisse traiter à l’occasion des institutions de crédit commercial. Elle détermine le montant de la somme en billets que la circulation comporte, et par conséquent elle règle l’étendue des affaires que la banque peut embrasser, le point jusqu’où elle peut abaisser le taux de l’intérêt. Un billet de banque remplace commodément pour le public un sac de même valeur en écus, et circule, comme ferait le sac, de main en main jusqu’à ce qu’il arrive à une personne qui ait besoin de diviser la somme. Alors il va s’échanger contre des espèces dans les bureaux de la Banque ou chez le changeur, qui s’en est fait le substitut. On voit par là que, lorsque les billets ont une grosse valeur, ils restent peu dans la circulation, et ils rencontrent presque aussitôt le point où ils doivent être convertis en espèces. Si la valeur en est très faible, au contraire, il n’y a pas de raison, dans l’état ordinaire des choses, pour qu’ils se présentent au remboursement. Cependant, chez les peuples dont l’imagination s’emporte facilement, les petites coupures ont un grand danger. Les billets de banque alors tombent entre les mains des dernières classes de la société, et le plus léger prétexte peut suffire pour alarmer cette partie peu éclairée du public et la déterminer à se porter en masse sur la banque, afin d’obtenir le troc des billets contre des espèces métalliques. Nous avons vu, il y a peu d’années, à l’occasion d’un changement inoffensif dans la comptabilité des caisses d’épargne, combien chez nous le populaire était crédule et facile à égarer au sujet des titres qui représentent son avoir. Si une banque s’avisait de ne pas vouloir émettre de billets de moins de 10,000 fr., personne à peu près ne voudrait de ses billets ou ne les accepterait que pour aller aussitôt les changer, et les transactions de la banque seraient réduites au même point que si le privilège d’émettre des billets ne lui avait pas été concédé. D’un autre côté, si une banque émettait, autant que le service des échanges commerciaux le permettrait à un moment donné, des billets de 5 francs, en supposant que la population les acceptât, tout le numéraire métallique quitterait le pays, parce qu’il peut s’exporter, pendant que les billets sont forcés de rester, n’ayant pas cours au dehors. Puis, si quelque panique, provoquée par des inquiétudes plus ou moins fondées sur la solvabilité de la banque, poussait les citoyens à vouloir des écus au lieu des billets, ou si tout à coup le pays était mis dans la nécessité d’exporter extraordinairement des écus pour solder une acquisition imprévue comme celle des grains que la mauvaise récolte nous a contraints cette année d’aller chercher au dehors, les banques ne pourraient subvenir à la demande d’espèces et seraient forcées de suspendre leurs paiemens. Il y a donc un milieu entre la valeur de 10,000 francs qui exclut les billets de la circulation et celle de 5 francs qui leur ferait y prendre une trop grande place. La Banque s’est arrêtée chez nous au terme moyen de 500 francs. Est-ce trop, ou n’est-ce pas assez ?

Il y a un moyen aisé de répondre à cette question : c’est de comparer la masse des billets qui circule avec celle des écus qui reste dans les caves de la Banque. Si la Banque n’émettait que des billets de 10,000 francs, elle n’en placerait probablement pas pour 2 ou 3 millions dans Paris, et par conséquent les 200 millions de numéraire qu’elle recèle habituellement dans ses caves, comparés aux billets qu’ils serviraient à garantir, présenteraient une réserve métallique exagérée jusqu’à l’absurde.

Avec les billets actuels de 500 francs, il circule dans Paris 260 millions environ en billets, contre lesquels la Banque, en temps ordinaire, a, disons-nous, plus de 200 millions d’espèces. C’est trop peu de billets pour tant d’écus, ou trop d’écus pour si peu de billets. Une proportion pareille atteste que la Banque ne fait pas autant d’affaires que ses ressources en numéraire le lui permettraient, qu’elle ne rend pas au pays tous les services qu’on est en droit d’en espérer. Qu’elle en rende beaucoup, je ne le conteste pas ; mais qui peut nier aussi qu’une banque qui habituellement a presque autant d’écus que de billets, au lieu d’utiliser dans la limite indiquée, et par son intérêt bien entendu et par son devoir, le privilège de circulation qui lui a été octroyé, ne le laisse presque stérile ? Il y a donc lieu d’abaisser le minimum des billets. On sait que le minimum de 500 francs fut adopté à une époque où la France sortait du régime des assignats, et où chacun était en défiance contre l’assimilation du papier à la monnaie.

Il ne faudrait admettre chez nous ni les billets de 5 dollars (26 fr. 66 cent.), qui formaient la masse de la circulation de la banque nationale des États-Unis, ni ceux d’une livre sterling qui circulent en Écosse. Il conviendrait de se rapprocher du minimum actuel de la banque d’Angleterre, qui est de 5 livres sterling. Il est choquant que chez nous les billets de 250 fr. soient autorisés dans les départemens et interdits à Paris. On a cent fois demandé qu’il y eût en France des billets de 100 fr. Cette coupure serait très commode et on l’emploierait beaucoup, parce qu’en France l’or n’existe plus à l’état de monnaie et s’achète comme une marchandise. La proposition d’émettre des billets de 100 fr. a été appuyée par M. Gautier, sous-gouverneur de la Banque, dans un écrit historique et analytique, frappé au coin des meilleures doctrines, sur les banques en général[7]. Nous voyons que l’an passé la Banque de France s’est occupée de fabriquer des billets de cinq mille francs. C’est bien de cela qu’il s’agissait. Qu’importent les billets de 5,000 fr. à l’immense majorité du public ? Avec les billets de 100 fr., la banque se serait fait applaudir de tout le monde.

La forme actuelle des billets, tous remboursables à vue, a un autre inconvénient. La Banque est constamment sous le coup d’engagemens pressans ; des billets de 500 et de 1,000 francs sont sans cesse à s’échanger contre des espèces. On peut estimer que chaque billet revient à la Banque dix fois par an et en sort le même nombre de fois[8]. La Banque, pour sa sûreté, règle la durée des crédits qu’elle fait d’après le délai pendant lequel ses billets restent moyennement dans la circulation. En considération de la rapidité avec laquelle s’opère le retour des billets, elle n’escompte les effets qu’autant que l’échéance en est assez prochaine. L’échéance moyenne des effets escomptés varie, depuis quelques années, de quarante-cinq à quarante-huit jours ; par ses statuts, elle ne peut aller au-delà de quatre-vingt-dix. Il se peut que sur ce point elle outrepasse le but ; car, si chaque billet de banque en particulier revient à la Banque peu après avoir été émis, à la place de celui qui rentre un autre sort, et la quantité qui circule reste à peu près fixe. Cependant on conviendra que, contre une pareille masse d’engagemens exigibles à vue, il n’est pas mal de se tenir en garde. D’un autre côté, il serait fort avantageux à l’industrie d’obtenir de plus longs délais. Si donc il était possible de modifier la teneur d’une partie des billets de manière à les faire séjourner davantage dans la circulation, l’on obligerait beaucoup et la Banque et le public.

Certainement une beaucoup plus grande quantité du capital monétaire viendrait à la Banque, si celle-ci servait un intérêt des fonds qui lui seraient délivrés dans certaines conditions, en d’autres termes, si, à côté des billets actuels payables à vue, il en existait d’autres qui rendissent un intérêt ; mais ces billets portant intérêt ne devraient plus être payables en espèces qu’après un certain délai. Ils seraient recherchés par les capitalistes autant que les bons du trésor, avec lesquels ils auraient beaucoup de ressemblance. Ils serviraient de complément à ces titres qui très souvent n’existent pas sur la place en aussi grande quantité qu’on le désirerait. Ils pourraient être en coupures rondes, et ce serait un motif suffisant, selon toute apparence, pour qu’ils entrassent bientôt dans la circulation, où les bons du trésor n’ont pas pénétré, empêchés qu’ils sont par leur forme, mais où de l’autre côté du détroit les bills de l’Échiquier ont pris place jusqu’à un certain point.

L’idée d’une nouvelle espèce de billets de banque portant intérêt n’est pas nouvelle. Elle fut émise et fort bien motivée en 1830, dans l’exposé d’un plan d’institution destinée à prévenir la crise commerciale[9] qui éclata bientôt après. Elle est au moins en germe dans l’usage, suivi depuis long-temps par les banques d’Écosse, de servir l’intérêt des fonds qu’on leur apporte. Elle a pour elle le bon sens et la raison. Que dis-je ? à Paris même, elle a été, depuis quelques années, mise en pratique avec beaucoup de succès. C’est à elle que de grands établissemens financiers, la caisse Gouin, la caisse Ganneron, doivent en grande partie leurs ressources et leur réussite. La caisse Gouin a sur la place 35 à 40 millions de billets à ordre portant intérêt, que les capitalistes prennent en portefeuille comme un placement provisoire. Ils sont à échéance depuis trois jours de vue jusqu’à six mois et un an de date. L’intérêt varie de 2 et demi à 4 pour 100. La caisse Ganneron suit le même, système[10]. Très probablement, si la Banque de France servait un intérêt de 2 à 2 et demi, ses billets à trois et, à six mois seraient adoptés par les capitalistes à cause de la confiance sans bornes qu’elle inspire. Il lui resterait de la marge pour avoir du profit, en admettant même qu’elle fît ce qu’il est impossible qu’elle ajourne longtemps, qu’elle abaissât à 3 le taux de son escompte, afin d’être au niveau des banquiers de Londres ; car tout tend à se niveler entre les deux pays, et, dans quelques mois, les communications seront devenues si faciles entre les deux capitales, l’une et l’autre centres de la richesse nationale, que les conditions du crédit commercial devront s’y égaliser.

On peut même dire que la banque d’Angleterre, par la vente des bons de l’Échiquier, fait une opération analogue à celle dont il s’agit ici. Qu’ils soient ou non émanés d’elle, ce n’en est pas moins une émission de titres de crédit portant intérêt, dont elle use pour attirer à elle une partie du capital flottant.

Par l’adoption de ces billets concurremment avec les billets à vue, la Banque se mettrait à la hauteur de son mandat ; elle deviendrait bien autrement qu’aujourd’hui ce qu’elle doit être, un grand centre pour le capital. Le numéraire métallique qui existe dans le pays peut être partagé en deux, d’un côté ce qui circule pour le règlement des transactions, de l’autre des fonds cherchant à se placer et s’accommodant d’un placement temporaire. Ces deux divisions de la richesse monnayée se mêlent, se confondent et se séparent sans cesse. On peut dire qu’elles présentent les capitaux monnayés, l’une à l’état de signe, l’autre à l’état de marchandise. Actuellement, par l’émission de ses billets à vue et par l’ouverture des comptes-courans, la Banque fait venir chez elle une fraction de cette seule division qui répond au signe ; ce sont les sacs de 1,000 et de 500 francs, qui, si la Banque n’était là, circuleraient péniblement de maison en maison pour le service des paiemens et des recettes. L’autre division, celle des capitaux monnayés à l’état de marchandise, lui échappe presque en entier, on l’a déjà vu. Désormais on verrait à la Banque tout le capital disponible qui recherche des placemens temporaires soumis aux moindres chances. Pourquoi donc la Banque croirait-elle que, pour alimenter le courant du crédit, il lui est interdit de puiser aux sources du crédit elles-mêmes ? Dans cette matière comme dans presque toutes les autres, pour être en mesure de beaucoup donner, il faut soi-même beaucoup recevoir.

Aujourd’hui la Banque, pour se procurer des moyens d’action, fait jouer des ressorts assez peu énergiques : c’est la commodité que présentent les billets en comparaison d’une monnaie lourde, malaisée à manier et longue à compter ; c’est le compte-courant, qui simplifie les règlemens ; c’est la crainte du vol, qui de moins en moins devra être prise en considération. Elle y ajouterait désormais un puissant mobile, le besoin qu’éprouve une masse de capitaux, toujours croissante dans un centre commercial tel que Paris, d’avoir un placement provisoire parfaitement solide.

Je me suis arrêté un peu longuement sur la circulation, parce que c’est là qu’il faut chercher le fort et le faible des banques ; mais en somme les avantages de ce pouvoir donné aux banques sont grands, sont immenses. Les inconvéniens qu’il peut offrir, et que je ne conteste pas, ne sont pas tellement dans l’essence des choses, qu’il ne soit possible de les éviter. La controverse s’est vivement exercée sur ce sujet. On a été jusqu’à prétendre, en Amérique particulièrement, qu’en soi l’émission des billets de banque était un mal. Ce n’est pas seulement la multitude qui, dans ses processions au travers des grandes villes, mêlait ses hourras pour Jackson au cri de : No rag money (à bas la monnaie de chiffon) ! Quelques années plus tard, un des hommes les plus éminens dont s’honore la civilisation du Nouveau-Monde, M. Gallatin, en était venu à douter de la convenance de la circulation des billets de banque. Il est vrai que l’Amérique du Nord est le pays où l’on en a abusé le plus ; l’abus a été jusqu’au scandale et a eu des conséquences déplorables. A l’époque où M. Gallatin exprimait son doute, ce citoyen illustre était ébranlé dans ses convictions économiques par le spectacle de ruine dont il était entouré et par la clameur dont retentissait la confédération. La crise de 1837 venait de sévir sur la surface entière des États-Unis pareille à un ouragan, et on en rendait les banques responsables. L’origine de la crise n’était cependant pas dans l’émission des billets de banque. Le pays tout entier s’était mis à spéculer avec emportement, avec rage. Le jeu, qui est essentiellement stérile, avait pris la place du travail, qui seul a la puissance de créer la richesse. On s’était rué sur les terrains de ville, comme s’il eût dû y avoir dans le pays, le lendemain, trois ou quatre Londres, autant de Paris, et une vingtaine de Liverpool et de Manchester, de Marseille et de Lyon ; sur les chemins de fer, comme si, d’une grande ville à l’autre, une seule ligne devait être insuffisante pour les flots de -voyageurs et les avalanches de marchandises, et qu’il en fallût trois ou quatre ; sur les projets de banques, comme si le pays, au lieu d’en avoir déjà dix fois trop, en eût réclamé le double ; sur les récoltes de coton, avec les mêmes transports que si l’Europe, quadruplant tout à coup sa demande, allait faire monter les prix à l’infini. C’est ainsi que s’étaient formées de grandes fortunes fantastiques et que s’étaient introduits dans celles qui existaient déjà des élémens imaginaires. Les Américains, en 1837, récoltaient donc selon qu’ils avaient semé en 1835 et 1836. Les banques, en exagérant leur circulation, en accordant fort légèrement des avances, avaient donné à l’agiotage un stimulant, pendant que leur devoir eût été de le réprimer, car c’eût été le cas alors d’élever le taux de l’escompte pour contenir cet agiotage effréné ; mais, si les banques suivirent le torrent, du moins elles ne lui avaient pas ouvert l’issue : c’est le public lui-même qui avait rompu toutes les digues. On aurait joué et on se serait ruiné sans elles. Les Américains accusaient les banques pour n’être pas accusés eux-mêmes, à peu près avec autant de justesse que si, chez nous, on s’en prenait aux murailles de la Bourse, lorsque l’agiotage a fait des victimes. Si d’excessives émissions de billets de banque ont signalé les désastres commerciaux de l’Amérique et les ont rendus plus rudes, il n’en est pas moins vrai que l’Amérique est encore de tous les pays du monde celui qui témoigne le plus hautement en faveur de la faculté de circulation qu’on donne aux banques, et c’est elle que les partisans des banques, considérées comme agens de circulation, peuvent citer presque du ton victorieux de Scipion montant au Capitole, alors qu’on l’accusait ; car la civilisation américaine est née du crédit se manifestant sous la forme de banques de circulation. Sans le crédit et sans les billets de banque, ces villes industrieuses, qui naissent de tous côtés par enchantement, ces riches états à la vaste culture, que l’on rencontre loin de l’Atlantique, sur l’autre versant des monts Alleghanys, le long de l’Ohio, du Mississipi, du Missouri, ne seraient encore que des endroits déserts, des forêts sauvages ou des marais, asile de l’Indien, de l’alligator et de la panthère. Ce qu’on peut réprouver en Amérique, à propos des billets de banque, c’est l’organisation actuelle de la circulation, qui reste à la merci d’un millier d’institutions indépendantes les unes des autres, qu’on ne peut surveiller. Il est évident que la critique de M. Gallatin s’adresse à ce régime, et qu’il n’a pas entendu l’appliquer aux institutions de crédit mieux ordonnées de l’Europe.

Quoique les banques soient principalement des établissemens commerciaux, ce sont aussi des institutions publiques dont les gouvernemens attendent des services ; même à titre d’établissemens commerciaux, elles ont des rapports nécessaires avec l’état. On le conçoit sans peine, rien que par les attributions de circulation dont les banques sont investies. En cela, elles partagent, on ne saurait trop le répéter, un des premiers attributs de la puissance publique. L’autorité doit donc être en rapport intime avec la Banque, afin de s’entendre avec elle pour l’exercice de ce pouvoir, et, je le dis hautement, de la soutenir, si son concours devenait nécessaire, pour que le signe représentatif offrît une parfaite sécurité. C’est, en effet, la chose publique, plus encore que la Banque elle-même, qui est intéressée à ce que le signe représentatif n’éprouve aucune perturbation. Un désordre dans le signe représentatif prend presque aussitôt le caractère et les proportions d’un désordre social. On explique et on justifie ainsi sans réserve la sollicitude empressée que témoigne le gouvernement britannique pour la banque d’Angleterre à l’endroit de la circulation, parce que la banque d’Angleterre joue, dans l’agencement du signe représentatif des valeurs, un très grand rôle, beaucoup plus grand que celui qu’a chez nous la Banque de France, mais non qu’il appartiendrait à celle-ci. Dans le royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, contre 750 millions d’espèces environ, il y a près d’un milliard de billets, dont 450 à 500 millions de la banque d’Angleterre. Chez nous, contre 2 milliards et demi à 3 milliards d’écus, il n’y a que 355 millions de billets de banque, dont 268 de la Banque de France ou de ses comptoirs, et 86 des banques départementales indépendantes. En d’autres termes, pour 1,000 fr. de numéraire métallique, il y a dans le royaume-uni environ 1,300 fr. en billets de banque, dont 600 de la banque d’Angleterre, et chez nous 140 fr. seulement, dont 105 de la Banque de France. Le système avoué aujourd’hui du gouvernement anglais est de faire disparaître tous les billets des banques locales, en y substituant ceux de la banque d’Angleterre. Celle-ci est une banque de circulation d’abord, une banque d’escompte secondairement ; car, avec toute sa puissance, la banque d’Angleterre n’escompte quelquefois que la moitié ou le tiers[11] de la Banque de France. C’est en avances au gouvernement, surtout en retour des bills de l’Échiquier, qu’elle émet ses billets. En sa qualité essentielle de banque de circulation, elle a des obligations particulières, et c’est ainsi qu’il faut expliquer les variations qu’elle a pu souvent faire subir au taux de son escompte, en tant que ces variations ont été judicieuses. Son premier objet étant de maintenir dans la circulation du pays un certain équilibre entre les écus et les billets, lorsqu’elle juge que ses billets sont dans une trop forte proportion relativement à l’or, qui est, comme on sait, le seul métal considéré comme monnaie légale en Angleterre, elle élève le taux de son escompte afin que le commerce aille s’adresser à d’autres pour faire escompter ses effets, attendu qu’en escomptant elle-même, elle serait forcée d’émettre un nouveau surcroît de billets ; même en général, pour ne pas avoir trop de demandes d’escompte, elle adopte un taux plus élevé que celui des banquiers de Londres. Nous demandons si une banque telle que la Banque de France, qui est avant tout un établissement d’escompte, peut procéder de même. La Banque de France, lorsqu’elle a quelques inquiétudes sur sa circulation, lorsqu’elle se trouve, comme aujourd’hui, d’ans une pénurie de métaux précieux, doit chercher ses inspirations ailleurs que dans l’exemple de la banque d’Angleterre. Il ne lui est permis de toucher à l’escompte qu’à la dernière extrémité, après que tous les autres moyens auront été épuisés.

L’appui qu’une grande banque, comme celle de Paris ou de Londres, doit trouver auprès de l’état dans ses momens de peine, peut d’ailleurs être conçu de manière à n’être presque jamais onéreux au trésor. Il peut résulter, en effet, des facilités mêmes que la Banque offre à l’état pour quelques services publics et, par exemple, pour la négociation des engagemens temporaires, connus de l’autre côté du détroit sous le nom de bills de l’Échiquier, que j’indiquais tout à l’heure, et appelés chez nous bons du trésor, au moyen desquels les gouvernemens en bon renom auprès des capitalistes se procurent sans cesse des fonds à des conditions très favorables. En Angleterre, c’est par l’intermédiaire de la banque que cette négociation s’opère régulièrement. La banque y trouve un moyen d’exercer une influence décisive dans la plupart des cas sur la circulation. Quand elle juge que la proportion des billets émis est excessive relativement aux espèces qu’elle a en caisse, elle vend une nouvelle quantité de bills de l’Échiquier qu’elle a acquis elle-même du ministre à titre onéreux. Les capitalistes qui, pour leurs fonds disponibles, sont avides de ce placement, apportent en retour à la banque des espèces ou des billets de banque, ce qui rétablit dans la circulation l’équilibre auquel la banque a mission de veiller. Il est fâcheux qu’en France cette bonne entente n’existe pas entre la Banque et le ministre des finances ; tout le monde ne pourrait qu’y gagner. Dans la situation présente, ainsi que nous aurons occasion de le redire tout à l’heure, t’eût été pour la Banque du plus grand secours.

Les gouvernemens font des grandes banques leurs caissières. Ils y trouvent l’avantage d’avoir des agens qui peuvent répondre parfaitement de toute somme qu’on leur confie. Par-là ils peuvent éviter les mésaventures pareilles aux déficits Matéo et Kessner, qu’a subis le trésor français, et aux innombrables defalcations qu’on a signalées dans l’histoire financière des États-Unis. Pour les banques, cette confiance des gouvernemens est très fructueuse, car c’est un capital quelquefois énorme qui est mis ainsi à leur disposition, et dont il ne tient qu’à elles de se servir pour l’extension de leurs affaires et de leurs bénéfices, tout comme des fonds livrés en compte-courant par les particuliers. La banque d’Angleterre et celle des États-Unis, quand elle existait, n’ont jamais manqué d’en profiter. On se souvient que lorsque le général Jackson déclara sa fatale guerre à la banque des États-Unis, et qu’il voulut la frapper d’un coup de tonnerre, il lui enleva les fonds de la trésorerie. En considération de cet avantage, non moins que du privilège de circulation qui leur est conféré, les grandes banques ont été quelquefois astreintes à se charger de quelques services onéreux ou même à compter à l’état une somme. La Banque de France est de toutes les institutions de crédit celle qui a reçu en ce genre les plus grandes faveurs. Le compte-courant du trésor a varié, en 1844, de 86 millions à 140, en 1845, de 90 millions à 150. Cet énorme capital est remis à la Banque gratis, et elle l’utilise fort peu. De là cette anomalie fâcheuse, répréhensible, qu’en 1844, par exemple, à côté d’une réserve métallique qui a été jusqu’à 279 millions, la circulation n’a pas excédé 271[12].

Les gouvernemens cependant ne sont pas toujours en avance envers les banques. Ils ont, eux aussi, leurs momens difficiles, leurs embarras extrêmes, et alors c’est pour eux que les banques emploient la faculté de battre monnaie avec du papier. Aux époques de guerre ou de commotion politique, les états usent et abusent à leur tour de l’assistance des banques, et c’est ainsi qu’entraînées dans l’abîme, la plupart des banques ont succombé. La caisse d’escompte fondée à Paris en 1776, et liquidée en 1793, prêtait sans cesse à l’état au-delà du raisonnable. En 1787, le trésor public étant vide, la banque fut contrainte d’y verser 70 millions de livres. Son capital fut alors porté fictivement à 100 millions. En 1788 et 1789, le prêt fut encore grossi, presque doublé. Le gouvernement de Napoléon eut des procédés à peu près pareils envers la Banque de France. En l’an XII, elle prêta à l’état 176 millions. Lors de la campagne d’Austerlitz, le 20 novembre 1805, elle avait dans son portefeuille 86 millions d’obligations de l’état, et son capital n’était que de 45. En 1806, ce capital fut porté par la volonté de l’empereur à 90 millions ; mais presque aussitôt on se mit à le ramener par décroissement successif à 67,900,000 fr. C’est le chiffre actuel. En 1812, le 10 avril, les avances de la Banque étaient de 94 millions ; dans le courant de 1813, les secours qu’elle fournit successivement au gouvernement s’élevèrent en totalité à 343 millions ; en 1814, à 268. Après les événemens de 1830, la Banque se remit de nouveau à faire d’énormes avances à l’état. Pendant les quarantes années du premier privilège qui lui avait été accordé (de 1803 à 1843), les avances successives de la Banque au trésor sont montées à près de 5 milliards (exactement 4,910,957,000 fr.)[13]. La banque d’Angleterre a rendu des services analogues, et plus exagérés encore, eu égard à ses ressources, qui cependant sont plus vastes. La crise de 1797, à la suite de laquelle le paiement des billets en espèces fut suspendu jusqu’en 1823, fut amenée par différentes causes, au nombre desquelles il faut citer, au premier rang, l’excès des prêts que la banque avait consentis en faveur de l’Échiquier épuisé. A la fin des guerres de l’empire, en 1814, les avances de la banque au gouvernement montèrent à plus de 30 millions sterling (750 millions de francs). En 1820, elles furent encore de 22 millions sterling (550 millions de notre monnaie) ; il est vrai que de là il faudrait déduire les fonds de l’état que la banque avait en compte-courant.

Sans ruiner les banques, sans les détourner de leur mission commerciale, comme ont pu le faire des gouvernemens en proie aux fureurs d’une guerre acharnée et ne sachant plus où trouver des ressources, l’état, dans les pays libres, peut faire mouvoir à son profit les rouages des banques et demander plus ou moins régulièrement à ces institutions un concours financier. Dans les pays libres soumis à une légalité stricte qui offre aux citoyens et aux associations un refuge contre les excès de pouvoir, cette pratique n’a rien que de légitime.

L’idée d’une séparation absolue entre l’état et la banque, quand il s’agit d’institutions posées comme la Banque de France ou celle d’Angleterre, devient une idée fausse et dangereuse, toutes les fois surtout qu’on prétend l’appliquer aux faits qui touchent à la circulation, et aux momens où la circulation éprouve quelque dérangement. Autant à peu près vaudrait dire que les tribunaux et le ministère de la justice sont des institutions indépendantes l’une de l’autre ou que le ministre des travaux publics doit laisser les ingénieurs des ponts-et-chaussées aux inspirations de leur liberté.

On a été généralement étonné du langage de M. le ministre des finances à l’occasion de la Banque dans l’exposé des motifs du budget, et ce qui fait qu’on se l’explique moins, c’est qu’on apprécie généralement la bienveillance de M. Lacave-Laplagne. Ses doctrines ont paru médiocrement exactes, et, fussent-elles justes, on a trouvé que le moment était mal choisi pour les proclamer : non que la conjoncture soit telle qu’un ministre des finances, parlant au nom du gouvernement, doive se croire fondé à l’appeler une situation difficile de la Banque, mais la Banque avait momentanément besoin d’appui, au nom de l’intérêt public, et des témoignages de sympathie eussent été beaucoup mieux à leur place, dans la bouche d’un ministre du roi, que le rappel comminatoire du droit rigoureux de l’état. Assurément le trésor a le droit absolu de reprendre à la Banque les fonds qu’il lui a remis en compte-courant quand il lui plaît, et même de choisir l’instant où ce retrait mettrait la Banque dans le plus grand embarras ; mais le gouvernement, qui administre le trésor sous sa responsabilité, a le devoir d’empêcher toute mesure administrative qui entraînerait une perturbation générale, et par conséquent d’interdire au trésor de se livrer à ses excentricités, sil lui prenait envie d’en faire. De par la force des choses, il y a entre le trésor et la Banque, pour certaines branches du service public, et particulièrement pour tout ce qui concerne le mécanisme de la représentation des valeurs, une solidarité qui ne peut se traduire en articles précis de règlement, et à laquelle cependant il n’est pas possible de se soustraire. C’est le sentiment sincère de l’intérêt public qui doit avertir l’un et l’autre de ce qu’ils ont à faire, de la limite où ils doivent s’arrêter. Et sur ce point M. le ministre des finances peut tenir pour certain qu’en Angleterre aucun chancelier de l’Échiquier ne se vanterait au parlement d’avoir fortement diminué les bons du trésor au moment où la diminution de la réserve métallique de la banque d’Angleterre aurait donné quelque inquiétude.

Qu’aurait pensé le gouvernement si la Banque, alors qu’il avait besoin d’elle, eût pris le public à témoin qu’elle n’avait pas pour mission de livrer à l’état toutes ses ressources ; si, en 1805, en 1812-13-14, elle se fût prévalue de son droit absolu, ou si, après la révolution de juillet, au lieu de faire à l’état des avances successives montant jusqu’à 372 millions en un an, elle eût fait étalage de son indépendance ?

Enfin ce n’est point lorsque la Banque éprouvait, sans qu’il y eût de sa faute, par le seul effet du jeu des saisons, le besoin d’être assistée, qu’il convenait de parler des fonds qu’on pouvait lui retirer ; il eût été mieux d’entretenir le public et la Banque de ce qu’on pouvait faire extraordinairement pour elle. Les critiques, pour être opportunes, auraient dû être réservées pour des temps plus réguliers, ou se produire à l’une des époques de prospérité que nous avons traversées : on aurait pu, par exemple, à l’un des momens où elle regorgeait d’espèces, lui reprocher de ne tirer aucun parti, pour l’intérêt public, de tant de ressources. C’est alors qu’il eût été possible de lui rappeler utilement le droit qu’on avait de lui retirer les fonds du trésor.

Pour ne négliger aucun des principaux aspects de la question, il faut envisager la Banque en elle-même. Une banque est, d’un certain point de vue, une entreprise privée, une association composée d’actionnaires qui attendent un dividende pour leur mise de fonds. Rien de plus juste assurément. A cet égard, la Banque de France a lieu d’être satisfaite. Ses actionnaires reçoivent l’intérêt d’une somme égale à trois fois et demi leur versement. Tant mieux ; ce sont des profits honnêtement acquis. Il est bon cependant que la Banque ait toujours présent à l’esprit qu’elle n’a pas été instituée précisément pour que ses actions de 1,000 fr. montassent à 3,500[14]. Ce n’est point dans ce but qu’on lui a accordé des privilèges considérables, qu’on lui a délégué une part de la souveraineté, qu’on la protégé par des clauses pénales d’une rigueur exceptionnelle, qu’on remplit gratis ses coffres avec les fonds du trésor. La Banque a une haute mission d’intérêt public sur laquelle ses conseils dirigeans doivent sans cesse avoir les regards fixés, car c’est pour l’accomplissement de cette mission qu’on l’a investie de tant de prérogatives, entourée de tant de protection.

Dans le XIXe siècle, et c’est pour cela que c’est un siècle de progrès, le digne fils du siècle des lumières, toutes les fois qu’on octroie un privilège, c’est pour la satisfaction d’un intérêt public et non pas pour que ceux auxquels on le remet y trouvent l’occasion de profits extrêmes. Que si le privilège devient fructueux pour les mandataires, il faut y applaudir dès que le mandat est fidèlement et loyalement rempli ; mais aussi, toutes les fois que les mandataires sont placés entre l’exécution parfaite du mandat et leur intérêt privé, l’hésitation ne leur est pas permise. L’intérêt privé doit s’effacer ; il n’y a plus de privilège qu’à cette condition. Que ceux qui en voudraient jouir autrement sortent de la lice. Je suis loin de penser et de dire que des notions différentes prévalent dans les conseils et dans le gouvernement de la Banque. Ce gouvernement est institué expressément pour être gardien de l’intérêt public, voilà pourquoi il est à la nomination du roi, et je ne doute pas que les régens, les censeurs, tous les hauts dignitaires élus par les principaux actionnaires, ne soient de même animés de sentimens patriotiques. J’ai pourtant cru devoir rappeler ici le vrai sens, la portée, la destination véritable des faveurs et des privilèges décernés à la Banque, par un motif qui n’a rien de personnel pour les chefs de cette institution.

Il y a dans l’air actuellement je ne sais quelle vapeur qui occasionne la plus étrange confusion d’idées. On fait subir aux principes nu retournement monstrueux. Autrefois il était reconnu que les intérêts privés devaient se subordonner à l’intérêt général, et l’individu, en présence de la société, se soumettait. C’était un axiome politique qui répondait exactement à cet axiome de géométrie, que la partie est plus petite que le tout. En ce moment, l’intérêt privé, par une escalade sacrilège, se superpose de toutes parts à l’intérêt général, et l’individu s’écrie dans’ sa révolte audacieuse L’état, la patrie, le monde, c’est moi. Nous en avons chaque jour des témoignages nouveaux par l’explosion que font, sur les différens points du territoire les prohibitionnistes, et par leurs argumentations à l’effet d’établir que la houille, le fer, l’acier, le blé, la viande, sont faits pour être payés cher dans l’intérêt particulier du producteur, au lieu d’être à bas prix, afin que le consommateur, qui est tout le monde et qui personnifie l’intérêt général, ait à bon marché la vie et les matières premières, du travail. Je m’attends chaque matin à trouver dans le journal la nouvelle que l’Académie des Sciences a entendu la lecture d’un mémoire de géométrie où l’on démontre clair comme le jour que la partie est plus grande que le tout. Lorsque règne une épidémie, chacun peut en être atteint, s’il n’est bien sur ses gardes, et il convient de donner l’éveil surtout aux institutions dont dépend la prospérité publique. En considération des circonstances, la Banque me pardonnera la liberté que je prends de lui rappeler ce que certainement elle n’oublie point ; que l’intérêt de ses actionnaires n’est pas sa première loi ; qu’il est bien, qu’il est moral, que les actionnaires aient, comme cette année, 159 francs de dividende pour 1,000 francs qu’ils ont versés, mais qu’il est mieux encore et plus moral que la machine du crédit fonctionne avec un nouveau degré d’activité et de vigueur, quand les populations souffrent. C’est la grande morale, celle-là ; l’autre morale, celle qui intronise les intérêts privés, restera, malgré la vogue qu’elle paraît avoir, éternellement mesquine et misérable. La grande, l’unique morale n’approuve pas la hausse que la Banque a fait éprouver à l’escompte. En supposant que, pour le maintenir à 4, la Banque eût dû faire des sacrifices, il n’y avait pas à reculer. Admettons que le privilège conféré à la Banque ne lui procure pas tous les ans bien régulièrement le revenu de trois fois et demi son capital, et qu’une année sur dix il faille se rabattre à un profit plus modeste, la part qui lui restera sera assez belle encore.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de la hausse du taux d’escompte, sans mentionner une autre mesure adoptée par la Banque parallèlement, l’achat de matières d’argent en Angleterre pour faire monnayer à Paris 25 millions. C’est que celle-ci a beaucoup moins d’importance. Il paraît que ces 25 millions en écus reviendront fort cher, quoique la banque d’Angleterre, qui a fourni les lingots par l’intermédiaire de quelques maisons de Londres, s’y soit prêtée avec beaucoup de courtoisie ; mais cela ne regarde que la Banque ; ce sont ses affaires de ménage. Que la Banque ait dépensé en cette circonstance quelques centaines de mille francs de trop, elle n’en reste pas moins une institution très puissante, très riche, conduite prudemment, digne de la confiance du pays. Son discernement ordinaire lui aura fait défaut en cette opération ; c’est comme le sommeil d’Homère. Au milieu de la nation qui passe pour la mieux pourvue en numéraire qu’il y ait dans l’univers, et dont on s’accorde à évaluer la monnaie d’argent à 2 milliards et demi ou 3 milliards, le procédé qu’a choisi la Banque pour se procurer 25 millions est trop primitif. C’est l’enfance de l’art. Quoi ! la Banque de France, cette institution si opulente, si respectée, placée au cœur d’un pays qui a près de 3 milliards en pièces de 5 francs, n’a pu y trouver 25 millions ! Elle qui distribue le crédit à tout le monde, qui a pu prêter à l’état successivement 5 milliards, n’a pas su, par une opération de crédit à son profit, faire arriver dans ses caisses ce qui n’est qu’une parcelle du numéraire qui circule autour d’elle ! Elle a été obligée d’aller au dehors mettre ses rentes en gage au-dessous du cours ! C’est pénible pour la dignité d’une aussi grande institution. Elle si économe, de tous les moyens elle a pris celui qui était le plus dispendieux, le moins efficace, car, après trois mois révolus, il faudra rendre les 25 millions. La méprise est surprenante ; mais, encore une fois, ce n’est qu’une affaire d’intérieur. La Banque n’est aucunement ébranlée ; sa puissance envers l’industrie française reste la même, et c’est ce qui nous importe.

Comparons maintenant en termes plus précis les mesures adoptées par la Banque à ce qu’elle pouvait faire, à ce qu’on lui avait conseillé.

La Banque de France avait à se prémunir contre un manque d’espèces métalliques ; c’était sa seule préoccupation, puisque la situation commerciale était tout-à-fait rassurante. Le danger était que le rapport entre les écus que la Banque avait dans ses caisses et les billets en circulation fût bouleversé au point que les écus ne parussent plus répondre suffisamment au besoin journalier du remboursement des billets. Pour empêcher le mal, il y avait soit à augmenter la masse d’espèces que recélait la Banque, soit à diminuer celle des billets. La Banque, pour plus de sûreté, a jugé convenable de poursuivre l’un et l’autre objet distinctement. Pour avoir des espèces, elle a acheté à Londres des lingots et des piastres qu’on monnaie à Paris ; pour diminuer la quantité des billets en circulation, elle a élevé le taux de l’escompte.

Sur le premier de ces deux actes, en le prenant en lui-même, il n’y a donc rien à dire, si ce n’est que c’est un moyen coûteux de se procurer des espèces. La Banque l’a préféré à tout autre ; il n’y a lieu de l’en féliciter ni sous le rapport de l’économie, ni pour ce qui est de sa considération. Puis, au train dont allait l’exportation des espèces, 25 millions ne font qu’une maigre ressource ; quand on a vu s’écouler 172 millions en six mois, on peut n’être qu’à demi rassuré par un supplément de 25. Avec une émission de bons du trésor faite de concert avec le ministre des finances, aux frais de la Banque, on aurait atteint le même résultat à meilleur marché. On objecte que la négociation des bons du trésor ne fait rentrer ordinairement que des billets de banque et non pas des espèces. Le ministre des finances, qui a formulé cette objection à la tribune, sait pourtant mieux que personne qu’il ne faut pas conclure de ce qui arrive, quand on met en vente une petite quantité de bons du trésor, à ce qui aurait lieu, si l’on en émettait dans un bref délai 40 ou 50 millions. Ensuite, avec une circulation aussi restreinte que l’est celle de la Banque de France, le retour de 40 ou 50 millions aurait offert à peu près les avantages d’une acquisition égale d’espèces. Enfin le service des règlemens de compte, sur une place de commerce telle que Paris, exige une quantité déterminée et presque fixe de billets de banque, si bien que, si l’on en eût retiré 40 à 50 millions, le lendemain le public aurait apporté des écus à la Banque pour avoir des billets. Toute personne qui sera familière avec le mécanisme des banques et de la circulation le reconnaîtra avec nous.

Par la vente d’une partie de ses rentes, la Banque aurait obtenu le même effet que par une émission des bons du trésor. C’était une corde de plus à son arc. La Banque n’a pas le droit de considérer ces rentes comme une dotation immobilière. C’est son capital ; elle est, en conscience, tenue de s’en servir même dans les temps ordinaires, sauf une portion qui serait aux yeux du public une manière de cautionnement. A plus forte raison, dans les circonstances extraordinaires, n’est-elle pas libre d’hésiter.

D’après ce que nous avons dit plus haut, une émission de billets à échéance portant intérêt, qu’on pourrait appeler bons de la Banque par analogie avec les bons du trésor, si la Banque y eût été autorisée, aurait été un autre moyen de remplir l’objet qu’on s’est proposé par la négociation de Londres.

Une autre idée a été émise, c’est que la Banque remît en vente les actions qui ont été rachetées depuis 1807 ; elles sont au nombre de 22,100, et, en supposant qu’on les eût vendues toutes, on en eût pu retirer la somme de 65 à 70 millions. L’opération eût été légitime, et le capital effectif de la Banque, ainsi porté au double à peu près de ce qu’il est maintenant, n’aurait eu rien d’exagéré. La Banque, depuis quelques années, a eu l’heureuse inspiration de multiplier ses comptoirs dans les départemens ; on ne peut que l’exciter à persévérer dans cette voie : c’est ainsi qu’elle tend à justifier son titre de Banque de France en généralisant un taux modique de l’intérêt. Pour une banque de France parfaitement digne de ce nom, ce ne serait pas trop d’un capital de 140 millions.

On a parlé encore de la ressource qu’aurait, la Banque, mais que peut-être ses statuts actuels n’autorisent pas, de négocier à quelques grands capitalistes, avec sa garantie, une partie des effets de commerce qu’elle a en portefeuille. Cette négociation n’eût pu manquer de s’effectuer à de très bonnes conditions ; mais il serait plus simple et plus digne tout à la fois, plus conforme surtout à l’intérêt public, que la Banque usât de son crédit, en émettant des bons ou billets portant intérêt à trois ou à six mois, en coupures rondes. C’est une idée d’avenir pour laquelle le présent est mûr. L’occasion serait bonne pour en faire l’essai. Quant à la hausse du taux de l’escompte, il faut la blâmer sans réserve. Nous avons montré que c’était une imitation intempestive et malheureuse d’une opération familière à la banque d’Angleterre. La Banque de France ne doit jamais perdre de vue qu’elle est et sera long-temps encore un établissement d’escompte plutôt que de circulation. L’escompte mérite toute sa sollicitude, réclame ses plus grands efforts. Elle a cherché à affermir sa circulation qu’elle a crue ébranlée en sacrifiant l’escompte, elle a eu tort. Par là elle a causé déjà du dommage, et elle en occasionnerait beaucoup plus si elle ne s’empressait de changer de manœuvre. Elle empire les conditions de la production pendant qu’elle devait s’appliquer à les améliorer. Elle tourne le dos au but qu’il fallait atteindre.

A la vérité, on déclare que la Banque n’a pas diminué l’ensemble de ses avances au commerce : elle a en portefeuille autant et plus d’effets qu’auparavant ; mais alors qu’on nous dise, de grace, dans quel but on a élevé le taux de ces avances. Lorsqu’une banque rend l’escompte plus cher, c’est qu’elle veut avoir moins d’effets à escompter et moins de billets en circulation. Le taux de l’escompte étant plus élevé, les conditions de la production deviennent moins profitables, les particuliers font moins d’affaires, et d’eux-mêmes réduisent leurs demandes d’escompte à la Banque, ce qui dispense celle-ci d’exprimer des refus qui seraient pénibles pour tout le monde. Les escomptes étant moindres, l’émission des billets de banque diminue d’autant, puisque l’escompte est le troc d’un effet de commerce contre des billets de banque. Toutes les fois qu’une banque fait monter le taux de l’escompte, c’est qu’elle a pour but direct, ou de refroidir l’industrie qu’elle suppose trop excitée, et cette fois rien de pareil, ou de modérer sa propre émission qu’elle juge excessive, en se résignant à déprimer l’industrie. Dans l’un et l’autre cas, deux conséquences se produisent conjointement, le travail se resserre, la circulation se contracte. On a voulu l’un ou l’autre, on produit l’un et l’autre. C’est forcé, on ne peut avoir l’un sans ; l’autre. Si donc la Banque n’a pas diminué ses avances au commerce, elle n’a pas non plus diminué sa circulation ; mais, si elle consent à avoir la même circulation que devant, pourquoi donc a-t-elle haussé son escompte ? Si la circulation d’une quantité donnée de billets offre toute sécurité aujourd’hui, pourquoi a-t-on agi hier comme si aujourd’hui elle devait être périlleuse, et pourquoi persiste-t-on dans une mesure prise à l’effet de la restreindre ?

Par rapport à l’industrie, la présence de la même masse d’effets escomptés dans le portefeuille de la Banque prouverait seulement qu’il y avait des transactions commencées qu’on n’a pu interrompre, et pour lesquelles on a accepté l’escompte à tout prix ; si présentement il semble qu’il n’y ait rien de changé, sauf que la Banque reçoit 5 au lieu de 4 il n’en est pas moins vrai que la production a dû éprouver une atteinte profonde. La hausse du taux de l’intérêt, dans toutes les transactions, d’un bout du royaume à l’autre, va singulièrement entraver le travail. Beaucoup d’entreprises nouvelles auront été ajournées. Enfin, si on allègue que la Banque a dans son portefeuille autant d’effets qu’auparavant, on reconnaît aussi qu’elle n’admet plus que des effets à très courte échéance. Le rapport de la Banque publié il y a peu de jours dit que la moyenne des échéances des effets nouvellement escomptés n’est plus que de trente-trois jours. Cette disposition est par elle-même une très grande gêne pour l’industrie. Si vous réduisez d’un tiers l’échéance moyenne des effets, une masse égale d’effets escomptés représente de fait une avance d’un tiers moindre.

Tous les procédés que j’ai énumérés tout à l’heure, quelle qu’en soit la valeur relative, eussent été préférables à l’expédient dont la Banque s’est avisée. Il en est un autre, cependant, qui eût été plus topique encore et mieux accueilli dix public : je veux parler d’une émission de billets de 250 et surtout de 100 francs. Tout le monde s’attend depuis plusieurs années à les voir paraître. Le numéraire métallique actuellement nécessaire pour tout appoint de moins de 500 francs n’eût plus été réclamé que pour des transactions cinq fois moins importantes. On aurait par conséquent rendu sans usage beaucoup d’écus qui seraient venus se réfugier à la Banque, ou qui auraient été exportés à la place des espèces qu’on retire de ses caves pour solder les blés achetés au loin. L’émission de ces nouveaux billets à vue aurait pu être graduée sur le besoin d’espèces qu’aurait éprouvé la Banque. Je tiens à faire remarquer qu’elle ne serait aucunement incompatible avec celle des billets à échéance portant intérêt. Dans un moment tel que celui où nous nous trouvons, les deux sortes de billets se serviraient heureusement de complément l’une à l’autre. Après que, par l’apparition des billets de 250 et de 100 fr. une portion du capital métallique se trouverait hors d’emploi, les billets portant intérêt l’attireraient à la Banque.

Il faut donc conclure ainsi : la Banque, en présence de l’obstacle qu’elle rencontrait sur son chemin n’a pas adopté le parti le meilleur, elle a pris le pire. Peut-être la foi exclusive en eux-mêmes qu’ont l’habitue d’affecter les praticiens absorbés dans le détail, qui paraissent être nombreux dans les conseils de la Banque, en sera-t-elle ébranlée. Ils n’en resteront pas moins des hommes recommandables, dont cette grande institution sera toujours heureuse d’utiliser l’activité, la probité, la connaissance parfaite du terrain. Seulement ils auront appris à mieux apprécier les idées générales qui, dans cette matière, sont si claires, si simples et ont si bien reçu la sanction de l’expérience ; pour bien dire, c’est de l’expérience même qu’elles sont nées. Après la leçon qu’on aura reçue des événemens, on sera moins prompt à traiter avec un dédain superbe les théories et les principes, et, pour répéter un mot d’un philosophe moderne cite dans une récente solennité littéraire, on finira peut-être par sentir que se vanter de n’en pas avoir, c’est tirer vanité de ne pas savoir ce qu’on dit quand on parle, ni ce qu’on fait quand on agit[15]. Quant à la Banque elle-même, elle n’a pas cessé un instant d’être une institution inébranlable, dont les ressources sont très grandes. Si nous avons vu quelques personnes essayer de répandre des inquiétudes sur son compte, c’est en vérité uniquement parce qu’il est des gens qui, par un singulier goût, ont choisi pour mission de décrier précisément ce qui est entouré au plus juste titre de la confiance universelle.

Il faut reconnaître que la Banque est enchaînée par des statuts très étroits, et que la loi même qui lui confère son privilège lui laisse fort peu de latitude. Cependant il est hors de doute que, si une loi eût été présentée, par exemple, pour autoriser la Banque à émettre des billets de 250 et de 100 francs, elle eût été votée d’urgence, sans contestation, à peu près comme la loi relative à l’entrée des céréales en franchise. Cette simple disposition aurait suffi pour dissiper tous les nuages. Si pourtant une loi est proposée, il faut faire des vœux pour qu’elle ne se borne pas là. Sans songer à mal, sans même l’avoir voulu, la législation jusqu’à ce jour a entouré la Banque d’entraves. Il lui est impossible de faire le moindre mouvement sans avoir obtenu la permission préalable du législateur ; il serait bon de lui donner les pouvoirs dont elle ne saurait se passer. Il faudrait que, sans recourir sans cesse à la loi, sous la seule réserve de l’approbation du gouvernement, elle eût la faculté de prendre pour ses billets telle coupure qui lui conviendrait jusqu’au minimum de 100 francs ; de même pour l’émission de titres de crédit portant intérêt, pour la restauration de l’ancien nombre d’actions, pour la négociation du portefeuille. D’après ce qui s’est fait en d’autres temps, il n’est pas douteux que le ministre des finances soit déjà autorisé assez explicitement à se concerter avec la Banque pour l’émission des bons du trésor, comme chez nos voisins le chancelier de l’Échiquier avec la banque d’Angleterre. On doit croire même que, si la Banque eût été moins gênée par ses statuts et par la loi, elle eût fait beaucoup mieux. Avec plus de liberté, elle aurait pris un autre essor, et, au milieu de tous les expédiens possibles, elle n’en eût point choisi un qui porte préjudice au plus digne de sollicitude, au plus compromis de tous les intérêts, celui du travail.


MICHEL CHEVALIER.

  1. voyez la livraison du 1er février.
  2. Compte-rendu de la Banque de France, janvier 1845, p. 38. — Ainsi que le dit M. Odier dans ce rapport, ce n’est pas la première fois que cette opinion sur la fixité du taux de l’intérêt a été publiquement soutenue par la Banque. Voici une autre citation : « Si une expérience de vingt années n’avait pas prouvé d’une manière décisive les avantages de la fixité du taux de l’escompte par la Banque, on aurait pu croire à la convenance de l’établir au-dessous de 4 pour 100 ; mais, outre que ce cours n’est pas trop élevé, comparé à celui que rendent les valeurs du gouvernement, à celui des placemens sur hypothèques, au cours de l’intérêt de l’argent sur les autres grandes places de l’Europe, la certitude pour le commerce de trouver constamment de l’argent sur de bonnes valeurs, à un taux égal et modéré, est un point si important pour la sûreté des opérations et le maintien du crédit, qu’il doit faire passer sur la possibilité d’avoir momentanément l’escompte au-dessous de 4 pour 100, surtout quand il y a certitude qu’il faudrait l’élever dans les momens de gêne ou d’embarras qui ne reviennent que trop souvent. Aucun des membres du conseil général de la Banque n’a pensé qu’une pareille proposition puisse être remise en délibération dans l’intérêt fort éventuel d’une augmentation de produits. » - Rapport des censeurs sur l’exercice 1842, page 28.
  3. Indépendamment des rentes 5, 4 et demi, 4 et 3 pour 100, la Banque de France fait des avances sur les actions des canaux, mais ces titres représentent un emprunt de l’état ; sur les obligations de la ville de Paris ; sur les traites de coupes de bois de l’état qui sont considérées comme un titre commercial excellent ; sur les bons de la Monnaie, qui équivalent à des matières d’or et d’argent.
  4. Le capital est de 67,900,000 fr. La Banque possède 2,952,585 fr. de rentes 5 pour 100, y compris 500,000 fr. de rentes composant le fonds dit de réserve. Au cours de 120, le capital correspondant est de 71 millions.
  5. L’assimilation des banques aux établissemens d’assurances est un des traits qu’on trouve en grand nombre dans une notice sur l’organisation des banques, publiée dans la Revue de Paris en 1840 par M. Olinde Rodrigues. Dans cet écrit, M. Rodrigues a trouvé le moyen de présenter en vingt-cinq pages l’ensemble des idées les plus avancées et en même temps les plus exactes et les plus pratiques sur le sujet qu’il traitait. Cette œuvre courte et substantielle dénote l’homme exercé à manier les idées générales et non moins familier avec tous les détails de la pratique.
  6. Quand une banque est hors d’état d’échanger les billets contre des espèces, elle doit cesser ses opérations, puisqu’elle n’est autorisée que sous la condition de faire cet échange à la volonté des porteurs de billets, et le public même ne voudrait plus prendre de billets qu’il n’aurait pas la faculté de se faire rembourser ainsi. Cependant, lorsque la banque n’a que de bons effets dans son portefeuille, la liquidation, qui suit naturellement la suspension des paiemens en espèces, doit se faire sans aucune perte, non-seulement pour les porteurs de billets, mais même pour les actionnaires de la banque ; car le gage qui répond des billets émis par la banque, et qui représente le capital de l’institution, se trouve bon. Malheureusement, dans la plupart des cas, lorsqu’une banque en vient à la suspension des paiemens en espèces, c’est qu’elle a déjà fait de mauvaises affaires, et qu’elle a son portefeuille rempli de valeurs plus que douteuses. Alors la liquidation peut ne fournir même pas assez pour rembourser intégralement les porteurs de billets, en sacrifiant complètement les actionnaires. On en a vu de nombreux exemples en Amérique.
    La suspension des paiemens en espèces de la banque d’Angleterre, en 1797, quoiqu’elle ait duré jusqu’en 1823, est un exemple éclatant d’une suspension qui n’a rien fait perdre à personne. C’est que la banque d’Angleterre n’avait dans son portefeuille que d’excellens effets de commerce ou des engagemens de l’état qui étaient parfaitement valables. La solidité de l’esprit public des Anglais empêcha qu’à cet instant critique le moindre sentiment de crainte se répandît. Autrement la panique aurait pu occasionner le renversement de beaucoup de maisons, et par suite la dépréciation des valeurs contenues dans le portefeuille et le discrédit de la banque.
  7. Des Banques et des Institutions de crédit en Amérique et en Europe. Extrait de l’Encyclopédie du droit.
  8. C’est la moyenne pour 1845, d’après le compte-rendu de la Banque.
  9. Cet écrit était de MM. Péreire. Il parut le 6 septembre ; il avait pour titre : Projet d’une compagnie d’assurances mutuelles pour l’escompte des effets à toute échéance, etc. Une réunion de notabilités financières se forma pour l’examiner. Divers motifs, dont aucun n’était tiré du fond du sujet, empêchèrent d’y donner suite.
  10. Voici comment les billets de la caisse Gouin se partageaient au 31 décembre 1845, époque à laquelle il n’y en avait que pour 29,772,000 francs :
    A 3 jours de vue, 9,739,000 fr. au taux de 2 et demi pour 100.
    A 15 «  3,966,000 «  3 pour 100.
    A 30 «  15,669,000 «  3 et demi pour 100.
    A 6 mois de date, «  205,000 «  3 et demi pour 100.
    A 1 an, 191,000 «  4 pour 100.
    A la même époque, la caisse Ganneron en avait pour 10,210,000 francs autrement distribués. Les billets à un an de date et à 4 d’intérêt s’élevaient à 2,341,000 francs.
  11. La masse annuelle des escomptes de la banque d’Angleterre présente de grandes inégalités. On l’a vue monter à 1,500 millions de francs en 1815, par exemple, et descendre à 145, comme en 1826. Plus habituellement, c’était de 300 à 350, pendant que les escomptes de la Banque de France étaient de 400 à 650 millions. En 1846, les escomptes de la Banque de France et de ses comptoirs, sans les autres avances au commerce, ont été au-delà de 1,425 millions de francs. Jusque-là ils n’étaient jamais montés aussi haut. Ils se sont beaucoup développés depuis dix ans.
  12. En 1843, le maximum de la circulation avait été de 248 millions, la moyenne de 230, et il y avait eu jusqu’à 247 millions en espèces. En 1838, la circulation n’a jamais excédé 227 millions, et il y a eu pendant quelque temps 298 millions en espèces.
  13. Rapport de janvier 1844, page 39.
  14. Elles ont atteint, en 1840, 3,800 francs.
  15. Pensée de M. Royer-Collard citée par M. de Rémusat dans son discours de réception à l’Académie française.