De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et civil/I/X


CHAPITRE X.

Conclusion.


Nous avons montré, aussi clairement qu’il nous a été possible, les vrais rapports de la religion avec l’ordre politique et civil ; nous avons établi les principes sur lesquels repose leur union, et combattu les erreurs opposées, qui égarent dangereusement certains esprits, et qui règnent plus dangereusement encore dans les lois. Il ne nous reste qu’à résumer les principales considérations que renferme cet écrit, pour en tirer ensuite les dernières conséquences.

Il n’existe et ne peut exister d’union véritable qu’entre les esprits : donc la société, et toutes les lois essentielles de la société, sont de l’ordre spirituel ou religieux, et la perfection de la société dépend de la perfection de l’ordre spirituel ou religieux.

Il suit de là qu’avant Jésus-Christ, la société politique, imparfaite et à peine naissante, ne pouvoit se développer ou se perfectionner, parce que la société religieuse, ou la religion vraie et universelle, n’étoit ni développée ni constituée publiquement. Concentrée dans la famille, les croyances s’y perpétuoient ainsi que le vrai culte par la tradition paternelle ; car il n’existoit point, excepté chez les juifs, d’autre enseignement, et le sacerdoce primitif n’étoit qu’une fonction de la paternité. On ne vit se former, parmi les nations, des colléges de prêtres, qu’après l’introduction de l’idolâtrie. Le principe de la vie sociale étant fixé dans la famille par la première institution du genre humain, il en résultoit que la famille soutenoit seule l’ordre politique, qui, ne s’appuyant que sur elle, ne pouvoit s’élever à un état plus parfait que la constitution domestique ; et il en résultoit encore que les lois qui règlent le pouvoir, et qui sont le fondement de son droit, n’avoient d’autre interprète que la famille ou le peuple, ni d’autre garantie que sa force : et c’est la véritable cause du peu de stabilité des gouvernements anciens.

Nul juge, nul conciliateur entre le pouvoir et les sujets : se touchant par tous les points, avec des intérêts divers, il y avoit entre eux une guerre continuelle. Pour n’être pas renversée, la puissance devenoit oppressive ; l’oppression hâtoit la révolte, qui ramenoit bientôt une oppression plus dure. La société flottoit sans cesse entre la tyrannie d’un seul et la tyrannie de tous, entre le despotisme et l’anarchie ; et ces deux fléaux s’aggravoient à mesure que le principe religieux s’affoiblissoit dans la famille.

L’immense révolution que le christianisme effectua sous ce rapport dans le monde, et qui sauva le monde, ne tint qu’à une chose, d’abord presque inaperçue, comme il arrive toujours lorsque c’est Dieu qui agit, et non pas l’homme. Jésus-Christ ne changea ni la religion, ni les droits, ni les devoirs ; mais, en développant la loi primitive, en l’accomplissant, il éleva la société religieuse à l’état public, il la constitua extérieurement par l’institution d’une merveilleuse police, qui, de toutes les familles ne fait qu’une seule famille, gouvernée, dans l’ordre du salut, par l’autorité d’un ministère spirituel, gouverné lui-même par un chef unique.

Dès lors l’interprétation et la défense de la loi divine, qui est aussi la loi politique fondamentale, n’appartinrent plus au peuple, mais au ministère spirituel et à son chef, à qui Dieu même en a confié le dépôt. Le pouvoir fut protégé contre les sujets, et les sujets contre le pouvoir, par le souverain de la société religieuse universelle, défenseur suprême de la justice. les peuples purent obéir avec sécurité, les rois régner sans crainte. Il y avoit désormais un juge entre eux, et le droit avoit détrôné la force.

Ce fut ainsi que se forma peu à peu la chrétienté.

Mais il vint un temps où les rois refusèrent de reconnoître ce juge ; et, par une funeste contradiction, ils voulurent que la loi divine demeurât toujours la règle des actions privées et le fondement du devoir d’obéir, en cessant d’être la règle des actions publiques et le fondement du droit de commander. C’étoit renverser la base de la société chrétienne et de toute société ; c’étoit, en déclarant que la souveraineté n’est liée par aucune obligation envers Dieu ni envers les hommes, constituer un despotisme monstrueux, et préparer une anarchie plus monstrueuse encore.

Tout ce que nous avons vu, et tout ce que nous voyons, n’est en effet que la conséquence de ce système athée, qui, si rien n’en arrête le développement, anéantira la société humaine et le genre humain même. Destructif par sa nature, il divise à l’infini, et rompt tous les liens qui unissent les hommes. à quelque degré qu’on y entre, on ne peut dire : je n’irai pas plus loin, toujours il entraîne au-delà.

Et premièrement, en combattant le pouvoir spirituel dans l’exercice d’une de ses fonctions les plus importantes, on a été contraint d’attaquer son droit même ; et ce droit étant indivisible, on n’a pu l’attaquer sur un point sans l’attaquer sur tous les points, sans le nier complètement. De là le schisme fatal qui sépara, au seizième siècle, une partie de l’Europe de l’Eglise catholique et du christianisme, et qui, après avoir ruiné toutes les croyances, ébranlé tous les devoirs, va se perdant sous nos yeux dans le scepticisme universel. On commença par protester contre le pape, on finit par protester contre Dieu. Si quelques esprits inconséquents s’agitent encore entre ces deux termes, en s’approchant chaque jour du dernier, c’est que, foibles et craintifs, ils ne suivent pas le principe qu’ils ont choisi pour guide, ils sont traînés par lui.

En France même, on a vu que, pour affranchir l’autorité temporelle de toute dépendance du pouvoir spirituel, les parlements furent obligés d’attaquer celui-ci dans son essence : et les maximes proclamées en 1682 pour consacrer la doctrine des parlements, en établissant, d’une part, l’athéisme politique, qui est devenu la base des lois, renversent, d’une autre part, la constitution de l’Eglise et l’Eglise elle-même, et conduisent immédiatement à toutes les conséquences du protestantisme. Cette vérité reconnue des sectaires et désormais évidente pour le bon sens, ne sauroit être trop méditée. L’indifférence à cet égard, de quelque motif qu’elle se couvre, n’est que l’indifférence au schisme. On affecte de concilier ce qu’on sait être inconciliable, et ce vain travail, où la raison se perd et la conscience encore plus, on l’appelle sagesse : dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt.

Secondement, le même système, considéré dans l’ordre politique, a eu pour effet de rallumer la guerre entre le pouvoir et les sujets, de rendre ceux-ci juges de toutes les questions qui naissent entre eux et la souveraineté, d’anéantir successivement, par suite de cette guerre, la hiérarchie sociale, de préparer la chute du trône, et de conduire la France, à travers le sang, sous l’épée d’un despote.

A ce despote a succédé une démocratie voilée par des mots, comme la déclaration de 1682 voile par des mots l’aristocratie souveraine qu’elle établit de fait dans l’Eglise, et qui ne seroit qu’un court passage à l’anarchie la plus absolue. Déjà cette anarchie existe dans l’état ; elle existe dans les esprits remués en tous sens par des opinions turbulentes ; elle existe dans le principe des lois qui ne se rattachent à aucunes croyances, dans l’administration dirigée presque uniquement par des volontés arbitraires, dans les mœurs générales qui n’ont de règle que l’intérêt. écoutez ce qui se dit, lisez ce qui s’imprime, et cherchez au milieu de cette effroyable confusion, une vérité admise, une idée commune et invariablement adoptée par d’autres raisons, que la raison qui l’a conçue. Le monde intellectuel et moral est livré à une race de sophistes plus dépravés que ceux de la Grèce, toujours prêts à se vendre à qui les paie, faisant aujourd’hui de la religion, demain de l’athéisme, se jouant des autres et d’eux-mêmes avec une impudence qu’ils avouent et dont ils sont fiers, ennemis du vrai et du bien, plus par instinct que par persuasion, tour à tour bas, hautains, dédaigneux, flatteurs, affectant la science et ne sachant rien, prodigues de sarcasmes et de mensonges, hardis contre le bon sens, doués enfin de tout ce qu’il faut pour porter le désordre dans les sentiments et dans les pensées de la multitude.

Semblables à ces barbares qui errent parmi les débris des antiques cités, jadis la gloire de l’orient, et qui hâtent le ravage des siècles, ils parcourent les ruines de la société chrétienne, abattant ce qui reste encore debout.

Cependant le peuple, de plus en plus séparé du passé, se corrompt dans le présent, où il ne voit que ce qu’on lui montre, des appétits à satisfaire. Au dessus du peuple, les uns contemplent, à travers les nuages brillants de leur imagination, je ne sais quel avenir qui fuit toujours ; d’autres, moins prompts à espérer, déclarent, au contraire, que le temps les inquiète, et que si l’on est sage, on se concertera pour le fixer. En attendant il suit son cours, et emporte pêle-mêle les croyances, les mœurs, les opinions, les lois.

Nul lien véritable entre les états, divisés par la vieille politique des intérêts, qui se complique de mille intérêts nouveaux ; et, dans chaque état, un esprit d’indépendance qui, plus ou moins développé, plus ou moins favorisé par les évènements, éclate en révolutions, ou mine sourdement les bases de l’ordre. Partout, ou presque partout, les peuples se détachent de leurs chefs. Las d’obéir, parce qu’on leur a dit que l’obéissance étoit l’esclavage, ils se croient opprimés tant qu’ils ne commandent pas. Une génération s’élève imbue des doctrines d’anarchie, ardente de désirs et de passions, et résolue à se faire un monde selon ses pensées. Tel est le spectacle qu’offre l’Europe. Et qu’oppose-t-on à ce mouvement terrible ? Des soldats. Il faut des armées pour garder les trônes, pour les défendre contre le peuple ; mais qui les défendra contre les armées ?

On peut aussi, nous le savons, graver sur le sabre le mot d’ordre de la rébellion.

Que prévoir donc, qu’attendre, à quels destins sommes-nous réservés ? N’y a-t-il nul moyen de remédier aux maux présents, d’échapper aux calamités futures ? Toute sagesse seroit-elle vaine, tout effort impuissant ? Ne reste-t-il qu’à se voiler la tête ?

écartons d’abord les soupçons bas et les accusations familières aux hommes qui ne conçoivent aucune opinion, aucun sentiment désintéressé. Si l’ordre doit revivre, ce ne sera pas de nos jours. Donc ceux qui demandent l’ordre, ne le demandent pas pour eux ; ils ne jouiront point de ses bienfaits ; aucune vue personnelle ne peut dès lors être leur motif ; ils n’ont rien à espérer, rien à recueillir que l’injure, la calomnie et la persécution. On ne change point en quelques années l’esprit des peuples, c’est l’œuvre du temps ; et jusqu’à ce que cet esprit ait changé, il est impossible que la société chrétienne renaisse.

Elle est le fruit, non de la violence, mais de la conviction ; sa base est la foi, et non pas l’épée.

Elle existe quand on y croit, elle cesse d’être quand on cesse d’y croire, et jamais les lois ne la recréeront qu’en aidant à la rétablir dans la pensée et dans la conscience.

C’est la tâche des gouvernements ; l’avenir des nations et leur propre avenir dépend d’eux, du moins en partie. Qu’ils y réfléchissent sérieusement ; il s’agit de la vie. Qu’ont-ils fait jusqu’à présent que conspirer contre eux-mêmes ? Le salut n’est pas où ils l’ont cherché. Qu’ils le comprennent enfin, il n’existe aujourd’hui dans la société que deux forces : une force de conservation dont le christianisme est le principe, et dont l’Eglise est le centre ; une force de destruction qui pénètre tout pour tout dissoudre, les doctrines, les institutions, le pouvoir même.

La plupart des gouvernements se sont placés entre ces deux forces, pour les combattre toutes deux.

Ils combattent l’Eglise, parcequ’ils tiennent obstinément à un système d’indépendance absolue, qui, en abolissant la notion du droit, ébranle partout la souveraineté dans ses fondements. Ils se défendent comme ils peuvent, avec la police et des baïonnettes, contre la force révolutionnaire, qui tourne contre eux leurs propres maximes.

S’ils ne sortent pas, et bien vite, de cette position, leur ruine est certaine : car il est évident qu’aucun pouvoir ne sauroit subsister qu’en s’appuyant sur les forces de la société. On ne règne pas long-temps lorsqu’on ne veut régner que par soi ; jamais l’homme ne subit volontairement le joug de l’homme.

Il faut que la puissance descende de plus haut, de celui qui a dit : per me reges regnant. on peut donc le prédire avec assurance, si les gouvernements ne s’unissent pas étroitement à l’Eglise, il ne restera pas en Europe un seul trône debout : quand viendra le souffle des tempêtes dont parle l’esprit de Dieu, ils seront emportés comme la paille sèche et comme la poussière. La révolution annonce ouvertement leur chute, et à cet égard elle ne se trompe point ; ses prévoyances sont justes.

Mais en quoi elle se trompe stupidement, c’est de penser qu’elle établira d’autres gouvernements à la place de ceux qu’elle aura renversés, et qu’avec des doctrines toutes destructives elle créera quelque chose de stable, un ordre social nouveau.

Son unique création sera l’anarchie, et le fruit de ses œuvres des pleurs et du sang.

Que si les gouvernements aveuglés sans retour persistent à se perdre, s’ils ont résolu de mourir, l’Eglise gémira sans doute, mais elle n’hésitera pas sur le parti qu’elle doit prendre : se retirer du mouvement de la société humaine, resserrer les liens de son unité, maintenir dans son sein, par un libre et courageux exercice de son autorité divine, et l’ordre et la vie, ne rien craindre des hommes, n’en rien espérer, attendre en patience et en paix ce que Dieu décidera du monde.

S’il est dans ses desseins qu’il renaisse, alors voici ce qui arrivera. Après d’affreux désordres, des bouleversements prodigieux, des maux tels que la terre n’en a point connus encore, les peuples, épuisés de souffrance, regarderont le ciel. Ils lui demanderont de les sauver ; et avec les débris épars de la vieille société, l’Eglise en formera une nouvelle, semblable à la première en tout ce qui est de l’ordre fondamental, mais différente par ce qui varie selon les temps, et telle qu’elle résultera des éléments qui devront entrer dans sa composition.

Si au contraire ceci est la fin, et que le monde soit condamné, au lieu de rassembler ces débris, ces ossements des peuples, et de les ranimer, l’Eglise passera dessus et s’élèvera au séjour qui lui est promis, en chantant l’hymne de l’éternité.