De la morale naturelle/XXXVIII

chez Volland, Gattey, Bailly (p. 183-186).


CHAPITRE XXXVIII.

Bonheur.



Y a-t-il moins de folie à chercher le bonheur absolu que la pierre philosophale ? On sacrifie à l’une de ces chimères la jouissance réelle de l’or que l’on possède, à l’autre celle du plaisir et du repos dont l’alternative semble être le partage naturel de l’homme.

Puisque notre imagination va toujours beaucoup plus loin que la nature, il paraît décidé que le plus grand bonheur ne peut naître que de la plus grande illusion ; mais comme il est difficile que cette illusion ne soit souvent troublée par les caprices de la fortune, par l’importunité de nos amis, ou par celle de la raison même, on ne doit guère s’attendre à un bonheur sans mélange.

La vie étant une succession continuelle de biens et de maux, il faut tâcher de donner assez d’élasticité à notre ame pour recevoir toutes les impressions dont elle est susceptible, sans perdre la force d’y résister lorsque notre repos l’exige.

Une manière d’exister qui serait constamment la même, quelque douce qu’elle pût être, nous deviendrait bientôt indifférente par-là même qu’elle ne renouvellerait point assez vivement le sentiment de notre existence. Qu’un homme pauvre devienne riche, qu’un homme fatigué se repose, qu’un homme qui s’est reposé reprenne son activité ordinaire, qu’un cœur indifférent se passionne, il est certain que dans toutes ces variations on ne mettra point son bonheur en doute. Il semble donc que l’on n’est très-heureux qu’en passant d’un état à l’autre. Il faut pourtant que ce passage ne soit point trop précipité, parce qu’il ne laisserait point de prise à la réflexion, et qu’il interromprait, pour ainsi dire, ce sentiment du moi d’où dépend essentiellement la consistance, la réalité de notre bien-être.

Si la raison nous empêche d’être malheureux, c’est le caractère seul qui assure notre bonheur. Il faut que nos yeux soient faits d’une certaine manière, il faut que le cristallin en soit naturellement vif et pur pour nous montrer tout ce qui nous entoure sous un aspect agréable ; et la Philosophie n’a pas encore trouvé, je crois, le secret de changer ni la forme ni la couleur de nos yeux.