De la sagesse/Livre I/Chapitre XLVIII

LIVRE 1 CHAPITRE 47 De la sagesse LIVRE 1 CHAPITRE 49



à la pharisaïque, inponunt onera gravia, et nolunt ea digito movere [1]. Ainsi font quelques medecins et theologiens : le monde vit ainsi, l'on instruit, l'on enjoinct de suivre certaines reigles et preceptes, et les hommes en tiennent d'autres, non-seulement par desreiglement de vie et de moeurs, mais souvent par opinion et jugement contraire

Encores une autre faulte pleine d'injustice, ils sont beaucoup plus scrupuleux, exacts et rigoureux aux choses libres et sacerdotales, qu'aux necessaires et substantielles, aux positives et humaines, qu'aux naturelles et divines, ressemblans à ceux qui veulent bien prester, mais non payer leur debtes, le tout à la pharisaïque, comme leur crie et reproche le grand docteur celeste : tout cela est hypocrisie et mocquerie.


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CHAPITRE LIV [2].

Peuple ou vulgaire.


SOMMAIRE. — Portrait effrayant du peuple, ou plutôt, comme l'auteur lui-même l'explique, de la tourbe et lie populaire. — Il le taxe d'être inconstant, crédule, sans jugement, envieux et malicieux, déloyal, mutin, séditieux, inconscient pour l'utilité publique, ennemi de tout gouvernement ; lâche dès qu'il craint, oppresseur s'il domine, ingrat et enfin féroce.

Exemples : Moïse et les Prophètes. — Socrates, Aristides, Phocion, Lycurgue, Démosthène, Themistocles.

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LE peuple (nous entendons icy le vulgaire, la tourbe et lie populaire, gens soubs quelque couvert que ce soit, de basse, servile et mechanique condition) est une beste estrange à plusieurs testes, et qui ne se peust bien descrire en peu de mots, inconstant et variable, sans arrest non plus que les vagues de la mer, il s’esmeut, il s’accoyse, il approuve et reprouve en un instant mesme chose ; il n’y a rien plus aisé que le pousser en telle passion que l’on veust ; il n’ayme la guerre pour sa fin, ny la paix pour le repos, sinon entant que de l’un à l’autre il y a tousiours du changement : la confusion luy faict desirer l’ordre ; et quand il y est, luy desplaist. Il court tousiours d’un contraire à l’autre ; de tous les temps, le seul futur le repaist : hi vulgi mores, odisse præsentia, ventura cupere, præterita celebare. [3].

Leger à croire, recueillir et ramasser toutes nouvelles, sur-tout les fascheuses, tenant tous rapports pour veritables et asseurez : avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, l’on l’assemble comme les mouches au son du bassin.

Sans jugement, raison, discretion : son jugement et sa sagesse, trois dez et l’adventure ; il juge brusquement, et à l’estourdie, de toutes choses, et tout par opinion, ou par coustume, ou par plus grand nombre, allant à la file comme les moutons qui courent après ceux qui vont devant, et non par raison et verité : Plebi non judicium, non veritas : ex opinione multa, ex veritate pauca judicat [4].

Envieux et malicieux, ennemy des gens de bien, contempteur de vertu, regardant de mauvais œil le bonheur d’autruy, favorisant au plus foible et au plus meschant, et voulant mal aux gens d’honneur, sans sçavoir pourquoy, sinon pource que sont gens d’honneur, et que l’on en parle fort et en bien [5].

Peu loyal et veritable, amplifiant le bruict, encherissant sur la verité, et faisant tousiours les choses plus grandes qu’elles ne sont, sans foy ny tenue. La foy d’un peuple et la pensée d’un enfant sont de mesme durée, qui change non seulement selon que les interests changent, mais aussi selon la difference des bruicts que chasque heure du jour peust apporter [6].

Mutin, ne demandant que nouveauté et remuement, seditieux, ennemy de paix et de repos : ingenio mobili, seditiosum, discordiosum, cupidum rerum novarum, quieti et otio adversum [7] , sur-tout quand il rencontre un chef : car lors ne plus ne moins que la mer, bonace de nature, ronfle, escume, et faict rage, agitée de la fureur des vents ; ainsi le peuple s’enfle, se hausse, et se rend indomptable : ostez-luy les chefs, le voilà abattu, effarouché, et demeure tout planté d’effroy : sine rectore præceps pavidus, socors : nil ausura plebs principibus amotis [8].

Soustient et favorise les brouillons et remueurs de mesnage ; il estime modestie poltronnerie, prudence lourdise : au contraire, il donne à l’impetuosité bouillante le nom de valeur et de force ; prefere ceux qui ont la teste chaude et les mains fretillantes à ceux qui ont le sens rassis et qui poisent les affaires, les venteurs et babillards aux simples et retenus.

Ne se soucie du public ny de l’honneste, mais seulement du particulier, et se picque sordidement pour le profit : privata cuique stimulatio, vile decus publicum [9].

Tousjours gronde et murmure contre l’estat, tout bouffi de mesdisance et propos insolens contre ceux qui gouvernent et commandent. Les petits et poures n’ont autre plaisir que de mesdire des grands et des riches, non avec raison, mais par envie ; ne sont jamais contens de leurs gouverneurs et de l’estat present [10] .

Mais il n’a que le bec, langues qui ne cessent, esprits qui ne bougent, monstre duquel toutes les parties ne sont que langues, qui de tout parle et rien ne sçait, qui tout regarde et rien ne void, qui rist de tout et de tout pleure, prest à se mutiner et rebeller, et non à combattre ; son propre est d’essayer plustost à secouer le joug qu’ à bien garder sa liberté : procacia plebis ingenia, — impigrae linguae, ignavi animi [11].

Ne sçachant jamais tenir mesure, ny garder une mediocrité honneste ; ou très bassement et vilement il sert d’esclave, ou sans mesure est insolent et tyranniquement il domine ; il ne peust souffrir le mords doux et temperé, ny jouir d’une liberté reiglée, court tousjours aux extremités, trop se fiant ou mesfiant, trop d’espoir ou de craincte. Ils vous feront peur, si vous ne leur en faictes : quand ils sont effrayés, vous les baffouez et leur sautez à deux pieds sur le ventre ; audacieux et superbes, si on ne leur monstre le baston, dont est le proverbe : oings-le, il te poindra ; poinds-le, il t’oindra : nil in vulgo modicum ; terrere ni paveant ; ubi pertimuerint, impunè contemni — : audaciâ turbidum, nisi vim metuat : — aut servit humiliter, aut superbè dominatur ; libertatem, quae media, nec spernere nec habere [12].

Très ingrat envers ses bienfacteurs. La recompense de tous ceux qui ont bien merité du public a tousjours esté un bannissement, une calomnie, une conspiration, la mort. Les histoires sont celebres de Moyse et tous les prophetes, de Socrates, Aristides, Phocion, Lycurgus, Demosthenes, Themistocles ; et la verité a dict qu’il n’en eschappoit pas un de ceux qui procuroient le bien et le salut du peuple[13] : et, au contraire, il cherit ceux qui l’oppriment ; il craint tout, admire tout.

Bref, le vulgaire est une beste sauvage ; tout ce qu’il pense n’est que vanité, tout ce qu’il dict est fauls et erroné, ce qu’il reprouve est bon, ce qu’il approuve est mauvais [14], ce qu’il loue est infame, ce qu’il faict et entreprend n’est que folie : Non tam benè cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus placeant : argumentum pessimi turba est. [15] La tourbe populaire est mere d’ignorance, injustice, inconstance, idolatre de vanité, à laquelle vouloir plaire ce n’est jamais faict : c’est son mot, vox populi, vox Dei [16], mais il faut dire : vox populi, vox stultorum [17]. Or le commencement de sagesse est se garder net, et ne se laisser emporter aux opinions populaires [18]. Cecy est pour le second livre [19], que nous approchons.

    il veut effrayer ; s'il a peur, il souffre même le mépris. — Turbulent avec audace, s'il n'est retenu par la force. — Ou il sert avec bassesse, ou il domine avec orgueil ; il ne sait ni jouir d'une liberté sage, ni se consoler de l'avoir perdue ». Tacit. Annal. L. I, chap. 29. — Ibid, L. VI, c.II. — Tit. Liv. L. XXIV, c. 25.

    Dans l'oraison pour Murena : Nihil est incertius vulgo, nihil obscurius voluntate hominum, nihil fallacius ratione tota consilorrum, etc. Orat, pro Murena, §. 35.

  1. « Ils imposent de lourds fardeaux, et ne veulent pas seulement les remuer du doigt ». Saint Mathieu, chap. XXIII, v. 4.
  2. C'est le quarante-huitième de la première édition.
  3. « Haïr le présent, désirer l'avenir, vanter le passé, tel est le caractère habituel du peuple ». — Tout ce paragraphe paraît avoir été tiré de Cicéron. Dans l'oraison pour Plancius, il dit : Non est enim consilium in vulgo, non ratio, non discrimen, non diligentia, etc. Vid. Orat. pro Plancio, §. 4.
  4. « Ni la raison, ni la vérité ne sont rien sur le peuple (plebs) : — Il prononce le plus souvent d'après ses préjugés, rarement d'après une véritable conviction ».Voy. Tacit. Hist. L. I, chap. 32. — Cicer. pro Roscio, n°. 39
  5. Voyez dans Cornelius Nepos, et dans Plutarque, la vie d'Aristide.
  6. Rien ne peint mieux le caractere du peuple, que ces cers de Juvenal

    ...........................................Sed quid
    Turba Remi ? Sequitur fortunam, ut semper, et odit
    Damanatos. Idem populus, si Nurtia Tusco
    Favisset, si oppressa furet secura senectus
    Principis, hac ipsà Sejanum diceret hord
    Augustum......

    JUVEN., Sat. X, v. 73.
  7. « D'un esprit mobile, séditieux, querelleur, partisan de toutes nouveautés, ennemi du repos et de la paix ». Sallust. Belt. Jugirthi. cap. 45.
  8. « Lorqu'il n'a personne qui le dirige, il reste irrésolu, timide, inactif : — Otez les chefs au peuple, il n'osera rien. » Tacit. Hist., L. IV, chap. 37. — Annal. L. I, chap. 55.
  9. « L'intérêt particulier est tout ce qui l'excite ; l'intérêt public est nul ». Tacit. Hist. L. I, in fine. — Dans le texte, le passage cité n'a pas tout-à-fait le sens que nous lui donnons ici, pour qu'il s'accorde avec la pensée de Charron.
  10. Rerum novarum cupidine, et odio prœsentium. Tacit. Hist. L. II, chap. 8, in fine.
  11. « Le peuple est imétueux, insolent : — sa langue est agissante, mais il est sans vrai courage ». Tacit. Hist. L. III, chap.32. — Sallust. Orat. Marcii.
  12. « Rien de modéré dans le peuple : s'il ne tremble pas,
  13. Matth. chap. V, vers 11 et 12.
  14. Voy. Cicer. Tiscul. L. II, in fine.
  15. « Dans ce monde tout n'est pas réglé de manière à ce que le mieux emporte toujours la majorité des suffrages : l'indice qu'une chose ne vaut rien, c'est qu'elle a été agrée de la multitude ». Senec. de Vita Beata, cap. 2, fere initio.
  16. « La voix du peuple est la vois de Dieu ».
  17. « La voix du peuple est la vois des fous ». — C'est à-peu-près dans le même sens que Plutarque a dit : « Plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages ». Plut. Comment il faut nourrir les enfans.
  18. Un symbole que Pythagore portait : ne marchez ppoint par le chemein public ; per viam publicam ne vadas, c'est-à-dire, suivant M. Dacier, qu'il ne faut pas suivre les opinions du peuple, mais les sentimens des sages. Ce symbole, ajoute-t-il, s'accorde avec le précepte de L'Évangile, d'éviter la voie spatieuse et large. — Voy. le Symbole VII, de Pythag. Traduct. de Dacier.
  19. Voy. L. II, chapitre I.