De la place de l’homme dans la nature/16


note sur le cannibalisme africain au seizième siècle.


En parcourant la version de Pigafetta du récit de Lopez, que j’ai cité page 98, je rencontrai une confirmation si curieuse et si inattendue, remontant à plus de deux siècles et demi, de l’un des passages les plus frappants de la narration de M. Du Chaillu, que je ne puis m’empêcher d’attirer l’attention dans cette note, quoique, je l’avoue, le sujet ne se rapporte pas strictement à celui que je traite en ce moment.

Dans le ve chapitre du Ier livre de la Description, « touchant les régions septentrionales du royaume du Congo et les contrées adjacentes, » on mentionne un peuple dont le roi s’appelle Maniloango et qui habite sous l’équateur, jusqu’au cap Lopez, vers l’ouest. Il semble qu’il soit ici question du pays qu’habitent aujourd’hui, selon M. Du Chaillu, les Ogabais et les Bakalais. « Au delà habite un autre peuple appelé les Anziques, d’une férocité incroyable, car ils se mangent les uns les autres, n’épargnant ni leurs amis ni leurs parents. »

Ces individus sont armés de petits arcs entourés solidement de peau de serpent et tendus avec du jonc et du roseau. Leurs flèches, courtes et minces, mais faites en bois dur, sont tirées avec une grande rapidité. Ils possèdent des haches en fer dont les poignées sont enveloppées de peau de serpent, et des sabres avec des fourreaux de cette même peau ; comme arme défensive ils emploient la peau d’éléphant. Ils se taillent la peau quand ils sont jeunes, de façon à se faire des cicatrices. « Leurs boucheries sont pleines de chair humaine, au lieu de chair de bœuf ou de mouton, car ils mangent les ennemis qu’ils prennent à la guerre.

Fig 13. — Boucherie des Anziques d’après les frères de Bry (1598).


Ils engraissent, tuent et dévorent aussi leurs esclaves, à moins qu’ils ne supposent devoir en tirer un prix élevé ; de plus, tantôt par dégoût de la vie ou par soif de gloire (car ils pensent que le mépris de la mort est un sentiment élevé et le caractère d’une âme généreuse), tantôt par amour pour leurs maîtres, ils s’offrent quelquefois d’eux-mêmes pour être mangés. »

« Il y a par le monde beaucoup de cannibales dans les Indes orientales, au Brésil et ailleurs, mais il n’y en a point tels que ceux-là qui mangent non-seulement leurs ennemis, mais encore leurs parents. »

Les artistes qui ont orné l’ouvrage de Pigafetta ont fait de leur mieux pour mettre le lecteur en mesure de se rendre compte de cette description des Anziques, et la boucherie sans exemple qui est représentée dans la figure 13 est le fac-similé d’une partie de leur planche XII.

La description du compte rendu qu’a fait M. Du Chaillu des Fans est singulièrement d’accord avec ce que Lopez rapporte ici des Anziques. Il parle de leurs petites arbalètes, de leurs flèches courtes, de leurs haches et de leurs couteaux « ingénieusement engaînés dans de la peau de serpent. Ils se tatouent, ajoute-t-il, plus qu’aucune des autres tribus que j’ai rencontrées au nord de l’équateur. » Tout le monde sait ce que M. Du Chaillu a rapporté de leur cannibalisme : « Bientôt, dit-il, nous rencontrâmes une femme qui leva tous nos doutes. Elle tenait tranquillement à la main une cuisse détachée d’un corps humain, comme une de nos ménagères rapporterait du marché un gigot ou une côtelette[1]. » L’artiste qui a illustré l’ouvrage de Du Chaillu ne peut, en général, être accusé d’un défaut quelconque d’audace quand il représente les assertions de son auteur ; il est donc regrettable, qu’avec de telles dispositions, il ne nous ait point donné un pendant convenable au dessin des frères de Bry.



  1. Du Chaillu, Voyages et aventures, etc., édition française, p. 149. Un autre passage du même auteur est aussi catégorique : « Quand j’eus visité la maison qui m’était destinée, on m’emmena à travers le village, et là je vis des traces encore plus effrayantes de cannibalisme : c’étaient des tas d’ossements humains amoncelés avec d’autres abats des deux côtés de chaque maison. » (P. 151.)