De la prescription contre les hérétiques (trad. Labriolle)/Introduction

Traduction par Pierre de Labriolle.
Texte établi par Pierre de LabriolleAlphonse Picard et Fils (p. v-xlviii).

INTRODUCTION

I. Comme renseignements positifs sur la vie de Quintus Septimius Florens Tertullianus, nous n’avons guère que la notice de saint Jérôme, dans le De Viris illustribus, LIII. « Il fleurit sous Sévère (193-211) et Caracalla (211-217) ; il était Africain ; il fut prêtre ; vers le milieu de sa vie, il donna dans le Montanisme et rompit avec l’Église. » Voilà, en résumé, à quoi se réduisent les données fournies par saint Jérôme. C’est surtout d’après les écrits de Tertullien lui-même qu’on peut essayer de se représenter approximativement les phases de son activité littéraire.

La date de sa naissance est incertaine. Harnack opine pour 150 ap. J.-C. [Die Chronol. der altchr. Litter., zweiter Bd, 1904, p. 294 ; voir cependant la discussion de G. Krüger, dans les Gött. Gel. Anzeigen, janvier 1905, p. 29, qui préfère ne pas se prononcer]. Sa famille était païenne. Nous ignorons les circonstances de sa conversion qui survint, semble-t-il, quelques années avant 197 [cf. Harnack, Chronol., p. 293]. Devenu chrétien, l’événement capital de sa vie morale fut son passage au montanisme (probablement vers 207), qui l’attira par la rigueur des retranchements qu’il préconisait tout en le rassurant par son respect de la regula fidei. — Malgré ce divorce, il continua de combattre les hérétiques ; mais il fustigea énergiquement la mollesse des catholiques, des « psychiques », comme il les appelait. Si l’on en croit saint Augustin, il serait devenu sur le tard hérésiarque et aurait fondé une secte à part, la secte des Tertullianistes, qui, au temps même d’Augustin, comptait encore quelques adhérents [De Haeres., LXXXVI]. On ignore la date exacte de sa mort.

L’essentiel de la bibliographie sur ce dialecticien inexorable et passionné est indiqué par Bardenhewer, Geschichte der altkirchlicher Litteratur, t. II, München, 1903. On peut ajouter à la liste donnée par Bardenhewer, Harnack, op. cit., pp. 256-296 ; Turmel, Tertullien, Paris, Bloud, 1905 ; A. d’Alès, La Théologie de Tertullien, Paris, Beauchesne, 1905.

II. On a hésité sur le point de savoir si Tertullien était encore catholique, ou déjà montaniste, au moment où il écrivait le De Praescriptione Haereticorum[1]. Noesselt a indiqué avec beaucoup de force les raisons qui tendraient à faire placer ce traité dans la période montaniste [De vera aetate ac doctrina scriptorum Tertulliani disputatio, dans Œhler, t. III, p. 606-609]. Il a été suivi par Hesselberg [Tertullians Lehre aus seinem Schriften entwickelt, Dorpat, 1848, Hambourg, 1851], par Uhlhorn [Fundamenta chronologiae Tertullianeae, Göttingen, 1852], etc.

Et pourtant une lecture attentive de l’opuscule rend cette opinion bien douteuse. Observons, en effet : 1o  que Tertullien ne fait aucune allusion à la doctrine montaniste, ni au « Paraclet », ni à une scission quelconque avec le groupe chrétien ; 2o  qu’il a une bien vive sortie contre le rôle doctrinal et liturgique joué par les femmes chez les hérétiques [XLI, 5]. Certes, même quand il eut passé au montanisme, Tertullien demeura fidèle aux principes de saint Paul et refusa constamment à la femme certaines prérogatives que l’apôtre lui avait également déniées [cf. De virg. velandis, IX]. Mais du moins spécifiait-il qu’il lui reconnaissait le droit de prophétiser [cf. Adv. Marcionem, V, 8]. Ici, il ne tempère d’aucune réserve l’absolu de son indignation. Eût-il parlé ainsi, si, dès ce moment, la sainteté des « oracles » de Priscilla et de Maximilla s’était imposée à lui ? 3o  Notons enfin une dernière raison dont Noesselt lui-même a bien senti la force [loc. cit., p. 608]. Au chap. XX et suivant, Tertullien proteste énergiquement contre les insinuations hérétiques qui tendent à faire penser que les apôtres n’ont pas tout su de la foi révélée. En un mouvement oratoire il fait éclater l’invraisemblance d’une hypothèse qui va directement à l’encontre de la promesse du Christ, promesse pleinement réalisée le jour de la Pentecôte [cf. XXII, 8-10]. Et nulle part il ne trahit le souci d’amorcer, ne fût-ce que d’un mot, cette révélation supplémentaire dont il devait montrer plus tard, au temps de son montanisme, l’inéluctable nécessité. [Cf. De virg. vel.I ; de MonogamiaII ; etc.].

En réalité, les critiques qui veulent ranger le De Praescriptione parmi les ouvrages montanistes de Tertullien, tirent leur principal argument du chapitre Ier de l’Adversus Marcionem. En voici le sens général. C’est un fait certain, observe Tertullien, que Marcion a apostasié sa foi première. Cela seul suffirait à démontrer que celle qu’il a adoptée ensuite est sûrement fausse : « In tantum enim haeresis deputabitur quod postea inducitur, in quantum veritas habebitur quod retro et a primordio traditum est. Sed alius libellus hunc gradum sustinebit adversus haereticos… »

Allusion évidente au De Praescriptione ! Or l’adversus Marcionem est un traité montaniste : donc, conclut-on, le De Praescriptione, postérieur à l’adversus Marcionem puisqu’il y est annoncé, est montaniste aussi, forcément.

L’argument ne laisse pas que d’être embarrassant. M. Monceaux [Revue de Philol., XXII (1898), p. 87, rem. 6 ; cf. Hist. littér. de l’Afrique chrétienne, I, 198 et 204] a cru pouvoir l’éluder en faisant observer que, d’après le témoignage de Tertullien lui-même, l’adversus Marcionem eut plusieurs remaniements successifs. Tertullien avait d’abord rédigé un travail un peu hâtif (opusculum quasi properatum). Le jugeant insuffisant, il le refondit avec de plus larges développements (pleniore postea compositione). Mais cette deuxième rédaction lui fut dérobée en fraude par un chrétien, devenu depuis apostat, qui la livra au public, non sans y laisser quantité de fautes. Tertullien mena donc à fin une troisième rédaction, dont il prend soin de nous dire qu’elle annule la précédente. — Ne suffirait-il pas dès lors de supposer que l’allusion au De Praescriptione appartenait à la première rédaction, antérieure de plusieurs années sans doute à la seconde et à la troisième, antérieure aussi au De Praescriptione ?

Cette explication (à laquelle Tillemont et Routh avaient déjà songé) est fort ingénieuse. Mais je n’oserais m’en contenter. Pourquoi Tertullien aurait-il laissé subsister lors de la dernière révision une phrase qui avait cessé d’être tout à fait exacte et qu’il lui eût été si aisé de mettre au point[2] ?

Le plus simple n’est-il pas d’admettre que Tertullien se place en pensée au point de vue du lecteur qui n’aurait pas déjà pris connaissance du De Praescriptione ? « Cette thèse de la priorité de la vérité sur l’erreur, je ne la développe pas ici : si vous voulez la voir dans son ampleur, reportez-vous au De Praescriptione, vous l’y trouverez illustrée de tous les arguments qu’elle comporte. » Voilà à peu près le raisonnement qu’implique ce futur sustinebit[3].

Au surplus, lors même qu’on contesterait la valeur de cette interprétation, rien ne saurait prévaloir contre ce fait que nulle trace de montanisme n’apparaît dans le De Praescriptione, en dépit des nombreuses occasions qu’aurait eu Tertullien d’affirmer ses convictions nouvelles.

Si l’on tient compte de la promesse incluse dans le chap. XLIV, 14, l’opuscule doit être antérieur à la plupart des traités de polémique dirigés par Tertullien contre les hérétiques. Monceaux le localise vers 200 ; Harnack entre 198 et 202/3.

III. Les premiers chapitres du De Praescriptione nous laissent entrevoir les circonstances qui décidèrent Tertullien à écrire cet opuscule. Le Gnosticisme sévissait. Rompus à toutes les acrobaties de la dialectique, les Gnostiques excellaient à éveiller le doute et le scrupule dans le cœur de ceux qui avaient la faiblesse ou la présomption de discuter avec eux[4]. Un certain nombre de désertions avaient affligé l’Église ; et, en raison de la qualité, de la science, de l’apparente vertu des renégats, beaucoup d’âmes s’en étaient senties troublées.

Tertullien s’applique, dès les premières pages, à réagir contre cette redoutable contagion de scandale. On s’étonne qu’il y ait des hérésies : mais n’ont-elles pas été prédites ? ignore-t-on qu’elles apportent du moins ce bienfait de faciliter, au sein de la masse chrétienne, le triage entre les bons et les mauvais ? Qu’on s’en préserve, cela est un devoir : mais se frapper à ce point de leurs effets est au moins naïveté.

— Mais pourquoi tel et tel y ont-ils succombé ?

— C’est qu’ils n’étaient pas si vertueux qu’on les croyait ! Nous connaissons les visages, non les cœurs. L’Ancien et le Nouveau Testament ne nous racontent-ils pas les chutes les plus stupéfiantes ? Puis, qu’importe ces questions de personnes ? C’est la foi qui juge les gens, et non d’après la conduite des gens qu’il convient de juger la foi. Tant pis pour ceux qui se séparent du troupeau : ils tombent sous le coup des condamnations réitérées que saint Paul a portées contre les orgueilleux qui se refusent à penser et à parler comme leurs frères.

Cela posé, Tertullien dresse ses batteries. Tout son effort va tendre dans les chapitres suivants (VII-XII) à réprimer la curiosité intellectuelle en matière religieuse.

Il commence par mener une charge à fond de train contre la philosophie profane. Le temps est passé de ces coquetteries avec la sagesse païenne auxquelles s’étaient attardés certains des apologistes grecs, ses prédécesseurs[5]. Il souligne le rapport étroit qui unit à la philosophie l’hérésie elle-même. Presque tous les hérésiarques ont passé par la discipline de telle école qui a mis sa marque sur leur doctrine particulière. Le grand coupable, c’est Aristote, pour avoir inventé la dialectique, cette maîtresse de subtilité et de contradiction. Et Tertullien conclut par cette affirmation péremptoire : « Nobis curiositate opus non est post Jesum Christum, nec inquisitione post Evangelium. » — Mais les hérétiques, et aussi les fidèles trop épris du jeu des idées, alléguaient le « Quaerite et invenietis[6] », et prétendaient y trouver de quoi justifier leurs investigations favorites. Tertullien s’empare de ce mot, et par une étude attentive des circonstances où il fut prononcé, il montre qu’il ne saurait avoir le sens ni la portée que leur exégèse complaisante lui attribuait. En réalité, du moment que le Christ a apporté une doctrine une et fixe, on peut « chercher », tant qu’on ne la pas « trouvée » ; mais dès qu’on l’a trouvée, il n’y a plus rien à chercher. La recherche n’a pas de valeur ni d’intérêt en soi. Il faut nécessairement qu’elle aboutisse à un terme. Ce terme, c’est Jésus-Christ. Si elle s’égare parmi les multiples sectes hérétiques, nulle part elle ne trouvera, dans sa poursuite chimérique, de point stable et définitif où se prendre et s’arrêter. Pareille attitude est d’ailleurs inadmissible chez un chrétien, car remettre perpétuellement en question ce que l’on a cru une fois, c’est montrer qu’on ne croit plus, c’est être apostat.

Il s’agit donc de formuler cette regula fidei à laquelle toute recherche doit aboutir comme à sa fin naturelle (XIII-XIV). Tertullien la cite dans sa teneur exacte. À condition qu’on ne touche pas à ce symbole, il admet (sans d’ailleurs y encourager) que l’on consulte les doctes pour approfondir ce qui pourrait y paraître obscur. Mais combien la foi toute pure et toute simple est préférable à ces vaines enquêtes où la vanité est à peu près seule à trouver son compte ! Lors même que les hérétiques ne seraient pas ce qu’ils sont, à quoi bon entrer en conférence avec des gens qui avouent qu’ils cherchent encore ? Puisqu’ils cherchent, ils ne sont donc sûrs de rien, même de ce qu’ils prétendent tenir. Dès lors, quel profit retirer de leur commerce ?

— Mais ils s’appuient sur les Écritures ! — Nous y voilà, s’écrie Tertullien, tout ce qui a été dit ne tendait qu’au point où la discussion est arrivée (XV). Puisque l’expérience a prouvé que toutes ces disputes épuisantes entre catholiques et hérétiques n’aboutissent qu’à fatiguer les forts, à séduire les faibles et à jeter le scrupule dans le cœur des autres, il faut y couper court en posant en fait que les hérétiques ne sont aucunement recevables à disputer sur les Écritures (XV-XIX).

Ici intervient la pièce capitale de la construction dressée par Tertullien. Il est nécessaire d’ouvrir une parenthèse pour expliquer la valeur juridique de la « prescription » qu’il élève contre l’hérésie.

La loi des douze Tables avait établi que quiconque aurait usé pendant deux ans d’un fonds de terre, pendant un an de toute autre chose, en deviendrait légitime propriétaire (sauf certains cas réservés[7]). Ce mode d’acquérir s’appelait usucapio. Mais il était réservé aux seuls citoyens[8]. Il fallut imaginer un procédé différent pour les fonds provinciaux qui ne comportaient pas la propriété quiritaire et pour les pérégrins qui, faute du titre de citoyens, n’étaient pas aptes à obtenir le dominium[9]. « Il fut permis à quiconque avait pris possession d’un fonds provincial d’une façon régulière, et le possédait depuis dix ans au moins, de repousser toute réclamation de l’ancien possesseur au moyen d’une exception préjudicielle, longae possessionis praescriptio[10]. Supposons qu’un demandeur vînt réclamer tel bien-fonds comme lui appartenant. Le préteur lui délivrait une formule où étaient précisés les points sur lesquels le juge désigné devrait prononcer. Mais en tête de cette formule, il libellait, sur prière du défendeur, une restriction conditionnelle déclarant que, si le défendeur avait réellement possédé le bien-fonds pendant le délai légal, la requête dirigée contre lui serait écartée a priori. La praescriptio était donc « une fin de non-recevoir permettant au possesseur de paralyser l’action qu’on intentait contre lui pour reprendre la chose[11] ».

Tel est l’expédient de procédure que Tertullien transporte dans le domaine théologique[12]. Les hérétiques s’arrogent le droit de disserter sur les Écritures ; ils les interprètent arbitrairement ; parfois même ils les corrigent et les mutilent. Or toute la question se ramène à ceci : ont-ils le droit d’y toucher ? À qui les Écritures appartiennent-elles ? Ce seul point, une fois décidé, dispensera de plaider sur le fond.

Historiquement, affirme Tertullien, il est indubitable qu’elles sont la propriété de l’Église catholique qui en est l’héritière par voie de transmission légitime (XX-XXI). C’est un fait que le Christ a chargé les apôtres de prêcher sa doctrine et les en a rendus dépositaires ; c’est un fait que ceux-ci l’ont remise à leur tour aux églises dites apostoliques ; et que, par l’intermédiaire de ces églises, elle a passé aux autres foyers de la chrétienté à mesure qu’ils s’allumaient à travers le monde. Et ce qui prouve cette succession ininterrompue, c’est encore l’identité des traditions qui se perpétuent au milieu des groupements catholiques.

Les hérétiques s’efforçaient, il est vrai, de diminuer par de sournoises objections le prestige de cet enchaînement. Était-il sûr que les apôtres eussent reçu dans son intégralité la doctrine du Maître ? Ne voyait-on pas que saint Paul n’hésita pas à blâmer saint Pierre et ses compagnons[13], ce qui implique qu’il savait quelque chose de plus qu’eux ? Même en admettant que les apôtres eussent eux-mêmes tout su, cela entraînait-il qu’ils eussent tout dit, ou que les Églises eussent tout parfaitement compris ? Tertullien répare successivement chacune des brèches ainsi ouvertes en faisant ressortir, par des raisons de fait ou de vraisemblance, la frivolité de ces insinuations (XXII-XXVIII). Puis il insiste sur l’évidente postériorité de l’hérésie par rapport à la doctrine dont elle se sépare. Et il tire de là une puissante présomption contre les dissidents, étant bien établi que la vérité a toujours priorité de date sur Terreur, comme le prouve la parabole du bon grain et de l’ivraie (XXIX-XXXI). C’est vainement que leurs sectes prétendraient se rattacher aux origines mêmes du christianisme. Si elles remontent aux apôtres, c’est uniquement par les erreurs que déjà ceux-ci combattaient et que les modernes hérétiques ont ressuscitées (XXXII-XXXV). Au contraire, parcourez les églises apostoliques : partout les mêmes croyances, la même regula fidei, le même respect des Écritures. Quelle présomption ou plutôt quelle certitude de vérité ! Ces églises peuvent donc, en conscience, exercer leur droit de forclore du débat des intrus qui n’ont aucun titre à revendiquer un bien légalement possédé par elles et qui ne valent que pour gâter les Écritures et copier frauduleusement la vérité avec l’aide du démon (XXXVI-XL).

Maintenant, nulle incursion de l’ennemi n’étant plus à craindre, Tertullien mène à son tour une charge vigoureuse contre les mœurs des hérétiques, en vertu de ce principe : Et de genere conversationis qualitas fidei aestimari potest : doctrinae index disciplina est (XLIII). Chez eux, nulle règle, nulle gravité, nulle discipline. Les fonctions sacerdotales sont réparties au hasard, sans méthode et sans acception de personnes. C’est aux chrétiens qu’ils s’attaquent pour les corrompre, non aux païens pour les sanctifier. Leur commerce avec les astrologues et les magiciens, la corruption de leur vie, achèvent de les disqualifier. Quelle différence avec les chrétiens authentiques chez qui tout porte l’einpreinte divine ! Au surplus, ceux-ci auront leur revanche devant le tribunal de Dieu, quand les déserteurs passés à l’hérésie allégueront en vain de piteux sophismes pour pallier leur défection.

IV. Tel est ce traité, un des plus vigoureux et des plus puissamment charpentés qu’ait écrits Tertullien. Évidemment le fond même de son argumentation n’était pas nouveau à l’époque où il l’établissait ainsi[14]. La plupart des idées qu’il met en ligne avaient été exprimées avant lui. Déjà Papias, le disciple de l’apôtre Jean (ou du presbytre Jean, si l’on préfère la tradition eusébienne), s’était soigneusement enquis, pour composer son Explication des sentences du Seigneur, de « ce qu’avait dit André ou Pierre ou Philippe ou Thomas ou Jacques… ou quelqu’autre des disciples du Seigneur… », ne croyant pas que « ce qu’il y a dans les livres » pût lui être « aussi profitable que d’entendre les choses exprimées par une parole demeurée vivante ». [Fragment de Papias, dans Eusèbe, III, XXXIX, 4 ; traduction Grapin, I, 355.] Il serait difficile, à dire vrai, de rencontrer avant le milieu du iie siècle un autre témoignage où la tradition orale soit distinguée d’une façon aussi nette de l’Écriture elle-même. Mais quand les progrès du Gnosticisme eurent remis en question les principes fondamentaux de l’enseignement catholique, il fallut bien vérifier avec une plus diligente attention les titres de la foi et déterminer les signes qui permettraient de la reconnaître. Nous voyons que, lors du voyage qu’il fit à Rome, Hégésippe mena une sorte d’enquête doctrinale à travers bon nombre d’églises de la catholicité ; et c’est avec joie qu’il constata l’unanimité de leur enseignement [Eusèbe, IV, XXII, 1-4 ; cf. traduction Grapin, I, 457]. Mais nul n’a donné mieux que saint Irénée ce qu’on pourrait appeler la théorie de la Tradition. : « Quel besoin, demandait-il, d’aller chercher [la vérité] chez les autres ? Il est si facile de la recevoir de l’Église ! Comme un riche dans un dépôt, les apôtres ont déposé dans l’Église la plénitude parfaite de la vérité. Quiconque la désire n’a qu’à y puiser le breuvage de la vie : en dehors d’elle, tous sont des voleurs et des brigands. Et si quelque petite question provoque une querelle, il faudra recourir aux églises les plus antiques, celles où les apôtres ont vécu, et sur la question débattue, prendre les certitudes qu’elles ont. S’ils ne nous avaient pas laissé de textes écrits, n’aurait-il pas fallu suivre l’ordre de la tradition qu’ils ont communiquée à ceux auxquels ils confiaient les Églises ? » [Adv. Haer., III, IV, 1 ; P. G., VII, 855 ; cf. trad. Dufourcq, Paris, 1905, p. 130.] Il disait encore : « Nous pouvons énumérer les évêques qui ont été institués par les apôtres et leurs successeurs jusqu’à nous. Ils n’ont rien enseigné, rien connu qui ressemblât à leurs imaginations délirantes. Car si les apôtres avaient connu des mystères cachés dont ils auraient instruit les parfaits en dehors et à l’insu du reste (des chrétiens), c’est surtout à ceux auxquels ils confiaient les Églises qu’ils les auraient communiqués de préférence. » [Adv. Haer., III, 3 ; P. G., VII, 848 ; cf. trad. Dufourcq, p. 126.] Et il montrait la tradition des apôtres se survivant dans toutes les Églises et spécialement dans l’Église de Rome, dont il citait la succession apostolique, dans l’Église de Smyrne et dans l’Église d’Éphèse.

On reconnaît là toute une part, et non la moins importante, de la théorie développée dans le De Praescriptione. C’est donc un fait que longtemps déjà avant Tertullien cette idée était déjà courante qu’il y avait un depositum fidei, un certain nombre de données fondamentales, partout les mêmes dans l’univers catholique, et qui s’étaient transmises intégralement des apôtres, héritiers directs du Christ, aux évêques, leurs successeurs.

Le mérite de Tertullien est d’avoir apporté à la thèse susdite des développements et surtout des précisions nouvelles. Il profite des arguments déjà trouvés par ses prédécesseurs, mais la manière dont il les utilise leur donne un tout autre prix. Que l’on compare les textes d’Irénée qui viennent d’être cités aux chapitres correspondants de Tertullien [De Praesc., XXXVI ; XXII]. Ce ne sont plus quelques vues ingénieuses jetées en passant et dont on ne sait trop si l’auteur lui-même a bien aperçu la fécondité : c’est une dialectique minutieuse et patiente qui force l’esprit du lecteur à subir les conclusions qu’elle a successivement préparées. Déjà saint Irénée avait posé en fait l’indéfectibilité des églises apostoliques et la nécessité de recourir à elles dans les cas controversés[15]. Mais il n’avait pas songé à fonderie fait en raison. C’est à quoi Tertullien s’emploie tout d’abord. Il ne fait qu’un sommaire appel aux Écritures, car il tient à éviter l’apparente pétition de principe dont on ne manquerait pas de l’accuser s’il s’appuyait sur elles pour en ôter l’usage aux hérétiques[16]. Il se contente donc d’invoquer la parabole qui nous montre le Seigneur semant le bon grain, puis le diable venant à son tour semer par-dessus l’ivraie, — par quoi il faut entendre que « ce qui a la priorité est vérité venue du Seigneur, et que ce qui est introduit postérieurement est fausseté étrangère[17] ». Or nul doute qu’historiquement l’hérésie ne soit postérieure à la doctrine contre laquelle elle se dresse après s’en être séparée. — Mais ce qui est plus décisif encore, c’est l’uniformité doctrinale des Églises catholiques. Il est loisible à chacun de la constater. Il suffit pour cela de passer de l’une à l’autre et de comparer leur enseignement. Est-il vraisemblable qu’une erreur initiale ait abouti à une si frappante unanimité ? que, se trompant, elles se soient trompées toutes exactement de la même façon ? « Nullus inter multos eventus unus est exitus ; variasse debuerat error doctrinae ecclesiarum[18] ». L’assistance permanente de l’Esprit-Saint se trahit là clairement.

Donc l’Église du iiie siècle commençant est bien celle-là même à qui le Christ a remis, par l’intermédiaire de ses apôtres, l’instrumentum fidei. Et, de cet « instrument », elle est, par le fait même d’un usage ininterrompu, légitime et unique propriétaire.

Dès lors à quoi bon entamer le débat avec ceux qui, sortis de son sein ou venus du dehors, prétendent l’évincer du domaine qui est le sien ? Il faut trancher dans le vif en leur opposant purement et simplement une fin de non recevoir.

V. La construction est aussi ingénieuse qu’élégante. C’est le droit romain qui lui sert d’armature et qui lui donne son impressionnante autorité. En soudant ainsi la théologie à la jurisprudence, Tertullien conférait à l’une tout le prestige que celle-ci exerçait déjà sur les esprits. De par les codes, toute doctrine qui irait à l’encontre du Credo officiel des Églises se condamnerait elle-même et point ne serait besoin de l’écouter.

Au temps même où il écrivait l’Apologeticus, Tertullien avait déjà aperçu l’efficacité possible de « l’argument de prescription ». Il l’avait opposé nettement aux philosophes païens, fortement soupçonnés d’avoir pillé les Écritures, et aux hérétiques eux-mêmes : « Expedite autem praescribimus adulteris nostris, illam esse regulam veritatis quae veniat a Christo transmissa per comites ipsius, quibus aliquanto posteriores diversi isti commentatores probabuntur[19]. » Puis, avec une patience de juriste, habitué à pousser un principe jusqu’à ses dernières conséquences, il reprit l’idée qu’il n’avait fait qu’indiquer en passant, et il lui donna, nous l’avons vu, toute la portée qu’elle était susceptible de recevoir.

Mais, d’autre part, un pareil radicalisme n’allait-il pas sans les plus graves inconvénients ?… Le péril qu’il créait, c’était l’apathie intellectuelle se défiant de tout examen, se reposant avec une sérénité totale sur la légitimité certaine de sa croyance, se résignant paisiblement à ignorer. À quoi bon se fatiguer l’esprit sur les choses de la foi, — tâche surérogatoire, labeur de luxe, — au lieu de jouir paisiblement de la possession de la vérité, en suivant de loin, avec un sourire de tranquille ironie, les imprudents qui la cherchent encore ?

Puis, à se refuser perpétuellement à toute discussion sur le fond avec les hétérodoxes, ne finirait-on pas par déterminer en eux la certitude que ce déclinatoire n’était au fond qu’un abri tutélaire pour l’ignorance, qu’un moyen commode de pallier le défaut d’arguments valables ? Quel dommage alors pour les sincères qui pourraient se trouver parmi eux !

Ces inconvénients divers de la tactique qu’il préconisait, il n’est pas douteux que Tertullien ne les ait entrevus. S’il l’avait crue véritablement décisive, il aurait eu un parti très simple à prendre : celui d’éluder en toute occasion la controverse avec les hérétiques. Or à la fin même du De Praescriptione, il annonce des polémiques spéciales contre telle ou telle hérésie : etiam specialiter quibusdam respondebimus. Et l’on sait s’il a tenu sa promesse, et ce qu’il a dépensé d’érudition, de verve et d’éloquence pour réduire les plus dangereuses d’entre elles.

Au cours de ces traités contre les hérétiques, il lui est arrivé maintes fois d’invoquer l’argument de prescription[20]. Mais, notons-le, il est exceptionnel qu’il s’y réfugie comme en une citadelle inexpugnable. Ce n’est guère que sur des points particuliers qu’il en fait état, pour en finir sur tel article où la discussion risquerait de s’éterniser[21]. Le plus souvent, il n’en parle que comme une machine de guerre tenue en réserve, dont il ferait usage s’il le voulait, mais qu’il préfère laisser en arrière du champ de bataille parce qu’il a d’autres moyens de vaincre l’ennemi. S’il évite d’alléguer le compendium praescriptionis, la méthode abrégée de prescription, c’est qu’il ne veut pas laisser croire à ses adversaires qu’il se défie de la bonté de sa cause[22]. Il se donne donc les airs de condescendre à des discussions auxquelles il aurait strictement le droit de se dérober. Mais enfin il les accepte ! et cette attitude nous induit à croire qu’il sentait bien les insuffisances de sa théorie.

En réalité, on aperçoit sans trop de peine la préoccupation qui la lui a dictée. C’est une préoccupation d’homme d’Église qui se sent charge d’âmes, et qui a mesuré la faiblesse des âmes dont il est responsable. « Nam et multi rudes, et plerique sua fide dubii, et simplices plures quos instrui, dirigi, muniri oportebit[23]. » Des esprits d’une culture raffinée, et dont la subtilité séduisante n’est jamais prise au dépourvu, s’ingénient à souffler leurs inquiétudes ou leur scepticisme aux naïfs qui les écoutent. De là pour beaucoup, surtout pour ceux qui se piquent d’intellectualisme, de mortelles anxiétés, et parfois pis encore. Il ne faut plus que pareil scandale se reproduise. Si Tertullien arrive à démontrer aux masses catholiques que sûrement elles possèdent la vérité et qu’elles peuvent exclure de toute contestation ceux qui parlent contre la foi telle que l’Église l’enseigne, quel pas décisif et quel support pour les consciences un peu hésitantes ! Toute dispute deviendra dès lors inutile, puisqu’il sera démontré que les hérétiques n’ont pas le droit de disputer. Et ainsi sera abolie pour les chrétiens encore fidèles la tentation même de s’approcher du redoutable engrenage où plusieurs déjà se sont laissé agripper.

La suppression de tout contact entre orthodoxes et hétérodoxes, tel est l’idéal de Tertullien[24]. Mais une fois le gros des troupes bien en sûreté dans la citadelle catholique, Tertullien n’hésite pas à faire personnellement les plus brillantes sorties contre l’ennemi, tant pour rassurer supplémentairement les siens[25] que pour jeter le désarroi dans le camp adverse. Il les devait à l’honneur de sa cause et, au surplus, il est si pleinement maître de ses moyens d’attaque, qu’il lui eût été trop douloureux de les laisser inemployés.

VI. Il n’en est pas moins vrai que la façon séduisante et cavalière dont il avait soutenu sa thèse devait exercer sur les apologistes à venir la plus durable influence. Il n’entre pas dans mon dessein de relever un à un à travers la littérature ecclésiastique tous les vestiges de cette action. Ce serait là une tâche d’une singulière ampleur, s’il est vrai, comme l’a remarqué M. Turmel, que le De Praescriptione ait été « pour la dogmatique générale ce que certains écrits de saint Augustin ont été pour la dogmatique spéciale » et qu’il ait « servi de moule à la pensée catholique[26] ».

On peut dire, en tous cas, qu’il n’en est guère du même auteur qui, dès le xvie siècle, ait été plus lu, plus admiré, plus souvent utilisé par la théologie moderne. Certes, le discrédit qui avait si longtemps pesé sur la mémoire de Tertullien créait encore contre lui un certain préjugé. Mais le poison des erreurs où son montanisme l’avait fait choir, déjà bien évaporé, avait cessé d’être pernicieux[27]. Au besoin, des interprétations bienveillantes pouvaient tourner à un bon sens ce qu’il y avait de suspect dans certaines de ses idées[28]. On se servit donc sans scrupule des armes forgées par lui pour les faire servir contre d’autres hérétiques, non moins audacieux et non moins subtils que ceux qu’il avait combattus. Multiples furent les références que le De Praescriptione fournit aux théologiens pour étayer les thèses contre lesquelles les Réformés dirigeaient leurs principales attaques[29]. Aussi, le nombre d’éditions et de traductions spécialement consacrées à ce traité fut-il considérable, au cours du xvie siècle et des siècles suivants. Et, comme on le voit, en consultant ces opuscules[30], le De Praescriptione était aux yeux de leurs auteurs comme une sorte de tract de propagande catholique. Pour se rendre compte de l’état d’esprit des catholiques qui se tournaient ainsi vers ce traité, il suffit au surplus de lire les notes que Migne a empruntées aux commentateurs du xvie et du xvie siècle. On y voit leur constante préoccupation d’appliquer aux doctrines de Luther et de Calvin les observations par où Tertullien avait stigmatisé l’hérésie gnostique. C’est ainsi qu’ils dénoncent les étranges libertés que les protestants, tout comme autrefois les gnostiques, prennent avec l’Écriture[31], ou qu’ils répètent les ironies de Tertullien sur la prétendue « intellectualité » des novateurs[32], etc.[33]. Le De Praescriptione est l’inépuisable arsenal où s’arment leurs controverses.

L’argument de prescription lui-même, dont nous venons d’étudier l’origine et l’emploi chez Tertullien, eut dans les temps modernes, vers le milieu du xviie siècle, une très remarquable réviviscence. En face des Réformés, dont la prétention, comme autrefois celle des Gnostiques, était de se référer purement et simplement aux livres saints, sans s’embarrasser des exégèses postérieurement accréditées dans la tradition, certains polémistes catholiques crurent de bonne guerre d’user de l’échappatoire qu’il leur procurait. Le premier, semble-t-il, qui s’avisa d’essayer sur les protestants l’efficacité de la prescription, ce fut le cardinal de Richelieu, dans un ouvrage auquel il consacra les loisirs de ses dernières années, et qui fut publié seulement après sa mort sous ce titre : Traité qui contient la Méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église (Paris, 1651). Ce qui plaisait le plus à Richelieu dans ce mode d’argumenter, c’était sa parfaite adaptation à la moyenne des esprits, peu familiers avec les chicanes théologiques, mais capables pourtant de saisir un critérium aussi évident que la permanence de l’Église depuis sa divine fondation. Après Richelieu, Nicole[34], le jésuite Mainbourg utilisèrent[35] eux aussi le compendium praescriptionis. En un certain sens, ce procédé pouvait leur paraître supérieur même au fameux « canon » de Vincent de Lérins. Alléguer le quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, c’était provoquer aussitôt une série d’enquêtes sur le point de savoir si telle affirmation doctrinale avait été réellement soutenue par la majorité des Pères. La règle de Tertullien était plus expéditive : oui ou non, l’Église a-t-elle été sans interruption dépositaire de la foi et des Écritures ? Si oui, inutile de plaider davantage, la cause est entendue.

Cette procédure séduisait les esprits par son allure autoritaire et péremptoire. Au surplus, on aurait tort d’en exagérer la valeur philosophique, et même la valeur pratique en tant qu’arme de conquête ou que moyen de « prophylaxie » contre l’erreur. Se refuser à la discussion est un beau geste. À un moment donné il faut se résigner à discuter pourtant, et l’exemple de Richelieu, de Nicole, etc., tout comme celui de Tertullien, nous prouverait aisément qu’ils n’ont pu tenir jusqu’au bout dans la position qu’ils avaient eux-mêmes choisie[36]. De là la prudence des théologiens modernes à user d’un argument dont ils ont appris à connaître les manques et qu’ils se gardent de transformer en panacée[37].

VII. Si l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur cette œuvre si riche de pensée, malgré les réserves qu’il convient de formuler sur la thèse fondamentale qui y est incluse, on ne saurait être surpris de la longue faveur qu’elle a rencontrée. Aucun, opuscule de Tertullien n’est plus profondément catholique par ses tendances, par les postulats qu’il implique, par les idées maîtresses qui lui servent de substructure ou de couronnement. — 1o  Et d’abord, nul traité plus dogmatique, je veux dire où soit plus souvent mentionné ce fait qu’il y a une regula fidei d’un contenu précis, d’une « forme » déterminée, qui s’est historiquement manifestée dans telle et telle condition, et à laquelle l’esprit du croyant est absolument contraint de se conformer. À deux reprises, Tertullien donne le détail de ce Credo inéluctable, et il a le plus grand soin, au cours de sa discussion, d’en rappeler chaque fois qu’il le peut la teneur et le caractère obligatoire[38]. — 2o  Ajoutons qu’un des raisonnements les plus chers à Tertullien est celui-ci : notre doctrine est ancienne ; elle a pour soi une longue durée qui s’accroît sans cesse et qui n’a point souffert d’interruption. Les hérésies qui visent à la supplanter sont toutes, sans exception, plus récentes qu’elle : elles sont presque toutes d’hier. Elle, au contraire, a déjà derrière elle la majesté des siècles dont l’ombre auguste la protège. Argument qui s’imposait immédiatement aux esprits[39], et qui, loin d’être affaibli par le temps, devait en recevoir une autorité toujours croissante. — 3o  Puis, que pouvait-on déduire de la théorie développée par Tertullien dans le De Praescriptione, sinon une exaltation de l’Église vivante et enseignante ? Et, en effet, ce qui ressort de tout le traité, c’est que la certitude en matière de foi est constituée, non pas par la lettre même des Écritures, sur laquelle l’astuce hérétique sait toujours élever des contestations, mais par les décisions de l’Église, dépositaire de la vraie doctrine. « Ubi enim apparuerit esse veritatem disciplinae et fidei Christianae, illic erit et veritas scripturarum, et expositionum, et omnium traditionum Christianorum[40]. » Voilà constitué le « bloc » catholique ! « L’Écriture sainte, observe le théologien allemand Mœhler à propos de Tertullien lui-même, n’était donc pas regardée comme différente de l’Évangile vivant, la tradition orale, comme différente des Évangiles écrits, comme une source différente de ceux-ci : de part et d’autre, c’étaient la parole et la doctrine du Saint-Esprit, transmises aux fidèles par les Apôtres, et ces deux espèces de la parole divine étaient considérées comme n’en formant qu’une, comme essentiellement inséparables. Ainsi, lorsque des hérétiques qui s’étaient écartés de l’Évangile vivant de l’Église, en appelaient à l’Écriture sainte, on leur répliquait qu’ils ne pouvaient se référer à ce qu’ils ne comprenaient pas, puisque, n’ayant été composée que dans le sein de l’Église, et n’étant destinée qu’à l’Église, l’Écriture ne pouvait être comprise que dans l’Église et ne pouvait être mise en contradiction avec l’Évangile vivant[41]. » En somme, Tertullien établissait nettement la prépondérance du magistère oral sur la tradition écrite, et il formulait du même coup une thèse qui devait devenir fondamentale au sein du catholicisme[42]. — 4o  Enfin l’esprit général qui se dégage du De Praescriptione et qui en pénètre toutes les parties est un esprit essentiellement catholique. C’est pour Tertullien un besoin invincible que de penser en commun, que de constater ou d’établir entre les adhérents d’une même foi la plus parfaite identité dans le détail de la croyance. Toute pensée divergente qui se complaît en elle-même, qui s’écarte de la route où la foule chemine, cette pensée-là est pour lui suspecte a priori. Toute velléité d’inquiétude ou d’indépendance lui paraît acte formel d’indiscipline. Il y a une règle de foi, qu’on s’y tienne ! Adversus regulam nihil scire, omnia scire est[43]. Phrase caractéristique, où un critique allemand apercevait récemment la racine même de la doctrine catholique de la « foi implicite[44] ». — Autant que l’absence de règle dans l’ordre intellectuel, l’incohérence dans l’ordre pratique lui inflige un véritable malaise. Il a un goût natif pour les organisations régulières, où chaque fonction est nettement définie, et où les droits acquis sont sûrs d’être respectés. De là vient partiellement son antipathie contre les hérétiques de son temps, gens sine gravitate, sine auctoritate, sine disciplina[45], chez qui aucune ordonnance fixe ne détermine la place réservée à chacun, ni ne règle l’avancement. « Aujourd’hui ils ont un évêque, demain ils en auront un autre ; aujourd’hui tel est diacre, qui demain sera lecteur ; aujourd’hui tel est prêtre, qui demain sera laïc. On voit des laïcs même chargés de fonctions sacerdotales[46] ! » Au fond, cet homme si fécond en outrances, si complaisant aux paradoxes, a l’âme d’un consciencieux administrateur, pour qui une exacte hiérarchie est la condition absolue du bon fonctionnement des services.

— Et de ce besoin d’harmonie concertée résulte pour lui très clairement l’absolue nécessité de limiter les droits de la spéculation. Qu’est-ce au fond que l’hérésie ? c’est (tout comme la philosophie profane) le fruit du travail présomptueux de l’esprit humain qui croit pouvoir arriver au vrai par ses seules forces. Mais le Christianisme n’est pas matière à spéculation. C’est (Tertullien l’avait dit ailleurs) un negotium divinum[47], prima sapientia[48]. Le tout est d’y arriver, et une fois qu’on y est venu, de s’y tenir. Mais après la vérité conquise, c’est raison et justice de ne plus la remettre en question. Il y a sous la curiosité où quelques-uns se complaisent, ou bien un certain détachement à l’égard de l’objet de la foi, ou bien une inquiétude sur la valabilité de ses titres. Ceux qui sentent véritablement leur croyance n’ont pas ce besoin de se la démontrer. En dehors du cercle des vérités fondamentales (dont il est licite d’inventorier les richesses et d’éclaircir les obscurités), toute recherche ne peut que s’égarer. — Par suite, défense d’entrer en controverse avec l’hétérodoxe. Bien disputer est une chose, mais bien vivre en est une autre, infiniment préférable[49]. L’expérience prouve que la dispute fait communément du mal aux âmes. Contre ce fait, il n’est pas de considération, quelque spécieuse soit-elle, qui puisse prévaloir : la dispute doit être proscrite ! — Point de vue qui paraît bien avoir été celui auquel s’en sont tenus, avec quelques précisions supplémentaires, les représentants modernes les plus qualifiés de l’autorité catholique. Ils ont peu cru, en général, à la vertu de la discussion avec les hétérodoxes, et, sauf quelques cas exceptionnels, ils l’ont interdite sous des peines sévères[50]. Là encore, Tertullien a devancé le verdict de la théologie, et il en a tracé dans son De Praescriptione les linéaments principaux.

VIII. C’est sur l’édition de Rauschen [Florilegium Patristicum, fasc. IV, Tertulliani Liber de Praescriptione Haereticorum, accedunt S. Irenaei adversus Haereses, III, 3-4 ; Bonnae, MCMVI] que la présente traduction a été faite. Rauschen a eu le mérite de collationner à nouveau les deux plus anciens manuscrits où soit inclus le traité, l’Agobardinus (ixe siècle) et le Seletstadiensis (xie siècle). Il donne aussi les plus importantes leçons du Leidensis (xve siècle) et des premières éditions. Je ne me suis écarté de son texte qu’en un petit nombre de passages dont on trouvera l’indication dans les Notes critiques et explicatives. J’ai signalé les principales divergences de texte pour les endroits controversés. Quelques leçons dues à Van der Vliet, Studi Ecclesiastica, Tertullianus, Critica et Interpretatoria, Leyde, 1891, ont été également relevées. Je renvoie pour le reste à l’apparat critique de Rauschen.


  1. Un mot sur ce titre. Certains éditeurs se sont étonnés du génitif haereticorum, ou l’ont même « amélioré » en adversus haereticos [vg. l’abbé de Gourcy, cf. P. L. (1878), II, 12]. Cette correction est en réalité parfaitement inutile. De même que Tertullien écrit praescribere in haereticos, il pouvait écrire aussi praescriptio haereticorum. Le génitif, en latin, joue vis-à-vis du substantif le rôle d’un cas quelconque vis-à-vis d’un verbe. Cf. des exemples tels que periculorum incitamentum, Cicéron, Pro Archia, 23 (incitare ad…) ; errorem nominis, Ovide, Métam., VII, 857 (errare de nomine), etc. Voir Riemann, Syntaxe latine, § 48, rem. I.
  2. M. Schanz [Gesch. der röm. Litter., Dritter Theil, 2e éd., p. 328] suivi par Harnack [Chronol., II, 261, note] remarque aussi qu’à la fin même du De Praesc. Tertullien annonce des polémiques spéciales contre telle ou telle hérésie : etiam specialiter quibusdam respondebimus ; et qu’il serait assez étrange qu’il n’eût fait là aucune allusion à son Adversus Marcionem, si ce traité était réellement, en sa forme première, antérieur au De Praesc. Mais il me paraît peu correct de faire état de cet argument : car est-il bien sûr que Tertullien ait livré au public cette première rédaction un peu bâclée, de son propre aveu ? Et s’il l’avait gardée par-devers lui, pourquoi en aurait-il parlé dans le passage en question ?
  3. Cf. telle expression analogue, comme « Sed et Johannes docebit… », De Pudic., II, 14 [éd. de Labriolle, p. 66].
  4. Cf. VIII, 1, et XXVII, 2.
  5. M. Karl Holl a remarqué la fermeté d’esprit avec laquelle Tertullien (spécialement dans le De Testimonio AnimaeI ; Reifferscheid, p. 134) a jugé la méthode apologétique de ses devanciers. Cf. Tertullian als Schriftsteller, dans les Preussische Jahrbücher, t. 88 (1897), p. 266.
  6. Mathieu, VII, 7.
  7. Cf. Cuq, Les institutions juridiques des Romains, t. 1er , 2e  éd. (1904), p. 85 ; May, Éléments de droit romain, 3e  édition (1894), p. 168 et suiv.
  8. May, op. cit., p. 143.
  9. Pour plus de détails, cf. Cuq, II, p. 249 et suiv.
  10. Cuq, II, p. 249. L’auteur ajoute : « Cette exception, que Gaius ignore, et qui est pour la première fois mentionnée dans un rescrit du 29 décembre 199, fut vraisemblablement consacrée par quelques édits provinciaux avant d’être généralisée par les empereurs. »
  11. May, op. cit., p. 170.
  12. Un critique allemand, M. Schlossmann, a soutenu dernièrement cette thèse qu’on exagère beaucoup les connaissances juridiques de Tertullien, et qu’elles n’ont rien de si caractérisé : Tertullian im Lichte der Jurisprudenz, dans la Zeitsch. f. Kirchengeschichte, t. XXVII (1906), p. 251-275. Il fait observer que la præscriptio n’était pas une conception uniquement juridique, mais aussi l’équivalent latin de la παραγραφή qui jouait un rôle important dans les écoles grecques de rhétorique, lesquelles ont bien pu la léguer à la rhétorique romaine. — Sans entrer dans la discussion relative à la compétence de Tertullien en tant que juriste [cf. P. de Labriolle, Tertullien jurisconsulte, dans la Nouvelle Revue historique de Droit français et étranger, janvier-février 1906, p. 5-27], je ferai pourtant observer qu’au terme très général de παραγραφή, c’est bien plutôt le mot latin translatio qui correspond. Fréquent dans les procès attiques, ce mode « d’exception » par où le défendeur élevait une question préalable sur la personne même de l’accusateur ou sur la compétence du tribunal, était fort rare chez les Romains [cf. Cicéron, De Inventione, II, 19, 57]. Cela ne suffirait pas à prouver que la rhétorique latine, si peu soucieuse des réalités juridiques, n’en ait guère tiré parti : mais, en fait, elle ne semble guère y avoir eu recours ; et la précision avec laquelle Tertullien conduit sa discussion ne permet pas de douter qu’il ne se réfère directement à la præscriptio longae possessionis, telle qu’il la voyait fonctionner de son temps.
  13. Galates, II, 11.
  14. Pour tout ce paragraphe, voir Hauck, Tertullians Leben und Schriften, Erlangen, 1877, p. 176 ; Winkler, Der Traditionsbegriff des Urchristentums bis Tertullian, München, 1897 ; Turmel, Hist. de la Théol. positive, t. I (1904), p. 199 et suiv., en confrontant les objections de Harnack, Lehrbuch der Dogmengesch., I (3e  éd.), p. 326 et suiv., et de A. Sabatier, Les Religions d’autorité et la religion de l’Esprit, Paris, 1904, p. 111 et suiv.
  15. Adv. Haer. III, 3, 1 et suiv. (P. G., VII, 848).
  16. Cf. XXXVII, 1 : « Quos sine scripturis probamus ad scripturas non pertinere. »
  17. XXXI, 3 : « Id esse dominicum et verum, quod sit prius traditum ; id autem extraneum et falsum, quod sit posterius inmissum. » Cf. XXXV, 3 : « Posterior nostra res non est, immo omnibus prior est : hoc erit testimonium veritatis ubique occupantis principatum. » L’article de M. F. Cumont, La polémique de l’Ambrosiaster contre les Païens (Rev. d’hist. et de littér. relig., VIII (1903), p. 417), me fournit ici d’assez piquants rapprochements. Les prêtres de Cybèle prétendaient que « pour faire concurrence à l’antique religion phrygienne, ses ennemis en avaient fait une imitation manifestement mensongère, car ce qui est inventé après coup ne peut être la vérité : nec enim verum esse posse, aiunt, quod postea inventum » (P. L., XXXV, 2279). « Pareillement les païens de Rome allaient répétant, vers l’an 375, que l’antiquité de leur religion était la preuve de sa vérité, car, disaient-ils, ce qui est antérieur ne peut être faux : quia quod anterius est, inquiunt, falsum esse non potest » (P. L., XXXV, 2345).
  18. XXVIII, 2.
  19. Apol., XLVII, 10.
  20. Voici la liste des principaux passages où Tertullien le met en valeur (ailleurs que dans le De Praescriptione) : 1o  Le morceau de l’Apologeticus cité plus haut. 2o  Adv. Marcionem, I, 1 (Œhler, II, 49 ; Kroymann, p. 292, l. 4). Il est certain que Marcion a apostasié sa foi première. Tertullien en conclut que celle qu’il a adoptée ensuite est fausse manifestement : « In tantum enim haeresis deputabitur quod postea inducitur, in quantum veritas habebitur quod retro et a primordio traditum est. Sed alius libellus hunc gradum sustinebit adversus haereticos, etiam sine retractatu doctrinarum revincendos, quod hoc sint de praescriptione novitatis. » Toutefois il veut bien accepter le combat « ne compendium praescriptionis ubique advocatum diffidentiae deputetur ». 3o  Adv. Marc., i, 9 (Œhler, II, 56 ; Kroymann, p. 301, l. 10). Ici Tertullien pose simplement en fait (tel est fréquemment le sens du verbe praescribere) que le Dieu de Marcion n’a pu, en bonne logique, ne manifester aucun effet de sa puissance et de sa bonté jusqu’au jour où Marcion l’a fait connaître : « sed breviter proponam et plenissime exsequar, praescribens Deum ignorari nec potuisse nomine magnitudinis nec debuisse nomine benignitatis. » 4o  Adv. Marc., i, 21 (Œhler, II, 71 ; Kroymann, p. 317). Le mot de praescriptio n’est pas articulé. Mais Tertullien montre à Marcion que, depuis le Christ, aucune controverse ne s’est élevée sur Dieu lui-même. La règle de foi est demeurée sur ce point inentamée. Donc c’est Marcion qui a inventé son Dieu, et n’étant pas prophète, il n’y a aucun droit. 5o  Adv. Marc., i, 22 (Œhler, ibid. ; Kroymann, p. 318, l. 19), Tertullien déclare qu’il va essayer de renverser cet antichristus : « relaxata praescriptionum defensione. » 6o  Adv. Marc., iii, 1 (Œhler, II, 122 ; Kroymann, p. 377, l. 15). Rappel contre Marcion de la règle de prescription : « Facillime hoc probatur apostolicorum et haereticorum eeclesiarum recensu, illic scilicet pronuntiandam regulae interversionem ubi posteritas invenitur. » 1o  Adv. Marc., iii, 3 (Œhler, II, 124 ; Kroymann, p. 379, l. 15). Le Dieu de Marcion est sûrement faux, parce que postérieur : « Igitur si priorem venisse et priorem de posteris pronuntiasse hoc fidem eludet, praedamnatus erit et ipse jam ab eo quod posterior est agnitus, et solius erit auctoritas creatoris hoc in posteros constituendi, qui nullo posterior esse potuit. » 8o  Adv. Marc., iv, 4 (Œhler, II, 164 ; Kroymann, p. 428, l. 24). Nous disputons tous deux, dit Tertullien à Marcion, pour savoir quel est le véritable Évangile de Luc, celui des catholiques ou celui que tu as retouché : « Quis inter nos determinabit, nisi temporis ratio, et praescribens auctoritatem quod antiquius reperietur, et ei praejudicans vitiationem quod posterius revincetur ? » Et il développe cette idée que ce qui est postérieur ne saurait être vrai. 9o  Adv. Marc., iv, 5 (Œhler, II, 167 ; Kroymann, p. 432, l. 7). Tertullien démontre par la même règle l’illégitimité des églises de Marcion : « His fere compendiis utimur, cum Evangelii fide adversus haereticos expedimur, defendentibus et temporum ordinem posteritati falsariorum praescribentem, et auctoritatem ecclesiarum traditioni apostolorum patrocinantem, quia veritas falsum praecedat necesse est, et ab eis procedat a quibus tradita est. » 10o  Adv. Marc., iv, 10 (Œhler, II, 178 ; Kroymann, p. 446). Le sens de praescriptio est analogue ici à celui du passage cité plus haut (no 3). 11o  Adv. Marc., iv, 38 (Œhler, II, 260 ; Kroymann, p. 549, l. 27). Même observation. 12o  Adv. Marc., v, 19 (Œhler, II, 330 ; Kroymann, p. 642, l. 26). À propos de l’Évangile de Marcion : « Soleo in praescriptione adversus haereses omnes de testimonio temporum compendium figere, priorem vindicans regulam nostram omni haeretica posteritate. » 13o  Adv. Hermogenem, i (Œhler, II, 339 : Kroymann, p. 126, l. 3) : « Solemus haereticis compendii gratia de posteritate praescribere. In quantum enim veritatis regula prior, quae etiam futuras haereses praenuntiavit, in tantum posteriores quaeque doctrinae haereses praejudicabuntur, quia sunt quae futurae veritatis antiquiore regula pronuntiabuntur ». 14o  Adv. Praxean, ii (Œhler, II, 655 ; Kroymann, p. 229, l. 14). Il vient de citer la règle de foi : « Hanc regulam ab initio Evangelii decucurisse, etiam ante priores quosque haereticos, nedum ante Praxean hesternum, probabit tam ipsa posteritas omnium haereticorum quam ipsa novellitas Praxeae hesterni. Quo peraeque adversus haereses jam hinc praejudicatum sit id esse verum quodcumque primum, id esse adulterum quodcunque posterius. Sed salva ista praescriptione ubique tamen propter instructionem et munitionem quorundam dandus est etiam retractibus locus, vel ne videatur unaquaeque perversitas non examinata, sed praejudicata damnari. » 15o  De Carne Christi, ii (Œhler, II, 428). Il prouve à son adversaire (c’est encore à Marcion qu’il s’en prend) que sa première foi, celle à laquelle il a renoncé, venait de la tradition et était par conséquent la bonne : « Igitur rescindens quod credidisti, jam non credens rescidisti, non tamen quia credere desisti, recte rescidisti, atquin rescindendo quod credidisti probas ante quam rescinderes aliter fuisse. Quod credidisti aliter illud ita erat traditum. Porro quod traditum erat, id erat verum, ut ab eis traditum quorum fuit tradere… Sed plenius ejusmodi praescriptionibus adversus omnes haereses alibi jam usi sumus. »
  21. Voir plus haut les textes 7o , 8o , 9o .
  22. Voir les textes 2o , 5o , 6o , 12o , 13o , 14o , 15o  : j’appelle surtout l’attention sur les textes 2o  et 14o . Il est à noter que dès le De Praescriptione il laissait percer la même inquiétude (XVI1).
  23. Resurr. carnis II (Kroymann, p. 28, l. 3 ; cf. Adv. Gnosticos Scorpiace I (Reifferscheid, p. 145, l. 10) : « Nam quod sciaut multos simplices ac rudes, tum infirmos, plerosque vero in ventum, et si placuerit Christianos. »
  24. Pareillement les docteurs juifs interdisaient aux leurs de converser avec des chrétiens. Justin, Dial. cum Tryphone, XXXVIII (P. G., VI, 556).
  25. Propter instructionem et munitionem quorundam… Cf. plus haut, le texte no 14.
  26. Tertullien, Paris, Bloud, 1905, p. 57. — Comme spécimen, on peut voir les rapprochements signalés entre le De Praescriptione et le Commonitorium, dans Vincent de Lérins, par F. Brunetière et P. de Labriolle, pp. LXIV-LXVI.
  27. C’est ce qu’observe le jésuite Bécan dans son Manuale controversiarum hujus temporis (Monasterii Wesphaliae, 1624, p. 688 et suiv.). Question posée : « Pourquoi l’Église tolère-t-elle la lecture d’anciens hérétiques tels qu’Origène, Eusèbe, Tertullien, Pélage, alors qu’elle défend la lecture des autres hérétiques ? » — Réponse : « Parce que les hérésies des susnommés sont éteintes ; ou parce que leurs ouvrages sont utiles en raison de leur ancienneté ; ou encore parce que leurs erreurs ne semblent plus pouvoir se propager. Cela est vrai surtout de Tertullien. Il a enseigné avec Montan que le second mariage est illicite et qu’il faut observer deux carêmes. Or les novateurs de notre temps observent un seul carême, et se marient non pas deux fois, mais trois fois, quatre fois ! »
  28. C’est ainsi que Jacques de Pamèle (Pamelius) tentait de justifier le point de vue de Tertullien sur l’éternité du Verbe. Mais sa tentative fut combattue par Denis Petau (Theologica Dogmata, Paris, 1644, t. II, p. 27) qui, d’une façon générale, contraria plutôt ces atténuations complaisantes (cf. op. cit., I, 102, sur la corporéité de l’âme ; II, 24 et suiv., sur la doctrine de Tertullien relative à la Trinité ; II, 80-81, sur les opinions doctrinales erronées des Montanistes, etc.).
  29. Cf. pour prouver l’antiquité de l’Église (De Praesc., XXXVII, 3 et suiv., cité par Bellarmin : cf. Turmel, Histoire de la théologie positive du concile de Trente au concile du Vatican, Paris, 1906, p. 141) ; sa durée ininterrompue (De Praesc., XXXII, 1 et suiv., cité par Bellarmin : cf. Turmel, op. cit., p. 143) ; son indéfectibilité (De Praesc., XXVIII, 1, cité par Bellarmin : cf. Turmel, p. 66) ; son unité (De Praesc., IV, 5 ; XXX, 2 ; XX, 5 et suiv., cité par Nicole : cf. Turmel, pp. 126, 127, 129) ; l’autorité décisive du magistère vivant (De Praesc., XXXVI et XXI, 3, cité par Bellarmin : cf. Turmel, p. 49 et 118) ; le véritable sens du Super hanc petram (De Praesc., XXII, 4, cité par Pighi : cf. Turmel, p. 159 ; et par Bellarmin : ibid., p. 163) ; la venue de saint Pierre à Rome (De Praesc., XXXVI, 2-3, cité par Sander : cf. Turmel, p. 224) et son épiscopat romain (De Praesc., XXXII, 2, cité par Bellarmin : cf. Turmel, p. 226), etc.
  30. En voici une liste, dont je n’ose espérer qu’elle soit complète. Il est entendu que j’omets les éditions d’ensemble où le De praescriptione a sa place naturelle.

    xvie siècle : 1544, sans date ni nom d’éditeur, avec le Commonitorium de Vincent de Lérins ; 1547, à Paris, réédition du précédent ouvrage ; 1561, par Jean Quintin, à Paris ; 1562, traduction par Audebert Macéré, à Paris ; 1599, à Cologne, d’après Pamelius.

    xviie siècle : 1602, par Just Calvin, avec quelques autres traités (le Commonitorium ; le De Unitate Ecclesiae, de saint Cyprien ; le De Unitate Ecclesiae et le De Utilitate credendi, de saint Augustin ; le De Rationibus, de Campianus) ; 1606, par Schnell (avec Vincent de Lérins et Campianus) ; 1612, traduction par de La Brosse, dédiée au cardinal du Perron, à Paris ; 1631, auteur inconnu (sur l’exemplaire de la Bibl. nat., Inventaire C 4369, il y a une indication manuscrite : Du Ronsay), à Paris ; 1675, par Christian Wolf, d’Ypres, à Bruxelles (commentaire extraordinairement prolixe qui ne comprend pas moins, avec le texte, de 764 pages) ; 1663, traduction par Hébert (avec le De Cultu feminarum et le De Virginibus velandis).

    xviiie siècle : 1709, en tête des Institutiones Theologicae antiquorum Patrum ; même date, traduction anglaise par William Reeves (avec saint Justin, Minucius Félix, et Vincent de Lérins), à Londres ; 1725, traduction par Braïer ou Brayer, à Paris (introuvable) ; 1729, traduction, à Genève (à la suite de l’Entretien d’un Catholique avec un Janséniste) ; 1733, traduction par le Père Caubère, S. J. ; 1765, par le cardinal Thomasi (avec Vincent de Lérins), à Rome ; 1778, traduction par l’abbé de Gourcy ; 1780 (avec Vincent de Lérins), à Naples ; 1784, à Assise.

    xixe siècle : 1822, traduction (posthume) de Dom Meunier (mort an 1780), à Chalon-sur-Saône ; 1825, traduction par Breghot du Luth et Péricaut, à Lyon ; par M. J. Routh, Scriptor. eccles. opuscula, Oxford, 1832 ; 2e  éd., 1858 (avec le de Oratione) ; 1845, traduction par Collombet (F.-Z.), à Paris ; 1880, par Hurter (Ss. Patrum opusc. sel., Œniponte, vol. IX, avec Vincent de Lérins) ; 1892, par Preuschen (Sammlung ausgewählter Kirchen- und dogmengesch. Quellenschriften hsg. von G. Krüger, 1, 3) ; 1894, par Bindley, à Oxford.

    xxe siècle : s. d. par Vizzini, à Rome (Bibliotheca Sanctorum Patrum, sér. III, vol. II ; avec plusieurs autres traités de Tertullien) ; 1906, par Rauschen, à Bonn (Florilegium Patristicum, fasc. IV).

  31. Cf. Migne, Patr. lat., II (1878), col. 35, note 72 ; col. 63, note 76.
  32. P. L., col. 56, note 55.
  33. Voir encore P. L., col. 59, note 66 (sur l’autorité du Souverain Pontife) ; col. 47, note 17 (sur cette hypothèse que la vérité ait attendu les Luthériens, Calvinistes ou Anabaptistes pour se manifester) ; col. 39, note 87 (sur un argument emprunté par les protestants aux Gnostiques) ; col. 31, note 58 (sur la vraie nature du feu de l’enfer) ; col. 19, note 15 (sur le libre examen).
  34. La Perpétuité de la Foy de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, 1669-1676 ; les Préjugés légitimes contre les Calvinistes, Paris, 1671 ; les Prétendus Réformés convaincus de schisme, 1682.
  35. Méthode pacifique pour ramener sans dispute les protestants à la vraie foi sur le point de l’Eucharistie, Paris, 1670.
  36. Pour tout ce développement, je renvoie à mon article, l’Argument de Prescription dans la Revue d’Hist. et de Littér. relig., 1906, p. 497 et suiv.
  37. Cf. article cité, p. 512 et suiv.
  38. On trouvera ces passages groupés dans les Patres apostolici de Gebhardt-Harnack-Zahn, I, 2, p. 118-120, Leipzig, 1878.
  39. Ainsi Tacite, opposant aux plus récentes pratiques rituelles des Juifs leurs antiques cérémonies, déclare de celles-ci : « Hiritus quoque modo inducti antiquitate defenduntur. » Histoires, V, 5 ; cf. Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et latins relatifs au Judaïsme, Paris, 1895, p. 306 — Pour le même état d’esprit, cf. Minucius Felix, Octavius, VI, 1-3 (éd. Bœnig, Leipzig, 1903, p. 8). « Cum igitur aut fortuna caeca aut incerta natura sit (c’est le païen sceptique Caecilius qui parle), quanto venerabilius ac melius, antistitem veritatis majorum excipere disciplinam, religiones traditas colere etc. »
  40. De Praesc., XIX, 3.
  41. Die Einheit in der Kirche…, Tübingue, 1825, p. 40. Cf. la traduction de Goyau, Mœhler, Paris (Bloud), 1900, p. 77.
  42. Le cardinal Franzelin, dans son traité classique de Divina Traditione et Scriptura, 3e  éd., Rome, 1882, p. 22, donne une pleine approbation au principe de Tertullien, dont il cite les propres paroles. — Voir aussi Sectio I, Caput I, thesis V, p. 30 et suiv. : « Vivens magisterium demonstratur perpetuum organon Traditionis christianae ex disertis verbis evangelicis et apostolicis » ; et p. 94 et suiv.
  43. XIV, 5.
  44. Georg Hoffmann, Die Lehre von der fides implicita innerhalb der Katholischen Kirche, Leipzig, 1903.
  45. XLI, 1.
  46. XLI, 8.
  47. Apol., XLVI.
  48. Ad Nationes, I, 4.
  49. XIV, 5 : « Cedat curiositas fidei, cedat gloria saluti. »
  50. On peut voir sur cette question le Manuale cité plus haut, de Becan, p. 688 et suiv. Voici l’essentiel du chapitre. Question posée : An liceat cum haereticis disputare de fide ? Réponse : quelquefois non, quelquefois oui. Non : 1o  quand le laïc qui discute n’a pas une intention droite, c’est-à-dire quand il discute « tanquam de fide dubitans » [comparez De Praesc., ch. IX et XIV] ; 2o  quand il a chance d’être insuffisant à soutenir la dispute ; 3o  quand il y a péril pour les auditeurs présents au débat : « Nam facilius percipiunt (simpliciores) plausibilia haereticorum argumenta, quam subtiles ac solidas Catholicorum solutiones, et ideo incipiunt dubitare aut vacillare in fide » [cf. De Praesc., XVIII] ; 4o  quand l’obstination bien connue de l’hérétique ne permet d’espérer aucun fruit du débat [cf. De Praesc., XVII]. — Oui : 1o  quand le laïc est assez rompu à ce genre d’exercice pour être certain de ne scandaliser personne ; 2o  quand l’hérétique cherche à corrompre les simpliciores, et qu’il y a urgence de lui fermer la bouche. Dans ce dernier cas, c’est même un devoir de contrarier sa propagande. — Mais, d’une façon générale, Becanus considère comme plus probable l’opinion qui interdit absolument aux laïcs toute espèce de discussion de fide, en raison de la prohibition portée en ces termes par le pape Alexandre : « Inhibemus quoque ne cuiquam laïcae personae liceat publice vel privatim de fide catholica disputare. Qui vero contra fecerit excommunicationis laqueo innodetur. » — Quant au clerc, il est coupable s’il discute quoiqu’indoctus, mais c’est seulement contre le droit naturel qu’il pèche, en s’exposant au danger de se tromper.

    Il est à observer que Becan ne prétend pas à autre chose qu’à résumer ici la doctrine la plus autorisée parmi les théologiens antérieurs à lui. On trouvera une solution analogue émanant de la congrégation de la Propagande, en date du 7 février 1645, dans les Collectanea s. Congregationis de Propaganda Fide, Rome, 1893 [sans nom d’auteur].