De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 75-79).


XII. Memnon, ou l’homme précoce.


Memnon disent les poëtes, étoit fils de l’Aurore : il se faisoit remarquer par la beauté de ses armes : devenu célèbre par le vent de la faveur populaire, et encouragé par les vains applaudissemens de la multitude, il partit pour la guerre de Troies. Mais, comme il aspiroit avec trop de précipitation et de témérité à se faire un grand nom, ayant ôsé combattre Achille, le plus courageux et le plus fort des Grecs, il fut vaincu et tué. Jupiter, affligé de la mort prématurée de ce guerrier, et déplorant son sort, envoya à ses funérailles une infinité d’oiseaux, pour accompagner le corps et l’honorer par des chants qui avoient je ne sais quoi de lugubre et de plaintif. On lui érigea dans la suite une statue, qui, lorsqu’elle étoit frappée des rayons du soleil, rendoit aussi des sons plaintifs[1].

Cette fable paroît désigner les jeunes hommes de grande espérance, enlevés par une mort prématurée : on peut, en effet, les regarder comme les enfans de l’Aurore[2] ; car, séduits par quelque avantage extérieur qui les distingue, et par de vains applaudissemens, ils forment des entreprises au-dessus de leurs forces ; ils osent défier des héros ; ils se mesurent avec eux, et succombent dans un combat si inégal ; mais une commisération universelle et de longs regrets honorent leur mémoire. Rien, dans les destinées des mortels, n’est plus déplorable et n’excite de plus vifs regrets que la vertu moissonnée dans sa fleur. Car, celui qui périt ainsi avant le temps, n’a pas encore assez vécu pour rassasier de lui-même, ni pour exciter l’envie, qui pourroit adoucir un peu ces regrets et tempérer cette compassion. De plus, ces lamentations et ces gémissemens, ce n’est pas seulement à leurs funérailles qu’ils se font entendre ; mais ils sont de longue durée, et se prolongent dans l’avenir. C’est sur-tout dans les grandes innovations et au commencement des grandes entreprises, qu’on peut regarder comme les rayons du soleil levant, qu’on voit ces regrets se renouveller.

  1. Il ne seroit pas impossible de construire une statue qui rendroit de tels sons, en pratiquant dans son intérieur une grande cavité, remplie d’air inflammable, à laquelle s’aboucheroit un tuyau, dont l’autre extrémité répondroit aux ailes d’une espèce de volant fort léger et fixé sur le même arbre qu’un tambour de serinette, avec ses sautereaux et ses tuyaux, etc. Au reste, cette statue de Memnon chez les Égyptiens, étoit l’emblême du corps humain, animé, selon eux, par le soleil : c’étoit la lyre touchée par Apollon.
  2. La jeunesse est le printemps ou l’aurore de la vie humaine ; ce qui n’est pas tout-à-fait une figure poétique, mais une comparaison fondée sur une analogie physique ; car, à tout âge et en tout temps, on se sent plus jeune le matin que le soir ; la vie est toute composée de naissances, de morts et de renaissances alternatives. Nous mourons, en quelque manière, en nous endormant ; et en nous éveillant, nous ressuscitons : durant toute la matinée de chaque jour, nous avons encore peu vécu, et nous sommes encore jeunes, par rapport à ce jour-là, comme nous le sommes durant la matinée de cette journée un peu plus longue, que nous appellons la vie.