De la monarchie selon la Charte/Chapitre II-42

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 236-238).

CHAPITRE XLII.
SUITE DU PRÉCÉDENT.

Le dévouement est l’objet éternel des plaisanteries de ces hommes qui ne craindroient pas le supplice inventé par les anciens peuples de la Germanie pour les infâmes : on les enseveliroit dans la boue, qu’ils y vivroient comme dans leur élément. Le voyage de Gand est appelé par eux le voyage sentimental. Ce bon mot est sorti du cerveau de quelques commis, qui, toujours fidèles à leur place, ont servi avant, pendant et après les Cent Jours ; de ces honnêtes employés, bien payés aujourd’hui par le roi, qui ont applaudi de tout leur cœur au voyageur sentimental de l’île d’Elbe, et qui attendent son retour de Sainte-Hélène.

Allez proposer un soldat de l’armée de Condé à ces loyaux administrateurs : « Nous ne voulons, répondent-ils, que des hommes qui ont envoyé des balles au nez des alliés. » J’aimerois autant ceux qui ont envoyé des balles au nez des Buonapartistes.

On met sur la même ligne La Rochejaquelein, tombant en criant vive le roi ! dans les mêmes champs arrosés du sang de son illustre frère, et l’officier mort à Waterloo en blasphémant le nom des Bourbons. On donne la croix d’Honneur au soldat qui combattit à cette journée ; et le volontaire royal qui quitta tout pour suivre son roi n’a pas même le petit ruban qu’on promit à Alost à sa touchante fidélité. Ainsi, tandis qu’on exécute les décrets de Buonaparte, datés des Tuileries au mois de mai 1815, on ne reconnoît point les ordonnances du roi signées à Gand dans le même mois. On paye l’officier à demi-solde, chevalier de la Légion d’Honneur, et l’on fait fort bien ; mais le chevalier de Saint-Louis, courbé par les ans, est à l’aumône : trop heureux ce dernier quand on lui achète une méchante redingote pour couvrir sa nudité, ou quand on lui donne un billet avec lequel il pourra du moins faire panser par les filles de la Charité de vieilles blessures méprisées comme la vieille monarchie. Enfin, c’est une sottise, une faute, un crime, de n’avoir pas servi Buonaparte. N’allez pas dire, si vous voulez placer ce jeune homme, qu’il s’est racheté de la conscription au prix d’une partie de sa fortune ; qu’il a été errant, persécuté, emprisonné, pour ne pas prêter son bras à l’usurpateur ; qu’il n’a jamais fait un serment, accepté une place ; qu’il s’est conservé pur et sans tache pour son roi ; qu’il l’a accompagné dans sa dernière retraite, au risque de s’exposer avec lui à un exil éternel : ce sont là autant de motifs d’exclusion. « Il n’a pas servi, nous répondra-t-on froidement ; il ne sait rien. » Mais il sait l’honneur. Pauvre principe ! le siècle est plus avancé que cela.

Mais venez : proposez, pour vous dédommager de ce refus, un homme qui aura tout accepté, depuis la haute dignité de porte-manteau jusqu’à la place de marmiton impérial : parlez ; que voulez-vous ? Choisissez dans la magistrature, l’administration, l’armée : cent témoins vont déposer en faveur de votre client ; ils attesteront qu’ils l’ont vu veiller dans les antichambres avec un courage extraordinaire. Il ne veut qu’une décoration ; c’est trop juste. Vite un chevalier pour lui donner l’accolade ; attachez à sa boutonnière la croix de Saint-Louis : c’est un homme prudent, il la mettra dans sa poche en temps et lieu.

Celui-là étoit facile à placer, j’en conviens : il étoit sans tache. Mais vous hésitez à présenter celui-ci. Il a foulé sa croix de Saint-Louis aux pieds pendant les Cent Jours. Bagatelle, excès d’énergie : ce caractère bouillant est un vin généreux que le temps adoucira.

Un homme pendant les Cent Jours a été l’écrivain des charniers de la police ; faites-lui une pension : il faut encourager les talents. Un autre est venu à Gand, au péril de sa vie, proposer au roi de l’argent et des soldats ; il sollicite une petite place dans son village : donnez cette place au douanier qui tira sur cet ultra-royaliste lorsqu’il passoit à la frontière.

Vous n’avez pas obtenu la nomination de ce juge ? Mais ne saviez-vous pas qu’elle étoit promise à un prêtre marié ? Un ci-devant préfet avoit prévariqué : un rapport étoit prêt ; on arrête ce rapport, et pourquoi ? « Ne voyez-vous pas, répond-on, que le rapport vous empêcheroit de placer cet homme ? »

Où sont vos certificats ? dit-on au meilleur royaliste qui sollicite humblement la plus petite place. Il y a vingt-cinq ans qu’il souffre pour le roi ; il a tout perdu, sa famille et sa fortune. Il a des recommandations des princes, de cette princesse, peut-être, dont la moindre parole est un oracle pour quiconque reconnoît la puissance de la vertu, de l’héroïsme et du malheur. Ces titres ne sont pas jugés suffisants. Arrive un Buonapartiste ; les fronts se dérident ; ses papiers étoient à la police ; il les a perdus lors du renvoi de M. Fouché. C’est un malheur ; on le croit sur sa parole : « Entrez, mon ami, voilà votre brevet. » Dans le système des intérêts révolutionnaires on ne sauroit trop tôt employer un homme des Cent Jours : qu’il aille encore, tout chaud de sa trahison nouvelle, souiller le palais de nos rois, comme Messaline rapportoit dans celui des césars la honte de ses prostitutions impériales.