De la place de l’homme dans la nature/17


II

RAPPORTS ANATOMIQUES DE L’HOMME ET DES ANIMAUX


Multis videri poterit, majorem esse differentiam simiæn et hominis, quam dici et noctis ; verumtamen hi, comparatione instituta inter summos Europæ horoes et Hottentotos ad caput Bonæ Spei degentes ; difficillime tibi persuadebunt has eosdem habere natales ; vel si virginem nobilem aulicam, maxime comitam et humanissimam, conferre vellent cum homine sylvestri et sibi relicto, vix augurari possent, hunc et illam ejusdem esse speciei[1].
(Linnœi, Amenitates Acad., Anthropomorpha).


La question suprême pour l’humanité, le problème qui est à la base de tous les autres, et qui nous intéresse plus profondément qu’aucun autre — est la détermination de la place que l’homme occupe dans la nature et de ses relations avec l’ensemble des choses. — D’où sommes-nous sortis ? Quelles sont les bornes de notre pouvoir sur la nature et celles de la nature sur nous ? Quel est notre but et notre destinée ?… Voilà les questions qui se présentent incessamment, d’elles-mêmes, à tout homme qui naît à la vie mentale, et qui lui offrent un intérêt que rien ne saurait diminuer. La plupart, effrayés des difficultés et des dangers qui menacent celui qui cherche à déchiffrer ces énigmes, se résignent à l’ignorance et étouffent leurs tendances investigatrices sous le couvert d’une tradition respectée et respectable. Mais, dans tous les temps, il s’est trouvé des esprits laborieux, doués de ce génie créateur qui ne sait bâtir que sur de solides fondations, ou atteints de l’esprit de doute, qui se sont refusés à suivre l’ornière usée et commode tracée par leurs prédécesseurs et par leurs contemporains, et, sans se soucier des épines et des pierres d’achoppement, ils ont cherché leur voie par des sentiers qu’ils traçaient eux-mêmes. Les sceptiques ont abouti à une sorte de désespoir irrationnel, en affirmant que le problème est insoluble ; ou à l’athéisme qui nie l’existence du progrès et d’une ordonnance régulière dans les choses du monde[2] ; les hommes de génie ont proposé des solutions qui se transforment en systèmes théologiques ou philosophiques, ou qui, voilées dans une langue harmonieuse, suggèrent les idées plus qu’elles ne les savent affirmer et donnent à une époque sa forme poétique.

Chacune des solutions offertes à cette grande question — invariablement déclarée complète et définitive, sinon par celui-ci même qui, le premier, l’a proposée, au moins par ses successeurs — reste tenue en haute estime pendant un siècle ou, selon les circonstances, pendant vingt siècles, mais, invariablement aussi, le temps vient prouver que ces solutions n’étaient que des approximations de la vérité, qui ne pouvaient être tolérées qu’en raison de l’ignorance de ceux qui les avaient acceptées et devenaient tout à fait inadmissibles, quand on les soumettait à l’épreuve des connaissances nouvelles et plus profondes acquises par ceux qui leur succédaient.

C’est se servir d’une métaphore usée, que de comparer la vie d’un homme à la métamorphose de la chenille en papillon ; mais la comparaison serait à la fois plus juste et plus neuve si, pour premier terme, nous prenions, au lieu de la vie d’un homme, le développement mental de la race humaine. L’histoire montre que l’esprit humain, nourri par un constant apport de connaissances nouvelles, grandit périodiquement au point de ne pouvoir tenir dans une enveloppe qu’il déchire pour apparaître sous une forme nouvelle, de même que la chenille qui se nourrit et grossit, brise sa peau trop étroite et en prend une nouvelle, elle-même temporaire. À la vérité, l’état parfait de l’homme semble être bien lointain, mais chacune des mues de l’esprit nous en rapproche d’un pas, et de ces pas nous comptons un grand nombre. Depuis la Renaissance, qui a permis aux races occidentales de l’Europe de poursuivre la route qui conduit à la vraie science, route ouverte par les philosophes, de la Grèce et presque complètement fermée dans les longues périodes subséquentes de stagnation, ou tout au moins de gyration intellectuelle, la larve humaine s’est activement alimentée et elle a mué non moins activement. Un tégument de bonne dimension fut rejeté au seizième siècle, un autre vers la fin du dix-huitième, et depuis cinquante ans le développement extraordinaire de toutes les parties des sciences naturelles a répandu parmi nous un aliment mental si nutritif et si stimulant, qu’une nouvelle métamorphose semble imminente.

Mais souvent ces transformations s’accompagnent de convulsions, de malaise et de débilité, quelquefois même de désordres plus graves ; en sorte que tout bon citoyen doit se sentir tenu de faciliter l’évolution, et, s’il n’a dans ses mains qu’un scalpel, de s’en servir pour faciliter de son mieux le débridement de cette enveloppe qui va se rompre.

C’est sur ce devoir qu’est fondée mon excuse pour la publication de ces essais. Car on reconnaîtra que quelques notions sur la position de l’homme dans le monde animé sont un indispensable préliminaire pour l’intelligence véritable de ses relations avec l’univers ; et ce dernier problème se résoudra à son tour, mais à la longue, en une enquête sur la nature et l’étroitesse des liens qui rattachent l’homme à ces êtres singuliers dont l’histoire a été esquissée aux pages qui précèdent[3].

Au premier coup d’œil, l’importance d’une telle enquête est manifeste ; mis en face de cette image effacée de lui-même, l’homme, celui-là même qui pense le moins, a conscience d’une sorte de répulsion qui n’est pas tant due, peut-être, au dégoût que lui inspire l’aspect de ce qui semble être une insolente caricature, qu’au réveil d’une soudaine et profonde défiance à l’égard de théories autrefois honorées et de préjugés profondément enracinés en ce qui concerne sa place dans la nature et ses relations avec la vie du monde inférieur ; et tandis que, pour celui qui ne réfléchit pas, une telle pensée reste à l’état d’obscur soupçon, elle devient un argument considérable, fécond en déductions profondes, pour tous ceux qui sont au courant des récents progrès des sciences anatomo-physiologiques.

Je me propose maintenant de développer brièvement cette thèse, et d’exposer sous une forme intelligible à ceux-là mêmes qui ne possèdent aucune notion particulière de l’anatomie, les faits principaux sur lesquels doivent être fondées toutes les conclusions, en ce qui touche la nature de l’homme et l’étendue des liens qui l’unissent au règne animal. J’indiquerai ensuite la seule conclusion directe, qui, dans mon opinion, soit justifiée par les faits, et finalement je discuterai la portée de cette conclusion, eu égard aux hypothèses qui jusqu’ici ont eu cours sur les origines de l’homme.

Quoique ignorés de beaucoup de ceux qui se prétendent les directeurs de l’esprit public, les faits sur lesquels je voudrais d’abord appeler l’attention du lecteur sont d’une démonstration facile et sont universellement reconnus par les savants ; leur signification est d’ailleurs si considérable, que celui qui en aura fait l’objet de ses méditations sera peu surpris, je crois, aux révélations ultérieures de la biologie. Je veux parler des faits qui ont été découverts et établis par l’étude du développement des êtres organisés.

C’est une vérité d’une application bien générale, sinon universelle, que toute créature vivante commence son existence sous une forme différente de celle à laquelle elle est éventuellement destinée à parvenir, différente et à la fois plus simple.

Le chêne est un individu plus complexe que la petite plante rudimentaire contenue dans le gland ; la chenille est plus complexe que son œuf, le papillon plus complexe que la chenille ; et chacun de ces êtres, en passant de son état rudimentaire à sa condition parfaite, subit une série de modifications dont la somme est appelée son Développement. Dans les animaux les plus élevés, ces changements sont extrêmement compliqués, mais, dans ces cinquante dernières années, les travaux d’hommes, tels que van Baer[4], Rathke[5], Reichert, Bischoff[6] et Remak ont presque complètement débrouillé ce chaos, de sorte que les périodes successives de développement que nous montre, par exemple, un chien, sont aussi bien connus des embryologistes que les étapes des métamorphoses du ver à soie le sont de l’écolier. Qu’il nous soit permis d’examiner maintenant avec attention la nature et l’ordre des degrés successifs du développement du genre Canis, comme un exemple des procédés naturels dans l’évolution chez les animaux supérieurs, en général.

Le chien, comme tous les animaux, sauf les plus inférieurs (et des recherches plus étendues pourront peut-être détruire cette exception apparente), commence son existence à l’état d’œuf, c’est-dire un corps organisé, qui est tout aussi bien un œuf que celui de la poule, mais qui est dépourvu de cette accumulation de substance nutritive qui donne à l’œuf des oiseaux son volume exceptionnel et son utilité domestique ; de plus, l’œuf du chien est dépourvu d’une coquille, qui serait non-seulement inutile à un animal dont l’incubation s’opère à l’intérieur du corps de sa mère, mais qui, en outre, préviendrait l’accès de la source alimentaire dont toute jeune créature a besoin, et que le petit œuf des mammifères ne contient pas en lui-même.


Fig 14. — A, Œuf de chien avec la membrane vitelline déchirée, de façon à donner issue au jaune, à la vésicule germinative a et à la tache qu’elle contient b. — B, C, D, E, F, Changements successifs du jaune indiqués dans le texte. (D’après Bischoff, Traité du développement, Paris, 1843, pl. I et III


L’œuf de chien n’est en effet qu’un petit sac sphéroïdal (fig. 14), formé d’une membrane délicate et transparente, appelée membrane vitelline d’environ un ou deux dixièmes de millimètres de diamètre (zone transparente). Ce sac contient une certaine quantité de substance nutritive visqueuse, le « jaune » (vitellus), au sein duquel est contenu un second sac sphéroïdal beaucoup plus délicat, appelé la vésicule germinative (a) ; dans celle-ci, enfin, se trouve un corps arrondi plus solide, appelé la tache germinative (b).

L’œuf, l’ovum, est originairement formé à l’intérieur d’une glande, de laquelle il se détache au moment opportun, et d’où il passe dans la chambre vivante adaptée à sa protection et à son maintien pendant la durée prolongée de la gestation. Là, quand elle est soumise aux conditions voulues, cette petite portion de matière vivante, apparemment insignifiante, s’anime d’une nouvelle et mystérieuse activité. La vésicule et la tache germinative cessent de pouvoir se distinguer (leur destinée précise est encore un des problèmes non résolus de l’embryologie), mais le jaune se trouve échancré sur sa circonférence, comme si un invisible couteau avait été promené tout autour, et il paraît ainsi divisé en deux hémisphères (fig. 14, C).

Par la répétition de ce procédé sur différents points de la surface, ces hémisphères se subdivisent en quatre segments (D), et ceux-ci, de la même façon, se divisent et se subdivisent de nouveau jusqu’à ce que tout le jaune soit converti en une masse de sphérules ou globes organiques, chacun desquels est formé d’une petite sphère de substance jaune contenant une partie centrale, à laquelle on donne le nom du noyau (F).

La nature, par ce procédé, est arrivée à peu près au résultat qu’obtient l’artisan dans une briqueterie ; elle prend la matière plastique brute du jaune, et la divise en masses du même volume et de la même forme, prête à construire chacune des parties de l’édifice vivant.

Bientôt la masse des briques organiques ou cellules, ainsi qu’on les appelle techniquement, prend un groupement régulier, et elles se transforment en sphéroïdes creux à doubles parois ; alors sur un des côtés de ce sphéroïdes apparaît une sorte d’épaississement et, peu à peu, au centre de l’aire de cet épaississement, se montre un sillon droit et peu profond (Fig. 15, A) ; cette rainure, ce sillon marque la ligne centrale de l’édifice qui va être élevé, ou, en d’autres termes, indique la situation de la ligne qui divisera les deux moitiés semblables, le corps du chien futur. De la substance qui des deux côtés borde le sillon, s’élève bientôt un repli, rudiment de la paroi latérale de cette longue cavité, qui est éventuellement destinée à contenir la moelle épinière et le cerveau (B) ;

Fig 15. — A, Premiers rudiments du chien. — B, Rudiments plus avancés montrant les traces de la tête, de la queue et de la colonne vertébrale. — C, Jeune chien avec les ligaments de la vésicule ombilicale et l’allantoïde, enveloppé dans l’amnios.


et sur la base de cette cavité apparaît une corde cellulaire solide, que l’on désigne sous le nom de notocorde ou corde dorsale ; l’une des extrémités de la cavité ainsi formée se dilate et forme la tête ; l’autre extrémité reste étroite et peut devenir la queue. Les parois latérales sont façonnées avec les parties inférieures des parois du sillon ; et peu à peu des bourgeons poussent à la surface, qui par degrés prennent la forme des membres. Celui qui observe les procédés de développement période par période se rappelle nécessairement le modeleur en terre glaise. Chaque partie, chaque organe, est tout d’abord rudement saisi et esquissé grossièrement ; elle est ensuite modelée plus correctement, et c’est seulement en dernier lieu qu’elle reçoit la touche qui lui imprime son caractère définitif.

Ainsi, à la fin, le jeune petit chien prend la forme que nous montre la figure 15, C. Dans cette condition, il offre une tête d’un volume disproportionné, aussi peu ressemblante à celle d’un chien que le sont à ses pattes ses membres embryonnaires (fig. 15, C).

La portion restante du jaune qui n’a pas encore été appliquée à la nutrition et au développement du jeune animal, est contenue dans un sac attaché à l’intestin rudimentaire et appelé sac du jaune (yelk sac) ou vésicule ombilicale. Deux sacs membraneux, destinés à servir respectivement à la protection et à la nutrition du petit être, se sont formés aux dépens de la peau et des faces inférieures et postérieures du corps. Le premier de ces sacs membraneux, que l’on désigne sous le nom d’amnios, est rempli d’un fluide qui enveloppe tout le corps de l’embryon, et joue pour lui le rôle d’une sorte de lit d’eau ; le second, appelé l’allantoïde, naît, rempli de vaisseaux sanguins, de la région du ventre, et s’appliquant, à un moment donné, aux parois de la cavité qui contient l’organisme en voie de développement, il permet à ces vaisseaux de devenir ainsi le canal par lequel les parents du jeune être transmettent à leur produit le courant nutritif nécessaire à ses premiers besoins.

L’organe qui est constitué par l’entrelacement des vaisseaux de l’embryon, avec ceux de ses parents, et par le moyen duquel le nouvel être peut recevoir des aliments et se débarrasser des matériaux superflus, est appelé placenta.

Il serait fatigant, et il n’est point nécessaire pour le but que je me propose, de décrire plus minutieusement les procédés du développement ; qu’il me suffise de dire que, par une longue et graduelle série de modifications, l’être rudimentaire que nous venons de représenter et de décrire, devient un jeune chien, qu’il naît à la lumière, et qu’alors, par des degrés encore plus lents et moins visibles, il passe à l’état de chien adulte.

Il n’y a pas en apparence beaucoup d’analogie entre l’oiseau de basse-cour et son protecteur, le chien de ferme. L’étude du développement conduit cependant à reconnaître, non-seulement que le poulet commence son existence à l’état d’œuf, primitivement identique, en tout ce qui est essentiel avec celui du chien, mais encore que le jaune de cet œuf subit les mêmes subdivisons ; que le sillon primitif se montre, que les parties contiguës du germe sont façonnées, par les mêmes procédés, en un jeune poulet, qui, à un moment donné de son existence, ressemble tellement au jeune chien, qu’au premier coup d’œil, il est difficile de distinguer l’un de l’autre.

L’histoire du développement de tout autre animal vertébré, lézard, serpent, grenouille ou poisson, nous présenterait les mêmes images. C’est toujours, au début, un œuf ayant la même structure essentielle que celui du chien ; le jaune de cet œuf subit toujours une division que l’on appelle segmentation ; les produits finaux de cette segmentation constituent les matériaux pour la construction du jeune animal, construction qui s’élève autour d’un sillon primitif, dans la profondeur duquel une notocorde[7] est développée. On peut ajouter qu’il y a une période à laquelle les petits de tous les animaux se ressemblent, non-seulement dans la forme générale, mais encore dans tous les détails essentiels de la structure, et si intimement que les différences qu’ils présentent alors sont insignifiantes, tandis que dans leur développement ultérieur les divergences s’accusent, de plus en plus marquées. C’est d’ailleurs une loi générale, que plus est grande la ressemblance entre les animaux parvenus à l’âge adulte, plus est durable et intime l’analogie de leurs embryons ; de sorte que les embryons du serpent et du lézard restent ressemblants plus longtemps que ceux du serpent et de l’oiseau ; et que les embryons du chien et du chat persistent dans cette disposition pendant une période de temps plus grande que ceux d’un chien et d’un oiseau, ou que ceux d’un chien et d’une sarigue, ou même que ceux d’un chien et d’un singe.

Ainsi l’étude du développement en général fournit une preuve manifeste des affinités étroites de la structure intime, et l’esprit se demande avec impatience quels résultats pourraient être obtenus par l’étude du développement spécial de l’homme. Trouverons-nous ici un règne nouveau ? L’homme naît-il selon des procédés totalement différents de ce que l’on observe chez le chien, l’oiseau, la grenouille et le poisson, donnant ainsi raison à ceux qui affirment qu’il n’y a pas de place pour lui dans la nature, et qu’il n’a aucune connexion avec le monde inférieur de la vie animale ? Ou, tout au contraire, provient-il d’un germe semblable, traverse-t-il les mêmes modifications lentes et progressives, dépend-il des mêmes nécessités, pour sa protection et son alimentation, entre-t-il dans le monde enfin, soumis aux règles d’un même mécanisme ? La réponse n’est pas un moment douteuse, et n’a jamais été mise en question depuis ces trente dernières années. Sans nul doute, le procédé d’origine et les premières périodes du développement de l’homme sont identiques avec ceux des animaux qui le précèdent immédiatement dans l’échelle des êtres ; sans nul doute, à ce point de vue, l’homme est beaucoup plus près des singes, que les singes ne le sont du chien.

L’œuf humain a environ deux dixièmes de millimètres de diamètre, et l’on peut le décrire dans les mêmes termes que celui du chien, en sorte que je n’ai besoin que de renvoyer le lecteur au dessin qui représente sa structure (fig. 16 A). Il quitte l’organe dans lequel il est formé de la même façon, et pénètre dans la chambre organique préparée pour sa réception, d’après les mêmes procédés, les conditions de son développement étant à tous égards les mêmes. Il n’a pas encore été possible (et c’est seulement par quelque heureux hasard que la chose pourrait arriver) d’étudier l’œuf humain à une période de développement aussi précoce que celle de la division du vitellus. Mais il y a toutes raisons de croire que les modifications qu’il subit sont absolument identiques à celles que nous révèlent l’étude des œufs des animaux vertébrés ; car les matières constituantes, dont est formé le corps humain rudimentaire aux états les plus primitifs que l’on ait observés, sont les mêmes que dans toute l’échelle animale. Quelques-unes des périodes les plus primitives sont représentées ci-dessous, et, ainsi qu’on pourra le voir, elles peuvent être strictement comparées aux premiers états du développement du chien ; la ressemblance merveilleuse entre les deux êtres persiste même pendant un certain temps, à mesure que le développement se dessine et devient manifeste par la simple comparaison de la figure 16 avec la figure 15, C.

Fig. 16. — A, Œuf humain ; a, Vésicule germinative ; b, Tache germinative (d’après Kœlliker). — B, État très-précoce de l’œuf humain, avec la membrane vitelline, l’allantoïde et l’amnios (originale). — C, État plus avancé de développement. (D’après Kœlliker.)


Il s’écoule réellement un laps de temps assez long avant que le corps du jeune être humain puisse être distingué du petit chien ; néanmoins, à une période qui est encore précoce, les deux êtres deviennent distincts par les différentes formes de leurs appendices, la membrane vitelline et l’allantoïde. La première, chez le chien, s’allonge et devient fusiforme, tandis que, chez l’homme, elle reste sphéroïdale ; la seconde, chez le chien, atteint un volume considérable ; les formations vasculaires qui en naissent et donnent éventuellement origine au placenta (lequel jette ses racines dans l’organisme de la mère de façon qu’il en tire son alimentation, de même que les racines d’un arbre la tirent du sol), sont distribuées en une zone circulaire, tandis que, dans l’homme, l’allantoïde reste comparativement petite, et que ses radicules vasculaires sont finalement limitées à un espace discoïde. Il suit de là que, tandis que le placenta du chien est comparable à une ceinture, celui de l’homme a la forme d’un gâteau, ce que rappelle d’ailleurs le nom même de l’organe.

Or il se trouve que ces rapports sous lesquels l’homme qui est en voie de développement diffère du chien, sont précisément ceux par lesquels il ressemble au singe ; celui-ci, de même que l’homme, possède une membrane vitelline sphéroïdale et un placenta discoïde, parfois partiellement divisé en lobes. En sorte que c’est seulement aux périodes les plus avancées de son développement que le jeune être humain présente des différences marquées avec le jeune singe ; et ce jeune singe, d’ailleurs, s’éloigne du chien dans son évolution, tout autant que le fait l’homme lui-même.

Si étonnante que puisse paraître cette dernière assertion, on en peut démontrer la parfaite exactitude ; et ce fait seul me semble suffisant pour mettre au-dessus de tout doute la conformité de la structure de l’homme avec le reste du règne animal, et plus particulièrement, plus étroitement encore avec les singes.

Ainsi, si l’on compare à l’homme les animaux qui sont placés immédiatement au-dessous de lui : identité dans les procédés physiques à l’aide desquels l’être se produit, identité dans les premières périodes de son développement, identité dans les moyens à l’aide desquels la nutrition s’effectue avant et après la naissance ; on peut donc s’attendre à une merveilleuse ressemblance d’organisation si, poursuivant le parallèle, on les compare de nouveau dans leur constitution adulte et parfaite. L’homme ressemble aux animaux dans les mêmes proportions que ceux-ci se ressemblent l’un l’autre ; il diffère d’eux comme ils diffèrent l’un de l’autre, et quoique ces différences et ces ressemblances ne puissent être ni pesées ni mesurées exactement, leur valeur peut être appréciée sans aucune difficulté ; cette appréciation trouvera son contrôle dans le système de classification qui a maintenant cours parmi les naturalistes.

L’étude attentive des analogies et des différences qu’offrent les animaux, a conduit les naturalistes à constituer en groupes ou réunions d’individus telles, que les membres de chaque groupe présentent certain ensemble de ressemblance bien définie, les points de similitude devenant moins nombreux à mesure que le groupe s’élargit et vice versa. En sorte que tous les êtres qui n’ont de commun que les quelques traits distinctifs de l’animalité, forment le règne animal ; ceux très-nombreux, qui n’ont de commun que les caractères spéciaux des vertébrés, constituent un sous-Règne de ce Règne : le sous-Règne des vertébrés est subdivisé en cinq classes : les Poissons, les Amphibies, les Reptiles, les Oiseaux et les Mammifères ; ceux-ci se subdivisent à leur tour en groupes plus petits, appelés ordres, et ceux-ci se répartissent en familles et en genres ; les genres sont finalement fragmentés en collections très-restreintes, qui reposent sur la possession de caractères constants et non tirés des fonctions de la génération. Ces groupes ultimes sont les Espèces.

Chaque année tend à apporter une plus grande uniformité d’opinions parmi les zoologistes, en ce qui touche les limites et les caractères de ces groupes, grands ou petits. Dans le temps présent, par exemple, personne n’a eu le plus léger doute en ce qui concerne les caractères, des classes mammifères, oiseaux et reptiles, et aucun doute ne peut s’élever sur la place d’un animal quelconque, bien connu, dans telle classe ou dans telle autre. De plus, il y a une sorte de consentement général, quant aux caractères et aux limites des divers ordres de mammifères, et aussi quant aux animaux, qui, en vertu de leur structure anatomique, doivent être mis dans tel ou tel ordre.

Personne ne conteste, par exemple que le paresseux et le fourmilier, le kanguroo et l’opossum, le tigre et le blaireau, le tapir et le rhinocéros ne soient respectivement membres des mêmes ordres. Ces couples successifs d’animaux peuvent différer immensément l’un de l’autre, et tel est le cas pour plusieurs d’entre eux, soit en ce qui touche les proportions et la structure des membres, soit en ce qui est du nombre des vertèbres dorsales et lombaires, soit encore en ce qui concerne l’adaptation de leur charpente osseuse aux mouvements du grimper, du saut ou de la course, ou bien quant au nombre et à la forme des dents, soit enfin quant à la forme de leur crâne et du cerveau qu’il renferme. Mais, malgré toutes ces différences, ils sont si étroitement unis, quant aux caractères plus importants et fondamentaux de leur organisation et, par ces mêmes caractères, si profondément séparés de tous les autres animaux, que les zoologistes ont trouvé nécessaire de les réunir en groupe comme membres du même ordre. Et si quelque animal était découvert qui ne s’éloignât pas du kanguroo ou de l’opossum, par exemple, plus que ces animaux ne s’éloignent l’un de l’autre, le zoologiste serait non-seulement forcé de le classer dans le même ordre que ceux-ci, mais il ne songerait pas à en agir autrement.

Ayant présente à l’esprit cette série de raisonnements zoologiques évidents, efforçons-nous, pour un moment, de détacher notre esprit de l’enveloppe humaine ; imaginons, si vous le voulez bien, que nous sommes de savants habitants de Saturne, parfaitement au courant des animaux qui peuplent la Terre et fort occupés à discuter les relations qu’ils peuvent avoir avec un nouvel et singulier « bipède droit et sans plumes, » que quelques voyageurs hardis, surmontant les difficultés de l’espace et de la gravitation, auraient rapporté de cette planète distante, conservé, je suppose, dans un baril de rhum, pour le soumettre à notre examen. Nous nous accorderions tous, du premier coup, à le placer parmi les mammifères vertébrés ; sa mâchoire inférieure, ses molaires et son cerveau ne laisseraient aucune place au doute quant à la situation systématique du genre nouveau parmi les mammifères dont les petits sont nourris pendant la gestation à l’aide d’un placenta, c’est-à-dire parmi ceux que l’on appelle les mammifères placentaires.

De plus, l’étude la plus superficielle nous convaincrait rapidement que, parmi les ordres de mammifères à placenta, ni les baleines, ni les ongulés, ni les paresseux, ni les fourmiliers, ni les carnassiers, chat, chien, ours, ni, moins encore, les rongeurs, rats et lapins, ni les taupes insectivores, ni les hérissons, ni les chauves-souris, ne pourraient réclamer notre « Homo » comme un des leurs.

Il ne resterait alors pour la comparaison qu’un seul ordre, celui des singes (en se servant de ce mot dans son sens le plus large), et le problème en question se réduirait de lui-même à celui-ci : l’homme est-il tellement différent de chacun des singes, qu’il faille constituer un ordre pour lui seul ? ou bien diffère-t-il moins d’eux que les singes ne diffèrent l’un de l’autre, et, en conséquence, doit-on le classer avec les singes, dans un même ordre ?

Étant heureusement dégagé de tout intérêt personnel, réel ou imaginaire dans les résultats d’une telle enquête, nous pèserions les arguments de part et d’autre avec autant de quiétude magistrale, que s’il était question d’un nouvel opossum. Nous nous efforcerions de déterminer, sans nous soucier de les exagérer ou de les amoindrir, tous les caractères par lesquels notre nouveau mammifère différerait des singes ; et si nous les trouvions d’une valeur anatomique moindre que ceux qui distinguent certains membres de l’ordre des singes d’autres individus qui sont universellement reconnus comme en faisant partie, nous placerions sans hésiter, dans le même ordre, le nouveau genre tellurien.

Je vais maintenant exposer en détail les faits qui ne me paraissent laisser d’autre alternative que d’adopter ce dernier parti.


Il est tout à fait certain que le singe qui se rapproche le plus de l’homme dans l’ensemble de son organisation, est ou le chimpanzé ou le gorille ; et comme de choisir l’un ou l’autre n’introduit aucune différence réelle dans le plan de mon argumentation, pour les comparer d’une part à l’homme, d’autre part au reste des primates, je choisirai le gorille (pour autant que son organisation nous est connue), animal qui est maintenant tellement célèbre en prose et en vers, que tout le monde doit en avoir entendu parler et s’être fait quelque opinion sur ses formes extérieures ; je signalerai parmi les traits distinctifs les plus importants, entre l’homme et cet être remarquable, tous ceux que les limites de cet ouvrage me permettront de discuter et aussi tous ceux que demanderont les exigences de mon argumentation, et j’étudierai la valeur et l’importance de ces différences, comparées avec celles qui séparent le gorille des autres animaux du même ordre. Mais comme nous ne connaissons pas complètement le cerveau du gorille, en discutant les caractères tirés du cerveau, je choisirai, pour terme de comparaison, celui du chimpanzé, comme atteignant le degré le plus élevé de développement parmi les singes.

Dans les rapports proportionnels des membres et du tronc du gorille et de l’homme, il y a une différence remarquable qui tout d’abord frappe les yeux ; le crâne de gorille est plus petit, son thorax plus large, ses membres inférieurs sont plus petits, et ses membres supérieurs sont plus longs que ceux de l’homme.

J’ai trouvé que la colonne vertébrale d’un gorille adulte, dont le squelette est au musée du Collège royal des chirurgiens, mesure 27 pouces (68cm,5) de sa face antérieure du bord supérieur de l’atlas (première vertèbre du cou) à l’extrémité intérieure du sacrum ; que le bras sans la main a 31 pouces 1/2 (80cm,2) de longueur, et que la jambe sans le pied en compte 26 pouces 1/2 (67cm,5) ; pour la main, la longueur est de 9 pouces 3/4 (24cm,5) ; pour le pied, 11 pouces 1/4 (28cm,1). En d’autres termes, si l’on représente la longueur de la colonne vertébrale par 100, celle des bras égale 115, celle de la jambe 96, celle de la main 36 et celle du pied 41.

Dans le squelette d’un Boschismen mâle, de la même collection, les proportions pour les mêmes mesures, la colonne vertébrale étant représentée par 100, sont : le bras 78, la jambe 110, la main 20 et le pied 32. Chez une femme de la même race, la longueur du bras était égale à 83, et celle de la jambe à 120, la main et le pied conservaient les mêmes chiffres. Dans un squelette européen, j’ai trouvé que la longueur du bras était de 80, celui de la jambe 117, celle de la main 26, et celle du pied 35.

Ainsi, chez le gorille et chez l’homme, la jambe, dans ses relations avec l’épine, ne diffère pas autant qu’il semble à première vue, car elle est très-légèrement plus courte que l’épine chez le premier ; tandis que, chez le dernier, elle est plus longue dans les rapports qui varient entre 1/10 et 1/5. Le pied est plus long et la main beaucoup plus longue chez le gorille que chez l’homme, mais la différence capitale est déterminée par le bras, qui, chez le gorille, est beaucoup plus long que la colonne vertébrale, tandis qu’il est, chez l’homme, beaucoup plus court.

Voyons maintenant dans quelles relations se trouvent les autres singes, quant à ces mesures, par rapport au gorille ; en représentant par 100 la longueur de la colonne vertébrale, mesurée entre les mêmes points, chez un chimpanzé adulte le bras n’a que 96, la jambe 90, la main 45, le pied 39, de telle sorte que la main et la jambe s’écartent plus des proportions humaines et que le bras s’en écarte moins, tandis que le pied est à peu près de même que chez le gorille.

Chez l’orang, les bras (122) sont beaucoup plus longs que chez le gorille, tandis que les jambes (88) sont plus courtes, le pied est plus long que la main (52 et 48) ; l’un et l’autre, par rapport à l’épine, sont beaucoup plus longs.

Chez les autres singes anthropomorphes, les gibbons, ces rapports sont encore plus remarquablement altérés : la longueur du bras est à celle de la colonne vertébrale, comme 19 est à 11 ; tandis que les jambes sont aussi d’un tiers plus longues que l’épine, de façon qu’elles sont plus longues même que chez l’homme, au lieu d’être plus petites. La main a la moitié de la longueur de l’épine vertébrale, et le pied, plus petit que la main, a environ les 5/11 de cette mesure.

Ainsi le rapport de la longueur des bras de l’hylobates (gibbon) au gorille est le même que celui des bras du gorille à l’homme, tandis que d’un autre côté, chez ces mêmes hylobates, les jambes sont mesurées plus longues que celles de l’homme, dans la proportion même où celles de l’homme sont plus longues que celles du gorille, de sorte que cet anthropomorphe représente en soi les déviations extrêmes de la longueur moyenne des membres. Le mandrill nous offre un terme moyen, les bras et les jambes étant à peu près égaux en longueur, et tous deux étant beaucoup plus petits que l’épine, tandis que les mains et les pieds ont de l’une à l’autre, et aussi par rapport à la colonne vertébrale, à peu près les mêmes proportions que chez l’homme.

Chez les singes, dits singes araignées (Atèles), la jambe est plus longue que l’épine dorsale, et le bras plus long que la jambe ; enfin, dans cette remarquable forme lémurienne qu’offre l’Indri (Lichanotus), la jambe est à peu près aussi longue que la colonne vertébrale, tandis que le bras n’a pas plus des 11/18 de sa longueur ; la main est un peu moins longue et le pied un peu plus long que le tiers de cette même longueur. Ces exemples pourraient être extrêmement multipliés, mais ils suffisent à montrer que dans quelques proportions que les membres du gorille diffèrent de ceux de l’homme, les autres singes s’éloignent plus profondément encore du gorille, et que, par conséquent, ces différences proportionnelles ne sauraient justifier la classification, en ordres distincts, de l’homme et des singes[8].

Nous pouvons maintenant examiner les différences que nous présente, respectivement chez l’homme et chez le gorille, le tronc, composé de la colonne vertébrale, des côtes et du bassin ou os de la hanche, qui sont en connexion avec l’épine dorsale (fig. 17).

Fig. 17. — Ces squelettes ont été photopographiquement réduits et reproduits d’après les dessins de grandeur naturelle (excepté celui du gibbon, qui est deux fois plus grand que naturel de M. W. Hawkins, faits sur les individus qui sont au musée du Collège royal des chirurgiens
Fig. 18. — Coupe médiane et antéro-postérieure du crâne et du rachis chez l’homme. — A, Horizon. — B, ligne représentant l’inclinaison du bassin par rapport à l’horizon. (Beaunis et Bouchard, nouveaux éléments d’anatomie descriptive, fig. 7.)

Chez l’homme, la colonne vertébrale, considérée dans son ensemble, offre une élégante courbure sigmoïde (voyez fig. 18) ; elle est convexe en avant, à la région du cou (1, 2) ; concave dans le dos (3, 4), convexe dans les lombes (5, 6), et elle redevient concave dans la région sacrée (6, 7) ; cette forme est due en partie à la disposition des surfaces articulaires, des vertèbres ; mais elle est surtout déterminée par la tension élastique de bandes fibreuses ou ligaments qui unissent les vertèbres entre elles ; le résultat d’une telle structure est de donner beaucoup d’élasticité à toute la charpente vertébrale et de diminuer la violence des chocs qui pourraient être communiqués à la moelle épinière et de la moelle au cerveau, par le fait de la locomotion dans la position verticale.

Constatons encore que pour l’ordinaire l’homme compte sept vertèbres au cou ; elles sont appelées cervicales. À celles-ci succèdent douze vertèbres dites dorsales, qui donnent insertion aux côtes et forment la portion supérieure du dos, d’où elles tirent leur nom ; cinq vertèbres appelées lombaires se trouvent à la région de ce même tronc ; elles ne portent point de côtes distinctes ou libres ; l’os sacrum, qui vient ensuite (fig. 19), est constitué par cinq vertèbres réunies ; cet os est antérieurement concave, solidement enchâssé entre les os de la hanche et forme la paroi postérieure. de l’excavation pelvienne ; enfin trois ou quatre petits os plus ou moins mobiles, et si petits qu’ils sont insignifiants, constituent le coccyx ou queue rudimentaire (C’, E, F).

Chez le gorille, la colonne dorsale est pareillement divisée en vertèbres cervicales, dorsales, lombaires, sacrées et coccygiennes, et le nombre total des vertèbres cervicales et dorsales réunies est le même que chez l’homme ; mais le développement d’une paire de côtes à la première vertèbre lombaire, qui est rare chez l’homme, est la règle chez le gorille ; il suit de là que comme les vertèbres lombaires ne se distinguent des dorsales que par la présence ou par l’absence de côtes libres, les dix-sept vertèbres dorso-lombaires du gorille sont composées de treize dorsales et de quatre lombaires, tandis que chez l’homme on compte douze dorsales et cinq lombaires.


Fig. 19. — Sacrum et Coccyx. — A, face antérieure : 1, base du sacrum ; 2, apophyses articulaires supérieures ; 3, surfaces triangulaires latérales de la base ; 4, lignes ou traces de soudure des vertèbres sacrées ; 5, trous sacrés antérieurs ; 6, sommet du sacrum ; 7, faces latérales ; 8, cornes du coccyx ; 9, base du coccyx. — B, face postérieure : 1, ouverture supérieure du canal sacré ; 2, apophyses articulaires supérieures ; 3, trous sacrés postérieurs ; 4, tubercules internes ; 5, tubercules externes des trous sacrés ; 6, crête sacrée ; 7, cornes du sacrum ; 8, facette auriculaire : 9, rugosités pour des insertions ligamenteuses : 10, cornes du coccyx. — Insertions musculaires : A, muscle iliaque ; B, muscle pyramidal ; C, C’, muscle coccygien ; D, muscles spinaux postérieurs ; E, releveur ; F, F’, grand fessier ; G, sphincter, (Beaunis et Bouchard, Nouveaux éléments d’anatomie descriptive, p. 38.)

Toutefois, non-seulement l’homme possède exceptionnellement treize paires de côtes[9], mais le gorille en compte quelquefois quatorze paires, tandis que le squelette d’un orang-outang qui est au Musée du collège royal des chirurgiens de Londres, a douze vertèbres dorsales et cinq lombaires comme l’homme. Cuvier note le même nombre chez un hylobates. D’un autre côté, parmi les singes inférieurs, plusieurs possèdent douze vertèbres dorsales et six ou sept lombaires ; le douroucouli compte quatorze dorsales et huit lombaires ; et un lémurien (stenops tardigradus) a quinze vertèbres dorsales et neuf vertèbres lombaires.

La colonne vertébrale du gorille, dans son ensemble, diffère de celle de l’homme par le caractère moins marqué de ses courbures[10], notamment par la moindre convexité de la région lombaire ; les courbures existent néanmoins et sont tout à fait évidentes chez les jeunes squelettes de gorille et de chimpanzé, qui ont été préparés en conservant les ligaments. D’un autre côté, les jeunes orangs, pareillement conservés, offrent une colonne vertébrale ou toute droite ou même concave par sa face antérieure dans toute la région lombaire.

En sorte que si nous prenons les caractères que nous venons d’exposer ou tels autres inférieurs, par exemple ceux qui sont tirés de la longueur proportionnelle des épines des vertèbres cervicales, il n’y a aucun doute possible quant à la différence notable qui se révèle entre l’homme et le gorille ; mais semblablement aucun doute ne peut exister que des différences tout aussi notables puissent être constatées entre le gorille et les singes inférieurs.

Le pelvis ou ceinture osseuse des hanches est une partie très-importante de l’organisation de l’homme ; les os coxaux, développés en hanches osseuses, donnent soutien aux viscères dans la position verticale habituelle, et leur superficie est suffisante pour l’insertion des grands muscles qui lui permettent de prendre et de conserver cette attitude ; sous ces rapports, le pelvis du gorille diffère considérablement de celui de l’homme (fig. 20), mais sans descendre plus bas que le gibbon ; voyez combien, sous ce même rapport, il diffère plus du gorille que celui-ci ne diffère de l’homme. Remarquez les os coxaux plats et étroits, cette ouverture rétrécie et allongée, et les éminences ischiatiques grossières, incurvées extérieurement, sur lesquelles le gibbon repose habituellement et qui sont revêtues par ce que l’on a appelé callosités, couches épaisses de peau tout aussi absentes chez le gorille que chez le chimpanzé et l’orang que chez l’homme[11].

Chez les singes inférieurs, et chez les Lémuriens, la


Fig. 20. — Vues antérieures et latérales du bassin de l’homme (A), du gorille (B) et du gibbon (C), réduites d’après des dessins faits sur nature, de la même grandeur absolue, par M. Waterhouse Hawkins.

différence devient plus frappante encore, et le bassin acquiert dans son ensemble les caractères de celui des quadrupèdes.


Fig 21. — Crâne européen (Prichard).
Fig 22. — Crâne de nègre (Prichard).
Fig 23. — Chimpanzé (Prichard).
Fig 24. — Orang (Prichard).


Revenons maintenant à un organe plus noble et plus caractéristique, celui par lequel l’ossature humaine semble être et est en effet si fortement distincte de toutes les autres — je veux dire le crâne. Les différences qui existent entre le crâne d’un gorille et celui d’un homme sont en réalité considérables (fig. 25). Chez le premier, la face largement constituée par des os maxillaires massifs, domine la portion du crâne qui contient le cerveau ou crâne proprement dit. Chez le second, les proportions sont inverses : chez l’homme, le trou occipital, à travers lequel passe le volumineux cordon nerveux qui unit le cerveau aux nerfs périphériques — et qui est appelé moelle épinière — est situé derrière le centre de la base du crâne qui se trouve ainsi en parfait équilibre dans la position verticale ; chez le gorille, il est situé au tiers du postérieur de cette base[12] ; chez l’homme, la surface du crâne est relativement lisse, et les arcades sourcilières ne s’avancent généralement que fort peu, tandis que, chez la gorille, d’énormes crêtes se développent sur le crâne, et que les arcades sourcilières surplombent en bourrelets les cavité orbitaires à la manière des verandahs.

Cependant quelques coupes pratiquées sur le crâne du gorille montrent que la plupart de ces imperfections apparentes ne dépendent pas tant de l’insuffisance de la boîte cérébrale que d’un développement excessif de certaines parties de la face. La cavité crânienne n’est pas d’une forme défectueuse et le crâne n’est pas véritablement aplati ou excessivement fuyant ; ses courbes sont réellement bien dessinées, mais elles sont masquées par la masse osseuse qui est construite sur sa face antérieure (fig. 23).

Toutefois, la voûte orbitaire qui s’élève plus obliquement dans la cavité crânienne, diminue ainsi l’espace où se loge la partie inférieure des lobes antérieurs du cerveau[13] ; en sorte que la capacité absolue du crâne est beaucoup moindre chez le gorille que chez l’homme. Autant que je sache, on n’a signalé aucun crâne humain d’adulte dont la contenance fût moindre de 62 pouces cubes (1015 centimètres cubes), le plus petit des crânes observés par Morton dans toutes les races humaines mesurait 63 pouces (1021 cent. cubes) ; d’un autre côté, le plus vaste crâne du gorille qui ait été mesuré, n’a pas plus de 34 pouces ½ (550 cent.). Disons, pour simplifier les chiffres, que la capacité crânienne de l’homme le plus inférieur est double de celle du gorille le plus élevé.

Sans aucun doute ces différences sont très-frappantes ; mais elles perdent beaucoup de leur apparente valeur systématique quand on les examine en regard de certains autres faits, également indubitables, relatifs aux capacités crâniennes.

Le premier des ces faits est que la différence de volume de la cavité crânienne est, absolument, beaucoup plus grande entre certaines races humaines qu’entre l’homme le plus inférieur et le singe le plus élevé, tandis que, relativement, cette différence est à peu près égale ; le crâne humain le plus volumineux, mesuré par Morton, contenait en effet 114 pouces cubes (1,867 c. cubes), c’est-à-dire qu’il avait près du double de la capacité du plus petit[14]. Cette prépondérance, représentée par 52 pouces cubes (852 centim. cubes), est beaucoup plus considérable que celle dont le crâne humain adulte le plus inférieur surpasse le plus volumineux des crânes du gorille (62 — 34 ½ = 27 ½ ; 1015 cent, cubes — 551 = 464 cent. cubes). Secondement les crânes de gorilles adultes qui, jusqu’à présent, ont été mesurés, offrent des écarts qui vont jusqu’au tiers environ, la capacité maximum étant 34,5 (552 cent. cubes), le minimum étant 24 (393 cent. cubes). Troisièmement enfin, après avoir tenu compte des différences de taille, on trouve que les capacités crâniennes de quelques-uns des singes inférieurs descendent au-dessous de celle des singes les plus élevés, presque autant que ces dernières s’éloignent de celles de l’homme[15]. En sorte que, d’une part, même au point de vue si important de la capacité crânienne, les hommes peuvent différer plus profondément les uns des autres qu’ils ne différent des singes ; et que, d’autre part, les singes inférieurs se distinguent tout autant des singes supérieurs, que ces derniers se distinguent de l’homme. Cette proposition sera mieux démontrée par l’étude des modifications que subissent les autres parties du crâne dans la série simienne.

C’est le volume relativement considérable des os de la face et la grande projection des mâchoires qui donnent au crâne du gorille son petit angle facial et son caractère animal. Mais si nous considérons le volume des os de la face, par rapport au crâne proprement dit, le petit Chrysotrix (G. Saïmiri, Platyrrhiniens, fig. 25) diffère notablement du gorille et de la même façon que l’homme lui-même en diffère ; tandis que les babouins (Cynocéphales, fig. 25) offrent, à un degré excessif, les massives proportions de la mâchoire du grand anthropoïde, de sorte que son visage, auprès des leurs, semble doux et humain. Les différences entre le gorille et le babouin sont mêmes plus grandes qu’elles ne paraissent au premier abord, car la grande masse faciale du premier est due principalement au développement inférieur ou vertical des mâchoires,



Fig. 25. — Sections du crâne de l’homme et de différents singes, dessinées de façon à donner pour chacun d’eux la même longueur et à montrer par là les proportions des os de la face. La ligne b indique le plan d’insertion de la tente du cerveau qui sépare celui-ci du cervelet ; d, axe du trou occipital. L’étendue de la cavité cérébrale au-delà de c, qui est la perpendiculaire élevée sur b au point où la tente est attachée en arrière, indique la quantité dont le cerveau dépasse le cervelet ; la cavité cérébelleuse est teintée en noir. En comparant ces diagrammes, on se souviendra que des figures sur une aussi petite échelle ne sont destinées qu’à démontrer les informations du texte, mais que la preuve doit être cherchée dans les objets eux-mêmes.
caractère essentiellement humain si on le compare au développement

presque exclusivement horizontal et éminemment bestial des mêmes parties, qui caractérise le babouin et plus particulièrement encore distingue le lemurien.

Semblablement le trou occipital des mycètes (fig. 25) et plus encore celui des lémuriens est tout à fait reporté à la face postérieure du crâne ; c’est-à-dire que, par rapport au gorille, il est placé aussi en arrière que l’est, par rapport à l’homme, celui du gorille ; d’ailleurs, comme pour rendre plus évidente encore la futilité de chercher à établir une solide classification sur de tels caractères, le même groupe de platyrrhiniens ou singes américains, auquel appartient le mycetes comprend le chrysothryx (G. Saïmiri), dont le trou occipital est placé bien plus en avant que chez tout autre singe et occupe à peu près la même place que chez l’homme[16].

Enfin, le crâne de l’orang (fig. 24) est aussi dépourvu de proéminences sourcilières excessives que l’est celui de l’homme lui-même, quoique quelques variétés offrent en d’autres régions des crêtes osseuses considérables ; chez quelques-uns des singes cebiens et chez le chrysothrix, le crâne est aussi lisse et aussi arrondi que chez l’homme lui-même.

On conçoit que ce qui est vrai des caractères fondamentaux du crâne est vrai a fortiori pour ceux qui sont d’une moindre importance ; ainsi pour chaque différence constante entre le crâne de gorille et celui de l’homme, une différence similaire non moins constante et du même ordre (c’est-à-dire consistant dans l’excès ou dans l’absence des mêmes qualités) peut être démontrée entre le crâne du gorille et celui de quelque autre singe. En sorte que, pour le crâne non moins que pour le squelette en général, cette proposition se vérifie : que les différences entre l’homme et le gorille sont d’une moindre importance que celles qui existent entre le gorille et quelques-uns des autres singes[17].

Après avoir étudié le crâne, il convient maintenant de parler des dents, organes qui ont une valeur particulière dans la classification, et dont les analogies ou les dissemblances, quant au nombre, à la forme et à l’ordre de succession, prises dans leur ensemble, sont habituellement considérées comme offrant, plus que tous les autres caractères, de fidèles indications sur les affinités organiques.


Fig. 26. — Dents (côté gauche de la mâchoire). — A, première incisive ; B, seconde incisive ; C, canine ; D et E, petites molaires ; F, G et H, grosses molaires.


L’homme est pourvu de deux sortes de dents : les dents dites de lait et les dents permanentes. Les premières consistent en quatre incisives ou dents tranchantes ; deux canines (ou eye teeth), quatre molaires, ou dents qui broient, à chaque mâchoire, formant un total de vingt dents. Les dents définitives (fig. 26) comprennent quatre incisives, deux canines, quatre petites molaires, appelées prémolaires ou fausses molaires, et six grosses molaires à chaque mâchoire, en tout trente-deux dents. À la mâchoire supérieure, les deux incisives centrales sont plus larges que les deux incisives latérales ; celles-ci sont au contraire plus larges que les centrales à la mâchoire inférieure ; les couronnes des molaires supérieures nous montrent quatre tubercules appelés cuspides, et une saillie traverse obliquement la surface de la couronne de la cuspide interne et antérieure à la cuspide externe et postérieure. Les molaires antérieures et inférieures ont cinq cuspides, trois externes et deux internes. Les fausses molaires ont deux cuspides, une interne et une externe, celle-ci étant la plus élevée.

Sous tous ces rapports la dentition du gorille peut être décrite dans les mêmes termes que celle de l’homme, mais, à d’autres égards, elle montre plusieurs différences importantes (fig. 27). Ainsi les dents humaines forment une série constante et régulière sans aucune interruption et sans aucune saillie notable de l’une de ses dents au-dessus du niveau commun (fig. 27, A) ; Cuvier a depuis longtemps signalé cette particularité, que n’offre aucun autre mammifère, sauf l’espèce depuis longtemps éteinte à laquelle on a donné le nom d’anoplotherium créature aussi différente de l’homme que l’on peut l’imaginer[18].

Les dents du gorille, au contraire, montrent une interruption ou intervalle appelé diastème, dans les deux mâchoires : à la mâchoire supérieure, au-devant de la canine ou entre celle-ci et l’incisive latérale ; (B, i) à la mâchoire inférieure après la canine ou entre la canine et la première fausse molaire. Dans cet intervalle, à chaque mâchoire, se place la canine de la mâchoire opposée, le volume de la canine chez le gorille étant tel qu’elle se projette comme une défense de sanglier, de beaucoup au delà du niveau des autres dents. De plus, les racines des fausses molaires du gorille sont plus complexes que celles de l’homme, et le volume proportionnel des grosses molaires est différent[19]. La couronne de la dernière molaire de la mâchoire inférieure est plus complexe, et l’ordre d’éruption des dents définitives est différent ; les canines permanentes se montrent chez l’homme avant la deuxième et la troisième molaires ; elles se montrent après celles-ci chez le gorille.

Ainsi, tandis que les dents du gorille ressemblent étroitement à celles de l’homme, quant au nombre, au genre et à la disposition générale de leur couronne, elles montrent des différences marquées à des points de vue secondaires tels que leurs formes relatives, le nombre de leurs saillies et l’ordre de leur évolution.

Mais si l’on compare les dents du gorille avec celles d’un singe, ne fût-il même pas plus éloigné que le cynocéphale ou babouin, on trouvera que des différences et des analogies du même ordre peuvent être facilement observées ; il est vrai que beaucoup des points par lesquels le gorille ressemble à l’homme sont ceux par lesquels il diffère du babouin, tandis que les caractères distinctifs du gorille et de l’homme se retrouvent à un degré plus marqué chez le cynocéphale. Le nombre et la nature des dents demeurent analogues chez le babouin, de même que chez le gorille et chez l’homme. Mais la forme des molaires supérieures du babouin est tout à fait différente de celle qui est décrite ci-dessus ; les canines sont proportionnellement plus longues

et plus nettement taillées en couteau. La fausse molaire antérieure de la mâchoire inférieure est spécialement modifiée ;


Fig. 27. — Vues latérales de la même longueur de la mâchoire supérieure de plusieurs primates. — A, homme ; B, gorille ; C, cynocéphale ; D, cébien ; E, cheiromys. — i, incisives ; c, canines ; pm, prémolaires ; m, molaires ; une ligne verticale passe par la première molaire de l’homme (A), du Gorille (B), du Cynocéphale (C) et du Cébien (D). La face inférieure de la seconde molaire est dessinée pour chacune de ces trois espèces ; ses angles antérieurs et internes se trouvent exactement au-dessus de la lettre m dans m2
la molaire postérieure de la mâchoire inférieure est encore plus large et plus complexe que chez le gorille.

Si nous passons des singes de l’ancien monde à ceux du nouveau, nous rencontrons une modification d’une importance plus considérable qu’aucune de celles-ci. Dans un genre tel que celui des cebiens, par exemple, on trouvera que tandis que sur quelques points secondaires, tels que la projection des canines et le diastème, la ressemblance avec le grand singe persiste, sur d’autres points plus importants la dentition est extrêmement différente. Au lieu de vingt dents de lait on en trouve vingt-quatre ; au lieu de trente-deux dents permanentes on en compte trente-six, et le nombre des fausses molaires est accru de huit à douze. Quant à la forme, les couronnes des molaires sont très-différentes de celles du gorille et encore plus du type humain.

D’un autre côté, les marmousets nous montrent le même nombre de dents que l’homme et le gorille ; malgré cela, leur dentition est très-différente, puisqu’ils ont quatre fois plus de fausses molaires que les autres singes américains : mais comme ils ont aussi quatre fois moins de vraies molaires, le chiffre total reste le même que chez l’homme. Si maintenant nous arrivons aux Lémuriens, nous trouvons que la dentition devient encore plus profondément et essentiellement différente de celle du gorille. Les incisives commencent à varier en nombre et en forme, les molaires acquièrent de plus en plus le caractère des insectivores, et dans un genre, l’aye-aye (Cheiromiens), les canines disparaissent et les dents simulent complètement celles d’un rongeur (fig.27).

Toutes ces considérations rendent donc nos conclusions évidentes : quelques différences que puisse offrir la dentition du singe le plus élevé, comparée à celle de l’homme, ces différences sont bien moins étendues que celles que l’on peut constater entre la dentition des singes supérieurs et celle des inférieurs.

Quelque partie de l’économie animale, quelque série de muscles, quelque viscère que nous choisissions pour tracer un parallèle, le résultat resterait le même : nous trouverions que les singes inférieurs et le gorille diffèrent plus entre eux que le gorille et l’homme. Je n’essayerai point ici de poursuivre en détail toutes ces comparaisons, et en vérité il n’est point nécessaire que j’aille plus loin dans cette voie. Mais il reste à examiner certaines différences de structure, réelles ou supposées entre l’homme et les singes, sur lesquelles on a tant insisté dans ces derniers temps, qu’elles demandent une étude attentive, en vue de déterminer l’exacte valeur de celles qui sont réelles, et de démontrer la futilité de celles qui sont fictives je veux parler des caractères de la main, du pied et du cerveau.

On a défini l’homme comme le seul animal qui possédât deux mains à l’extrémité des membres supérieurs et deux pieds terminant ses membres inférieurs, tandis que tous les singes avaient quatre mains ; on a de plus affirmé qu’il différait fondamentalement de tous les singes quant aux caractères de son cerveau, qui seul, a-t-on étrangement et obstinément soutenu, montre les parties connues des anatomistes sous les noms de lobe postérieur, de corne postérieure du ventricule latéral et de petit hippocampe.

Que la première proposition ait été généralement admise, cela n’a rien de surprenant, car les apparences, tout d’abord, sont en sa faveur ; mais quant à la seconde, on ne peut qu’admirer l’audace sans égale de celui qui l’a énoncée, car non-seulement elle est en opposition avec les doctrines généralement et justement admises, mais elle est ouvertement déniée par le témoignage de tous les observateurs originaux qui ont spécialement étudié la question ; de plus, elle n’a jamais été et ne peut être appuyée par aucune préparation anatomique. Elle serait donc indigne d’une réfutation sérieuse, si l’on ne savait que, dans l’opinion générale et naturelle, des assertions délibérées et réitérées doivent avoir quelque fondement.

Mais, avant que nous puissions discuter la première question avec utilité, considérons avec attention et comparons la structure de la main et celle du pied humains, de façon que nous ayons des idées claires et distinctes sur ce qui constitue une main et sur ce qu’est un pied.

La forme extérieure de la main humaine est familière à chacun : elle est constituée par un poignet solide suivi d’une large paume composée de chairs, de tendons et de peau, qui relient quatre os, lesquels se divisent entre quatre extrémités longues et flexibles, les doigts ; — chacun d’eux porte sur la face dorsale de sa dernière subdivision un ongle large et aplati. Le plus long écartement entre deux doigts quelconques est un peu moindre que la moitié de la longueur de la main ; du côté externe de la base de la paume, un doigt volumineux se détache qui compte deux articulations au lieu de trois, et si petit qu’il ne s’étend guère au delà du milieu de la première articulation du doigt voisin ; de plus, il se distingue par sa grande mobilité, grâce à laquelle il peut être porté en dehors, presque à angle droit avec la masse des doigts. Ce doigt est nommé pollex, ou pouce et, comme les autres, il porte un ongle aplati sur la lace postérieure de sa dernière articulation.

En conséquence de ses proportions et de sa mobilité, il est ce que l’on appelle opposable ; en d’autres termes, son extrémité peut, avec la plus grande facilité, être mise en contact avec les extrémités de tous les doigts ; propriété d’où dépend en si grande partie la possibilité de réaliser nos conceptions.

La forme du pied diffère considérablement de celle de la main, et toutefois si on les compare rigoureusement, on s’aperçoit qu’ils offrent quelques ressemblances singulières. Ainsi la cheville correspond au poignet, la plante à la paume, les orteils aux doigts, le gros orteil au pouce. Mais les orteils ou doigts du pied sont beaucoup plus petits que les doigts de la main et bien moins mobiles ; ce défaut est très-frappant dans le gros orteil qui, en outre, est, par rapport aux autres orteils, beaucoup plus gros que ne l’est le pouce par rapport aux doigts. Toutefois, en examinant ce point, n’oublions pas que le gros orteil civilisé, enfermé et comprimé depuis l’enfance, n’est point vu sous son jour le plus favorable, et que chez les peuplades non civilisées et qui marchent nu-pieds, il conserve une grande mobilité et même une sorte d’opposabilité. On dit que les bateliers chinois peuvent s’en servir pour ramer, les ouvriers du Bengale pour tisser et les Garajas pour voler les lignes des pêcheurs ; néanmoins, on doit se rappeler que la conformation des articulations et la disposition des os rendent nécessairement la préhension beaucoup moins parfaite avec le gros orteil qu’avec le pouce[20].

Mais, pour acquérir une notion précise des analogies et des différences de la main et du pied et de leur caractère distinctif, pénétrons sous la peau et comparons la charpente osseuse et les appareils de mouvements de l’un et de l’autre (fig. 28 et 29).


Fig. 28. — Squelette de la main de l’homme réduit d’après les dessins du docteur Carter dans l’Anatomie de Gray. La main est dessinée à une échelle plus grande que le pied. La ligne a a de la main indique la limite entre le carpe et le métacarpe ; b b, celle entre le méta-carpe et les phalanges suivantes ; c c marque l’extrémité des phalangettes.
Fig. 29. — Squelette du pied de l’homme. La ligne a’ a’ du pied désigne les limites du tarse et du métatarse ; b’ b’, celles du métatarse et des premières phalanges ; c’ c’, l’extrémité des phalangettes ; ca, le calcanéum ; as, l’astragale ; sc, l’os scaphoïde du tarse.


Le squelette de la main nous montre, dans la région que nous appelons poignet et qui est appelée techniquement le carpe, deux rangées d’os polygonaux étroitement ajustées ; chaque rangée en compte quatre qui sont sensiblement égaux en volume. Les os de la première rangée, avec ceux de l’avant-bras, forment l’articulation du poignet, et sont rangés de façon qu’aucun d’eux ne dépasse notablement les autres ou ne soit en retrait. Trois des os de la seconde rangée du carpe sont contigus aux quatre os longs qui supportent la paume de la main. Le cinquième os long est articulé d’une manière plus large et plus mobile avec son os du carpe et forme la base du pouce. Ces os longs sont appelés métacarpiens, et ils portent les phalanges ou os des appendices digitaux ; on en compte deux pour le pouce et trois pour chacun des doigts.

Le squelette du pied est, à quelques égards, très-semblable à celui de la main : il y a trois phalanges à chacun des orteils, et deux seulement au gros orteil qui est l’analogue du pouce. Il y a là un os long appelé métatarsien, correspondant au métacarpe, pour chaque appendice ; et le tarse, qui est l’analogue du carpe, présente en une rangée quatre os polygonaux qui répondent très-exactement aux quatre os du carpe de la seconde rangée. À d’autres égards, le pied diffère notablement de la main. Ainsi le gros orteil est plus long que tous les autres, sauf un, et son articulation tarso-métatarsienne est beaucoup moins mobile que celle du métacarpe du pouce avec son carpe ou articulation carpo-métacarpienne. Mais une distinction beaucoup plus importante consiste en ce qu’au lieu de quatre os tarsiens de plus, on n’en compte que trois, et qu’il ne sont pas placés côte à côte ou en une rangée. L’un d’entre eux, le calcanéum ou os du talon, projette au dehors un large appendice osseux qui forme le talon ; l’autre, l’astragale, repose sur celui-ci par une de ses faces ; il constitue, par l’union d’une autre de ses faces aux os de la jambe, l’articulation du cou-de-pied, tandis qu’une troisième face, dirigée en avant, est séparée, par un os appelé scaphoïde, des trois os tarsiens de la rangée qui est contiguë au métatarse.

Il y a donc, dans la structure du pied et de la main, une différence capitale que l’on remarque quand on compare le carpe et le tarse ; il y a aussi des différences de degrés observables quand on met en regard les proportions et la mobilité des métacarpiens et des métatarsiens avec leurs appendices respectifs. Les mêmes catégories de différences deviennent évidentes quand il s’agit des muscles de la main et de ceux du pied.

Trois couches principales de muscles, appelés fléchisseurs, ploient les doigts et le pouce, lorsque, par exemple, l’on ferme le poing, et trois couches d’extenseurs ouvrent la main et roidissent les doigts. Ces muscles sont tous appelés « muscles longs, » c’est-à-dire que la partie charnue de chacun d’eux, étant étendue et fixée aux os du bras, est, à l’autre extrémité, terminée par des tendons ou cordes arrondies qui passent dans la main et sont finalement attachés aux os que l’on doit mouvoir. Aussi quand les doigts sont fléchis, les parties charnues des fléchisseurs des doigts se contractent en vertu de leurs propriétés particulières comme muscles, et en tirant ces cordes tendineuses déterminent la flexion des os des doigts vers la paume de la main.

Non-seulement les principaux fléchisseurs des doigts et du pouce sont des muscles longs, mais ils restent tout à fait distincts l’un de l’autre dans toute leur longueur. Au pied, il y a aussi trois muscles fléchisseurs principaux extenseurs ; mais l’un des fléchisseurs et l’un des extenseurs sont des muscles courts, c’est-à-dire que leurs parties charnues ne sont pas situées dans la jambe (qui répond au bras), mais sur le dos et sur la plante du pied, régions qui répondent au dos et à la paume de la main.

De plus, quand les tendons du long fléchisseur des orteils et du fléchisseur propre du gros orteil atteignent la plante du pied, ils ne demeurent pas distincts l’un de l’autre à la manière des fléchisseurs de la paume de la main, mais ils s’unissent et se mêlent d’une singulière façon, tandis que leurs tendons réunis reçoivent un muscle accessoire qui est en rapport avec le calcanéum.

Mais le caractère distinctif le plus absolu des muscles du pied est peut-être l’existence du long péronier, muscle long qui est appliqué sur l’os extérieur de la jambe et qui envoie son tendon à la cheville externe en arrière et en dessous de laquelle il passe, d’où il traverse obliquement le pied pour aller s’insérer à la base du gros orteil. Aucun muscle de la main ne correspond exactement à celui-ci, qui est éminemment un muscle du pied. En résumé, le pied de l’homme se distingue de sa main par les différences anatomiques suivantes :

1o Par la disposition des os du tarse ;

2o Par la présence d’un muscle court fléchisseur et d’un court extenseur des appendices digitaux du pied ;

3o Par l’existence du muscle appelé long péronier.

Et maintenant si nous voulons déterminer si la division terminale d’un membre dans les autres primates doit être appelé pied ou main, nous serons guidé par la présence ou par l’absence de ces caractères, et non par les seules proportions et la plus ou moins grande mobilité du gros orteil, qui peut varier indéfiniment sans aucune modification capitale dans la structure du pied.


Ayant ces considérations présentes à l’esprit, venons-en maintenant aux membres du gorille. Les divisions terminales du membre antérieur ne présentent aucune difficulté : os pour os, muscle pour muscle sont disposés essentiellement comme chez l’homme ou avec des différences si minimes qu’elles se rencontrent chez les variétés d’hommes. La main du gorille est plus massive, plus lourde, et elle a un pouce proportionnellement un peu plus court que celui de l’homme[21]. Mais personne n’a jamais mis en doute que ce ne fût là une véritable main.

Au premier coup d’œil, l’extrémité du membre postérieur du gorille ressemble beaucoup à une main, et comme cette ressemblance est encore plus accentuée chez plusieurs des singes inférieurs, on ne doit pas être surpris que la dénomination de « quadrumanes », ou êtres à quatre mains, empruntée par Blumenbach aux anciens anatomistes[22] et malheureusement rendue populaire par Cuvier, se soit propagée au point de servir d’appellation pour le groupe simien. Mais la plus superficielle investigation anatomique montre de prime-saut que la ressemblance de la prétendue « main de derrière » avec la vraie main ne va pas plus loin que la peau, et que, sous tous les rapports essentiels, le membre postérieur du gorille est terminé par un pied aussi véritablement que celui de l’homme (fig. 33). Les os du tarse, sous tous les rapports importants de nombre, de disposition et de forme, ressemblent à ceux de l’homme ; d’une autre part, les métatarsiens et leurs appendices digitaux sont proportionnellement plus longs et plus grêles, tandis que le gros orteil est non-seulement plus court et plus faible, mais que le métatarsien qui lui correspond est uni au tarse par une articulation plus mobile. Enfin, le pied est articulé sur la jambe plus obliquement qu’il ne l’est chez l’homme. Quant aux muscles, il y a un court fléchisseur, un court extenseur et un long péronier, tandis que les tendons du long fléchisseur, du gros orteil et des autres orteils sont réunis entre eux avec un faisceau charnu accessoire.

Le membre postérieur du gorille se termine donc par un véritable pied avec un gros orteil mobile. C’est un pied, à vrai dire, préhensible, mais ce n’est en aucune façon une main ; c’est un pied qui ne diffère de celui de l’homme par aucun caractère fondamental, mais seulement dans ses proportions, dans son degré de mobilité et dans l’arrangement secondaire de ses parties.

On ne doit pas croire, toutefois, qu’en parlant de ces différences comme n’étant point fondamentales, ce soit mon désir de diminuer leur valeur ; elles sont importantes en soi, la structure du pied étant, dans chaque cas, en étroite corrélation avec celle du reste de l’organisation. On ne peut davantage mettre en doute que la plus grande division du travail physiologique chez l’homme — division dont la conséquence est que la fonction de support repose entièrement sur la jambe et sur le pied — ne soit un progrès organique qui lui est de la plus grande utilité. Mais, somme toute, les analogies du pied du gorille et de celui de l’homme sont beaucoup plus frappantes que leurs différences.

Je me suis quelque peu étendu sur ce point, parce que c’est l’un de ceux sur lesquels beaucoup de préjugés sont répandus ; mais j’aurais pu le négliger sans nuire à mon argumentation qui consiste seulement à démontrer que, quelles que soient les différences entre la main et le pied de l’homme d’une part, et d’autre part ceux du gorille, les singes inférieurs, comparés au gorille, offrent, sous ce rapport, des différences beaucoup plus considérables.

Il n’est pas nécessaire, pour obtenir sur ce chef une preuve décisive, de descendre l’échelle plus bas que l’orang :

Le pouce de l’orang diffère plus de celui du gorille, que celui-ci ne diffère du pouce de l’homme, non-seulement parce que le premier est plus, court, mais encore à cause de l’absence de tout long fléchisseur spécial[23]. Le carpe de l’orang, comme celui de la plupart des singes inférieurs, contient neuf os, tandis que celui du gorille, de même que ceux de l’homme et du chimpanzé, n’en compte que huit.

Le pied de l’orang s’écarte plus encore (fig. 33) : ses très-longs orteils et son tarse raccourci, son gros orteil très-court, son talon court et élevé, la grande obliquité de son articulation avec la jambe et l’absence du tendon du long fléchisseur du gros orteil le distinguent beaucoup plus profondément du pied du gorille que le pied du gorille ne se distingue de celui de l’homme.


Fig. 33. — Pieds de l’homme A, du gorille B et de l’orang-outang C portés à la même grandeur absolue pour montrer les différences dans les proportions de chacun d’eux ; les lettres sont comme dans la figure 19. — Réduit d’après les dessins originaux de M. Waterhouse Hawkins.


Mais, chez quelques-uns des singes inférieurs, la main et le pied s’éloignent encore plus de ceux du gorille qu’ils ne font chez l’orang ; chez les singes américains, le pouce cesse d’être opposable ; il est réduit à un rudiment osseux recouvert de peau chez le singe araignée (G. Ateles) ; et, chez les marmousets, il est dirigé en avant et armé, comme les autres appendices digitaux, d’une griffe recourbée, en sorte que, dans tous ces cas, on ne peut douter que la main de ces singes ne s’écarte beaucoup plus de celle du gorille que celle-ci ne s’écarte de la main de l’homme.

Quant au pied, le gros orteil des marmousets a des proportions encore plus insignifiantes que celui de l’orang, tandis que celui des lémuriens est très-grand et aussi complètement semblable au pouce et opposable que chez le gorille ; mais, chez ces animaux, le second orteil est souvent très-irrégulièrement modifié et, dans quelques espèces, les deux principaux os du tarse, l’astragale et le calcanéum, sont énormément allongés, au point de rendre le pied tout à fait différent de celui d’aucun autre mammifère.

Il en est de même pour les muscles, le court fléchisseur des orteils du gorille diffère de celui de l’homme en ce que l’un de ses chefs s’insère, non à l’os du talon, mais aux tendons des longs fléchisseurs. Les singes inférieurs s’éloignent du gorille par une exagération du même caractère ; tantôt deux, trois ou un plus grand nombre de chefs se fixent à ces mêmes tendons ; tantôt le nombre des chefs se multiplie sensiblement. De plus, le gorille diffère légèrement de l’homme quant au mode d’entre-croisement des tendons du long fléchisseur ; et les singes inférieurs, à leur tour, diffèrent du gorille, en offrant encore d’autres particularités, quelquefois très-complexes, dans l’arrangement de ces parties et, occasionnellement, par l’absence du faisceau charnu accessoire.

À travers toutes ces modifications, on doit se souvenir que le pied ne perd aucun de ses caractères essentiels. Chaque singe et chaque lémurien nous montrent l’organisation caractéristique des os du tarse ; il possède un muscle court fléchisseur, un court extenseur et un long péronier. Si variées que puissent être les proportions et l’apparence de cet organe, les divisions terminales du membre postérieur, quant au plan et au principe de construction, constituent toujours un pied et, à cet égard, ne peuvent jamais être confondues avec une main.

Pour démontrer que les différences structurales entre l’homme et les singes les plus élevés ont moins de valeur que celles qui existent entre ceux-ci et les singes inférieurs, nulle partie de la charpente organique ne semble donc pouvoir être mieux appropriée que le pied ou la main, et cependant il y a un organe dont l’étude conduit aux mêmes conclusions d’une manière encore plus frappante — je veux parler du cerveau.

Mais avant d’entrer dans la question précise de la somme des différences entre le cerveau du singe et celui de l’homme, il est nécessaire que nous comprenions clairement ce qui constitue une grande différence et ce qui n’est qu’une petite différence dans la structure cérébrale ; et nous serons mieux en mesure de l’établir si nous procédons à l’étude sommaire des principales modifications que subit le cerveau dans la série des animaux vertébrés.

Le cerveau du poisson est très-petit comparé à la moelle épinière qui le termine et aux nerfs qui en dérivent ; des segments qui le composent — lobes olfactifs, hémisphères cérébraux et divisions ultérieures — pas un ne s’étend assez sur les autres pour les effacer ou les recouvrir ; ce que l’on appelle lobes optiques en forme souvent la masse la plus volumineuse. Chez les reptiles, la masse du cerveau s’augmente relativement à la moelle épinière, et les hémisphères cérébraux commencent à prédominer ; chez les oiseaux, cette prédominance est encore plus marquée. Le cerveau des mammifères les plus inférieurs, tels que le platypus à bec de canard (ornythorhynque), les opossums et les kanguroos, nous montre un progrès encore mieux défini dans le même sens. Les hémisphères cérébraux ont alors pris un tel accroissement qu’ils cachent les analogues des lobes optiques, lesquels restent comparativement petits, de sorte que le cerveau d’un marsupial diffère considérablement de celui d’un oiseau, d’un reptile ou d’un poisson. À un échelon plus élevé parmi les mammifères à placenta, la structure du cerveau subit de grandes modifications ; non qu’il paraisse extérieurement modifié chez le rat ou chez le lapin par rapport au marsupial, non que les proportions de ses parties constituantes soient très-différentes, mais on découvre entre les hémisphères cérébraux une nouvelle formation organique qui les réunit et que pour cela l’on appelle grande commissure ou corps calleux. Ce sujet demande de nouvelles et soigneuses investigations ; mais si les assertions qui ont cours dans la science sont correctes, l’apparition du corps calleux chez les mammifères à placenta est la plus importante et la plus soudaine modification que nous montre le cerveau dans toute la série des animaux vertébrés ; c’est pour ainsi dire le plus grand saut accompli par la nature dans son travail cérébral. Car une fois les deux hémisphères du cerveau réunis de la sorte, les progrès de la complexité se marquent par une série régulière de pas, depuis le rongeur ou l’insectivore jusqu’à l’homme. Et cette complexité consiste principalement dans l’inégal développement des hémisphères cérébraux et du cervelet, mais particulièrement des hémisphères, par rapport aux autres parties de l’encéphale.

Dans les mammifères placentaires inférieurs, si l’on examine le cerveau par sa face supérieure, on voit que les hémisphères laissent complétement visible la face supérieure et postérieure du cervelet ; mais dans les formes plus élevées, la partie postérieure de chaque hémisphère qui n’est séparée que par la tente de la face antérieure du cervelet s’incline en arrière et en bas, et se développe à la façon du lobe postérieur, de manière à surplomber et finalement à cacher le cervelet. Chez tous les mammifères, chaque hémisphère cérébral contient une cavité qui est appelée ventricule, et comme ce ventricule s’étend, d’une part, en avant, d’autre part, en bas, dans la substance de l’hémisphère, on dit que le ventricule a deux cornes, l’une corne antérieure, l’autre corne descendante. Quand le lobe postérieur est bien développé, une troisième prolongation du ventricule s’étend dans son épaisseur, et prend le nom de corne postérieure ou corne d’Amnon.

Dans les formes inférieures et plus petites de mammifères placentaires, la surface des hémisphères cérébraux est ou lisse, ou au moins uniformément arrondie, ou elle montre un petit nombre de sillons qui sont appelés techniquement sulci, et séparent les circonvolutions cérébrales ; les plus petites espèces de tous les ordres tendent à une pareille simplicité de la surface cérébrale. Mais, dans les ordres les plus élevés, et spécialement chez les espèces les plus grosses, les sillons deviennent extrêmement nombreux, et les circonvolutions intermédiaires proportionnellement plus compliquées dans leurs méandres, jusqu’à ce que, en arrivant à l’éléphant, au marsouin, aux singes supérieurs et à l’homme, la surface cérébrale devient un véritable labyrinthe de replis tortueux.

Quand existe un lobe postérieur qui présente sa cavité habituelle — la corne postérieure — il arrive fréquemment qu’un sillon se montre à la surface intérieure et inférieure du lobe, parallèle et inférieure au plancher de cette corne, et en quelque sorte construit en arche sur la voûte du sillon. Il semble que le sillon ait été constitué en coupant le plancher de la corne postérieure avec un instrument grossier, de telle sorte que ce plancher s’élève, en éminence convexe. C’est cette éminence qui a été désignée du nom de petit hippocampe ou ergot de Morand ; le grand hippocampe est une éminence plus considérable sur le plancher de la corne descendante. Nous ignorons quelle peut être l’importance fonctionnelle de ces deux divisions anatomiques.

Comme pour démontrer, par un exemple saisissant, l’impossibilité d’élever aucune barrière entre le cerveau de l’homme et celui des singes, la nature nous a pourvus, dans les simiens inférieurs, d’une série presque complète de gradations, depuis les cerveaux de très-peu plus élevés que celui des rongeurs jusqu’à ceux qui sont peu inférieurs à celui de l’homme. Et c’est un fait remarquable que bien qu’il existe un hiatus dans cette série simienne, pour autant que nos connaissances actuelles nous permettent de l’affirmer, cet hiatus n’est pas entre l’homme et le singe, mais entre les singes moyens et les inférieurs, ou, en d’autres termes, entre les singes du vieux et du nouveau monde, d’une part, et les lémuriens. Chacun des lémuriens qui jusqu’à présent a été étudié a un cervelet partiellement visible de la face supérieure de l’encéphale, et possède un lobe postérieur qui contient la corne postérieure et le petit hippocampe plus ou moins rudimentaire. Chaque singe du nouveau monde ou du vieux, sapajou, babouin ou anthropoïde, a, au contraire, son cervelet entièrement recouvert postérieurement par les lobes cérébraux, et possède une volumineuse corne postérieure avec un petit hippocampe bien développé.

Chez plusieurs de ces individus, tels que le saïmiri (chrysotrhix), les lobes cérébraux surplombent et s’étendent en arrière de beaucoup plus au delà du cervelet qu’ils ne font chez l’homme (fig, 25), et il est certain que, chez tous, le cervelet est complètement recouvert en arrière par des lobes postérieurs bien développés. Ce fait peut être vérifié par tous ceux qui possèdent le crâne d’un singe quelconque de l’ancien ou du nouveau continent. En effet, comme le cerveau, chez tous les mammifères, remplit entièrement la cavité crânienne, il est évident qu’un moule de l’intérieur du crâne reproduira la forme générale de l’encéphale avec assez d’exactitude pour que, en ce qui nous intéresse, on puisse négliger les différences sans importance qui peuvent provenir de l’absence des membranes du cerveau dans le crâne sec. Si donc l’on compare le moule en plâtre avec un semblable moule obtenu d’un crâne humain, on verra que le moule de la loge cérébrale qui représente le cerveau du singe couvre et surplombe le moule de la loge cérébelleuse, qui représente le cervelet de la même façon que chez l’homme (fig. 34). Un observateur peu attentif, oubliant qu’un tissu mou comme celui du cerveau perd sa forme propre au moment où il est extrait du crâne, peut, à la vérité, se méprendre, et s’il trouve le cervelet découvert, ne pas s’apercevoir que ce fait peut être attribué, non au rapport naturel des régions, mais à l’extraction et à la déformation consécutive ; mais son erreur deviendra évidente même à ses propres yeux s’il essaye de replacer le cerveau dans la cavité crânienne. Supposer que le cervelet d’un singe est naturellement à découvert en arrière est une erreur comparable seulement à celle que l’on commettrait si l’on pensait que les poumons de l’homme n’occupent qu’une petite portion de la cavité thoracique, parce que, au moment de l’ouverture de la poitrine, ils reviennent sur eux-mêmes, et que leur élasticité n’est plus neutralisée par la pression intérieure de l’air.

La première erreur est même moins excusable, car elle doit devenir patente à toute personne qui examinera une section crânienne d’un singe quelconque au-dessus des lémuriens, même sans prendre la peine d’en faire un moulage. Dans chacun de ces crânes, il y a en effet, comme


Fig. 34. — Homme.


Fig. 35. — Chimpanzé.


Fig. 34 et 35. — Dessins représentant les moules inférieurs d’un homme et d’un chimpanzé, de la même longueur absolue, et placés dans des positions similaires ; A, cerveau ; B, cervelet. — Le premier dessin est prit d’un moule qui est au musée du Collège des chirurgiens de Londres ; le second d’une photographie du moule d’un crâne de chimpanzé qui orne le travail de M. Marshall, Sur le cerveau du Chimpanzé, in Natural History Review de juillet 1861. La terminaison plus nette du bord inférieur du cerveau dans le moule du chimpanzé vient de ce que la tente du cerveau était conservée dans le crâne du chimpanzé non dans le crâne humain. Le moule représente d’ailleurs plus exactement le cerveau du chimpanzé que, respectivement, celui de l’homme et la projection en arrière des lobes postérieurs du cerveau au delà du cervelet est, chez le chimpanzé, évidente.
dans le crâne humain, un sillon très-marqué qui montre la ligne d’insertion de ce que l’on appelle la tente du cervelet, sorte de membrane parcheminée qui, à l’état frais, est placée entre le cerveau et le cervelet et empêche celui-là de peser sur le dernier (fig. 25).

Ce sillon établit donc la ligne de séparation entre la partie de la cavité crânienne qui contient le cerveau et celle qui contient le cervelet ; et comme l’encéphale remplit exactement cette cavité, il est évident que les relations de ces deux parties nous éclairent du même coup sur les relations de leurs contenus ; or, chez l’homme et chez tous les simiens de l’ancien et du nouveau continent, à une seule exception près, quand la face est dirigée en avant, la ligne d’insertion de la tente du cervelet ou le sillon du sinus latéral, ainsi qu’on rappelle scientifiquement, est à peu près horizontale, et la loge cérébrale surplombe invariablement la loge cérébelleuse ou la dépasse. Chez les singes hurleurs ou mycètes, cette ligne passe obliquement en haut et en arrière, et la portion du cerveau qui dépasse le cervelet est à peu près nulle ; chez les lémuriens et chez les mammifères inférieurs, cette ligne est beaucoup plus enclavée dans la même direction, et la loge cérébelleuse s’étend en arrière beaucoup au delà de la loge cérébrale.

Quand les plus graves erreurs peuvent être avancées avec assurance sur des questions aussi facilement solubles que celle qui concerne les lobes postérieurs, on ne doit pas être surpris qu’à l’égard d’observations d’un caractère peu complexe, mais qui néanmoins réclament une certaine somme d’attention, on se trouve dans des conditions encore plus mauvaises. Celui qui ne peut voir le lobe postérieur du cerveau d’un singe ne donnera pas, vraisemblablement, une opinion valable en ce qui touche la corne postérieure du petit hippocampe[24]. Il est superflu de demander une opinion sur le maître-autel ou sur les vitraux peints à un homme qui ne peut même voir l’église. C’est pourquoi je ne me crois point obligé d’entamer une discussion sur ces points, et je me contenterai d’affirmer au lecteur que la corne postérieure a maintenant été vue ordinairement aussi bien développée que chez l’homme et souvent mieux, non-seulement chez le chimpanzé, l’orang et le gibbon, mais dans tous les genres de babouins et de singes du vieux monde, ainsi que dans la plupart des types du nouveau continent, y compris les marmousets.

En effet, les témoignages nombreux et dignes de foi (reposant sur les résultats d’investigations attentives instituées pour la solution de ces mêmes questions par d’habiles anatomistes) que nous possédons actuellement nous ont conduit à cette conviction que, bien loin d’être des particularités anatomiques propres à l’homme, ainsi que cela a été itérativement affirmé même après les démonstrations les plus évidentes du contraire, le lobe postérieur, la corne postérieure et le petit hippocampe sont précisément les caractères de structure cérébrale les mieux marqués comme étant communs à l’homme et aux singes. Ils comptent parmi les particularités simiennes les plus distinctes que peut offrir l’organisme humain.

Quant aux circonvolutions, les cerveaux des singes nous montrent chaque échelon de progrès, depuis le cerveau presque lisse du marmouset jusqu’à ceux de l’orang et du chimpanzé, qui sont de fort peu au-dessous de celui de l’homme. Et ceci est des plus remarquables : aussitôt que se montrent les principales circonvolutions, le modèle, selon lequel elles se dessinent, est identique avec celui des principaux sillons correspondants de l’homme[25].

La surface du cerveau d’un singe américain nous offre une sorte de carte rudimentaire de celle du cerveau humain ; et, chez les singes anthropomorphes, les détails accusent une ressemblance de plus en plus marquée jusqu’à ce que ce soit seulement par des caractères mineurs, tels que la grandeur plus considérable de la cavité des lobes antérieurs, la constante présence de fissures ordinairement absentes chez l’homme, et les dispositions et proportions différentes de quelques circonvolutions, que le cerveau du chimpanzé et de l’orang puisse être anatomiquement distingué de celui de l’homme.

Il est donc bien clair qu’en ce qui touche la structure du cerveau, l’homme diffère moins du chimpanzé ou de l’orang que ceux-ci n’ont jamais différé des singes inférieurs, et que les dissemblances du cerveau de l’homme et du chimpanzé sont à peu près insignifiants, si on les compare à celles qui existent entre l’encéphale du chimpanzé et celui des lémuriens.

Cependant on ne doit pas oublier qu’il y a dans le volume et le poids du cerveau de l’homme le plus inférieur, et celui de l’anthropomorphe le plus élevé, une différence frappante — différence qui, à tous égards, devient encore plus saisissante, si l’on se rappelle qu’un gorille adulte atteint probablement bien près du double du poids d’un boschimen ou d’une femme européenne. On peut mettre en doute, d’une part, que jamais le cerveau d’un homme adulte et sain ait pesé moins de 960 ou 990 grammes (31 ou 32 onces) ; et, d’autre part, que le cerveau du gorille le plus lourd ait dépassé 620 grammes.

C’est là un fait digne de remarque, et qui, sans nul doute, nous aidera quelque jour à donner une explication de la distance énorme qui existe entre le pouvoir mental de l’homme le plus inférieur et celui du singe le plus élevé ; mais il n’a qu’une valeur théorique très-minime, parce que la différence, dans le poids du cerveau, entre l’homme le plus élevé, le plus inférieur, est bien plus grande, relativement et absolument, que celle qui existe entre l’homme inférieur et le singe le plus élevé : on a pu le déduire de ce que nous avons dit plus haut sur les capacités crâniennes. Le singe le plus élevé, en effet,


Fig. 36. — Homme.


Fig. 37. — Chimpanzé.


Fig. 36 et 37. — Hémisphères cérébraux d’un homme et d’un chimpanzé, réduits à la même longueur, en vue de montrer les proportions relatives des parties. Le premier dessin a été pris sur une pièce que M. Flower, conservateur du musée du Collège des Chirurgiens de Londres, a bien voulu préparer pour moi ; le second vient d’une photographie prise sur un cerveau semblablement disséqué et donné dans le Mémoire de M. Marshall, cité plus haut. — a, Lobe postérieur. — b, Ventricule latéral. — c, Corne postérieure du petit hippocampe.
peut être représenté absolument par environ 12 onces de substance cérébrale ou relativement par 32 : 20. Mais comme le cerveau humain le plus volumineux que l’on ait observé pèse de 65 à 66 onces, la différence se mesure absolument par plus de 43 onces et relativement par 65 : 32. Examinés systématiquement, les différences cérébrales de l’homme et des singes n’ont donc de valeur que pour le genre, la distinction de famille reposant principalement sur la dentition, le bassin et les membres inférieurs.


J’ai dit plus haut que les différences de poids entre les cerveaux aideraient à donner une explication de la distance mentale de l’homme au singe : je ne crois, en aucune façon, en effet, que cela puisse suffire, et que ce soit une différence primitive dans la quantité ou dans la qualité de substance cérébrale qui a déterminé la divergence des souches humaine et pithécoïde, qui aboutit au « gouffre énorme » qui existe entre elles. Il est, en un certain sens, parfaitement vrai que toutes les différences de fonctions sont le résultat d’une différence de structure, ou, en d’autres termes, d’une différence des forces moléculaires primitives de la substance vivante ; et, partant de cet incontestable axiome, nos contradicteurs, avec des raisons en apparence très-plausibles, disent parfois que la distance entre les fonctions intellectuelles de l’homme et du singe implique une distance correspondante dans la constitution anatomique des organes de ces fonctions ; et l’on ajoute souvent que, de ce que ces différences n’ont point été constatées, il ne suit pas qu’elles n’existent pas, mais seulement que la science est incapable de les découvrir. Un peu de réflexion montrera cependant l’erreur de ce raisonnement ; toute sa valeur repose sur cette supposition que le pouvoir intellectuel dépend exclusivement du cerveau, tandis que le cerveau n’est que l’une des nombreuses conditions dont dépendent les manifestations intellectuelles[26], les autres étant principalement les organes des sens et les appareils moteurs, spécialement ceux qui jouent un rôle dans la préhension et dans la production du langage articulé.

Un muet, quel que soit le volume de son cerveau et la force des instincts intellectuels dont il aurait hérité, ne serait pas capable de montrer beaucoup plus d’intelligence qu’un orang ou un chimpanzé s’il était réduit à la société de ses pareils. Et cependant il peut ne pas y avoir la plus petite différence appréciable entre ce cerveau et celui d’une personne très-intelligente et cultivée. Le mutisme peut être la conséquence d’une conformation défectueuse de la bouche ou de la langue, ou seulement un défaut d’innervation de ces organes ; il peut être aussi le résultat d’une surdité congénitale causée par quelque très-légère anomalie de l’oreille interne, qu’un anatomiste très-attentif peut seul découvrir.

L’argument par lequel on soutient qu’une différence considérable entre l’intelligence de l’homme et celle du singe doit produire une différence égale de leurs cerveaux me paraît aussi mal fondé que le mode de raisonnement dans lequel on voudrait prouver que, puisqu’il y a un « gouffre immense » entre une montre qui marque bien l’heure et une autre montre qui n’irait pas du tout, il doit y avoir un hiatus de structure considérable entre les deux montres. Un cheveu sur le balancier, un peu de poussière sur le pignon, une flexion imprimée à une dent de l’échappement, un quelque chose si léger que l’œil exercé de l’horloger peut seul découvrir, voilà quelle peut être la source des différences.

Comme je crois, avec Cuvier, que la possession du langage articulé est la grande caractéristique de l’homme (qu’il lui soit ou non exclusivement propre), je pense qu’il est très-facile de comprendre que quelque différence de structure aussi délicate peut avoir été la cause première de l’immense et, dans la pratique, infinie divergence[27] de la souche humaine et de la simienne.

En définitive, pour en revenir au point de vue anatomique, quelque système organique que l’on examine, la comparaison de ses modifications dans les séries simiennes conduit à une seule et même conclusion, à savoir, que les différences anatomiques qui séparent l’homme du gorille et du chimpanzé ne sont pas aussi considérables que celles qui séparent le gorille des singes inférieurs ; mais en énonçant cette importante vérité, je dois me mettre en garde contre une forme de malentendu qui est très-commune. J’ai observé, en effet, que ceux qui s’efforcent d’enseigner ce que la nature nous montre si clairement en cette matière, sont exposés à voir leurs opinions altérées et leur langage défiguré, jusqu’au point de leur faire dire que les différences structurales, entre l’homme et les singes les plus élevés, sont petites et insignifiantes. Je saisirai donc cette occasion pour affirmer nettement, tout au contraire, qu’elles sont considérables et significatives ; que chaque os de gorille porte une empreinte par laquelle on peut le distinguer de l’os humain correspondant, et que, dans la création actuelle tout au moins, aucun être intermédiaire ne comble la brèche qui sépare l’homme du troglodyte.

Nier l’existence de cet abîme serait aussi blâmable qu’absurde ; mais il n’est ni moins blâmable ni moins absurde d’exagérer son étendue, et, s’arrêtant à l’admission de ce fait, de se refuser à le chercher si elle est immense ou si elle est petite. Souvenez-vous, si vous le voulez, qu’il n’y a aucun lien entre l’homme et le gorille, mais n’oubliez pas que la ligne de démarcation n’est pas moins profonde, et, en l’absence de formes intermédiaires, n’est pas moins complète entre le gorille et l’orang ou entre l’orang et le gibbon. Je dis que, pour ces derniers, la ligne de démarcation n’est pas moins tranchée, quoiqu’elle soit quelquefois plus étroite. Les différences anatomiques entre l’homme et les singes anthropomorphes nous autorisent certainement à le considérer comme formant une famille distincte ; mais comme il diffère moins de ces singes qu’eux-mêmes ne diffèrent d’autres familles du même ordre, il n’y a aucune raison pour le placer dans un ordre distinct.

Ainsi se trouve justifiée la sagace perspicacité du grand législateur de la zoologie méthodique, Linnée, et un siècle de recherches anatomiques nous ramène à sa conclusion : que l’homme est un membre du même ordre que les singes et les lémuriens, auquel la dénomination linnéenne de Primates doit être conservée. Cet ordre peut maintenant se diviser en sept familles d’une valeur systématique à peu près égale, à savoir : la première, les anthropiniens, qui ne renferme que l’homme seul ; la seconde, les catarhiniens, qui embrasse tous les singes du vieux monde ; la troisième, les platyrhiniens, tous les singes du nouveau monde, excepté les marmousets ; la quatrième, les arctopithèques, qui contient les marmousets ; la cinquième, les lémuriens, desquels le cheiromys serait probablement exclu pour former une sixième famille distincte, les cheiromyniens, tandis que la septième, les galeopithèciens, comprendrait seulement les lémuriens volants (galeopithecus), forme étrange qui touche presque aux chauves-souris, de même que le cheiromys semble revêtu d’une enveloppe de rongeur, et que le lémurien ressemble aux insectivores.

Aucun ordre de mammifères ne se présente peut-être avec une série aussi extraordinaire de gradations que le fait celui-ci — qui nous conduit insensiblement du sommet de la création animale à des êtres qui ne sont séparés, comme on le voit, que par un échelon, du plus inférieur, du plus petit et du moins intelligent des mammifères à placenta. Il semble que la nature elle-même avait prévu l’orgueil de l’homme, et, avec une cruauté toute romaine, ait voulu que son intelligence, au sein même de ses triomphes, fît sortir les esclaves de la foule pour rappeler au vainqueur qu’il n’est que poussière.

Tels sont les faits principaux, telle est la conclusion immédiate que j’en ai tirée et à laquelle j’ai fait allusion au début de cet Essai. Je pense que ces faits ne peuvent pas être contestés, et s’il en est ainsi, la conclusion m’apparaît inévitable.

Mais si l’homme n’est séparé des animaux par aucune différence anatomique plus importante que celles qui les séparent les uns des autres, il semble que si l’on peut découvrir un procédé quelconque causatif de modifications organiques par lequel se seraient produits les genres et les familles des animaux ordinaires, ce procédé pourrait amplement rendre compte de l’origine de l’homme. En d’autres termes, si l’on pouvait établir que les marmousets[28], par exemple, se sont formés et élevés par des modifications graduelles des platyrhiniens, ou que marmousets et platyrhiniens sont des rameaux modifiés d’une même souche primitive, on ne trouverait aucune raison solide pour mettre en doute que l’homme peut avoir pris origine, soit en vertu des modifications graduelles d’un singe anthropomorphe, soit dans le second cas à titre de rameau d’une même souche primitive que celle des singes.

Actuellement, un seul procédé de causalité organique trouve quelques preuves en sa faveur ou, en d’autres termes, il n’y a, en ce qui touche l’origine des espèces animales en général, qu’une seule hypothèse qui ait une existence scientifique, celle qui a été avancée par M. Darwin. Quant à Lamark, si sagaces que soient quelques-unes de ses vues, elles sont trop mêlées d’imperfections et même d’absurdités pour ne point avoir laissé se perdre les bienfaits que son originalité aurait pu réaliser, s’il avait été dans ses conceptions plus sobre et plus prudent ; et quoiqu’il me soit revenu touchant la promesse qu’on aurait faite d’une doctrine sur « le progrès continu et régulier des formes organiques, » il est évident que le premier devoir d’une hypothèse est d’être intelligible, et qu’une proposition vague et confuse de ce genre qui peut être lue dans tous les sens avec le même degré de signification n’existe réellement pas, quoiqu’elle semble exister[29].

C’est pourquoi la question des relations de l’homme avec les animaux inférieurs se fond d’elle-même, quant à présent, dans le problème plus large de la possibilité ou de l’impossibilité des vues de M. Darwin. Mais ici nous abordons un terrain couvert de difficultés, et il nous importe de définir avec le plus grand soin notre position exacte.

On ne peut mettre en doute, à mon avis, que M. Darwin n’ait réussi à établir d’une manière satisfaisante que ce qu’il appelle sélection ou modifications sélectives doit se présenter et se présente en effet dans la nature ; le même auteur a non moins réussi à prouver surabondamment qu’une telle sélection est suffisante pour produire des formes anatomiques aussi distinctes que le sont même quelques-uns des genres ; si donc le monde vivant ne nous présentait que des différences anatomiques, je n’hésiterais pas à dire que M. Darwin a démontré l’existence d’une cause physique véritable, amplement suffisante pour rendre compte de l’origine de tous les êtres vivants et de l’homme parmi eux.

Mais, outre leurs diversités anatomiques, les espèces animales et végétales, ou tout au moins un grand nombre parmi elles, nous offrent des caractères physiologiques : celles qui, anatomiquement, appartiennent à des espèces différentes, sont pour la plupart ou tout à fait incapables de se croiser, ou, si le croisement est possible, le produit métis ou l’hybride n’est point apte à perpétuer sa race avec un autre hybride de la même provenance.

Or, pour admettre une cause véritablement efficiente dans le monde organique, il faut qu’elle satisfasse à une condition unique : rendre compte de tous les actes organiques qui sont placés dans la sphère de son action. Si elle est incompatible avec l’un quelconque de ces faits, elle doit être rejetée ; si elle fait défaut à l’explication d’un phénomène donné, elle est, dans cette mesure, insuffisante, et dans cette mesure elle doit être mise en suspicion, quoique cependant elle ait le droit d’être provisoirement admise.

L’hypothèse de M. Darwin n’est, que je sache, incompatible avec aucun fait biologique connu ; tout au contraire, si elle est admise, les faits qui se rattachent au développement, à l’anatomie comparée, à la distribution géographique et à la paléontologie, trouvent un lien qui les réunit et prennent une signification qu’ils n’avaient jamais eue auparavant ; en ce qui est de moi, je suis parfaitement convaincu que si cette théorie n’est pas exactement vraie, elle s’approche de la vérité pour le moins autant que l’hypothèse de Copernic par exemple, par rapport à la véritable doctrine des mouvements célestes.

Malgré toutes ces raisons, notre adhésion à l’hypothèse darwinienne restera provisoire aussi longtemps qu’un anneau manquera dans l’enchaînement des preuves, et cet anneau fera défaut aussi longtemps que les animaux et les plantes qui ont dans cette hypothèse une origine commune, ne pourront produire que des individus fertiles à postérité fertile. Car jusque-là on n’aura pas prouvé, en un mot, que le croisement par sélection naturelle ou artificielle est capable de réaliser les conditions nécessaires à la production des espèces naturelles, qui sont, pour la plupart, stériles entre elles.

J’ai exprimé cette conclusion aussi nettement que possible, parce que la dernière position dans laquelle je voudrais me trouver est celle d’avocat des théories de M. Darwin, ou d’ailleurs, de théories quelconques, si l’on entend par avocat un homme dont la tâche consiste à faire glisser l’esprit sur de réels obstacles, et de persuader là où il ne peut pas convaincre.

Pour être juste envers M. Darwin, il faut cependant reconnaître que les conditions de fertilité et de stérilité sont encore très-mal connues, et que chaque progrès dans la science nous conduit à regarder cette lacune particulière de sa théorie comme de moins en moins importante quand on la met en regard de la multitude des faits qui sont en harmonie avec elle ou qui en reçoivent une explication.

C’est pourquoi j’adopte la théorie de M. Darwin, sous la réserve que l’on fournira la preuve que des espèces physiologiques peuvent être produites par le croisement sélectif ; de même, le physicien philosophe peut admettre, quant à la lumière, la théorie des ondulations, à la condition qu’on lui démontrera qu’il existe un éther encore hypothétique ; de même encore, le chimiste peut reconnaître la théorie atomique, pourvu qu’on lui fournisse la preuve de l’existence des atomes ; et j’adopte cette théorie exactement pour les mêmes raisons, à savoir : parce qu’elle a pour elle à première vue une grande somme de probabilité ; qu’elle nous offre le seul moyen à notre portée de mettre en ordre le chaos les faits observés, et enfin parce qu’elle constitue le plus puissant instrument de recherches qui ait été donné aux naturalistes depuis la découverte de la méthode naturelle de classification, et depuis le commencement des études systématiques d’embryologie.

Mais, même si nous laissons de côté les vues de M. Darwin, nous pouvons reconnaître que l’analogie de tous les actes naturels fournit un argument solide et décisif contre l’intervention de toute cause autre que celles que l’on a appelées secondes dans la production des phénomènes que nous montre l’univers ; de sorte qu’en présence des rapports étroits qui existent entre l’homme et le reste du monde vivant, ainsi qu’entre les forces déployées par ce monde et toutes les autres forces, je ne vois aucune raison pour mettre en doute qu’elles forment une série coordonnée et sont les termes de la grande progression de la nature — de l’être informe à l’être qui a une forme propre — de l’inorganique à l’organique — de la force aveugle à l’intelligence consciente et à la volonté.


La science a accompli sa fonction quand elle a vérifié et énoncé la vérité ; et si ces pages n’étaient adressées qu’aux savants de profession, je m’arrêterais ici, sachant que mes confrères ont appris à ne respecter que les choses démontrées et reconnaissent que leur premier devoir consiste à y soumettre leur esprit quand même elles viendraient contrarier leurs tendances.

Mais, désireux comme je le suis d’atteindre un cercle plus large du public intelligent, il y aurait indigne lâcheté à paraître ignorer que la majorité de mes lecteurs auront quelque répugnance à trouver ici les conclusions auxquelles j’ai été conduit sur ce sujet par l’étude la plus attentive et la plus consciencieuse que j’en aie pu faire.

On s’écrie de tous côtés : « Nous sommes hommes et femmes et non point seulement une meilleure espèce de singes, avec une jambe un peu plus longue, un pied plus compacte et un cerveau plus volumineux que vos brutes de chimpanzés et de gorilles ! La faculté de connaître, la conscience du bien et du mal, la tendresse pleine de compassion des affections humaines, nous élèvent au-dessus de toute réelle intimité avec les bêtes, quelque près qu’elles semblent nous approcher ! »

À cela je puis répondre que l’exclamation serait plus juste et qu’elle aurait toutes mes sympathies si elle était seulement un peu plus concluante. Mais ce n’est pas moi qui fais reposer la dignité de l’homme sur son gros orteil ou qui insinue que nous sommes perdus si le singe possède un petit hippocampe ! Tout au contraire, j’ai fait de mon mieux pour dissiper cette vanité. Je me suis efforcé de montrer qu’aucune ligne anatomique de démarcation plus profonde que celles qui existent parmi les animaux qui sont immédiatement au-dessous de nous, ne peut être tracée entre le règne animal et nous-mêmes ; et j’ajouterai ici l’expression de ma croyance : que toute tentative en vue d’établir une distinction psychique est également futile, et que même les facultés les plus élevées du sentiment et de l’intelligence commencent à germer dans les formes inférieures de la vie[30].

Mais en même temps, personne n’est plus fortement convaincu que je ne le suis de l’immensité du gouffre qui existe entre l’homme civilisé et les animaux ; personne n’est plus que moi certain que, soit qu’il en dérive, soit qu’il n’en dérive point, il n’est assurément pas l’un d’entre eux ; personne n’est moins disposé à traiter avec légèreté la dignité actuelle, ou à désespérer de l’avenir du seul être à intelligente conscience qui soit en ce monde.

À la vérité, ceux qui en cette matière s’attribuent l’autorité, nous disent que les deux formes d’opinions sont incompatibles, et que la croyance à l’unité d’origine des animaux et de l’homme entraîne pour celui-ci la brutalisation et la dégradation. Mais en est-il réellement ainsi ? Un enfant intelligent ne pourrait-il réfuter, à l’aide d’arguments évidents, le rhétoricien superficiel qui prétendrait nous imposer une telle conclusion ? Peut-on dire en vérité que le poëte, le philosophe ou l’artiste, dont le génie est la gloire de son temps, est déchu de sa haute dignité à cause de la probabilité historique, pour ne pas dire à cause de la certitude, qu’il est le descendant direct de quelque sauvage nu et brutal, dont l’intelligence suffisait à peine pour le rendre un peu plus rusé que le renard, et un peu plus dangereux que le tigre ? Ou bien est-il forcé d’aboyer et de marcher à quatre pattes à cause de ce fait tout à fait indubitable qu’il a été, à un moment donné, un œuf qu’aucune faculté ordinaire de discernement ne pouvait distinguer de celui d’un chien ? De ce que la plus légère étude de la nature de l’homme nous montre comme fonds toutes les passions égoïstes et tous les appétits sauvages des quadrupèdes, le philanthrope et le saint doivent-ils donc cesser de s’efforcer à mener une noble vie ? Est-ce que l’amour maternel, enfin, est un sentiment vil parce que les poules le possèdent ? Est-ce que la fidélité est une bassesse parce qu’un chien nous aura prouvé son attachement ? Le sens commun de la masse du genre humain répondra sans hésiter à ces questions. La portion saine de l’humanité, se trouvant forcée d’échapper au véritable péché et à la dégradation, abandonnera les spéculations dépravées aux cyniques et aux puritains qui, en désaccord sur tout autre point, se confondent par leur aveugle insensibilité au noble aspect du monde visible, et par leur inaptitude à apprécier la grandeur de la place que l’homme y tient.

Bien plus encore, les hommes qui pensent, une fois délivrés de l’influence aveugle des préjugés traditionnels, trouveront, dans le fait même de l’élévation de leur semblable au-dessus de la souche inférieure où il a pris naissance, la meilleure preuve de la grandeur de ses forces ; ils reconnaîtront, dans les lents progrès à travers les âges écoulés, des motifs raisonnables pour croire à la réalisation d’un avenir plus noble. Ils se rappelleront que celui qui compare l’homme civilisé au monde animal est comme le voyageur qui voit les Alpes s’élancer vers le ciel, et distingue à peine où finissent les roches couvertes d’ombres épaisses et les sommets rosés, où commencent les nuages du ciel ; qui ne l’excuserait si tout d’abord, frappé d’admiration, il se refusait à croire le géologue qui lui dirait qu’après tout ces masses splendides sont faites de la vase durcie des mers primitives ou des laves refroidies de ces volcans souterrains, dont la substance est la même que celle de l’argile la plus grossière, mais qui sont soulevées par des forces intérieures à ces fières et, en apparence, inaccessibles hauteurs ?

Le géologue a cependant raison ; et si l’on réfléchit sur ses leçons, au lieu de voir diminuer notre respect et notre admiration, toute la force d’une sublime intelligence viendra s’ajouter au sentiment esthétique purement intuitif d’un observateur ignorant.

Et quand les passions comme les préjugés auront disparu, les mêmes effets résulteront des enseignements du naturaliste en ce qui concerne les Alpes et les Andes du monde vivant : l’homme. Notre respect pour la dignité humaine ne sera pas amoindrie par l’idée que l’homme est dans sa substance et dans son organisation un avec les animaux, car seul il possède la merveilleuse propriété du langage rationnel et intelligible, grâce auquel, dans la période mille fois séculaire de son existence, il a lentement accumulé et systématisé les résultats de l’expérience, qui sont presque entièrement perdus chez les autres animaux avec la cessation de la vie individuelle. En sorte qu’il s’élève aujourd’hui, appuyé sur cette base comme sur le sommet d’une montagne, de beaucoup au-dessus de ses humbles compagnons, et transformé dans sa grossière nature, il réfléchit çà et là un rayon du foyer lumineux de la vérité.


  1. « Il semblera à beaucoup que du singe à l’homme la différence est plus grande que du jour à la nuit ; mais ces mêmes hommes, s’ils comparent entre eux les plus grands héros de l’Europe et les Hottentots du cap de Bonne-Espérance, croiront difficilement qu’ils puissent avoir la même origine ; et s’ils veulent rapprocher la noble viciée de la cour, parée et éduquée au plus haut degré, avec un homme sauvage et abandonné à lui-même, c’est à grand’-peine qu’ils pourront les croire de la même espèce, lui et elle. »
  2. Rien de plus singulier, dans les controverses modernes, que la signification du terme athéisme ; pour M. Huxley, l’athéisme nie l’existence « du progrès et d’une ordonnance régulière des choses. » Beaucoup d’athées cependant font reposer leurs négations sur l’existence de ce progrès et de cette ordonnance, qui, à leurs yeux, est une propriété immanente et non point le fait d’un artisan distinct de son œuvre ; beaucoup de déistes et de chrétiens, d’un autre côté, invoquent à l’appui de l’existence d’un Dieu extrinsèque la rupture du progrès régulier et de l’ordonnance des choses, c’est-à-dire le miracle. Moïse, chez les Égyptiens, n’a pas employé d’autre argument. Le véritable sceptique n’aboutit jamais à l’athéisme ; il réserve toutes les questions, et, sans rien contester a priori, il demande sur chaque point une confirmation expérimentale, ou, si l’on veut, une démonstration ; ses réserves ne sauraient avoir un caractère négatif antiscientifique. (Trad.)
  3. On comprend que, dans cet Essai, je n’ai choisi pour les citer, parmi la grande quantité de travaux qui ont été publiés sur les singes anthropomorphes, que ceux qui m’ont paru d’un intérêt actuel.
  4. Baer, Histoire du développement des animaux, traduit par G. Bresclet, Paris, 1826, in-4.
  5. Rathke, Abhandlungen zur Bildungs und Entwickelungs Geschichte des Menschen und der Thiere. Leipzig, 1832-33, 2 vol. in-4.
  6. Bischoff, Traité du développement de l’homme et des mammifères, trad. de l’allemand par Jourdan. Paris, 1843.
  7. « Notocorde, cordon formé de cellules polyédriques très-cohérentes et enveloppées d’une gaine homogène. Il se produit au fond du sillon primitif de la tache embryonnaire dans l’épaisseur du tissu de celle-ci. Le corps cartilagineux de chaque vertèbre et celui de l’apophyse basilaire naissent autour de la corde dorsale comme centre, de telle sorte que jusqu’à l’époque de l’ossification des corps vertébraux toutes les vertèbres sont traversées de part en part par le notocorde. » Littré et Robin, Dictionnaire de médecine. 12e édition. Paris, 1865, p. 1015.
  8. Les hommes présentent entre eux, quant à la proportion relative des membres, des différences qui, pour être moindres que celles des singes entre eux ou des singes à l’homme, n’en sont pas moins très-notables. M. Broca a comparé les proportions relatives du membre supérieur sur quinze squelettes de nègres et neuf d’Européens. Il a trouvé que la longueur de l’humérus était représentée par 100, celle du radius (ou avant-bras) était chez les nègres de 79,40, et chez les Européens de 73,93. Il suit de là que le radius du nègre l’emporte de 5,49 sur celui de l’Européen, par rapport à l’humérus. Par rapport au radius lui-même, il remporte de 7,60 pour 100. D’après des calculs analogues, M. Broca a établi que la clavicule était chez les nègres plus longue que chez les Européens. (Bull. de la Soc. d’anthr., 1862 p. 102.) (Trad.)
  9. « Plus d’une fois, dit Camper, j’ai rencontré plus de six vertèbres lombaires chez l’homme ; une fois j’ai rencontré treize côtes et quatre vertèbres lombaires. » Fallope a fait la même découverte, et Eustache a trouvé une fois onze vertèbres dorsales et six lombaires (P. Camper, Œuvres, t. I, p. 42). Ainsi que Tyson le rapporte, son « pygmée » avait treize paires de côtes et cinq vertèbres lombaires. La question des courbures du rachis chez les singes demande des études plus complètes.
  10. « Les trois courbures de la colonne vertébrale, dit M. Pruner-bey, ne sont jamais aussi prononcées chez le nègre que chez le Touranien et chez l’Aryen. » (Mém. sur les nègres.) L’anatomie comparée des courbures du rachis est une question presque entièrement neuve qui mériterait une étude spéciale. M. Duchenne (de Boulogne), dans son savant ouvrage (Physiologie des mouvements, Paris, 1867, p. 728), a tout récemment étudié la courbure lombo-sacrée qu’il a trouvée chez quelques sujets tellement prononcée, qu’il la désigne sous le nom d’ensellure (voyez fig. 16 ; 5 et 6). Il rappelle à cette occasion la cambrure des Andalouses, des Péruviennes, des femmes de Boulogne-sur-Mer et des Hottentotes. M. G. Lagneau, reprenant cette question, a fait de cette ensellure un caractère ethnique ; mais MM. Martin de Moussy et Guerlain voient là le résultat de certains exercices ; MM. Giraldès et U. Trélat font intervenir la pathologie et supposent que certains cas d’incurvation lombo-sacrée pourraient être dus au rachitisme (voyez Bull. de la Soc. d’anthr., 1866, p. 633, et 1867, p. 105). (Trad.)
  11. Signalons ici les travaux, de M. Joulin sur le bassin des races humaines et des mammifères (Arch. gén. de méd., janv. et juill. 1864), et le mémoire très-complet de M. Pruner-bey (Du bassin dans les races humaines, in Bull. de la Soc. d’anthr., 1864, p. 902). Voyez aussi, sur le bassin à un Hottentot, comparé à deux Européens, à un chimpanzé et à un gorille, J. Wyman, On the Skeleton of a Hottentot (Anthropological Review, october 1865). (Trad.)
  12. Gratiolet, dans une de ses dernières communications à la Société d’anthropologie, a dit que, chez l’homme, le plancher supérieur de l’orbite est entièrement recouvert par le cerveau ; chez le chimpanzé, le tiers supérieur de l’orbite est seul recouvert, et chez le gorille, cette disposition se prononce encore plus. On arrive, ajoute-t-il, à démontrer ce fait par une expérience très-simple : en enfonçant une tige métallique, chez le crâne humain, au-dessus de l’arcade sourcilière, elle pénètre dans la cavité crânienne ; chez le chimpanzé, on y arrive encore en donnant à la tige une direction un peu plus oblique ; mais, chez le gorille, ce n’est plus dans l’intérieur du crâne que la tige vient faire saillie, mais dans la cavité orbitaire (Bull. de la Soc. d’anthr., 1864, p. 634). C. Vogt a répété la même expérience chez les microcéphales, comparés aux blancs, aux nègres et aux singes. Le résultat constant, dit-il, est que le plan mentionné (tige de Gratiolet) couperait une partie considérable du lobe cérébral antérieur, plus considérable chez le blanc, moindre chez le nègre, d’une longueur de 2 ou 3 millimètres chez le chimpanzé, point du tout chez le gorille, et selon leur degré de développement mental, de 0 à quelques millimètres chez les microcéphales (Mémoire sur les microcéphales, Genève, 1867, p. 53). (Trad.)
  13. On a affirmé que certains crânes hindous ne contiennent que 27 onces d’eau (837 grammes), ce qui donnerait une capacité d’environ 47 pouces cubes (769 cent. c). Cependant la plus petite capacité que j’aie citée plus haut est établie d’après les précieuses tables publiées par le professeur R. Wagner, dans les Vorstudien zu einer wissenschaftlichen Morphologie und Physiologie des Menschlichen Gehirns. Le résultat des pesées pratiquées sur plus de 900 cerveaux humains a été, au rapport de Wagner, que la moitié pesait entre 1,200 et 1,400 grammes, et qu’environ les deux neuvièmes, consistant pour la plupart en cerveaux masculins, pesaient 1,400 grammes. Le plus léger cerveau d’homme adulte et sain d’esprit constaté par Wagner pesait 1,020 grammes. Comme le gramme est égal à 15 grains 4, et que 1 pouce cube d’eau contient 2524 grains, cette quantité équivaut à 62 pouces cubes d’eau ; de sorte que, comme la substance cérébrale est plus lourde que l’eau, nous sommes parfaitement sûrs que le chiffre de 62 pouces cubes (1005 centimètres cubes) ne saurait, en aucun cas, être diminué, et qu’on peut avec certitude le considérer comme le plus petit cerveau humain. Un seul cerveau mâle d’adulte, qui ne pesait pas plus de 970 grammes était celui d’un idiot ; mais le cerveau d’une femme adulte, qui semble avoir joui de facultés mentales parfaitement saines, ne pesait pas plus de 907 grammes (55,3 pouces cubes d’eau, et Reid parle d’un cerveau de femme d’une capacité encore inférieure. Le cerveau le plus lourd, sur les tables de Wagner (1,872 grammes, ou environ 115 pouces cubes) est néanmoins celui d’une femme ; puis vient celui de Cuvier (1,861 grammes), puis Byron (1,807 grammes), enfin celui d’un fou (1,785 grammes). Le cerveau d’adulte le plus léger (720 grammes) est celui d’une femme idiote. Les cerveaux de cinq enfants âgés de quatre ans pesaient entre 1,275 et 993 grammes. De sorte que l’on peut dire, en toute sécurité, qu’un enfant européen âgé de quatre ans, qui serait dans la moyenne, a un cerveau deux fois aussi volumineux que celui d’un gorille adulte.
  14. Le pouce cube anglais = 16,386 c. cubes.
  15. Vogt a donné un tableau très-complet des capacités crâniennes de 50 singes anthropomorphes, le maximum lui étant fourni par un vieux gorille (Duvernoy) qui jaugeait 500ccub, le minimum par un jeune orang qui jaugeait 280c. (Mém. sur les microcéphales, p. 79.) Quant aux microcéphales, le maximum des adultes, sur sept cas qu’il a étudiés, a été 622c, le minimum (Loc. cit., p. 54.) Si, avec Vogt, on reconnaît que les microcéphales sont des hommes (et s’ils ne sont point des hommes, que sont-ils donc ?), on voit que la série des volumes est complète. (Trad.)
  16. La position du trou occipital détermine la valeur de l’angle sphénoïdal formé par l’intersection d’une ligne qui part de la racine du nez au point nasal avec une ligne qui, partant du bord antérieur du trou occipital, rencontrerait la première au bord antérieur de la selle turcique ou point sphénoïdal. Cet angle, signalé pour la première fois par Virchow, étudié par Welcker, et dont la mensuration a été heureusement facilitée par Broca (Bull. anthr., 1865, p. 564), mesure exactement le développement de la face par rapport au crâne ; on peut s’en assurer sur la planche 25, qui, faite dans un autre but, montre bien les valeurs angulaires par des lignes qui seraient tirées approximativement des points ci-dessus indiqués. L’angle facial ou de Camper, formé par le plan de l’horizon avec la ligne qui passe par les parties saillantes du front et de la mâchoire supérieure, montre, au contraire, le développement du front. Il grandit, toutes choses supposées égales, avec l’intelligence ; l’angle sphénoïdal diminue à mesure que s’accroissent les facultés mentales. La moyenne de trente crânes d’hommes allemands est, d’après Welcker, 134c ; trente crânes de femmes, 138c ; six crânes de nègres, 144c ; un crâne de chimpanzé, 149c ; un orang jeune, 155c ; un vieux orang, 174c. On voit que la série est très-graduée. Vogt, dans son parallèle si minutieux entre les microcéphales et les anthropomorphes, a établi que les premiers « ont primitivement le trou occipital placé autant en arrière de la boîte crânienne que les singes anthropomorphes, mais que cette position s’améliore en ce que par l’accroissement moindre des mâchoires, sa position relativement à la base du crâne devient meilleure sans cependant atteindre les proportions humaines d’aucune race. » (Mém. sur les microcéphales, p. 94.) (Trad.)
  17. Bory de Saint-Vincent a écrit, en 1825 : « Abstraction faite du développement de l’intelligence, il y a certainement plus de différence des orangs aux guenons et aux autres singes à queue qui sont confondus avec ces animaux dans l’ordre des quadrumanes de Cuvier, que des orangs à l’homme. » (Article Homme du Dict. class. d’hist. nat., tiré à part, p. 4.) (Trad.)
  18. Espèce de tapir tertiaire trouvé dans les gypses de Montmartre. (Trad.)
  19. En général, selon Pruner-bey, la seconde molaire surpasse la première en volume chez les singes ; chez l’homme, la première molaire est plus volumineuse que la seconde. Chez les singes, la dernière molaire est généralement plus grosse que la seconde, en sorte que le volume des molaires, et même des fausses molaires, irait croissant, tandis qu’il irait à peu près en diminuant chez l’homme. Mais quelques observations récentes, faites sur des crânes d’Australiens (juillet 1867) par M. Pruner-bey lui-même, le portent à mettre en doute la constance du volume relatif des molaires chez l’homme. Quant à l’ordre d’éruption des dents définitives, chez les anthropoïdes, il est bien difficile, vu le petit nombre de sujets que l’on a pu examiner, et malgré l’autorité d’Owen et de Duvernoy, de croire que nous en connaissions les lois. Enfin, pour ce qui est du diastème, de l’égalité et de la continuité de la série dentaire, Vogt fait remarquer que « souvent la canine humaine dépasse le niveau des autres dents et se loge dans un vide ménagé entre les pointes des dents opposées, la saillie correspondant aux racines des canines est quelquefois aussi apparente que chez les singes à petites canines. » (Leçons sur l’homme, p. 195.) Il constate aussi parfois l’existence d’un diastème. (Trad.)
  20. Bory de Saint-Vincent a, le premier, rapporté le fait des résiniers des Landes, qui se cramponnent du pied gauche contre l’arbre d’où ils recueillent la résine. « Il en résulte, dit-il, que les pouces se contournent, deviennent exactement opposables et acquièrent une certaine facilité de mouvements qui fait que le résinier peut s’en servir pour arracher l’écorce, saisir l’instrument qui sert à entailler, remuer en tous sens et enfin aider à ramasser les plus petits objets… » (Loc. cit., p. 40). Bory avait employé un ouvrier résinier qui savait écrire avec ses pieds. M. Broca a cité le cas d’un homme « qui se servait de son pied comme d’une véritable main et de son orteil comme d’un pouce. » Il croit même se rappeler que cet homme de la sorte pouvait enfiler des aiguilles (Bulletins de la Soc. d’anthr. 1866, p. 55). (Trad.)
  21. Dans une communication faite à l’Académie des sciences (17 août 1864), Gratiolet a publié les recherches qu’il avait entreprises avec le concours de M. Alix, sur le bras et la main des anthropoïdes comparés à ceux de l’homme. Il trouve que les muscles du pouce présentent une différence « capitale » chez le gorille et chez l’homme. Chez l’homme, le pouce est fléchi par un muscle indépendant, le long fléchisseur, qui s’insère à l’extrémité antérieure de la seconde phalange du pouce ; chez les singes, ce fléchisseur n’est pas indépendant ; il est représenté par une division du tendon du muscle fléchisseur commun des autres doigts ; mais, chez le gorille et chez le chimpanzé, ce muscle est réduit à un filet tendineux qui n’a plus aucune action, car son origine se perd dans les replis synoviaux des tendons fléchisseurs des autres doigts, et il n’aboutit à aucun faisceau musculaire. Enfin, chez l’orang, il n’y a plus aucune trace de fléchisseur, et le pouce est fléchi par les fibres marginales de l’adducteur du pouce, ce qui, d’après Gratiolet, est « un artifice du Créateur, » pour rendre cette main plus parfaite. Je ne pense pas qu’il en eût beaucoup plus coûté au Créateur de donner à l’orang un vrai fléchisseur, au lieu de détourner artificiellement l’adducteur de ses fonctions. — Quoi qu’il en soit, il est question, dans le texte même du mémoire déjà cité sur le Troqlodydes Aubryi (p. 172), d’un filament fibreux, qui se détache vers la base de la première phalange du pouce et s’enfonce sous le ligament annulaire. « Cependant, ajoutent les auteurs, nous nous refusons à voir, dans ce filament inutile, un vestige de muscle. » Je n’ai garde de mettre en doute la science d’un Gratiolet, ni celle de son digne élève, M. Alix. Cependant ne pourrait-on, avant de se refuser à voir, attendre que de nouvelles dissections viennent confirmer les résultats d’un premier examen. Malheureusement, les occasions sont rares et les muscles grêles qui ont subi des altérations cadavériques se perdent aisément ; aussi est-on en droit de conserver quelques doutes à l’endroit de ce filament inutile qui pourrait devenir quelque jour un long fléchisseur. Il est bien aventureux sur une aussi petite différence anatomique d’étayer des différences « profondes et réellement typiques. » En effet, ainsi que l’a montré, Duchenne (de Boulogne), l’impuissance du long fléchisseur du pouce chez les malades ne peut porter atteinte qu’à un très-petit nombre de fonctions délicates ignorées du singe. Il s’ensuit donc que l’atrophie normale de ce muscle peut n’être qu’un défaut de développement que l’exercice, aidé de la sélection, eût pu modifier.

    Pour montrer les différences produites sur la prédominance d’action des tenseurs sur les fléchisseurs, nous reproduisons ici les figures 30, 31, 32, empruntées à l’excellent ouvrage de M. Duchenne (Physiologie des mouvements, Paris, 1867), qui a savamment expliqué le rôle du long fléchisseur dans la civilisation. On remarquera que le caractère simien de ces mains malades ne tient qu’à une atrophie de quelques faisceaux musculaires.

    Fig. 30. — Main d’un homme chez lequel l’atrophie musculaire graisseuse a détruit complètement les muscles de l’éminence thénar. On voit que le premier métacarpien a été entraîné sur le même plan que le second métacarpien par le long extenseur du pouce encore vivant et antagoniste des muscles qui concourent à l’opposition du pouce. L’extrémité inférieure du premier métacarpien est même située en arrière du second. Ici le long extenseur du pouce est plus rétracté que dans la figure 31.

    Fig. 31. — Main d’un homme chez lequel les muscles de l’éminence thénar sont presque entièrement atrophiés depuis plusieurs années ; il en est résulté que,
    sous l’influence de la force tonique non modérée du long extenseur du pouce, le premier métacarpien s’est mis sur le même plan que le second métacarpien, en tournant sur son axe longitudinal, de manière que la face dorsale du pouce regarde en arrière. On remarquera que l’attitude du pouce de cette main a une grande ressemblance avec celle du pouce chez le singe (voyez la figure 30). duchenne.

    Fig. 32. — Main de singe vue de côté, comme la main humaine déformée qui a été représentée dans la figure 30. (Vrolie, Chimpanzé.)

  22. En parlant du pied de son « pygmée, » Tyson fait la remarque suivante : (loc cit., p. 13). « Mais cette partie dans sa structure et dans sa fonction, étant plutôt une main qu’un pied, je me suis demandé si pour le distinguer des autres animaux, il ne vaudrait pas mieux l’appeler quadrumane que quadrupède, c’est-à-dire ayant quatre mains plutôt qu’ayant quatre pieds. »

    Comme ce passage a été publié en 1699, M. I. Geoffroy Saint-Hilaire est évidemment dans l’erreur en attribuant à Buffon le terme quadrumane, quoique le terme bimane puisse réellement lui appartenir. Tyson se sert du mot quadrumane en plusieurs endroits, comme à la page 91… « Notre pygmée n’est ni un homme, ni un singe ordinaire, mais une sorte d’animal entre les deux ; quoique bipède, il est cependant du genre quadrumane, bien que quelques hommes aient été observés qui se servaient de leurs pieds comme mains, ainsi que j’en ai vu plusieurs.

  23. S’il était bien démontré que le gorille et le chimpanzé n’ont réellement pas de long fléchisseur, ainsi que le veulent Gratiolet et Alix, cette différence s’effacerait. (Voir la note de la page 217). M. Auzoux, cité par M. Duchenne (loc. cit., p. 525) a découvert que « le petit tendon » du gorille se perd dans le faisceau de l’index qui provient du fléchisseur superficiel des doigts. (Trad.)
  24. Voyez, à la fin de cet Essai, une note qui contient l’histoire succincte, la controverse à laquelle il est fait allusion et les planches qui s’y rapportent.
  25. M. Huxley n’a point parlé d’un trait distinctif auquel Gratiolet attachait une extrême importance, à savoir : l’ordre du développement des circonvolutions. Selon lui, chez les singes, ce sont les circonvolutions temporo-sphénoïdales qui apparaissent les premières, et le développement se termine par les circonvolutions frontales. Le contraire a lieu chez l’homme, les frontales apparaissent les premières, les temporo-sphénoïdales se dessinent en dernier lieu. De ce fait résultait, selon le regrettable anatomiste, qu’aucun arrêt de développement ne saurait rendre le cerveau des singes plus semblable à celui de l’homme qu’il ne l’est dans l’âge adulte ; il en différera, au contraire, d’autant plus qu’il sera moins développé. Cette conclusion a été combattue par R. Wagner et par Vogt. Le premier a reconnu « une analogie bien décidée (analogie et homologie) entre la série successive des phases du développement du cerveau humain et les degrés de développement des singes les plus inférieurs jusqu’aux singes supérieurs anthropoïdes. » Il y a aussi, d’après le même auteur, « une ressemblance très-marquée entre les hémisphères presque lisses du cerveau humain à vingt mois, et les hémisphères privés de plis des petits ouistitis. » Wagner reconnaît encore la ressemblance de cerveaux de fœtus de six à sept mois et celle d’un grand nombre de singes supérieurs (cité par Vogt, Leçon sur l’homme, p. 216). Vogt, de son côté, fait remarquer que nul observateur n’a encore étudié le développement des embryons nègres ou hottentots du cinquième au septième mois ; ce qui est vrai pour notre race n’est point nécessairement tel pour les autres races. D’ailleurs c’est Gratiolet lui-même qui a constaté que le nègre suit, relativement aux sutures du crâne, une loi inverse de celle du blanc ; les sutures antérieures s’ossifient les premières chez le nègre ; les dernières chez le blancs. Il en résulte des conséquences énormes quant au développement mental. M. Touchard, dans un mémoire sur le développement comparé de la face chez le nègre et chez le blanc, les a très-nettement exposés (Bull. de la Soc. d’anthr., 1866, p. 526). (Trad.)
  26. Le traducteur a soutenu cette thèse devant la Société d’anthropologie, à la suite d’une discussion sur le siège des fonctions intellectuelles, le 1er  février 1866, et l’a reprise le 15 du même mois. Il est heureux de pouvoir s’appuyer aujourd’hui de l’autorité de M. Huxley, car il avoue n’avoir trouvé parmi ses collègues que des contradicteurs. Il a même été, à cette occasion, accusé de produire « une réminiscence de ces époques barbares où la science anatomique n’existait pas. » L’idée que toutes les parties de l’organisme concourent à la production des phénomènes intellectuels, et que le cerveau est, un appareil collecteur des impressions et transformateur de ces impressions en mouvements, a semblé contraire à tous les dogmes de la physiologie. Les dogmes, fort heureusement, durent moins longtemps dans les sciences naturelles qu’en théologie, surtout en ce qui touche les fonctions du système nerveux, au sujet desquelles il n’existe pas une théorie qui supporte l’épreuve de tous les faits. La notion de la localisation absolue des fonctions est comme celle de la localisation absolue des maladies, l’une des plus étroites qui aient été émises ; on a complètement perdu de vue les corrélations organiques dont le rôle est tellement considérable qu’il suffit d’une maladie viscérale pour changer le cours des idées, et même leur nature et leur portée. Le cerveau, loin d’être le maître, n’est que l’esclave des viscères ; il est, si l’on veut, l’organe le plus complexe, subordonné au plus grand nombre d’influences. Que le cœur se dilate ou s’hypertrophie, que l’estomac digère mal, que le foie soit calculeux, que les poumons se tuberculisent, et les manifestations mentales changent de nature, des idées nouvelles, tristes, mélancoliques, violentes, criminelles même surgissent, le cerveau restant le même ! Il suit de là que quand on possède un crâne et même un cerveau, on n’a, comme le dit M. Huxley, que l’une des conditions de l’entendement ; cette « condition » ne pourra rendre compte des phénomènes intellectuels que dans la proportion où elle les produit. Cette proportion est grande, sans nul doute, mais elle reste une proportion. (Trad.)
  27. Les mots immense différence, grand gouffre, hiatus, abîme, gouffre, qui reviennent souvent dans le texte de M. Huxley, m’ont quelquefois paru peu en rapport avec sa pensée. Je les ai néanmoins traduits tels quels, en me souvenant d’ailleurs que l’on fait, en français non moins qu’en anglais, un singulier abus du mot immense (immense majorité, par exemple, deux mots éminemment contradictoires). Il serait, en effet, bien plus facile d’établir qu’il n’y a pas plus de différente entre certains singes et certains Australiens ou Mincopies qu’entre ceux-ci et les hommes les plus éminents de l’Occident. D’ailleurs, puisque H. Huxley rapproche le muet abandonné du chimpanzé, est l’abîme ? Un sourd-muet est-il un homme ou non ? Il serait grand temps de renoncer à ces abîmes et à ces gouffres. (Trad.)
  28. Les marmousets comprennent les ouistitis et les tamarins qui appartiennent aux genres Hapale, Jacchus et Midas. Ce sont des singes américains petits et semblables aux écureuils. Le nom de marmouset n’est plus usité en français que dans un sens injurieux, appliqué à l’homme. (Trad.)
  29. Si le lecteur veut bien se reporter page 59, il verra, en lisant le texte de Lamarck, que M. Huxley porte ici un jugement d’une sévérité excessive.
  30. C’est un plaisir tellement rare pour moi de trouver les opinions du professeur Owen en accord avec les miennes, que je ne puis m’empêcher de citer ici un passage qui a paru dans son Essai sur les caractères… de la classe des mammifères in Journal of the Proceedings of the Linnean Society of London pour 1857, mais qui a été omis sans que l’on puisse se rendre compte de cette omission dans la Reade Lecture faite à l’Université de Cambridge deux ans plus tard, et qui est à peu près une réimpression de l’Essai en question. M. Owen avait écrit :

    « N’étant pas apte à apprécier ou même à concevoir que la distinction entre les phénomènes psychiques d’un Chimpanzé, d’un Boschiman ou d’un Aztec, avec arrêt de développement cérébral, soit d’une nature tellement essentielle qu’elle interdise toute comparaison entre les individus de ces espèces, ou comme étant autre qu’une simple différence de degré, je ne puis méconnaître la signification de cette constante similitude dans la structure — chaque dent, chaque os étant strictement homologue — qui rend si difficile à l’anatomiste la distinction entre l’Homme et le Pithecus. »

    Assurément il est quelque peu singulier de voir que « l’anatomiste » qui trouve « difficile » de « déterminer la différence » entre l’Homme et le Pithecus, les range nonobstant, par des motifs empruntés à l’anatomie, en sous-classes distinctes !