De la manière de négocier avec les souverains/XX

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Chapitre XX
DES LETTRES
EN CHIFFRE.



Chapitre XX. modifier



COmme le ſecret eſt l’ame de la negociation, on a inventé l’art d’écrire avec des caracteres inconnus pour dérober la connoiſſance de ce qu’on écrit à ceux qui interceptent des Lettres, mais l’industrie des hommes, qui s’eſt rafinée par la neceſſité & l’interêt, a trouvé des regles pour déchiffrer ces Lettres, & pour penetrer par ce moyen dans les Lettres d’autrui. Cependant quoiqu’il y ait des déchiffreurs celebres & qui on tiré des grandes utilitez de cet art, on peut aſſurer ici qu’ils ne doivent leur conſideration qu’à la negligence de ceux qui donnent de méchans chiffres, & à celle des Negociateurs & de leurs Secretaires qui s’en ſervent mal.

Après avoir examiné à fond cette matiere & les regles du déchiffrement, on a trouvé qu’une Lettre bien chiffrée & avec un bon chiffre eſt indechiffrable ſans trahiſon, c’eſt-à-dire à moins qu’on ne trouve moyen de corrompre quelque Secretaire qui donne copie de la clef du chiffre, & on peut ſûrement défier tout ce qu’il y a de déchiffreurs en Europe de pouvoir déchiffrer des chiffres d’un très-facile uſage, à ceux qui en auront la clef, lorſqu’ils ſeront faits, comme ils le doivent être ſur un modele general, qu’il eſt facile de donner, & ſur lequel on peut faire un nombre infini de differentes clefs de chiffre indechiffrable. On ne parle point de certains chiffres inventez par eds Regens de College & faits ſur des regles d’Algebre, ou d’Arithmetique, qui ſont impraticables à cauſe de leur trop grande longueur, & de leurs difficultez dans l’execution, mais des chiffres communs dont ſe ſervent tous les Negociateurs, & dont on peut écrire une dépêche preſque auſſi vite qu’avec les lettres ordinaires.

Il faudroit donc pour éviter ces déchiffremens que chaque Negociateur prit ſoin de faire lui-même une bonne clef de chiffre, & en laiſſât copie au Commis du Secretaire d’Etat chargé du déchiffrement au lieu de ſe ſervir du chiffre qu’on lui donne, qui eſt d’ordinaire dor aiſé à déchiffrer & ſouvent commun à pluſieurs autres Negociateurs du même Prince, en ſorte que ſi quelqu’un de leurs Secretaires en vend la clef, on s’en peut ſervir pour déchiffrer les dépêches de ceux qui ſont en differens pays, ce qui peut cauſer de très-grands incoveniens & un préjudice conſiderable aux affaires du Prince qu’ils ſervent par la découverte de ſes ſecrets les plus importans.

Il faudroit encore ordonner à chaque Negociateur de mettre dans une Lettre à part & toute chiffrée les choſes qui requierent du ſecret, & ne pas permettre à leurs Secretaires d’écrire comme ils font une partie de leur dépêche ſans chiffre, & de ſe contenter d’en interrompre la ſuite par quelques mots chiffez, enſorte que ce qui eſt écrit à clair, pour me ſervir de leurs termes, c’eſt-à-dire, ſans être chiffré, ſert par la ſuite du diſcours à faire deviner le ſens de ce qui eſt en chiffre, & à faire connoître en quelle Langue eſt la dépêche, ce que l’on ne peut deviner, lorſqu’elle eſt toute chiffrée ; & il eſt de la prudence du Negociateur de ne mettre dans la minute de ſa Lettre en chiffre, que des choſes eſſentielles & d’en retrancher le verbiage inutile, afin de ne pas perdre le temps à chiffrer & de n’en pas faire perdre à ceux qui déchiffrent ſes dépêches & qui ont un juſte indignation contre lui lorſqu’il n’y trouvent rien qui merite la peine que leur donne le dechiffrement.