De la sagesse/Livre I/Chapitre X

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 81-84).
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CHAPITRE X [1].

De la faculté sensitive.


SOMMAIRE. — Six choses sont requises pour l’exercice de la faculté sensitive, savoir l’usage des cinq sens, et le sensorium commune où tous les objets aperçus par les sens sont recueillis, comparés et jugés.

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EN l’exercice de cette faculté et fonction des sens concurrent ces six, dont y en a quatre dedans et deux dehors. Sçavoir l’ame comme premiere cause efficiente : la faculté de sentir (qui est une qualité de l’ame, et non elle-mesme) c’est à dire appercevoir et apprehender les choses externes, ce qui se faict en cinq façons, dont l'on constitue cinq sens (de ce nombre en sera parlé au chapitre suivant), sçavoir, ouyr, voyr, flairer, gouster, toucher.

L’instrument corporel du sens, et y en a cinq, autant que de sens, l’œil, l’oreille, le haut creux du nez qui est l’entrée aux premiers ventricules du cerveau, la langue, la peau universelle du corps.

L’esprit qui derivé du cerveau origine de l’ame sensitive, par certains nerfs ausdits instrumens, par lequel esprit et instrument, l'ame exerce sa faculté.

L’espece sensible ou l’object proposé à l’instrument, qui est different selon la diversité des sens. L’object de la veue et de l’œil est selon l’advis commun la couleur, qui est une qualité adherente au corps, et y en a six simples, blanc, jaune, rouge, pourpre, verd et bleu : aucuns y adjoustent le septiesme, noir : mais à vray dire ce n’est couleur, ains privation, ressemblant aux tenebres, comme les couleurs plus ou moins à la lumiere : des composées une infinité : mais à mieux dire c’est la lumiere, qui n’est jamais sans couleur, et sans laquelle les couleurs sont invisibles. Or la lumiere est une qualité qui sort du corps lumineux, laquelle se faict voyr, et toutes choses, si estant terminée et arrestée par quelque corps solide, elle rejalit et redouble ses rayons ; autrement si elle passe sans estre terminée, elle ne peust estre veue, si ce n’est en sa racine du corps lumineux d’où elle est partie, ny faire voyr les autres choses. De l’ouye et l’oreille c’est le son, qui est un bruit provenant du heurt des deux corps, et est divers, le doux et harmonieux adoucit et appaise l’esprit, et a sa suite le corps ; chasse les maladies de tous deux : l’aigu penetrant et ravissant, au rebours trouble et blesse l’esprit. Du goust est la saveur qui est de six especes simples, doux, amer, aigre, verd, salé, aspre : mais il y en a plusieurs composés. Du flairement c’est l’odeur ou senteur, qui est une fumée sortant de l’object odoriferant, montant par le nez aux premiers ventricules du cerveau : le fort et violent nuict fort au cerveau, comme le son mauvais : le temperé et bon ait contraire, le resjouit, delecte, et conforte. De l’attouchement est le chaud, froid, sec et humide, doux ou poli, aspre, le mouvement, le repos, le chatouillement.

Le milieu ou l’entredeux dudit object et de l'instrument, qui est l’air non alteré ny corrompu, mais libre et tel qu’il faut.

Ainsi le sentiment se faict quand l’espece sensible se présente par le milieu disposé, à l’instrument sain et disposé, et qu’en iceluy l’esprit assistant la reçoit et apprehende, tellement qu’il y a de l’action et passion, et les sens ne sont pas purement passifs ; car combien qu’ils reçoivent et soient frappés par l’object, si est-ce aussi qu’en quelque sens et mesure ils agissent, en appercevant et apprehendant l’espece [2] et image de l’object proposé.

Anciennement et auparavant Aristote on mettoit difference entre le sens de la veue et les autres sens, et tenoient tous que la veue estoit active, et se faisoit en jettant hors l’œil, les rayons aux objects externes ; et les autres sens passifs, recevant la chose sensible : mais depuis Aristote l'on les a faict tous pareils, et tous passifs, recevant en l'instrument les especes en images des choses ; les raisons des anciens au contraire sont aisées à soudre. Il y a de plus belles et hautes choses à dire des sens cy-après.

Or outre ces cinq sens particuliers qui sont au-dehors, il y a au dedans, le sens commun où tous les objects divers apperceus par iceux, sont assemblés et ramassés pour estre puis comparés, distingués, et dicernés les uns des autres, ce que ne peuvent faire les particuliers, estant chascun attentif à son object propre, et ne pouvant cognoistre de celuy de son compagnon.

  1. Ce chapitre n'est pas dans la première édition.
  2. Espèce nous paraît signifier ici forme. On trouve ce mot employé dans le même sens dix lignes plus bas.