De la sagesse/Livre I/Chapitre XXII

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 155-162).
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CHAPITRE XXI [1].

De l'ambition.


SOMMAIRE. — Définition de l'ambition. Cette passion est naturelle en nous, et très-puissante ; elle surmonte celle de l'amour, le soin de la vie, viole toute les lois, méprise la religion, foule aux pieds les droits de la nature. C'est une passion hautaine, qui, pour arriver à son but, ne dédaigne aucune route, aucun moyen. Pourquoi c'est une véritable folie. Combien elle est insatiable. On cherche envain à l'excuser.

Exemples : Alexandre, Scipion, Pompée, César. — Marc-Antoine. — Agrippine. — Jéroboam, Mahomet. — Absalon, Abimelech, Athalie. — Romulus. — Seï. — Soliman. — Alexandre, César, Thémistocles. — Platon et Diogène. — La roue d'Ixion.

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L'AMBITION (qui est une faim d’honneur et de gloire, un desir glouton et excessif de grandeur) est une bien douce passion qui se coule aisement ès esprits plus genereux, et ne s’en tire qu’ à peine. Nous pensons devoir embrasser le bien, et entre les biens nous estimons l’honneur plus que tout ; voilà pour-pour pour-quoy nous le courons à force. L’ambitieux veust estre le premier ; jamais ne regarde derriere, mais tousiours devant, à ceux qui le precedent ; et luy est plus grief d’en laisser passer un devant, qu’il ne prend de plaisir d’en laisser mille derriere : Habet hoc vitium omnis ambitio, non respicit [2]. Elle est double, l’une de gloire et honneur, l’autre de grandeur et commandement : celle-là est utile au monde, et en certains sens permise, comme il sera dict ; ceste-cy pernicieuse.

L’ambition a sa semence et sa racine naturelle en nous : il y a un proverbe qui dict que nature se contente de peu, et un autre tout contraire, que nature n’est jamais saoule ny contente, tousiours desire, veust monter et s’enrichir, et ne va poinct seulement le pas, mais court à bride abbatue, et se rue à la grandeur et à la gloire : Natura nostra umperii est avida, et ad implendam cupiditatem prœceps [3] . Et de force qu’ils courent, souvent se rompent le col, comme tant de grands hommes à la veille et sur le poinct d’entrer et jouyr de la grandeur qui leur avoit tant cousté ; c’est une passion naturelle, très puissante, et enfin qui nous laisse bien tard, dont quelqu'un l’appelle la chemise de l’ame ; car c’est le dernier vice duquel elle se despouille. Etiam sapientibus cupido gloriœ novissima exuitur [4].

L’ambition, comme c’est la plus forte et puissante passion qui soit, aussi est-elle la plus noble et hautaine ; sa force et puissance se monstre en ce qu’elle maistrise et surmonte toutes autres choses, et les plus fortes du monde, toutes autres passions et cupidités, mesme celle de l’amour, qui semble toutesfois contester de la primauté avec ceste-cy. Comme nous voyons en tous les grands, Alexandre, Scipion, Pompée, et tant d’autres qui ont courageusement refusé de toucher les plus belles dames qui estoient en leur puissance, bruslant au reste d’ambition, voire ceste victoire de l’amour servoit à leur ambition, sur-tout en Cesar ; car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs amoureux, et de tout sexe et de toutes sortes, tesmoin tant d’exploits et à Rome et aux pays estrangers, ny aussi plus soigneux et curieux de sa personne : toutesfois l’ambition l’emportoit tousjours, jamais les plaisirs amoureux ne lui firent perdre une heure de temps qu’il pouvoit employer à son agrandissement : l’ambition regentoit en luy souverainement, et le possedoit pleinement. Nous trouvons au rebours qu’en Marc Antoine et autres, la force de l’amour a faict oublier le soin et la conduicte des affaires. Mais, quand tous deux seroient en esgale balance, l’ambition emporteroit le prix. Ceux qui veulent l’amour plus forte disent qu’elle tient à l’ame et au corps, et que tout l’homme en est possedé, voire que la santé en despend. Mais au contraire il semble que l’ambition est plus forte, à cause qu’elle est toute spirituelle. Et de ce que l’amour tient aussi au corps, elle en est plus foible ; car elle est subjecte à satieté, et puis est capable de remedes corporels, naturels et estrangers, comme l’experience le monstre de plusieurs qui, par divers moyens, ont adoucy, voire esteint l’ardeur et la force de ceste passion. Mais l’ambition n’est capable de satieté, voire elle s’esguise par la jouissance, et n’y a remede pour l’esteindre, estant toute en l’ame mesme et en la raison.

Elle vainq aussi l’amour, non-seulement de sa santé, de son repos (car la gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger ensemble), mais encore de sa propre vie, comme monstra Agrippina, mere de Neron, laquelle desirant et consultant pour faire son fils empereur, et ayant entendu qu’il le seroit, mais qu’il luy cousteroit la vie, respondist le vray mot d’ambition : Occidat, modo imperet ! [5]

Tiercement l’ambition force toutes les loix, et la conscience mesme, disant les docteurs de l’ambition, qu’il faut estre par-tout homme de bien, et perpetuellement obeyr aux loix, sauf au poinct de regner, qui seul merite dispense, estant un si friant morceau, qu’il vaut bien que l’on en rompe son jeusne : Si violandum est jus, regnandi causâ violandum est, in cœteris pietatem colas [6].

Elle foule et mesprise encore la reverence et le respect de la religion, tesmoin Hieroboam [7], Mahumet, qui ne se soucie et permet toute religion, mais qu’il regne [8] : et tous les heresiarches, qui ont mieux aymé estre chefs de part en erreur et menterie, avec mille desordres, qu’estre disciples de verité : dont a dict l’apostre, que ceux qui se laissent embabouiner à ceste passion et cupidité, font naufrage et s’esgarent de la foy, et s’embarrassent en diverses peines.

Bref elle force et emporte les propres loix de nature ; les meurtres de parens, enfans, freres, sont venus de là ; tesmoin Absalon, Abimelech, Athalias, Romulus ; Seï, roi des perses, qui tua son pere et son frere ; Soliman, Turc, ses deux freres. Ainsi rien ne peust resister à la force de l’ambition, elle met tout par terre ; aussi est-elle hautaine, ne loge qu’aux grandes ames, voire aux anges. Ambition n’est pas vice ny passion de petits compagnons, ny de petits et communs efforts, et actions journalieres : la renommée et la gloire ne se prostitue pas à si vil prix ; elle ne se donne et ne suyt les actions, non seulement bonnes et utiles, mais encore rares, hautes, difficiles, estranges et inusitées. Ceste grande faim d’honneur et reputation basse et belistresse [9], qui la fait coquiner envers toutes sortes de gens, et par tous moyens, voire abjects, à quelque vil prix que ce soit, est vilaine et honteuse : c’est honte d’estre ainsi honoré : il ne faut point estre avide de gloire plus que l’on n’en est capable : de s’enfler et s’elever pour toute action utile et bonne, c’est monstrer le cul en haussant la teste.

L’ambition a plusieurs et divers chemins, et s’exerce par divers moyens. Il y a un chemin droict et ouvert, tel qu’ont tenu Alexandre, Cesar, Themistocles, et autres. Il y en a un autre oblique et couvert, que tiennent plusieurs philosophes et professeurs de pieté, qui viennent au devant par derriere ; semblables aux tireurs d’aviron, qui tirent et tendent au port, luy tournant le dos. Ils se veulent rendre glorieux de ce qu’ils mesprisent la gloire. Et certes il y a plus de gloire à fouler et refuser les grandeurs qu’ à les desirer et jouyr, comme dict Platon à Diogenes ; et l’ambition ne se conduict jamais mieux selon soy que par une voye esgarée et inusitée.

C’est une vraye folie et vanité qu’ambition ; car c’est courir et prendre la fumée au lieu de la lueur, l’ombre pour le corps, attacher le contentement de son esprit à l’opinion du vulgaire, renoncer volontairement à sa liberté pour suIvre la passion des autres, se contraindre à desplaire à soy-mesme pour plaire aux regardans, faire pendre ses affections aux yeux d’autruy ; n’aymer la vertu qu’autant qu’elle plaist au vulgaire ; faire du bien non pour l’amour du bien, mais pour la reputation. C’est ressembler aux tonneaux qu’on perce : l’on n’en peust rien tirer qu’on ne leur donne du vent.

L’ambition n’a poinct de borne ; c’est un gouffre qui n’a ny fond ny rive ; c’est le vuide que les philosophes n’ont encore pu trouver en la nature, un feu qui s’augmente avec la nourriture que l’on luy donne. En quoy elle paye justement son maistre, car l’ambition est juste seulement en cela, qu’elle suffist à sa propre peine, et se met elle-mesme au tourment. La roue d’Ixion est le mouvement de ses desirs, qui tournent et retournent continuellement de haut en bas, et ne donnent aucun repos à son esprit.

Ceux qui veulent flatter l’ambition disent qu’elle sert à la vertu, et est un aiguillon aux belles actions ; car pour elle on quitte les autres vices, et enfin elle-mesme pour la vertu : mais tant s’en faut, l’ambition cache bien quelques fois les vices, mais ne les oste pas pourtant, ains les couve pour un temps, soubs les trompeuses cendres d’une malicieuse feintise, avec esperance de les renflammer tout à faict quand ils auront acquis assez d’authorité pour les faire regner publiquement et avec impunité. Les serpens ne perdent pas leur venin pour estre engourdis par le froid ; ny l’ambitieux ses vices pour les couvrir par une froide dissimulation ; car, quand il est parvenu où il se demandoit, il faict sentir ce qu’il est ; et quand l’ambition quitteroit tous ses autres vices, si ne quitte-elle jamais soy-mesme. Elle pousse aux belles et grandes actions, le profit en revient au public : mais qui les faict n’en vaut pas mieux ; ce ne sont œuvres de vertu, mais de passion. Elle se targue aussi de ce beau mot, nous ne sommes pas nays pour nous, mais pour le public ; les moyens que nous tenons à monter, et après estre arrivés aux estats et charges, monstrent bien ce qui en est : que ceux qui sont en la danse se battent la conscience, et trouveront qu’il y a autant ou plus du particulier que du public.

Advis et remedes particuliers contre ce mal seront liv. III, chap. XLII.

  1. C'est le vingt-deuxième de la première édition.
  2. « Un des vices de l'ambition c'est qu'elle ne regarde point en arrière ». Sen.
  3. « La nature de l'homme est d'être avide de commander, et rien ne l'arrête pour satisfaire cette passion  »
  4. « La passion de la gloire est la dernière dont les sages mêmes se dépouillent ». Tacit.
  5. « Qu'il me tue, pourvu qu'il règne ! » Tacit. Ann. L. XIV.
  6. « S'il faut violer la loi, il faut violer pur régner ; en toute autre chose respectez-la religieusement » Suét.
  7. Jeroboam, Mahomet.
  8. Qui ne se soucie d'aucune religion, et les permet toutes, pourvu qu'il règne.
  9. Belistresse, adjectif formé de belitre, coquin, vil.