De la sagesse/Livre I/Chapitre XI

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 84-93).
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CHAPITRE XI [1].

Des sens de nature.


SOMMAIRE. — Importance des sens naturels ; leur nombre, leur capacité à distinguer et à comparer les objets, la comparaison des uns aux autres ; la supériorité de celui de la vue sur les quatre autres ; leur faiblesse et incertitude. Tromperie mutuelle de sens de l'esprit. Les sens sont communs à l'homme et aux bestes. Le jugement des sens est difficile et dangereux.

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TOUTE cognoissance s’achemine en nous par les sens, ce dict-on en l'escole ; mais ce n'est pas tout vray, comme se verra après : ce sont nos premiers maistres : elle commence par eux et se resout en eux. Ils sont le commencement et la fin de tout. Il est impossible de reculer plus arriere ; chascun d’eux est chef et souverain en son ordre, et a grande domination, amenant un nombre infini de cognoissances ; l’un ne tient ny ne despend ou a besoin de l’autre : ainsi sont-ils egalement grands, bien qu’ils ayent beaucoup plus d’estendue, de suite et d’affaires, les uns que les autres, comme un petit roytelet est aussi bien souverain en son petit destroict [2], que le grand en un grand estat.

C’est un axiome entre nous, qu’il n’y a que cinq sens de nature, pour ce que nous n’en remarquons que cinq en nous ; mais il y en peust bien avoir davantage : et y a grand doubte et apparence qu’il y en a ; mais il est impossible à nous de le sçavoir, l’affirmer ou nier, car l’on ne sçauroit jamais cognoistre le defaut d’un sens que l’on n’a jamais eu. Il y a plusieurs bestes qui vivent une vie pleine et entiere, à qui manque quelqu’un de nos cinq sens ; et peust l’animal vivre sans les cinq sens, sauf l’attouchement, qui seul est necessaire à la vie. Nous vivons très commodement avec cinq, et peust-estre qu’il nous en manque encore un, ou deux, ou trois ; mais ne se peust sçavoir : un sens ne peust descouvrir l’autre ; et s’il en manque un par nature, l’on ne le sçauroit trouver à dire. L’homme né aveugle ne sçauroit jamais concevoir qu’il ne voit pas, ny desirer de voir ou regretter la veue. Il dira bien peust-estre qu’il voudra voyr : mais cela vient qu’il a ouy dire ou apprins d’autruy qu’il a à dire [3] quelque chose : la raison est que les sens sont les premieres portes et entrées à la cognoissance. Ainsi l’homme ne pouvant imaginer plus que les cinq qu’il a, il ne sçauroit deviner s’il y en a davantage en nature : mais il y en peust avoir. Qui sçait si les difficultés que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature, et les effects des animaux, que nous ne pouvons entendre, viennent du defaut de quelque sens [4] que nous n’avons pas ? Les proprietés occultes, que nous appellons, en plusieurs choses. Il se peust dire qu’il y a des facultés sensitives en nature, propres à les juger et appercevoir, mais que nous ne les avons pas, et que l’ignorance de telles choses vient de nostre defaut. Qui sçait si c’est quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l’heure de minuit et du matin, et les esmeut à chanter, qui achemine les bestes à prendre certaines herbes à leur guarison, et tant d’autres choses comme cela ? Personne ne sçauroit dire qu’ouy, ny que non. Aucuns [5] essayent de rendre raison de ce nombre des cinq sens, et prouver la suffisance d’iceux en les distinguant et comparant diversement. Les choses externes, objects des sens, sont tout près du corps, ou eslongnées ; si [6] tout près, mais qui demeurent dehors, c’est l’attouchement ; s’ils entrent, c’est le goust ; s’ils sont plus eslongnez et presens en droicte ligne, c’est la veue ; si obliques et par reflexion, c’est l’ouye. On pourroit mieux dire ainsi que ces cinq sens estans pour le service de l’homme entier, aucuns sont entierement pour le corps, sçavoir le goust et l’attouchement, celuy-là pour ce qui entre, cestuy-ci pour ce qui demeure dehors. Autres premierement et principalement pour l’ame, la veue et l’ouye : la veue pour l’invention, l’ouye pour l’acquisition et communication, et un au milieu pour les esprits mitoyens et liens de l’ame et du corps, qui est le fleurer [7]. Plus, ils respondent aux quatre elemens et leurs qualités ; l’attouchement à la terre ; l’ouye à l’air ; le goust à l’eau et humide ; le fleurer au feu ; la veue est composée et a de l’eau et du feu à cause de la splendeur de l’œil. Encore disent-ils qu’il y a autant de sens qu’il y a de chefs et genres de choses sensibles, qui sont couleur, son, odeur, saveur ; et le cinquiesme, qui n’a poinct de nom propre, object de l’attouchement, qui est chaud, froid, aspre, rabotteux, poly, et tant d’autres. Mais l’on se trompe, car le nombre des sens n’a point esté dressé par le nombre des choses sensibles, lesquelles ne sont point cause qu’il y en a autant. Selon ceste raison, il y en auroit beaucoup plus : et un mesme sens reçoit plusieurs divers chefs d’objects : et un mesme object est apperceu par divers sens, dont le chatouillement des aisselles et le plaisir de Venus sont distingués des cinq sens, et par aucuns comprins en l’attouchement ; mais c’est plustost de ce que l’esprit n’a peu venir à la cognoissance des choses que par ces cinq sens, et que nature luy en a autant baillé qu’il estoit requis pour son bien et sa fin.

[8]Leurs comparaisons sont diverses en dignité et noblesse : la veue excelle sur les autres en cinq choses, s'estend et apperçoit plus loin jusques aux es-es es-toiles fixes : a plus de choses par toutes choses par tout y a lumiere et couleur, objets de la veue : est plus exquise, exacte et particuliere, jusques aux choses plus menues et minces : est plus prompte et subite appercevant en un moment jusques qu ciel, d'autant que c'est sans mouvement : aux autres sens y a mouvement qui requiert du temps : est plus divine, les marques de divinité sont plusieurs, sa liberté, non pareille aux autres, par laquelle l’œil voyt ou ne voyt, dont il a les paupieres prompt à ouvrir et fermer : sa force à ne travailler et ne se lasser à voyr : son activité et puissance à plaire ou deplaire, et contenter, ou mescontenter, signifier et insinuer les pensers, volontés, affections, car l’œil parle et frappe, sert de langue et de main ; les autres sont purement passifs : la plus noble est la crainte aux tenebres, qui est naturelle, et vient de ce que l'on se sent privé et destitué d'un tel guide, dont l'on desire compagnie pour soulagement : or la veue en la lumiere est au lieu de compagnie : l'ouye en revanche a bien plusieurs singularités excellentes, elle est bien plus spirituelle et servant au dedans : mais la particuliere comparaison de ces deux qui sont les plus nobles, et du parler, sera au chapitre suivant. Au plaisir et desplaisir, combien que tous en soient capables, si est-ce que l'attouchement peust recevoir très grand douleur et presque point de plaisir ; le goust au contraire grand plaisir et presque point de douleur. En l’organe et instrument, l’attouchement est universel, respandu par tout le corps, pour sentir les coups du chaud et du froid ; les autres sont assignés à certain lieu et membre.

De la foiblesse et incertitude de nos sens viennent ignorance, erreurs et tout mesconte : car puis que par leur entremise vient toute cognoissance, s’ils nous faillent au rapport, il n’y a plus que tenir : mais qui le peust dire et les accuser qu’ils faillent, puis que par eux on commence à apprendre et cognoistre ? Aucuns ont dict qu’ils ne faillent jamais ; et que, quand ils semblent faillir, la faute vient d’ailleurs, et qu’il s’en faut prendre plustost à toute autre chose qu’aux sens ; autres ont dict, tout au rebours, qu’ils sont tous faux, et qu’ils ne nous peuvent rien apprendre de certain ; mais l'opinion,moyenne est meplus vraye.

Or, que les sens soient faux ou non, pour le moins il est certain qu’ils trompent, voire forcent ordinairement le discours, la raison ; et en eschange sont trompez par elle. Voilà quelle belle science et certitude l’homme peust avoir, quand le dedans et le dehors est plein de fausseté et de foiblesse, et que ces parties principales, outils essentiels de la science, se trompent l’un l’autre. Que les sens trompent et forcent l’entendement, il se voyt ès sens, desquels les uns eschauffent en furie, autres adoucissent, autres chatouillent l’ame. Et pourquoy ceux qui se font saigner, inciser, cauteriser, destournent-ils les yeux, sinon qu’ils sçavent bien l’authorité grande que les sens ont sur leurs discours ? La veue d’un grand precipice estonne celuy qui se sçait bien en un lieu asseuré, et enfin le sentiment ne vainq-il pas et renverse toutes les belles resolutions de vertu et de patience ? Que aussi au rebours les sens sont pipez par l’entendement, il appert, parce que l’ame estant agitée de cholere, d’amour, de haine, et autres passions, nos sens voyent et oyent les choses autres qu’elles ne sont ; voire quelquesfois nos sens sont souvent hebetez du tout par les passions de l’ame, et semble que l’ame retire au dedans et amuse les operations des sens ; l’esprit empesché ailleurs, l’œil n’apperçoit pas ce qui est devant, et ce qu’il voyt ; la veue et la raison jugeant tout diversement de la grandeur du soleil, des astres, de la figure d'un baston en l'eau.

Aux sens de nature les animaux ont part comme nous, et quelquesfois plus : car aucuns ont l’ouye plus aiguë que l’homme ; autres la veue ; autres le fleurer [9] ; autres le goust : et tient-on qu’en l’ouye le cerf tient le premier lieu, et en la veue l’aigle, au fleurer le chien, au goust le singe, en l’attouchement la tortue : toutesfois la preeminence de l’attouchement est donnée à l’homme, qui est de tous les sens le plus brutal. Or, si les sens sont les moyens de parvenir à la cognoissance, et les bestes y ont part, voire quelquesfois la meilleure, pourquoy n’auront-elles cognoissance ?

Mais les sens ne sont pas seuls outils de la cognoissance, ny les nostres mesmes ne sont pas seuls à consulter et croire ; car si les bestes par leurs sens jugent autrement des choses que nous par les nostres, comme elles font, qui en sera creu ? Nostre salive nettoye et desseiche nos playes, elle tue aussi le serpent [10] : qui sera la vraye qualité de la salive ? Desseicher, et nettoyer ou tuer ? Pour bien juger des operations des sens, il faut estre d’accord avec les bestes, mais bien avec nous-mesmes ; nostre œil pressé et serré voyt autrement qu’en son estat ordinaire ; l’ouye resserrée reçoit les objects autrement que ne l’estant ; autrement void, oyt [11], gouste un enfant, qu’un homme faict ; et cestuy-ci qu’un vieillard ; un sain qu’un malade ; un sage qu’un fol. En une si grande diversité et contrarieté, que faut-il tenir pour certain ? Voire un sens dement l’autre, une peincture semble relevée à la veue, à la main elle est platte.


    ca-pables de plaisir et de douleur, si est-ce que l’attouchement peust recevoir tres grand douleur, et presque point de plaisir, et le goust au contraire grand plaisir, et presque poinct de douleur. Edit. de 1601, I. I, ch. 12, §.4.

  1. C'est le douzième de la première édition.
  2. District, domaine, territoire.
  3. Qu'il lui manque quelque chose.
  4. Les preuves de cette opinion seraient difficiles, mais les conjectures en sa faveur s'offrent en foule.
  5. Quelques-uns.
  6. Si elles sont tout près.
  7. Fleurer pour flairer. La Ire édition écrit toujours fleurer. Dans les éditions suivantes où plusieurs mots ont été rajeunis, au moins pour l'orthographe, on trouve tantôt flairer, tantôt fleurer. Peut-être il eut été bon de conserver l'ancienne manière d'écrire : elle eut du moins prouvé l'origine de notre mot flairer.
  8. Variante. Au reste la veue passe tous les autres en promptitude, allant jusques au ciel en un moment ; car elle agist en l’air, peinct de la lumiere sans mouvement : aucun des autres ne peust sans mouvement recevoir. Or tout mouvement requiert du temps : et combien que tous soient ca-ca-
  9. Voyez la note *6 ci-dessus.
  10. C'est, sans nul doute, une erreur populaire, fondée sur quelque superstition ou allégorie.
  11. Cette phrase est ainsi ponctuée dans l'édition de Bastien : voyt, ayt : goutte, etc. ; mais c'est évidemment une faute.