De la monarchie selon la Charte/Texte entier

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 155-266).

DE LA MONARCHIE
SELON LA CHARTE

PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Si, n’étant que simple citoyen, je me suis cru obligé dans quelques circonstances graves d’élever la voix et de parler à ma patrie, que dois-je donc faire aujourd’hui ? Pair et ministre d’État, n’ai-je pas des devoirs bien plus rigoureux à remplir, et mes efforts pour mon roi ne doivent-ils pas être en raison des honneurs dont il m’a comblé ?

Comme pair de France, je dois dire la vérité à la France, et je la dirai.

Comme ministre d’État, je dois dire la vérité au roi, et je la dirai.

Si le conseil dont j’ai l’honneur d’être membre étoit quelquefois assemblé, on pourroit me dire : « Parlez dans le conseil. » Mais ce conseil ne s’assemble pas : il faut donc que je trouve le moyen de faire entendre mes humbles remontrances et de remplir mes fonctions de ministre.

Si j’avois besoin de prouver par des exemples que les hommes en place ont le droit d’écrire sur les matières d’État, ces exemples ne me manqueroient pas : j’en trouverois plusieurs en France, et l’Angleterre m’en fourniroit une longue suite. Depuis Bolingbroke jusqu’à Burke, je pourrois citer un grand unombre de lords, de membres de la chambre des communes, de membres du conseil privé, qui ont écrit sur la politique, en opposition directe avec le système ministériel adopté dans leur pays.

Eh quoi ! si la France me semble menacée de nouveaux malheurs ; si la légitimité me paroît en péril, il faudra que je me taise, parce que je suis pair et ministre d’État ? Mon devoir, au contraire, est de signaler l’écueil, de tirer le canon de détresse et d’appeler tout le monde au secours. C’est par cette raison que, pour la première fois de ma vie, je signe mes titres, afin d’annoncer mes devoirs et d’ajouter, si je puis, à cet ouvrage, le poids de mon rang politique.

Ces devoirs sont d’autant plus impérieux, que la liberté individuelle et la liberté de la presse sont suspendues. Qui oseroit parler ? Puisque la qualité de pair de France me donne, en vertu de la Charte, une sorte d’inviolabilité, je dois en profiter pour rendre à l’opinion publique une partie de sa puissance. Cette opinion me dit : « Vous avez fait des lois qui m’entravent : prenez donc la parole pour moi, puisque vous me l’avez ôtée. »

Enfin, le public m’a prêté quelquefois une oreille bienveillante : j’ai quelque chance d’être écouté. Si donc en écrivant je peux faire un peu de bien, ma conscience m’ordonne encore d’écrire.

Cette préface se borneroit ici, si je n’avois quelques explications à donner.

Le mot de royaliste dans cet ouvrage est pris dans un sens très-étendu : il embrasse tous les royalistes, quelle que soit la nuance de leurs opinions, pourvu que ces opinions ne soient pas dictées par les intérêts moraux révolutionnaires[1].

Par gouvernement représentatif j’entends la monarchie telle qu’elle existe aujourd’hui en France, en Angleterre et dans les Pays-Bas, soit qu’on veuille ou qu’on ne veuille pas convenir de la justesse rigoureuse de l’expression.

Quand je parle des fautes, des systèmes, des ordonnances, des projets de loi d’un ministère, je ne fais la part ni du bien ni du mal à chacun des ministres qui composoient ou qui composent ce ministère. Ainsi je n’ai point ménagé des ministères dans lesquels même j’avois des amis. Je fais, par exemple, profession d’un respect particulier pour M. le chancelier de France : j’ai souvent eu l’occasion de reconnoître en lui cette candeur, cette droiture d’esprit et de cœur, cette rare probité de notre ancienne magistrature. Mes sentiments pour M. le comte de Blacas sont bien connus : je les ai consignés dans mes écrits, dans mes discours à la chambre des pairs. Le roi n’a pas de serviteur plus noble et plus dévoué que M. de Blacas. Il prouve en ce moment même son habileté par la manière dont il conduit les négociations difficiles dont- il est chargé. Plût à Dieu qu’il eût exercé une plus grande influence sur le ministère dont il faisoit partie ! Mais enfin ce ministère est tombé dans des fautes énormes, et je l’ai jugé rigoureusement, sans parler ni de M. le chancelier ni de M. de Blacas, qui, loin de partager les systèmes de l’administration, n’avoient pas cessé un moment de les combattre. Toutefois, dans un écrit où je traite des principes de la Monarchie représentative, j’ai dû admettre le principe qu’une mesure ministérielle est l’ouvrage du ministère.

PRÉFACE
DE L’ÉDITION DE 1827.

La Monarchie selon la Charte est divisée en deux parties, ainsi que je l’ai déjà dit dans ma préface générale : la partie théorique est maintenant indépendante de celle qui n’avoit rapport qu’aux circonstances du moment.

La publication de La Monarchie selon la Charte a été une des grandes époques de ma vie : elle m’a fait prendre rang parmi les publicistes, et elle a servi à fixer l’opinion sur la nature de notre gouvernement. Je ne cesserai de le répéter : hors la Charte point de salut. C’est le seul abri qui nous reste contre la république et contre le despotisme militaire : qui ne voit pas cela est aveugle-né.

Comme ce qui m’arrive ne ressemble à rien, La Monarchie selon la Charte me fit ôter une place obtenue à Gand, et réputée jusque alors inamovible. Ce que je regrettai, ce ne fut pas cette place : ce fut la vente de mes livres, forcée par ma nouvelle situation, et surtout de la petite retraite que j’avois plantée de mes mains et acquise du fruit des succès du Génie du Christianisme. L’homme de vertu qui a depuis habité cette retraite m’en a rendu la perte moins pénible. Mais il n’est pas bon de se mêler, même accidentellement, à ma fortune : cet homme de vertu n’est plus.

J’ai eu l’honneur d’être dépouillé trois fois pour la légitimité : la première, pour avoir suivi les fils de saint Louis dans leur exil ; la seconde, pour avoir écrit en faveur des principes de la monarchie que le roi nous avoit octroyée ; la troisième, pour m’être tu sur une loi funeste, et pour avoir contribué à maintenir l’Europe en paix pendant cette campagne si glorieuse pour un fils de France, et qui a rendu une armée au drapeau blanc.

Les bourreaux qui avoient tué mon frère ne m’ont pas laissé mon patrimoine : c’est dans l’ordre ; mais je ne puis m’empêcher d’engager les ministres futurs à se défendre de ces mesures précipitées, sujettes à de graves inconvénients. En me frappant, on n’a frappé qu’un dévoué serviteur du roi, et l’ingratitude est à l’aise avec la fidélité ; toutefois il peut y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne seroit pas bon d’abuser : l’Histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau ; et quand je posséderois leur puissance, j’aurois horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais comme j’ai eu lieu de connoître mieux qu’un autre le mal que font à mon pays les divisions et les injustices, j’exhorte les hommes en pouvoir à les éviter. Il y a quelques mois que je me serois bien gardé de faire ces réflexions, dans la crainte qu’on ne les prît ou pour la menace de la forfanterie, ou pour le regret de l’ambition, ou pour la plainte de la foiblesse : on ne les sauroit considérer aujourd’hui que comme un conseil aussi important que désintéressé.

DE LA MONARCHIE
SELON LA CHARTE


PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.
EXPOSÉ.

La France veut son roi légitime.

Il y a trois manières de vouloir le roi légitime :

1o Avec l’ancien régime ;

2o Avec le despotisme ;

3o Avec la Charte.

Avec l’ancien régime, il y a impossibilité : nous l’avons prouvé ailleurs[2].

Avec le despotisme, il faut avoir, comme Buonaparte, six cent mille soldats dévoués, un bras de fer, un esprit tourné vers la tyrannie : je ne vois rien de tout cela. Je sais bien comment on établit le despotisme ; je ne sais pas comment on feroit un despote dans la famille des Bourbons.

Reste donc la monarchie avec la Charte.

C’est la seule bonne aujourd’hui : c’est d’ailleurs la seule possible ; cela tranche la question.

CHAPITRE II.
SUITE DE L’EXPOSÉ.

Partons donc de ce point que nous avons une Charte, que nous ne pouvons avoir autre chose que cette Charte.

Mais depuis que nous vivons sous l’empire de la Charte, nous en avons tellement méconnu l’esprit et le caractère, que c’est merveille.

À quoi cela tient-il ? À ce qu’emportés par nos passions, nos intérêts, notre humeur, nous n’avons presque jamais voulu nous soumettre à la conséquence, tout en disant que nous adoptions le principe ; à ce que nous prétendons maintenir des choses contradictoires et impossibles ; à ce que nous résistons à la nature du gouvernement établi, au lieu d’en suivre le cours ; à ce que, contrariés par des institutions encore nouvelles, nous n’avons pas le courage de braver de légers inconvénients pour acquérir de grands avantages ; en ce qu’ayant pris la liberté pour base de ces institutions, nous nous effrayons, et nous sommes tentés de reculer jusqu’à l’arbitraire, ne comprenant pas comment un gouvernement peut être vigoureux sans cesser d’être constitutionnel.

Je vais essayer de poser quelques vérités d’un usage commun dans la pratique de la monarchie représentative. Je traiterai des principes : je tâcherai de démontrer ce qui manque à nos institutions, ce qu’il faut créer, ce qu’il faut détruire, ce qui est raisonnable, ce qui est absurde. Je parlerai ensuite des systèmes : je dirai quels sont ceux que l’on a suivis jusque ici dans l’administration. J’indiquerai le mal ; je finirai par offrir ce que je crois être le remède. Au reste, je ne m’écarterai pas des premières notions du sens commun. Mais il paroît que le sens commun est une chose plus rare que son nom ne semble l’indiquer : la révolution nous a fait oublier tant de choses ! En politique comme en religion, nous en sommes au catéchisme.

CHAPITRE III.
ÉLÉMENTS DE LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE.

Qu’est-ce que le gouvernement représentatif ? Quelle est son origine ? comment s’est-il formé en Europe ? Comment fut-il établi autrefois en France et en Angleterre ? Comment se détruisit-il chez nos aïeux, et pourquoi subsista-t-il chez nos voisins ? Par quelles voies y sommes-nous revenus ? Pour toutes ces questions, voyez les Réflexions politiques.

Or, le gouvernement établi par la Charte se compose de quatre éléments : de la royauté ou de la prérogative royale, de la chambre des pairs, de la chambre des députés, du ministère. Cette machine, moins compliquée que l’organisation de l’ancienne monarchie avant Louis XIV, est cependant plus délicate, et doit être touchée avec plus d’adresse : la violence la briseroit, l’inhabileté en arrêteroit le mouvement.

Voyons ce qui manque, et quels embarras se sont rencontrés jusqu’ici dans la nouvelle monarchie.

CHAPITRE IV.
DE LA PRÉROGATIVE ROYALE. PRINCIPE FONDAMENTAL.

La doctrine sur la prérogative royale constitutionnelle est que rien ne procède directement du roi dans les actes du gouvernement ; que tout est l’œuvre du ministère, même la chose qui se fait au nom du roi et avec sa signature, projets de loi, ordonnances, choix des hommes.

Le roi dans la monarchie représentative est une divinité que rien ne peut atteindre : inviolable et sacrée, elle est encore infaillible ; car s’il y a erreur, cette erreur est du ministre, et non du roi. Ainsi, on peut tout examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d’un ministère responsable.

CHAPITRE V.
APPLICATION DU PRINCIPE.

Quand donc les ministres alarment des sujets fidèles, quand ils emploient le nom du roi pour faire passer de fausses mesures, c’est qu’ils abusent de notre ignorance ou qu’ils ignorent eux-mêmes la nature du gouvernement représentatif. Le plus franc royaliste dans les chambres peut, sans témérité, écarter le bouclier sacré qu’on lui oppose, et aller droit au ministère ; il ne s’agit que de ce dernier, jamais du roi.

Et tout cela est fondé en raison.

Car le roi étant environné de ministres responsables, tandis qu'il s’élève au-dessus de toute responsabilité, il est évident qu’il doit les laisser agir d’après eux-mêmes, puisqu’on s’en prendra à eux seuls de l’événement. S’ils n’étoient que les exécuteurs de la volonté royale, il y auroit injustice à les poursuivre pour des desseins qui ne seroient pas les leurs.

Que fait donc le roi dans son conseil ? Il juge, mais il ne force point le ministre. Si le ministre obtempère à l’avis du roi, il est sûr de faire une chose excellente et qui aura l’assentiment général ; s’il s’en écarte et que, pour maintenir sa propre opinion, il argumente de sa responsabilité, le roi n’insiste plus : le ministre agit, fait une faute, tombe ; et le roi change son ministre.

Et quand bien même le roi dans le conseil eût adopté l’avis du ministère, si cet avis entraîne une fausse mesure, le roi n’est encore pour rien dans tout cela : ce sont les ministres qui ont surpris sa sagesse, en lui présentant les choses sous un faux jour, en le trompant par corruption, passion, incapacité. Encore un coup, rien n’est l’ouvrage du roi que la loi sanctionnée, le bonheur du peuple et la prospérité de la patrie.

J’ai appuyé sur cette doctrine, parce qu’elle a été méconnue : on a profité de la passion que la chambre des députés a pour le roi, afin de donner des scrupules à cette chambre admirable. Les députés ont été quelque temps à démêler les véritables intérêts du trône, quand on se servoit du nom même du roi pour l’opposer à ses intérêts. Passons du principe général à quelques détails.

CHAPITRE VI.
SUITE DE LA PRÉROGATIVE ROYALE. INITIATIVE. ORDONNANCE DU ROI.

La prérogative royale doit être plus forte en France qu’en Angleterre[3] ; mais il faudra tôt ou tard la débarrasser d’un inconvénient dont le principe est dans la Charte : on a cru fortifier cette prérogative en lui attribuant exclusivement l’initiative, on l’a au contraire affoiblie.

La forme ici n’a pas moins d’inconvénients que le fond : les ministres apportent aux chambres leur projet de loi dans une ordonnance royale. Cette ordonnance commence par la formule : Louis, par la grâce de Dieu, etc. Ainsi les ministres sont forcés de faire parler le roi à la première personne : ils lui font dire qu’il a médité dans sa sagesse leur projet de loi, qu’il l’envoie aux chambres dans sa puissance : puis surviennent des amendements qui sont admis par la couronne ; et la sagesse et la puissance du roi reçoivent un démenti formel. Il faut une seconde ordonnance pour déclarer, encore par la grâce de Dieu, la sagesse et la puissance du roi, que le roi (c’est-à-dire le ministère) s’est trompé.

Et voilà comment un nom sacré se trouve compromis. Il est donc nécessaire que l’ordonnance soit réservée pour la loi complète, ouvrage de la couronne assistée des deux autres branches de la puissance législative, et non pour le projet de loi, qui n’est que le travail des ministres.

En tout, il faut désormais user des ordonnances avec sobriété : le style de l’ordonnance est absolu, parce qu’autrefois le roi étoit seul souverain législateur ; mais aujourd’hui qu’il a consenti, dans sa magnanimité, à partager les fonctions législatives avec les deux chambres, il est mieux, en matière de loi, que la couronne ne parle impérieusement que pour la loi achevée. Autrement vous placez le pair et le député entre deux puissances législatives, la loi et l’ordonnance, entre l’ancienne et la nouvelle constitution, entre ce qu’on doit à la loi comme citoyen, et ce que l’on doit à l’ordonnance comme sujet. Comment alors travailler librement à la loi sans blesser la prérogative, ou se taire devant la prérogative sans cesser d’obéir à sa conscience en votant sur les articles de la loi ? Le nom du roi, mis en avant par les ministres, produiroit à la longue l’un ou l’autre de ces graves inconvénients : ou il imprimeroit un tel respect que, toute liberté disparoissant dans les deux chambres, on tomberoit sous le despotisme ministériel ; ou il n’enchaîneroit pas les volontés, ce qui conduiroit au mépris de cette autorité royale, sans laquelle pourtant il n’est point de salut pour nous.

Toutes les convenances seroient choquées en Angleterre si un membre du parlement s’avisoit de citer l’auguste nom du monarque pour combattre ou pour faire passer un bill.

CHAPITRE VII.
OBJECTIONS.

Mais si les chambres ont seules l’initiative, ou si elles la partagent avec la couronne, ne va-t-on pas voir recommencer cette manie de faire des lois, qui perdit la France sous l’Assemblée constituante ?

On oublie dans ces comparaisons, si souvent répétées, que l’esprit de la France n’étoit pas tel alors qu’il est aujourd’hui ; que la révolution commençoit et qu’elle finit ; que l’on tend au repos, comme on tendoit au mouvement ; que loin de vouloir détruire, la plus forte envie est de réparer.

On oublie que la constitution n’étoit pas la même ; qu’il n’y avoit qu’une assemblée ou deux conseils de même nature, et que la Charte a établi deux chambres formées d’éléments divers ; que ces deux chambres se balancent, que l’une peut arrêter ce que l’autre auroit proposé imprudemment.

On oublie que toute motion d’ordre faite et poursuivie spontanément n’est plus possible ; que toute proposition doit être déposée par écrit sur le bureau ; que si les chambres décident qu’il y a lieu de s’occuper de cette proposition, elle ne peut être développée qu’après un intervalle de trois jours ; qu’elle est ensuite envoyée et distribuée dans les bureaux : ce n’est qu’après avoir passé à travers toutes ces formes dilatoires qu’elle revient aux chambres, modifiée et comme refroidie, pour y rencontrer tous les obstacles, y subir tous les amendements des projets de loi ; encore la discussion peut-elle en être retardée, s’il se trouve à l’ordre du jour d’autres affaires qui aient la priorité.

On oublie enfin que le roi a puissance absolue pour rejeter la loi, pour dissoudre les chambres, si le besoin de l’État le requéroit.

D’ailleurs, de quoi s’agit-il ? D’ôter l’initiative des lois à la couronne ? Pas du tout : laissez l’initiative à la couronne, qui s’en servira dans les grandes occasions, pour quelque loi bien éclatante, bien populaire ; mais donnez-la aussi aux chambres, qui l’exercent déjà par le fait, puisqu’elles ont le droit de la proposition de loi.

Le développement de la proposition est secret, répond-on, et avec l’initiative la discussion est publique : les assemblées délibérantes ont fait tant de mal à la France, qu’on ne sauroit trop se prémunir contre elles.

Mais alors pourquoi une Charte ? pourquoi une constitution libre ? pourquoi n’avoir pas pris les choses telles qu’elles étoient, un sénat passif, un corps législatif muet ? Et voilà comment, par une inconséquence funeste, on veut et on ne veut pas ce que l’on a.

Sait-on ce qui arrivera si nous ne sommes pas plus décidés dans nos vœux, pas plus d’accord avec nous-mêmes ? Ou nous détruirons la constitution (et Dieu sait ce qui en résultera), ou nous serons emportés par elle : prenons-y garde, car dans l’état actuel des choses, elle est probablement plus forte que nous.

CHAPITRE VIII.
CONTRE LA PROPOSITION SECRÈTE DE LA LOI.

Proposition secrète de la loi : idée fausse et contradictoire, élément hétérogène dont il faudra se débarrasser. La proposition secrète de la loi ne peut même jamais être si secrète qu’elle ne parvienne au public défigurée : l’initiative franche est de la nature du gouvernement représentatif. Dans ce gouvernement tout doit être connu, porté au tribunal de l’opinion. Si la discussion aux chambres devient orageuse, cinq membres, en se réunissant, peuvent, aux termes de l’article 44 de la Charte, faire évacuer les tribunes. On conserveroit donc, par l’initiative, les avantages du secret sans perdre ceux de la publicité ; il n’y a donc rien à gagner à préférer la proposition à l’initiative. C’est vouloir se procurer par un moyen ce qu’on obtient déjà par un autre ; c’est compliquer les ressorts, pour se donner ce qu’on peut avoir par un procédé simple et naturel.

L’initiative accordée aux chambres fera disparoître en outre ces définitions de principes généraux, qui cette année ont entravé la discussion de chacune de nos lois. On n’entendroit plus parler aussi de l’éternelle doctrine des amendements. Le bon sens veut que les chambres admises à la confection des lois aient le droit de proposer dans ces lois tous les changements qui leur semblent utiles (excepté pour le budget, comme je vais le dire). Vouloir fixer des bornes au droit d’amendement ; trouver le point mathématique où l’amendement finit, où la proposition de loi commence ; savoir exactement quand cet amendement empiète, quand il n’empiète pas sur la prérogative, c’est se perdre dans une métaphysique politique, sans rivages et sans fond.

Permettez l’initiative aux chambres : que la loi, si vous le voulez, puisse être également proposée par le gouvernement, mais sans ordon- nance formelle, et toutes ces questions oiseuses tomberont. Au lieu de crier à tout propos à la violation de la Charte, à la violation de la prérogative royale ; au lieu de rejeter un amendement, non parce qu’il est mauvais en lui-même, mais parce qu’il contrarie une théorie, on sera obligé de combattre son adversaires par des raisons prises dans la nature même de la loi proposée. On s’accusera plus mutuellement, les uns de rappeler des principes démocratiques, les autres de prêcher l’obéissance passive : les esprits deviendroient plus justes, les cœurs plus unis ; il y aura moins de temps perdu.

CHAPITRE IX.
CE QUI RÉSULTE DE L’INITIATIVE LAISSÉE AUX CHAMBRES.

D’ailleurs l’initiative laissée aux chambres est manifestement dans les intérêts du roi : la couronne ne se charge alors que de la proposition des lois populaires, et laisse aux pairs et aux députés tout ce qu’il peut y avoir de rigoureux dans la législation. Ensuite, si la loi ne passe pas, le nom du roi ne s’est pas trouvé mêlé à des discussions où souvent le mouvement de la tribune fait sortir de la convenance. D’une autre part, les ministres ne viendront plus violenter votre conscience, en s’écriant : « C’est la proposition du roi, c’est sa volonté ; jamais il ne consentira à cet amendement. »

Enfin si les ministres sont habiles, l’initiative des chambres ne sera jamais que l’initiative ministérielle, car ils auront l’art de faire proposer ce qu’ils voudront. C’est l’avantage de l’anonyme pour un auteur : si l’ouvrage est bon, l’auteur le réclame après le succès ; s’il ne réussit pas, il le laisse à qui la critique veut le donner. Encore le ministre est-il mieux placé que l’auteur ; car, bonne ou mauvaise, la loi que ce ministre a chargé ses amis de proposer doit toujours passer aux chambres, à moins qu’il n’ait adopté le système de la minorité, si ingénieusement inventé dans la dernière session. Renoncer à la majorité, c’est vouloir marcher sans pieds, voler sans ailes ; c’est briser le grand ressort du gouvernement représentatif : je le montrerai plus loin.

CHAPITRE X.
OÙ CE QUI PRÉCÈDE EST FORTIFIÉ.

Voilà les inconvénients de la proposition secrète de la loi par les chambres et de l’initiative par la couronne ; en voici les absurdités :

Si la proposition passe aux chambres, elle va à la couronne ; si la couronne l’adopte, elle revient aux chambres en forme de projet de loi.

Si les chambres jugent alors à propos de l’amender, elle retourne à la couronne, qui peut à son tour introduire de nouveaux changements, lesquels doivent encore être adoptés par les deux chambres pour être présentés ensuite à la sanction du roi, qui peut encore ajouter ou retrancher.

Il y a dans le Kiang-Nan, province la plus polie de la Chine, un usage : deux mandarins ont une affaire à traiter ensemble ; le mandarin qui a reçu le premier la visite de l’autre mandarin ne manque pas par politesse de l’accompagner jusque chez lui ; celui-ci à son tour, par politesse, se croit obligé de retourner à la maison de son hôte, lequel sait trop bien vivre pour laisser aller seul son honorable voisin, , lequel connoît trop bien ses devoirs pour ne pas reconduire encore un personnage si important, lequel… Quelquefois les deux mandarins meurent dans ce combat de bienséance, et l’affaire avec eux[4].

CHAPITRE XI.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.

L’initiative et la sanction de la loi sont visiblement incompatibles ; car dans ce cas c’est la couronne qui approuve ou désapprouve son propre ouvrage. Outre l’absurdité du fait, la couronne est ainsi placée dans une position au-dessous de sa dignité : elle ne peut confirmer un projet de loi que les ministres ont déclaré être le fruit des méditations royales, avant que les pairs et les députés n’aient examiné et pour ainsi dire approuvé ce projet de loi. N’est-il pas plus noble et plus dans l’ordre que les chambres proposent la loi, et que le roi la juge ? Il se présente alors comme le grand et le premier législateur, pour dire : « Cela est bon, cela est mauvais ; je veux ou ne veux pas. » Chacun conserve son rang : ce n’est plus un sujet obscur qui s’avise de contrôler une loi proposée au nom du souverain maître et seigneur.

L’initiative, loin d’être favorable au trône, est donc anti-monarchique, puisqu’elle déplace les pouvoirs : les Anglois l’ont très-raisonnablement attribuée aux chambres.

CHAPITRE XII.
QUESTION.

Dans le gouvernement représentatif, s’écrie-t-on, le roi n’est donc qu’une vaine idole ? On l’adore sur l’autel, mais il est sans action et sans pouvoir.

Voilà l’erreur. Le roi dans cette monarchie est plus absolu que ses ancêtres ne l’ont jamais été, plus puissant que le sultan à Constantinople, plus maître que Louis XIV à Versailles.

Il ne doit compte de sa volonté et de ses actions qu’à Dieu.

Il est le chef ou l’évêque extérieur de l’Église gallicane.

Il est le père de toutes les familles particulières, en les rattachant à lui par l’instruction publique.

Seul il rejette ou sanctionne la loi : toute loi émane donc de lui ; il est donc souverain législateur.

Il s’élève même au-dessus de la loi, car lui seul peut faire grâce et parler plus haut que la loi.

Seul il nomme et déplace les ministres à volonté, sans opposition, sans contrôle : toute l’administration découle donc de lui ; il en est donc le chef suprême.

L’armée ne marche que par ses ordres.

Seul il fait la paix et la guerre.

Ainsi, le premier dans l’ordre religieux, moral et politique, il tient dans sa main les mœurs, les lois, l’administration, l’armée, la paix et la guerre.

S’il retire cette main royale, tout s’arrête.

S’il l’étend, tout marche.

Il est si bien tout par lui-même, qu’ôtez le roi, il n’y a plus rien.

Que regrettez-vous donc pour la couronne ? Seroient-ce les millions d’entraves dont la royauté étoit jadis embarrassée, et le pouvoir qu’un ministre avoit de vous mettre à la Bastille ? Vous vous trompez encore quand vous supposez que la couronne pouvoit agir autrefois avec plus d’indépendance ou plus de force qu’aujourd’hui. Quel roi de France dans l’ancienne monarchie auroit pu lever l’impôt énorme que le budget a établi ? Quel roi auroit pu faire usage d’un pouvoir aussi violent que celui dont les lois sur la liberté de la presse, la liberté individuelle et les cris séditieux ont investi la couronne ?

De l’examen de la prérogative royale passons à l’examen de la chambre des pairs.

CHAPITRE XIII.
DE LA CHAMBRE DES PAIRS. PRIVILÈGES NÉCESSAIRES.

Si avant d’avoir reçu de la munificence toute gratuite du roi la haute dignité de la pairie je n’avois pas réclamé pour la chambre des pairs ce que je vais encore demander aujourd’hui, une certaine pudeur m’empécheroit peut-être de parler ; mais mon opinion imprimée[5] ayant devancé des honneurs qui surpassent de beaucoup les très-foibles services que j’ai pu rendre à la cause royale, je puis donc m’expliquer sans détours.

Il manque encore à la chambre des pairs de France, non dans ses intérêts particuliers, mais dans ceux du roi et du peuple, des privilèges, des honneurs et de la fortune.

Néanmoins, dans le rapport que j’eus l’honneur de faire au roi à Gand dans son conseil, en indiquant la nécessité d’instituer l’hérédité de la pairie (tant pour consacrer les principes de la Charte que pour prouver que l’on vouloit sincèrement ce que l’on avoit promis), je ne prétendois pas conseiller de faire à la fois tous les pairs héréditaires. Un certain nombre de pairs, pris parmi les anciens et les nouveaux pairs, m’auroit d’abord paru suffire. Le ministère dont l’ordonnance du 19 août 1815 est l’ouvrage n’a peut-être pas assez vu tout ce que cette ordonnance enlevoit à la couronne. Le roi providence de la France, et qui, comme cette providence, répand les bienfaits à pleines mains, a consenti à une générosité toujours au-dessous de sa munificence : il ne s’est rien réservé de ce qu’il pouvoit donner. Et pourtant quelle source de récompenses est tarie par l’acte ministériel ! Quel noble sujet enlevé à une noble ambition ! Que n’eût point fait un pair à vie pour devenir pair héréditaire, pour constituer dans sa famille une si haute et si importante dignité !

La même ordonnance semble ôter au roi la faculté de faire à l’ave- nir des pairs à vie ; mais il y a sans doute sur ce point quelque vice de rédaction. La Charte, article 27, dit positivement : « Le roi peut nommer les pairs à vie ou les rendre héréditaires, selon sa volonté. »

CHAPITRE XIV.
SUBSTITUTIONS : QU’ELLES SONT DE L’ESSENCE DE LA PAIRIE.

Je ne répéterai point sur les honneurs et les privilèges à accorder à la pairie ce que j’ai dit dans les Réflexions politiques. J’ajouterai seulement qu’il faudra tôt ou tard rétablir pour les pairs l’usage des substitutions, par ordre de primogéniture. Passées des lois romaines dans nos anciennes lois, mais pour y maintenir d’autres principes, les substitutions entrent dans la constitution monarchique. Le retrait lignager en seroit un appendice heureux : inventé à l’époque où les fiefs devinrent héréditaires, il rattacheroit la dignité à la glèbe, et la terre noble feroit le noble plus sûrement que la volonté politique.

Stat fortuna domus, et avi numerantur avorum.

Tel est le moyen de rétablir en France des familles aristocratiques, barrières et sauvegarde du trône. Sans privilèges et sans propriétés, la pairie est un mot vide de sens, une institution qui ne remplit pas son but. Si la chambre des pairs a moins d’honneurs et de propriétés territoriales que la chambre des députés, la balance est rompue : le principe de l’aristocratie est déplacé, et va se réunir au principe démocratique dans la chambre des députés. Cette dernière chambre acquerra alors une prépondérance inévitable et dangereuse, en joignant à sa popularité naturelle l’égalité des titres et la supériorité de la fortune.

Quand et comment faut-il exécuter ce que je propose pour la chambre des pairs ? On l’apprendra du temps ; mais, quoi qu’on fasse, il faudra en venir là, ou la monarchie représentative ne se constituera pas en France.

Au reste, les séances de la chambre des pairs doivent être publiques, sinon par la loi, du moins par l’usage, comme en Angleterre. Sans cette publicité, la chambre des pairs n’a pas assez d’action sur l’opinion, et laisse encore un trop grand avantage à la chambre des députés.

L’intérêt du ministère réclame également cette publicité : l’attaque légale contre les ministres commence à la chambre des députés, et la défense a lieu dans la chambre des pairs. L’attaque est donc publique, tandis que la défense est secrète. Les principes de deux jurisprudences opposées sont donc employés dans le même procès. Il y a contradiction dans la loi et lésion pour la partie.

Quittons la chambre des pairs : venons à la chambre des députés.

CHAPITRE XV.
DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS. SES RAPPORTS AVEC LES MINISTRES.

Notre chambre des députés seroit parfaitement constituée si les lois sur les élections et sur la responsabilité des ministres étoient faites ; mais il manque encore à cette chambre la connoissance de quelques-uns de ses pouvoirs, de quelques-unes de ces vérités filles de l’expérience.

Il faut d’abord qu’elle sache se faire respecter. Elle ne doit pas souffrir que les ministres établissent en principe qu’ils sont indépendants des chambres ; qu’ils peuvent refuser de venir lorsqu’elles désireroient leur présence. En Angleterre, non-seulement les ministres sont interrogés sur des bills, mais encore sur des actes administratifs, sur des nominations, et même sur des nouvelles de gazette.

Si on laisse passer cette grande phrase, que les ministres du roi ne doivent compte qu’au roi de leur administration, on entendra bientôt par administration tout ce qu’on voudra : des ministres incapables pourront perdre la France à leur aise ; et les chambres, devenues leurs esclaves, tomberont dans l’avilissement.

Quel moyen les chambres ont-elles de se faire écouter ? Si les ministres refusent de répondre, elles en seront pour leur interpellation, compromettront leur dignité et paroîtront ridicules, comme on l’est en France quand on fait une fausse démarche.

La chambre des députés a plusieurs moyens de maintenir ses droits.

Posons donc les principes :

Les chambres ont le droit de demander tout ce qu’elles veulent aux ministres.

Les ministres doivent toujours répondre, toujours venir, quand les chambres paroissent le souhaiter.

Les ministres ne sont pas toujours obligés de donner les explications qu’on leur demande ; ils peuvent les refuser, mais en motivant ce refus sur des raisons d’État dont les chambres seront instruites quand il en sera temps. Les chambres traitées avec cet égard n’iront pas plus loin. Lorsqu’un ministre a désiré obtenir un crédit de six millions sur le grand-livre, il a donné sa parole d’honneur, et les députés n’ont pas demandé d’autres éclaircissements. Foi de gentilhomme est un vieux gage sur lequel les François trouveront toujours à emprunter.

D’ailleurs les chambres ne se mêleront jamais d’administration, ne feront jamais de demandes inquiétantes, elles n’exposeront jamais les ministres à se compromettre, si les ministres sont ce qu’ils doivent être, c’est-à-dire maîtres des chambres par le fond, et leurs serviteurs par la forme.

Quel moyen conduit à cet heureux résultat ? Le moyen le plus simple du monde : le ministère doit disposer la majorité et marcher avec elle ; sans cela, point de gouvernement.

Je sais bien que cette espèce d’autorité que les chambres exercent sur le ministère pendant les sessions rappelle à l’esprit les envahissements de l’Assemblée constituante ; mais, encore une fois, toute comparaison de ce qui est aujourd’hui à ce qui fut alors est boiteuse. L’expérience de nos temps de malheurs n’autorise point à dire que la monarchie représentative ne peut pas s’établir en France : le gouvernement qui existoit à cette époque n’étoit point la monarchie représentative fondée sur des principes naturels, par la véritable division des pouvoirs. Une assemblée unique, un roi dont le veto n’étoit pas absolu ! Qu’y a-t-il de commun entre l’ordre établi par l’Assemblée constituante et l’ordre politique fondé par la Charte ? Usons de cette Charte : si rien ne marche avec elle, alors nous pourrons affirmer que le génie françois est incompatible avec le gouvernement représentatif ; jusque là nous n’avons pas le droit de condamner ce que nous n’avons jamais eu.

CHAPITRE XVI.
QUE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS DOIT SE FAIRE RESPECTER AU DEHORS PAR LES JOURNAUX.

La chambre des députés ne doit pas permettre qu’on l’insulte collectivement dans les journaux, ou qu’on altère les discours de ses membres.

Tant que la presse sera captive, les députés ont le droit de demander compte au ministère des délits de la presse ; car dans ce cas ce sont les censeurs qui sont coupables, et les censeurs sont les agents des ministres.

Lorsque la presse deviendra libre, les députés doivent mander à la barre le libelliste, ou le faire poursuivre dans toute la rigueur des lois par-devant les tribunaux.

En attendant l’époque qui délivrera la presse de ses entraves, il seroit bon que la chambre eût à elle un journal où ses séances, correctement imprimées, deviendroient la condamnation ou la justification des gazettes ofiicielles.

Mais ce qu’il faut surtout, c’est la liberté de la presse. Que la chambre se hâte de la réclamer : je vais en donner les raisons.

CHAPITRE XVII.
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse. Voici pourquoi :

Le gouvernement représentatif s’éclaire par l’opinion publique, et est fondé sur elle. Les chambres ne peuvent connoître cette opinion si cette opinion n’a point d’organes.

Dans un gouvernement représentatif, il y a deux tribunaux : celui des chambres, où les intérêts particuliers de la nation sont jugés ; celui de la nation elle-même, qui juge en dehors les deux chambres.

Dans les discussions qui s’élèvent nécessairement entre le ministère et les chambres, comment le public connoîtra-t-il la vérité si les journaux sont sous la censure du ministère, c’est-à-dire sous l’influence d’une des parties intéressées ? Comment le ministère et les chambres connoîtront-ils l’opinion publique, qui fait la volonté générale, si cette opinion ne peut librement s’expliquer ?

CHAPITRE XVIII.
QUE LA PRESSE ENTRE LES MAINS DE LA POLICE ROMPT LA BALANCE CONSTITUTIONNELLE.

Il faut dans une monarchie constitutionnelle que le pouvoir des chambres et celui du ministère soient en harmonie. Or, si vous livrez la presse au ministère, vous lui donnez le moyen de faire pencher de son côté tout le poids de l’opinion publique et de se servir de cette opinion contre les chambres : la constitution est en péril.

CHAPITRE XIX.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Qu’arrive-t-il lorsque les journaux sont, par le moyen de la censure, entre les mains du ministère ? Les ministres font admirer dans les gazettes qui leur appartiennent tout ce qu’ils ont dit, tout ce qu’a fait, tout ce qu’a dit leur parti intra muros et extra. Si dans les journaux dont ils ne disposent pas entièrement ils ne peuvent obtenir les mêmes résultats, du moins ils peuvent forcer les rédacteurs à se taire.

J’ai vu des journaux non ministériels suspendus pour avoir loué telle ou telle opinion.

J’ai vu des discours de la chambre des députés mutilés par la censure sur l’épreuve de ces journaux.

J’ai vu apporter les défenses spéciales de parler de tel événement, de tel écrit qui pouvoit influer sur l’opinion publique d’une manière désagréable aux ministres[6].

J’ai vu destituer un censeur qui avoit souffert onze années de détention comme royaliste, pour avoir laissé passer un article en faveur des royalistes.

Enfin, comme on a senti que des ordres de la police envoyés par écrit aux bureaux des feuilles publiques pouvoient avoir des inconvénients, on a tout dernièrement supprimé cet ordre, en déclarant aux journalistes qu’ils ne recevroient plus que des injonctions verbales. Par ce moyen les preuves disparoîtront, et l’on pourra mettre sur le compte des rédacteurs des gazettes tout ce qui sera l’ouvrage des injonctions ministérielles.

C’est ainsi que l’on fait naître une fausse opinion en France, qu’on abuse celle de l’Europe ; c’est ainsi qu’il n’y a point de calomnies dont on n’ait essayé de flétrir la chambre des députés. Si l’on n’eût pas été si contradictoire et si absurde dans ces calomnies ; si, après avoir appelé les députés des aristocrates, des ultra-royalistes, des ennemis de la Charte, des jacobins blancs, on ne les avoit pas ensuite traités de démocrates, d’ennemis de la prérogative royale, de factieux, de jacobins noirs, que ne seroit-on pas parvenu à faire croire ?

Il est de toute impossibilité, il est contre tous les principes d’une monarchie représentative de livrer exclusivement la presse au ministère, de lui laisser le droit d’en disposer selon ses intérêts, ses caprices et ses passions, de lui donner moyen de couvrir ses fautes et de corrompre la vérité. Si la presse eût été libre, ceux qui ont tant attaqué les chambres auroient été traduits à leur tour au tribunal, et l’on auroit vu de quel côté se trouvoient l’habileté, la raison et la justice.

Soyons conséquents : ou renonçons au gouvernement représentatif, ou ayons la liberté de la presse : il n’y a point de constitution libre qui puisse exister avec les abus que je viens de signaler.

CHAPITRE XX.
DANGERS DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. JOURNAUX. LOIS FISCALES.

Mais la liberté de la presse a des dangers. Qui l’ignore ? Aussi cette liberté ne peut exister qu’en ayant derrière elle une loi forte, immanis lex, qui prévienne la prévarication par la ruine, la calomnie par l’infamie, les écrits séditieux par la prison, l’exil, et quelquefois par la mort : le Code a sur ce point la loi unique. C’est aux risques et périls de l’écrivain que je demande pour lui la liberté de la presse ; mais il la faut, cette liberté, ou, encore une fois, la constitution n’est qu’un jeu.

Quant aux journaux, qui sont l’arme la plus dangereuse, il est d’abord aisé d’en diminuer l’abus, en obligeant les propriétaires des feuilles périodiques, comme les notaires et autres agents publics, à fournir un cautionnement. Ce cautionnement répondroit des amendes, peine la plus juste et la plus facile à appliquer. Je le fixerois au capital que suppose la contribution directe de 1000 francs, que tout citoyen doit payer pour être élu membre de la chambre des députés. Voici ma raison :

Une gazette est une tribune : de même qu’on exige du député appelé à discuter les affaires que son intérêt, comme propriétaire, l’attache à la propriété commune, de même le journaliste qui veut s’arroger le droit de parler à la France doit être aussi un homme qui ait quelque chose à gagner à l’ordre public et à perdre au bouleversement de la société.

Vous seriez par ce moyen débarrassé de la foule des papiers publics. Les journalistes, en petit nombre, qui pourroient fournir ce cautionnement, menacés par une loi formidable, exposés à perdre la somme consignée, apprendroicnt à mesurer leurs paroles. Le danger réel disparoîtroit : l’opinion des chambres, celle du ministère et celle du public seroient connues dans toute leur vérité.

L’opinion publique doit être d’autant plus indépendante aujourd’hui que l’article 4 de la Charte est suspendu. En Angleterre, lorsque l’habeas corpus dort, la liberté de la presse veille : sœur de la liberté individuelle, elle défend celle-ci tandis que ses forces sont enchaînées et l’empêche de passer du sommeil à la mort[7].

CHAPITRE XXI.
LIBERTÉ DE LA PRESSE PAR RAPPORT AUX MINISTRES.

Les ministres seront harcelés, vexés, inquiétés par la liberté de la presse ; chacun leur donnera son avis. Entre les louanges, les conseils et les outrages, il n’y aura pas moyen de gouverner.

Des ministres véritablement constitutionnels ne demanderont jamais que pour leur épargner quelques désagréments on expose la constitution. Ils ne sacrifieront pas aux misérables intérêts de leur amour-propre la dignité de la nature humaine ; ils ne transporteront point sous la monarchie les irascibilités de l’aristocratie. « Dans l’aristocratie, dit Montesquieu, les magistrats sont de petits souverains, qui ne sont pas assez grands pour mépriser les injures. Si dans la monarchie quelque trait va contre le monarque, il est si haut que le trait n’arrive point jusqu’à lui. Un seigneur aristocratique en est percé de part en part. »

Que les ministres se persuadent bien qu’ils ne sont point des seigneurs aristocratiques. Ils sont les agents d’un roi constitutionnel dans une monarchie représentative. Les ministres habiles ne craignent point la liberté de la presse ; on les attaque, et ils survivent.

Sans doute les ministres auront contre eux des journaux, mais ils auront aussi des journaux pour eux : ils seront attaqués et défendus, comme cela arrive à Londres. Le ministère anglois se met-il en peine des plaisanteries de l’opposition et des injures du Morning Chronîcle ? Que n’a-t-on point dit, que n’a-t-on point écrit contre M. Pitt ? Sa puissance en souffrit-elle ? Sa gloire en fut-elle éclipsée ?

Que les ministres soient des hommes de talent ; qu’ils sachent mettre de leur parti le public et la majorité des chambres, et les bons écrivains entreront dans leurs rangs, et les journaux les mieux faits et les plus répandus les soutiendront. Ils seront cent fois plus forts, car ils marcheront alors avec l’opinion générale. Quand ils ne voudront plus se tenir dans l’exception et contrarier l’esprit des choses, ils n’auront rien à craindre de ce que l’humeur pourra leur dire. Enfin tout n’est pas fait dans un gouvernement pour des ministres : il faut vouloir ce qui est de la nature des institutions sous lesquelles on vit, et, encore une fois, il n’y a pas de liberté constitutionnelle sans liberté de la presse.

Une dernière considération importante pour les ministres, c’est que la liberté de la presse les dégagera d’une responsabilité fâcheuse envers les gouvernements étrangers. Ils ne seront plus importunés de toutes ces notes diplomatiques que leur attirent l’ignorance des censeurs et la légèreté des journaux, et, n’étant plus forcés d’y céder, ils ne compromettront plus la dignité de la France.

CHAPITRE XXII.
LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS NE DOIT PAS FAIRE LE BUDGET.

La chambre des députés connoîtra donc ses droits et sa dignité ; elle demandera donc le plus tôt possible la liberté de la presse : voilà ce qu’elle doit faire. Voici ce qu’elle ne doit pas faire : elle ne doit pas faire un budget. La formation d’un budget appartient essentiellement à la prérogative royale.

Si le budget que les ministres présentent à la chambre des députés n’est pas bon, elle le rejette.

S’il est bon seulement par parties, elle l’accepte par parties ; mais il faut qu’elle se garde de jamais remplacer elle-même les impôts non consentis par des impôts de sa façon, ni de substituer au système de finances ministériel sou propre système de finances ; voici pourquoi :

Elle se compromet. Le ministre restant est l’exécuteur de ce nouveau budget ; il a à venger son amour-propre, à justifier son œuvre. Dès lors, ennemi secret de la chambre, ce ne seroit que par une vertu extraordinaire qu’il pourroit mettre du zèle à seconder un plan qui a cessé d’être le sien : il est plus naturel de supposer qu’il l’entravera et le fera manquer dans les points les plus essentiels. Puis, à la prochaine session, il viendra, d’un air modestement triomphant, annoncer à la chambre qu’elle avoit fait un excellent budget, mais que malheureusement il n’a pas réussi.

Qu’est-ce que les députés répondront ? Notre budget, diront-ils, n’étoit peut-être pas excellent, mais il étoit meilleur que le vôtre. Soit, répliquera le ministre ; mais il y a un déficit : vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes, et n’avez rien à me reprocher.

Règle générale : le budget doit être fait par le ministère, et non par la chambre des députés, qui est le juge de ce budget. Or, si elle fait le budget, elle ne peut demander compte de son propre ouvrage, et le ministère cesse d’être responsable dans la partie la plus importante de l’administration : ainsi les éléments de la constitution sont déplacés.

Mais ces déviations de la ligne constitutionnelle, ces agitations, ces efforts, proviennent, comme tout le reste, dans la dernière session, de la lutte du ministère contre la majorité. Que le ministère consente à retourner aux principes, et le budget, convenu d’avance entre lui et la majorité, passera sans altercation : les choses reprendront leur cours naturel, et l’on sera étonné du silence avec lequel les affaires marcheront en France.

Soit dit ainsi de la prérogative royale, de la chambre des pairs, de la chambre des députés : parlons du ministère.

CHAPITRE XXIII.
DU MINISTÈRE SOUS LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE.
CE QU’IL PRODUIT D’AVANTAGEUX.
SES CHANGEMENTS FORCÉS.

Un avantage incalculable de la monarchie représentative, c’est d’amener les hommes les plus habiles à la tête des affaires, de créer une hérédité forcée de lumières et de talents[8].

La raison en est sensible. Avec des chambres, un ministère foible ne peut se soutenir ; ses fautes, rappelées à la tribune, répétées dans les journaux, livrées à l’opinion publique, amènent en peu de temps sa chute.

Je ne cherche donc point dans un gouvernement représentatif de causes trop privées aux changements des ministres. Quand ces changements sont fréquents, c’est tout simplement que ces ministres ont embrassé de faux systèmes, méconnu l’esprit public, ou qu’ils ont été incapables de supporter le poids des affaires.

Sous une monarchie absolue on peut s’effrayer de la succession rapide des ministres, parce que ces révolutions peuvent annoncer un défaut de discernement dans le prince ou une suite d’intrigues de cour.

Sous une monarchie constitutionnelle les ministres peuvent et doivent changer jusqu’à ce qu’on ait trouvé les hommes de la chose, jusqu’à ce que les chambres et l’opinion aient fait sortir l’habileté des rangs où elle se tenoit cachée. Ce sont des eaux qui cherchent à prendre leur niveau ; c’est un équilibre qui veut s’établir.

Il y aura donc changement tant que l’harmonie ne sera pas exactement établie entre les chambres et le ministère.

CHAPITRE XXIV.
LE MINISTÈRE DOIT SORTIR DE L’OPINION PUBLIQUE ET DE LA MAJORITÉ DES CHAMBRES.

Il suit de là que sous la monarchie constitutionnelle c’est l’opinion publique qui est la source et le principe du ministère, principium et fons ; et par une conséquence qui dérive de celle-ci le ministère doit sortir de la majorité de la chambre des députés, puisque les députés sont les principaux organes de l’opinion populaire.

C’est assez dire aussi que les ministres doivent être membres des chambres, parce que représentant alors une partie de l’opinion publique, ils entrent mieux dans le sens de cette opinion et sont portés par elle à leur tour. Ensuite le ministre député se pénètre de l’esprit de la chambre, laquelle s’attache à lui par une réciprocité de bienveillance et de patronage.

CHAPITRE XXV.
FORMATION DU MINISTÈRE : QU’IL DOIT ÊTRE UN.
CE QUE SIGNIFIE l’UNITÉ MINISTÉRIELLE.

Le ministère une fois formé doit être un[9]. Cela ne veut pas dire que la différence d’opinions politiques dans des hommes de mérite, lorsqu’ils sont encore isolés, soit un obstacle à leur réunion dans un ministère. Ils peuvent y entrer par ce qu’on appelle en Angleterre une coalition[10], convenant d’abord entre eux d’un système général, faisant chacun les sacrifices commandés par l’opinion et la position des affaires. Mais une fois assis au timon de l’État, ils ne doivent plus gouverner que dans un même esprit.

L’unité du ministère ne veut pas dire encore que la couronne ne puisse changer quelques membres du conseil sans changer les autres : il suffit que les membres entrants forment un système homogène d’administration avec les membres restants. En Angleterre, il y a assez fréquemment des mutations partielles dans le ministère ; et la totalité ne tombe que quand le premier ministre s’en va.

CHAPITRE XXVI.
QUE LE MINISTÈRE DOIT ÊTRE NOMBREUX.

Le ministère doit être composé d’un plus grand nombre de membres responsables qu’il ne l’est aujourd’hui : il y a tel ministère dont le travail surpasse physiquement les forces d’un homme.

On gagne à augmenter le conseil responsable : 1o de diviser le travail et de multiplier les moyens ; 2o d’augmenter le nombre des amis et des défenseurs du ministère dans les chambres et hors des chambres ; 3o de diminuer autour du ministère les intrigues des hommes qui prétendent au ministère, en satisfaisant un plus grand nombre d’ambitions.

CHAPITRE XXVII.
QUALITÉS NÉCESSAIRES D’UN MINISTRE SOUS LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE.

Ce qui convient à un ministre sous une monarchie constitutionnelle, c’est d’abord la facilité pour la parole : non qu’il ait besoin de cette grande et notable éloquence, compagne de séditions, pleine de désobéissance, téméraire et arrogante, n’étant à tolérer aux cités bien constituées[11] ; non qu’on ne puisse être un homme très-médiocre avec un certain talent de tribune ; mais il faut au moins que le ministre puisse dire juste, exposer avec propriété ce qu’il veut, répondre à une objection, faire un résumé clair, sans déclamation, sans verbiage. Cela s’apprend, comme toute chose, par l’usage.

Ce ministre aura du liant dans le caractère, de la perspicacité pour juger les hommes, de l’adresse pour manier leurs intérêts. Toutefois il faut qu’il soit ferme, résolu, arrêté dans ses plans, que l’on doit connoître pour les suivre et pour s’attacher à son système. Sans cette fermeté il n’auroit aucun partisan : personne n’est de l’avis de celui qui est de l’avis de tout le monde.

CHAPITRE XXVIII.
QUI DÉCOULE DU PRÉCÉDENT.

Un tel ministre aura assez d’esprit pour bien connoître celui des chambres, et toutes les chambres n’ont pas la même humeur, la même allure.

Aujourd’hui, par exemple, la chambre des députés est une chambre pleine de délicatesse : vous la cabreriez à la moindre mesure qui lui paroîtroit blesser la justice ou l’honneur. Ne croyez pas gagner quelque chose en engageant dans vos systèmes ses chefs et ses orateurs, elle les abandonneroit : la majorité ne changeroit pas, parce que son opposition est une opposition de conscience, et non une affaire de parti. Mais prenez cette chambre par la loyauté, parlez-lui de Dieu, du roi, de la France ; au lieu de la calomnier, montrez-lui de la considération et de l’estime, vous lui ferez faire des miracles. Le comble de la maladresse seroit de prétendre la mener où vous désirez en lui débitant des maximes qu’elle repousse.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire de lui faire adopter quelque mesure dans le sens de ce que vous appelez les intérêts révolutionnaires, gardez-vous de lui faire l’apologie de ces intérêts : dites qu’une fatale nécessité vous presse ; que le salut de la patrie exige ces nouveaux sacrifices ; que vous en gémissez ; que cela vous paroît affreux ; que cela finira. Si la chambre vous croit sincère dans votre langage, vous réussirez peut-être. Si vous allez, au contraire, lui déclarer que rien n’est plus juste que ce que vous lui proposez, qu’on ne sauroit trop donner de gages à la révolution, vous remporterez votre loi.

Un ministre anglois est plus heureux, sa tâche est moins difficile : chacun va droit au fait à Londres, pour son intérêt, pour son parti. En France, les places données ou promises ne sont pas tout. L’opposition ne se compose pas des mêmes éléments[12]. Une politesse vous gagnera ce qu’une place ne vous obtiendroit pas ; une louange vous acquerra ce que vous n’achèteriez pas par la fortune. Sachez encore et converser et vivre : la force d’un ministre françois n’est pas seulement dans son cabinet : elle est aussi dans son salon.

CHAPITRE XXIX.
QUEL HOMME NE PEUT JAMAIS ÊTRE MINISTRE SOUS LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE.

Partout où il y a une tribune publique, quiconque peut être exposé à des reproches d’une certaine nature ne peut être placé à la tête du gouvernement. Il y a tel discours, tel mot, qui obligeroit un pareil ministre à donner sa démission en sortant de la chambre. C’est cette impossibilité résultant du principe libre des gouvernements représentatifs que l’on ne sentit pas lorsque toutes les illusions se réunirent, comme je le dirai bientôt, pour porter un homme fameux au ministère, malgré la répugnance trop fondée de la couronne. L’élévation de cet homme devoit produire l’une de ces deux choses : ou l’abolition de la Charte, ou la chute du ministère à l’ouverture de la session. Se représente-t-on le ministre dont je veux parler écoutant à la chambre des députés la discussion sur les catégories, sur le 21 janvier, pouvant être apostrophé à chaque instant par quelque député de Lyon, et toujours menacé du terrible tu es ille vir ! Les hommes de cette sorte ne peuvent être employés ostensiblement qu’avec les muets du sérail de Bajazet ou les muets du corps législatif de Buonaparte.

CHAPITRE XXX.
DU MINISTÈRE DE LA POLICE. QU’IL EST INCOMPATIBLE AVEC UNE CONSTITUTION LIBRE.

Comme il y a des ministres qui ne peuvent l’être sous une monarchie constitutionnelle, il y a des ministères qui ne sauroient exister dans cette sorte de monarchie : c’est indiquer la police générale.

Si la Charte, qui fonde la liberté individuelle, est suivie, la police générale est sans action et sans but.

Si la liberté individuelle est suspendue par une loi transitoire, on n’a pas besoin de la police générale pour exécuter la loi.

En effet, si les droits de la liberté constitutionnelle sont dans toute leur plénitude, et que néanmoins la police générale se permette les actes arbitraires qui sont de sa nature, tels que suppressions d’ouvrages, visites domiciliaires, arrestations, emprisonnements, exils, la Charte est anéantie.

La police n’usera pas de cet arbitraire : eh bien, elle est inutile.

La police générale est une police politique ; elle tend à étouffer l’opinion ou à l’altérer : elle frappe donc au cœur le gouvernement représentatif. Inconnue sous l’ancien régime, incompatible avec le nouveau, c’est un monstre né dans la fange révolutionnaire, de l’accouplement de l’anarchie et du despotisme.

CHAPITRE XXXI.
QU’UN MINISTRE DE LA POLICE GÉNÉRALE DANS UNE CHAMBRE DES DÉPUTÉS N’EST PAS À SA PLACE.

Voyez un ministre de la police générale dans une chambre de députés : qu’y fait-il ? il fait des lois pour les violer, des règlements de mœurs pour les enfreindre. Comment peut-il sans dérision parler de la liberté, lui qui en descendant de la tribune peut faire arrêter illégalement un citoyen ? Comment s’exprimera-t-il sur le budget, lui qui lève des impôts arbitraires ? Quel représentant d’un peuple que celui-là qui donneroit nécessairement une boule noire contre toute loi tendant à supprimer les établissements de jeu, à fermer les lieux de débauche, parce que ce sont les égouts où la police puise ses trésors ! Enfin, les opinions seront-elles indépendantes en présence d’un ministre qui ne les écoute que pour connoître l’homme qu’il faut un jour dénoncer, frapper ou corrompre ? C’est le devoir de sa place. Nous prétendons établir parmi nous un gouvernement constitutionnel, et nous ne nous apercevons seulement pas que nous voulons y faire entrer jusqu’aux institutions de Buonaparte.

CHAPITRE XXXII.
IMPÔTS LEVÉS PAR LA POLICE.

J’ai dit que la police levoit des impôts qui ne sont pas compris dans le budget. Ces impôts sont au nombre de deux : taxe sur les jeux[13], taxe sur les journaux.

La ferme des jeux rapporte plus ou moins : elle s’élève aujourd’hui au-dessus de cinq millions.

La contribution levée sur les journaux, pour être moins odieuse, n’en est pas moins arbitraire.

La Charte dit, article 47 : La chambre des députés reçoit toutes les propositions d’impôts. Article 48 : Aucun impôt ne peut être établi ni perçu s’il n’a été consenti par les deux chambres et sanctionné par le roi.

Je ne suis pas assez ignorant des affaires humaines pour ne pas savoir que les maisons de jeu ont été tolérées dans les sociétés modernes. Mais quelle différence entre la tolérance et la protection, entre les obscures rétributions données à quelques commis sous la monarchie absolue, et un budget de cinq ou six millions levés arbitrairement par un ministre qui n’en rend point compte, et sous une monarchie constitutionnelle !

CHAPITRE XXXIII.
AUTRES ACTES INCONSTITUTIONNELS DE LA POLICE.

La police se mêle des impôts : elle tombe comme concussionnaire sous l’article 56 de la Charte ; mais de quoi ne se mêle-t-elle pas ? Elle intervient en matière criminelle : elle attaque les premiers principes de l’ordre judiciaire, comme nous venons de voir qu’elle viole le premier principe de l’ordre politique.

À l’article 64 de la Charte, on lit ces mots : Les débats seront publics en matière criminelle, à moins que cette publicité ne soit dangereuse pour l’ordre et les mœurs, et dans ce cas le tribunal le déclare par un jugement.

Si quelques-uns des agents de la police se trouvent mêlés dans une affaire criminelle comme complices volontaires, afin de pouvoir devenir délateurs ; si dans l’instruction du procès les accusés relèvent cette double turpitude qui tend à les excuser en affoiblissant les dépositions d’un témoin odieux, la police défend aux journaux de parler de cette partie des débats. Ainsi l’entiére publicité n’existe que pour l’accusé, et n’existe pas pour l’accusateur ; ainsi l’opinion, que la loi a voulu appeler au secours de la conscience du juré, se tait sur le point le plus essentiel ; ainsi la plus grande partie du public ignore si le criminel est la victime de ses propres complots ou s’il est simplement tombé dans un piège tendu à ses passions et à sa foiblesse. Et nous prétendons avoir une Charte ! et voilà comme nous la suivons !

CHAPITRE XXXIV.
QUE LA POLICE GÉNÉRALE N’EST D’AUCUNE UTILITÉ.

Il faudroit certes que la police générale rendît de grands services sous d’autres rapports pour racheter des inconvénients d’une telle nature ; et néanmoins à l’examen des faits on voit que cette police est inutile. Quelle conspiration importante a-t-elle jamais découverte, même sous Buonaparte ? Elle laissa faire le 3 nivôse ; elle laissa Mallet conduire MM. Pasquier et Savary, c’est-à-dire la police même, à La Force. Sous le roi elle a permis pendant dix mois à une vaste conspiration de se former autour du trône : elle ne voyoit rien, elle ne savoit rien. Les paquets de Napoléon voyageoient publiquement par la poste, les courriers étoient à lui ; les frères Lallemand marchoient avec armes et bagages ; le Nain Jaune parloit des plume de Cannes ; l’usurpateur venoit de débarquer dans ce port, et la police ignoroit tout. Depuis le retour du roi tout un département s’est rempli d’armes, des paysans se sont formés en corps et ont marché contre une ville ; et la police générale n’a rien empêché, rien trouvé, rien su, rien prévu. Les découvertes les plus importantes ont été dues à des polices particulières, au hasard, à la bonne volonté de quelques zélés citoyens. La police générale se plaint de ces polices particulières ; elle a raison, mais c’est son inutilité et la crainte même qu’elle inspire qui les ont fait naître ; car si elle ne sauve pas l’État, elle a du moins tous les moyens de le perdre.

CHAPITRE XXXV.
QUE LA POLICE GÉNÉRALE, INCONSTITUTIONNELLE ET INUTILE, EST DE PLUS TRÈS-DANGEREUSE.

Incompatible avec le gouvernement constitutionnel, insuffisante pour arrêter les complots, lors même qu’elle ne trahit pas, que sera-ce si vous supposez la police infidèle ? Et ce qu’il y a d’incroyable et de prouvé, c’est qu’elle peut être infidèle sans que son chef le soit lui-même.

Les secrets du gouvernement sont entre les mains de la police ; elle connoît les parties foibles et le point où l’on peut attaquer. Un ordre sorti de ses bureaux suffit pour enchaîner toutes les forces légales ; elle pourroit même faire arrêter toutes les autorités civiles et militaires, puisque l’article 4 de la Charte est légalement suspendu. Sous sa protection les malveillants travaillent en sûreté, préparent leurs moyens, sont instruits du moment favorable. Tandis qu’elle endort le gouvernement, elle peut avertir les vrais conspirateurs de tout ce qu’il est important qu’ils sachent. Elle correspond sans danger sous le sceau inviolable de son ministère, et par la multitude de ses invisibles agents elle établit une communication depuis le cabinet du roi jusqu’au bouge du fédéré.

Ajoutez que les hommes consacrés à la police sont ordinairement des hommes peu estimables, quelques-uns d’entre eux des hommes capables de tout. Que penser d’un ministère où l’on est obligé de se servir d’un infâme tel que Perlet ? Il n’est que trop probable que Perlet n’est pas le seul de son espèce. Comment donc, encore une fois, souffrir un tel foyer de despotisme, un tel amas de pourriture au milieu d’une monarchie constitutionnelle ? Comment, dans un pays où tout doit marcher par les lois établir une administration dont la nature est de les violer toutes ? Comment laisser une puissance sans bornes entre les mains d’un ministre que ses rapports forcés avec ce qu’il y a de plus vil dans l’espèce humaine doivent disposer à profiter de la corruption et à abuser du pouvoir ?

Que faut-il pour que la police soit habile ? Il faut qu’elle paye le domestique afin qu’il vende son maître ; qu’elle séduise le fils afin qu’il trahisse son père ; qu’elle tende des pièges à l’amitié, à l’innocence. Si la fidélité se tait, un ministre de la police est obligé de la persécuter pour le silence même qu’elle s’obstine à garder, pour qu’elle n’aille pas révéler la honte des demandes qu’on lui a faites. Récompenser le crime, punir la vertu, c’est toute la police.

Le ministre de la police est d’autant plus redoutable, que son pouvoir entre dans les attributions de tous les autres ministres, ou plutôt qu’il est le ministre unique. N’est-ce pas un roi qu’un homme qui dispose de la gendarmerie de la France, qui lève des impôts, perçoit une somme de sept à huit millions dont il ne rend pas compte aux chambres ? Ainsi tout ce qui échappe aux pièges de la police vient tomber devant son or et se soumettre à ses pensions. Si elle médite quelque trahison, si tous ses moyens ne sont pas encore prêts, si elle craint d’être découverte avant l’heure marquée, pour détourner le soupçon, pour donner une preuve de son affreuse fidélité, elle invente une conspiration, immole à son crédit quelques misérables, sous les pas desquels elle sait ouvrir un abîme.

Les Athéniens attaquèrent les nobles de Corcyre, qui, chassés par la faction populaire, s’étoient réfugiés sur le mont Istoni. Les bannis capitulèrent, et convinrent de s’abandonner au jugement du peuple d’Athènes ; mais il fut convenu que si l’un d’eux cherchoit, à s’échapper, le traité seroit annulé pour tous. Des généraux athéniens devoient partir pour la Sicile ; ils ne se soucioient pas que d’autres eussent l’honneur de conduire à Athènes leurs malheureux prisonniers. De concert avec la faction populaire, ils engagèrent secrètement quelques nobles à prendre la fuite, et les arrêtèrent au moment même où ils montoient sur un vaisseau. La convention fut rompue, les bannis livrés aux Corcyréens, et égorgés[14].

CHAPITRE XXXVI.
MOYEN DE DIMINUER LE DANGER DE LA POLICE GÉNÉRALE SI ELLE EST CONSERVÉE.

Mais il ne faut donc pas de police ? Si c’est un mal nécessaire, il y a un moyen de diminuer le danger de ce mal.

La police générale doit être remise aux magistrats et émaner immédiatement de la loi. Le ministre de la justice, les procureurs généraux et les procureurs du roi sont les agents naturels de la police générale. Un lieutenant de police à Paris complétera le système légal. Les renseignements qui surviendront par les préfets iront directement au ministre de l’intérieur, qui les communiquera à celui de la justice. Les préfets ne seront plus obligés d’entretenir une double correspondance avec le département de la police et le département de l’intérieur : s’ils ne rapportent pas les mêmes faits aux deux ministres, c’est du temps perdu ; s’ils mandent des choses différentes ou s’ils présentent ces choses sous divers points de vue, selon les principes divers des deux ministres, c’est un grand mal.

C’est assez parler du ministère de la police en particulier : revenons au ministère en général.

CHAPITRE XXXVII.
PRINCIPES QUE TOUT MINISTRE CONSTITUTIONNEL DOIT ADOPTER.

Quels sont les principes généraux d’après lesquels doivent agir les ministres ?

Le premier, et le plus nécessaire de tous, c’est d’adopter franchement l’ordre politique dans lequel on est placé et de n’en point contrarier la marche, d’en supporter les inconvénients.

Ainsi, par exemple, si les formes constitutionnelles obligent, dans de certains détails, à de certaines longueurs, il ne faut point s’impatienter.

Si l’on est obligé de ménager les chambres, de leur parler avec égard, de se rendre à leurs invitations, il ne faut pas affecter une hauteur déplacée.

Si l’on dit quelque chose de dur à un ministre à la tribune, il ne faut pas jeter tout là et s’imaginer que l’État est en danger.

Si dans un discours il est échappé à un pair, à un député, des expressions étranges, s’il a énoncé des principes inconstitutionnels, il ne faut pas croire qu’il y ait une conspiration secrète contre la Charte, que tout va se perdre, que tout est perdu. Ce sont les inconvénients de la tribune, ils sont sans remède. Lorsque six à sept cents hommes ont le droit de parler, que tout un peuple a celui d’écrire, il faut se résigner à entendre et à lire bien des sottises. Se fâcher contre tout cela seroit d’une pauvre tête ou d’un enfant.

CHAPITRE XXXVIII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Le ministère, accoutumé à voir nos dernières constitutions marcher toujours avec l’impiété et s’appuyer sur les doctrines les plus funestes, a cru mal à propos qu’on en vouloit à la Charte lorsqu’en parlant de cette Charte on a aussi parlé de morale et de religion. Comme si la liberté et la religion étoient incompatibles ! comme si toute idée généreuse en politique ne pouvoit pas s’allier avec le respect que l’on doit aux principes de la justice et de la vérité ! Est-ce donc se jeter dans les réactions que de blâmer ce qui est blâmable, que de vouloir réparer tout ce qui n’est pas irréparable ?

Prenons bien garde à ce qu’on appelle des réactions ; distinguons-en de deux sortes. Il y a des réactions physiques et des réactions morales. Toute réaction physique, c’est-à-dire toute voie de fait, doit être réprimée : le ministère sur ce point ne sera jamais assez sévère. Mais comment pourroit-il prévenir les réactions morales ? Comment empêcheroit-il l’opinion de flétrir toute action qui mérite de l’être ? Non-seulement il ne le peut pas, mais il ne le doit pas ; et les discours qui attaquent les mauvaises doctrines, rétablissent les droits de la justice, louent la vertu malheureuse, applaudissent à la fidélité méconnue, sont aussi utiles à la liberté qu’au rétablissement de la monarchie.

Et à qui prétend-on persuader, d’ailleurs, que les hommes de la révolution sont plus favorables à la Charte que les royalistes ? Ces hommes, qui ont professé les plus fiers sentiments de la liberté sous la république, la soumission la plus abjecte sous le despotisme, ne trouvent-ils pas dans la Charte deux choses qui sont antipathiques à leur double opinion : un roi, comme républicains ; une constitution libre, comme esclaves ?

Le ministère croit-il encore la Charte plus en sûreté quand elle est défendue par les disciples d’une école dont je parlerai bientôt ? Cette école professe hautement la doctrine que les deux chambres ne doivent être qu’un conseil passif, qu’il n’y a point de représentation nationale, qu’on peut tout faire avec des ordonnances. Les royalistes ont défendu les vrais principes de la liberté dans les questions diverses qui se sont présentées (notamment dans la loi sur les élections), tandis que la doctrine de la passive obéissance a été prêchée par les hommes qui ont bouleversé la France au nom de la liberté.

Si des ministres pensent donc que sous l’empire d’une constitution où la parole est libre ils n’entendront pas des opinions de toutes les sortes, s’ils prennent ces opinions solitaires pour des indications d’une opinion générale ou d’un dessein prémédité, ils n’ont aucune idée de la nature du gouvernement représentatif : ils seront conduits à d’étranges folies en agissant d’après leur humeur et leurs suppositions. La règle dans ce cas est de peser les résultats et les faits. Un homme d’État ne considère que la fin ; il ne s’embarrasse pas si la chose qu’il désiroit, et qui étoit bonne, a été produite par les passions ou par la raison, par le calcul ou par le hasard. Si vous sortez des faits en politique, vous vous perdez sans retour.

CHAPITRE XXXIX.
QUE LE MINISTÈRE DOIT CONDUIRE OU SUIVRE LA MAJORITÉ.

Les ministres doivent, en administration, suivre l’opinion publique, qui leur est marquée par l’esprit de la chambre des députés. Cet esprit peut très-bien n’être pas le leur, ils pourroient très-bien préférer un système qui seroit plus dans leurs goûts, leurs penchants, leurs habitudes ; mais il faut qu’ils changent l’esprit de la majorité ou qu’ils s’y soumettent. On ne gouverne point hors la majorité.

Je dirai ailleurs comment on est arrivé à cette hérésie politique, que le ministère peut marcher avec la minorité ; cette hérésie fut inventée en désespoir de cause, pour justifier de faux systèmes et des opinions imprudemment avancées.

Si l’on dit que les ministres peuvent toujours demeurer en place malgré la majorité, parce que cette majorité ne peut pas physiquement les prendre par le manteau et les mettre dehors, cela est vrai. Mais si c’est garder sa place que de recevoir tous les jours des humiliations, que de s’entendre dire les choses les plus désagréables, que de n’être jamais sûr qu’une loi passera, tout ce que je sais alors, c’est que le ministre reste et que le gouvernement s’en va.

Point de milieu dans une constitution de la nature de la nôtre : il faut que le ministère mène la majorité ou qu’il la suive. S’il ne peut ou ne veut prendre ni l’un ni l’autre de ces partis, il faut qu’il chasse la chambre ou qu’il s’en aille : mais aujourd’hui c’est à lui de voir s’il se sent le courage d’exposer, même éventuellement, sa patrie pour garder sa place ; c’est à lui de calculer en outre s’il est de force à frapper un coup d’État, s’il n’a rien à craindre aux élections pour la tranquillité du pays ; s’il a le pouvoir de déterminer ces élections dans le sens qu’il désire, ou si, n’étant pas sûr du triomphe, il ne vaut pas mieux ou se retirer ou revenir aux opinions de la majorité.

Dans ce dernier cas, se décider promptement est chose nécessaire ; car il n’est pas clair qu’une majorité trop longtemps aigrie et contrariée consentît à marcher avec le ministère quand il plairoit à celui-ci de rentrer dans la majorité.

CHAPITRE XL.
QUE LES MINISTRES DOIVENT TOUJOURS ALLER AUX CHAMBRES.

Autre hérésie : un ministre, dit-on, n’est pas obligé de suivre aux chambres ses projets de loi ; il peut très-bien se dispenser d’y venir.

C’est le même principe qui fait dire aussi qu’un ministre n’est point obligé de donner des éclaircissements que les chambres pourroient désirer ; qu’il ne doit compte de rien qu’au roi, etc.[15].

Tout cela est insoutenable et contraire à la nature du gouvernement représentatif. Si un ministre ne daigne pas défendre le projet de loi qu’il a apporté, comment ses amis le défendroient-ils ? Est-ce avec du dédain et de l’humeur que l’on traite les affaires ? Pourquoi est-on ministre, si ce n’est pour remplir les devoirs d’un ministre ?

Et qu’ont donc les ministres de plus important à faire que de paroître aux chambres et d’y discuter les lois ? Quoi ! ils trouveront plus utile de traiter dans leur cabinet quelques détails d’administration que de veiller aux grandes mesures qui doivent mettre en mouvement tout un peuple !

Si les chambres, à leur tour, alloient suivre la même méthode et ne vouloir pas s’occuper des projets de loi qu’on leur auroit apportés, que deviendroit le gouvernement ?

Suivez la dictée du bon sens et les routes battues, revenez à la majorité, vous n’aurez plus de répugnance à vous rendre à des assemblées où vous serez toujours sûrs de triompher, où vous n’aurez à recueillir que des choses agréables.

Les faux systèmes gâtent et perdent tout.



DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.
QUE DEPUIS LA RESTAURATION UNE MÊME ERREUR A ÉTÉ SUIVIE PAR LES TROIS MINISTÈRES.

Mais qu’entends-je par de faux systèmes en administration ? J’entends tout ce qui est contraire au principe des institutions établies, tout ce qui fait qu’une chose doit inévitablement se détruire.

Eh bien, depuis la restauration, une grande et fatale erreur a été constamment suivie : les ministères qui se sont succédé ont marché sur les mêmes traces, avec les seules différences que les caractères particuliers des ministres apportent dans les affaires publiques, et avec les lenteurs plus ou moins grandes produites par la résistance courageuse de la minorité dans les ministères.

Avant de passer à l’examen de ces systèmes, il est nécessaire de dire quelque chose de la composition et de l’esprit des trois ministères par qui ces systèmes ont été si malheureusement établis.

CHAPITRE II.
DU PREMIER MINISTÈRE. SON ESPRIT.

Lorsqu’en 1814 le ministre des affaires étrangères fut parti pour Vienne, il laissa derrière lui une administration polie, spirituelle, mais incapable de travail, portant dans les affaires, pour lesquelles elle n’était point faite, cette humeur que nous ressentons lorsque notre secret se découvre et que notre réputation nous échappe.

Quand on en est venu à ce point, on est bien près de se précipiter dans les faux systèmes. Effrayé de l’habileté que demande la direc- tion d’un gouvernement représentatif, incapable de concevoir une vraie liberté, aigri contre une sorte d’opposition que les principes constitutionnels font naître à chaque pas, manquant de force ou d’adresse pour conduire les choses et se sentant entraîné par elles, on finit par ne vouloir plus les gouverner. Alors on s’en prend à tout ce qui n’est pas soi, à la nature des institutions, aux corps, aux individus, du mécompte qu’on éprouve, et, croyant faire une excellente critique de ce que l’on a, lorsqu’on ne fait que montrer sa foiblesse, on laisse périr la France au nom de la Charte.

C’est ce qui arriva au premier ministère. Il ne demanda aucune loi répressive, hors la mauvaise loi contre la liberté de la presse ; il ne songea à se garantir d’aucun danger, et lorsqu’on lui disoit de prendre telle ou telle mesure, il répondoit : La Charte s’y oppose. Le ministère se divisa et s’affoiblit encore par cette division.

On vit éclore dans la majorité du ministère cette opinion développée depuis dans l’école, que les chambres ne sont qu’un conseil assemblé par le roi, qu’il n’y a point de gouvernement représentatif, que toutes ces comparaisons de la France et de l’Angleterre sont ridicules, qu’on peut très-bien se passer de lois et gouverner avec des ordonnances.

Les buonapartistes s’arrangèrent parfaitement de ce commentaire de la Charte : il étoit au moins impolitique, par conséquent il pouvoit amener une catastrophe, et ils ne demandoient pas mieux. Si cette application des principes constitutionnels ne produisoit pas une crise, elle conduisoit au despotisme, et, malgré leur premier amour pour la liberté, le despotisme est fort du goût de nos fiers républicains. Ainsi tout étoit à merveille.

Quand on a assez de lumières pour s’apercevoir qu’on se trompe et trop de vanité pour en convenir, au lieu de retourner en arrière, on s’enfonce dans ses propres erreurs. C’est la marche et la consolation de l’orgueil. L’esprit du ministère s’exaspéra. Lorsqu’on alloit se plaindre d’un mauvais choix ou proposer un royaliste, on répondoit : « Nous irions chercher partout un buonapartiste habile pour le placer, s’il vouloit l’être. » Les buonapartistes n’ont pas manqué, et Buonaparte est revenu. Peu à peu il fut reconnu qu’aucun homme n’avoit de talent s’il n’avoit servi la révolution ; et cette doctrine, transmise soigneusement de ministère en ministère, est devenue aujourd’hui un article de foi.

Et pourtant la majorité du ministère qui fonda cette doctrine comptoit parmi ses membres d’excellents royalistes connus par leurs généreux efforts contre la révolution, des hommes d’une conduite pure, d’un caractère désintéressé, et qui n’avoient fléchi le genou devant aucune idole. Ainsi la sentence qu’ils avoient portée retomboit sur eux ; car, s’étant tenus noblement à l’écart dans les temps de bassesse, ils se déclaroient par leur propre système incapables d’être ministres : il est vrai que leur exemple a justifié leur doctrine.

Au reste, rien n’est plus commun que de voir la vanité blessée embrasser, contre son propre intérêt, les plus étranges opinions. Quiconque aujourd’hui, par exemple, fait une faute passe aussitôt dans le système révolutionnaire. Les amours-propres humiliés se donnent rendez-vous sous ce grand abri de tous les crimes et de toutes les folies : là se rencontrent la plupart des hommes qui se sont mêlés plus ou moins des affaires de France depuis 1789 jusqu’à 1816. Différents, sans doute, par une foule de rapports, ils se touchent du moins dans ce point : mécontents d’eux-mêmes et des autres, ils mettent en commun les remords de la médiocrité et ceux du crime.

CHAPITRE III.
ACTES DU PREMIER MINISTÈRE.

Ce ministère étoit pourtant trop spirituel pour prétendre marcher sans la majorité : il l’eut, et n’en profita pas. Une seule loi importante, la loi sur la liberté de la presse, fut proposée. On ne donna que des motifs puérils pour engager les chambres à la supprimer ; il ne fut question que de l’honneur des femmes, des insultes au pouvoir (c’est-à-dire aux ministres) ; mais des raisons générales et constitutionnelles, point. Étoient-ce, en effet, des raisons dignes seulement d’être examinées pour ceux qui ne voient dans les deux chambres qu’un conseil passif sans action et sans droit ? Au reste, la loi ne réprimoit rien, et donnoit au gouvernement l’apparence de l’arbitraire, en laissant tout empire à la licence.

Quant aux ordonnances, il n’y en eut qu’une remarquable, et, au lieu de régler l’éducation, elle la bouleversa.

Les chambres eurent alors l’avantage des bonnes propositions opposées aux mauvais projets de loi. La seule vue vraiment grande et politique autant qu’elle est juste et généreuse, présentée dans la session de 1814, appartient à un maréchal de France.

Le premier ministère fut emporté par la tempête qu’il avoit laissée se former, et cette tempête fut sur le point d’emporter la France.

CHAPITRE IV.
DU SECOND MINISTÈRE. SA FORMATION.

Le principal ministre du premier ministère fut porté d’un commun accord à la tête du second. La plus belle carrière s’ouvroit devant lui ; il pouvoit achever son ouvrage et consolider le trône qu’il avoit puissamment contribué à relever. Il lui suffisoit de bien sentir sa position, de renoncer franchement à la révolution et aux révolutionnaires, d’embrasser avec franchise la monarchie constitutionnelle, mais en l’assoyant sur les bases de la religion, de la morale et de la justice ; en lui donnant pour guides des hommes irréprochables, nécessairement fixes dans les intérêts de la couronne.

Le nom de ce ministre, ses talents, son expérience des affaires, son crédit en Europe, tout l’appeloit à remplir ce rôle aussi brillant pour lui qu’utile à la France. Il auroit joui dans la postérité du double éclat de ces hommes extraordinaires qui perdent et qui sauvent les empires. À force de gloire, il eût forcé ses ennemis au silence.

Naturellement enclin à embrasser ce parti, et par l’empire de sa haute naissance et par la rare perspicacité de son jugement, il en fut détourné par une de ces fatalités qui changent toute une destinée. Trop longtemps absent de la France, il n’en connoissoit pas bien le véritable esprit : il interrogea des hommes qui le trompèrent ; car il est peut-être encore plus habile à juger les choses que les hommes. Le ministre rentra donc, comme malgré lui, dans des systèmes dont il sentoit la nécessité de sortir.

CHAPITRE V.
SUITE DU PRÉCÉDENT.

Ces systèmes se fortifièrent encore quand un homme resté à Paris fut, par une autre fatalité, jeté dans le ministère.

Ce personnage fameux, qui n’avoit pris d’abord aucun parti, mais qui dans toutes les chances vouloit se ménager des ressources, faisoit porter des paroles à Gand, comme il en faisoit probablement porter ailleurs. Une coalition puissante se formoit pour lui à mesure que nous avancions en France. Il ne fut plus possible d’y résister en approchant de Paris. Tout s’en mêla, la religion comme l’impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l’étranger comme le François. Je n’ai jamais vu un vertige plus étrange. On crioit de toutes parts que sans le ministre proposé il n’y avoit ni sûreté pour le roi ni salut pour la France ; que lui seul avoit empêché une grande bataille, que lui seul avoit déjà sauvé Paris, que lui seul pouvoit achever son ouvrage.

Qu’on me permette une vanité : je ne parlerois pas de l’opinion que je manifestai alors, si elle avoit été ignorée du public. Je soutins donc que dans aucun cas il ne falloit admettre un tel ministre ; que si jamais on lui livroit la conduite des affaires, il perdroit la France, ou ne resteroit pas trois mois en place. Ma prédiction s’est accomplie.

Outre les raisons morales qui me faisoient penser ainsi, deux raisons me sembloient sans réplique.

En politique, comme en toute chose, la première loi est de vouloir le possible : or, dans la nomination proposée il y avoit deux impossibilités.

La première naissoit de la position particulière où se trouveroit le ministre par rapport à son maître ;

La seconde venoit de cet empêchement constitutionnel qui fait le jugement du xxxixe chapitre de la première partie de cet ouvrage.

Si l’on croyoit qu’un homme de cette nature étoit utile, il falloit le laisser derrière le rideau, le combler de biens, élever sa famille en proportion des services qu’il pouvoit avoir rendus, prendre en secret ses conseils, consulter son expérience. Mais on auroit dû éviter de faire violence à la couronne pour le porter ostensiblement au ministère. Au reste, il fut presque impossible aux meilleurs esprits d’échapper à la force des choses et à l’illusion du moment.

Je me rappellerai toute ma vie la douleur que j’éprouvai à Saint-Denis. Il étoit à peu près neuf heures du soir : j’étois resté dans une des chambres qui précédoient celle du roi. Tout à coup la porte s’ouvre : je vois entrer le président du conseil, s’appuyant sur le bras du nouveau ministre… Ô Louis le Désiré ! ô mon malheureux maître ! vous avez prouvé qu’il n’y a point de sacrifices que votre peuple ne puisse attendre de votre cœur paternel !

CHAPITRE VI.
PREMIER PROJET DU SECOND MINISTÈRE.

Le conseil installé, il falloit qu’il adoptât une marche ; le nouveau ministre admis voulut lui faire prendre la seule possible dans ses intérêts particuliers. Il sentoit l’incompatibilité de son existence ministérielle avec le jeu de la monarchie représentative. Il comprit très-bien que si la force armée illégitime et la force politique pareillement illégitime n’étoient pas conservées, sa chute étoit inévitable. Il savoit qu’on ne lutte pas contre la force des choses ; et comme il ne pouvoit s’amalgamer avec les éléments d’un gouvernement légal, il voulut rendre ces éléments homogènes à sa propre nature.

Son plan fut sur le point de réussir : il créa une terreur factice avant que la cour entrât dans Paris. Supposant des dangers imaginaires, il prétendoit forcer la couronne à reconnoître les deux chambres de Buonaparte, et à accepter la déclaration des droits qu’on s’étoit hâté de finir. Louis XVIII eût été roi par les constitutions de l’empire ; le peuple lui auroit fait la grâce de le choisir pour chef ; il eût daté les actes de son gouvernement de l’an Ier de son règne ; les gardes du corps et les compagnies rouges eussent été licenciés, l’armée de la Loire conservée, et la cocarde blanche, arrachée à quelques soldats fidèles arrivés de l’exil avec le roi, eût été remplacée par la cocarde tricolore des rebelles, encore armés contre le souverain légitime.

Alors la révolution eût été en effet consommée ; la famille royale fût restée là quelque temps, jusqu’au jour où le peuple souverain et les ministres, plus souverains encore, eussent jugé bon de changer et le monarque et la monarchie. À cette époque la faction révolutionnaire murmuroit même quelques mots de la nécessité d’exiler les princes ; le projet étoit d’isoler le roi de sa famille.

CHAPITRE VII.
SUITE DU PREMIER PLAN DU SECOND MINISTÈRE.

Cependant on continuoit d’être la dupe de tout ce qu’il plaisoit au parti de débiter. Les plus chauds royalistes accouroient pour nous dire, de la meilleure foi du monde que, si le roi entroit dans Paris avec sa maison militaire, cette maison seroit massacrée ; que si l’on ne prenoit pas la cocarde tricolore, il y auroit une insurrection générale. En vain la garde nationale passoit par-dessus les murs de Paris pour venir protester de son dévouement : on assuroit que cette garde étoit mal disposée. La faction avoit fermé les barrières pour empêcher le peuple de voler au-devant de son souverain : il y avoit conjuration autant contre ce pauvre peuple que contre le roi. L’aveuglement étoit miraculeux ; car alors l’armée françoise, qui auroit pu faire le seul danger, se retiroit sur la Loire ; cent cinquante mille soldats étrangers occupoient les postes, les avenues et les barrières de Paris, où ils alloient entrer dans vingt-quatre heures par capitulation, et l’on prétendoit toujours que le roi, avec ses gardes et ses alliés, n’étoit pas assez fort pour pénétrer dans une ville où il ne restoit pas un soldat, où il n’y avoit plus que des bourgeois fidèles, très-capables à eux seuls de contenir une poignée de fédérés, si ceux-ci s’étoient avisés de vouloir faire un mouvement.

Il se passa cependant quelque chose de bien propre à dessiller les yeux : le gouvernement provisoire fut dissous, mais il le fut par une espèce d’acte[16] d’accusation contre la couronne ; c’étoit la pierre d’attente sur laquelle on espéroit bâtir la révolution à l’avenir. Quelques personnes furent un peu étonnées ; mais le ministre ayant assuré qu’il n’avoit pas eu d’autre moyen de dissoudre le gouvernement provisoire, on le crut. Or, remarquez que le ministre lui seul avoit toute la puissance dans ce gouvernement, et que s’il avoit voulu laisser faire, ces directeurs, si difficiles à chasser avec cent cinquante mille alliés et toute la maison du roi, auroient été jetés dans la Seine par cinquante hommes de la garde nationale.

CHAPITRE VIII.
RENVERSEMENT DU PREMIER PLAN DU SECOND MINISTÈRE.

Toute cette comédie finit par je ne sais quel hasard : le nouveau Directoire, les pairs et les représentants de Buonaparte furent chassés : la maison du roi ne fut point dissoute ; on ne prit point la cocarde tricolore, grâce aux nobles sentiments du noble héritier de Henri IV, qui déclara qu’il aimeroit mieux retourner à Hartwel ; le drapeau blanc flotta sur les Tuileries ; on entra paisiblement dans Paris, et, au grand ébahissement des dupes, jamais le roi ne fut mieux reçu, jamais les gardes du corps ne furent mieux accueillis. La prétendue résistance que l’on devoit rencontrer ne se montra nulle part, et les obstacles, qui n’avoient jamais existé, s’évanouirent.

C’étoit une chose curieuse à observer que l’air stupéfait et un peu honteux qui régna sur les visages pendant quelque temps dans les sociétés de Paris. Chacun vouloit encore, pour se justifier, soutenir que le choix du nouveau ministre étoit un choix indispensable ; mais à mesure que l’opinion de la province et de l’Europe se faisoit connoître (et la province et l’Europe n’eurent pas un moment d’illusion), à mesure que la terreur cessoit à Paris, on revenoit au bon sens : on ne tarda pas à découvrir l’impossibilité absolue de garder en entier ce ministère, qu’on avoit demandé à la couronne avec une sorte de fureur. N’accusons personne : il étoit tout simple que ceux qui s’étoient crus protégés pendant les Cent Jours (et qui auroient été cruellement détrompés si la bataille de Waterloo eût été perdue par les alliés), il étoit tout simple, dis-je, que ceux-là fussent sous l’illusion de la reconnoissance. Mais puisqu’ils ont été si promptement forcés de reconnoître leur erreur, cela leur devroit donner moins d’assurance dans leurs nouvelles assertions. Quand ils excusent aujourd’hui toutes les fautes que l’on peut faire, quand ils soutiennent avec la même conviction que sans tel ou tel ministre nous serions inévitablement perdus, qu’ils se rappellent leur enthousiasme pour un autre personnage, le ton tranchant avec lequel ils affirmoient que rien ne pouvoit aller sans lui, leurs grands raisonnements, leur colère contre les profanes qui n’admiroient pas, qui osoient douter de l’infaillibilité du ministre : alors ils apprendront à se méfier de leur propre jugement et seront plus réservés dans la distribution de leurs anathèmes.

CHAPITRE IX.
DIVISION DU SECOND MINISTÈRE.

Le plan général ayant avorté, le ministre qui l’avoit conçu, s’il eût été sage, eût donné sa démission, car d’un côté les deux impossibilités de sa position naturelle l’empêchoient, comme je l’ai dit, d’entrer dans le système du gouvernement légitime, et de l’autre il ne pouvoit plus suivre le système révolutionnaire, puisque celui-ci venoit de manquer par la base. Si cette retraite avoit eu lieu, le ministère amélioré aurait pu se soutenir ; il ne se serait pas trouvé engagé dans la fausse position qui devint la cause de ses fausses démarches et précipita sa chute.

Le président du conseil, dégagé du tourbillon qui l’avoit d’abord entraîné, revenoit à des idées plus justes, et désiroit administrer dans le sens royaliste et constitutionnel. À cette fin, il falloit une chambre des députés, et cette chambre fut convoquée. Les électeurs adjoints, les présidents des collèges électoraux furent généralement choisis parmi les hommes attachés à la royauté. Mais précisément ce qu’il y avoit de bon dans ces mesures tendoit à dissoudre l’administration, puisque par là se trouvoit menacé le ministre attaché à la révolution : ce ministre, en s’efforçant même d’entrer dans la chambre des députés, montroit de son côté une ignorance complète de sa position.

Comment un homme étoit-il devenu si aveugle sur son intérêt politique après avoir été d’abord si clairvoyant ? C’est qu’ayant été arrêté dans son premier plan, il ne pouvoit plus empêcher la constitution de marcher, ni l’arbre de produire son fruit ; c’est qu’il se fit peut-être illusion ; qu’il pensa que la chambre des députés entreroit dans le système révolutionnaire. Et d’ailleurs, vain et mobile, ce ministre, dont le nom rappellera éternellement nos malheurs, se croit seul capable de maîtriser les tempêtes, parce qu’il a l’expérience des naufrages, et sa légèreté semble être en raison inverse de la gravité des affaires qu’il a traitées.

Lorsque Cromwell signa la sentence de mort de Charles Ier il barbouilla d’encre le visage de Marten, autre régicide auquel il passoit la plume. C’est une prétention des grands criminels de supporter gaiement les douleurs de la conscience.

CHAPITRE X.
ACTES DU SECOND MINISTÈRE, ET SA CHUTE.

Les actes émanés d’un ministère aussi divisé ne pouvoient être que contradictoires : quelques-uns sont excellents, quelques autres sont déplorables, et laisseront dans nos institutions les traces les plus désastreuses. La justice oblige de reconnoître que si les ministres actuels se sont trouvés enveloppés dans des difficultés inextricables, la plupart de ces difficultés sont nées des ordonnances rendues sous leurs prédécesseurs.

Un seul exemple suffira pour montrer à quel point le second minis- tère se trompa dans les choses les plus importantes. Au moment où il saisit les rênes de l’État, il eût dû purger le sol de la France, traduire devant les tribunaux les grands criminels, comprendre dans une autre catégorie ceux qui devoient s’éloigner, et publier une amnistie pleine et entière pour le reste : ainsi les coupables eussent été punis, les foibles rassurés. Au lieu de prendre une mesure si clairement indiquée, on laissa planer des craintes sur la tête de tous les François. Appelées, longtemps après le délit, à prendre connoissance de ce délit, les chambres ont été forcées d’agiter des questions qui remuent trop de passions et réveillent trop de souvenirs. Les jugements partiels et sans termes se sont prolongés jusqu’au moment où j’écris ; et comme tel prévenu a été absous, et tel autre condamné en apparence pour le même crime, il en est résulté que l’indulgence et la rigueur ont eu l’air de s’accuser mutuellement d’injustice.

L’humeur augmentoit : les ministres désunis commençoient à chercher des appuis dans les opinions opposées que chaque parti du ministère auroit voulu voir triompher. L’affaire du Muséum accrut le mécontentement public. La divulgation de deux fameux rapports déroula tout ce plan révolutionnaire que j’ai expliqué, et qu’on essaya do faire adopter avant l’entrée du roi à Paris. Mais ces rapports ne pouvoient plus rien changer à l’état des choses ; le temps des craintes chimériques étoit passé : les rapports n’étoient plus que l’expression du désespoir d’une cause perdue et d’une ambition trompée. Du reste, médiocres en tout, ils étoient erronés dans les faits, vagues dans les vues et décousus dans les moyens.

Tant de contradictions, de tâtonnements, de faux systèmes, hâtèrent la catastrophe que tout le monde prévoyoit. La session alloit s’ouvrir : l’ombre des chambres suffît pour faire disparoître un ministère trop exposé à la franchise de la tribune. Quand les ministres furent tombés, on en trouva d’autres, bien qu’on eût assuré qu’il n’y en avoit plus.

CHAPITRE XI.
DU TROISIÈME MINISTÈRE. SES ACTES. PROJETS DE LOI.

Les nouveaux ministres entrèrent en pouvoir au moment même de l’ouverture de la session. Les projets de loi qu’ils présentèrent à la chambre des députés étoient urgents et nécessaires : ils furent tous adoptés, quoique avec des améliorations considérables.

Ainsi, cette chambre dont le ministère ne tarda pas à faire de si grandes plaintes n’a jamais commis une faute ni contre le roi, qu’elle aime avec idolâtrie, ni contre le peuple, dont elle devoit défendre les droits. Par les lois sur la suspension de la liberté individuelle, sur les cris séditieux, sur les cours prévôtales, sur l’amnistie, elle s’est empressée d’armer la couronne de tous les pouvoirs ; en amendant le projet de loi d’élections et en faisant, contre ses propres intérêts comme chambre, un meilleur budget, elle a maintenu les intérêts du peuple.

Si le ministère avoit consenti, pour son repos comme pour celui de la France, à suivre le principe constitutionnel, à marcher avec la majorité, jamais travaux politiques plus importants et plus brillants à la fois n’auroient consolé un peuple après tant de folies et d’erreurs.

Les projets de loi des ministres furent de grands actes d’administration : mieux dirigés, ils auroient passé sans difficulté.

Les propositions des chambres[17] furent de leur côté matière à grandes lois ; accueillies par le ministère, elles se fussent perfectionnées.

De faux systèmes dérangèrent tout, et ce qui devoit être un point d’union devint un champ de bataille.

Entrons donc dans l’examen de ces systèmes qui ont déjà perdu la France au 20 mars, qui nous font et nous feront encore tant de mal.

CHAPITRE XII.
QUELS HOMMES ONT EMBRASSÉ LES SYSTÈMES
QUE L’ON VA COMBATTRE,
ET S’IL IMPORTE DE LES DISTINGUER.

Il y a des administrateurs qui ont embrassé les systèmes en vigueur depuis la restauration, voyant très-bien le but caché, désirant très-vivement la conséquence de ces systèmes.

Il y a des hommes d’État qui y sont tombés, faute de lumières et de jugement ; d’autres s’y sont précipités en haine de tels ou tels hommes ; d’autres y tiennent par orgueil, passion, caractère, entêtement, humeur.

Il est clair que ces systèmes ont leurs dupes et leurs fripons, comme toute opinion dans ce monde ; mais puisque dupes et fripons nous conduisent également à l’abîme, peu nous importe les motifs divers qui les ont déterminés à suivre le même chemin.

Fairfax s’étoit laissé entraîner par la faction parlementaire ; il s’aperçut trop tard qu’il avoit été trompé. Il voulut trop tard arracher le roi à ses bourreaux. Le jour de l’exécution de Charles Ier il se mit en prière avec Harrison pour demander des conseils à Dieu. Harrison savoit que le coup alloit être porté ; il prolongeoit exprès la fatale oraison, afin d’ôter au général le temps de sauver le monarque. On apporte la nouvelle : « Le ciel l’a voulu ! » s’écrie Harrison en se levant. Fairfax fut consterné, mais le roi étoit mort.

Sans donc nous occuper des hommes, ne parlons que des systèmes. Si je parviens à en prouver la fausseté, à montrer l’écueil aux pilotes chargés de nous conduire, je croirai avoir rendu un grand service à la France, convaincu, comme je le suis, que si l’on continue à suivre la route où nous sommes engagés, on mènera la monarchie légitime au naufrage.

CHAPITRE XIII.
SYSTÈME CAPITAL, FONDEMENT DE TOUS LES AUTRES SYSTÈMES SUIVIS PAR L’ADMINISTRATION.

Le grand système d’après lequel on administre depuis la restauration, le système qui est la base de tous les autres, celui d’où sont nées ces hérésies : Il n’y a point de royalistes en France ; la chambre des députés n’est point dans le sens de l’opinion générale ; il ne faut point suivre la majorité de cette chambre ; il ne faut point d’épurations ; les royalistes sont incapables, etc., etc. ; ce système, qu’on ne peut soutenir qu’en niant l’évidence des faits, qu’en calomniant les choses et les hommes, qu’en renonçant aux lumières du bon sens, qu’en abandonnant un chemin droit et sûr, pour prendre une voie tortueuse et remplie de précipices, ce système, enfin, est celui-ci : il faut gouverner la france dans le sens des intérêts révolutionnaires.

Cette phrase, bien digne des révolutionnaires par sa barbarie, renferme l’instruction entière d’un ministre. Tout homme qui ne la comprend pas est déclaré incapable de s’élever à la hauteur de l’administration. Il ne vaut pas la peine qu’on daigne lui expliquer les secrets des têtes fortes, des esprits positifs et des génies spéciaux[18].

CHAPITRE XIV.
QU’AVEC CE SYSTÈME ON EXPLIQUE TOUTE LA MARCHE DE L’ADMINISTRATION.

Servez-vous de ce système comme d’un fil, et vous pénétrerez dans tous les replis de l’administration ; vous découvrirez la raison de ce qui vous a paru le plus inconcevable ; vous trouverez la cause efficiente des déterminations ministérielles : je le prouve.

Il n’y a que deux espèces d’hommes qui peuvent gouverner dans le sens des intérêts révolutionnaires : ceux qui sont eux-mêmes engagés fortement dans ces intérêts ; ceux qui sans les partager sont néanmoins convaincus que la majorité de la France est révolutionnaire.

Que les premiers administrent au profit de la révolution, cela est tout naturel ; que les seconds, par d’autres motifs, s’attachent au même système, c’est tout naturel encore ; car étant faussement persuadés, mais enfin étant persuadés, que toute résistance à l’ordre de choses révolutionnaire est inutile, que cette résistance amèneroit des crises et des bouleversements, ils doivent gouverner selon l’opinion qu’ils croient dominante et insurmontable.

Cela posé, il faut favoriser de toutes parts les hommes et les choses de la révolution, parce qu’on les regarde comme seuls puissants, seuls à craindre, tandis que, par une conséquence contraire, on doit écarter les hommes et les choses qui ne tiennent pas à cette révolution, parce qu’ils ne sont ni puissants ni à craindre.

Or, n’est-ce pas ce qu’on a toujours fait depuis la restauration ? Partez donc du système des intérêts révolutionnaires, et toute l’administration est expliquée.

Cette administration a-t-elle sauvé, a-t-elle perdu, perdra-t-elle la France ? voilà la question.

Si elle sauve la France, le système est vrai : il faut le suivre.

Si elle a déjà perdu, si elle doit perdre encore la France, le système est faux : qu’on se hâte de l’abandonner.

Et moi je soutiens que le système des intérêts révolutionnaires nous a précipités et nous précipitera encore dans un abîme d’où nous ne sortirons plus.

Je dis qu’il est inconcevable que des ministres attachés à la couronne retombent dans les fautes qui ont produit la leçon du 20 mars.

Je dis que je ne saurois comprendre comment ces ministres sacrifient la France pour gagner des gens qu’on ne gagnera jamais ; comment ils en sont encore à ce pitoyable système de fusion et d’amalgame que Buonaparte lui-même n’a pu exécuter avec un bras de fer et six cent mille hommes ; comment ils croient avoir trouvé un moyen de salut quand ils n’emploient qu’un moyen de destruction.

Je ferai toucher au doigt et à l’œil les conséquences terribles du système des intérêts révolutionnaires pris pour base de l’administration ; mais il faut d’abord l’attaquer dans son principe, ainsi que les autres systèmes dérivés de ce système capital.

CHAPITRE XV.
ERREURS DE CEUX QUI SOUTIENNENT LE SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

Voici l’erreur de ceux qui veulent gouverner de bonne foi dans le sens des intérêts révolutionnaires : ils confondent les intérêts matériels révolutionnaires et les intérêts moraux de la même espèce. Protégez les premiers ; poursuivez, détruisez, anéantissez les seconds.

J’entends par les intérêts matériels révolutionnaires la possession des biens nationaux, des droits politiques développés par la révolution et consacrés par la Charte.

J’entends par les intérêts moraux, ou plutôt immoraux de la révolution, l’établissement des doctrines antireligieuses et antisociales, la doctrine du gouvernement de fait, en un mot, tout ce qui tend à ériger en dogme, à faire regarder comme indifférents, ou même comme légitimes, le manque de foi, le vol et l’injustice.

CHAPITRE XVI.
CE QU’IL FAUT FAIRE EN ADMETTANT LA DISTINCTION NOTÉE AU PRÉCÉDENT CHAPITRE.

Ainsi, punissez quiconque se porteroit à des voies de fait contre les acquéreurs de biens nationaux ; veillez à la conservation de tous les avantages que la constitution accorde aux diverses classes de citoyens : cette part faite aux intérêts révolutionnaires, c’est une erreur déplorable autant qu’odieuse de se croire obligé de soutenir toutes les opinions impies et sacrilèges nées de la fange de la révolution : c’est prendre pour des intérêts réels des principes destructeurs de toute société humaine.

CHAPITRE XVII.
EXEMPLE À L’APPUI DE CE QU’ON VIENT DE DIRE.

Faut-il, par exemple, parce qu’on a vendu des biens qui ne nous appartenoient pas, que la Charte a reconnu cette vente (pour ne pas amener de nouveaux troubles), faut-il déclarer qu’il est légal de garder ceux qui ne sont pas encore aliénés ? Une injustice commise devient-elle un droit pour commettre une autre injustice ? Craindroit-on, en rendant ce qui reste des domaines de l’Église, d’avouer qu’on a eu tort de vendre ce qui ne reste plus et ce qu’on ne redemande pas ? Cet aveu ne doit-il jamais être fait ?

Singulière doctrine de ces hommes qui prétendent aimer la liberté ! Ne diroit-on pas que les droits consacrés par la Charte n’ont été établis qu’au profit de ceux qui ont tout contre ceux qui n’ont rien ? L’inviolabilité des propriétés que l’on invoque pour la France nouvelle n’existe point pour l’ancienne France : la peine de la confiscation n’est plus connue pour crime de lèse-majesté, mais elle continue de l’être pour crime de fidélité.

Malheur à la nation dont la loi, comme la règle de plomb de certains architectes de la Grèce, se ploie pour s’appliquer à différentes formes ! Malheur au juge qui a deux poids et deux mesures ! Malheur au citoyen réclamant pour lui la justice qu’il dénie à son voisin ! Sa prospérité sera passagère, il sera frappé de cette même adversité qui ne le touche pas en autrui.

Au temps de Philippe de Valois, il y eut une peste : durant la mortalité, il advint que deux religieux de Saint-Denis chevauchoient à travers champs ; ils arrivèrent à un village où ils trouvèrent les hommes et les femmes dansant au son des tambourins et des cornemuses. Ils en demandèrent la raison : les paysans répondirent qu’ils voyoient tous les jours mourir leurs voisins, mais que la contagion n’étant pas entrée dans leur village, ils avoient bonne espérance et se tenoient en joie. Les deux religieux continuèrent leur route. Quelque temps après, ils repassèrent par le même village : ils n’y rencontrèrent que peu d’habitants, et ces habitants avoient l’air abattu et le visage triste. Les religieux s’enquirent où étoient les hommes et les femmes qui menoient naguère une si grande fête : « Beaux seigneurs, répondirent les paysans, le courroux du ciel est descendu sur nous[19]. »

CHAPITRE XVIII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Poursuivez, et voyez où vous arrivez avec le système que j’attaque.

On doit s’opposer au rétablissement de la religion, parce que les intérêts révolutionnaires sont contraires à la religion.

On ne doit jamais faire aucune proposition, présenter aucun projet de loi tendant à rétablir les institutions morales et chrétiennes, parce que les rétablir c’est menacer la révolution ; c’est en outre supposer que ces institutions ont été renversées, par conséquent faire un reproche indirect à la révolution qui les a détruites. N’ai-je pas entendu blâmer comme impolitiques les honneurs funèbres rendus à Louis XVI, à Marie-Antoinette , au jeune roi Louis XVII, à Mme Élisabeth ? Si c’est comme cela qu’on sauve la monarchie, je suis étrangement trompé.

Si des choses on passe aux hommes, on trouvera qu’il ne faut rien faire pour ceux qui ont combattu la révolution, de peur d’alarmer les intérêts révolutionnaires ; qu’il faut combler au contraire les amis de la révolution pour les gagner et se les attacher. Je présenterai les détails du tableau quand je peindrai l’état actuel de la France.

Enfin, tous ces discours où l’on retrouve les mots d’honneur, de religion, de royalisme, sont des discours de factieux : parler ainsi, c’est blesser les intérêts révolutionnaires.

Avant la révolution, les prédicateurs, effrayés par l’esprit du siècle, n’osoient presque plus nommer Jésus-Christ : ils tâchoient, par des périphrases, de faire entendre de qui ils vouloient parler.

Aujourd’hui, à cause des intérêts moraux révolutionnaires, évitez toutes les paroles qui pourroient blesser des oreilles délicates ; restitution, par exemple, est un mot si affreux, qu’on doit le bannir, lui et ses dérivés, de la langue françoise. Il y a de bonnes gens qui consentiroient presque à la dotation de l’autel, à condition qu’on donnât, mais non pas qu’on rendît au clergé ce qui reste des biens de l’Église ; car, comme ils le disent très-sensément, il faut maintenir le principe !

Si cela continue, grâce aux intérêts révolutionnaires, dans peu d’années il y aura une foule de mots que l’on n’entendra plus, et l’on sera obligé de les expliquer dans les nouveaux dictionnaires.

CHAPITRE XIX.
QUE LE SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES,
PRIS À LA FOIS DANS LE SENS PHYSIQUE ET MORAL,
MÈNE À CET AUTRE SYSTÈME, SAVOIR :
QU’IL N’Y A POINT DE ROYALISTES EN FRANCE.

Gouverner dans le sens des intérêts révolutionnaires, sous le rapport moral, est un système si directement opposé aux principes du gouvernement légitime, il paroît si insensé de caresser toujours ses ennemis et de repousser toujours ses amis, qu’il a bien fallu s’appuyer sur quelque raison décisive.

Qu’a-t-on alors imaginé ? On a dit : Il n’y a point de royalistes en France ! C’est justifier une erreur par une erreur.

« Combien êtes-vous ? s’écrioit un jour un homme spécial : deux royalistes contre cent révolutionnaires : subissez donc votre sort ! Væ victis ! Un gouvernement ne connoît que la majorité, et n’administre que pour elle. Des faits, et non des mots : comptons. »

Eh bien, comptons.

Vous dites donc qu’il y a deux royalistes contre cent personnes attachées aux principes de la révolution, ou, pour me servir de votre phrase habituelle, vous dites qu’il n’y a point de royalistes en France. Vous en concluez qu’il faut gouverner dans le sens des intérêts révolutionnaires, non-seulement matériels, mais encore moraux, sans avoir égard à la distinction que je prétends établir.

Je tirerois de ce fait, s’il étoit véritable, une conséquence tout opposée ; mais je commence par le nier.

CHAPITRE XX.
QUE LES ROYALISTES SONT EN MAJORITÉ EN FRANCE.

Loin que les royalistes soient en minorité en France, ils sont en majorité.

S’ils étoient en majorité, répond-on, la révolution n’eût pas eu lieu.

Et depuis quand, dans les révolutions des peuples, la majorité a-t-elle fait la loi ? L’expérience n’a-t-elle pas prouvé que c’est le plus souvent la minorité qui l’emporte ? La nation vouloit-elle le meurtre de Louis XVI ? vouloit-elle la Convention et ses crimes ? vouloit-elle le Directoire et ses bassesses ? vouloit-elle Buonaparte et sa conscription ? Elle ne vouloit rien de tout cela : mais elle étoit contenue par une minorité active et armée. Doit-on inférer que parce que la majorité se tait, ses intérêts n’existent pas dans un pays ? Dans ce cas, il faudroit presque toujours conclure contre l’opprimé en faveur de l’oppresseur.

Mais délivrez du joug cette majorité, et vous verrez ce qu’elle dira. L’exemple en est récent et sous vos yeux. Des collèges électoraux formés par Buonaparte sont appelés à des élections sous le roi : que feront-ils ? Entraînés par l’opinion populaire, et puisant, pour ainsi dire, eux-mêmes dans cette opinion, ils nomment pour députés les plus déterminés royalistes. Je dirai plus : il a fallu toute la puissance ministérielle d’alors pour parvenir à faire élire certains chefs que l’esprit public repoussoit. Loin qu’on veuille encore des révolutionnaires, on en est las : le torrent de l’opinion coule aujourd’hui dans un sens tout à fait opposé aux idées qui ont amené le bouleversement de la France.

Renfermons-nous dans les faits. Que chacun se rappelle les départements, les villes, les villages, les hameaux où il peut avoir des relations, des intérêts de famille ou d’amitié. Dans tous ces lieux, il lui sera facile de compter le très-petit nombre d’hommes connus par leurs principes révolutionnaires. Y en a-t-il un millier par département, une centaine par ville, une douzaine par village, bourg et hameau ? C’est beaucoup ; et vous ne les trouveriez pas.

Ceux qui n’ont parcouru que nos provinces les plus dévastées par deux invasions consécutives, qui n’ont suivi que la route militaire, ravagée par douze cent mille étrangers, ceux-là ont vu des paysans au milieu de leurs moissons détruites, de leurs chaumières en cendres. Seroit-il juste de conclure que des propos arrachés à l’impatience de la misère sont la manifestation d’une opinion nationale ? Et comment se fait-il que ces provinces dépouillées aient nommé des députés tout aussi royalistes que ceux du reste de la France ? Ignore-t-on même que les départements du nord sont remarquables par l’ardeur de leur royalisme ! Voyagez à l’ouest et au midi, et vous serez frappé de la vivacité de cette opinion, qui est portée jusqu’à l’enthousiasme. Voilà des faits et des calculs.

CHAPITRE XXI.
CE QUI A PU TROMPER LES MINISTRES SUR LA VÉRITABLE OPINION DE LA FRANCE.

L’illusion du ministère sur la véritable opinion de la France tient encore à une autre cause. Il prend pour une chose existante hors de lui une chose inhérente à lui-même, et il s’émerveille de découvrir ce qui est le résultat forcé de la position où il a placé l’ordre politique.

Le ministère ne voit pas que sur la question de l’opinion générale il n’a pour guide et pour témoin qu’une opinion intéressée. La plupart des places étoient et sont encore entre les mains des partisans de la révolution ou de Buonaparte. Les ministres ne correspondent qu’avec les hommes en place ; ils leur demandent des renseignements sur l’opinion de la France. Ces hommes tout naturellement ne manquent pas de répondre que les administrés pensent comme eux, hors une petite poignée de chouans et de Vendéens. Comptez l’armée des douaniers, des employés de toutes les sortes, des commis de toutes les espèces, et vous reconnoîtrez que l’administration, dans sa presque totalité, tient aux intérêts révolutionnaires. Or, si le gouvernement voit l’opinion de la France dans les administrateurs, et non dans les administrés, il en résulte qu’il doit croire, contre la vérité évidente, qu’il y a très-peu de royalistes en France. Et comme ce sont des administrateurs qui parlent, qui écrivent, qui disposent des journaux et de la voix de la renommée ; comme, enfin, ce sont eux qui forment les autorités publiques, il est clair qu’il y a de quoi prendre là des idées fausses sur la France, de quoi se tromper soi-même et tromper l’Europe.

CHAPITRE XXII.
OBJECTION RÉFUTÉE.

Un homme d’esprit, consulté sur l’opinion de la France, après avoir dit que les royalistes sont les meilleures gens du monde, qu’ils sont pleins de zèle et de dévouement (précaution oratoire à l’usage de tous ceux qui veulent leur nuire), ajoutoit : Mais ces honnêtes gens sont en si petit nombre, ils sont si peu de chose comme parti, qu’ils n’ont pas pu, le 20 mars, sauver le roi à Paris, ni défendre Madame à Bordeaux.

Eh, grand Dieu ! quels sont donc ceux qui emploient de tels raisonnements pour prouver la minorité des royalistes ? Ne seroient-ce point des hommes qui chercheroient une excuse à des événements qui les condamnent ? Ne seroient-ce point des administrateurs auteurs et fauteurs du merveilleux système qu’il faut gouverner dans les intérêts révolutionnaires, par conséquent ne placer que des amis de Buonaparte, que des élèves de la révolution ?

Quoi ! c’est vous qui refusiez de croire à tout ce qu’on vous dénonçoit ; qui traitiez d’alarmistes ceux qui osoient vous parler des dangers de la France ; qui n’ouvriez pas même les lettres qu’on vous écrivoit des départements ; qui n’avez pas pu garder un bras de mer avec toute la flotte de Toulon ; qui vous êtes montrés si pusillanimes au moment du danger, si incapables de prendre un parti, de suivre un plan, de concevoir une idée ; qui n’avez su que vous cacher en laissant 35 millions comptant à l’usurpateur, tant il vous sembloit difficile de trouver quelques chariots ! C’est vous qui reprochez aux royalistes écartés, désarmés par vous, de n’avoir pas pu sauver le roi ! Ah ! qu’il vaudroit mieux garder le silence que de vous exposer à vous faire dire que tous les torts viennent de vous, de vos funestes systèmes ! Si vous n’aviez pas mis des révolutionnaires dans toutes les places, si vous n’aviez pas éloigné les royalistes de tous les postes, l’usurpateur n’auroit pas réussi. Ce sont vos préfets révolutionnaires, vos commandants buonapartistes qui ont ouvert la France à leur maître. Ne lui aviez-vous pas ingénieusement envoyé des maréchaux de logis dans tout le midi, en semant sur son chemin ses créatures ? Il avoit raison de dire que ses aigles voleroient de clocher en clocher : il alloit de préfecture en préfecture coucher chaque soir, grâce à vos soins, chez un de ses amis. Et vous osez vous en prendre aux royalistes ! Qui ne sait que dans tout pays ce sont les autorités civiles et militaires qui font tout, parce qu’elles disposent de tout ; que la foule désarmée ne peut rien ? Où l’usurpateur a-t-il rencontré quelque résistance, si ce n’est là même où, par hasard, il s’est rencontré des hommes qui n’étoient pas dans les intérêts révolutionnaires ? Vos agents, ces habiles que vous aviez comblés de faveurs pour les attacher à la couronne, arrêtoient les royalistes, empêchoient les Marseillois de sortir de Marseille. Vous sied-il bien de mettre sur le compte de la prétendue foiblesse des sujets fidèles ce qui n’est que le fruit de la pauvreté de vos conceptions ? Abandonnez un moyen de défense aussi maladroit qu’imprudent, puisqu’au lieu de prouver la bonté de votre système il en démontre le vice.

CHAPITRE XXIII.
QUE S’IL N’Y A PAS DE ROYALISTES EN FRANCE, IL FAUT EN FAIRE.

Après avoir nié la majeure, je change d’argument, et j’accorde aux adversaires tout ce qu’ils voudront. Je dis alors : Fût-il vrai qu’il n’y eût pas de royalistes en France, le devoir du ministère seroit d’en faire : loin de gouverner dans le sens de la révolution, de fortifier les principes révolutionnaires, essentiellement républicains, il seroit coupable de ne pas employer tous ses efforts pour amener le triomphe des opinions monarchiques.

Ainsi, trouvant sous sa main, par miracle, une chambre de députés purement royalistes, le ministère devroit s’en servir pour changer la mauvaise opinion qu’il supposoit exister dans la majorité de la France. Et qu’il ne soutienne pas que ce changement eût été impossible : les moyens d’un gouvernement sont toujours immenses. C’est bien après avoir été témoin de toutes les variations que la révolution a produites, de tous les rôles que la plupart des hommes ont joués, de tous ces serments prêtés à la république, à la tyrannie, à la royauté, au gouvernement de droit, au gouvernement de fait, que l’on peut désespérer de ramener à la légitimité des caractères si flexibles ! Et si au lieu de supposer la majorité révolutionnaire, je la suppose seulement indifférente et passive, quelle facilité de plus pour la faire pencher vers les principes de la religion et de la royauté ! C’est donc par goût et par choix que vous la déterminez à tomber du côté de la révolution ? Vous avez dit à la tribune qu’un ministre doit diriger l’opinion : eh bien, je vous prends par vos paroles ; faites des royalistes, ou je vous accuse de n’être pas royalistes vous-mêmes.

CHAPITRE XXIV.
SYSTÈME SUR LA CHAMBRE ACTUELLE DES DÉPUTÉS.

Ce qui embarrasse le plus les partisans des intérêts révolutionnaires, lorsqu’ils soutiennent qu’il n’y a point de royalistes en France, c’est la composition de la chambre des députés.

Le système des intérêts révolutionnaires amène le système de la minorité des royalistes en France ; ce second système produit néces- sairement celui-ci, savoir, que la chambre actuelle des députés n’a point été élue dans le sens de l'opinion générale. C’est de ce quatrième système qu’est née l’absurdité inconstitutionnelle d’après laquelle on prétend que le ministère n’a pas besoin de la majorité de la chambre. Le mal engendre le mal.

Voici comme on raisonne pour détruire l’objection tirée du royalisme de la chambre des députés :

« L’opinion de la majorité de la chambre des députés ne représente point, dit-on, l’opinion de la majorité de la France. Cette chambre, élue par surprise, fut convoquée au milieu d’une invasion. Dans le trouble et la confusion, les collèges électoraux se sont hâtés de nommer des royalistes, croyant que ceux-ci alloient être tout-puissants, quoique l’opinion de ces collèges fût opposée à la nature des choix mêmes qu’ils faisoient. L’opinion de la majorité des François est précisément celle de la minorité actuelle de la chambre des députés : voilà pourquoi les ministres ont suivi cette minorité, voulant marcher avec la France, et non pas avec une faction. »

CHAPITRE XXV.
RÉFUTATION.

Je vois d’abord dans cet exposé une chose qui, si elle étoit réelle, confirmeroit ce que j’ai avancé plus haut : il est facile de faire des royalistes en France, en supposant qu’il n’y en ait pas.

En effet, des collèges électoraux sont assemblés : dans la simple supposition que les royalistes vont être puissants, que le gouvernement va prendre des mesures en leur faveur, ces collèges nomment sur-le-champ, contre leurs intérêts, leurs penchants et leurs opinions, des députés royalistes ! On est donc bien coupable, je le répète, de ne pas rendre toute la France royaliste, lorsqu’on le peut à si peu de frais, lorsque la moindre influence la détermine à faire aussi promptement ce qu’elle ne veut pas que ce qu’elle veut.

Pour moi, je m’en tiens au positif, et, comme ceux dont je combats le système, je ne veux que des faits.

J’ai eu l’honneur de présider un collège électoral dans une ville dont la garnison étrangère n’étoit séparée de l’armée de la Loire que par un pont. S’il devoit y avoir oppression, confusion, incertitude quelque part, c’étoit certainement là. Je n’ai vu que le calme le plus parfait, que la gaieté même, que l’espérance, l’absence de toutes craintes, que les opinions les plus libres. Le collège étoit nombreux ; il n’y manquoit presque personne. On y remarquoit des hommes de tous les caractères, de toutes les opinions ; des malades s’y étoient fait porter : le résultat de tout cela fut la nomination de quatre royalistes pris dans l’administration, la magistrature et le commerce. Il y en auroit eu vingt de nommés si l’on avoit eu vingt choix à faire, car il n’y eut concurrence qu’entre des royalistes. On n’auroit trouvé de difficulté ou plutôt d’impossibilité qu’à faire élire les partisans des intérêts révolutionnaires.

Je suis peut-être suspect ici par mes opinions. Il y a d’autres présidents qui ne l’étoient pas, et ils ont rapporté comme moi des nominations royalistes. Si donc il y avoit tant de calme et d’indépendance à Orléans, les départements éloignés de Paris et du théâtre de la guerre devoient être encore plus libres de suivre leurs véritables opinions.

Une preuve de plus que l’opinion de la majorité de la chambre des députés étoit l’opinion de la majorité de la France, c’est la réception que les départements ont faite à leurs députés. Je ne parle pas des témoignages de satisfaction donnés aux hommes les plus éclatants ; on pourroit répondre que l’esprit de parti s’en est mêlé. Je parle de la manière dont les députés les plus obscurs ont été accueillis presque partout, par cela seul qu’ils avoient voté avec la majorité. On a dit que la police avoit envoyé des ordres secrets pour que de semblables honneurs attendissent aussi les membres de la minorité : ce sont des propos de la malveillance.

Si les départements avoient élu des députés qu’ils n’aimoient pas, il faut avouer qu’ils avoient eu le temps de revenir de leur surprise, de s’apercevoir que les royalistes n’avoient ni puissance ni faveur : alors ces départements, mécontents eux-mêmes de tout ce qui s’étoit passé dans la session, auroient pu montrer combien ils se repentoient de leurs choix. Point du tout : ils en paroissoient de plus en plus satisfaits. Voilà une abnégation de soi-même, une frayeur, une surprise, qui durent bien longtemps !

Que n’avoit-on point tenté toutefois pour égarer l’opinion ! Que de calomnies répandues, que d’insultes dans les journaux ! Tantôt les députés vouloient ramener l’ancien ordre de choses et revenir sur tout ce qui avoit été fait ; tantôt ils attaquoient la prérogative et prétendoient résister au roi. Comment dans les provinces auroit-on démêlé la vérité, quand la presse n’étoit pas libre, quand elle étoit entre les mains des ministres, quand on ne pouvoit rien expliquer au delà de la barrière de Paris, ni faire comprendre la singulière position où l’on plaçoit les plus fidèles serviteurs du roi ? Pour couronner l’œuvre, les chambres avoient été renvoyées immédiatement après le rapport sur le budget à la chambre des pairs ; et les députés, sans pouvoir répondre, étoient retournés chez eux, chacun avec un acte d’accusation dans la poche : cependant la vérité a été connue.

Trompé comme on l’est dans les cercles de Paris, où chacun ne voit et n’entend que sa coterie, où l’on prend ce qu’on désire pour la vérité, où l’on est la dupe des bruits et des opinions que l’on a soi-même répandus, où la flatterie attaque le dernier commis comme le premier ministre, on disoit avec une généreuse pitié que le ministère seroit obligé de protéger les députés quand ils retourneroient dans les provinces ; que ces malheureux seroient insultés, bafoués, maltraités par le peuple : Ride, si sapis !

Il me semble que les départements commencent à se soustraire à cette influence de Paris, qui les a dominés depuis la révolution et qui date de loin en France. Lorsque le duc de Guise le Balafré montroit à sa mère la liste des villes qui entroient dans la ligue : « Ce n’est rien que tout cela, mon fils, disoit la duchesse de Nemours : si vous n’avez Paris, vous n’avez rien. »

Que l’administration, par maladresse, accroisse aujourd’hui le dissentiment entre les provinces et Paris, il en résultera une grande révolution pour la France.

CHAPITRE XXVI.
CONSEILS DES DÉPARTEMENTS.

Le sophisme engendre l’illusion ; l’illusion détrompée produit l’humeur, anime l’amour-propre : on se pique au jeu. Il seroit plus simple de dire : J’ai tort, et de revenir ; mais on ne le fait pas.

Les départements avoient bien reçu leurs députés ; cette réception tendoit à prouver que l’opinion étoit royaliste, mais il restoit une ressource : les conseils des départements alloient s’assembler. S’ils se plaignoient des députés ou ne montroient pour leurs travaux que de l’indifférence, le triomphe étoit encore possible. On eût fait valoir les adresses des conseils ; on se seroit écrié : « Vous le voyez ! nous vous l’avions bien dit. Voilà la véritable opinion de la France. Êtes-vous maintenant convaincus que la chambre n’a point été choisie dans le sens de l’opinion générale, opinion qui est toute dans les intérêts révolutionnaires ? Écoutez les conseils généraux : ils sont les organes de l’opinion publique. »

Qu’est-il arrivé ? Les conseils ont aussi fait l’éloge des députés. Eh bien, les conseils ne sont plus les organes de l’opinion publique. On sait que toutes ces louanges sont des coups montés, des affaires de cabale et de parti. On sait que l’on rédige une adresse comme on veut, etc.

Ordre aux journaux de se moquer des honneurs rendus aux députés ; ordre aux conseils généraux de ne députer personne à Paris, parce qu’on ne veut pas qu’on vienne dire au pied du trône combien la France est satisfaite de ses mandataires. On ne recevra que les adresses des conseils ; et ces adresses, on ne les mettra que par extrait dans Le Moniteur, en ayant soin d’en retrancher tous les éloges de la chambre.

Enfin , comme les conseils votent des remerciements et des témoignages d’estime à leurs députés, ordre encore de n’accorder ces remerciements et ces témoignages d’estime qu’avec la permission de la couronne. Pour motiver cet ordre extraordinaire, il faut faire violence à toute l’histoire ; il faut dire que la couronne eut seule en tout temps le droit de décerner des honneurs, tandis qu’il n’est personne qui ne sache que depuis Clovis jusqu’à nos jours les villes, les corps, les confréries, ont été en possession de ce droit ; jusque-là qu’on tiroit quelquefois le canon pour un écolier qui avoit remporté un prix à l’université.

Et quand il eût été vrai que ce droit n’eût pas existé sous la monarchie absolue, ne dérive-t-il pas tout naturellement de la monarchie constitutionnelle ? Si les départements ont le droit d’élire des députés, n’ont-ils pas celui de dire à ces députés qu’ils sont contents de leurs services ? Quelle pitié que tout cela !

Tel est le fatal esprit du système : quiconque en est possédé ferme les yeux à la vérité. Les hommes de la meilleure foi du monde se donnent l’air de tout ce qui est opposé à la bonne foi ; avec les idées les plus généreuses, ils gouvernent comme Buonaparte, par les moyens les moins généreux. Mais pour administrer ainsi ont-ils la force de Buonaparte ? Les adresses sont connues ; elles arrivent de toutes parts ; chacun les reçoit ; chacun voit pourquoi on cherche à les étouffer : on rit ou l’on rougit, en restant convaincu plus que jamais que la majorité de la chambre des députés est dans le sens de l’opinion de la France.

CHAPITRE XXVII.
QUE L’OPINION MÊME DE LA MINORITÉ DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS N’EST POINT EN FAVEUR DU SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

Que si l’on s’appuie de l’opinion de la minorité réelle des députés, comme représentant l’opinion générale de la France, je dis encore que cette opinion, à la prendre à son origine, serviroit elle-même à battre en ruine le système des intérêts révolutionnaires.

Quand la chambre s’est rassemblée, elle étoit presque unanime dans ses sentiments. Il a fallu que le ministère travaillât avec une persévérance incroyable pour parvenir à la diviser. On conçoit à peine comment des hommes de sens trouvant sous leur main un instrument aussi parfait, aussi bien disposé pour tous les usages, n’aient pas voulu ou n’aient pas pu s’en servir ; on conçoit à peine que ces hommes de sens aient mis autant de soins à se créer une minorité qu’un ministère en met ordinairement à acquérir la majorité.

Que de mouvements il a fallu se donner en effet, que de démarches, de sueurs répandues, pour avoir le plaisir de voir refaire ou rejeter les lois ! Que d’adresse pour perdre la partie ! Un club n’a d’abord rien produit. La chambre tout entière étoit si franchement royaliste, que ce n’est qu’en abusant du nom du roi, en répétant sans cesse que le roi désiroit, vouloit, ordonnoit ceci, cela, qu’on est parvenu à ébranler quelques hommes. Ces honnêtes gens se sont détachés, comme malgré eux, d’une majorité qu’ils n’ont pas crue assez soumise à la volonté du monarque. Cela est si vrai, que, dans une foule d’occasions, comme dans l’affaire des régicides, ils ont voté par acclamation dans le sens de la majorité. Or, le bannissement des régicides étoit un coup mortel porté aux intérêts révolutionnaires.

Ainsi on ne peut pas même argumenter de l’opinion de la minorité de la chambre des députés en faveur du système de ces intérêts ; car cette opinion, loin d’être l’opinion réelle de la minorité, n’est que la reproduction de l’opinion ministérielle par laquelle elle a été formée.

CHAPITRE XXVIII.
DERNIER FAIT QUI PROUVE QUE LES INTÉRÊTS NE SONT PAS RÉVOLUTIONNAIRES EN FRANCE.

Faisons la contre-épreuve du tableau. Si les intérêts étoient révolutionnaires en France, toutes les fois qu’il y a un mouvement politique, ce mouvement seroit infiniment dangereux. Aussi à chaque conspiration ne manque-t-on pas de s’écrier : « Voilà ce que vos paroles imprudentes ont fait ! les intérêts révolutionnaires se sont crus menacés : à l’instant la tranquillité a été troublée. Cette étincelle peut produire un vaste incendie. »

On regarde, et cette étincelle ne produit rien ; personne ne remue. On voit avec indifférence et mépris quelques jacobins isolés tomber dans le gouffre qu’ils ont tenté de rouvrir. Ce parti, sans force, n’a aucune racine dans l’opinion : il n’est dangereux (mais alors il l’est beaucoup) que quand on a l’imprudence de l’employer. La vipère est foible et rampante ; vous pouvez l’écraser d’un coup de pied, mais elle vous tuera si vous la mettez dans votre sein.

CHAPITRE XXIX.
QU’ON NE FAIT PAS DES ROYALISTES PAR LE SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

Passons sur un autre champ de bataille.

J’ai dit qu’il falloit faire des royalistes, s’il n’y en avoit pas en France. C’est précisément pour cela, répond-on, que l’on gouverne dans le sens des intérêts révolutionnaires. Le chef-d’œuvre du ministère sera de rattacher au roi tous ses ennemis. On gagnera tous les hommes qui n’ont à se reprocher qu’un excès d’énergie, et qui mettront à défendre le trône la force qu’ils ont mise à le renverser.

Et moi aussi j’ai prêché cette doctrine ; et moi aussi j’ai dit qu’il falloit fermer les plaies, oublier le passé, pardonner l’erreur. Quel éloge n’ai-je point fait de l’armée ! Je dois même le confesser : je suis trop sensible à la gloire militaire, et je raisonne mal quand j’entends battre un tambour. Mais ce que je concevois avant le 20 mars, je ne le conçois plus après. Être un bon homme, soit ! mais un niais, non ! Je serois aussi trop honteux d’être deux fois dupe. Vous prétendez rendre royalistes les hommes qui vous ont déjà perdus ! Et que ferez-vous pour eux qu’on n’eût point fait alors ? Ils occupoient toutes les places, ils dévoroient tout l’argent, ils étoient chargés de tous les honneurs. On donnoit à quelques régicides mille écus par mois pour avoir fait tomber la tête de Louis XVI. Serez-vous plus libéral ? Les Cent Jours ont envenimé la plaie ; il ont ajouté aux passions premières la honte d’avoir tenté sans succès une nouvelle trahison. Par cette raison, la légitimité est devenue de plus en plus odieuse à de certains hommes : ils ne seront satisfaits que par son entière destruction. Je le répéterai : essayer encore après le 20 mars de gagner les révolutionnaires, remettre encore toutes les places entre les mains des ennemis du roi, continuer encore le système de fusion et d’amalgame, croire encore qu’on enchaîne la vanité par les bienfaits, les passions par les intérêts ; en un mot, retomber dans toutes les fautes qu’on a faites après une leçon si récente, une expérience si rude, disons-le sans détour, il faut que quelque arrêt fatal ait été prononcé contre cet infortuné pays.

CHAPITRE XXX.
DES ÉPURATIONS EN GÉNÉRAL.

Ceci nous amène à traiter des épurations.

Avant l’ouverture de la session, les collèges électoraux avoient demandé l’épuration des autorités. À l’ouverture de la session, les deux chambres répétèrent la même demande dans leurs adresses. Le ministère répondit qu’il surveilleroit ses agents ; qu’il prenoit, d’ailleurs, les événements sous sa responsabilité.

Mais, d’abord, qu’est-ce que la responsabilité des ministres ? La loi qui doit la définir n’est point encore faite. Jusque ici cette terrible responsabilité, de loin vaisseau de haut bord, de près n’est que bâton flottant sur l’onde. Le premier ministre étoit sans doute dévoué à la cause de la royauté : cependant a-t-il pu prévenir l’infidélité des bureaux et des commis ? Dans une foule de cas le ministre ne peut voir que par les sous-ordres qui l’environnent ; sa foi peut être surprise. Si, par exemple, les administrations sont remplies d’hommes qui calomnient les amis du roi, le ministre n’agira-t-il pas dans le sens des rapports qu’on lui fera ? Ne sera-t-il pas trompé sur les véritables intérêts de la patrie ?

À ce mot d’épuration on s’écrie : Vous voulez des vengeances, vous demandez des réactions.

J’ai dit dans une autre occasion que la justice n’est point une vengeance, que l’oubli n’est point une réaction. Il ne faut persécuter personne ; mais il n’est pas nécessaire et il est tout à fait dangereux de confier les places aux ennemis du roi. Pourquoi s’élève-t-il une si grande rumeur parmi une certaine classe d’hommes lorsqu’on hasarde le mot de justice ? Parce que ces hommes sentent très-bien que toute la question est là ; que si une fois on en vient à la justice, tout est perdu pour ceux qui nourrissent encore de coupables espérances. Ne croyez pas qu’ils se soucient du tout de la Charte et de la liberté, dont ils invoquent sans cesse les noms : tout ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir. Le salut ou la perte de la France leur paroît tenir à la perte ou à la conservation de leur place.

Lorsqu’on étoit trop pressé par l’opinion publique, on se retranchoit dans la nécessité d’une sage temporisation. On fera peu à peu, disoit-on, les épurations nécessaires ; mais on ne peut pas désorganiser à la fois tous les ministères et paralyser l’action du gouvernement.

Cette objection peut paroître invincible à un administrateur ; elle n’arrête pas un homme d’État. Ne vaut-il pas mieux, dans tous les cas, avoir des agents inexpérimentés que des agents infidèles ?

Mais, si vous exécutiez tous ces changements, vous feriez au gouvernement une multitude d’ennemis.

Ces ennemis sont-ils plus dangereux en dehors qu’en dedans des administrations ? L’influence d’un homme en place, quelque médiocre que soit cette place, n’est-elle pas mille fois plus grande que quand il est rendu à la vie privée ? D’ailleurs, je vous l’ai dit, vous ne gagnerez pas ces hommes que vous prétendez réconcilier à vos principes : vos caresses leur semblent une fausseté, car ils sentent bien que vous ne pouvez pas les aimer ; le système de fusion que vous suivez les fait rire, car ils savent que ce système vous mène à votre perte. Et, pour prouver que vous êtes incapables de gouverner, pour justifier leurs nouveaux complots, ils apporteront en témoignage contre vous votre indulgence et vos bienfaits.

Enfin, je veux que les autorités ne s’abandonnent pas à leurs inimitiés politiques ; mais comment les empêcherez-vous d’être fidèles à des penchants plus excusables sans doute, et toutefois aussi dangereux ? Dans le système des administrations actuelles, les vertus d’un homme sont aussi à craindre que ses vices. Il faut qu’il étouffe, pour vous servir, les plus doux sentiments de la nature ; il faut qu’il arrête son ennemi, qu’il poursuive peut-être son bienfaiteur ; vous le placez entre ses penchants et ses devoirs, et vous faites dépendre votre sûreté de son ingratitude.

CHAPITRE XXXI.
QUE LES ÉPURATIONS PARTIELLES SONT UNE INJUSTICE.

Après tout, puisqu’on avoit embrassé le système des intérêts révolutionnaires, c’étoit une chose forcée que de repousser celui des épurations. Mais lorsqu’on suit une route, il faut, y marcher franchement, rondement ; et c’est ce qu’on ne fit pas. On prit encore le plus mauvais parti, dans un mauvais parti : on en vint aux épurations partielles, et l’on convertit ainsi un grand acte de justice en une injustice criante.

Il y a un esprit de justice chez les hommes qui fait qu’on ne se plaint point d’une mesure générale, lorsqu’elle est fondée sur la raison et sur les faits ; mais une mesure particulière, qui n’a l’air que du caprice, révolte tout le monde, et ne satisfait personne.

Quel a été le résultat des épurations partielles ? Tel homme a perdu sa place ou sa pension pour avoir signé une seule fois l’Acte additionnel ; tel autre qui l’a signé quatre ou cinq fois, en quatre ou cinq qualités différentes, conserve ses places et ses pensions.

Celui-ci aura accepté un emploi pendant les Cent Jours, et il sera déclaré indigne de le garder aujourd’hui ; celui-là se sera conduit de la même manière, et conserve ce qu’il avoit mal acquis.

Un fonctionnaire public descend du haut rang qu’il avoit conservé sous Buonaparte après l’avoir reçu de Louis XVIII, on le punit ; mais son voisin avoit sollicité de l’usurpateur le même rang, et ne l’avoit point obtenu. Dédaigné de Buonaparte, il jouit du témoignage d’une conscience pure, de la gloire de la fidélité et des faveurs du gouvernement légitime.

Des fédérés ont reçu l’institution royale, et un magistrat qui dans une cour obscure a prêté un misérable serment éprouve toute la sévérité de l’épuration.

Comme il faut que tout soit compensé dans cette vie, des juges royalistes, des citoyens qui se sont conduits avec courage pendant les Cent Jours ont perdu leur emploi, et on a mis à leur place des partisans de l’usurpateur : tant on s’est piqué d’impartialité ! Encore n’a-t-on pas réellement écarté certains fonctionnaires désignés par l’opinion publique ; on les a seulement ôtés d’une province, pour les faire passer avec plus d’avantages dans une autre.

Un homme que je ne connoissois pas, et qui avoit été éloigné par l’effet des épurations, vint un jour me demander quelques services : il eut la naïveté de me dire qu’un ministre lui avoit promis de le replacer aussitôt que cette chambre furibonde seroit renvoyée. J’admirai la grandeur de la Providence, et je bénis Dieu de ce que cet honnête homme étoit venu s’adresser à moi.

Ces demi-épurations prolongées produisent encore un autre mal : elles sèment la division dans les provinces ; elles encouragent les petites vengeances, les jalousies secrètes, les dénonciations. Chacun, dans l’espoir d’obtenir la place de son voisin, ne manque pas de raconter ce qu’a fait ce voisin ou d’inventer sur son compte quelques calomnies. Si l’on avoit d’abord frappé un grand coup, qu’on en fût venu à une large épuration, on se seroit soumis, et la vindicte publique eût été satisfaite. On se plaint aujourd’hui des dénonciations, et on a raison ; mais à qui la faute ? N’est-ce pas les tergiversations et les demi-mesures qui les ont fait naître ? Il faut savoir ce que l’on veut quand on administre : mieux auroit-il fallu dire : « Il n’y aura point d’épuration, » et tenir ferme, que de n’avoir la force ni de suivre le système opposé, ni de le rejeter entièrement.

CHAPITRE XXXII.
SUR L’INCAPACITÉ PRÉSUMÉE DES ROYALISTES ET LA PRÉTENDUE HABILETÉ DE LEURS ADVERSAIRES.

Enfin, et c’est ici la dernière opinion qui nous reste à examiner, on prétend que les royalistes sont incapables ; qu’il n’y a d’habiles que les hommes sortis de l’école de Buonaparte ou formés par la révolution.

Apporte-t-on quelque raison en preuve de cette assertion ? Aucune ; mais on regarde la chose comme démontrée. « Nous voulons bien des royalistes, nous dit-on ; mais donnez-nous-en que nous puissions employer : faute de quoi nous prendrons les administrateurs de Buonaparte, puisque eux seuls ont du talent. »

Ainsi, l’on remonte encore la chaîne, et l’on retourne au premier anneau : les royalistes ne peuvent être utiles, parce qu’ils manquent de capacité et de savoir : l’épuration est donc impossible, parce qu’on n’auroit plus personne pour administrer. Il faut donc gagner les hommes habiles qu’on est forcé d’employer : donc il faut ménager les intérêts révolutionnaires.

J’ai une question préliminaire à proposer. La plupart de ceux qui ont gouverné la France depuis la restauration étoient-ils des royalistes ? Si l’on répond par l’affirmative, j’avoue que le système qui condamne les serviteurs du roi comme incapables n’est que trop vrai. Les fautes ont été énormes ! Mais il y aura du moins cette petite consolation : si l’incapacité est le caractère distinctif du royalisme, il faut convenir qu’on a calomnié certains administrateurs, lorsqu’on a prétendu qu’ils n’étoient pas attachés à la monarchie : je les tiens pour les sujets les plus fidèles qui furent oncques dans le royaume de saint Louis.

Résout-on la question que j’ai faite par la négative, je demande alors si la manière dont la France a été conduite les deux dernières années prouve que les administrateurs sortis de la révolution sont d’habiles gens. Qu’auroient fait de pis les royalistes, s’ils eussent été appelés au maniement des affaires ? C’est une chose vraiment curieuse que des hommes qui sont tombés au moindre choc, qui n’ont pas fait un pas sans faire une chute, qui ont laissé Buonaparte revenir de l’île d’Elbe et la France périr entre leurs mains, que ces hommes osent se vanter de leur capacité, se donner l’air de mépriser les serviteurs du roi. Et comment pouvez-vous dire que les royalistes sont incapables, puisque vous ne les avez pas employés ? Vous, dont l’administration a été si funeste, vous n’avez pas le droit de les juger dédaigneusement avant de les avoir mis à l’œuvre. Essayez une fois ce qu’ils peuvent : s’ils se montrent plus ignares que vous, s’ils font plus de fautes que vous n’en avez fait, vous reprendrez alors les rênes, et tous vos systèmes seront justifiés.

On peut affirmer une chose : avant l’époque du 20 mars 1815, si toutes les administrations eussent été royalistes, elles n’auroient peut-être pas empêché le retour de l’homme de l’île d’Elbe ; mais, à coup sûr, elles n’auroient ni trahi le roi ni servi l’usurpateur pendant les Cent Jours. Quatre-vingt-trois préfets, imbéciles si l’on veut, mais résistant à la fois sur la surface de la France, seroient devenus assez fâcheux pour Buonaparte. Dans certains cas, la fidélité est du talent, comme l’instinct du bon La Fontaine étoit du génie.

CHAPITRE XXXIII.
DANGER ET FAUSSETÉ DE L’OPINION QUI N’ACCORDE D’HABILETÉ QU’AUX HOMMES DE LA RÉVOLUTION.

C’est un bien faux et bien dangereux système, un système dont l’expérience nous a coûté bien cher, que celui qui ne voit de talent pour la France que dans les hommes de la révolution. Buonaparte, a dit mon noble ami M. de Bonald, a pu former des administrateurs, mais il n’a pu créer des hommes d’État ; belle observation, dont voici le commentaire.

Qu’est-ce qu’un ministre sous un despote ? C’est un homme qui reçoit un ordre, qui le fait exécuter, juste ou injuste, et qui, dispensé de toute idée, ne connoît que l’arbitraire, n’emploie que la force.

Transportez ce ministre dans une monarchie constitutionnelle, obligez-le de penser pour son propre compte, de prendre un parti, de trouver les moyens de faire marcher le gouvernement, en respectant toutes les lois, en ménageant toutes les opinions, en se glissant entre tous les intérêts, vous verrez se rapetisser cet homme, que vous regardiez peut-être comme un géant. Tous ses chiffres, tous ses résultats positifs, tous ses résumés de statistique lui manqueront à la fois. Il ne lui servira plus de rien de savoir combien un département renferme de bétail, combien tel autre fournit de légumes, de poules et d’œufs ; Smith et Malthus lui deviendront inutiles. Aussitôt que les combinaisons morales et politiques entreront pour quelque chose dans la science du gouvernement, cette tête carrée se trompera sur tout, cet administrateur distingué ne sera plus qu’un sot.

J’ai vu les coryphées de la tyrannie déconcertés, étonnés, et comme égarés au milieu d’un gouvernement libre. Étrangers aux moyens naturels de ce gouvernement, la religion et la justice, ils vouloient toujours appliquer les forces physiques à l’ordre moral. Moins propres à cet ordre de choses que le dernier des royalistes, ils se sentoient arrêtés par des bornes invisibles ; ils se débattoient contre une puissance qui leur étoit inconnue. De là leurs mauvaises lois, leurs faux systèmes, leur opposition à tous les vrais principes. Ce qui fut esclave ne comprend pas l’indépendance ; ce qui est impie est mal à son aise au pied des autels. Ne croyons pas que tous les hommes de la révolution aient conservé leur fatal génie ! Sous un gouvernement moral et régulier, ce qu’ils possédoient de facultés pour le mal est devenu inutile. Ils sont pour ainsi dire morts au milieu du monde nouveau qui s’est formé autour d’eux ; et nous ne voyons plus errer parmi nous que leurs ombres ou leurs cadavres inanimés.

CHAPITRE XXXIV.
QUE LE SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES, AMENANT INDIRECTEMENT LE RENVERSEMENT DE LA CHARTE, MENACE DE DESTRUCTION LA MONARCHIE LÉGITIME.

Je crois avoir démontré que le système des intérêts révolutionnaires ne s’appuie que sur des principes erronés ; qu’en le suivant on a été obligé de se jeter dans les hérésies les plus inconstitutionnelles ; que les mesures administratives prises en conséquence de ce système ont amené des oppositions, résultat inévitable de l’ordre faux dans lequel on a placé les choses et les hommes.

Ce n’est pas tout : je n’ai considéré jusque ici que le peu de solidité du système ; je vais en faire voir le danger.

Il conduit d’abord indirectement à la subversion de la Charte ; car si nous avons toujours, comme on doit l’espérer, des députés courageux et libres, ils combattront les maximes révolutionnaires ; et pour se débarrasser de ces surveillants importuns, il faudra bien violer la constitution. Aussi, qu’est-ce que les ministériels ne disent point de la Charte, même à la tribune ? Comme ils l’expliquent et l’interprètent ! à quoi ne la réduiroient-ils point s’ils étoient les maîtres ! Et pourtant, à les entendre, c’est nous qui ne sommes pas constitutionnels ; c’est moi peut-être qui ne veux pas de la Charte !

Quand le système des intérêts révolutionnaires ne produiroit que la destruction du plus bel ouvrage du roi, ce seroit déjà, je pense, un assez grand mal ; mais je soutiens de plus que c’est un des principaux moyens employés par la faction révolutionnaire pour renverser de nouveau la monarchie légitime.

Il faut parler : le temps des ménagements est passé. Puissé-je être un prophète menteur ! Puissent mes alarmes n’avoir d’autre source que l’excès de mon amour pour mon roi, pour son auguste famille ! Mais dussé-je attirer sur ma tête les haines de parti, les fureurs des intérêts personnels, j’aurai le courage de tout dire. Si je me fais illusion, s’il n’y a pas de danger, le vent emportera mes paroles ; s’il y a, au contraire, conspiration et péril, je pourrai faire ouvrir les yeux aux hommes de bonne foi. Complot dévoilé est à demi détruit : ôtez aux factions leur masque, vous leur enlevez leur force.

CHAPITRE XXXV.
QU’IL Y A CONSPIRATION CONTRE LA MONARCHIE LÉGITIME.

Je dis donc qu’il y a une véritable conspiration formée contre la monarchie légitime.

Je ne dis pas que cette conspiration ressemble à une conspiration ordinaire, qu’elle soit le résultat de machinations d’un certain nombre de traîtres prêts à porter un coup subit, à tenter un enlèvement, un assassinat, bien qu’il s’y mêle aussi des dangers de cette sorte. Je dis seulement qu’il existe une conspiration, pour ainsi dire forcée, d’intérêts moraux révolutionnaires, une association naturelle de tous les hommes qui ont à se reprocher quelque crime ou quelque bassesse ; en un mot, une conjuration de toutes les illégitimités contre la légitimité.

Je dis que cette conspiration agit de toutes parts et à tous moments ; qu’elle s’oppose par instinct à tout ce qui peut consolider le trône, rétablir les principes de la religion, de la morale, de la justice et de l’honneur. Elle ignore le moment de son succès ; diverses causes peuvent le hâter ou le retarder ; mais elle se croit sûre de ce succès. En attendant elle travaille à le préparer ; et le principal moyen d’action lui est fourni par le système des intérêts révolutionnaires.

CHAPITRE XXXVI.
DOCTRINE SECRÈTE CACHÉE DERRIÈRE LE SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

Derrière le système que l’on prétend devoir suivre pour la sûreté du trône, pour la paix de l’État, se cachent les motifs secrets qui l’ont fait adopter, la doctrine dont il doit amener le triomphe.

Il passe pour constant dans un certain parti qu’une révolution de la nature de la nôtre ne peut finir que par un changement de dynastie ; d’autres plus modérés disent par un changement dans l’ordre de suc- cessibilité à la couronne : je me donnerai garde d’entrer dans les développements de cette opinion criminelle.

Qui veut-on mettre sur le trône à la place des Bourbons ? À cet égard les avis sont partagés, mais ils s’accordent tous sur la nécessitè de déposséder la famille légitime. Les Stuarts sont l’exemple cité : l’histoire les tente. Sans l’échafaud de Charles Ier, la France n’auroit point vu celui de Louis XVI : tristes imitateurs, vous n’avez pas même inventé le crime !

Comment puis-je prouver qu’une doctrine aussi épouvantable est mystérieusement voilée sous le système des intérêts révolutionnaires ?

Il me suffit de jeter un coup d’œil sur les pamphlets et les journaux des Cent Jours.

J’ai lu depuis, et d’autres ont lu comme moi, des écrits qui ne laissent rien dans l’ombre, pas même le nom. Dans les épanchements de la table, ou dans la chaleur de la discussion, autre sorte d’ivresse, la franchise et la légèreté se sont souvent trahies.

Mais quand les preuves directes me manqueroient pour être convaincu, je n’aurois qu’à regarder ce qui se passe autour de moi : partout où j’observe un plan uniforme dont les parties se lient et se coordonnent entre elles, je suis forcé de convenir que ce dessin régulier n’a pu être tracé par les caprices du hasard : une conséquence me fait chercher un principe, et par la nature de l’effet j’arrive à connoître le caractère de la cause.

Marquons le but et suivons la marche de la conspiration.

CHAPITRE XXXVII.
BUT ET MARCHE DE LA CONSPIRATION.
ELLE DIRIGE SES PREMIERS EFFORTS CONTRE LA FAMILLE ROYALE.

Ce que j’appelle la conspiration des intérêts moraux révolutionnaires a pour but principal de changer la dynastie, pour but secondaire d’imposer au nouveau souverain les conditions que l’on vouloit faire subir au roi à Saint-Denis : prendre la cocarde tricolore, se reconnoître roi par la grâce du peuple, rappeler l’armée de la Loire et les représentants de Buonaparte, si ceux-ci existent encore au moment de l’événement. Ce projet, qui n’a jamais été abandonné, va sortir tout entier de l’observation des faits placés sous nos yeux.

Il est convenu qu’on parlera du roi comme les royalistes mêmes ; qu’on reconnoîtra en lui ces hautes vertus, ces lumières supérieures que personne ne peut méconnoître. Le roi, qu’on a tant outragé pendant les Cent Jours, est devenu le très-juste objet des louanges de ceux qui l’ont indignement trahi, qui sont prêts à le trahir encore.

Mais ces démonstrations d’admiration et d’amour ne sont que les excuses de l’attaque dirigée contre la famille royale. On affecte de craindre l’ambition des princes, qui dans tous les temps se sont montrés les plus fidèles et les plus soumis des sujets. On parle de l’impossibilité d’administrer, dans un gouvernement constitutionnel, avec divers centres de pouvoir. On a éloigné les princes du conseil ; on a été jusqu’à prétendre qu’il y avoit des inconvénients à laisser au frère du roi le commandement suprême des gardes nationales du royaume, et on a cherché à restreindre et à entraver son autorité. Mgr le duc d’Angoulême a été proposé pour protecteur de l’université, comme une espèce de prince de la jeunesse : c’est un moyen d’attacher les générations naissantes à une famille qu’elle connoît à peine ; les enfants sont susceptibles de dévouement et d’enthousiasme : rien ne seroit plus éminemment politique que de leur donner pour tuteur le prince qui doit devenir leur roi. Gela sera-t-il adopté ? Je ne l’espère pas.

La raison de cette conduite est facile à découvrir : la faction qui agit sur des ministres loyaux et fidèles, mais qui ne voient pas le précipice où on les pousse, cette faction veut changer la dynastie : elle s’oppose donc à tout ce qui pourroit lier la France à ses maîtres légitimes. Elle craint que la famille royale ne jette de trop profondes racines ; elle cherche à l’isoler, à la séparer de la couronne ; elle affecte de dire, elle ne cesse de répéter que les affaires pourront se soutenir en France pendant la vie du roi, mais qu’après lui nous aurons une révolution : elle habitue ainsi le peuple à regarder l’ordre des choses actuel comme transitoire. On renverse plus aisément ce que l’on croit ne pas devoir durer.

Si l’on cherche à ôter toute puissance aux héritiers de la couronne, on cherche, on essaye, mais bien vainement, de leur enlever le respect et la vénération des peuples : on calomnie leurs vertus ; les journaux étrangers sont chargés de cette partie de l’attaque par des correspondants officieux. Et dans nos propres journaux, n’a-t-on pas vu imprimées des choses aussi déplacées qu’étranges ? À qui en veut-on, lorsqu’on publie les intrigues de quelques subalternes ? Si elles ne compromettent que ces hommes, méritent-elles d’occuper l’Europe ? Si elles touchent par quelque point à des noms illustres, quel singulier intérêt met-on à les faire connoître ? Ceux qui ne veulent pas de la liberté de la presse conviendront du moins que dans des questions aussi embarrassantes cette liberté fourniroit une réponse, sinon satisfaisante, du moins sans réplique.

Apprenons à distinguer les vrais des faux royalistes : les premiers sont ceux qui ne séparent jamais le roi de la famille royale, qui les confondent dans un même dévouement et dans un même amour, qui obéissent avec joie au sceptre de l’un, et ne craignent point l’influence de l’autre ; les seconds sont ceux qui, feignant d’idolâtrer le monarque, déclament contre les princes de son sang, cherchent à planter le lis dans un désert, et voudroient arracher tous les rejetons qui accompagnent sa noble tige.

On peut dans les temps ordinaires, quand tout est tranquille, quand aucune révolution n’a ébranlé l’autorité de la couronne, on peut se former des maximes sur la part que les princes doivent prendre au gouvernement ; mais quiconque après nos malheurs, après tant d’années d’usurpation, ne sent pas la nécessité de multiplier les liens entre les François et la famille royale, d’attacher les peuples et les intérêts aux descendants de saint Louis ; quiconque a l’air de craindre pour le trône les héritiers du trône plus qu’il no craint les ennemis de ce trône est un homme qui marche à la folie ou court à la trahison.

CHAPITRE XXXVIII.
LA CONSPIRATION SE SERT DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES POUR METTRE SES AGENTS DANS TOUTES LES PLACES.

Attaquer par toutes sortes de moyens la famille royale ; avoir toujours en perspective un malheur que tout bon François voudroit racheter de sa vie, et qu’il se flatte de ne jamais voir ; espérer, comme suite de ce malheur, l’exil éternel des princes, s’endormir et se réveiller sur ces effroyables espérances, voilà ce que la secte ennemie recommande d’abord à ses initiés.

Ensuite elle fait les derniers efforts pour soutenir, étendre et propager le système des intérêts révolutionnaires : elle le présente aux timides comme un port de salut, aux sots comme une idée de génie, aux dupes comme un moyen d’affermir la royauté.

Par l’établissement complet de ce système, les révolutionnaires espèrent que toutes les places se trouveront dans leurs mains au moment de la catastrophe. Les autorités diverses étant alors dans le même intérêt, le changement s’opérera, comme au 20 mars, d’un commun accord, sans résistance, sans coup férir. Qu’en coûte-t-il à ces hommes pour tourner le dos à leurs maîtres ? N’ont-ils pas abandonné Buonaparte lui-même ? Dans l’espace de quelques mois, n’ont-ils pas pris, quitté et repris tour à tour la cocarde blanche et la cocarde tricolore ? Le passage d’un courrier à travers la France faisoit changer les cœurs et la couleur du ruban. Voyez avec quelle simplicité admirable ils vous parlent de leur signature au bas de l’Acte additionnel ! ils n’ont rien fait de mal ; ils sont innocents comme Abel. Ils ont écrit contre les Bourbons des calomnies abominables ; ils les ont insultés par des proclamations trop connues : eh bien, ils vont faire aujourd’hui la cour à nos princes avec ces proclamations dans la poche. Ils parlent monarchie légitime, loyauté, dévouement, sans grimacer ; on diroit qu’ils sortent des forêts vendéennes, et ils arrivent du champ de mai. Ils ont raison, puisque toutes les fois qu’ils violent la foi jurée ils obtiennent un emploi de plus. Comme on compte l’âge des vieux cerfs aux branches de leur ramure, on peut aujourd’hui compter les places d’un homme par le nombre de ses serments.

C’est donc bien vainement que vous espérez qu’ils vous demeureront attachés, quand vous leur aurez confié les autorités de la France. Comme avant le 20 mars, ils ne recherchent les places que pour mieux vous perdre. Déjà ils se vantent de leurs succès ; ils deviennent insolents ; ils ne peuvent contenir leur joie en voyant prospérer le système des intérêts révolutionnaires.

« Si nous vous avons trahis, disent-ils, c’est que vous ne nous aviez donné que les trois quarts des places. Donnez-nous-les toutes, et vous verrez comme nous serons fidèles. » Augmentez la dose du poison, et vous verrez qu’au lieu de vous tuer, il vous guérira ! Et il y a de prétendus royalistes qui soutiennent eux-mêmes cette monstrueuse absurdité ! Tout ce qu’on peut dire, c’est que s’ils ont été royalistes, ils ne le sont plus.

CHAPITRE XXXIX.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.

La faction demande donc toutes les places dans tous les ministères, et elle réussit plus ou moins à les obtenir. Elle s’éleva avec chaleur contre l’inamovibilité des juges : de vertueux jacobins, qui ne peuvent plus être dépossédés, sont des hommes très-utiles ; ils gardent en sûreté le feu sacré et tendent une main secourable à leurs frères.

Aux finances et dans les directions qui en dépendent le système des intérêts révolutionnaires s’est maintenu avec vigueur. Un commis retourne dans le village où il a été trop connu pendant les Cent Jours. Que pensent les gens de la campagne en revoyant cet homme ? Que cet homme avoit raison de leur annoncer la catastrophe du 20 mars avant les Cent jours, et qu’il a sans doute encore raison lorsqu’il se sert, en parlant, de cette phrase si connue : Quand l’autre reviendra.

À l’intérieur, les intérêts révolutionnaires avoient d’abord succombé : l’alarme a été au camp ; l’impulsion royaliste donnée aux préfectures a fait peur : le parti a réuni ses forces. On a d’abord mis un obstacle aux nominations et aux destitutions trop franches, en faisant soumettre ces nominations et ces destitutions à l’examen du conseil des ministres : de sorte que le ministre de la justice peut faire des officiers généraux, et le ministre de la guerre des hommes de loi.

Si cette bizarre solidarité étoit également admise pour tous les ministres, il faudroit se contenter de rire ; mais elle ne s’applique qu’aux ministres soupçonnés de royalisme. Ceux qui sont connus pour soutenir franchement le système des intérêts révolutionnaires ont toute liberté de placer des hommes suspects et d’éloigner des hommes dévoués.

Ces arrangements n’ont pas rassuré le parti ; il est parvenu à faire renverser le ministre : alors les espérances se sont ranimées. On se flatte de faire perdre au royalisme tout le terrain qu’il avoit gagné dans cette partie de l’administration. La garde nationale a été attaquée. Déjà des préfets trop royalistes ont été rappelés ; d’autres sont menacés. On aura soin surtout de déplacer les amis du trône, si on est assez heureux pour obtenir la dissolution de la chambre des députés, et qu’il faille en venir à des élections nouvelles : alors il sera plus facile au parti de diriger et d’influencer les choix.

CHAPITRE XL.
LA GUERRE.

C’est avec difficulté que d’autres ministres, connus par leur royalisme, se maintiennent dans leur place ; mais on en veut surtout au ministre de la guerre : on ne lui pardonne pas son noble dévouement ; on lui pardonne encore moins d’avoir formé une gendarmerie excellente et une armée qui brûle du désir de verser son sang pour son roi : il faut, à tout, prix, détruire cet ouvrage, qui rendroit vains les efforts des conspirateurs. Si l’on ne peut d’abord renverser le ministre, il faut essayer de le dépopulariser dans le parti royaliste ; il faut l’obliger à donner des gages, le forcer à quelques destitutions fâcheuses, à quelque choix malheureux. On cherche en même temps à faire revivre l’armée de la Loire : estimons son courage, mais donnons-nous garde de lui rendre un pouvoir dont elle a trop abusé. L’armée de Charles VII se retira aussi sur les bords de la Loire ; mais La Hire et Dunois combattoient pour les fleurs de lis, et Jeanne d’Arc sauva Orléans pour le roi comme pour la France.

CHAPITRE XLI.
LA FACTION POURSUIT LES ROYALISTES.

La faction s’empare ainsi de tous les postes, recule lentement quand elle y est forcée, avance avec célérité quand elle voit le moindre jour, et profite de nos fautes autant que de ses victoires. Pateline et audacieuse, son langage ne prêche que modération, oubli du passé, pardon des injures ; ses actions annoncent la haine et la violence. En même temps qu’elle soutient ses amis, qu’elle les porte au pouvoir, qu’elle les établit dans les places, afin de s’en servir au moment critique, elle décourage, insulte, persécute les royalistes pour ne pas les trouver sur son chemin dans ce même moment.

Elle a inventé un nouveau jargon pour arrivera son but. Comme elle disoit au commencement de la révolution les aristocrates, elle dit aujourd’hui les ultra-royalistes. Les journaux étrangers à sa solde ou dans ses intérêts écrivent tout simplement les ultra. Nous sommes donc des ultra, nous, tristes héritiers de ces aristocrates dont les cendres reposent à Picpus et au cimetière de La Madeleine ! Par le moyen de la police, la faction domine les papiers publics, et se moque en sûreté de ceux à qui la défense n’est pas permise. La grande phrase reçue, c’est qu’il ne faut pas être plus royaliste que le roi. Cette phrase n’est pas du moment ; elle fut inventée sous Louis XVI : elle enchaîna les mains des fidèles, pour ne laisser de libre que le bras du bourreau.

Si les royalistes essayent de se réunir pour se reconnoître, pour se prémunir contre les coalitions des méchants, on s’empresse de les disperser. Des autorités avancent cette abominable maxime : qu’il faut proscrire un bon principe qui a de mauvais résultats, comme on proscriroit un principe pervers : frappez donc la vertu, car presque tou- jours dans ce monde ce qu’elle entreprend tourne à sa ruine. Un royaliste est assimilé à un jacobin, et, par une équité bien digne du siècle, la justice consiste à tenir la balance égale entre le crime et l’innocence, entre l’infamie et l’honneur, entre la trahison et la fidélité.

CHAPITRE XLII.
SUITE DU PRÉCÉDENT.

Le dévouement est l’objet éternel des plaisanteries de ces hommes qui ne craindroient pas le supplice inventé par les anciens peuples de la Germanie pour les infâmes : on les enseveliroit dans la boue, qu’ils y vivroient comme dans leur élément. Le voyage de Gand est appelé par eux le voyage sentimental. Ce bon mot est sorti du cerveau de quelques commis, qui, toujours fidèles à leur place, ont servi avant, pendant et après les Cent Jours ; de ces honnêtes employés, bien payés aujourd’hui par le roi, qui ont applaudi de tout leur cœur au voyageur sentimental de l’île d’Elbe, et qui attendent son retour de Sainte-Hélène.

Allez proposer un soldat de l’armée de Condé à ces loyaux administrateurs : « Nous ne voulons, répondent-ils, que des hommes qui ont envoyé des balles au nez des alliés. » J’aimerois autant ceux qui ont envoyé des balles au nez des Buonapartistes.

On met sur la même ligne La Rochejaquelein, tombant en criant vive le roi ! dans les mêmes champs arrosés du sang de son illustre frère, et l’officier mort à Waterloo en blasphémant le nom des Bourbons. On donne la croix d’Honneur au soldat qui combattit à cette journée ; et le volontaire royal qui quitta tout pour suivre son roi n’a pas même le petit ruban qu’on promit à Alost à sa touchante fidélité. Ainsi, tandis qu’on exécute les décrets de Buonaparte, datés des Tuileries au mois de mai 1815, on ne reconnoît point les ordonnances du roi signées à Gand dans le même mois. On paye l’officier à demi-solde, chevalier de la Légion d’Honneur, et l’on fait fort bien ; mais le chevalier de Saint-Louis, courbé par les ans, est à l’aumône : trop heureux ce dernier quand on lui achète une méchante redingote pour couvrir sa nudité, ou quand on lui donne un billet avec lequel il pourra du moins faire panser par les filles de la Charité de vieilles blessures méprisées comme la vieille monarchie. Enfin, c’est une sottise, une faute, un crime, de n’avoir pas servi Buonaparte. N’allez pas dire, si vous voulez placer ce jeune homme, qu’il s’est racheté de la conscription au prix d’une partie de sa fortune ; qu’il a été errant, persécuté, emprisonné, pour ne pas prêter son bras à l’usurpateur ; qu’il n’a jamais fait un serment, accepté une place ; qu’il s’est conservé pur et sans tache pour son roi ; qu’il l’a accompagné dans sa dernière retraite, au risque de s’exposer avec lui à un exil éternel : ce sont là autant de motifs d’exclusion. « Il n’a pas servi, nous répondra-t-on froidement ; il ne sait rien. » Mais il sait l’honneur. Pauvre principe ! le siècle est plus avancé que cela.

Mais venez : proposez, pour vous dédommager de ce refus, un homme qui aura tout accepté, depuis la haute dignité de porte-manteau jusqu’à la place de marmiton impérial : parlez ; que voulez-vous ? Choisissez dans la magistrature, l’administration, l’armée : cent témoins vont déposer en faveur de votre client ; ils attesteront qu’ils l’ont vu veiller dans les antichambres avec un courage extraordinaire. Il ne veut qu’une décoration ; c’est trop juste. Vite un chevalier pour lui donner l’accolade ; attachez à sa boutonnière la croix de Saint-Louis : c’est un homme prudent, il la mettra dans sa poche en temps et lieu.

Celui-là étoit facile à placer, j’en conviens : il étoit sans tache. Mais vous hésitez à présenter celui-ci. Il a foulé sa croix de Saint-Louis aux pieds pendant les Cent Jours. Bagatelle, excès d’énergie : ce caractère bouillant est un vin généreux que le temps adoucira.

Un homme pendant les Cent Jours a été l’écrivain des charniers de la police ; faites-lui une pension : il faut encourager les talents. Un autre est venu à Gand, au péril de sa vie, proposer au roi de l’argent et des soldats ; il sollicite une petite place dans son village : donnez cette place au douanier qui tira sur cet ultra-royaliste lorsqu’il passoit à la frontière.

Vous n’avez pas obtenu la nomination de ce juge ? Mais ne saviez-vous pas qu’elle étoit promise à un prêtre marié ? Un ci-devant préfet avoit prévariqué : un rapport étoit prêt ; on arrête ce rapport, et pourquoi ? « Ne voyez-vous pas, répond-on, que le rapport vous empêcheroit de placer cet homme ? »

Où sont vos certificats ? dit-on au meilleur royaliste qui sollicite humblement la plus petite place. Il y a vingt-cinq ans qu’il souffre pour le roi ; il a tout perdu, sa famille et sa fortune. Il a des recommandations des princes, de cette princesse, peut-être, dont la moindre parole est un oracle pour quiconque reconnoît la puissance de la vertu, de l’héroïsme et du malheur. Ces titres ne sont pas jugés suffisants. Arrive un Buonapartiste ; les fronts se dérident ; ses papiers étoient à la police ; il les a perdus lors du renvoi de M. Fouché. C’est un malheur ; on le croit sur sa parole : « Entrez, mon ami, voilà votre brevet. » Dans le système des intérêts révolutionnaires on ne sauroit trop tôt employer un homme des Cent Jours : qu’il aille encore, tout chaud de sa trahison nouvelle, souiller le palais de nos rois, comme Messaline rapportoit dans celui des césars la honte de ses prostitutions impériales.

CHAPITRE XLIII.
CE QUE L’ON SE PROPOSE EN PERSÉCUTANT LES ROYALISTES.

Cette tactique a pour but de fatiguer les amis du trône, d’enlever à la couronne ses derniers partisans : on espère les jeter dans le désespoir, les pousser à des imprudences dont on profiteroit contre eux et contre la monarchie légitime ; on se flatte du moins qu’ils feront ce qu’ils ont toujours fait et ce qui les a toujours perdus, qu’ils se retireront.

Depuis le commencement de la révolution, tel a été le sort des royalistes : dépouillés d’abord, on n’a cessé depuis de triompher de leur malheur. On prend à tâche de leur répéter qu’ils n’ont rien, qu’ils n’auront rien, qu’ils ne doivent compter sur rien. On leur a rouvert la France ; mais on a écrit pour eux sur la porte, comme sur celle des enfers : « Entre, qui que tu sois, et laisse l’espérance. » On reprend la loi qui les a frappés ; on l’aiguise, on la retourne dans le sein comme un poignard. Offrent-ils ce qui leur reste, leurs bras et leurs services, on les repousse. Le nom de royaliste semble être un brevet d’incapacité, une condamnation aux souffrances et à la misère. Aux partisans du système des intérêts révolutionnaires se joignent les prédicateurs de l’ingratitude. Les royalistes, disent-ils, ne sont pas dangereux ; il est inutile de s’occuper de leur sort. S’il survient un orage, nous les retrouverons. Et vous ne craignez pas de flétrir par des propos inconsidérés, de laisser languir dans l’oppression et la pauvreté ceux dont vous avez une si haute idée ! Quels hommes que ceux-là que vous repoussez dans la fortune et dont vous vous réservez la vertu pour le temps de vos malheurs !

Vous avez raison ! ils ne se lasseront pas ; ils consommeront leur sacrifice : leur patience est inépuisable comme leur amour pour leur roi.

CHAPITRE XLIV.
LA FACTION POURSUIT LA RELIGION.

Les royalistes défendroient leur roi, il faut les écarter ; l’autel soutiendroit le trône, il faut l’empêcher de se rétablir. Le système des intérêts révolutionnaires est surtout incompatible avec la religion ; les plus grands efforts du parti se dirigent contre elle, parce qu’elle est la pierre angulaire de la légitimité.

On a tâché d’abord d’exciter une guerre civile dans le midi, avec le dessein d’en rejeter l’odieux sur les catholiques. On a rendu vains les projets des chambres : aucune des propositions religieuses adoptées par elles n’est sortie du portefeuille des ministres : double avantage pour les intérêts révolutionnaires, le prêtre marié continue à toucher sa pension et le curé meurt de faim.

Ainsi, l’on n’a encore presque rien fait depuis le retour du fils aîné de l’Église, pour guérir les plaies ou mettre fin au scandale de l’Église ; et pourtant que ne doit point ce royaume à la religion catholique ! Le premier apôtre des François dit au premier roi des François montant sur le trône : « Sicambre, adore ce que tu as méprisé ; brûle ce que tu as adoré. » Le dernier apôtre des François dit au dernier roi des François descendant du trône : « Fils de saint Louis, montez au ciel. » C’est entre ces deux mots qu’il faut placer l’histoire des rois très-chrétiens, et chercher le génie de la monarchie de saint Louis.

On n’a point adopté les propositions favorables au clergé, mais on a regretté vivement la loi du 23 septembre. On sait très-bien que cette loi est une mauvaise loi de finances, mais c’est une bonne mesure révolutionnaire. On sait très-bien que 10 millions de rentes restitués aux églises ne feroient pas la fortune du clergé, mais ce seroit un acte de justice et de religion, et il ne faut ni justice ni religion, parce qu’elles contrarient le système des intérêts révolutionnaires.

Toutes choses allant comme elles vont, dans vingt-cinq ans d’ici il n’y aura de prêtres en France que pour attester qu’il y avoit jadis des autels. Le parti connoît le calcul ; et pour empêcher la race sacerdotale de renaître, il s’oppose à ce qu’on lui fournisse les moyens d’une existence honorable. Il n’ignore pas que des pensions insuffisantes, précaires, soumises à toutes les détresses du fisc et à tous les événements politiques, ne présentent pas assez d’avantages aux familles pour qu’elles consacrent leurs enfants à l’état ecclésiastique. Les mères ne vouent, pas facilement leurs fils au mépris et à la pauvreté : la partie est donc sûre, si elle est jouée avec persévérance. Je ne sais si la patience appartient à l’enfer comme au ciel, à cause de son éternité ; mais je sais que dans ce monde elle est donnée au méchant. La destruction physique et matérielle du culte est certaine en France, pourvu que les ennemis secrets de la légitimité, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, parviennent à tenir le clergé dans l’état d’abjection où il est maintenant plongé.

Au milieu de ses enfants massacrés, sur le champ de bataille où elle est tombée, en défendant le trône de saint Louis, la religion blessée étend encore ses mains défaillantes pour parer les coups qu’on porte au roi ; mais ceux qui l’ont renversée sont attentifs, et toutes les fois qu’elle fait un effort pour se relever, ils frappent un coup pour l’abattre. Un prélat vénérable avoit obtenu la direction des affaires religieuses ; la distribution du pain des martyrs n’étoit plus confiée à ceux qui l’ont pétri avec l’ivraie, et qui ne vendent pas même à bon poids ce pain amer. On a forcé un ministre honorable de remettre les choses telles et pires qu’elles étoient sous Buonaparte : le prêtre est rentré sous l’autorité du laïque, et la religion est venue se replacer sous la surveillance du siècle.

Lorsqu’un vicaire veut toucher le mois échu de sa pension, il faut qu’il présente un certificat de vie au maire du lieu ; celui-ci en écrit au sous-préfet, qui s’adresse à son tour au préfet, dont la prudence en peut référer au chef de division de l’intérieur chargé de la direction des cultes : le chef peut en parler au ministre. Enfin, cette grande affaire mûrement examinée, on compte 12 liv. 10 s. sur quittance à l’homme qui console les affligés, partage son denier avec les pauvres, soulage les infirmes, exhorte les mourants, donne la sépulture aux morts, prie pour ses ennemis, pour la France et pour le roi.

Quelques biens ecclésiastiques étoient aliénés sans contrat légal ; on les a découverts : on a craint que leurs détenteurs ne trouvassent le moyen de les rendre aux églises ; vite, on s’est hâté de rappeler les biens aux domaines.

Ce n’est pas assez d’empêcher le prêtre de vivre, il faut encore lui ôter, s’il est possible, toute considération aux yeux des peuples. Ce qu’on n’avoit pas vu sous le règne des athées, on a trouvé piquant de le montrer sous le règne du roi très-chrétien : un prêtre a été cité, comme un criminel, à comparoître au tribunal de la police correctionnelle ; il y est venu, en soutane et en rabat, s’asseoir sur les bancs des prostituées et des filous. Le peuple a été étonné, et la cause a cessé d’être publique.

Cette haine de la religion est le caractère distinctif de ceux qui ont fait notre perte, qui méditent encore notre ruine. Ils détestent cette religion parce qu’ils l’ont persécutée, parce que sa sagesse éternelle et sa morale divine sont en opposition avec leur vaine sagesse et la corruption de leur cœur. Jamais ils ne se réconcilieront avec elle. Si quelques-uns d’entre eux montroient seulement quelque pitié pour un prêtre, tout le parti se croiroit dégénéré de ses vertus et menacé d’un grand malheur. Rome au temps de ses mœurs fut consternée de voir une femme plaider devant les tribunaux : ce manque de pudeur parut à la république annoncer quelque calamité, et le sénat envoya consulter l’oracle.

Mais comment comprendre que ceux qui peuvent quelque chose sur nos destinées, qui prétendent vouloir la monarchie légitime, rejettent la religion ? L’impiété ne nous a-t-elle pas fait assez de mal ? Le sang et les larmes n’ont-ils pas assez coulé ? N’y a-t-il pas eu assez de proscriptions, de spoliations, de crimes ? Non : on remet encore en question les injustices révolutionnaires ; on entend encore débiter les mêmes sophismes qu’en 1789. Les prêtres, après le massacre des Carmes, les déportations à la Guiane, les mitraillades de Lyon, les noyades de Nantes, après le meurtre du roi, de la reine, de Mme Élisabeth, du jeune roi Louis XVII, les prêtres, dépouillés de tout, sans pain, sans asile, sont encore pour des hommes d’État des Calotins. Eh bien ! si nous en sommes là, je ne crains pas d’annoncer que le souhait du philosophe Diderot s’accomplira.

CHAPITRE XLV.
HAINE DU PARTI CONTRE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

Quelque chose dans l’ordre politique, comme dans l’ordre religieux, contrarie-t-il le système des intérêts révolutionnaires, et conséquemment s’oppose-t-il au renversement de la famille légitime, le parti frémit, se soulève, tonne, éclate : de là sa fureur contre la chambre des députés. Quelle pitié d’entendre aujourd’hui les constitutionnels nier l’existence des gouvernements représentatifs, soutenir qu’une chambre de députés doit se réduire à la passive obéissance, combattre la liberté de la presse, préconiser la police, enfin changer entièrement de rôle et de langage ! Ils traitoient d’esprits bornés, d’esclaves, d’ennemis des lumières, ceux qui professoient les principes qu’ils adoptent aujourd’hui. Sont-ils convertis ? Non, c’est toujours le même libéralisme. Mais les doctrines constitutionnelles ont enfin armé la chambre actuelle des députés ; mais cette chambre veut à la fois la liberté et la religion, la constitution et le roi légitime : furieux contre ce résultat de vingt-cinq ans de rébellion, ils ne veulent plus de la chambre. Alors il faut déclamer contre le gouvernement représentatif, parce qu’ils sont arrêtés par sa vigilance ; contre la liberté de la presse, qui ne seroit plus à leur profit, quittes à reprendre les principes libéraux lorsque la dynastie sera changée et qu’on n’aura plus à craindre le rétablissement des autels.

Il faut convenir que la chambre des députés a fait deux choses qui ont dû la faire prendre en horreur aux partisans du système des intérêts révolutionnaires. En bannissant les régicides, en arrêtant la vente des domaines nationaux, elle a arrêté la révolution : comment jamais lui pardonner ?

Aussi que n’a-t-on point tenté pour la détruire après l’avoir tant calomniée ! Élue par les collèges électoraux, choisie parmi les plus grands propriétaires de la France, dans tous les rangs de la société, n’a-t-on pas voulu persuader aux étrangers qu’il n’y avoit personne aux collèges électoraux qui l’ont élue, et qu’elle n’est composée que d’émigrés sans propriétés ? Quel bonheur si au lieu de ces députés fanatiques, qui n’entendent qu’au nom de Dieu et du roi, on avoit pu avoir des révolutionnaires éclairés, souples, qui, rampant sous l’autorité, n’auroient opposé aucune résistance aux volontés des ministres jusqu’au jour où, tout étant arrangé, ils auroient déclaré, au nom du peuple souverain, que le peuple vouloit changer son maître !

Mille projets ont été formés pour se débarrasser de la chambre : tantôt on vouloit la dissoudre : mais il n’y a pas de loi d’élections ; tantôt on prétendoit en renvoyer un cinquième : mais comment régler les séries ? Et d’ailleurs gagneroit-on quelque chose à cette foible réélection ? Enfin, la passion a été poussée si loin, qu’on a rêvé l’ajournement indéfini des chambres, la suspension de la Charte et la continuation de l’impôt par des ordonnances. Nous avons vu dans le journal officiel de la police l’éloge d’un ministère étranger qui a remis à un autre temps la constitution promise, qui gouverne seul avec une modération parfaite, paye scrupuleusement les dettes de l’État, et se fait adorer du peuple. Entendez-vous, peuple françois, peuple grossier ?

...Quoi ! toujours les plus grandes merveilles
Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles !

Une chambre de bons jacobins, qu’on appelleroit des modérés, ou point de chambres, voilà le système du parti. Dans l’une ou l’autre chance, il y a tout à gagner pour lui : avec des modérés de cette nature, on peut tout détruire ; avec un ministère à soi, on arrive également à tout. Bientôt ces libéraux qui poussent à l’arbitraire, feroient un crime à la couronne de cet arbitraire qu’ils conseillent.

Je frémis en déroulant un plan si bien ordonné, et dont le résultat est infaillible, à moins qu’on ne se hâte d’y apporter remède. Qui ne seroit inquiet en voyant une armée qui manœuvre si bien, qui mine, attaque, envahit, fait usage de toutes les armes, enrôle les ambitieux et séduit les foibles, qui se donne les honneurs d’une opinion indépendante, en prêchant l’autorité absolue ; faction pourtant sans talents réels, mais douée d’astuce ; faction lâche, poltronne, facile à écraser, que l’on peut faire rentrer en terre d’un seul mot, mais qui, lorsqu’elle aura tout gangrené, tout corrompu, lorsqu’il n’y aura plus de danger pour elle, lèvera subitement la tête, arrachera sa couronne de lis, et prenant le bonnet rouge pour diadème, offrira cette pourpre à l’illégitimité ?

Mais comment pouvez-vous croire, me dira-t-on, que tels et tels hommes, si connus par leurs sentiments royalistes, par leurs actions même, par leur caractère moral et religieux, parce qu’ils sont dans un système politique contraire au vôtre, entrent dans une conjuration contre les Bourbons ?

Cette objection est grande pour ceux qui n’y regardent pas de près et qui jugent sur les dehors ; la réponse est facile.

Celui-ci donc a servi le roi toute sa vie ; mais il est ambitieux, il n’a point de fortune, il a besoin de places, il a vu la faveur aller à une certaine opinion, et il s’est jeté de ce côté. Celui-là avoit été irréprochable jusqu’aux Cent Jours ; mais pendant les Cent Jours il a été foible, et dès lors il est devenu irréconciliable ; on punit les autres de la faute qu’on a faite, surtout quand cette faute décèle autant le manque de jugement que la foiblesse du caractère ; les grands intérêts sont moins ennemis des Bourbons que les petites vanités.

Tel pendant les Cent Jours a été héroïque, mais depuis les Cent Jours son orgueil a été blessé, une querelle particulière l’a fait passer sous les drapeaux qu’il a combattus. Tel est religieux, mais on lui a persuadé qu’en parlant à présent des intérêts de l’Église on manquoit de prudence, et qu’on nuisoit à ces intérêts par trop de précipitation. Tel chérit la monarchie légitime, mais abhorre la noblesse et n’aime pas les prêtres. Tel est attaché aux Bourbons, les a servis, les serviroit encore : mais il veut aussi la liberté, les résultats politiques de la révolution, et il s’est mis ridiculement en tête que les royalistes veulent détruire la liberté et revenir sur tout ce qui a été fait. Tel pourroit croire à quelques dangers, s’il n’étoit convaincu que ceux qui les signalent ne crient que parce qu’ils sont mécontents, que parce qu’ils ont été déjoués dans leurs intrigues et leurs ambitions particulières. Tels enfin, et c’est le plus grand nombre, sont frivoles ou pusillanimes, ne veulent que la tranquillité et les plaisirs, craignent jusqu’à la pensée de ce qui pourroit les troubler, et se rangent du côté de la puissance, croyant embrasser le parti du repos.

Toutes ces personnes ne trahissent pas la monarchie légitime, mais elles servent d’instruments à la faction qui la trahit : en les voyant soutenir des hommes pervers et des opinions révolutionnaires, la foule, qui ne raisonne pas, croit que la raison est du côté de ces opinions et de ces hommes pervers. Ils entraînent ainsi par l’autorité de leur exemple et affoiblissent le bataillon des fidèles. Quand l’événement viendra les réveiller ; quand, surpris par la catastrophe, ils s’apercevront qu’ils ont été les dupes des misérables qu’ils protègent, qu’ils ont servi de marchepied à l’usurpation, alors ils se feront loyalement tuer aux pieds du monarque, mais la monarchie sera perdue.

CHAPITRE XLVI.
POLITIQUE EXTÉRIEURE DU SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

Comment parlerai-je du dernier appui que cherchent les intérêts révolutionnaires ? Qui auroit jamais imaginé que des François, pour conserver de misérables places, pour faire triompher les principes de la révolution, pour amener la destruction de la légitimité, iroient jusqu’à s’appuyer sur des autorités autres que celles de la patrie, jusqu’à menacer ceux qui ne pensent pas comme eux de forces qui, grâce au ciel ! ne sont pas entre leurs mains ?

Mais vous qui nous assurez, les yeux brillants de joie, que les étrangers veulent vos systèmes (ce que je ne crois pas du tout), vous qui semblez mettre vos nobles opinions sous la protection des baïonnettes européennes, ne reprochiez-vous pas aux royalistes de revenir dans les bagages des alliés ? Ne faisiez-vous pas éclater une haine furieuse contre les princes généreux qui vouloient délivrer la France de la plus infâme oppression ? Que sont donc devenus ces sentiments héroïques ? François si fiers, si sensibles à l’honneur, c’est vous-mêmes qui cherchez aujourd’hui à me persuader qu’on vous permet tels sentiments, ou qu’on vous commande telle opinion. Vous ne mou- riez pas de honte lorsque vous proclamiez pendant la session qu’un ambassadeur vouloit absolument que le projet du ministère passât, que la proposition des chambres fût rejetée. Vous voulez que je vous croie, quand vous venez me dire aujourd’hui (ce qui n’est sûrement qu’une odieuse calomnie) qu’un ministre françois a passé trois heures avec un ministre étranger pour aviser au moyen de dissoudre la chambre des députés ! Vous racontez confidemment qu’on a communiqué une ordonnance à un agent diplomatique, et qu’il l’a fort approuvée : et ce sont là des sujets d’exaltation et de triomphe pour vous ! Quel est le plus François de nous deux, de vous qui m’entretenez des étrangers quand vous me parlez des lois de ma patrie, de moi qui ai dit à la chambre des pairs les paroles que je répète ici : « Je dois sans doute au sang françois qui coule dans mes veines cette impatience que j’éprouve quand pour déterminer mon suffrage on me parle d’opinions placées hors de ma patrie ; et si l’Europe civilisée vouloit m’imposer la Charte, j’irois vivre à Constantinople. »

Ainsi la faction a mis les royalistes dans cette position critique : s’ils veulent combattre le système des intérêts révolutionnaires, on les menace de l’Europe pour les forcer au silence ; si cette menace leur ferme la bouche, on fait marcher en paix le système destructeur, et avec lui la conspiration contre la légitimité.

Eh bien ! ce sera moi qui, à mes risques et périls, élèverai la voix ; moi qui signalerai cette abominable intrigue du parti qui veut notre perte. Et comment les mauvais François qui soutiennent leurs sentiments par une si lâche ressource ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils vont directement contre leur but ? Ils connoissent bien peu l’esprit de la nation. S’il étoit vrai qu’il y eût du danger dans les opinions royalistes, vous verriez par cette raison même toute la France s’y précipiter : un François passe toujours du côté du péril, parce qu’il est sûr d’y trouver la gloire.

Au reste, faut-il s’étonner que des hommes qui ont été offrir la couronne des Bourbons à quiconque vouloit la prendre, qui demandoient, selon leur expression, une pique et un bonnet de cosaque plutôt qu’un descendant de Henri IV, faut-il s’étonner que leur politique ressemble à leurs affections ? Comprendroient-ils que ce n’est pas en se mettant sous les pieds d’un maître qu’on se fait respecter ; qu’une conduite noble est sans danger ? Tenez fidèlement vos traités ; payez ce que vous devez ; donnez, s’il le faut, votre dernier écu ; vendez votre dernier morceau de terre, la dernière dépouille de vos enfants, pour payer les dettes de l’État ; le reste est à vous ; vous êtes nus, mais vous êtes libres.

Éloignons de vaines terreurs : les princes de l’Europe sont trop magnanimes pour intervenir dans les affaires particulières de la France. Ils ont adopté cette haute politique de Burke : « La France, dit ce grand homme d’État, doit être conquise et rétablie par elle-même, en la laissant à sa propre dignité. Il seroit peu honorable, il seroit peu décent, il seroit encore moins politique pour les puissances étrangères, de se mêler des petits détails de son administration intérieure, dans lesquels elles ne pourroient se montrer qu’ignorantes, incapables et oppressives[20]. » Les alliés ont eux-mêmes délivré leur propre pays du joug des François ; ils savent que les nations doivent jouir de cette indépendance qu’on peut leur arracher un moment, mais qu’elles finissent toujours par reconquérir : spolialis arma supersunt. Si, lors même que notre roi n’étoit pas encore rentré dans sa patrie, les monarques de l’Europe ont eu la générosité de déclarer qu’ils ne s’immisceroient en rien dans le gouvernement intérieur de la France, nous persuadera-t-on aujourd’hui qu’ils veulent s’en mêler ? Nous persuadera-t-on qu’ils s’alarment de ces débats, qui sont de la nature même du gouvernement représentatif ? qu’ils ont trouvé mauvais que nous ayons discuté l’existence de la cour des comptes et l’inamovibilité des juges ? qu’ils vont s’armer parce que nos députés veulent rendre quelque splendeur à des autels arrosés du sang de tant de martyrs, ou parce qu’ils ont cru devoir éloigner les assassins de Louis XVI ? N’est-ce pas insulter ces grands monarques que de nous les représenter accourant au secours d’un spoliateur ou d’un régicide, faisant marcher leurs soldats pour soutenir un receveur d’impôts qui chancelle ou un ministre qui tombe ?

L’Europe n’a pas moins d’intérêt que les vrais François à défendre la cause de la religion et de la légitimité : elle doit voir avec plaisir le zèle de nos députés à repousser les doctrines funestes qui l’ont mise à deux doigts de sa perte. Quand nos tribunes retentissoient de blasphèmes contre Dieu et contre les rois, les rois, justement épouvantés, ont pris les armes : vont-ils aujourd’hui marcher contre ceux qui font des efforts pour ramener les peuples à la crainte de Dieu et à l’amour des rois ? Qui a fait la guerre à l’Europe ? qui l’a ravagée ? qui a insulté tous les princes ? qui a ébranlé tous les trônes ? Ne sont-ce pas les hommes que les royalistes combattent ? Certes, si, par la permission de la divine providence, on voyoit aujourd’hui les princes de la terre soutenir les auteurs de tous leurs maux ; s’ils prêtoient la main à la destruction des autels, au renversement de la morale et de la justice, de la véritable liberté et de la royauté légitime, il faudroit reconnoître que la révolution françoise n’est que le commencement d’une révolution plus terrible ; il faudroit reconnoître que le christianisme, prêt à disparoître de l’Europe, la menace, en se retirant, d’un bouleversement général. Les grandes catastrophes dans l’ordre politique accompagnent toujours les grandes altérations dans l’ordre religieux : tant il est vrai que la religion est le vrai fondement des empires !

Hommes de bonne foi, qui ne suivez que par une sorte de fatalité le système des intérêts révolutionnaires, j’ai rempli ma tâche ; vous êtes avertis ; vous voyez maintenant où ce système vous mène : me croirez-vous ? Je ne le pense pas. Vous prendrez pour les passions d’un ennemi ce qui est la franche et sincère conviction d’un honnête homme. Un jour peut-être il n’en sera plus temps ; vous regretterez de ne m’avoir pas écouté : vous reconnoîtrez alors quels étoient et quels n’étoient pas vos amis. Vous vous confiez aujourd’hui à des hommes qui flattent vos passions, caressent votre humeur, chatouillent vos foiblesses ; à des hommes qui vous égarent, qui tiennent derrière vous sur votre compte les propos les plus méprisants, et sont les premiers à rire de ce qu’ils appellent votre incapacité. Ils vous poussent à des fautes dont ils profitent. Vous croyez qu’ils vous servent avec zèle : les uns ne veulent que votre place, les autres que la ruine du trône que vous soutenez. Je vous le prédis, et j’en suis certain, vous n’arriverez point au but en suivant le système des intérêts révolutionnaires : vous pouvez y toucher ; une fatale illusion vous trompe. Athamas, jouet d’une puissance ennemie, croyoit déjà reconnoître le port d’Ithaque, le temple de Minerve, la forteresse et la maison d’Ulysse ; il croyoit déjà voir au milieu de ses sujets tranquilles, dans l’antique palais de Laerte, ce roi si fameux par sa sagesse, qui revenu de l’exil, éprouvé par le malheur, avoit appris à connoître les hommes : mais quand le nuage vint à se dissiper, Athamas ne vit plus qu’une terre inconnue, où vivoit un peuple en butte aux factions, en guerre avec ses voisins, et que gouvernoit un roi étranger, poursuivi par la colère des dieux.

CHAPITRE XLVII.
EST-IL UN MOYEN DE RENDRE LE REPOS À LA FRANCE ?

Je laisserois trop d’amertume dans le cœur des bons François en terminant ainsi mon travail. L’ouvrage, d’ailleurs, ne seroit pas complet. Si j’ai exposé sans déguisement les périls dont nous sommes menacés, parce que j’ai pensé qu’il étoit nécessaire de nous réveiller au bord de l’abîme ; si j’ai des craintes vives et fondées, j’ai aussi des espérances qui balancent ces craintes : le mal est grand, le remède est infaillible.

Dans aucun de mes écrits, je n’ai jamais rien avancé qu’avec défiance. Pour la première fois de ma vie, j’oserai prendre le langage affirmatif ; j’oserai proposer un moyen que je crois propre à rendre le repos à la France. Ce moyen s’est sans doute présenté à beaucoup d’autres esprits : il est si simple ! mais il n’a jusque ici, du moins que je sache, été suivi ni développé par personne. Les préjugés, les passions, les intérêts, empêcheront peut-être de l’employer aujourd’hui ; mais je n’hésite point à prononcer qu’il faudra ou que l’administration l’adopte ou que la France périsse.

Je vais dérouler mon plan ; ce n’est point une utopie ; en fait de gouvernement, il ne faut que des choses pratiques.

CHAPITRE XLVIII.
PRINCIPES GÉNÉRAUX DONT ON S’EST ÉCARTÉ.

Los premières sociétés ont pu être formées par une agrégation d’hommes que réunissoient des intérêts et des passions ; mais elles ne se sont conservées qu’autant qu’elles ont établi dans leur sein la religion, la morale et la justice.

Aucune révolution n’a fini que l’on ne soit revenu à ces trois principes fondamentaux de toute humaine société.

Aucun changement politique chez un peuple n’a pu se consolider qu’il n’ait eu pour base l’ancien ordre politique auquel il a succédé.

Quand les rois disparurent de Rome, il n’y eut presque rien de changé dans Rome ; les dieux surtout restèrent au Capitole.

Quand Charles II remonta sur le trône de ses pères, la religion recouvra sa force, ses richesses et sa splendeur. On punit quelques criminels ; on écarta quelques hommes foibles. Le parlement conserva les droits politiques qu’il avoit acquis ; le reste reprit son cours et marcha avec les anciennes mœurs.

Voilà ce que nous n’avons pas voulu faire; et voilà pourquoi la monarchie légitime est menacée de nouveaux malheurs.

CHAPITRE XLIX.
SYSTÈME D’ADMINISTRATION À SUBSTITUER À CELUI DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

D’après les principes que je viens de rappeler, voici le système à suivre pour sauver la France. Il faut conserver l’ouvrage politique, résultat de la révolution, consacré par la Charte, mais extirper la révolution de son propre ouvrage, au lieu de l’y renfermer, comme on l’a fait jusqu’à ce jour.

Il faut, autant que possible, mêler les intérêts et les souvenirs de l’ancienne France dans la nouvelle, au lieu de les en séparer ou de les immoler aux intérêts révolutionnaires.

Il faut bâtir le gouvernement représentatif sur la religion, au lieu de laisser celle-ci comme une colonne isolée au milieu de l’État.

Ainsi je veux toute la Charte, toutes les libertés, toutes les institutions amenées par le temps, le changement des mœurs et le progrès des lumières, mais avec tout ce qui n’a pas péri de l’ancienne monarchie, avec la religion, avec les principes éternels de la justice et de la morale, et surtout sans les hommes trop connus qui ont causé nos malheurs.

Quelle singulière chose de prétendre donner à un peuple des institutions généreuses, nobles, patriotiques, indépendantes, et d’imaginer qu’on ne peut établir ces institutions qu"en les confiant à des mains qui n’ont été ni généreuses, ni nobles, ni patriotiques, ni indépendantes ! de croire qu’on peut former un présent sans un passé, planter un arbre sans racines, une société sans religion ! C’est faire le procès à tous les peuples libres ; c’est renier le consentement unanime des nations, c’est mépriser l’opinion des plus beaux génies de l’antiquité et des temps modernes.

Mon projet a du moins l’avantage d’être conforme aux règles du sens commun et d’accord avec l’expérience des siècles. L’exécution en est facile ; il vaut la peine d’être essayé. Qu’avons-nous gagné à suivre l’ornière où nous nous tramons depuis trois ans ? Tâchons d’en sortir. Nous avons déjà brisé le char une fois ; si nous nous obstinons de nouveau, nous n’arriverons pas au terme du voyage.

CHAPITRE L.
DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME :
COMMENT LE CLERGÉ DOIT ÊTRE EMPLOYÉ DANS LA RESTAURATION.

Lorsque Dagobert fit rebâtir Saint-Denis, il jeta dans les fondations de l’édifice ses joyaux et ce qu’il avoit de plus précieux : jetez ainsi la religion et la justice dans les fondations de notre nouveau temple.

Toutes les propositions de la chambre des députés relativement au clergé non-seulement étoient justes autant que morales, mais encore éminemment politiques. Les esprits superficiels n’ont point vu cela : mais que voient-ils ?

Voulez-vous faire aimer et respecter les institutions nouvelles ? Que le clergé aime et prêche de cœur les institutions. Conduisez-les à l’antique autel de Clovis avec le roi ; qu’elles y soient marquées de l’huile sainte ; que le peuple assiste à leur sacre, si j’ose m’exprimer ainsi, et leur règne commencera. Jusqu’à ce moment la Charte manquera de sanction aux yeux de la foule : la liberté qui ne nous viendra pas du ciel nous semblera toujours l’ouvrage de la révolution, et nous ne nous attacherons point à la fille de nos crimes et de nos malheurs. Que seroit-ce en effet qu’une Charte que l’on croiroit en péril toutes les fois que l’on parleroit de Dieu et de ses prêtres ? une liberté dont les alliés naturels seroient l’impiété, l’immoralité et l’injustice ?

Mais pour que le clergé s’attache à votre gouvernement, levez donc l’espèce de proscription dont il est encore frappé, et qui semble tenir à ce gouvernement même ; faites que celui qui distribue le pain de vie puisse donner la charité au lieu de la recevoir, et que, prenant part lui-même à l’ordre politique, le ministre de Dieu ne soit plus étranger aux hommes.

Ainsi, permettez aux Églises d’acquérir ; rendez-leur le reste des domaines sacrés non encore vendus. Il est prouvé, par l’exemple de la Grande-Bretagne, que l’existence d’un clergé propriétaire n’est point incompatible avec celle d’un gouvernement constitutionnel. Dire que parce que l’Église possédera quelques terres le clergé redeviendra un corps politique en France, c’est une chimère que les ennemis de la religion mettent en avant sans y croire. Ils savent parfaitement combien nos mœurs et nos idées s’opposent aujourd’hui à tout envahissement du clergé. Ne voyons-nous pas des gens tout aussi sincères craindre à présent la puissance de la cour de Rome ? Ceux qui crient aujourd’hui aux papistes, disoit le docteur Johnson, auroient crié au feu pendant le déluge.

On fait valoir la générosité, la patience, la résignation du clergé, qui ne demande rien, qui souffre en silence pendant que tout le monde murmure et réclame quelque chose. Il est curieux d’argumenter de ses vertus pour le laisser mourir de faim ; c’est pour ces vertus mêmes qu’il faut lui donner.

Qui recevra les biens dont je veux qu’on remette la jouissance au clergé ? Les biens n’appartenoient pas aux églises en général : ils étoient le patrimoine particulier d’ordres monastiques, d’abbayes, d’évêchés même qui n’existent plus.

Que j’aime à voir ces tendres sollicitudes et ces soucis vraiment paternels ! Mais rendez toujours, et laissez faire ceux à qui vous aurez rendu. Il est probable que l’Église, qui ne s’entend pas trop mal en administration, trouvera moyen, aussi bien que vous, de gérer et de répartir quelques chétives propriétés.

Le clergé sera donc organisé ; il aura donc un conseil administratif. Quel mal cela vous fera-t-il ? Les villes, les communes, les fabriques, les hôpitaux, ne possèdent-ils pas, n’ont-ils pas aussi des assemblées pour diriger leurs affaires ?

Par cette opération salutaire, le peuple se trouvera d’abord soulagé d’une partie de l’impôt qu’il paye pour le culte. À mesure que les églises acquerront, on diminuera les secours que l’État est obligé de leur fournir.

Le clergé reprendra en même temps cette dignité qui naît de l’indépendance. Devenu propriétaire, ou du moins trouvant une existence honorable dans les propriétés de l’Église, il s’intéressera à la propriété commune. Cet acte de justice l’attachera au gouvernement ; engagé par la reconnoissance, vous aurez bientôt dans vos rangs un auxiliaire dont la force égalera le zèle.

Augmentez ensuite son penchant pour la monarchie nouvelle, en lui rendant, partout où cela sera possible, la tenue des registres de l’état civil.

Quand le législateur peut choisir entre deux institutions, il doit préférer la plus morale à celle qui l’est moins. Le chrétien reçu par un prêtre en venant au monde, inscrit sous le nom et la protection d’un saint à l’autel du Dieu vivant, semble, pour ainsi dire, protester, en naissant, contre la mort, et prendre acte de son immortalité. L’Église, qui l’accueille à son premier soupir, paroît lui apprendre encore que les premiers devoirs de l’homme sont les devoirs de la religion, et ceux-là renferment tous les autres. Ces idées si nobles et si utiles ne s’attachent point aux registres purement civils : c’est un catalogue d’esclaves pour la loi et de conscrits pour la mort.

Il n’y a aucun doute que l’éducation publique ne doive être remise entre les mains des ecclésiastiques et des congrégations religieuses aussitôt qu’on le pourra : c’est le vœu de la France.

Que la pairie appartienne au siège de tous les archevêchés de France ; qu’il y ait dans la chambre des pairs le banc des évêques, comme il existe dans la chambre des lords en Angleterre. Je ne vois rien qui puisse empêcher encore qu’un ecclésiastique soit élu membre de la chambre des députés ; la Charte ne s’y oppose pas, s’il est propriétaire ; cela ne blesseroit ni nos mœurs ni nos souvenirs, puisque le clergé formoit autrefois le premier ordre de nos états généraux, et que nous sommes également accoutumés à l’entendre parler dans la chaire et dans les assemblées politiques.

Je ne doute point que le clergé, tenant au sol de la France par la propriété des églises, prenant une part active à nos institutions civiles et politiques, ne fournît en même temps une classe de citoyens aussi dévoués que nous-mêmes à la Charte. Depuis le commencement de la monarchie jusqu’à nos jours il est incontestable que les talents supérieurs se sont trouvés placés dans l’Église ; elle a fourni nos plus grands ministres, comme elle nous a donné nos plus éloquents orateurs et nos premiers écrivains. Répandus dans le corps social, les prêtres y porteroient une influence salutaire ; ils guériroient les plaies faites par la révolution, apaiseroient le bouillonnement des esprits, corrigeroient les mœurs, rétabliroient peu à peu les idées d’ordre et de justice, déracineroient les fausses doctrines, introduiroient de toutes parts la religion, qui est le ciment des institutions humaines, et la morale, qui donne la perpétuité à la politique.

Mais l’esprit du clergé ne sera-t-il pas en opposition avec l’esprit du gouvernement constitutionnel ? Et depuis quand la religion chrétienne est-elle ennemie d’une liberté réglée par les lois ? L’Évangile n’a-t-il pas été prêché à toute la terre ? N’est-ce pas un de ses caractères divins que de pouvoir s’appliquer à toutes les formes de la société ?

Dans le moyen âge, l’Italie étoit couverte de républiques, et l’Italie étoit catholique comme aujourd’hui. Les trois cantons d’Uri, de Schwitz et d’Underwald ne professent-ils pas également la religion catholique ? Et n’y a-t-il pas déjà quatre siècles qu’ils ont donné à l’Europe barbare l’exemple de la liberté ? En Angleterre, un clergé riche et puissant est le plus ferme appui du trône, comme de la constitution britannique ; et le temps n’est pas éloigné sans doute où le clergé catholique irlandois jouira des bienfaits de cette belle constitution.

Enfin, si vous laissez, comme on l’a fait jusque ici, le clergé en dehors de tout, vous le rendrez nécessairement ennemi, ou du moins indifférent ; une grande partie de l’opinion le suivra, et se détachera de vous. Ce clergé, tout pauvre, tout misérable que vous l’aurez laissé, créera malgré vous un empire dans un empire. Il se rappellera bien plus le rang qu’il occupoit jadis en France quand vous le tiendrez à l’écart que lorsque vous l’aurez admis à tout ce qu’il peut être. S’il se plaignoit alors, ce seroit sans justice, car il faut bien qu’il supporte les modifications éprouvées par les ordres de l’État.

Au reste, lorsque j’insiste, comme premier moyen de salut, sur la nécessité de faire rentrer la religion dans la monarchie, je ne prétends aller ni au delà ni en deçà du siècle : la raison est mon guide, et je sais très-bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas. Sur ce point, j’ai exposé ma doctrine à la chambre des pairs ; qu’il me soit permis de la rappeler.

« Plus le haut rang de la pairie, disois-je en parlant sur la loi des élections, semble nous éloigner de la foule, plus nous devons nous montrer les zélés défenseurs des privilèges du peuple. Attachons-nous fortement à nos nouvelles institutions, empressons-nous d’y ajouter ce qui leur manque. Pour relever l’autel avec des applaudissements unanimes, pour justifier la rigueur que nous avons déployée dans la poursuite des criminels, soyons généreux en sentiments politiques ; réclamons sans cesse tout ce qui appartient à l’indépendance et à la dignité de l’homme. Quand on saura que notre sévérité religieuse n’est point de la bigoterie ; que la justice que nous demandons pour les prêtres n’est point une inimitié secrète contre les philosophes ; que nous ne voulons point faire rétrograder l’esprit humain ; que nous désirons seulement une alliance utile entre la morale et les lumières, entre la religion et les sciences, entre les bonnes mœurs et les beaux arts, alors rien ne nous sera impossible, alors tous les obstacles s’évanouiront, alors nous pourrons espérer le bonheur et la restauration de la France. Trois choses, messieurs, feront notre salut : le roi, la religion et la liberté. C’est comme cela que nous marcherons avec le siècle et avec les siècles, et que nous mettrons dans nos institutions la convenance et la durée. »

CHAPITRE LI.
COMMENT LA NOBLESSE DOIT ENTRER DANS LES ÉLÉMENTS DE LA RESTAURATION.

La noblesse, comme le clergé, doit se mêler à nos institutions, pour apporter dans la société nouvelle la tradition de l’ancien honneur, la délicatesse des sentiments, le mépris de la fortune, le désintéressement personnel, la foi des serments, cette fidélité dont nous avons un si grand besoin, et qui est la vertu distinctive d’un gentilhomme ; mais sur ce point j’ai peu de choses à désirer, et la noblesse est venue tout naturellement, en vertu de la Charte, prendre place dans le nouveau gouvernement.

Je me suis fort étendu dans les Réflexions politiques sur l’ancienne noblesse de France et sur les avantages qu’elle trouveroit dans la monarchie représentative. Je lui avois prédit que ceux de ses membres qui n’entreroient pas d’abord dans la chambre des pairs trouveroiont la plus belle carrière ouverte dans la chambre des députés. Je lui avois prédit encore qu’elle prendroit goût à l’ordre politique actuel. Avois-je tort ? il y a tel gentilhomme aujourd’hui député qui certes n’auroit jamais cru arriver aux opinions où il est parvenu dans le cours de la session dernière. C’est le résultat naturel des choses : on s’attache à ce que l’on fait, on aime ce qui nous procure des succès. Je le demande à ceux qui ont brillé dans cette assemblée, à ceux dont on a retenu les discours, à ceux dont la France et l’Europe répètent les noms, si le gouvernement représentatif leur paroît aujourd’hui contraire à leurs intérêts véritables ? Combien ils doivent être heureux de se voir environnés d’hommages, reçus en triomphe, pour avoir défendu à la fois le roi et le peuple, pour avoir fait entendre le langage de la religion, de la justice, de la loyauté et de l’honneur, depuis si longtemps oublié !

Les jalousies entre les ordres de l’État, premier principe de notre révolution, disparoîtront nécessairement un jour, par la composition naturelle de la chambre des députés : ce qu’on appeloit autrefois le noble et le bourgeois, réunis pour le bien de la patrie, apprendront à s’estimer les uns les autres. Fiers de porter ensemble le beau nom de députés du peuple françois, ils n’admettront plus entre eux que cette inégalité qui vient de la différence des talents et de la diversité des vertus.

Je suis donc persuadé que l’ancienne noblesse de France, qui a déjà rejoint à l’armée tous ses nouveaux compagnons d’armes, faits nobles par le courage et par l’honneur, cette noblesse qui vient de prendre une part si brillante à l’ordre politique, aura bientôt fait taire tous les regrets, et qu’elle deviendra un aussi ferme soutien de la monarchie représentative qu’elle le fut de l’ancienne monarchie. La liberté n’est point étrangère à la noblesse françoise, et jamais elle ne reconnut dans nos rois de puissance absolue que sur son cœur et sur son épée.

CHAPITRE LII.
CONTINUATION DU PRÉCÉDENT.
QU’IL FAUT ATTACHER LES HOMMES D’AUTREFOIS À LA MONARCHIE NOUVELLE. ÉLOGE DE CETTE MONARCHIE.
CONCLUSION.

Depuis la restauration, quelques hommes de bonne foi, dupes des intérêts révolutionnaires, se sont efforcés de convertir les hommes d’aujourd’hui à l’ancienne royauté : c’est le contre-pied du vrai système. Ce sont les hommes d’autrefois qu’il faut réconcilier avec les nouvelles institutions.

Je conviens que nos malheurs ont pu faire naître contre le gouvernement représentatif des préjugés fort légitimes. Mais si l’ancien régime ne peut se rétablir, comme je crois l’avoir rigoureusement démontré dans les Réflexions politiques, que voudroit-on mettre à sa place ? Et d’ailleurs cet ancien régime, tout admirable qu’il pouvoit être, n’avoit-il pas eu, comme l’ordre des choses actuel, ses temps de crise et de détresse ? Nos vieillards, se rappelant les jours sereins qui ont précédé nos tempêtes, peuvent croire qu’un calme aussi parfait étoit uniquement dû à la bonne constitution de l’ancien gouvernement ; mais si nous pouvions interroger nos pères qui vivoient du temps de la Ligue, nous les entendrions peut-être accuser ce gouvernement aujourd’hui l’objet de nos regrets. Tout peut devenir cause de crimes, les principes les meilleurs, les plus saints établissements ; les hommes conserveroient peu de chose s’ils rejetoient toutes les institutions qui ont été le prétexte ou le résultat de leurs malheurs.

La monarchie représentative peut n’être pas parfaite, mais elle a des avantages incontestables. Y a-t-il guerre au dehors, agitation au dedans, elle se change en une espèce de dictature par la suspension de certaines lois. Une chambre est-elle factieuse, elle est arrêtée par l’autre, ou dissoute par le roi. Le temps fait-il monter sur le trône un prince ennemi de la liberté publique, les chambres préviennent l’invasion de la tyrannie. Quel gouvernement peut imposer des taxes plus pesantes, lever un plus grand nombre de soldats ? Les lettres et les arts fleurissent particulièrement sons cette monarchie : qu’un roi meure dans un empire despotique, les travaux qu’il a commencés sont interrompus. Avec des chambres toujours vivantes, sans cesse renouvelées, rien n’est jamais abandonné. Elles ressemblent sous ce rapport à ces grands corps religieux et littéraires qui ne mouroient point, et qui amenoient à terme les immenses ouvrages que des particuliers n’auroient jamais pu entreprendre, encore moins perfectionner et finir.

Chaque homme trouve sa place naturelle dans cette sorte de gouvernement, qui emploie nécessairement les talents et les lumières, qui sait se servir de tous les rangs comme de tous les âges.

En France, autrefois, que devenoient la plupart des hommes lorsqu’ils avoient atteint l’âge destiné à recueillir les fruits que la jeunesse a promis[21] ? Que leur restoit-il à faire dans la plénitude do leurs ans, alors qu’ils jouissoient de toutes les facultés de leur esprit ? À charge aux autres et à eux-mêmes, dépouillés de ces passions qui animent la jeunesse, ou de ces avantages qui la font rechercher, ils vieillissoient dans une garnison, dans un tribunal, dans les antichambres de la cour, dans les sociétés de Paris, dans le coin d’un vieux château, oisifs par état, soufferts plutôt que désirés, n’ayant pour toute occupation que l’historiette de la ville, la séance académique, le succès de la pièce nouvelle, et pour les grands jours la chute d’un ministre. Tout cela étoit bien peu digne d’un homme. N’étoit-il pas assez dur de ne servir à rien dans l’âge où l’on est propre à tout ? Aujourd’hui les mâles occupations qui remplissoient l’existence d’un Romain, et qui rendent la carrière d’un Anglois si belle, s’offriront à nous de toutes parts. Nous ne perdrons plus le milieu et la fin de notre vie ; nous serons des hommes quand nous aurons cessé d’être jeunes gens. Nous nous consolerons de n’avoir plus les illusions du premier âge, en cherchant à devenir des citoyens illustres : on n’a rien à craindre du temps quand on peut être rajeuni par la gloire.

Telles sont les considérations qu’il est à propos de présenter aux hommes de probité et de vertu, qui, déjà repoussés par votre ingratitude et vos faux systèmes, n’auroient encore pour nos institutions nouvelles que de l’éloignement et du dégoût. Hâtons-nous de les appeler à notre secours. On a fait tant d’avances pour gagner des gens suspects ! faisons quelques efforts pour environner le trône de serviteurs fidèles. C’est à ceux-ci qu’il appartient de diriger les affaires : ils rendront meilleur tout ce qui leur sera confié ; les autres gâtent tout ce qu’ils touchent. Qu’on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les ont opprimés, mais qu’on donne les bons pour guides aux méchants : c’est l’ordre de la morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l’État aux véritables amis de la monarchie légitime. Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France ? Je n’en demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie, et un commandant de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste.

Mais il ne faut pas qu’un ministère entrave, retienne, paralyse, tracasse, tourmente, persécute et destitue ces sept hommes ; qu’il leur donne tort en toute occasion contre les malveillants et les conspirateurs. Aussi, point de ministres et de chefs de direction suspects, ou dans le système des intérêts moraux révolutionnaires. Que les premiers administrateurs ne persécutent personne ; qu’ils soient doux, indulgents, tolérants, humains ; qu’ils ne souffrent aucune réaction ; qu’ils embrassent franchement la Charte, et respectent toutes nos libertés. Mais qu’en même temps ils aient l’horreur des méchants ; qu’ils donnent la préférence à la vertu sur le vice ; qu’ils ne fassent pas consister l’impartialité à placer ici un honnête homme et là un homme pervers ; qu’ils favorisent toutes les lois justes ; qu’ils appuient hautement et ouvertement la religion ; qu’ils soient dévoués au roi et à la famille royale, jusqu’à la mort, s’il le faut, et la France sortira de ses ruines.

Quant à ces hommes capables, mais dont l’esprit est faussé par la révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d’être soutenu par l’autel et environné des vieilles mœurs, comme des vieilles traditions de la monarchie, qu’ils aillent cultiver leur champ. La France pourra les rappeler, quand leurs talents, lassés d’être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.

Pour ce qui est du troupeau des administrateurs subalternes, il seroit insensé de les juger avec rigueur : donnez-leur des chefs fidèles, des gardiens sûrs et vigilants, et vous n’aurez rien à craindre ; d’ailleurs le temps des épurations est passé.

Dans le mouvement à donner aux affaires, consultez le génie des François ; que l’administration soit économe sans être mesquine ; qu’elle soit surtout ferme, surveillante et animée.

« Sire, disois-je au roi dans mon Rapport fait à Gand, éviter les excès de Buonaparte, ne pas trop multiplier, à son exemple, les actes administratifs, étoit une pensée sage et utile. Cependant, depuis vingt-cinq ans les François s’étoient accoutumés au gouvernement le plus actif que l’on ait jamais vu chez un peuple : les ministres écrivoient sans cesse ; des ordres partoient de toutes parts ; chacun attendoit toujours quelque chose ; le spectacle, l’acteur, le spectateur, changeoient à tous les moments. Quelques personnes semblent donc croire qu’après un pareil mouvement, détendre trop subitement les ressorts seroit dangereux. C’est, disent-elles, laisser des loisirs à la malveillance, nourrir les dégoûts, exciter des comparaisons inutiles. L’administrateur secondaire, accoutumé à être conduit dans les choses même les plus communes, ne sait plus ce qu’il doit faire, quel parti prendre. Peut-être seroit-il bon, dans un pays comme la France, si longtemps enchanté par les triomphes militaires, d’administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques, de s’occuper ostensiblement des manufactures, du commerce, de l’agriculture, des lettres et des arts. De grands travaux commandés, de grandes récompenses promises, des prix, des distinctions éclatantes accordées aux talents, des concours publics, donneroient une autre tendance aux mœurs, une autre direction aux esprits. Le génie du prince, particulièrement formé par le règne des arts, répandroit sur eux un éclat immortel. Certains de trouver dans leur roi le meilleur juge, le politique le plus habile, l’homme d’État le plus instruit, les François ne craindroient plus d’embrasser une nouvelle carrière. Les triomphes de la paix leur feroient oublier les succès de la guerre ; ils croiroient n’avoir rien perdu en changeant laurier pour laurier, gloire pour gloire. »

Les sessions des chambres doivent être courtes, mais rapprochées. Que les projets de loi soient préparés d’avance avec soin. On apprendra un jour à les resserrer comme en Angleterre. C’est un vice capital de notre législation que les articles innombrables de nos projets de loi : ils amènent de force des discussions interminables et des amendements sans fin. Quand les chambres ne seront plus contrariées, loin d’entraver, elles accroîtront la force et l’action du gouvernement.

Je ne poursuivrai pas plus loin les développements de mon système. J’ai déjà signalé les principes les plus utiles dans les premiers chapitres de cet écrit. Il me resteroit encore beaucoup de choses à indiquer touchant l’éducation, les lettres et les arts ; mais il faut finir, et me borner aux grandes lignes politiques.

Je me résume en quelques mots.

La religion, base du nouvel édifice, la Charte et les honnêtes gens, les choses politiques de la révolution, et non les hommes politiques de la révolution : voilà tout mon système.

Le contraire de ce système est précisément ce que l’on a adopté. On a toujours voulu les hommes beaucoup plus que les choses. On a gouverné pour les intérêts, nullement pour les principes. On a cru que l’œuvre et le chef-d’œuvre de la restauration consistoit à conserver chacun à la place qu’il occupoit. Cette stérile et timide idée a tout perdu : car les principaux auteurs de nos troubles ayant des intérêts opposés aux intérêts de la monarchie légitime, ne pouvant d’ailleurs que détruire, et étant inhabiles à fonder, la restauration n’a point marché, et la France a été replongée dans l’abîme.

On se rassure vainement sur l’excellent esprit de la garde et de l’armée, sur la bonne composition de la gendarmerie : ce sont deux grandes choses sans doute, mais elles ne suffisent pas. Le système des intérêts révolutionnaires auroit bientôt détruit ce bel ouvrage. Partout où il s’insinue, il empoisonne, gâte et corrompt tout. Il détériore le bien, arrête les choses le plus heureusement commencées, persécute les hommes fidèles, les force à se retirer, décourage le zèle, favorise les malveillants ; et il triompheroit tôt ou tard de la monarchie légitime.

Dans mon plan, le succès de cette monarchie est assuré ; mais je sais qu’il faut du courage pour le suivre. Il est plus facile d’attaquer les choses qui se taisent que les hommes qui crient. Il est plus aisé de renverser une Charte qui ne se défend pas que des intérêts personnels qui font une vive résistance. Je n’en suis pas moins persuadé qu’il n’y a de salut que dans la vérité politique que j’expose ici. Si les uns croyoient que l’on peut revenir à toutes les anciennes institutions ; si les autres pensoient qu’on ne doit gouverner la France qu’avec les mains qui l’ont déchirée, ce seroit de part et d’autre la méprise la plus funeste. La France veut les intérêts politiques et matériels créés par le temps et consacrés désormais par la Charte ; mais elle ne veut plus ni les principes ni les hommes qui ont causé nos malheurs. Hors de là tout est illusion, et l’administration qui ne sentira pas cette vérité tombera dans des fautes irréparables.

Ma tâche est remplie. Je n’ai jamais écrit un ouvrage qui m’ait tant coûté. Souvent la plume m’est tombée des mains ; et dans des moments de découragement et de foiblesse, j’ai quelquefois été tenté de jeter le manuscrit au feu. Quel que soit le succès de cet ouvrage, je le compterai au moins au nombre des bonnes actions de ma vie. Fais ce que tu dois, arrive ce que pourra. Pour avertir la France, qui me paroît en péril, pour la réveiller au bord de l’abîme, il m’a fallu ne rien calculer. J’ai été obligé de tout dire, de heurter de front bien des hommes, de froisser une multitude d’intérêts. J’ai cru voir le salut de la patrie, comme je le disois à la chambre des pairs, dans l’union des anciennes mœurs et des formes politiques actuelles, du bon sens de nos pères et des lumières du siècle, de la vieille gloire de Du Guesclin et de la nouvelle gloire de Moreau ; enfin dans l’alliance de la religion et de la liberté fondée sur les lois : si c’est là une chimère, les cœurs nobles ne me la reprocheront pas.

POST-SCRIPTUM.

La chambre des députés est dissoute. Cela ne m’étonne point ; c’est le système des intérêts révolutionnaires qui marche : je n’ai donc rien à changer à cet écrit. J’avois prévu le dénoûment, et je l’ai plusieurs fois annoncé. Cette mesure ministérielle sauvera, dit-on, la monarchie légitime. Dissoudre la seule assemblée qui depuis 1789 ait manifesté des sentiments purement royalistes, c’est, à mon avis, une étrange manière de sauver la monarchie !

On a vu, aux chap. iv, v et vi de la Ire partie la doctrine constitutionnelle sur les ordonnances dans la monarchie représentative. Sous l’ancien régime une ordonnance du roi était une loi, et personne n’avoit le droit de la discuter. Dans notre nouvelle constitution, une ordonnance n’est forcément qu’une mesure des ministres : tout citoyen a donc le droit de l’examiner ; et ce qui est un droit pour chaque citoyen est un devoir pour les pairs et pour les députés. Si une ordonnance mettoit la France en péril, les chambres pourroient en accuser les ministres. Ceux-ci sont donc les véritables auteurs de ces ordonnances, puisqu’ils peuvent être poursuivis pour ces ordonnances.

Je vais donc, conformément à la raison et aux principes constitutionnels, examiner sans scrupule l’ordonnance du 5 septembre.

D’abord il eût été mieux de ne faire précéder cette ordonnance par aucun considérant. Le roi dissout la chambre, parce qu’il en a le droit, parce qu’il le veut. Souverain maître et seigneur, il ne doit compte de ses raisons à personne : quand il parle seul, tout doit obéir avec joie dans un profond et respectueux silence. On court aux élections parce qu’il l’ordonne ; et quand il dit à ses sujets : Je veux, la loi même a parlé. Mais les ministres ayant donné des motifs dans le considérant, la chose change de nature. Il faut toujours respecter, adorer la volonté royale ; hésiter un moment à s’y soumettre seroit un crime. Le roi ne peut vouloir que notre bien, ne peut ordonner que notre bien ; mais les motifs ministériels sont livrés à nos disputes.

Les ministres rappellent ces sages paroles de l’admirable discours du roi à l’ouverture de la dernière session : « Aucun de nous ne doit oublier qu’auprès de l’avantage d’améliorer est le danger d’innover. »

Il peut paroître d’abord un peu singulier que les ministres aient cité cette phrase, car sur qui le reproche d’innovation tombe-t-il ? Ce n’est pas sur la chambre, qui n’a rien innové : c’est donc sur l’ordonnance du 13 juillet 1815, qui avoit changé quelques articles de la Charte. C’est donc une querelle d’ordonnance à ordonnance, de ministère à ministère.

Les ministres, qui ont lu le discours du roi (puisqu’ils en citent une phrase dans l’ordonnance du 5 septembre), n’ont-ils point lu dans ce même discours ce passage, si remarquable : « Messieurs, c’est pour donner plus de poids à vos délibérations, c’est pour en recueillir moi-même plus de lumières que j’ai créé de nouveaux pairs, et que le nombre des députés des départements a été augmenté ? »

Puisqu’ils ont également oublié le considérant de l’ordonnance du 13 juillet 1815, je vais le leur remettre sous les yeux :

« Nous avions annoncé que notre intention étoit de proposer aux chambres une loi qui réglât les élections des députés des départements. Notre projet étoit de modifier, conformément à la leçon de l’expérience et au vœu bien connu de la nation, plusieurs articles de la Charte touchant les conditions d’éligibilité, le nombre des députés, et quelques autres dispositions relatives à la formation de la chambre, à l’initiative des lois et au mode de ses délibérations.

« Le malheur des temps ayant interrompu la session des deux chambres, nous avons pensé que maintenant le nombre des députés des départements se trouvoit, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation fût suffisamment représentée ; qu’il importoit surtout dans de telles circonstances que la représentation nationale fût nombreuse, que ses pouvoirs fussent renouvelés, qu’ils émanassent plus directement des collèges électoraux ; qu’enfin les élections servissent comme d’expression à l’opinion actuelle de nos peuples.

« Nous nous sommes donc déterminé à dissoudre la chambre des députés et à en convoquer sans délai une nouvelle ; mais le mode des élections n’ayant pu être réglé par une loi, non plus que les modifications à faire à la Charte, nous avons pensé qu’il étoit de notre justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu’elle doit recueillir d’une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions d’éligibilité ; mais voulant cependant que dans aucun cas aucune modification à la Charte ne puisse devenir définitive que d’après les formes constitutionnelles, les dispositions de la présente ordonnance seront le premier objet des délibérations des chambres. Le pouvoir législatif, dans son ensemble, statuera sur la loi des élections, sur les changements à faire à la Charte dans cette partie, changements dont nous ne prenons ici l’initiative que dans les points les plus indispensables et les plus urgents, en nous imposant même l’obligation de nous rapprocher, autant que possible, de la Charte et des formes précédemment en usage. »

Que de choses dans les motifs de cette ordonnance ! Les ministres qui l’ont faite disent : Qu’il faut modifier plusieurs articles de la Charte conformément à la leçon de l’expérience et au vœu bien connu de la nation ; ils assurent que le nombre des députés des départements se trouve, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation soit suffisamment représentée ; ils prétendent qu’il est important que la représentation nationale soit nombreuse ; que les élections servent comme d’expression à l’opinion de la France. Enfin, insistant sur le même principe, ils déclarent que bien que le mode des élections n’eût pu encore être réglé par une loi, il étoit de la justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu’elle doit recueillir d’une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions de l’éligibilité.

Tout cela étoit vrai il y a à peine un an : ce n’est donc plus vrai aujourd’hui ? Le vœu bien connu de la nation a donc changé ? La leçon de l’expérience et le vœu bien connu de la nation demandoient alors la révision de quelques articles de la Charte ; et à présent les ministres nous disent que les vœux et les besoins des François sont pour conserver intacte la Charte constitutionnelle ! Il falloit au moins changer les mots. Que penser lorsqu’on voit des hommes qui avoient applaudi avec transport à la première ordonnance, applaudir avec fureur à la seconde ? On s’est donc trompé, lorsqu’on a cru que le nombre des députés des départements étoit beaucoup trop réduit ?

La nation, composée de vingt-quatre millions d’habitants, sera donc suffisamment représentée par deux cent soixante députés ? Les départements de la Lozère, des Hautes et Basses-Alpes, par exemple, qui n’auront qu’un seul député à la chambre, seront-ils pleinement satisfaits ? Si nous changeons de ministres tous les ans, aurons-nous d’année en année un nouveau mode d’élections ? Qui m’assure que les ministres de l’année prochaine ne trouveront pas encore la représentation de cette année trop nombreuse ? Une centaine de leurs commis (toujours légalement assemblés) ne leur paroîtront-ils pas former une chambre plus convenable et plus dans les intérêts de la France ? On s’en tiendra désormais à la Charte, me dira-t-on : Dieu le veuille ! c’est tout ce que je demande. Mais je ne suis pas du tout tranquille. En vertu de l’article 14 de la Charte, qui donne au roi le pouvoir de faire les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois et la sûreté de l’État, les ministres ne pourront-ils pas voir la sûreté de l’État partout où ils verront le triomphe de leurs systèmes ? Il y a tant de constitutionnels qui veulent gouverner aujourd’hui avec des ordonnances, qu’il est possible qu’un beau matin toute la Charte soit confisquée au profit de l’article 14.

Il est dur de voir toujours remettre en question le sort de notre malheureuse patrie : on joue encore notre destinée sur une carte ; on frappe le crédit public, que toute secousse alarme et resserre ; on donne à nos institutions une instabilité effrayante, et par la contradiction des ordonnances on compromettroit la majesté du trône, si le sceptre n’étoit aux mains d’un de ces rois qui d’un seul regard rétablissent l’ordre autour d’eux, et dont le caractère est la sagesse, le calme et la dignité même.

Que sortira-t-il de ces élections où les passions peuvent être émues, où les partis vont se trouver en présence ? Fatale prévoyance ! Je disois à la chambre des pairs, au sujet de la loi des élections, dans la séance du 3 avril : « Une ordonnance, messieurs, a pu suffire au commencement de la présente session, parce qu’il y avoit force majeure, parce que les événements commandoient ces mesures extraordinaires que l’article 14 de la Charte autorise dans les temps de dangers. Mais aujourd’hui, quelle nécessité si violente justifieroit un pareil coup d’État ?… Vous sentez-vous assez de courage, messieurs, pour prendre sur votre responsabilité tout ce qui peut arriver dans l’intervalle d’une session à l’autre, dans le cas où vous repousseriez la loi d’élection ? Ah ! si, par une fatalité inexplicable, les collèges, de nouveau convoqués, alloient nommer des députés dangereux pour la France, quels reproches ne vous feriez-vous point ? Pourriez-vous entendre le cri de douleur de votre patrie ? Pourriez-vous ne pas craindre le jugement de la postérité ? »

Ce discours, que je tenois aux pairs de France, je l’adresse aujourd’hui aux ministres ; qu’ils voient la consternation des honnêtes gens, le triomphe des révolutionnaires, et je les fais juges eux-mêmes de ce qu’ils ont fait. Si une fille sanglante de la Convention alloit sortir des collèges électoraux, ne regretteroient-ils point cette chambre, qui a pu contrarier leurs systèmes, mais où se rencontroit l’élite des vrais François, où se trouvoient des hommes qui, en partageant jadis l’exil du roi, avoient retenu quelque chose des vertus de leur maître ? Les ministres apprendroient alors à leurs dépens, et malheureusement à ceux de la France, que leurs prétendus amis sont moins faciles à conduire que leurs prétendus ennemis : ils verroient s’il est plus commode d’avoir affaire à une assemblée d’ambitieux révolutionnaires qu’à une chambre dont le roi regardoit les députés comme introuvables, comme un bienfait de la Providence.

Et si les révolutionnaires ne dominent pas tout à fait dans la nouvelle chambre, les ministres n’ont-ils point à craindre qu’une assemblée divisée en deux partis violents ne présente à l’Europe le spectacle et ne promette les résultats d’une diète de Pologne ?

Vous la dissoudrez encore : quoi ! tous les mois de nouvelles élections !

Enfin, si la nouvelle chambre n’est composée que d’hommes nuls et passifs, incapables, si l’on veut, de faire le mal, mais incapables aussi de l’arrêter ; si cette chambre devenait l’instrument aveugle de la faction qui pousse à l’illégitimité, je demande encore ce que deviendroit notre malheureuse patrie.

Quels motifs impérieux ont donc pu porter les ministres à avoir recours à la prérogative royale ? Quel avantage peut balancer les inconvénients de toutes les sortes que présente dans ce moment la convocation des collèges électoraux ? Voici la grande raison pour laquelle on met encore la France en loterie : le parti qui entraîne la France à sa perte veut, par-dessus tout, la vente des bois du clergé : il la veut, non comme un bon système de finance, mais comme une bonne mesure révolutionnaire ; non pour payer les alliés, mais pour consacrer la révolution : et comme il savoit bien que la chambre des députés n’eût jamais consenti à cette vente, il a profité de l’humeur et des fausses terreurs du ministère pour lui persuader, très-mal à propos, que son existence étoit incompatible avec celle de la chambre. On a craint encore que cette chambre n’éclairât le roi sur la véritable opinion de la France. Enfin, je l’ai déjà dit, le parti n’a jamais pu pardonner aux députés d’avoir démêlé ses projets et frappé dans les régicides les princes de la révolution.

Cependant, que les bons François ne perdent point courage ; qu’ils ne se retirent point ; qu’ils se présentent en foule aux élections. Ils auront sans doute à vaincre bien des obstacles ; il leur faudra lutter contre la puissance d’un parti qui, ne daignant même pas prendre la peine de dissimuler ses intentions, les manifeste par des choix d’hommes, des actes publics et des coups d’autorité. Mais, encore une fois, que les bons François se soutiennent les uns les autres, qu’ils ne soient point abattus, si l’on crée autour d’eux une défaveur momentanée, une opinion factice. S’ils lisent dans les journaux de grands articles à la louange de la dissolution de la chambre, qu’ils se rappellent que la presse n’est pas libre, qu’elle est entre les mains des ministres, que ce sont les ministres qui ont fait dissoudre la chambre et qui font les journaux. S’ils remarquent la hausse des fonds, qu’ils sachent que le jour où l’ordonnance du 5 fut publiée, on fit faire un mouvement à la Bourse. Un agioteur osa s’écrier : « Les brigands ne reviendront plus ! » Il parloit des députés.

Ce n’est pas à des François que je prêcherai le désintéressement. Je ne leur dirai rien des places que l’on pourra leur promettre. Mais qu’ils se mettent en garde contre une séduction à laquelle il nous est si difficile d’échapper ! On leur parlera du roi, de sa volonté, comme on en parloit aux chambres. Les entrailles françoises seront émues, les larmes viendront aux yeux ; au nom du roi on ôtera son chapeau, on prendra le billet présenté par une main ennemie, et on le mettra dans l’urne. Défiez-vous du piège. N’écoutez point ces hommes qui dans leur langage seront plus royalistes que vous : sauvez le roi ! quand même.

Et que veut d’ailleurs le roi ? S’il étoit permis de pénétrer dans les secrets de sa haute sagesse, ne pourroit-on pas présumer qu’en laissant constitutionnellement toute liberté d’action et d’opinion à ses ministres responsables, il a porté ses regards plus loin qu’eux ? On a souvent admiré, dans les affaires les plus difficiles, la perspicacité de sa vue et la profondeur de ses pensées. Il a peut-être jugé que la France satisfaite lui renverroit ces mêmes députés dont il étoit si satisfait ; que l’on auroit une chambre nouvelle aussi royaliste que la dernière, bien que convoquée sur d’autres principes, et qu’alors il n’y auroit plus moyen de nier la véritable opinion de la France.

Voilà ce que j’avois à dire à mes concitoyens, à ceux qui pourroient ignorer ce qui se passe et laisser surprendre leur foi. Je ne fais point porter cet écrit par des messagers secrets ; je le publie à la face du soleil. Je n’ai aucune puissance pour favoriser mes intrigues, hors celle que je tire de ma conscience et de mon amour pour mon roi. Grâce à Dieu, je n’ai encore manqué aucune occasion quand il s’est agi du sang ou des intérêts de mes maîtres.

François, si ma voix ne vous est point étrangère, si je vous fis quelquefois entendre les accents de la religion et de l’honneur, écoutez-moi : présentez-vous aux élections. Le salut ou la perte de votre pays sont peut-être attachés aux choix que vous allez faire. Ne nommez que des hommes dont la vertu, la fidélité et les sentiments françois vous soient connus. Qu’ils viennent alors, ces députés chers à la patrie ; qu’ils viennent mettre au pied du trône leur respect, leur dévouement et leur amour, et que, donnant à la fois tous les exemples, ils disent aux ministres, dans un esprit de paix, de modération et de concorde : « Nous n’avons point été, nous ne sommes point, nous ne serons point vos ennemis ; mais renoncez à des systèmes qui perdront le roi et la France ! »

  1. On verra dans le cours de cet ouvrage ce que j’entends par les intérêts moraux révolutionnaires.
  2. Cet ouvrage étant comme la suite des Réflexions politiques, partout où je me trouverai sur le chemin des mêmes vérités, pour m’épargner les répétitions, je citerai en note les Réflexions. Par la même raison, je citerai aussi le Rapport fait au roi à Gand, rapport qui découle également des principes posés dans les Réflexions politiques.
  3. Réflexions politiques.
  4. Lettres édif.
  5. Réflexions politiques. Rapport fait au roi à Gand.
  6. Cet ouvrage offrira sans doute un nouvel exemple de ces sortes d’abus. On défendra aux journaux de l’annoncer, ou on le fera déchirer par les journaux. Si quelques-uns d’entre eux osoient en parler avec indépendance, ils seroient arrêtés à la poste, selon l'usage. Je vais voir revenir pour moi le bon temps des Fouché : n’a-t-on pas publié contre moi, sous la police royale, des libelles que le duc de Rovigo avoit supprimés comme trop infâmes ? Je n’ai point réclamé, parce que je suis partisan sincère de la liberté de la presse, et que dans mes principes je ne puis le faire tant qu’il n’y a pas de loi. Au reste, je suis accoutumé aux injures, et fort au-dessus de toutes celles qu’on pourra m’adresser. Il ne s’agit pas de moi ici, mais du fond de mon ouvrage ; et c’est par cette raison que je préviens les provinces, afin qu’elles ne se laissent pas abuser. J’attaque un parti puissant, et les journaux sont exclusivement entre les mains de ce parti : la politique et la littérature continuent de se faire à la police. Je puis donc m’attendre à tout ; mais je puis donc demander aussi qu’on me lise, et qu’on ne me juge pas en dernier ressort sur le rapport de journaux qui ne sont pas libres.
  7. On se retranche dans la difficulté de faire une bonne loi sur la liberté de la presse. Cette loi est certainement difficile, mais je crois la savoir possible. J’ai là-dessus des idées arrêtées, dont le développement seroit trop long pour cet ouvrage.
  8. Réflexions politiques.
  9. Réflexions politiques. Rapport au roi.
  10. M. Canning, avant d’entrer au ministère britannique, s’étoit battu avec lord Castlereagh pour cause d’opinions politiques.
  11. Du Tillet.
  12. Réflexions politiques.
  13. Il y a aussi une taxe sur les prostituées, mais elle est établie au profit d’une autre police.
  14. Thucyd.
  15. Voyez le chapitre XV.
  16. J’ai acheté dans les rues de Paris cet acte imprimé pour le peuple, sur papier à l’aigle, avec deux ou trois phrases qui ne sont pas dans le Moniteur, et où il est dit que les honnêtes gens, forcés de s’éloigner, doivent garder leurs bonnes intentions pour de plus heureux jours.
  17. J’étois entré dans de longs détails relatifs aux propositions des chambres et aux projets des ministres, mais je les ai supprimés depuis la publication de l’Histoire de la Session de 1815, par M. Fiévée. Cet important sujet est supérieurement traité dans ia troisième partie de son ouvrage. Je ne pourrois rien y ajouter.
  18. Jargon d’une petite coterie politique bien connue à Paris. Cette note est pour la province et pour l’étranger.
  19. Chronique de France.
  20. Remarks on the Policy of the Allies with respect to France, p. 146. Octobre 1793.
  21. Cic., de Senect.