chez Volland, Gattey, Bailly (p. 208-212).


CHAPITRE XLV.

Incertitude de nos destinées.



Le terme de nos affections, celui de notre propre durée nous sont également inconnus. Comme il n’est point d’âge où l’on ne meure, il n’est aucun âge où l’on n’ose encore espérer de vivre. L’ignorance où nous sommes de l’avenir, est un des plus grands bienfaits de la nature ; c’est l’ombrage fortuné dont elle nous environne pour nous cacher les limites resserrées de notre existence, pour lui donner à nos yeux une étendue infinie, telle que la désire l’ambition de nos vœux et de nos espérances.

Les bornes que l’imagination n’aperçoit pas, n’existent point pour nous, et quant à celles qui la frappent trop vivement, n’avons-nous pas encore mille moyens d’en détourner nos regards ? Si la nature veut que tout finisse, elle a voulu sans doute aussi que pour les ames sensibles et passionnées tout parût durable, tout parût éternel. Ce que nous désirons vivement, ce que nous aimons de même, ne sommes-nous pas sûrs de le désirer, de l’aimer toujours ? Voilà de toutes les illusions de l’homme la plus chère et la plus inconcevable ; chaque instant semble devoir l’anéantir, rien ne saurait la détruire[1].

Il est plus d’un rapport sous lequel l’incertitude de la vie me paraît un des plus précieux avantages de la condition humaine. J’y trouve tout à-la-fois un principe de bonheur, de consolation, de courage, de justice et de générosité.

Lorsqu’un long avenir peut devenir mon partage, l’abandonnerai-je au caprice d’un jour, comme si je n’avais qu’un jour à vivre ?

La douleur m’accable, mais oublierai-je que dans ce moment même tout peut finir ?

La place à laquelle je vois aujourd’hui mon semblable, demain sera peut-être la mienne, et j’oserais être injuste !

Je frémis de ce qu’il faut entreprendre, de ce qu’il faut sacrifier pour satisfaire à mon devoir ; mais les dangers qui m’arrêtent sont-ils plus réels que ceux qui m’assiégent de toute part et à chaque instant ? Qu’importe d’échapper aux uns si ce n’est que pour succomber aux autres ? Les maux que nous avons le moins prévus sont ceux qui nous atteignent le plus surement.

Tout dans la vie est incertain. Ce qui ne l’est pas, c’est le sentiment qui me dit : Sois compatissant, sois juste, sois bon. Que ce sentiment retentisse sans cesse au fond de mon cœur, et je supporterai les peines de ma destinée en m’enveloppant du voile impénétrable de l’avenir, de ce voile heureux qui me cache si bien tout ce qu’il m’est bon d’ignorer.

  1. L’impatience si naturelle au désir contribue beaucoup à entretenir cette illusion ; en exagérant à nos yeux la distance du terme que nous brûlons d’atteindre, elle recule, elle nous fait oublier du moins plus surement encore celui que l’on craint presque toujours d’atteindre trop tôt.