De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 79-81).


XIII. Tithon, ou la satiété.


Une fable très ingénieuse dit que l’Aurore aima Tithon, et que, souhaitant de vivre éternellement avec lui, elle supplia Jupiter d’accorder à son amant le don de l’immortalité ; mais que, par une étourderie assez ordinaire dans une femme, elle oublia de demander aussi qu’il fût exempt de vieillir. En conséquence, Tithon, devenu immortel, mais vieillissant de plus en plus, et accablé des maux de cette vieillesse, qui alloient toujours en croissant (la mort qui lui étoit refusée ne pouvant y mettre fin), devint le plus malheureux des hommes. Heureusement pour lui, Jupiter, qui en eut pitié, le changea enfin en cigale. Cette fable est un ingénieux emblême de la volupté et de ses inconvéniens. En effet, la volupté, dans ses commencemens, qu’on peut regarder comme son aurore, est si agréable aux hommes, qu’ils souhaiteroient que ces jouissances fussent éternelles : oubliant trop que tous ces plaisirs doivent finir par l’ennui et le dégoût, qui est comme la vieillesse de la volupté ; en sorte qu’à la fin les hommes n’étant plus capables de jouissances effectives ; mais n’ayant perdu que le pouvoir de jouir, sans en avoir perdu le desir et la volonté, aiment ordinairement à parler des plaisirs qu’ils ont goûtés dans la force de l’âge ; se contentant alors de simples discours sur ce sujet, et de ces jouissances idéales. C’est ce qu’on observe sur-tout dans les hommes très voluptueux et dans les guerriers ; les premiers, dans leur vieillesse, aimant les discours obscènes ; et les derniers, au même âge, se plaisant à raconter leurs prouesses. En quoi, les uns et les autres ressemblent aux cigales dont toute la force est dans leur voix.