De la monarchie selon la Charte/Chapitre II-5

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 198-199).

CHAPITRE V.
SUITE DU PRÉCÉDENT.

Ces systèmes se fortifièrent encore quand un homme resté à Paris fut, par une autre fatalité, jeté dans le ministère.

Ce personnage fameux, qui n’avoit pris d’abord aucun parti, mais qui dans toutes les chances vouloit se ménager des ressources, faisoit porter des paroles à Gand, comme il en faisoit probablement porter ailleurs. Une coalition puissante se formoit pour lui à mesure que nous avancions en France. Il ne fut plus possible d’y résister en approchant de Paris. Tout s’en mêla, la religion comme l’impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l’étranger comme le François. Je n’ai jamais vu un vertige plus étrange. On crioit de toutes parts que sans le ministre proposé il n’y avoit ni sûreté pour le roi ni salut pour la France ; que lui seul avoit empêché une grande bataille, que lui seul avoit déjà sauvé Paris, que lui seul pouvoit achever son ouvrage.

Qu’on me permette une vanité : je ne parlerois pas de l’opinion que je manifestai alors, si elle avoit été ignorée du public. Je soutins donc que dans aucun cas il ne falloit admettre un tel ministre ; que si jamais on lui livroit la conduite des affaires, il perdroit la France, ou ne resteroit pas trois mois en place. Ma prédiction s’est accomplie.

Outre les raisons morales qui me faisoient penser ainsi, deux raisons me sembloient sans réplique.

En politique, comme en toute chose, la première loi est de vouloir le possible : or, dans la nomination proposée il y avoit deux impossibilités.

La première naissoit de la position particulière où se trouveroit le ministre par rapport à son maître ;

La seconde venoit de cet empêchement constitutionnel qui fait le jugement du xxxixe chapitre de la première partie de cet ouvrage.

Si l’on croyoit qu’un homme de cette nature étoit utile, il falloit le laisser derrière le rideau, le combler de biens, élever sa famille en proportion des services qu’il pouvoit avoir rendus, prendre en secret ses conseils, consulter son expérience. Mais on auroit dû éviter de faire violence à la couronne pour le porter ostensiblement au ministère. Au reste, il fut presque impossible aux meilleurs esprits d’échapper à la force des choses et à l’illusion du moment.

Je me rappellerai toute ma vie la douleur que j’éprouvai à Saint-Denis. Il étoit à peu près neuf heures du soir : j’étois resté dans une des chambres qui précédoient celle du roi. Tout à coup la porte s’ouvre : je vois entrer le président du conseil, s’appuyant sur le bras du nouveau ministre… Ô Louis le Désiré ! ô mon malheureux maître ! vous avez prouvé qu’il n’y a point de sacrifices que votre peuple ne puisse attendre de votre cœur paternel !