De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et civil/I/IX


CHAPITRE IX.

Réflexions sur quelques actes du gouvernement relatifs à la religion.


Rien aujourd’hui de plus commun que de juger, d’après des souvenirs, des idées d’un autre temps et d’une autre société, sans tenir compte des changements survenus dans l’ensemble des institutions, et de la marche générale des choses, qui modifie les effets et souvent change la nature de ce qu’il y a de meilleur en soi. Pour beaucoup de gens, animés d’ailleurs de louables intentions, il n’est point de source plus féconde d’erreurs. Immobile au milieu du mouvement universel, leur esprit ne sauroit sortir du passé. Ils confondent un état politiquement athée avec un état chrétien, la république avec la monarchie, le despotisme ministériel avec l’autorité royale, un gouvernement constitué avec chacune des nombreuses formes que peut prendre la révolution : et de là les méprises étranges où ils tombent, lorsqu’il s’agit d’apprécier certains faits, qu’ils n’aperçoivent qu’à travers l’illusion qui les préoccupe.

Ainsi la France a des évêques, des curés, des séminaires dotés par l’état, et tout cela est bien sans doute : mais allez plus avant, considérez le mode de cette dotation, et vous verrez d’abord que, renouvelée d’année en année, elle n’a rien de fixe, qu’on peut la refuser comme on l’accorde, qu’il faut voter à chaque session l’existence de la religion, s’enquérir par le scrutin si l’on continue d’en vouloir, et faire dépendre la foi, le culte et la morale du peuple, d’une boule noire ou blanche.

L’athéisme, nettement professé, seroit un moindre outrage à la divinité que cette espèce de jugement annuel auquel on soumet sa loi. Et chez quelle nation vit-on jamais remettre périodiquement en question la société entière, qui n’a d’autre base que cette loi immuable et imprescriptible ? La France conservera-t-elle des temples, des prêtres, des autels ? Consentez-vous à ce qu’on enseigne pendant douze mois encore aux français, les croyances de leurs pères et les devoirs éternels de l’homme ? Voilà ce que l’on demande aux pairs du royaume et aux députés des départements. Dépendante des passions politiques des partis et des opinions, qui en ce siècle sont aussi des passions, la première et, sans hésiter, la plus importante des institutions sociales, n’a d’autre garantie qu’un article du budget. La religion, chaque année, reçoit un permis de séjour, et par surcroît de grâce on l’admet à une solde provisoire. Ses ministres, au lieu d’apparoître avec la dignité qui impose le respect, ne se présentent que comme les salariés de l’administration, et des salariés du dernier rang. On appelle le mépris sur les pasteurs des peuples, et après cela l’on s’étonnera de l’impiété des peuples et de leur corruption.

La position précaire du clergé, l’abaissement où il est réduit, ne sont pas les seuls effets du mode adopté pour sa dotation. L’état payant à chacun ses gages, et chaque centime ayant d’avance son emploi marqué, il en résulte que le clergé, sous la tutelle de l’administration qui ne connoît que des individus, ne dispose réellement d’aucuns revenus, n’a aucune affaire commune, aucuns liens de corps, et qu’isolés les uns des autres, les évêques ne voient que leur diocèse propre, où on leur ménage assez de luttes et de difficultés, pour qu’ils craignent peut-être de les multiplier en s’occupant des intérêts généraux de la religion.

C’est là, on ne sauroit trop le répéter, une des grandes plaies de l’Eglise de France. Elle a des hommes qui administrent au spirituel un territoire déterminé, comme les préfets administrent au civil leurs départements ; mais elle n’a point d’épiscopat.

Purement passive, elle ne peut, dans sa situation présente et tant que les évêques ne prendront pas des mesures pour s’unir, ni faire entendre ses justes plaintes, ni exposer ses besoins, ni réclamer ses droits.

Et encore, telle qu’elle est, redoute-t-on son influence. Quelle que soit la nécessité d’augmenter le nombre des siéges, nécessité reconnue par la commission de la chambre des députés, à qui l’on dut la loi du 4 juillet 1821, on s’obstine à priver la France de ce puissant moyen de régénération. Des villes ont offert de prendre à leur charge une partie des dépenses qu’occasioneroient de nouvelles érections, on a repoussé leurs offres : et l’on ne néglige aucune précaution pour empêcher partout l’expression du vœu général. Que les ministres viennent donc encore nous parler de leurs bons désirs, arrêtés, disent-ils aux simples, par mille obstacles que l’on ignore : qui pourroit être dupe d’un pareil langage ? Ils ne trompent que ceux qui sont résolus à se laisser tromper. L’obstacle, l’unique obstacle est la volonté des hommes qui gouvernent, les ménagements qu’ils croient, pour leur intérêt, devoir garder avec la révolution.

N’ont-ils pas besoin d’être soutenus un peu de tous côtés ? La religion, c’est quelque chose ; mais leurs places c’est tout. Dans l’embrasement de sa ville, énée emportoit ses dieux : dans l’incendie de l’Europe, ils songent à leurs portefeuilles.

Mais enfin les fonds, où les trouver ? J’entends.

On a des fonds pour encourager un pernicieux agiotage ; on a des fonds pour les théâtres, pour amuser le peuple et pour le corrompre ; on n’en a point pour le rappeler aux devoirs que chaque jour il oublie davantage, pour réformer ses mœurs, pour le tirer de sa brutale ignorance, pour l’instruire des vérités qui sont le fondement de l’ordre social.

Là où manquent les prêtres, on est forcé de les remplacer par des gendarmes. Mais des gendarmes répriment les délits, et des prêtres les préviennent ; des gendarmes assurent l’action du glaive de la justice, et des prêtres assurent son repos : en étouffant au fond des cœurs la pensée même du crime, ils sauvent tout ensemble et le malheureux qui l’eût commis, et sa victime. Ils font plus, ils sauvent la morale, ils sauvent à la société des exemples toujours funestes, même quand ils sont punis.

Un autre inconvénient du système suivi à l’égard de l’Eglise, est d’arrêter la puissance créatrice de la religion. Le christianisme catholique, le vrai christianisme, agit de mille manières sur la société : il fait ce que lui seul peut faire, et ce qui ne sauroit être fait par le simple exercice du ministère pastoral : et c’est encore ce qu’on ne veut pas voir, ou peut-être ce qu’on ne voit que trop.

Les meilleures lois empêchent le mal, leur influence ne va pas au-delà ; elles sont répressives, rien de plus. Le christianisme opère le bien ; il travaille sans relâche à soulager toutes les misères de l’homme, il vient au secours de toutes ses foiblesses, il adoucit les maux qu’il lui commande de supporter.

à raison même de la civilisation qu’il a développée, la condition du pauvre seroit, sans lui, intolérable dans les sociétés modernes, et l’expérience le montre assez. Partout où l’on n’enchaîne pas son action, il rattache à l’ordre les classes inférieures par les prodiges d’une charité qui, créant pour ainsi dire dans le monde présent un autre monde, oppose à la hiérarchie des richesses et des grandeurs, la hiérarchie des souffrances et du dénuement ; il n’abaisse point le malheur, il ne mendie pas en son nom, il ordonne de payer le tribut à la souveraineté de l’indigence, et apprend aux rois même à la servir à genoux.

Combien ces sublimes idées qui, sans flatter les passions de l’homme, l’élèvent à une si grande hauteur, ne prêtoient-elles pas de force aux lois et de solidité à l’ordre public chez les nations chrétiennes ! Au lieu de se sentir délaissé, le peuple voyoit, grâce à la religion, qu’il étoit aussi de la famille, et que Dieu lui avoit réservé sa portion d’héritage sur la terre. Des asiles lui étoient ouverts, où l’enfance trouvoit une éducation morale, la vieillesse du repos, les malades des soins et des consolations. Une multitude d’œuvres semblables concouroient au même but : on en a presque tari la source, en ôtant au clergé, réduit à des salaires individuels, le moyen de pourvoir aux dépenses qu’elles exigent. Il restoit une ressource, les fonds accordés par les conseils de département : m le ministre de l’intérieur s’est empressé de la détruire. Il a jugé convenable, non seulement d’annoncer qu’il n’admettroit plus de pareilles allocations, mais de donner même à une décision si religieuse, si politique, si bienfaisante, un effet rétroactif. Un département, témoin de l’utilité d’un établissement formé dans son sein, alloue, pour le soutenir, une somme qu’il s’impose lui-même.

Non pas, lui dit-on, adressez-vous au ministre des affaires ecclésiastiques. -mais on n’en peut rien obtenir ; il n’a jamais de fonds disponibles.

- Eh bien, s’il n’a pas de fonds, vous vous en passerez ; c’est un malheur, mais vous serez en règle.

Qu’est-ce donc qu’une administration ainsi occupée d’empêcher le bien, d’arrêter les efforts que l’on tente pour l’opérer ; qui interdit à un pays bouleversé depuis quarante ans, le droit de réparer ses désastres, qui met la main sur toutes les ruines que la révolution a faites, et qui dit : " ceci est sacré, on n’y touchera pas ? " qu’on méconnoisse la nécessité des institutions charitables que la religion cherche à fonder, qu’on refuse de venir à leur aide, c’est déjà sans doute quelque chose de plus que de l’aveuglement ; mais qu’on défende d’y coopérer, qu’un despotisme absurde, s’il n’est pas criminel, déclare qu’il ne permettra pas même les contributions volontaires du zèle : c’est là ce qu’aucun siècle n’avoit vu, et ce qui n’a de nom dans aucune langue humaine.

Les donations particulières, quoique autorisées par les lois, ne sont guère plus respectées. On demande quelquefois en France ce que fait M De Corbière ? Ce qu’il fait ? Des testaments. Juge en dernier ressort de ceux qui contiennent quelques legs en faveur d’un établissement pieux, il les casse, les approuve, les modifie comme il lui plaît. Un homme aura donné telle somme à un hôpital, telle somme à sa paroisse, ou à une école : M De Corbière, en sa qualité de testateur suprême, retranche de l’une, ajoute à l’autre, selon ses caprices du moment, ou gratifie les héritiers soit d’une partie, soit de la totalité du legs qui grevoit la succession ; de sorte qu’il dispose en réalité de tout ce que la piété des mourants destine à des œuvres saintes. Je ne sais s’il seroit possible d’imaginer un plus grand scandale que ce mépris pour les dernières volontés de l’homme ; cela est au-dessus même de la barbarie ; et cette violation, plus odieuse que celle des tombeaux, supposeroit dans un peuple où elle seroit habituelle, l’entière extinction du sens moral. Malheur à la nation qui reçoit de pareils exemples ! Et que ceux de qui elle les reçoit auront un jour une pesante mémoire à porter ! Le ministre, en se substituant au testateur légitime, sait-il ce qui s’est passé dans sa conscience ? Lorsqu’il le croit généreux, souvent il n’a voulu qu’acquitter son âme. Vous l’ignorez, dites-vous ; respectez-donc les dispositions de celui qui a seul pu le savoir. La présomption de justice est pour ce qui se fait en présence de Dieu et de la mort.

Il semble, à considérer les actes de la politique de ce temps, que son principal but soit de combattre la religion et d’anéantir peu à peu son influence sur la société. Ce que paroissent lui donner les lois, l’administration le lui ôte. Elle redoute le christianisme ; mais quand elle l’aura détruit en France, qu’offrira-t-elle en sa place au peuple ? Quelle autre doctrine, quelle autre morale ?

Sera-ce les préfets et les sous-préfets qui lui enseigneront ses devoirs, qui mettront à côté de ses peines les consolations qui les adoucissent, qui menaceront le vice d’un châtiment qui n’est pas de la terre, et garantiront le ciel à la vertu ?

Fondera-t-on, dans les bureaux du ministère de l’intérieur, une nouvelle foi, un nouveau culte, une nouvelle Eglise ? Et une circulaire du ministre remplacera-t-elle l’évangile du fils de Dieu ?

D’un système opposé à la religion, il ne peut rien sortir qui ne tourne contre elle. Qu’on ait ouvert à trois prélats l’entrée du conseil d’état, ce n’est qu’une dérision, et tout le monde l’a senti.

Mais la nomination de quelques évêques à la pairie a plus d’importance. Beaucoup de gens ont cru y voir une imitation du gouvernement anglais ; ils se sont étrangement trompés. En Angleterre, l’Eglise est liée à la constitution du pays, et c’est là toute sa force. Le clergé forme un ordre qui participe de droit à la législation ou à la souveraineté ; les évêques le représentent dans la chambre-haute, en vertu de leur titre d’évêques ; et s’ils y brillent peu par l’indépendance de leur caractère et de leurs votes, il en faut moins accuser les hommes que les institutions. La servitude est le partage de toute Eglise nationale, et la première condition de son existence.

Parmi nous la dignité de pair accordée à quelques évêques est une faveur purement personnelle, étrangère au corps dont ils sont membres et au siége qu’ils occupent. Il n’en rejaillit réellement aucun éclat sur la religion, qui demeure toujours en dehors de la constitution politique ; mais il en résulte pour elle de graves inconvénients. Le plus dangereux par ses suites est de placer une partie de l’épiscopat dans une position fausse, de rapprocher et de confondre aux yeux du public ce qui devroit être soigneusement séparé ; puisque autre est le principe de l’Eglise, autre le principe du gouvernement. Il peut se présenter, et il se présente de fait, des discussions très délicates ; si les évêques se conforment en ces occasions au système politique, on ne sait plus comment concilier leurs fonctions de pairs avec leurs devoirs d’évêques ; et soit qu’ils parlent, soit qu’ils se taisent, leur seule présence, interprétée comme une sorte d’acquiescement, sert toujours, quoi qu’ils fassent, à couvrir plus ou moins le vice de certaines lois.

En général, jusqu’à ce moment, ils ont pris le parti du silence ; mais qu’arrive-t-il de là ? Les autres évêques les regardant comme plus spécialement chargés de la défense de la religion, imitent leur silence, et l’épiscopat entier reste muet, lorsqu’il seroit si nécessaire que sa voix se fît entendre. Au fond, l’on ne voit pas bien comment le silence seroit un motif canonique qui dispensât pendant six mois les premiers pasteurs de la résidence. On peut se taire également partout ; et n’est-il pas à craindre que le clergé, ainsi que les fidèles, s’endorment dans une sécurité trompeuse, lorsqu’aucune réclamation, aucun avertissement, aucune plainte, ne sortent de la bouche des gardiens naturels de la foi, attaquée de toutes parts cependant.

Pour bien juger des actes qui intéressent l’Eglise, on ne doit jamais perdre de vue qu’elle n’est rien dans l’état, qu’elle n’occupe aucune place dans l’ordre politique ; qu’on a séparé systématiquement la législation civile de sa législation, et que, méconnoissant la nature de la société religieuse, on travaille sans relâche à la détruire en s’efforçant de la faire entrer dans le cadre d’une administration matérielle. Or, en cette position, tout ce qui diminue l’indépendance du clergé est un mal, et un très grand mal. Sous ce rapport, les distinctions personnelles les plus honorables ne sont pas exemptes de danger. Elles créent des liens qui ôtent toujours quelque chose de la liberté ; elles excitent l’ambition, fertile en prétextes pour justifier les condescendances les moins excusables, lorsqu’elles sont utiles à ses desseins. La vertu même peut être tentée, en croyant découvrir, dans ce qui élève l’homme, de nouveaux moyens de succès pour son zèle.

Jusque là on se tient en réserve, on évite de se commettre, on prend l’habitude de céder, de dissimuler, car rien n’affoiblit comme le désir : ce ne sera, si l’on veut, qu’un désir vague, une chance possible et lointaine ; mais cette chance, on ne veut pas se l’ôter : on attend, et l’on dit à la vérité, attendez aussi.

La vraie dignité, la force véritable des évêques comme des prêtres, dépend aujourd’hui de leur éloignement des affaires publiques ; il leur suffit de celles de l’Eglise. L’avenir de la religion est assuré ; elle ne périra point ; ses fondements sont inébranlables. Séparez-la donc de ce qui tombe.

Pourquoi mêler ce qui ne sauroit s’allier ?

Une prudence toujours fausse, quelquefois impie, voudroit plier à l’esprit du siècle l’Eglise qui est de tous les siècles. On lui demande de varier avec le monde, qu’elle doit ramener sans cesse à ce qui ne varie pas. De l’opposition qu’elle éprouve, de la haine dont elle est l’objet, on conclut qu’il faut qu’elle se modifie, qu’elle tolère le désordre pour que le désordre la tolère, qu’elle apaise ses ennemis à force de soumissions, qu’elle négocie avec l’athéisme, au fond assez traitable, se ménage ses bonnes grâces, et, par une alliance qui garantira les intérêts réciproques, s’assure à jamais sa protection.

Quoi qu’il en soit de cette haute sagesse, ce n’est pas ainsi que le christianisme s’établit jadis sur la terre, et ranima le genre humain qui expiroit.

Jésus-Christ ne négocia point, il ne fit point de concessions, et l’esprit qu’il promit d’envoyer à ses disciples n’étoit pas l’esprit du siècle, mais l’esprit de Dieu et de l’éternité. On parle beaucoup maintenant de modération, de mesure ; il seroit bon d’expliquer ces mots : nous les avons vainement cherchés dans l’évangile ; ils ne sont pas du langage de ce temps ; on ne connoissoit alors que la vérité et la charité.

On ne sauroit trop le redire, tout ce qui associe l’Eglise à l’action d’une politique étrangère au christianisme, ne sauroit que lui être funeste. On a mis un prélat à la tête de l’éducation : l’éducation en est-elle meilleure ? Que ceux qui sont instruits de l’état des écoles répondent. C’est à la religion elle-même qu’il falloit confier l’enfance, et non à un homme de la religion. Le caractère dont il est revêtu consacre une partie du mal, voile l’autre, tranquillise la conscience des parents, charge la sienne, voilà tout. Non, ce n’est pas tout : on voit, au sein de la capitale, un collége renfermer dans son enceinte deux temples, l’un catholique, l’autre protestant ; et ce collége est sous l’autorité d’un évêque ! Il est vrai qu’il ne s’y trouve pas de mosquée.

Qu’a produit l’institution d’un ministère des affaires ecclésiastiques ? Ce qu’elle devoit produire ; une plus dangereuse oppression de l’Eglise, devenue l’instrument de sa propre servitude. Le ministre peut-il changer le système politique ? Et en est-ce moins, parcequ’il y concourt, un système anti-chrétien ? Lorsque, sans déguiser leurs maximes, des laïques l’appliquoient aux choses de la religion, il n’ abusoit personne ; on gémissoit, et l’on n’étoit pas trompé. Les mêmes actes venant d’un évêque, et autorisés de son nom, n’excitent plus la même défiance, n’inspirent plus les mêmes sentiments.

On s’accoutume au mal, on cesse de le repousser, à cause de la main qui le présente. Il se forme peu à peu en sa faveur une espèce d’opinion que la foiblesse se hâte d’embrasser. Le penchant qui attire les hommes vers le pouvoir, quel qu’il soit, l’espérance de parvenir en le flattant, la lassitude même du combat, tout contribue à précipiter la décadence. La vérité qu’on a fuie devient importune ; elle blesse l’amour-propre, et réveille le remords.

Autrefois cela étoit bon ; voilà ce qu’on dit de l’ordre. Le devoir fatigue : on ne veut marcher qu’en descendant.

Qu’on se rappelle la loi sur les communautés religieuses de femmes, la réponse de monseigneur d’Hermopolis à M Royer-Collard, à l’occasion de la loi sur le sacrilége, le discours du même prélat où il établit en termes si clairs la suprématie civile, et où il invite théologiquement les députés de la France à remonter à Néron et à Dioclétien, pour connoître avec précision les véritables droits de l’Eglise : qu’on se rappelle ces exemples si tristement mémorables, et qu’on juge de ce qui doit en sortir un jour. Quelles leçons pour le clergé !

Quelles instructions pour les fidèles ! Quel spectacle pour le monde entier ! La révolution recueille ces paroles, elle y applaudit, et sa joie menace l’Eglise.

Que répondra-t-on, quand bientôt elle tirera les conséquences des principes qu’on lui a faits ?

Suffira-t-il alors de lui prêcher la mesure et la modération ? Prodigieux aveuglement ! Et qui l’expliquera ? je les enivrerai, dit le seigneur, afin qu’ils s’assoupissent, et qu’ils dorment d’un sommeil éternel. Frappé d’impuissance pour opérer le bien, entraîné par le système auquel il est lié dans des voies anti-catholiques, le ministère chargé de l’administration de l’Eglise de France n’a pas entrepris une seule œuvre, formé un seul dessein où ne se manifeste l’esprit qui le conduit. Il en est un dont les suites, s’il s’exécutoit tel qu’on l’a conçu, pourroient être si fatales à la religion, qu’on ne sauroit se dispenser de l’examiner particulièrement. Nous voulons parler du rétablissement de l’ancienne Sorbonne, destinée, dit-on, à faire revivre les hautes études ecclésiastiques. le but est louable, nous le reconnoissons. Mais pourquoi faut-il qu’en rappelant continuellement les règles antiques, on ne cesse de les violer, et que l’Eglise ait toujours à se plaindre de ce qu’on semble faire pour elle ? Le bien est dans les paroles, et le mal dans les actes : et encore les paroles ne sont-elles souvent qu’un mal de plus, une consécration dogmatique du désordre qu’on avoue et qu’on justifie. On en verra tout à l’heure de nouveaux exemples.

L’ancienne université fut une de ces nombreuses créations qui contribuèrent aux progrès de la civilisation chrétienne, et que l’Europe dut aux pontifes romains. " jamais, dit l’historien de ce corps illustre, elle n’a reçu de statuts ni de l’évêque ni du chancelier... etc. " Innocent Iii confirma le règlement fait par la compagnie elle-même.

Lorsque Robert de Sorbonne fonda le collège qui porte son nom, pour les écoliers en théologie, le pape Clément Iv régla par une bulle de l’année 1268, ce qui concernoit cet établissement. Le même ordre subsista jusqu’en 1451. " on doit avoir observé, dit l’écrivain déjà cité, que, jusqu’au temps dont je parle ici, l’université n’avoit reçu que des souverains pontifes ; ... etc. " Ce ne fut qu’après les troubles de religion, vers la fin du seizième siècle, que l’université de Paris, soustraite presque entièrement à l’autorité des souverains pontifes, passa sous celle des rois et du parlement, qui rédigea pour elle de nouveaux statuts.

La publication s’en fit d’une manière très solennelle, et les magistrats annoncèrent dès lors la prétention inouïe de diriger l’enseignement théologique. " l’avocat général, Louis Servin, donna des avis particuliers à chaque faculté... etc. " parmi les hommes qui prirent le plus de part à ces changements, on distingue deux prélats, Renaud De Beaune, archevêque de Bourges, un peu léger en créance, disoient ses contemporains, soupçonné même d’athéisme par quelques uns ; et René Benoît, évêque nommé de Troyes, dont la foi n’étoit pas moins suspecte. Cependant l’institution nécessaire pour l’enseignement, continua toujours, chose remarquable, d’être donnée au nom du Saint-Siège. " le chancelier, dit Duboulay, donne, par l’autorité apostolique, le pouvoir d’enseigner. "

Jusqu’ici, au contraire, on n’a vu figurer que l’autorité civile dans l’érection de la nouvelle Sorbonne ; c’est par cette autorité seule que tout se fait. Quelques évêques, choisis et appelés par elle pour concourir à la rédaction des règlements, ne sont et ne peuvent être que de simples conseillers.

Chaque évêque préside de droit à l’enseignement dans son diocèse ; il nomme et institue ceux qu’il juge propres à le remplacer dans cette fonction. Là se borne son autorité. Il ne peut conférer à personne la prérogative, qu’il ne possède pas, d’un enseignement plus étendu, tel que celui des universités. nemo dat quod non habet. La jurisdiction épiscopale, circonscrite dans un territoire déterminé, ne sauroit, en aucune façon, être la source du pouvoir général d’enseigner.

Rien, à cet égard, ne peut suppléer l’autorité pontificale. Si donc elle n’intervient pas dans la fondation de la Sorbonne nouvelle, on ne réussira jamais à former qu’une école schismatique, où des professeurs institués par la puissance séculière, enseigneront la doctrine qu’elle leur prescrira.

Alors, oubliant même jusqu’au langage catholique, on pourra se féliciter d’avoir un centre des lumières, qui entretienne dans notre Eglise l’unité de doctrines, de vues, et de règles de conduite. L’Eglise universelle ne connoît, il est vrai, qu’un centre, le centre de la foi et du gouvernement ; mais notre Eglise, plus avancée, possédera, dans le siècle des lumières, un centre des lumières, et c’est à ce centre et à ces lumières qu’elle devra l’unité de doctrines, qui, depuis Jésus-Christ, et selon sa promesse, s’étoit conservée, non par les lumières des hommes, mais par l’assistance de l’esprit saint, qui dicte à l’Eglise et à son chef leur infaillible enseignement.

Et voulez-vous savoir avec précision quelles sont ces lumières dont la nouvelle Sorbonne redeviendra le centre, à l’imitation de l’ancienne ?

Ecoutez ce qu’on dit de celle-ci : " rempart de la foi contre les attaques de tous les novateurs, au point d’avoir mérité le surnom de concile permanent des Gaules, ... etc. " qu’on ose parler de maximes françaises, lorsqu’il s’agit du point le plus important de la doctrine catholique, du fondement même de l’Eglise et de sa constitution divine ; qu’on s’applaudisse d’être séparé sur ce point de toutes les autres Eglises unies au successeur de Pierre ; qu’on représente leur obéissance comme une servitude, dont on a su s’affranchir avec cette sagesse qui prévien t les abus, qui concilie tous les droits et tous les devoirs ; qu’on oppose froidement Bossuet au vicaire de Jésus-Christ, son savoir à l’autorité du docteur de l’Eglise universelle, son génie aux promesses du fils de Dieu et à ses paroles qui ne passeront point : c’est là ce qui effraie, ce qui consterne plus que les efforts de l’impiété. De sinistres pensées s’emparent de l’âme : on ne discute point, on tombe à genoux pour conjurer Dieu de détourner l’avenir qui s’approche.

Et quel moment choisit-on pour annoncer à l’univers catholique qu’on a résolu de perpétuer ces maximes de schisme ? Le moment même où les plus ardents ennemis de la religion chrétienne les réclament comme leur doctrine, comme l’arme avec laquelle ils vaincront l’Eglise. Parceque, pendant les deux derniers siècles, le clergé français n’en a pas tiré les conséquences, parcequ’il les a toujours démenties dans la pratique, on refuse d’en voir le danger. Mais si nulle Eglise ne fut jamais plus soumise au Saint-Siège, dans les matières spirituelles que l’Eglise de France, et si on doit la louer de cette soumission ; donc elle est conforme à l’ordre de Dieu et aux vrais principes catholiques, autant que les maximes qui autoriseroient une autre conduite y sont opposées. Et néanmoins que dites-vous ? " demeurons dans les voies tracées par nos pères ; comme eux, sachons toujours allier ce qu’ils n’ont jamais séparé ; soyons à la fois français et catholiques romains. " et c’est-à-dire, déclarons toujours que nous n’admettons pas le devoir de se soumettre, et demeurons cependant toujours soumis ; soyons fermes dans l’inconséquence, prenons garde d’en sortir jamais : et quand les serfs du christianisme, les malheureux qui ne sont encore que catholiques romains, nous demanderont en quoi nous différons d’eux, et ce que c’est enfin que d’être français en religion, nous leur répondrons fièrement que c’est la liberté de penser d’une manière, en ayant soin d’agir d’une autre. Que s’ils insistent pour savoir avec précision ce qui arriveroit si les français s’avisoient un jour d’agir comme ils pensent, ou de réduire en pratique les libertés gallicanes, mal comprises à la vérité, la réponse n’est pas moins facile : " c’est en leur nom que fut proclamée cette déplorable constitution civile du clergé ; ... etc. "

Voilà ce qu’on est obligé d’avouer, alors même que l’on prend à tâche de calmer les fausses inquiétudes des catholiques. Et ces maximes décréditées par l’abus qu’on en a fait, ces maximes qu’on invoque pour nous précipiter dans le schisme, ces maximes ruinées dans l’esprit des vrais fidèles, on fonde une école pour en conserver précieusement la tradition, et l’on assure que cette école, appropriée à nos besoins et à notre situation présente, prépare à notre Eglise le plus consolant avenir, et qu’à la seule annonce d’un pareil établissement, la France religieuse a tressailli d’espérance !


Quand Dieu prépare, non pas un consolant avenir, mais une de ces grandes calamités que sa colère envoie sur les peuples, un esprit de vertige les précède, et le sens humain est comme renversé.

Il ôte l’intelligence aux pasteurs, il aveugle les gardiens de la doctrine, et ils ne savent rien ; muets contre l’ennemi, ils se repaissent d’idées vaines, et se complaisent dans les songes. il y a un souffle qui les emporte, et chacun d’eux décline dans sa voie. alors le chrétien lève au ciel les yeux, et, prêt à tout, médite en lui-même ce mot de l’apôtre : étrangers et voyageurs, nous n’avons point ici de demeure permanente, mais nous cherchons une autre cité.