De la monarchie selon la Charte/Chapitre II-52

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 255-260).

CHAPITRE LII.
CONTINUATION DU PRÉCÉDENT.
QU’IL FAUT ATTACHER LES HOMMES D’AUTREFOIS À LA MONARCHIE NOUVELLE. ÉLOGE DE CETTE MONARCHIE.
CONCLUSION.

Depuis la restauration, quelques hommes de bonne foi, dupes des intérêts révolutionnaires, se sont efforcés de convertir les hommes d’aujourd’hui à l’ancienne royauté : c’est le contre-pied du vrai système. Ce sont les hommes d’autrefois qu’il faut réconcilier avec les nouvelles institutions.

Je conviens que nos malheurs ont pu faire naître contre le gouvernement représentatif des préjugés fort légitimes. Mais si l’ancien régime ne peut se rétablir, comme je crois l’avoir rigoureusement démontré dans les Réflexions politiques, que voudroit-on mettre à sa place ? Et d’ailleurs cet ancien régime, tout admirable qu’il pouvoit être, n’avoit-il pas eu, comme l’ordre des choses actuel, ses temps de crise et de détresse ? Nos vieillards, se rappelant les jours sereins qui ont précédé nos tempêtes, peuvent croire qu’un calme aussi parfait étoit uniquement dû à la bonne constitution de l’ancien gouvernement ; mais si nous pouvions interroger nos pères qui vivoient du temps de la Ligue, nous les entendrions peut-être accuser ce gouvernement aujourd’hui l’objet de nos regrets. Tout peut devenir cause de crimes, les principes les meilleurs, les plus saints établissements ; les hommes conserveroient peu de chose s’ils rejetoient toutes les institutions qui ont été le prétexte ou le résultat de leurs malheurs.

La monarchie représentative peut n’être pas parfaite, mais elle a des avantages incontestables. Y a-t-il guerre au dehors, agitation au dedans, elle se change en une espèce de dictature par la suspension de certaines lois. Une chambre est-elle factieuse, elle est arrêtée par l’autre, ou dissoute par le roi. Le temps fait-il monter sur le trône un prince ennemi de la liberté publique, les chambres préviennent l’invasion de la tyrannie. Quel gouvernement peut imposer des taxes plus pesantes, lever un plus grand nombre de soldats ? Les lettres et les arts fleurissent particulièrement sons cette monarchie : qu’un roi meure dans un empire despotique, les travaux qu’il a commencés sont interrompus. Avec des chambres toujours vivantes, sans cesse renouvelées, rien n’est jamais abandonné. Elles ressemblent sous ce rapport à ces grands corps religieux et littéraires qui ne mouroient point, et qui amenoient à terme les immenses ouvrages que des particuliers n’auroient jamais pu entreprendre, encore moins perfectionner et finir.

Chaque homme trouve sa place naturelle dans cette sorte de gouvernement, qui emploie nécessairement les talents et les lumières, qui sait se servir de tous les rangs comme de tous les âges.

En France, autrefois, que devenoient la plupart des hommes lorsqu’ils avoient atteint l’âge destiné à recueillir les fruits que la jeunesse a promis[1] ? Que leur restoit-il à faire dans la plénitude do leurs ans, alors qu’ils jouissoient de toutes les facultés de leur esprit ? À charge aux autres et à eux-mêmes, dépouillés de ces passions qui animent la jeunesse, ou de ces avantages qui la font rechercher, ils vieillissoient dans une garnison, dans un tribunal, dans les antichambres de la cour, dans les sociétés de Paris, dans le coin d’un vieux château, oisifs par état, soufferts plutôt que désirés, n’ayant pour toute occupation que l’historiette de la ville, la séance académique, le succès de la pièce nouvelle, et pour les grands jours la chute d’un ministre. Tout cela étoit bien peu digne d’un homme. N’étoit-il pas assez dur de ne servir à rien dans l’âge où l’on est propre à tout ? Aujourd’hui les mâles occupations qui remplissoient l’existence d’un Romain, et qui rendent la carrière d’un Anglois si belle, s’offriront à nous de toutes parts. Nous ne perdrons plus le milieu et la fin de notre vie ; nous serons des hommes quand nous aurons cessé d’être jeunes gens. Nous nous consolerons de n’avoir plus les illusions du premier âge, en cherchant à devenir des citoyens illustres : on n’a rien à craindre du temps quand on peut être rajeuni par la gloire.

Telles sont les considérations qu’il est à propos de présenter aux hommes de probité et de vertu, qui, déjà repoussés par votre ingratitude et vos faux systèmes, n’auroient encore pour nos institutions nouvelles que de l’éloignement et du dégoût. Hâtons-nous de les appeler à notre secours. On a fait tant d’avances pour gagner des gens suspects ! faisons quelques efforts pour environner le trône de serviteurs fidèles. C’est à ceux-ci qu’il appartient de diriger les affaires : ils rendront meilleur tout ce qui leur sera confié ; les autres gâtent tout ce qu’ils touchent. Qu’on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les ont opprimés, mais qu’on donne les bons pour guides aux méchants : c’est l’ordre de la morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l’État aux véritables amis de la monarchie légitime. Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France ? Je n’en demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie, et un commandant de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste.

Mais il ne faut pas qu’un ministère entrave, retienne, paralyse, tracasse, tourmente, persécute et destitue ces sept hommes ; qu’il leur donne tort en toute occasion contre les malveillants et les conspirateurs. Aussi, point de ministres et de chefs de direction suspects, ou dans le système des intérêts moraux révolutionnaires. Que les premiers administrateurs ne persécutent personne ; qu’ils soient doux, indulgents, tolérants, humains ; qu’ils ne souffrent aucune réaction ; qu’ils embrassent franchement la Charte, et respectent toutes nos libertés. Mais qu’en même temps ils aient l’horreur des méchants ; qu’ils donnent la préférence à la vertu sur le vice ; qu’ils ne fassent pas consister l’impartialité à placer ici un honnête homme et là un homme pervers ; qu’ils favorisent toutes les lois justes ; qu’ils appuient hautement et ouvertement la religion ; qu’ils soient dévoués au roi et à la famille royale, jusqu’à la mort, s’il le faut, et la France sortira de ses ruines.

Quant à ces hommes capables, mais dont l’esprit est faussé par la révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d’être soutenu par l’autel et environné des vieilles mœurs, comme des vieilles traditions de la monarchie, qu’ils aillent cultiver leur champ. La France pourra les rappeler, quand leurs talents, lassés d’être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.

Pour ce qui est du troupeau des administrateurs subalternes, il seroit insensé de les juger avec rigueur : donnez-leur des chefs fidèles, des gardiens sûrs et vigilants, et vous n’aurez rien à craindre ; d’ailleurs le temps des épurations est passé.

Dans le mouvement à donner aux affaires, consultez le génie des François ; que l’administration soit économe sans être mesquine ; qu’elle soit surtout ferme, surveillante et animée.

« Sire, disois-je au roi dans mon Rapport fait à Gand, éviter les excès de Buonaparte, ne pas trop multiplier, à son exemple, les actes administratifs, étoit une pensée sage et utile. Cependant, depuis vingt-cinq ans les François s’étoient accoutumés au gouvernement le plus actif que l’on ait jamais vu chez un peuple : les ministres écrivoient sans cesse ; des ordres partoient de toutes parts ; chacun attendoit toujours quelque chose ; le spectacle, l’acteur, le spectateur, changeoient à tous les moments. Quelques personnes semblent donc croire qu’après un pareil mouvement, détendre trop subitement les ressorts seroit dangereux. C’est, disent-elles, laisser des loisirs à la malveillance, nourrir les dégoûts, exciter des comparaisons inutiles. L’administrateur secondaire, accoutumé à être conduit dans les choses même les plus communes, ne sait plus ce qu’il doit faire, quel parti prendre. Peut-être seroit-il bon, dans un pays comme la France, si longtemps enchanté par les triomphes militaires, d’administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques, de s’occuper ostensiblement des manufactures, du commerce, de l’agriculture, des lettres et des arts. De grands travaux commandés, de grandes récompenses promises, des prix, des distinctions éclatantes accordées aux talents, des concours publics, donneroient une autre tendance aux mœurs, une autre direction aux esprits. Le génie du prince, particulièrement formé par le règne des arts, répandroit sur eux un éclat immortel. Certains de trouver dans leur roi le meilleur juge, le politique le plus habile, l’homme d’État le plus instruit, les François ne craindroient plus d’embrasser une nouvelle carrière. Les triomphes de la paix leur feroient oublier les succès de la guerre ; ils croiroient n’avoir rien perdu en changeant laurier pour laurier, gloire pour gloire. »

Les sessions des chambres doivent être courtes, mais rapprochées. Que les projets de loi soient préparés d’avance avec soin. On apprendra un jour à les resserrer comme en Angleterre. C’est un vice capital de notre législation que les articles innombrables de nos projets de loi : ils amènent de force des discussions interminables et des amendements sans fin. Quand les chambres ne seront plus contrariées, loin d’entraver, elles accroîtront la force et l’action du gouvernement.

Je ne poursuivrai pas plus loin les développements de mon système. J’ai déjà signalé les principes les plus utiles dans les premiers chapitres de cet écrit. Il me resteroit encore beaucoup de choses à indiquer touchant l’éducation, les lettres et les arts ; mais il faut finir, et me borner aux grandes lignes politiques.

Je me résume en quelques mots.

La religion, base du nouvel édifice, la Charte et les honnêtes gens, les choses politiques de la révolution, et non les hommes politiques de la révolution : voilà tout mon système.

Le contraire de ce système est précisément ce que l’on a adopté. On a toujours voulu les hommes beaucoup plus que les choses. On a gouverné pour les intérêts, nullement pour les principes. On a cru que l’œuvre et le chef-d’œuvre de la restauration consistoit à conserver chacun à la place qu’il occupoit. Cette stérile et timide idée a tout perdu : car les principaux auteurs de nos troubles ayant des intérêts opposés aux intérêts de la monarchie légitime, ne pouvant d’ailleurs que détruire, et étant inhabiles à fonder, la restauration n’a point marché, et la France a été replongée dans l’abîme.

On se rassure vainement sur l’excellent esprit de la garde et de l’armée, sur la bonne composition de la gendarmerie : ce sont deux grandes choses sans doute, mais elles ne suffisent pas. Le système des intérêts révolutionnaires auroit bientôt détruit ce bel ouvrage. Partout où il s’insinue, il empoisonne, gâte et corrompt tout. Il détériore le bien, arrête les choses le plus heureusement commencées, persécute les hommes fidèles, les force à se retirer, décourage le zèle, favorise les malveillants ; et il triompheroit tôt ou tard de la monarchie légitime.

Dans mon plan, le succès de cette monarchie est assuré ; mais je sais qu’il faut du courage pour le suivre. Il est plus facile d’attaquer les choses qui se taisent que les hommes qui crient. Il est plus aisé de renverser une Charte qui ne se défend pas que des intérêts personnels qui font une vive résistance. Je n’en suis pas moins persuadé qu’il n’y a de salut que dans la vérité politique que j’expose ici. Si les uns croyoient que l’on peut revenir à toutes les anciennes institutions ; si les autres pensoient qu’on ne doit gouverner la France qu’avec les mains qui l’ont déchirée, ce seroit de part et d’autre la méprise la plus funeste. La France veut les intérêts politiques et matériels créés par le temps et consacrés désormais par la Charte ; mais elle ne veut plus ni les principes ni les hommes qui ont causé nos malheurs. Hors de là tout est illusion, et l’administration qui ne sentira pas cette vérité tombera dans des fautes irréparables.

Ma tâche est remplie. Je n’ai jamais écrit un ouvrage qui m’ait tant coûté. Souvent la plume m’est tombée des mains ; et dans des moments de découragement et de foiblesse, j’ai quelquefois été tenté de jeter le manuscrit au feu. Quel que soit le succès de cet ouvrage, je le compterai au moins au nombre des bonnes actions de ma vie. Fais ce que tu dois, arrive ce que pourra. Pour avertir la France, qui me paroît en péril, pour la réveiller au bord de l’abîme, il m’a fallu ne rien calculer. J’ai été obligé de tout dire, de heurter de front bien des hommes, de froisser une multitude d’intérêts. J’ai cru voir le salut de la patrie, comme je le disois à la chambre des pairs, dans l’union des anciennes mœurs et des formes politiques actuelles, du bon sens de nos pères et des lumières du siècle, de la vieille gloire de Du Guesclin et de la nouvelle gloire de Moreau ; enfin dans l’alliance de la religion et de la liberté fondée sur les lois : si c’est là une chimère, les cœurs nobles ne me la reprocheront pas.

  1. Cic., de Senect.