De la manière de négocier avec les souverains/XXI

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Chapitre XXI
DU CHOIX
DES
NEGOCIATEURS.



Chapitre XXI. modifier



POur bien choiſir des Negociateurs propres aux emplois qu’on leur deſtine, il faut avoir égard à leur qualité perſonnelle, à leur profeſſion, à leur fortune ; au Prince ou à l’Etat vers lequel on les envoye & à la nature de l’affaire dont on veut les charger.

Il y a des ſujets d’une capacité ſi étenduë qu’on peut ſans ſcrupule les employer en toutes ſortes d’affaires & en toutes ſortes de Pays, qui ſe tranſforment pour ainſi dire dans les mœurs & dans les façons de vivre de toutes les Nations, qui ſont de tous les Pays, & de toutes les profeſſions, qui s’inſinuent également bien auprès de toutes ſortes d’eſprits qui ſavent s’accomoder a toutes ſortes d’humeurs, & dont les vives lumieres & la grande habileté les rend propres à tout ; mais comme il ſe trouve peu de ces genies du premier ordre, on eſt ſouvent obligé de ſe ſervir d’eſprits plus bornez qui ne laiſſent pas de réüſſir, pourvû qu’on ſache les mettre en œuvre dans les Pays & dans le occaſions qui leur conviennent, & qu’on ne les charge pas d’un poids au-deſſus de leurs forces.

Les differentes profeſſions des hommes ſe peuvent reduire à trois principales. La premiere eſt celle dec Eccleſiaſtiques dont il y a diverſes eſpeces ; la ſeconde celle des gens d’Epée, qui outre ceux qui ſervent dans les armées comprend encore le Gens de la Cour & les Gentilhommes ou ſoi diſans qui ne ſont point engagez dans les emplois de l’Egliſe ou de la Judicature ; la troiſième profeſſions eſt celle des hommes de Loix qu’on appelle en France Gens de Robe.

Il y a peu de pays où les Eccleſiaſtiques puiſſent être employez dans les negociations, on ne peut avec bienſéance les envoyer dans tous les Pays des Heretiques ou de Infideles. A Rome qui ſemble être leur centre, leur attachement au Pape, & le deſir qu’ils ont preſque tous d’acquerir les honneurs & les benefices dépendans de cette Cour, peut les rendre ſuſpects de trop de partialité & de condeſcendance pour la politique & les maximes qui y regnent, ſouvent au préjudice des droits temporels des Souverains.

La ſage République de Veniſe eſt ſi perſuadée de la partialité de ſes Prelats & de ſes Gens d’Egliſe pour le Saint siege, qu’elle ne ſe contente pas de ne les point employer à l’Ambaſſade de Rome, mais elle les exclud de toutes ſes déliberations qui regardent cette Cour là, & elle les fait ſortir de ſes aſſemblées lorſqu’il s’agit de quelques affaires Eccleſiaſtiques.

Comme la Ville de Rome eſt le plus grand theatre des concurrences pour les rangs, un homme d’épée & de grande qualité y eſt plus propre qu’aucun autre pour y ſoûtenir le caractere d’Ambaſſadeur d’une Couronne, & pour y maintenir ſes droits avec vigueur, & c’eſt pour cela que la France & l’Eſpagne n’y envoyent plus que des gens d’épée en cette qualité.

Les Cardinaux & les Prelats Nationaux y peuvent avoir part aux affaires & y ſervir utilement, mais en ſecond & ſuivant les ordres qui leur ſont donnez au nom de leur Prince par le canal de ſon Ambaſſadeur, qui doit être le dépoſitaire de ſes intentions.

Si on examine bien quels ſont les veritables devoirs des Evêques, on trouvera qu’ils ſont peu compatibles avec les Ambaſſades & qu’il leur eſt mal-ſéant de courir le monde, aulieu de ſatiſfaire à leurs premieres obligations ; il faut qu’un État ſoit bien dénué de ſujets d’une autre Profeſſion propres à ces ſortes d’emplois pour obliger un Prince à tirer un Evêque du ſein de ſon Egliſe, & à diſpenser un Paſteur des ſoins qu’il doit à ſon troupeau, afin de l’employer à la conduite des affaires politiques auſquelles Dieu ne l’a pas appellé : s’il a un genie aſſez ſuperieur pour être plus propre qu’aucun autre à y rendre des ſervices importans à l’État, ſoit dans les Ambaſſades ou dans le principal Miniſtere comme on en a vû quelques exemples, il ſeroit de la bienſéance & même de ſon devoir de ſe défaire en ce cas de ſon Evêché pour ſe décharger des obligations de cet État, & ſe donner tout entier aux affaires de ſon Prince. Un Cardinal, un Abbé Commendataire & tous les Eccleſiaſtiques qui n’ont point de charge d’ame y peuvent être employez avec plus de bienſéance & avec moins de ſcrupule pour eux & pour le Prince qui les y employe.

Les Religieux ſont quelquefois propres à porter des paroles ſecretes & importantes par la facilité qu’ils ont de s’introduire auprès des Princes ou de leurs Miniſtres, ſous d’autres pretexte, mais il ne ſeroit pas de la bienſéance de les voir revêtus d’un caractere de Miniſtre Public.

Les gens d’Epée peuvent être employez à negocier dans toutes ſortes de pays, ſans diſtinction de religions & de formes de gouvernement.

Un bon officier General peut ſervir avec ſuccès en qualité d’Ambaſſadeur dans un pays qui a une guerre à ſoûtenir, parce qu’il peut donner des avis utiles au Prince ou à l’Etat vers lequel il eſt employé ſur ce qui eſt capable de l’accrediter dans le pays où il negocie, ſi ce pays eſt ami de ſon Maître, & il eſt plus en état qu’un autre de rendre bon compte des forces du pays où il ſe trouve, de la qualité des troupes, de l’experience des Generaux, de l’état des Places, des Arcenaux & des Magazins.

Lorſqu’il s’agit d’envoyer un Ambaſſadeur auprès d’un Prince qui aime le repos & les plaiſirs, un bon Courtiſan y eſt plus propre qu’un homme de guerre, parce qu’il eſt d’ordinaire plus inſinuant & accoûtumé à chercher les moyens de plaire à ceux dont il a beſoin, un homme élevé à la Cour ſe plie & ſe tranſforme aiſément en toutes ſortes de figures ; il eſt attentif à découvrir les paſſions & les foibleſſes de ceux avec qui il eſt en commerce, & il a l’art d’en profiter pour venir à ſes fins, ainſi il réüſſit d’ordinaire à ſe rendre agréable au Prince auprès duquel il ſe trouve plus facilement qu’un homme qui a paſſé une bonne partie de ſa vie dans les armées où il eſt difficile qu’il n’ait contracté quelque rudeſſe dans l’humeur & dans les manieres de vivre. Mais ſi l’homme de guerre & le Courtiſan n’ont eu ſoin de s’inſtruire des affaires publiques, & de toutes les connoiſſances neceſſaires à un Negociateur, l’experience de l’un en l’art militaire & le manege de l’autre deviennent ſouvent inutiles au Prince qui les charge de la conduite de ſes affaires.

Les gens de Robe, ſont d’ordinaire plus ſavans, plus appliquez & d’une vie plus reglée & moins diſſipée que les gens de guerre & de la Cour, & il y en a pluſieurs qui ont réüſſi dans les negociations, particulierement auprès des Républiques & dans des Aſſemblées generales où l’on fait des Traitez de paix, de ligues, ou d’autres ſortes de conventions ; mais ils ne ſont pas ſi propres dans les Cours des Rois & des Princes qui leur préferent les Courtiſans & les gens de guerre, parce qu’ils ont plus de rapport à leurs inclinations & à leurs manieres de vivre, & qu’ils ont plus d’occaſion de le entretenir de choſes qui ſont leur principale occupation ; les gens d’épée ſont auſſi plus propres à s’inſinuer auprès des Dames qui ont d’ordinaire du credit dans la plûpart des Cours.

Les fonctions d’un Negociateur ſont fort differentes des occupations ordinaires d’un Magistrat ; l’un traite avec un Souverain ou avec ſes Miniſtres, & n’agit que par voye d’inſinuation & de perſuaſion, l’autre juge des procès entre des Cliens ſoumis par la crainte de perdre leur bien ; cette habitude de juger lui fait prendre un air grave & de ſuperiorité qui lui rend d’ordinaire l’eſprit moins liant, l’abord plus difficile & les manieres d’agir moins prévenantes que celles des gens de la Cour, accoûtumez à vivre avec leurs ſuperieurs & avec leurs égaux.

On ſait qu’il y a dans les emplois de la Robe, beaucoup de gens d’un eſprit ſuperieur, & qui ont toutes les qualitez neceſſaires pour plaire dans les Cours des Princes ; mais quand on remarque les défauts de chaque profeſſion, on ne prétend pas les étendre ſur tous les particuliers qui l’exerçent, car quoiqu’il y ait beaucoup de gens de guerre brutaux & malpolis, & pluſieurs Coutiſans ignorans & frivoles, cela ne conclud pas qu’il n’y en ait un grand nombre de ces deux eſpeces, qui ſont civil, ſavans & habiles, de même qu’il y a quantité de gens de robe, polis, inſinuans & d’un commerce agreable.

Mais comme le qualitez & les connoiſſances neceſſaires à former de bons Negociateurs ſont d’une très-vaſte étenduë, elles ſuffiſent pour occuper un homme tout entier, & leurs fonctions ſont aſſez importantes pour faire un profeſſion à part, ſans qu’ils ſoient diſtraits par d’autres emplois qui n’ont point de rapport à leurs occupations. Et comme on ne donne pas une armée à commander à un homme parce qu’il a acheté un charge à la Cour ou dans la Robe, lorſqu’il n’a point ſervi dans les armées, on ne doit pas auſſi lui donner la conduite d’un negociation importante, s’il n’a acquis d’ailleurs l’experience & les connoiſſances neceſſaires à former un bon Negociateur.

On doit encore moins employer un homme qui a paſſé la meilleure partie de ſa vie à ne rien faire dans aucune ſorte de profeſſion, & qui ſe ſert du credit de quelque parent ou de quelque ami puiſſant pour obtenir un emploi étranger, faute d’autres moïens de ſubſiſter dans ſon propre pays, où il a ſouvent diſſipé mal-à-propos tout ſon bien. Ceux qui ſe chargent de placer de tels ſujets dans des emplois auſſi délicats & auſſi difficiles, ſont reſponſables devant Dieu & devant les hommes de tous les préjudices qu’ils y cauſent aux affaires du Prince ou de l’Etat qui les y employe, & c’eſt une des plus grandes fautes qu’un Prince ou un principal Miniſtre puiſſe commettre contre les maximes du bon gouvernement, que d’employer des gens incapables chez des Princes & Etats Souverains ; il faut y envoyer les meilleurs eſprits, les plus ſages & les mieux inſtruits des affaires publiques pour profiter des conjonctures qui ſe preſentent même dans les moindres Cours, & ſouvent lorſqu’on y penſe le moins, joint qu’un homme éclairé & attentif fait étendre les effets de ſon intelligence dans les Pays voiſins & éloignez & donner des ouvertures à ſon Prince pour en profiter.

Les petits genies doivent ſe borner à des emplois de leur portée dans leur propre Pays, parce que les fautes qu’ils y font ſe reparent aiſément par l’autorité du Prince ou de l’État qui les employe, aulieu que les fautes faites dans un État indépendant, ſont ſouvent irreparables.

Le feu Grand duc de Toſcane qui étoit un Prince fort ſage & fort éclairé, ſe plaignoit un jour à un Ambaſſadeur de Veniſe, qui paſſa à Florence allant à Rome, de ce que cette Republique lui avoit envoyé en qualité de Reſident un homme ſans conduite & ſans jugement ; je n’en ſuis pas ſurpris, lui dit l’Ambaſſadeur, car nous avons beaucoup de fols à Veniſe ; Nous avons auſſi nos fols à Florence, lui répondit le Grand Duc, mais nous ne les envoyons pas dehors pour y prendre ſoin de nos affaires