De la sagesse/Livre III/Chapitre XIV

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LIVRE 3 CHAPITRE 14


debvoir des parens et enfans.

le debvoir et obligation des parens et enfans est reciproque et reciproquement naturelle : si celle des enfans est plus estroicte, celle des parens est plus ancienne, estant les parens premiers autheurs et la cause, et plus importante au public ; car, pour le peupler et garnir de gens de bien et bons citoyens, est necessaire la culture et bonne nourriture de la jeunesse, qui est la semence de la republique. Et ne vient poinct tant de mal au public de l’ingratitude des enfans envers leurs parens, comme de la nonchalance des parens en l’instruction des enfans : dont, avec grande raison, en Lacedemone, et autres bonnes polices, y avoit punition et amende contre les parens, quand leurs enfans estoient mal complexionnez. Et disoit Platon qu’il ne sçavoit poinct en quoy l’homme deust apporter plus de soin et de diligence qu’ à faire un bon fils. Et Crates s’escrioit en cholere : à quel propos tant de soin d’amasser des biens, et ne se soucier à qui les laisser ? C’est comme se soucier du soulier et non de son pied. Pourquoy des biens à un qui n’est pas sage, et n’en sçait user ? Comme une belle et riche selle sur un mauvais cheval. Les parens donc sont doublement obligez à ce debvoir, et pource que ce sont leurs enfans, et pource que ce sont les plantes tendres et l’esperance de la republique ; c’est cultiver sa terre et celle du public ensemble. Or cest office a quatre parties successifves, selon les quatre biens que l’enfant doibt recepvoir successifvement de ses parens, la vie, la nourriture, l’instruction, la communication. La premiere regarde le temps que l’enfant est au ventre jusques à la sortie inclusivement : la seconde, le temps de l’enfance au berceau, jusques à ce qu’il sçache marcher et parler : la tierce, toute la jeunesse ; ceste partie sera plus au long et serieusement traictée : la quatriesme est de leur affection, communication et comportement envers leurs enfans jà hommes faicts, touchant les biens, pensées, desseins. La premiere, qui regarde la generation et portée au ventre, n’est pas estimée et observée avec telle diligence qu’elle doibt, combien qu’elle aye autant ou plus de part au bien et mal des enfans, tant de leurs corps que de leurs esprits, que l’education et instruction après qu’ils sont nez et grandelets. C’est elle qui donne la subsistance, la trempe, le temperament, le naturel : l’autre est artificielle et acquise ; et s’il se commet faute en ceste premiere partie, la seconde ny la troisiesme ne la reparera pas, non plus que la faute en la premiere concoction de l’estomach ne se r’habille pas en la seconde ny troisiesme. Nos hommes vont à l’estourdie à cest accouplage, poussez par la seule volupté et envie de se descharger de ce qui les chatouille et les presse : s’il en advient conception, c’est rencontre, c’est cas fortuit : personne n’y va d’aguet et avec telle deliberation et disposition precedente, comme il faut, et que nature requiert. Puis que donc les hommes se font à l’adventure et à l’hazard, ce n’est merveille si tant rarement il s’en trouve de beaux, bons, sains, sages et bien faicts. Voyci donc briefvement, selon la philosophie, les advis particuliers sur ceste premiere partie, c’est-à-dire pour faire des enfans masles, sains, sages et advisez ; car ce qui sert à l’une de ces choses sert aux autres. 1 l’homme s’accouplera de femme qui ne soit de vile, vilaine et lasche condition, ny de mauvaise et vicieuse composition corporelle. 2 s’abstiendra de ceste action et copulation sept ou huict jours. 3 durant lesquels se nourrissant de bonnes viandes plus chaudes et seiches qu’autrement, et qui se cuisent bien en l’estomach. 4 fasse exercice peu plus que mediocre. Tout cecy tend à ce que la semence soit bien cuicte et assaisonnée, chaude et seiche, propre à un temperament masle, sain et sage. Les fayneans, lascifs, grands mangeurs, qui pour ce mal cuisent, ne font que filles ou hommes effeminez et lasches (comme raconte Hipocrates Des Scythes). 5 et s’approche de sa partie advertie d’en faire tout de mesme long-temps après le repas, c’est-à-dire le ventre vuide et à jeun (car le ventre plein ne faict rien qui vaille, pour l’esprit ny pour le corps, dont Diogenes reprocha à un jeune homme desbauché que son pere l’avoit planté estant yvre ; et la loy des carthaginois est loüée de Platon, qui enjoinct s’abstenir de vin le jour qu’on s’approche de sa femme). 6 et loin des mois de la femme, six ou sept jours devant, et autant ou plus après. 7 et sur le poinct de la conception et retention des semences, elle se tournant et ramassant du costé droict, se tienne à recoy quelque temps. 8 lequel reiglement touchant les viandes et l’exercice se doibt continuer par la mere durant le temps de la portée. Pour venir au second poinct de cest office, après la naissance de l’enfant, ces quatre poincts s’observeront. 1 l’enfant sera lavé d’eaue chaude et salée, pour rendre ensemble souples et fermes les membres, essuyer et desseicher la chair et le cerveau, affermir les nerfs, coustume très bonne d’orient et des juifs. 2 la nourrisse, si elle est à choisir, soit jeune, de temperament le moins froid et humide qu’il se pourra, nourrie à la peine, à coucher dur, manger peu, endurcie au froid et au chaud. J’ai dict, si elle est à choisir : car, selon raison et tous les sages, ce doibt estre la mere ; dont ils crient fort contre elle quand elle ne prend ceste charge, y estant conviée et comme obligée par nature, qui luy appreste à ces fins le laict aux mammelles, par l’exemple des bestes, par l’amour et jalousie qu’elle doibt avoir de ses petits, qui reçoivent un très grand dommage au changement de l’aliment jà accoustumé en un estranger, et peust-estre très mauvais, et d’un temperament tout contraire au premier ; dont elles ne sont meres qu’ à demy : (…). 3 la nourriture, outre la mammelle, soit laict de chevre, ou plustost beurre, plus subtile et aerée partie du laict, cuict avec miel et un peu de sel. Ce sont choses très propres pour le corps et pour l’esprit, par l’advis de tous les sages et grands medecins grecs et hebreux : (…). La qualité du laict ou beurre est fort temperée et de bonne nourriture ; la siccité du miel et du sel consomme l’humidité trop grande du cerveau, et le dispose à la sagesse. 4 l’enfant soit peu à peu accoustumé et endurcy à l’air, au chaud et au froid ; et ne faut craindre en cela, veu qu’en septentrion ils lavent bien leurs enfans sortans du ventre de la mere en eaue froide, et ne s’en trouvent pas mal. Les deux premieres parties de l’office des parens ont esté bientost expediées : par où il apparoist que ceux ne sont vrays peres, qui n’apportent le soin, l’affection et la diligence à ces choses susdictes ; qui sont cause ou occasion par nonchalance, ou autrement, de la mort ou avortement de leurs enfans ; qui les exposent estant nez, dont ils sont privez par les loix de la puissance paternelle. Et les enfans, à la honte des parens, demeurent esclaves de ceux qui les enlevent et nourrissent, qui n’ont soin de les elever et preserver du feu, de l’eaue et de tout encombre. La troisiesme partie, qui est de l’instruction, sera plus serieusement traictée. Sitost que cest enfant marchant et parlant commencera à remuer son ame avec le corps, et que les facultez d’icelle s’ouvriront et desvelopperont la memoire, l’imagination, la ratiocination, qui sera à quatre ou cinq ans, il faut avoir un grand soin et attention à le bien former ; car ceste premiere teincture et liqueur de laquelle sera imbuë ceste ame, aura une très grande puissance. Il ne se peust dire combien peust ceste premiere impression et formation de la jeunesse, jusques à vaincre la nature mesme : nourriture, dict-on, passe nature. Lycurgue le fit voir à tout le monde par deux petits chiens de mesme ventrée, mais diversement nourris, produicts en public : auxquels ayant presenté des souppes et un petit lievre, le nourry mollement en la maison s’arresta à la souppe, et le nourry à la chasse, quittant la souppe, courut après le lievre. La force de ceste instruction vient de ce qu’elle y entre facilement et difficilement sort : car y entrant la premiere, y prend telle place et creance que l’on veust, n’y en ayant poinct d’autre precedente qui la luy conteste ou dispute. Ceste ame donc toute neufve et blanche, tendre et molle, reçoit fort aisement le ply et l’impression que l’on luy veust donner, et puis ne le perd aisement. Or ce n’est pas petite besongne que ceste-cy, et ose-l’on dire la plus difficile et importante qui soit. Qui ne void qu’en un estat tout despend de là ? Toutesfois (et c’est la plus notable, pernicieuse, fascheuse et deplorable faute qui soit en nos polices, remarquée par Aristote et Plutarque) nous voyons que la conduicte et discipline de la jeunesse est de tous abandonnée à la charge et mercy des parens, qui qu’ils soyent, souvent nonchalans, fols, meschans, et le public n’y veille ny ne s’en soucie poinct, et pourquoy tout va mal. Presque les seules polices lacedemonienne et cretense ont commis aux loix la discipline de l’enfance. La plus belle discipline du monde pour la jeunesse estoit la spartaine, dont Agesilaüs convioit Xenophon à y envoyer ses enfans : car l’on y apprend, dict-il, la plus belle science du monde, qui est de bien commander et de bien obeyr, et où l’on forge les bons legislateurs, empereurs d’armes, magistrats, citoyens. Ils avoient ceste jeunesse et leur instruction en recommandation sur toutes choses, dont Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages, ils dirent qu’ils aymoient mieux donner deux fois autant d’hommes faicts. Or, avant entrer en ceste matiere, je veux donner icy un advertissement de poids. Il y en a qui travaillent fort à descouvrir leurs inclinations, et à quoy ils seront propres. Mais c’est chose si tendre, obscure et incertaine, qu’ à chasque fois l’on se trouve trompé après avoir fort despendu et travaillé. Parquoy, sans s’arrester à ces foibles et legeres divinations et prognostiques tirées des mouvemens de leur enfance, il faut leur donner une instruction universellement bonne et utile, par laquelle ils deviennent capables, prests et disposés à tout. C’est travailler à l’asseuré, et faire ce qu’il faut tousiours faire : ce sera une teincture bonne à recepvoir toutes les autres. Pour entrer maintenant en ceste matiere, nous la pourrons rapporter à trois poincts, former l’esprit, dresser le corps, reigler les mœurs. Mais, avant que donner les advis particuliers servans à ces trois, il y en a de generaux qui appartiennent à la maniere de proceder en cest affaire pour s’y porter dignement et heureusement, qu’il faut sçavoir par un prealable. Le premier est de garder soigneusement son ame pucelle et nette de la contagion et corruption du monde, qu’elle ne reçoive aucune tache ny atteincte mauvaise. Et pour ce faire il faut diligemment garder les portes ; ce sont les oreilles principalement, et puis les yeux, c’est-à-dire donner ordre qu’aucun, fust-il mesme son parent, n’approche de cest enfant, qui luy puisse dire ou souffler aux oreilles quelque chose de mauvais. Il ne faut qu’un mot, un petit propos, pour faire un mal difficile à reparer. Garde les oreilles sur-tout, et puis les yeux. à ce propos Platon est d’advis de ne permettre que valets, servantes et viles personnes, entretiennent les enfans ; car ils ne leur peuvent dire que fables, propos vains et niais, si pis ils ne disent. Or c’est desia abbreuver et embabouyner ceste tendre jeunesse de sottises et niaiseries. Le second advis est au choix, tant des personnes qui auront charge de cest enfant, que des propos que l’on luy tiendra, et des livres que l’on luy baillera. Quant aux personnes, ce doibvent estre gens de bien, bien nez, doux et agreables, ayant la teste bien faicte, plus pleine de sagesse que de science, et qu’ils s’entendent bien ensemble, de peur que, par advis contraires, ou par dissemblable voie de proceder, l’un par rigueur, l’autre par flatterie, ils ne s’entr’empeschent et ne troublent leur charge et leur dessein. Les livres et les propos ne doibvent poinct estre de choses petites, sottes, frivolles, mais grandes, serieuses, nobles et genereuses, qui reiglent les sens, les opinions, les mœurs, comme ceux qui font cognoistre la condition humaine, les bransles et ressorts de nos ames, affin de se cognoistre et les autres ; luy apprendre ce qu’il faut craindre, aymer, desirer ; que c’est que passion, vertu ; ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la subjection, et la liberté et la licence. Aussi bien leur fera-on avaller les unes plus que les autres. L’on se trompe : il ne faut pas plus d’esprit à entendre les beaux exemples de Valere Maxime, et toute l’histoire grecque et romaine (qui est la plus belle science et leçon du monde), qu’ à entendre Amadis De Gaule, et autres pareils contes vains. L’enfant qui peust sçavoir combien il y a de poulles chez sa mere, et cognoistre ses cousins, comprendra combien il y a eu de roys et puis de Caesars à Rome. Il ne se faut pas deffier de la portée et suffisance de l’esprit ; mais il le faut sçavoir bien conduire et manier. Le troisiesme est de se porter envers luy, et proceder de façon non austere, rude et severe, mais douce, riante, enjouée. Parquoy nous condamnons icy tout à plat la coustume presque universelle de battre, fouetter, injurier et crier après les enfans, et les tenir en grande craincte et subjection, comme il se faict aux colleges : car elle est très inique et punissable, comme en un juge et medecin qui seroit animé et esmu de cholere contre son criminel et patient ; prejudiciable et toute contraire au dessein que l’on a, qui est de les rendre amoureux et poursuyvant la vertu, sagesse, science, honnesteté. Or ceste façon imperieuse et rude leur en faict venir la hayne, l’horreur et le despit ; puis les effarouche et les enteste, leur abat et oste le courage, tellement que leur esprit n’est plus que servile, bas et esclave ; aussi sont-ils traictez en esclaves. (…). Se voyant ainsi traictez, ne font plus rien qui vaille, maudissent et le maistre et l’apprentissage. S’ils font ce que l’on requiert d’eux, c’est pource qu’on les regarde, c’est par craincte, et non gayement et noblement, et ainsi non honnestement. S’ils y ont failly, pour se sauver de la rigueur, ils ont recours aux remedes lasches et vilaines menteries, faulses excuses, larmes de despit, cachettes, fuytes, toutes choses pires que la faute qu’ils ont faict. (…). Je veux qu’on le traicte librement et liberalement, y employant la raison et les douces remonstrances, et luy engendrant au cœur les affections d’honneur et de pudeur. La premiere luy servira d’esperon au bien ; la seconde, de bride pour le retirer et degouster du mal. Il y a je ne sçay quoy de servile et de vilain en la rigueur et contraincte, ennemie de l’honneur et vraye liberté. Il faut tout au rebours leur grossir le cœur d’ingenuité, de franchise, d’amour, de vertu et d’honneur. (…). Les coups sont pour les bestes, qui n’entendent pas raison ; les injures et crieries sont pour les esclaves. Qui y est une fois accoustumé ne vaut plus rien : mais la raison, la beauté de l’action, la ressemblance aux gens de bien, l’honneur, l’approbation de tous, la gratification qui en demeure au dedans, et qui au dehors en est rendue par ceux qui la sçavent ; et leurs contraires, la laideur et indignité du faict, la honte, le reproche, le regret au cœur et l’improbation de tous, ce sont les armes, la monnoye, les aiguillons des enfans bien nez, et que l’on veust rendre honnestes. C’est ce qu’il leur faut tousiours sonner aux oreilles ; si ces moyens ne font rien, tous les autres de rudesse n’ont garde de profiter. Ce qui ne se peust faire par raison, prudence, addresse, ne se fera jamais par force ; et, quand il se feroit, ne vaudroit rien. Mais ces moyens icy ne peuvent estre inutiles, s’ils y sont employez de bonne heure, avant qu’il y aye encore rien de gasté. Je ne veux pour cela approuver ceste lasche et flatteuse indulgence et sotte craincte de contrister les enfans, qui est une autre extremité aussi mauvaise. C’est comme le lierre, qui tue et rend sterile l’arbre qu’il embrasse ; le singe, qui tue ses petits par force de les embrasser ; et ceux qui craignent d’empoigner par les cheveux celuy qui se noye, de peur de luy faire mal, et le laissent perir. Contre ce vice le sage hebreu parle tant : il faut contenir la jeunesse en discipline non corporelle des bestes, ou des forçats, mais spirituelle, humaine, liberale, de la raison. Venons maintenant aux particuliers et plus exprès advis de ceste instruction. Le premier chef d’iceux est, comme nous avons dict, d’exercer, esguiser et former l’esprit. Sur quoy y a divers preceptes ; mais le premier, principal et fondamental des autres, qui regarde le but et la fin de l’instruction, et que je desire plus inculquer à cause qu’il est peu embrassé et suyvi, et tous courent après son contraire, qui est un erreur tout commun et ordinaire, c’est d’avoir beaucoup plus, et tout le principal soin d’exercer, cultiver et faire valoir le naturel et propre bien, et moins amasser et acquerir de l’estranger ; plus tendre à la sagesse qu’ à la science et à l’art ; plus à former bien le jugement, et par consequent la volonté et la conscience, qu’ à remplir la memoire et reschauffer l’imagination. Ce sont les trois parties maistresses de l’ame raisonnable ; mais la premiere est le jugement, comme a esté discouru cy-dessus, où je renvoye expressement le lecteur. Or le monde faict tout le contraire, qui court tout après l’art, la science, l’acquis. Les parens, pour rendre leurs enfans sçavans, font une grande despense, et les enfans prennent une grande peine, (…), et bien souvent tout est perdu ; mais de les rendre sages, honnestes, habiles, à quoy n’y a tant de despense ny de peine, ils ne s’en soucient pas. Quelle plus notable folie au monde qu’admirer plus la science, l’acquis, la memoire, que la sagesse, le naturel ? Or tous ne commettent pas ceste faute de mesme esprit : les uns simplement meinez par la coustume, pensant que la sagesse et la science ne sont pas choses fort differentes, ou, pour le moins, qu’elles marchent tousiours ensemble, et qu’il faut avoir l’une pour avoir l’autre ; ceux-cy meritent d’estre remonstrez et enseignez : les autres y vont de malice et sçavent bien ce qui en est ; mais, à quelque prix que ce soit, ils veulent l’art et la science, car c’est un moyen maintenant en l’Europe occidentale d’acquerir bruict, reputation, richesses. Ces gens-cy font de science mestier et marchandise, science mercenaire, pedantesque, sordide et mechanique : ils achettent de la science pour puis la revendre. Laissons ces marchands comme incurables. Pour enseigner les autres et descouvrir la faute qui est en tout cecy, il faut monstrer deux choses : l’une, que la science et la sagesse sont choses fort differentes, et que la sagesse vaut mieux que toute la science du monde, comme le ciel vaut mieux que toute la terre, et l’or que le fer ; l’autre, que non seulement elles sont differentes, mais qu’elles ne vont presque jamais ensemble, qu’elles s’entr’empeschent l’une l’autre ordinairement : qui est fort sçavant n’est gueres sage, et qui est sage n’est pas sçavant. Il y a bien quelques exceptions en cecy ; mais elles sont bien rares. Ce sont de grandes ames, riches, heureuses : il y en a eu en l’antiquité ; mais il ne s’en trouve presque plus. Pour ce faire il faut premierement sçavoir que c’est que science et sagesse. Science est un grand amas et provision du bien d’autruy ; c’est un soigneux recueil de ce que l’on a veu, ouy dire et lu aux livres, c’est-à-dire des beaux dicts et faicts des grands personnages qui ont esté en toutes nations. Or le gardoir et le magazin où demeure et se garde ceste grande provision, l’estuy de la science et des biens acquis, est la memoire. Qui a bonne memoire, il ne tient qu’ à luy qu’il n’est sçavant, car il en a le moyen. La sagesse est un maniement doux et reiglé de l’ame : celuy-là est sage qui se conduict en ses desirs, pensées, opinions, paroles, faicts, reiglemens, avec mesure et proportion. Bref, en un mot, la sagesse est la reigle de l’ame ; et celuy qui manie ceste reigle, c’est le jugement, qui void, juge, estime toutes choses, les arrange comme il faut, rend à chascun ce qui luy appartient. Voyons maintenant leurs differences, et de combien la sagesse vaut mieux. La science est un petit et sterile bien au prix de la sagesse ; car non seulement elle n’est poinct necessaire, car des trois parties du monde les deux et plus s’en passent bien ; mais encore elle est peu utile et sert à peu de chose. Elle ne sert poinct à la vie : combien de gens riches et pauvres, grands et petits, vivent plaisamment et heureusement, sans avoir ouy parler de science ! Il y a bien d’autres choses plus utiles au service de la vie et societé humaine, comme l’honneur, la gloire, la noblesse, la dignité, qui toutesfois ne sont necessaires. 2 ny aux choses naturelles, lesquelles l’ignorant faict aussi bien que le sçavant : la nature est à cela suffisante maistresse. 3 ny à la preud’homie, et à nous rendre meilleurs, (…) ; plustost elle y empesche. Qui voudra bien regarder trouvera non seulement plus de gens de bien, mais encore de plus excellens en toutes sortes de vertus, ignorans que sçavans, tesmoin Rome, qui a esté plus prude encore jeune et ignorante, que la vieille fine et sçavante : (…). La science ne sert qu’ à inventer finesses, subtilitez, artifices et toutes choses ennemies d’innocence, laquelle loge volontiers avec la simplicité et l’ignorance. L’atheïsme, les erreurs, les sectes et troubles du monde sont sortis de l’ordre des sçavans. La premiere tentation du diable, dict la bible, et le commencement de tout mal et de la ruine du genre humain, a esté l’opinion, le desir et envie de science : (…). Les serenes, pour pipper et attraper Ulysses en leurs filets, luy offrent en don la science, et S Paul advertit de s’en donner garde, (…). Un des plus sçavans qui a esté, parle de la science comme de chose non seulement vaine, mais encore nuisible, penible et fascheuse. Bref, la science nous peust rendre plus humains et courtois, mais non plus gens de bien. 4 ne sert de rien aussi à nous addoucir ou nous delivrer des maux qui nous pressent en ce monde ; au rebours elle les aigrit, les enfle et grossit, tesmoin les enfans idiots, simples, ignorans, mesurant les choses au seul goust present, ont beaucoup meilleur marché des maux, et les supportent plus doucement que les sçavans et habiles, et se laissent plus facilement tailler, inciser. La science nous anticipe les maux, tellement que le mal est plustost en l’ame par la science qu’en nature. Le sage a dict que qui acquiert science s’acquiert du travail et du tourment : l’ignorance est un bien plus propre remede contre tous maux, (…) ; d’où viennent ces conseils de nos amis : n’y pensez plus, ostez cela de vostre teste et de vostre memoire. Est-ce pas nous renvoyer et remettre entre les bras de l’ignorance, comme au meilleur abry et couvert qui soit ? C’est bien une mocquerie, car le souvenir et l’oubly n’est pas en nostre puissance. Mais ils veulent faire comme les chirurgiens qui, ne pouvant guarir la playe, la pallient et l’endorment. Ceux qui conseillent se tuer aux maux extremes et irremediables ne renvoyent-ils pas bien à l’ignorance, stupidité, insensibilité ? La sagesse est un bien necessaire et universellement utile à toute chose : elle gouverne et reigle tout ; il n’y a rien qui se puisse cacher ou desrober de sa jurisdiction et cognoissance ; elle regente par-tout en paix, en guerre, en public, en privé ; elle reigle mesme les desbauches, les jeux, les danses, les banquets, et apporte de la bride et de la moderation. Bref, il n’y a rien qui ne se puisse et ne se doibve faire sagement, discrettement et prudemment. Au contraire, sans sagesse tout s’en va en trouble et en confusion. Secondement, la science est servile, basse et mechanique au prix de la sagesse : c’est une chose empruntée avec peine. Le sçavant est comme la corneille revestue et parée de plumes desrobées des autres oiseaux. Il se monstre et entretient le monde, mais c’est aux despens d’autruy ; et faut qu’il mette tousiours la main au bonnet, pour recognoistre et nommer avec honneur celuy de qui il a emprunté ce qu’il dict. Le sage est comme celuy qui vit de ses rentes. La sagesse est un bien propre et sien : c’est un naturel bon, bien cultivé et labouré. Tiercement, les conditions sont bien autres, plus belles et plus nobles de l’une que de l’autre. La science est fiere, presomptueuse, arrogante, opiniastre, indiscrette, querelleuse, (…) : la sagesse modeste, retenuë, douce et paisible. 2 la science est caqueteresse, envieuse de se monstrer, qui toutesfois ne sçait faire aucune chose, n’est poinct actifve, mais seulement propre à parler et à en conter : la sagesse faict, elle agit et gouverne tout. La science donc et la sagesse sont choses bien differentes, et la sagesse est bien plus excellente, plus à priser et estimer que la science ; car elle est necessaire, utile par-tout, universelle, actifve, noble, honneste, gracieuse, joyeuse. La science est particuliere, non necessaire, ny gueres utile, poinct actifve, servile, mechanique, melancholique, opiniastre, presomptueuse. Venons à l’autre poinct, qui est qu’elles ne sont pas tousiours ensemble, mais au rebo urs elles sont presque tousiours separées. La raison naturelle est, comme a esté dict, que les temperamens sont contraires ; car celuy de la science et memoire est humide, et celuy de la sagesse et du jugement est sec. Cecy aussi nous est signifié en ce qui advint aux premiers hommes, lesquels sitost qu’ils jetterent leurs yeux sur la science, et en eurent envie, ils furent despouillez de la sagesse, de laquelle ils avoient esté investis dès leur origine : par experience nous voyons tous les jours le mesme. Les plus beaux et florissans estats, republiques, empires anciens et modernes, ont esté et sont gouvernez très sagement en paix et en guerre sans aucune science. Rome, les premiers cinq cents ans qu’elle a flory en vertu et vaillance, estoit sans science ; et sitost qu’elle a commencé à devenir sçavante, elle a commencé de se corrompre, se troubler par guerres civiles, et se ruiner. La plus belle police qui fust jamais, la lacedemonienne bastie par Lycurgue, qui a produict les plus grands personnages, n’avoit aucune profession de lettres ; c’estoit l’eschole de vertu, de sagesse, et s’est renduë victorieuse d’Athenes, la plus sçavante ville du monde, l’eschole de toutes sciences, le domicile des muses, le magazin des philosophes. Voylà des anciens. Le plus grand et florissant estat et empire qui soit maintenant au monde, c’est celuy du grand-seigneur, lequel, comme le lion de toute la terre, se faict craindre, redoubter par tous les princes et monarques du monde, et en cest estat il n’y a aucune profession de science, ny eschole, ny permission de lire ny enseigner en pslic, non pas mesme pour la religion. Qui conduict et faict mesme prosperer cest estat ? La sagesse, la prudence. Mais venons aux estats auxquels les lettres et la science sont en credit. Qui les gouvernent ? Ce ne sont poinct les sçavans. Prenons pour exemple ce royaume, auquel la science et les lettres ont esté en plus grand honneur qu’en tout le reste du monde, et qui semble avoir succedé à Athenes : les principaux officiers de ceste couronne, connestables, mareschaux, admiraux, et puis les secretaires d’estat qui expedient tous les affaires, sont gens ordinairement du tout sans lettres. Certes plusieurs grands legislateurs, fondateurs et princes, ont banny et chassé la science, comme le venin et la peste des republiques ; Licinius, Valentinien, Mahomet, Lycurgue. Voylà la sagesse sans science. Voyons la science sans sagesse, il est bien aisé. Regardons un peu ceux qui font profession des lettres, qui viennent des escholes et universitez, et ont la teste toute pleine d’Aristote, de Ciceron, de Barthole : y a-il gens au monde plus ineptes et plus sots, et plus mal propres à toutes choses ? Dont est venu le proverbe, que pour dire sot, inepte, l’on dict un clerc, un pedant ; et pour dire une chose mal faicte, l’on la dict faicte en clerc. Il semble que la science enteste les gens, et leur donne un coup de marteau (comme l’on dict) à la teste, et les faict devenir sots ou fols, selon que disoit le roy Agrippa à S Paul, (…). Il y a force gens, que s’ils n’eussent jamais esté au college, ils seroient plus sages : et leurs freres, qui n’ont poinct estudié, sont plus sages : (…). Venez à la practique, prenez-moy un de ces sçavanteaux, menez-le moy au conseil de ville en une assemblée en laquelle l’on delibere des affaires d’estat, ou de la police, ou de la mesnagerie, vous ne vistes jamais homme plus estonné, il pallira, rougira, blesmira, toussira : mais enfin il ne sçait ce qu’il doibt dire. S’il se mesle de parler, ce seront de longs discours, des definitions, divisions d’Aristote, ergo gluq. Escoutez en ce mesme conseil un marchand, un bourgeois, qui n’a jamais ouy parler d’Aristote, il opinera mieux, donnera de meilleurs advis et expediens que les sçavans. Or ce n’est pas assez d’avoir dict le faict, que la sagesse et la science ne vont gueres ensemble : il en faut chercher la raison, et en la cherchant je payeray et satisferay ceux qui pourroient estre offensez de ce que dessus, et penser que je suis ennemy de la science. C’est donc une question, d’où vient que sçavant et sage ne se rencontrent gueres ensemble. Il y a bien grande raison de faire ceste question ; car c’est un cas estrange et contre toute raison qu’un homme pour estre sçavant n’en soit pas plus sage ; car la science est un chemin, un moyen et instrument propre à la sagesse. Voyci deux hommes, un qui a estudié, l’autre non : celuy qui a estudié doibt et est obligé d’estre beaucoup plus sage que l’autre ; car il a tout ce que l’autre a, c’est-à-dire le naturel, une raison, un jugement, un esprit, et outre cela il a les advis, les discours et jugemens de tous les plus grands hommes du monde, qu’il trouve par les livres. Ne doibt-il donc pas estre plus sage, plus habile, plus honneste que l’autre, puis qu’avec ses moyens propres et naturels, il en a tant d’estrangers acquis et tirez de toutes parts ? Comme dict quelqu’un, le bien naturel joinct avec l’accidental faict une bonne composition, et neantmoins nous voyons le contraire, comme a esté dict. Or la vraye raison et response à cela, c’est la mauvaise et sinistre façon d’estudier, et la mauvaise instruction. Ils prennent aux livres et aux escholes de très bonnes choses, mais de très mauvaises mains : dont il advient que ces biens ne leur profitent de rien, demeurent indigens et necessiteux au milieu des richesses et de l’abondance, et, comme Tantalus près de la viande, en meurent de faim : c’est qu’arrivant aux livres et aux escholes, ils ne regardent qu’ à garnir et remplir leur memoire de ce qu’ils lisent et entendent, et les voylà sçavans, et non à polir et former le jugement pour se rendre sages ; comme celuy qui mettroit le pain dedans sa poche, et non dedans son ventre, il auroit enfin sa poche pleine et mourroit de faim. Ainsi, avec la memoire bien pleine, ils demeurent sots : (…). Ils se preparent à estre rapporteurs : Ciceron a dict, Aristote, Platon a laissé par escrit, etc., et eux ne sçavent rien dire. Ils font deux fautes : l’une, qu’ils n’appliquent pas ce qu’ils apprennent à eux-mesmes, à se former à la vertu, sagesse, resolution ; et ainsi leur science leur est inutile : l’autre est que, pendant ce long temps qu’ils employent avec grande peine et despense à amasser et empocher ce qu’ils peuvent desrober sur autruy inutilement pour eux, ils laissent chaumer leur propre bien et ne l’exercent. Les autres, qui n’estudient, n’ayant recours à autruy, advisent de cultiver leur naturel, s’en trouvent souvent mieux, plus sages et resolus, encore que moins sçavans, et moins gaignans, et moins glorieux. Quelqu’un a dict cecy un peu autrement et plus briefvement, que les lettres gastent les cerveaux et esprits foibles, parfont les forts et bons naturels. Or voyci la leçon et l’advis que je donne icy ; il ne faut pas s’amuser à retenir et garder les opinions et le sçavoir d’autruy, pour puis le rapporter et en faire monstre et parade à autruy, ou pour profict sordide et mercenaire ; mais il les faut faire nostres. Il ne faut pas les loger en nostre ame, mais les incorporer et transsubstantier. Il ne faut pas seulement en arrouser l’ame, mais il la faut teindre et la rendre essentiellement meilleure, sage, forte, bonne, courageuse : autrement de quoy sert d’estudier ? (…). Il ne faut pas faire comme les bouquetieres, qui pilottent par cy par là des fleurs toutes entieres, et telles qu’elles sont les emportent pour faire des bouquets, et puis des presens : ainsi font les mauvais estudians qui amassent des livres plusieurs bonnes choses, pour puis en faire parade et monstre aux autres : mais il faut faire comme les mouches à miel, qui n’emportent poinct les fleurs comme les bouquetieres, mais s’assiant sur elles, comme si elles les couvoient, en tirent l’esprit, la force, la vertu, la quintessence, et s’en nourrissent, en font substance, et puis en font de très bon et doux miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine. Aussi faut-il tirer des livres la moëlle, l’esprit (sans s’assubjectir à retenir par coeur les mots, comme plusieurs font, moins encore à retenir le lieu, le livre, le chapitre ; c’est une sotte et vaine superstition et vanité, qui faict perdre le principal), et ayant succé et tiré le bon, en paistre son ame, en former son jugement, et instruire et reigler sa conscience et ses opinions, rectifier sa volonté, bref en faire un ouvrage tout sien, c’est-à-dire un honneste homme, sage, advisé, resolu. (…). Et à cecy le choix des sciences y est necessaire. Celles que je recommande sur toutes, et qui servent à la fin que je viens de dire, sont les naturelles et morales, qui enseignent à vivre et bien vivre, la nature et la vertu, ce que nous sommes et ce que nous debvons estre. Soubs les morales sont comprinses les politiques, oeconomiques, les histoires. Toutes les autres sont vaines et en l’air, et ne s’y faut arrester qu’en passant. Ceste fin et but de l’instruction de la jeunesse et comparaison de la science et sagesse m’a tenu fort long-temps, à cause de la contestation. Poursuyvons les autres parties et advis de ceste instruction. Les moyens d’instruction sont divers. Premierement, deux : l’un par parole, c’est-à-dire preceptes, instructions et leçons verbales ; ou bien par conferences avec les honnestes et habiles hommes, frottant et limant nostre cervelle contre la leur, comme le fer qui s’esclaircit, se nettoye et embellit par le frotter. Ceste façon est agreable, douce, naturelle. L’autre par faicts, c’est l’exemple, qui est prins non seulement des bons par imitation et similitude, mais encore des mauvais par disconvenance. Il y en a qui apprennent mieux de ceste façon par opposition et horreur du mal en autruy. C’est un usage de la justice d’en condamner un pour servir d’exemple aux autres. Et disoit le vieux Caton, que les sages ont plus à apprendre des fols que les fols des sages. Les lacedemoniens, pour retirer leurs enfans de l’yvrognerie, faisoient enyvrer devant eux leurs serfs, affin qu’ils en eussent horreur par ce spectacle. Or ceste seconde maniere, par exemple, nous apprend et plus facilement et avec plus de plaisir. Apprendre par preceptes est un chemin long, parce que nous avons peine à les entendre ; les ayant entendus, à les retenir ; après les avoir retenus, à les mettre en usage. Et difficilement nous promettons-nous d’en pouvoir tirer le fruict qu’ils nous promettent. Mais l’exemple et imitation nous apprennent sur l’ouvrage mesme, nous invitent avec beaucoup plus d’ardeur, et nous promettent quasi semblable gloire que celle de ceux que nous prenons à imiter. Les semences tirent à la fin la qualité de la terre où elles sont transportées, et deviennent semblables à celles qui y croissent naturellement. Ainsi les esprits et les mœurs des hommes se conforment à ceux avec lesquels ils frequentent ordinairement. Il passe par contagion des choses une grande part de l’une à l’autre. Or ces deux manieres de profiter, par parole et par exemple, encore sont-elles doubles ; car elles s’exercent et se tirent des gens excellens ou vivans, par leur frequentation et conference sensible et externe, ou morts, par la lecture des livres. Le premier commerce des vivans est plus vif et plus naturel ; c’est un fructueux exercice de la vie, qui estoit bien en usage parmy les anciens, mesmement les grecs ; mais il est fortuit, dependant d’autruy et rare : il est mal-aisé de rencontrer telles gens et encore plus d’en jouir. Et cecy s’exerce ou sans gueres s’eslongner de chez soy, ou bien en voyageant et visitant les pays estrangers, non pour s’y paistre de vanitez comme la pluspart, mais pour en rapporter la consideration principalement des humeurs et façons de ces nations-là. C’est un exercice profitable, le corps n’y est ny oysif ny travaillé : ceste moderée agitation le tient en haleine, l’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneuës et nouvelles. Il n’y a poinct de meilleure eschole pour former la vie, que voir incessamment la diversité de tant d’autres vies, et gouster une perpetuelle varieté des formes de nostre nature. L’autre commerce avec les morts par le benefice des livres, est bien plus seur et plus à nous, plus constant, et qui moins couste. Qui s’en sçait bien servir en tire beaucoup de plaisir et de secours : il nous descharge du poids d’une oysiveté ennuyeuse, nous distrait d’une imagination importune et des autres choses externes qui nous faschent, nous console et secourt en nos maux et douleurs : mais aussi n’est-il bon que pour l’esprit, dont le corps demeure sans action, s’attriste et s’altere. Il faut maintenant parler de la procedure et formalité que doibt tenir l’instructeur de la jeunesse, pour bien et heureusement arriver à son poinct. Elle a plusieurs parties : nous en toucherons quelques-unes. Premierement, il doibt souvent interroger son escholier, le faire parler et dire son advis sur tout ce qui se presente. Cecy est au rebours du style ordinaire, qui est que le maistre parle tousiours seul, et enseigne cest enfant avec authorité, et verse dedans sa teste, comme dedans un vaisseau, tout ce qu’il veust : tellement que les enfans ne sont que simplement escoutans et recepvans, qui est une très mauvaise façon : (…). Il faut resveiller et eschauffer leur esprit par demandes, les faire opiner les premiers, et leur donner mesme liberté de demander, s’enquerir, et ouvrir le chemin quand ils voudront. Si, sans les faire parler, on leur parle tout seul, c’est chose presque perdue, l’enfant n’en faict en rien son profict, pource qu’il pense n’en estre pas d’escot : il n’y preste que l’oreille, encore bien froidement ; il ne s’en pique pas comme quand il est de la partie. Et n’est assez leur faire dire leur advis, car il leur faut tousiours faire soustenir et rendre raison de leur dire, affin qu’ils ne parlent pas par acquit, mais qu’ils soyent soigneux et attentifs à ce qu’ils diront ; et, pour leur donner courage, faut faire compte de ce qu’ils diront, au moins de leur essay. Ceste façon d’instruire par demandes est excellemment observée par Socrates (le premier en ceste besongne), comme nous voyons par-tout en Platon, où, par une longue enfilure de demandes dextrement faictes, il meine doucement au giste de la verité ; et par le docteur de verité en son evangile. Or ces demandes ne doibvent pas tant estre des choses de science et de memoire, comme a esté dict, que des choses de jugement. Parquoy à cest exercice tout servira, mesme les petites choses, comme la sottise d’un laquais, la malice d’un page, un propos de table : car l’œuvre de jugement n’est pas de traicter et entendre choses grandes et hautes, mais estimer et resouldre justement et pertinemment quoy que ce soit. Il leur faut donc faire des questions sur le jugement des hommes et des actions, et le tout raisonner, affin que par ensemble ils forment leur jugement et leur conscience. L’instructeur de Cyrus en Xenophon pour sa leçon luy propose ce faict : un grand garçon ayant un petit saye le donna à un de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye, qui estoit plus grand ; puis luy demande son advis et jugement sur ce faict : Cyrus respond que cela alloit bien ainsi, et que tous les deux garçons demeuroient ainsi bien accommodez. Son instructeur le reprend et le tance bien aigrement de ce qu’il avoit consideré seulement la bienseance, et non la justice, qui doibt aller beaucoup devant, et qui veust que personne ne soit forcé en ce qui est sien : voylà une belle forme d’instruire. Et advenant de rapporter ce qui est dedans les livres, ce qu’en dict Ciceron, Aristote, ce ne doibt pas estre pour seulement le reciter et rapporter, mais pour le juger ; et pour ce il le luy faut tourner à tous usages, et luy faire appliquer à divers subjects. Ce n’est pas assez de reciter comme une histoire que Caton s’est tué à Utique pour ne venir aux mains de Caesar, et que Brutus et Cassius sont autheurs de la mort de Caesar, c’est le moindre ; mais je veux qu’il leur fasse le procez, et qu’il juge s’ils ont bien faict en cela, s’ils ont bien ou mal merité du public, s’ils s’y sont portez avec prudence, justice, vaillance, en quoy ils ont bien et mal faict. Finalement et generallement il faut requerir en tous ses propos, demandes, responses, la pertinence, l’ordre, la verité, oeuvre du jugement et de la conscience. En ces choses ne luy faut quitter ou dissimuler aucunement, mais le presser et tenir subject. Secondement il doibt le duyre et façonner à une honneste curiosité de sçavoir tout, par laquelle premierement il aye les yeux par-tout à considerer tout ce qui se dira, faira et remuera à l’entour de luy, et ne laisser rien passer qu’il ne juge et repasse en son esprit ; puis qu’il s’enquiere tout doucement des autres choses, tant du droict que du faict. Qui ne demande rien ne sçait rien, dit-on : qui ne remuë son esprit, il s’enrouille et demeure sot ; et de tout il doibt faire son profict, l’appliquer à soy, en prendre advis et conseil, tant sur le passé, pour ressentir les fautes qu’il a faict, que pour l’advenir, affin de se reigler et s’assagir. Il ne faut pas laisser les enfans seuls resver, s’endormir, s’entretenir : car n’ayant la suffisance de se fournir matiere belle et digne, ils se paistront de vanité ; il les faut embesongner et tenir en haleine, et leur engendrer ceste curiosité qui les pique et resveille : laquelle, telle que dict est, ne sera ny vaine en soy, ny importune à autruy. Il doibt aussi luy former et mouler son esprit au modele et patron general du monde et de la nature, le rendre universel ; c’est-à-dire, luy representer en toutes choses la face universelle de nature : que tout le monde soit son livre : que, de quelque subject que l’on parle, il jette sa veue et sa pensée sur toute l’estendue du monde, sur tant de façons et d’opinions differentes, qui ont esté et sont au monde sur ce subject. Les plus belles ames et les plus nobles sont les plus universelles et plus libres : par ce moyen l’esprit se roidit, apprend à ne s’estonner de rien, se forme en la resolution, fermeté, constance. Bref il n’admire plus rien, qui est le plus haut et dernier poinct de sagesse : car, quoy qu’il advienne et que l’on luy dise, il trouve qu’il n’y a rien de nouveau et d’estrange au monde, que la condition humaine est capable de toutes choses, qu’ils s’en sont bien passez d’autres, et s’en passent encore ailleurs de plus vertes, plus grandes. C’est en ce sens que Socrates le sage se disoit citoyen du monde. Au contraire, il n’y a chose qui abastardisse et asservisse plus un esprit, que ne luy faire gouster et sentir qu’une certaine opinion, creance, et maniere de vivre. ô la grande sottise et foiblesse de penser que tout le monde marche, croit, dict, faict, vit et meurt comme l’on faict en son pays, comme font ces badauds, lesquels, quand ils oyent reciter les moeurs et opinions d’ailleurs fort differentes ou contraires aux leurs, ils tremoussent, ils mescroyent, ou bien tout destroussement disent que c’est barbarie, tant ils sont asservis et renfermez dedans leur berceau, gens, comme l’on dict, nourris dans une bouteille, qui n’ont veu que par un trou ! Or cest esprit universel se doibt acquerir de bonne heure par la diligence du maistre instructeur, puis par les voyages et communications avec les estrangers, et par la lecture des livres et histoires de toutes nations. Finalement il doibt luy apprendre à ne rien recepvoir à credit et par authorité, c’est estre beste et se laisser conduire comme un buffle ; mais d’examiner tout avec la raison, luy proposer tout, et puis qu’il choisisse. S’il ne sçait choisir, qu’il doubte, c’est peust-estre le meilleur, le plus sain et le plus seur ; mais luy apprendre aussi à ne rien resouldre tout seul, et se deffier de soy. Après l’ame vient le corps ; il en faut avoir soin tout quant et quant l’esprit, et n’en faire poinct à deux fois : tous deux font l’homme entier. Or il faut chasser de luy toute mollesse et delicatesse au vestir, coucher, boire, manger ; le nourrir grossierement à la peine et au travail ; l’accoustumer au chaud, au froid, au vent, voire aux hazards ; luy roidir et endurcir les muscles et les nerfs (aussi bien que l’ame) au labeur, et de là à la douleur, car le premier dispose au second, (…) ; bref, le rendre verd et vigoureux, indifferent aux viandes et au goust. Tout cecy sert non seulement à la santé, mais aux affaires et au service public. Venons au troisiesme chef, qui est des mœurs, ausquelles ont part et l’ame et le corps. Cecy est double : empescher les mauvaises, enter et cultiver les bonnes. Le premier est encore plus necessaire, et auquel faut apporter plus de soin et d’attention. Il faut donc, de très bonne heure, et ne sçauroit-on trop tost, empescher la naissance de toutes mauvaises mœurs et complexions, specialement ceux icy, qui sont à craindre en la jeunesse. Mentir, vice vilain et de valets, d’ame lasche et crainctifve ; et souvent la mauvaise et trop rude instruction en est cause. Une sotte honte et foiblesse, par laquelle ils se cachent, baissent la teste, rougissent à tous propos, ne peuvent supporter une correction, une parole aigre, sans se changer tout. Il y a souvent en cela du naturel ; mais il le faut corriger par estude. Toute affectation et singularité en habits, port, marcher, parler, gestes, et toutes autres choses, c’est tesmoignage de vanité et de gloire, et qui heurte les autres, mesme en bien faisant : (…). Sur-tout la cholere, le despit, l’opiniastreté ; et pour ce il faut tenir bon, que l’enfant n’obtienne jamais rien pour sa cholere ou larmes de despit ; et qu’il apprenne que ces arts luy sont du tout inutiles, voire laides et vilaines, et à ces fins il ne le faut jamais flatter. Cela les gaste et corrompt, leur apprend à se despiter, s’ils n’ont ce qu’ils veulent, et enfin les rend insolens, et que l’on n’en peust plus venir à bout : (…). Il faut par mesme moyen luy enter les bonnes et honnestes mœurs, et premierement l’instruire à craindre et reverer Dieu, trembler soubs ceste infinie e t incogneuë majesté ; parler rarement et très sobrement de Dieu, de sa puissance, eternité, sagesse, volonté, et de ses œuvres, non indifferemment et à tous propos, mais crainctifvement, avec pudeur et tout respect ; ne disputer jamais des mysteres et poincts de la religion, mais simplement croire, recepvoir et observer ce que l’eglise enseigne et ordonne. En second lieu, luy remplir et grossir le coeur d’ingenuité, franchise, candeur, integrité, et l’apprendre à estre noblement et fierement homme de bien, non servilement et mechaniquement, par craincte ou esperance de quelque honneur ou profict, ou autre consideration que de la vertu mesme. Ces deux sont principalement pour luy-mesme. Et pour autruy et les compagnies, le faut instruire à une douceur, soupplesse, et facilité à s’accommoder à toutes gens et à toutes façons. (…). En cecy estoit excellent Alcibiades. Qu’il apprenne à pouvoir et sçavoir faire toutes choses, voire les excez et les desbauches, si besoin est ; mais qu’il n’ayme à faire que les bonnes. Qu’il laisse à faire le mal, non à faute de courage, ny de force et de science, mais de volonté : (…). Modestie, par laquelle il ne conteste et ne s’attaque ny à tous, comme aux plus grands et respectables, et à ceux qui sont beaucoup au dessoubs, ou en condition, ou en suffisance ; ny pour toutes choses, car c’est importunité ; ny opiniastrement, ny avec mots affirmatifs, resolutifs et magistrals, mais doux et moderez. De cecy a esté dict ailleurs. Voylà les trois chefs de debvoir des parens aux enfans expediez. Le quatriesme est de leur affection et communication avec eux, quand ils sont grands et capables, à ce qu’elle soit reiglée. Nous sçavons que l’affection est reciproque et naturelle entre les parens et les enfans ; mais elle est plus forte et plus naturelle des parens aux enfans, pource qu’il est donné de la nature allant en avant, poussant et avançant la vie du monde et sa durée. Celuy des enfans aux peres est à reculons, dont il ne marche si fort ne si naturellement, et semble plustost estre payement de debte et recognoissance du bienfaict, que purement un libre, simple et naturel amour. Dadvantage celuy qui donne et faict du bien ayme plus que celuy qui reçoit et doibt : dont le pere et tout ouvrier ayme plus qu’il n’est aymé. Les raisons de ceste proposition sont plusieurs. Tous ayment d’estre (lequel s’exerce et se monstre au mouvement et en l’action). Or celuy qui donne et faict bien à autruy est aucunement en celuy qui re çoit. Qui donne et faict bien à autruy exerce chose honneste et noble ; qui reçoit n’en faict poinct : l’honneste est pour le premier, l’utile pour le second. Or l’honneste est beaucoup plus digne, ferme, stable, amiable, que l’utile, qui s’esvanouit. Item, les choses sont plus aymées, qui plus nous coustent : plus est cher ce qui est plus cher. Or engendrer, nourrir, elever, couste plus que recepvoir tout cela. Or cest amour des parens est double, bien que tousiours naturel, mais diversement. L’un est simple et universellement naturel, et comme un simple instinct qui se trouve aux bestes, selon lequel les parens ayment et cherissent leurs petits encore begayans, trepignans et tettans, et en usent comme de jouets et petits singes. Cest amour n’est poinct vrayement humain. L’homme, pourveu de raison, ne doibt poinct si servilement s’assubjectir à la nature comme les bestes, mais plus noblement la suyvre avec discours de raison. L’autre donc est plus humain et raisonnable, par lequel l’on ayme les enfans plus ou moins, à mesure que l’on y void surgir et bourgeonner les semences et estincelles de vertu, bonté, habilité. Il y en a qui, coiffés et transportés au premier, ont peu de cestuy-ci ; et, n’ayant poinct plainct la despense tant que les enfans ont esté fort petits, la plaignent quand ils deviennent grands et profitent. Il semble qu’ils portent envie et sont despitez de ce qu’ils croissent, s’advancent et se font honnestes gens : peres brutaux et inhumains ! Or, selon ce second vray et paternel amour, en le bien reiglant, les parens doibvent recepvoir leurs enfans, s’ils en sont capables, à la societé et partage des biens, à l’intelligence, conseil, et traicté des affaires domestiques, et encore à la communication des desseins, opinions et pensées, voire consentir et contribuer à leurs honnestes esbats et passe-temps, selon que le cas le requiert, se reservant tousiours son rang et authorité. Parquoy nous condamnons ceste trongne austere, magistrale et imperieuse de ceux qui ne regardent jamais leurs enfans, ne leur parlent qu’avec authorité, ne veulent estre appellez peres, mais seigneurs, bien que Dieu ne refuse poinct ce nom de pere, ne se soucient d’estre aymez cordialement d’eux, mais craincts, redoubtez, adorez. Et à ces fins leur donnent chichement, et les tiennent en necessité, pour par là les contenir en craincte et obeyssance ; les menacent de leur faire petite part en leur disposition testamentaire. Or cecy est une sotte, vaine et ridicule farce : c’est se deffier de son authorité pr opre, vraye et naturelle, pour en acquerir une artificielle. C’est se faire mocquer et desestimer, qui est tout le rebours de ce qu’ils pretendent ; c’est convier les enfans à finement se porter avec eux, et conspirer à les tromper et amuser. Les parens doibvent de bonne heure avoir reiglé leurs ames au debvoir par la raison, et non avoir recours à ces moyens plus tyranniques que paternels. (…). En la dispensation derniere des biens, le meilleur et plus sain est de suyvre les loix et coustumes du pays. Les loix y ont mieux pensé que nous, et vaut mieux les laisser faillir, que de nous hazarder de faillir en nostre propre choix. C’est abuser de la liberté que nous y avons, que d’en servir nos petites fantasies, frivoles et privées passions, comme ceux qui se laissent emporter à des recentes actions officieuses, aux flatteries de ceux qui sont presens, qui se jouent de leurs testamens, à gratifier ou chastier les actions de ceux qui y pretendent interest, et de loin promettent ou menacent de ce coup : folie. Il se faut tenir à la raison et observance publicque, qui est plus sage que nous : c’est le plus seur. Venons maintenant au debvoir des enfans aux parens, si naturel, si religieux, et qui leur doibt estre rendu, non poinct comme à hommes purs et simples, mais comme à demy-dieux, dieux terriens, mortels, visibles. Voylà pourquoy Philon, juif, a dit que le commandement du debvoir des enfans estoit escrit moitié en la premiere table, qui contenoit les commandemens qui regardent le droict de Dieu, et moitié en la seconde table, où sont les commandemens qui regardent le prochain, comme estant moitié divin et moitié humain. Aussi est-ce un debvoir si certain, si estroictement deu et requis, qu’il ne peust estre dispensé ny vaincu par tout autre debvoir ny amour, encore qu’il soit plus grand : car advenant qu’un aye son pere et son fils en mesme peine et danger, et qu’il ne puisse secourir à tous deux, il faut qu’il aille au pere, encore qu’il ayme plus son fils, comme a esté dict cy-dessus. Et la raison est que le debte du fils au pere est plus ancien et plus privilegié, et ne peust estre absous et effacé par un suyvant debte. Or ce debvoir consiste en cinq poincts, comprins soubs ce mot d’honorer ses parens. Le premier est la reverence, non seulement externe, en gestes et contenances, mais encore plus interne, qui est une saincte et haute opinion et estimation, que l’enfant doibt avoir de ses parens comme autheurs, cause et origine de son estre et de son bien, qualité qui les faict ressembler à Dieu. Le second est obeyssance, voire aux plus rudes et difficiles mandemens du pere, comme porte l’exemple des rechabites, qui, pour obeyr au pere, se priverent de boire vin toute leur vie, et Isaac ne fit difficulté de tendre le col au glaive de son pere. Le tiers est de secourir aux parens en tout besoin, les nourrir en leur vieillesse, impuissance, necessité, les secourir et assister en tous leurs affaires. Nous avons exemple et patron de cela, mesme aux bestes, en la cicoigne, comme Sainct Basile faict tant valoir. Les petits cicoigneaux nourrissent leurs parens vieils, les couvrent de leurs plumes lors qu’elles leur tombent ; ils s’accouplent et se joignent pour les porter sur leur dos, l’amour leur fournissant cest art. Cest exemple est si vif et si exprès, que le debvoir des enfans aux parens a esté signifié par le faict de ceste beste, (…). Et les hebreux appellent ceste beste, à cause de cecy, chafida, c’est-à-dire la debonnaire, la charitable. Nous en avons aussi des exemples notables en l’humanité. Cymon, fils de ce grand Miltiades, ayant son pere trespassé en prison, et n’ayant de quoy l’enterrer (aucuns disent que c’estoit pour payer les debtes, pour lesquelles l’on ne vouloit laisser emporter le corps, selon le style des anciens), se vendit et sa liberté, pour des deniers provenans estre pourveu à sa sepulture. Il ne secourut pas son pere de son abondance ny de son bien, mais de sa liberté, qui est plus chere que tous les biens et la vie. Il ne secourut pas son pere vivant et en necessité, mais mort et n’estant plus pere ny homme. Qu’eust-il faict pour secourir son pere vivant, indigent, le requerant de secours ? Cest exemple est riche. Au sexe foible des femmes nous avons deux pareils exemples de filles qui ont nourri et allaicté, l’une son pere, l’autre sa mere, prisonniers et condamnez à perir de faim ; punition ordinaire aux anciens. Il semble aucunement contre nature que la mere soit nourrie du laict de la fille ; mais c’est bien selon nature, voire de ses premieres loix, que la fille nourrisse sa mere. Le quatriesme est de ne rien faire, remuer, entreprendre qui soit de poids, sans l’advis, consentement et approbation des parens, sur-tout en son mariage. Le cinquiesme est de supporter doucement les vices, imperfections, aigreurs, chagrins des parens, leur severité et rigueur. Manlius le practiqua bien : car ayant le tribun Pomponius accusé le pere de ce Manlius envers le peuple de plusieurs fautes, et entre autres qu’il traictoit trop rudement son fils, luy faisant mesme labourer la terre ; le fils alla trouver le tribun en son lict, et, luy mettant le cousteau à la gorge, luy fit jurer qu’il desisteroit de la poursuite qu’il faisoit contre son pere, aymant mieux souffrir la rigueur de son pere que de le voir poursuivy de cela. L’enfant ne trouvera difficulté en tous ces cinq debvoirs, s’il considere ce qu’il a cousté à ses parens, et de quel soin et affection il a esté elevé : mais il ne le sçaura jamais bien jusques à ce qu’il aye des enfans, comme celuy qui fust trouvé à chevauchons sur un baston se jouant avec ses enfans, pria celuy qui l’y surprint de n’en rien dire jusques à ce qu’il fust pere luy-mesme, estimant que jusques alors il ne seroit juge equitable de ceste action.