De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 117-124).


XX. Némésis, ou les vicissitudes (naturelles) des choses.


Némésis, suivant les poëtes, étoit une déesse qui méritoit les hommages de tous les mortels, et que devoient sur-tout redouter les puissances et les heureux de ce monde. Elle étoit fille de l’océan et de la nuit ; les poëtes en font cette description : elle avoit des ailes et portoit aussi une couronne tenant, de la main droite, une lance de frêne et de la gauche, une fiole toute remplie d’Éthiopiens : enfin, elle avoit pour monture un cerf.

On peut expliquer ainsi cette parabole : d’abord ce nom de Némésis signifie vengeance, ou rétribution (compensation). La fonction de cette déesse étoit d’arrêter le cours des prospérités des gens trop heureux, et d’y mettre une sorte d’opposition semblable à celle des tribuns du peuple en interposant son veto[1]. Et non-seulement elle réprime et châtie l’orgueil et la présomption de ceux que des continuels succès rendent insolens, mais même elle balance, par des disgrâces, les prospérités des hommes les plus justes et les plus modestes ; comme si aucun mortel ne devoit être admis au banquet des dieux que pour y servir de jouet. Pour moi, lorsque j’ai lu dans Pline ce petit chapitre où il fait l’énumération des disgraces et des infortunes de César-Auguste que j’avois d’abord regardé comme le mortel le plus fortuné qui eût existé, qui sut même jouir de sa fortune avec beaucoup de prudence et de méthode, et dans le caractère duquel on ne voyoit ni enflure, ni timidité, ni foiblesse, ni confusion, ni mélancolie quand je voyois, dis-je dans ce récit, qu’il fut même un jour tenté de se donner la mort, alors je conçus la grandeur et la puissance de cette déesse, qui avoit pu traîner à son autel une telle victime. Lorsque les poëtes disent qu’elle est fille de l’océan, c’est pour nous faire entendre que les vicissitudes des choses, et les jugemens divins, sont ensevelis dans l’obscurité la plus profonde, et un mystère pour tous les mortels[2].

C’est avec raison que cette vicissitude est représentée ici par l’océan, dont le flux et le reflux en sont la fidèle image. Or, cette providence, dont les dispositions se dérobent à nos yeux, est très judicieusement figurée par la nuit. Les païens avoient aussi quelque idée de cette nocturne (mystérieuse) Némésis, et avoient observé comme nous que les jugemens humains sont rarement d’accord avec les jugemens divins[3].

(Virgile). Nous vîmes tomber aussi Riphée le plus juste des Troyens et le plus religieux observateur des loix de l’équité : mais les dieux en jugèrent autrement.

Némésis est représentée avec des ailes, à cause de ces changemens subits et imprévus qu’on observe dans les choses humaines car nous voyons que dans tous les temps, les personnages les plus distingués par leurs lumières et leur prudence, ont péri par les dangers mêmes qu’ils méprisoient le plus. Cicéron, par exemple, lorsque Décimus-Brutus l’avertit de se défier de la mauvaise foi d’Octave, et de son cœur ulcéré, ne lui fit d’autre réponse que celle-ci : Quant à moi, mon cher Brutus j’ai pour vous toute l’affection que vous méritez, et je vous sais gré d’avoir bien voulu que je fusse instruit de ces bagatelles que vous m’apprenez.

Cette couronne que porte Némésis, désigne l’effet ordinaire de la nature maligne et envieuse du vulgaire ; car, à la chute des personnages qui ont été longtemps fortunés et puissans à ses yeux, il triomphe et couronne Némésis[4]. Cette lance qu’elle tient de la main droite, se, rapporte à ceux qu’elle frappe et perce tout-à-coup. Quant à ceux qu’elle n’immole pas ainsi par une soudaine catastrophe, elle ne laisse pas de les avertir de se tenir sur leurs gardes, en leur montrant ce noir et sinistre attribut qui est dans son autre main[5]. Car, pour peu que les personnages élevés au plus haut point de prospérité soient encore capables de quelque réflexion elle leur présente sans cesse la sombre perspective de la mort, des maladies, des disgrâces, des perfidies de leurs amis, des embûches de leurs ennemis, de l’instabilité naturelle des choses, et mille autres objets affligeans, représentés par ces Éthiopiens renfermés dans sa fiole. Virgile ajoute à sa description de la bataille d’Actium, cette judicieuse réflexion. Au son du sistre Égyptien, elle (Cléopatre) appelle ses guerriers au centre de l’armée : elle ne regarde pas encore derrière elle, et ne voit pas ces deux serpens qui la menacent[6].

Mais, peu de temps après, de quelque côté qu’elle se tournât, elle voyoit devant elle des légions entières d’Ethiopiens. Une addition non moins ingénieuse du poète, inventeur de cette fable, c’est que Némésis a pour monture un cerf, animal très vivace. En effet ceux qui sont enlevés à la fleur de leur âge, peuvent prévenir, par cette mort prématurée, les coups de Némésis et lui échapper. Mais ceux dont la puissance et les prospérités ont été de très longue durée, sont, sans contredit, continuellement exposés à ses coups, et, pour ainsi dire, sous elle.

  1. Intercedo ou veto, crioit un tribun du peuple à Rome ; et, à l’aide de ce mot, il annulloit l’arrêté des neuf autres. De même, en Angleterre, après que le parti de l’opposition, dans la chambre basse a combattu le sentiment des partisans du trône, et forcé ainsi l’assemblée à discuter le bill proposé, la chambre haute peut annuller le bill de la chambre des communes, en y opposant sa voix négative (qui ne se forme non plus qu’après une semblable discussion) ; et le roi peut aussi annuller le bill parlementaire en y opposant la sienne. Ainsi un bill n’a force de loi qu’après avoir été exposé au moins à trois propositions, et soumis à trois discussions ; ce qui rend les usurpations réciproques des deux chambres et du prince plus difficiles, en rendant les invasions des étrangers plus faciles ; comme le prouve toute l’histoire de l’Angleterre, conquise autant de fois qu’attaquée.
  2. La Lande peut prédire avec assez de justesse les éclipses qui auront lieu dans mille ans ; mais il ne pourroit prédire la situation où il sera lui-même, que dis-je ? la pensée même qu’il aura dans une heure : il connoit et trace pour ainsi dire, la route que doivent parcourir ces globes innombrables roulant dans les déserts immenses de l’espace ; l’astre qu’il connaît le moins c’est celui qui vit dans son sein. Tout mortel puissant ou foible, savant ou ignorant, est sans cesse sur le bord d’un abîme et dans une situation semblable à celle du navigateur ; il n’y a entre lui et la mort qu’une planche déjà pourrie, ou qui pourrit d’heure en heure : tout veut vivre éternellement et tout passe comme un songe : hommes, planètes, soleils, tout périt, et l’univers même est mortel.
  3. Voyez dans la vie de Paul-Émile par le bon Plutarque le discours que ce généreux et sage Romain prononça devant l’assemblée du peuple, après la conquête de la Macédoine ; il se termine à peu près ainsi : Mon heureux passage en Macédoine me donna de premières craintes ; cent cinquante villes prises, et un puissant royaume conquis en quinze jours augmentèrent mes terreurs ; après ce retour si prompt et si facile en Italie elles furent au comble ; enfin la foudre est tombée : durant mon triomphe, la mort m’a enlevé mes deux fils ; me voilà seul dans ma maison : mais quelques disgraces nous étoient dues pour tant de prospérités, bénissons la providence des Dieux immortels, elle n’a frappé que moi, en épargnant la république.
  4. Il lui semble que tous ceux qui se font un grand nom par leur génie ou leur courage, ne se distinguent qu’à ses dépens et en le pensant, il ne se trompe qu’à demi : le peuple n’admire que ce qu’il craint ; et, pour conquérir son admiration, on se voit obligé de le conquérir lui-même.
  5. Ce double attribut, me paroit signifier que les uns succombent par un seul coup qui les perce, pour ainsi dire, d’outre en outre, et les autres par une suite de disgraces dont chacune est peu sensible, mais dont la somme équivaut à une grande, qu’elle réserve à tous les mortels ou un petit nombre de grands malheurs ou un grand nombre de petits.
  6. Geminos angues ; ce qui peut signifier aussi que sa ruine, ou sa mort, eut lieu sous le signe des gemeaux.