De la monarchie selon la Charte/Chapitre II-31

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 224-225).

CHAPITRE XXXI.
QUE LES ÉPURATIONS PARTIELLES SONT UNE INJUSTICE.

Après tout, puisqu’on avoit embrassé le système des intérêts révolutionnaires, c’étoit une chose forcée que de repousser celui des épurations. Mais lorsqu’on suit une route, il faut, y marcher franchement, rondement ; et c’est ce qu’on ne fit pas. On prit encore le plus mauvais parti, dans un mauvais parti : on en vint aux épurations partielles, et l’on convertit ainsi un grand acte de justice en une injustice criante.

Il y a un esprit de justice chez les hommes qui fait qu’on ne se plaint point d’une mesure générale, lorsqu’elle est fondée sur la raison et sur les faits ; mais une mesure particulière, qui n’a l’air que du caprice, révolte tout le monde, et ne satisfait personne.

Quel a été le résultat des épurations partielles ? Tel homme a perdu sa place ou sa pension pour avoir signé une seule fois l’Acte additionnel ; tel autre qui l’a signé quatre ou cinq fois, en quatre ou cinq qualités différentes, conserve ses places et ses pensions.

Celui-ci aura accepté un emploi pendant les Cent Jours, et il sera déclaré indigne de le garder aujourd’hui ; celui-là se sera conduit de la même manière, et conserve ce qu’il avoit mal acquis.

Un fonctionnaire public descend du haut rang qu’il avoit conservé sous Buonaparte après l’avoir reçu de Louis XVIII, on le punit ; mais son voisin avoit sollicité de l’usurpateur le même rang, et ne l’avoit point obtenu. Dédaigné de Buonaparte, il jouit du témoignage d’une conscience pure, de la gloire de la fidélité et des faveurs du gouvernement légitime.

Des fédérés ont reçu l’institution royale, et un magistrat qui dans une cour obscure a prêté un misérable serment éprouve toute la sévérité de l’épuration.

Comme il faut que tout soit compensé dans cette vie, des juges royalistes, des citoyens qui se sont conduits avec courage pendant les Cent Jours ont perdu leur emploi, et on a mis à leur place des partisans de l’usurpateur : tant on s’est piqué d’impartialité ! Encore n’a-t-on pas réellement écarté certains fonctionnaires désignés par l’opinion publique ; on les a seulement ôtés d’une province, pour les faire passer avec plus d’avantages dans une autre.

Un homme que je ne connoissois pas, et qui avoit été éloigné par l’effet des épurations, vint un jour me demander quelques services : il eut la naïveté de me dire qu’un ministre lui avoit promis de le replacer aussitôt que cette chambre furibonde seroit renvoyée. J’admirai la grandeur de la Providence, et je bénis Dieu de ce que cet honnête homme étoit venu s’adresser à moi.

Ces demi-épurations prolongées produisent encore un autre mal : elles sèment la division dans les provinces ; elles encouragent les petites vengeances, les jalousies secrètes, les dénonciations. Chacun, dans l’espoir d’obtenir la place de son voisin, ne manque pas de raconter ce qu’a fait ce voisin ou d’inventer sur son compte quelques calomnies. Si l’on avoit d’abord frappé un grand coup, qu’on en fût venu à une large épuration, on se seroit soumis, et la vindicte publique eût été satisfaite. On se plaint aujourd’hui des dénonciations, et on a raison ; mais à qui la faute ? N’est-ce pas les tergiversations et les demi-mesures qui les ont fait naître ? Il faut savoir ce que l’on veut quand on administre : mieux auroit-il fallu dire : « Il n’y aura point d’épuration, » et tenir ferme, que de n’avoir la force ni de suivre le système opposé, ni de le rejeter entièrement.