De la morale naturelle/X
CHAPITRE X.
Perfectibilité.
Il est évident que l’homme est
infiniment supérieur à tous les
autres animaux, et par le systême
général de son organisation, et
par l’usage heureux que l’expérience
et la société lui ont appris
à faire de ses forces et de ses lumières.
Mais à quoi tient donc ce
degré de perfectibilité qui paraît
lui appartenir exclusivement, du
moins sous deux rapports frappans ?
Le premier, c’est que le
terme de ce progrès est à-la-fois plus vague et plus éloigné ; l’autre,
que la marche en est plus
lente et plus imperceptible. L’extrême
différence que l’on peut
remarquer entre l’accroissement
de l’homme et celui de tous les
autres animaux, ne suffirait-elle
pas seule pour résoudre le problême ?
De tous les êtres organisés,
l’homme est sans doute
celui dont les forces croissent et
se développent avec le plus de lenteur.
Il passe à naître la moitié du
temps destiné à remplir le cercle
borné de son existence, et l’autre
à mourir. Le degré de perfection
auquel il peut espérer d’atteindre,
sans pouvoir être déterminé
avec la dernière précision,
l’est jusqu’à un certain point pour
l’espèce, comme pour l’individu ;
et parvenu à ce degré, nous
l’avons toujours vu forcé de s’arrêter,
ou condamné à décheoir.
Qu’en conclurons-nous ? Que
l’homme est de toutes les combinaisons
organiques la plus ingénieuse,
la plus compliquée, la
plus parfaite, mais par-là même
aussi la plus lente à se former, la
plus subtile et la plus frêle. La
grande souplesse que conservent
ses fibres durant une si longue
enfance, la progression graduelle
mais insensible et lente de son
accroissement, le rendent plus
propre sans doute qu’aucun autre
animal à recevoir les différentes formes et les différentes modifications
dont sa nature peut être
susceptible ; elles le rendent donc
plus propre qu’aucun autre à participer
aux avantages et aux inconvéniens
de l’éducation et de
la société.
Je pense, comme l’a dit l’Abbé Galiani, que la plupart des animaux ont un organe prédominant qui les subjugue, et qui détermine exclusivement leur instinct ; mais je ne crois pas la règle sans exception, et je ne sais pas non plus si la plupart des hommes ne ressembleraient pas encore à cet égard aux animaux, s’ils fussent demeurés isolés dans les forêts. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’aujourd’hui même, tout dénaturés que nous sommes par nos institutions sociales, nous rencontrons encore assez souvent des hommes qui paraissent déterminés par un ascendant invincible à s’appliquer à une seule chose, et seraient tout-à-fait incapables d’en faire une autre. Comment la Fontaine n’aurait-il pas fait des Contes ou des Fables ? comment Gessner n’aurait-il pas fait des Pastorales ou des Idylles ?