De la monarchie selon la Charte/Chapitre II-17

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 209).

CHAPITRE XVII.
EXEMPLE À L’APPUI DE CE QU’ON VIENT DE DIRE.

Faut-il, par exemple, parce qu’on a vendu des biens qui ne nous appartenoient pas, que la Charte a reconnu cette vente (pour ne pas amener de nouveaux troubles), faut-il déclarer qu’il est légal de garder ceux qui ne sont pas encore aliénés ? Une injustice commise devient-elle un droit pour commettre une autre injustice ? Craindroit-on, en rendant ce qui reste des domaines de l’Église, d’avouer qu’on a eu tort de vendre ce qui ne reste plus et ce qu’on ne redemande pas ? Cet aveu ne doit-il jamais être fait ?

Singulière doctrine de ces hommes qui prétendent aimer la liberté ! Ne diroit-on pas que les droits consacrés par la Charte n’ont été établis qu’au profit de ceux qui ont tout contre ceux qui n’ont rien ? L’inviolabilité des propriétés que l’on invoque pour la France nouvelle n’existe point pour l’ancienne France : la peine de la confiscation n’est plus connue pour crime de lèse-majesté, mais elle continue de l’être pour crime de fidélité.

Malheur à la nation dont la loi, comme la règle de plomb de certains architectes de la Grèce, se ploie pour s’appliquer à différentes formes ! Malheur au juge qui a deux poids et deux mesures ! Malheur au citoyen réclamant pour lui la justice qu’il dénie à son voisin ! Sa prospérité sera passagère, il sera frappé de cette même adversité qui ne le touche pas en autrui.

Au temps de Philippe de Valois, il y eut une peste : durant la mortalité, il advint que deux religieux de Saint-Denis chevauchoient à travers champs ; ils arrivèrent à un village où ils trouvèrent les hommes et les femmes dansant au son des tambourins et des cornemuses. Ils en demandèrent la raison : les paysans répondirent qu’ils voyoient tous les jours mourir leurs voisins, mais que la contagion n’étant pas entrée dans leur village, ils avoient bonne espérance et se tenoient en joie. Les deux religieux continuèrent leur route. Quelque temps après, ils repassèrent par le même village : ils n’y rencontrèrent que peu d’habitants, et ces habitants avoient l’air abattu et le visage triste. Les religieux s’enquirent où étoient les hommes et les femmes qui menoient naguère une si grande fête : « Beaux seigneurs, répondirent les paysans, le courroux du ciel est descendu sur nous[1]. »

  1. Chronique de France.