De la monarchie selon la Charte/Post-Scriptum

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 260-266).
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POST-SCRIPTUM.

La chambre des députés est dissoute. Cela ne m’étonne point ; c’est le système des intérêts révolutionnaires qui marche : je n’ai donc rien à changer à cet écrit. J’avois prévu le dénoûment, et je l’ai plusieurs fois annoncé. Cette mesure ministérielle sauvera, dit-on, la monarchie légitime. Dissoudre la seule assemblée qui depuis 1789 ait manifesté des sentiments purement royalistes, c’est, à mon avis, une étrange manière de sauver la monarchie !

On a vu, aux chap. iv, v et vi de la Ire partie la doctrine constitutionnelle sur les ordonnances dans la monarchie représentative. Sous l’ancien régime une ordonnance du roi était une loi, et personne n’avoit le droit de la discuter. Dans notre nouvelle constitution, une ordonnance n’est forcément qu’une mesure des ministres : tout citoyen a donc le droit de l’examiner ; et ce qui est un droit pour chaque citoyen est un devoir pour les pairs et pour les députés. Si une ordonnance mettoit la France en péril, les chambres pourroient en accuser les ministres. Ceux-ci sont donc les véritables auteurs de ces ordonnances, puisqu’ils peuvent être poursuivis pour ces ordonnances.

Je vais donc, conformément à la raison et aux principes constitutionnels, examiner sans scrupule l’ordonnance du 5 septembre.

D’abord il eût été mieux de ne faire précéder cette ordonnance par aucun considérant. Le roi dissout la chambre, parce qu’il en a le droit, parce qu’il le veut. Souverain maître et seigneur, il ne doit compte de ses raisons à personne : quand il parle seul, tout doit obéir avec joie dans un profond et respectueux silence. On court aux élections parce qu’il l’ordonne ; et quand il dit à ses sujets : Je veux, la loi même a parlé. Mais les ministres ayant donné des motifs dans le considérant, la chose change de nature. Il faut toujours respecter, adorer la volonté royale ; hésiter un moment à s’y soumettre seroit un crime. Le roi ne peut vouloir que notre bien, ne peut ordonner que notre bien ; mais les motifs ministériels sont livrés à nos disputes.

Les ministres rappellent ces sages paroles de l’admirable discours du roi à l’ouverture de la dernière session : « Aucun de nous ne doit oublier qu’auprès de l’avantage d’améliorer est le danger d’innover. »

Il peut paroître d’abord un peu singulier que les ministres aient cité cette phrase, car sur qui le reproche d’innovation tombe-t-il ? Ce n’est pas sur la chambre, qui n’a rien innové : c’est donc sur l’ordonnance du 13 juillet 1815, qui avoit changé quelques articles de la Charte. C’est donc une querelle d’ordonnance à ordonnance, de ministère à ministère.

Les ministres, qui ont lu le discours du roi (puisqu’ils en citent une phrase dans l’ordonnance du 5 septembre), n’ont-ils point lu dans ce même discours ce passage, si remarquable : « Messieurs, c’est pour donner plus de poids à vos délibérations, c’est pour en recueillir moi-même plus de lumières que j’ai créé de nouveaux pairs, et que le nombre des députés des départements a été augmenté ? »

Puisqu’ils ont également oublié le considérant de l’ordonnance du 13 juillet 1815, je vais le leur remettre sous les yeux :

« Nous avions annoncé que notre intention étoit de proposer aux chambres une loi qui réglât les élections des députés des départements. Notre projet étoit de modifier, conformément à la leçon de l’expérience et au vœu bien connu de la nation, plusieurs articles de la Charte touchant les conditions d’éligibilité, le nombre des députés, et quelques autres dispositions relatives à la formation de la chambre, à l’initiative des lois et au mode de ses délibérations.

« Le malheur des temps ayant interrompu la session des deux chambres, nous avons pensé que maintenant le nombre des députés des départements se trouvoit, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation fût suffisamment représentée ; qu’il importoit surtout dans de telles circonstances que la représentation nationale fût nombreuse, que ses pouvoirs fussent renouvelés, qu’ils émanassent plus directement des collèges électoraux ; qu’enfin les élections servissent comme d’expression à l’opinion actuelle de nos peuples.

« Nous nous sommes donc déterminé à dissoudre la chambre des députés et à en convoquer sans délai une nouvelle ; mais le mode des élections n’ayant pu être réglé par une loi, non plus que les modifications à faire à la Charte, nous avons pensé qu’il étoit de notre justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu’elle doit recueillir d’une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions d’éligibilité ; mais voulant cependant que dans aucun cas aucune modification à la Charte ne puisse devenir définitive que d’après les formes constitutionnelles, les dispositions de la présente ordonnance seront le premier objet des délibérations des chambres. Le pouvoir législatif, dans son ensemble, statuera sur la loi des élections, sur les changements à faire à la Charte dans cette partie, changements dont nous ne prenons ici l’initiative que dans les points les plus indispensables et les plus urgents, en nous imposant même l’obligation de nous rapprocher, autant que possible, de la Charte et des formes précédemment en usage. »

Que de choses dans les motifs de cette ordonnance ! Les ministres qui l’ont faite disent : Qu’il faut modifier plusieurs articles de la Charte conformément à la leçon de l’expérience et au vœu bien connu de la nation ; ils assurent que le nombre des députés des départements se trouve, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation soit suffisamment représentée ; ils prétendent qu’il est important que la représentation nationale soit nombreuse ; que les élections servent comme d’expression à l’opinion de la France. Enfin, insistant sur le même principe, ils déclarent que bien que le mode des élections n’eût pu encore être réglé par une loi, il étoit de la justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu’elle doit recueillir d’une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions de l’éligibilité.

Tout cela étoit vrai il y a à peine un an : ce n’est donc plus vrai aujourd’hui ? Le vœu bien connu de la nation a donc changé ? La leçon de l’expérience et le vœu bien connu de la nation demandoient alors la révision de quelques articles de la Charte ; et à présent les ministres nous disent que les vœux et les besoins des François sont pour conserver intacte la Charte constitutionnelle ! Il falloit au moins changer les mots. Que penser lorsqu’on voit des hommes qui avoient applaudi avec transport à la première ordonnance, applaudir avec fureur à la seconde ? On s’est donc trompé, lorsqu’on a cru que le nombre des députés des départements étoit beaucoup trop réduit ?

La nation, composée de vingt-quatre millions d’habitants, sera donc suffisamment représentée par deux cent soixante députés ? Les départements de la Lozère, des Hautes et Basses-Alpes, par exemple, qui n’auront qu’un seul député à la chambre, seront-ils pleinement satisfaits ? Si nous changeons de ministres tous les ans, aurons-nous d’année en année un nouveau mode d’élections ? Qui m’assure que les ministres de l’année prochaine ne trouveront pas encore la représentation de cette année trop nombreuse ? Une centaine de leurs commis (toujours légalement assemblés) ne leur paroîtront-ils pas former une chambre plus convenable et plus dans les intérêts de la France ? On s’en tiendra désormais à la Charte, me dira-t-on : Dieu le veuille ! c’est tout ce que je demande. Mais je ne suis pas du tout tranquille. En vertu de l’article 14 de la Charte, qui donne au roi le pouvoir de faire les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois et la sûreté de l’État, les ministres ne pourront-ils pas voir la sûreté de l’État partout où ils verront le triomphe de leurs systèmes ? Il y a tant de constitutionnels qui veulent gouverner aujourd’hui avec des ordonnances, qu’il est possible qu’un beau matin toute la Charte soit confisquée au profit de l’article 14.

Il est dur de voir toujours remettre en question le sort de notre malheureuse patrie : on joue encore notre destinée sur une carte ; on frappe le crédit public, que toute secousse alarme et resserre ; on donne à nos institutions une instabilité effrayante, et par la contradiction des ordonnances on compromettroit la majesté du trône, si le sceptre n’étoit aux mains d’un de ces rois qui d’un seul regard rétablissent l’ordre autour d’eux, et dont le caractère est la sagesse, le calme et la dignité même.

Que sortira-t-il de ces élections où les passions peuvent être émues, où les partis vont se trouver en présence ? Fatale prévoyance ! Je disois à la chambre des pairs, au sujet de la loi des élections, dans la séance du 3 avril : « Une ordonnance, messieurs, a pu suffire au commencement de la présente session, parce qu’il y avoit force majeure, parce que les événements commandoient ces mesures extraordinaires que l’article 14 de la Charte autorise dans les temps de dangers. Mais aujourd’hui, quelle nécessité si violente justifieroit un pareil coup d’État ?… Vous sentez-vous assez de courage, messieurs, pour prendre sur votre responsabilité tout ce qui peut arriver dans l’intervalle d’une session à l’autre, dans le cas où vous repousseriez la loi d’élection ? Ah ! si, par une fatalité inexplicable, les collèges, de nouveau convoqués, alloient nommer des députés dangereux pour la France, quels reproches ne vous feriez-vous point ? Pourriez-vous entendre le cri de douleur de votre patrie ? Pourriez-vous ne pas craindre le jugement de la postérité ? »

Ce discours, que je tenois aux pairs de France, je l’adresse aujourd’hui aux ministres ; qu’ils voient la consternation des honnêtes gens, le triomphe des révolutionnaires, et je les fais juges eux-mêmes de ce qu’ils ont fait. Si une fille sanglante de la Convention alloit sortir des collèges électoraux, ne regretteroient-ils point cette chambre, qui a pu contrarier leurs systèmes, mais où se rencontroit l’élite des vrais François, où se trouvoient des hommes qui, en partageant jadis l’exil du roi, avoient retenu quelque chose des vertus de leur maître ? Les ministres apprendroient alors à leurs dépens, et malheureusement à ceux de la France, que leurs prétendus amis sont moins faciles à conduire que leurs prétendus ennemis : ils verroient s’il est plus commode d’avoir affaire à une assemblée d’ambitieux révolutionnaires qu’à une chambre dont le roi regardoit les députés comme introuvables, comme un bienfait de la Providence.

Et si les révolutionnaires ne dominent pas tout à fait dans la nouvelle chambre, les ministres n’ont-ils point à craindre qu’une assemblée divisée en deux partis violents ne présente à l’Europe le spectacle et ne promette les résultats d’une diète de Pologne ?

Vous la dissoudrez encore : quoi ! tous les mois de nouvelles élections !

Enfin, si la nouvelle chambre n’est composée que d’hommes nuls et passifs, incapables, si l’on veut, de faire le mal, mais incapables aussi de l’arrêter ; si cette chambre devenait l’instrument aveugle de la faction qui pousse à l’illégitimité, je demande encore ce que deviendroit notre malheureuse patrie.

Quels motifs impérieux ont donc pu porter les ministres à avoir recours à la prérogative royale ? Quel avantage peut balancer les inconvénients de toutes les sortes que présente dans ce moment la convocation des collèges électoraux ? Voici la grande raison pour laquelle on met encore la France en loterie : le parti qui entraîne la France à sa perte veut, par-dessus tout, la vente des bois du clergé : il la veut, non comme un bon système de finance, mais comme une bonne mesure révolutionnaire ; non pour payer les alliés, mais pour consacrer la révolution : et comme il savoit bien que la chambre des députés n’eût jamais consenti à cette vente, il a profité de l’humeur et des fausses terreurs du ministère pour lui persuader, très-mal à propos, que son existence étoit incompatible avec celle de la chambre. On a craint encore que cette chambre n’éclairât le roi sur la véritable opinion de la France. Enfin, je l’ai déjà dit, le parti n’a jamais pu pardonner aux députés d’avoir démêlé ses projets et frappé dans les régicides les princes de la révolution.

Cependant, que les bons François ne perdent point courage ; qu’ils ne se retirent point ; qu’ils se présentent en foule aux élections. Ils auront sans doute à vaincre bien des obstacles ; il leur faudra lutter contre la puissance d’un parti qui, ne daignant même pas prendre la peine de dissimuler ses intentions, les manifeste par des choix d’hommes, des actes publics et des coups d’autorité. Mais, encore une fois, que les bons François se soutiennent les uns les autres, qu’ils ne soient point abattus, si l’on crée autour d’eux une défaveur momentanée, une opinion factice. S’ils lisent dans les journaux de grands articles à la louange de la dissolution de la chambre, qu’ils se rappellent que la presse n’est pas libre, qu’elle est entre les mains des ministres, que ce sont les ministres qui ont fait dissoudre la chambre et qui font les journaux. S’ils remarquent la hausse des fonds, qu’ils sachent que le jour où l’ordonnance du 5 fut publiée, on fit faire un mouvement à la Bourse. Un agioteur osa s’écrier : « Les brigands ne reviendront plus ! » Il parloit des députés.

Ce n’est pas à des François que je prêcherai le désintéressement. Je ne leur dirai rien des places que l’on pourra leur promettre. Mais qu’ils se mettent en garde contre une séduction à laquelle il nous est si difficile d’échapper ! On leur parlera du roi, de sa volonté, comme on en parloit aux chambres. Les entrailles françoises seront émues, les larmes viendront aux yeux ; au nom du roi on ôtera son chapeau, on prendra le billet présenté par une main ennemie, et on le mettra dans l’urne. Défiez-vous du piège. N’écoutez point ces hommes qui dans leur langage seront plus royalistes que vous : sauvez le roi ! quand même.

Et que veut d’ailleurs le roi ? S’il étoit permis de pénétrer dans les secrets de sa haute sagesse, ne pourroit-on pas présumer qu’en laissant constitutionnellement toute liberté d’action et d’opinion à ses ministres responsables, il a porté ses regards plus loin qu’eux ? On a souvent admiré, dans les affaires les plus difficiles, la perspicacité de sa vue et la profondeur de ses pensées. Il a peut-être jugé que la France satisfaite lui renverroit ces mêmes députés dont il étoit si satisfait ; que l’on auroit une chambre nouvelle aussi royaliste que la dernière, bien que convoquée sur d’autres principes, et qu’alors il n’y auroit plus moyen de nier la véritable opinion de la France.

Voilà ce que j’avois à dire à mes concitoyens, à ceux qui pourroient ignorer ce qui se passe et laisser surprendre leur foi. Je ne fais point porter cet écrit par des messagers secrets ; je le publie à la face du soleil. Je n’ai aucune puissance pour favoriser mes intrigues, hors celle que je tire de ma conscience et de mon amour pour mon roi. Grâce à Dieu, je n’ai encore manqué aucune occasion quand il s’est agi du sang ou des intérêts de mes maîtres.

François, si ma voix ne vous est point étrangère, si je vous fis quelquefois entendre les accents de la religion et de l’honneur, écoutez-moi : présentez-vous aux élections. Le salut ou la perte de votre pays sont peut-être attachés aux choix que vous allez faire. Ne nommez que des hommes dont la vertu, la fidélité et les sentiments françois vous soient connus. Qu’ils viennent alors, ces députés chers à la patrie ; qu’ils viennent mettre au pied du trône leur respect, leur dévouement et leur amour, et que, donnant à la fois tous les exemples, ils disent aux ministres, dans un esprit de paix, de modération et de concorde : « Nous n’avons point été, nous ne sommes point, nous ne serons point vos ennemis ; mais renoncez à des systèmes qui perdront le roi et la France ! »