De la sagesse/Livre I/Chapitre XX

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 146-152).
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CHAPITRE XIX [1].

Des passions en general.


SOMMAIRE. — Définition des passions. Comment elles naissent en nous. Les unes sont douces et bénignes, les autres déréglées et vicieuses. — Les sens trompent souvent l’âme : ce sont de mauvais guides. — Distinction des passions selon l'objet et le sujet.

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PASSION est un mouvement violent de l’ame en sa partie sensitifve, lequel se faict ou pour suyvre ce que l’ame pense luy estre bon, ou pour fuyr ce qu’elle pense luy estre mauvais.

Mais il est requis de bien sçavoir comment se font ces mouvemens, et comment ils naissent et s’eschauffent en nous ; ce que l’on peust representer par divers moyens et comparaisons, premierement pour le regard de leur esmotion et impetuosité. L’ame, qui n’est qu’une au corps, a plusieurs et très diverses puissances, selon les divers vaisseaux où elle est retenue, instrumens desquels elle se sert, ès objects qui luy sont proposés. Or, quand les parties où elle est enclose ne la retiennent et occupent qu’ à proportion de leur capacité, et selon qu’il est necessaire pour leur droict usage, ses effects sont doux, benins et bien reiglés : mais quand au contraire ses parties prennent plus de mouvement et de chaleur qu’il ne leur en faut, elles s’alterent et deviennent dommageables ; comme les rayons du soleil, qui, vaguans à leur naturelle liberté, eschauffent doucement et tiedement ; s’ils sont recueillis et remis au creux d’un miroir ardent, bruslent et consument ce qu’ils avoient accoustumé de nourrir et vivifier. Au reste elles ont divers degrés en leur force et esmotion, et sont en ce distinguées par plus et moins : les mediocres se laissent gouster et digerer, s’expriment par paroles et par larmes ; les grandes et extremes estonnent toute l’ame, l’accablent et luy empeschent la liberté de ses actions :

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent[2]. Secondement pour le regard du vice, desreiglement

et injustice qui est en ses passions, nous pouvons à peu près comparer l’homme à une republique, et l’estat de l’ame à un estat royal, auquel le souverain, pour le gouvernement de tant de peuples, a des magistrats, auxquels, pour l’exercice de leurs charges, il donne loix et reiglemens, se reservant la cognoissance des plus grands et importans accidens. De cest ordre depend la paix et prosperité de l’estat : au contraire, si les magistrats, qui sont comme mitoyens entre le prince et le peuple, se laissent tromper par facilité, ou corrompre par faveur, et que, sans deferer à leur souverain, et aux loix par luy establies, ils employent leur authorité à l’execution des affaires, ils remplissent tout de desordre et confusion. Ainsi en l’homme l’entendement est le souverain, qui a soubs soy une puissance estimative et imaginative comme un magistrat, pour cognoistre et juger, par le rapport des sens, de toutes choses qui se presenteront, et mouvoir nos affections pour l’execution de ses jugemens. Pour sa conduicte et reiglement en l’exercice de sa charge, la loy et lumiere de nature luy a esté donnée : et puis il a moyen en tout doubte de recourir au conseil de son superieur et souverain, l'entende-entende-

 

entende-ment. Voylà l’ordre de son estre heureux ; mais le malheur est que ceste puissance qui est au dessoubs de l’entendement, et au dessus des sens, à laquelle appartient le premier jugement des choses, se laisse la pluspart du temps corrompre ou tromper, dont elle juge mal et temerairement, puis elle manie et remuë nos affections mal à propos, et nous remplit de trouble et d’inquietude. Ce qui trouble et corrompt ceste puissance, ce sont premierement les sens, lesquels ne comprennent pas la vraye et interne nature des choses, mais seulement la face et forme externe, rapportant à l’ame l’image des choses, avec quelque recommandation favorable, et quasi un prejugé de leurs qualités, selon qu’ils les trouvent plaisans et agreables à leur particulier, et non utiles et necessaires au bien universel de l’homme : puis s’y mesle le jugement souvent fauls et indiscret du vulgaire. De ces deux fauls advis et rapports des sens et du vulgaire, se forme en l’ame une inconsiderée opinion que nous prenons des choses, qu’elles sont bonnes ou mauvaises, utiles ou dommageables, à suyvre ou fuyr ; qui est certainement une très dangereuse guide [3], et temeraire maistresse : car aussi tost qu’elle est conceuë, sans plus rien deferer au discours et à l’entendement, elle s’empare de nostre imagination, et comme dedans une citadelle, y tient fort contre la droicte raison ; puis elle descend en nostre cœur, et remuë nos affections, avec des mouvemens violens d’esperance, de crainte, de tristesse, de plaisir ; bref faict soublever tous les fols et seditieux de l’ame, qui sont les passions.

Je veux encore declarer la mesme chose par une autre similitude de la police militaire. Les sens sont et sentinelles de l’ame, veillans pour sa conservation, et messagers ou courriers, pour servir de ministres et instrumens à l’entendement, partie souveraine de l’ame ; et pour ce faire ils ont receu puissance d’appercevoir les choses, en tirer les formes, et les embrasser ou rejetter, selon qu’elles leur semblent agreables ou fascheuses, et qu’elles consentent ou s’accordent à leur nature : or, en exerçant leur charge, ils se doivent contenter de recognoistre et donner advis de ce qui se passe, sans vouloir entreprendre de remuer les hautes et fortes puissances, et par ce moyen mettre tout en allarme et confusion. Ainsi qu’en une armée souvent les sentinelles [4], pour ne sçavoir pas le dessein du chef qui commande, peuvent estre trompés, et prendre pour secours les ennemis desguisés qui viennent à eux, ou pour ennemis ceux qui viennent à leur secours : aussi les sens, pour ne pas comprendre tout ce qui est de la est de la raison, sont souvent deceus par l’apparence, et jugent pour amy ce qui nous est ennemy. Quand sur ce pensement, et sans attendre le commandement de la raison, ils viennent à remuer la puissance concupiscible et l’irascible, ils font une sedition et un tumulte en nostre ame, pendant lequel la raison n’y est point ouye, ny l’entendement obey.

Voyons maintenant leurs regimens, leurs rangs, genres et especes. Toute passion s’esmeut sur l’apparence et opinion ou d’un bien ou d’un mal : si d’un bien, et que l’ame le considere tel tout simplement, ce mouvement s’appelle amour ; s’il est present et dont l’ame jouysse en soy-mesme, il s’appelle plaisir et joye ; s’il est à venir, s’appelle desir : si d’un mal, comme tel simplement, c’est hayne ; s’il est present en nous-mesmes, c’est tristesse et douleur ; si en autruy, c’est pitié ; s’il est à venir, c’est crainte. Et celles-cy qui naissent en nous par l’object du mal apparent que nous fuyons et abhorrons, descendent plus avant en nostre cœur, et s’enlevent plus difficilement. Voylà la premiere bande des seditieux qui troublent le repos de nostre ame, sçavoir en la partie concupiscible ; desquels encore que les effects soyent très dangereux, si ne sont-ils pas si violens que de ceux qui les suyvent : car ces premiers mouvemens-là, formez en ceste partie par l’object qui se presente, passent incontinent en la partie irascible, c’est-à-dire en cet endroict où l’ame cherche les moyens d’obtenir ou esviter ce qui luy semble bon ou mauvais. Et lors tout ainsi comme une rouë qui est desia esbranlée venant à recepvoir un nouveau mouvement, tourne de grande vistesse, aussi l’ame, desja esmuë de la premiere apprehension, adjoustant un second effort au premier, se manie avec beaucoup plus de violence qu’auparavant, et soubleve des passions bien plus puissantes et plus difficiles à dompter ; d’autant qu’elles sont doubles, et ja accouplées aux premieres, se liant et soustenant les unes les autres par un mutuel consentement ; car les premieres qui se forment sur l’object du bien apparent, entrant en consideration des moyens de l’acquerir, excitent en nous ou l’espoir ou le desespoir. Celles qui se forment sur l’object du mal à venir, font naistre ou la peur, ou au contraire l’audace : du mal present, la cholere, et le courroux, lesquelles passions sont estrangement violentes, et renversent entierement la raison, qu’elles trouvent desja esbranlée. Voilà les principaux vents d’où naissent les tempestes de nostre ame ; et la caverne d’où ils sortent n’est que l’opinion (qui est ordinairement faulse, vague, incertaine, contraire à nature, verité, raison, certitude) que l’on a que les choses qui se presentent à nous sont bonnes ou mauvaises : car les ayant apprehendées telles, nous les recherchons ou fuyons avec vehemence ; ce sont nos passions.

    gardent un stupide silence ». Sen. Hipp. act. II, sc. III, v. 604. Voyez dans notre Montaigne (L. I, c. II, p. 14), comment Corneille a traduit ce vers.

  1. C'est le vingtième de la première édition.
  2. « Les douleurs légères s'exhalent en paroles, les grandes
  3. Un très dangereux guide.
  4. Bastien a mis les sentilles ; mais c'est évidemment une faute d'impression, la première édition porte les sentinelles.