De la littérature politique en Allemagne/02



DE
LA LITTÉRATURE POLITIQUE
EN ALLEMAGNE.

LA POÉSIE ET LES POÈTES DÉMOCRATIQUES.[1]

I. — Unpolitische Lieder (Chansons non politiques), par M. Hoffmann
de Fallersleben ; Hambourg, 1841.
II. — Lieder eines kosmopolitischen Nachtwächters (Chansons d’un veilleur
de nuit cosmopolite
), par M. Dingelstedt ; Hambourg, 1842.
III. — Gedichte von Prutz (Poésies de M. Prutz) ; Zurich, 1842.
IV. — Gedichte eines Lebendigen (Poésies d’un vivant),
par M. H. G. Herwegh ; Zurich, 1842.
V. — Nibelungen im Frack (Le Nibelungen en frac),
par M. Anastasius Grün ; Leipsig, 1843.

Il y a dans le Faust de Goethe un passage assez irrévérencieux pour la poésie politique. De joyeux compagnons sont attablés à Leipsig, dans la cave d’Auerbach ; ils vident bruyamment leurs verres, et comme l’un d’eux, maître Frosch, entonne la chanson du Saint-Empire romain : « Une vilaine chanson ! dit l’autre ; pfui ! une chanson politique ! une pitoyable chanson ! » Est-ce là l’opinion sérieuse de l’auteur ? Ne faut-il pas y voir plutôt un persifflage ironique, et ce maître Brander, ce Falstaff de Leipsig, n’est-il pas chargé de représenter l’épicuréisme populaire et sa grossière indifférence ? Il serait difficile de le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce mot a été maintes fois rappelé aux poètes par la critique. Or, en ce moment, voici toute une armée d’écrivains qui se révoltent contre la sentence de Goethe. Maître Brander n’empêchera plus maître Frosch de chanter sa chanson ; le compère tiendra bon et criera si fort, qu’il faudra l’écouter. Écoutons-le donc. Certes, je me garde bien de souscrire aux dédaigneuses paroles que je viens de citer ; il s’agit seulement de savoir si ces poètes, aujourd’hui si fiers, auront su trouver la vraie poésie politique de leur pays. Toutes ces protestations bruyantes n’ont point de valeur, si elles ne sont accompagnées de quelque témoignage qui défie la critique. Il y aurait, au contraire, un moyen sûr de faire oublier, sans tant de violences, la phrase moqueuse du poète de Weimar : ce serait de produire quelque chef-d’œuvre et de donner un Béranger à l’Allemagne.

Avant cette émeute dont j’ai à m’occuper aujourd’hui, avant cet avènement hautain de la poésie politique, il y a eu, dans l’histoire de ces vingt dernières années, une tentative assez semblable. Un esprit d’opposition, plein de jeunesse, de nouveauté, et animé d’une légitime audace, s’est produit avec éclat dans des vers que l’Allemagne n’a pas oubliés. La poésie, la vraie poésie, offensée trop souvent par les prétentions orgueilleuses de la nouvelle école, était toujours respectée hautement par ce chaste écrivain, et jamais, au plus fort de sa colère et de ses véhémentes apostrophes, jamais il n’avait laissé s’altérer le noble langage auquel il confiait l’expression de sa pensée. M. Anastasius Grün, car c’est de lui que je parle, a véritablement ouvert la direction nouvelle, le nouveau mouvement poétique qui, depuis quelques années, a transformé les lettres allemandes ; mais il a toujours évité les écueils où plus d’un, parmi ceux qui l’ont suivi, ont donné tête baissée. La langue que parle M. Grün est toujours la belle langue poétique d’Uhland ; il se rattache à cette charmante école de Souabe, si vraiment nationale, si bien parée de toutes les graces de la nature germanique ; seulement il y fait apparaître un élément nouveau. Tandis qu’Uhland chante la patrie, tandis qu’il vit sur un fonds d’idées générales, M. Grün introduit dans l’école de Souabe quelque chose de plus particulier, il descend aux applications directes, aux problèmes les plus rapprochés, aux questions de chaque jour, et il appelle Rollet un fripon. Les Promenades d’un poète viennois sont le premier témoignage de la poésie politique si accréditée en ce moment, et on peut dire qu’elles en sont demeurées le modèle. Sans doute il y a dans Uhland plus d’une pièce qui semble aussi appartenir à cette direction ; le poète qui a chanté le bon vieux droit avec tant d’amour, le doux chanteur qui a réveillé dans l’esprit de son peuple tous les bons instincts, qui y a entretenu comme une défense le souvenir des anciennes vertus, ce poète peut être nommé parmi ceux qui ont essayé de créer une poésie politique. Toutefois, chez Uhland, cette poésie n’existe pas encore, et de ce fonds d’idées plus général, M. Grün, le premier, a fait sortir la vive et libre audace qui tente aujourd’hui tant de jeunes écrivains. On a remarqué que Béranger étudiait beaucoup La Fontaine ; on a dit qu’il était facile de retrouver dans son style et dans sa pensée maintes traces de la fine et franche tradition gauloise. Eh bien ! le rapport qui existe entre le chantre du roi d’Yvetot et la muse insouciante et hardie qui osait écrire, sous Louis XIV :

Notre ennemi c’est notre maître,
Je vous le dis en bon français ;

ce même rapport est celui qui, toute proportion gardée, unit M. Grün à Uhland. Je tiens à établir nettement cette idée : si M. Anastasius Grün a conservé, selon moi, une supériorité incontestable sur ses jeunes et ardens successeurs, c’est en grande partie à cette position littéraire qu’il en est redevable. Cette filiation poétique, ces relations avec l’école d’Uhland et de Justin Kerner, l’ont préservé de bien des écarts. En conduisant sa muse dans les routes périlleuses, il a pris soin que ses pieds ne fussent pas déchirés par les ronces et qu’elle gardât toujours son chaste vêtement. Peut-être même a-t-il poussé trop loin la tendresse de ses scrupules ; il a redoublé d’attention et de vigilance, il a surveillé sa pensée et son langage avec une pudeur inquiète, tant il apercevait les périls de la carrière où il s’engageait ! On lui a reproché, et avec raison, une certaine afféterie, un soin trop minutieux des parures de la muse ; mais la langue souvent un peu grossière de ses successeurs est venue justifier ses craintes et absoudre ses fautes. Une grande chasteté d’idéal, un respect religieux de la forme, n’étaient pas un grand mal pour celui qui ouvrait une route où les erreurs contraires sont si fréquentes. M. Grün prenait ses précautions avec une louable intention d’artiste. J’oserais le comparer à l’auteur de Stello pour ce soin exquis et pur, et je m’assure que M. de Vigny, s’il eût hasardé sa muse dans cette direction dangereuse, n’aurait pas eu pour elle moins de respect et de sollicitude. Ce souci de M. Grün s’explique très bien et par son amour de l’art, par son attachement filial à l’école d’Uhland, et aussi peut-être par un sentiment élevé qui est propre à sa nature et au nom qu’il porte. On sait, en effet, qu’Anastasius Grün est un pseudonyme, et que le poète chaste et hardi qui a donné à l’Allemagne la poésie politique est un gentilhomme autrichien, M. le comte d’Auersperg. Le succès des Promenades d’un poète viennois fut immense. L’audace inattendue des idées saisit énergiquement les ames ; en même temps, comme il y avait là un sentiment exquis de l’art, comme ce n’étaient point des dissertations rimées, mais bien de la vraie poésie, toutes les hardiesses du libre penseur, protégées par cette forme pure, pénétrèrent partout avec une merveilleuse promptitude. Je ne crains pas d’affirmer que la publication de ce livre fut un évènement pour l’Allemagne. On eut beau le proscrire et le défendre, le coup était porté ; l’expérience avait réussi ; la muse allemande, si dédaigneuse autrefois du monde réel, savait désormais qu’elle pouvait se hasarder dans les rues de la ville, et quitter l’empyrée pour la terre.

Pendant long-temps M. Anastasius Grün fut le seul représentant de la poésie politique. Il y a quatre ans seulement qu’une jeune et active phalange s’est formée tout à coup, les uns pleins de gaieté, les autres plus sévères, ceux-ci agitant leurs grelots, ceux-là sonnant des fanfares. Les bruits de guerre que provoqua le traité du 15 juillet 1840, et l’hostilité passagère ranimée un instant entre la France et l’Allemagne, en furent la première occasion. Tant que M. Grün avait été seul, comme la direction de sa pensée était le produit d’une réflexion austère, d’une étude calme et désintéressée, l’art sérieux l’avait adoptée sans réserve. Au contraire, la poésie, chez les écrivains dont je vais parler, se ressentira de la commotion brusque et rapide d’où elle est née. Lors même qu’ils n’auraient pas renié insolemment leur habile devancier, il eût été facile de voir qu’ils ne suivaient pas la même route, et que bien des différences littéraires les séparaient. Ils n’ont d’ailleurs voulu nous laisser aucun doute à cet égard, et M. Grün a été plus d’une fois traité par eux avec un incroyable dédain. C’est donc une chose bien entendue : nos nouveau-venus ne relèvent que d’eux-mêmes ; ils sont seuls responsables de leurs œuvres ; soit, nous ne demandons pas mieux si l’arrogance de leur début et le talent même dont ils ont fait preuve nous autorisent à les juger avec une entière franchise.

Lorsqu’aux premières craintes de guerre, en 1840, un poète médiocre, M. Nicolas Bekker, eut rimé cette imprudente chanson qui attira à l’Allemagne une si vive et si brillante réponse de M. de Musset, on aurait pu croire que, si la poésie politique devait s’organiser, ce serait pour lutter contre nous, et que les deux rives du Rhin se renverraient d’éclatans défis. Ce n’est pourtant pas ce qui arriva. Un nouveau 1813 n’était plus possible. L’Allemagne se souvenait trop bien des amères déceptions qui suivirent son enthousiasme d’alors, et le peuple le plus candide ne peut être dupe deux fois de suite, à un si court intervalle, lorsque pendant vingt années de solennelles promesses ont été obstinément violées. Du mouvement national de 1813, on ne se rappela qu’une seule chose, les regrets qui accompagnèrent la victoire, les espérances trompées, les contrats entre les peuples et les rois audacieusement anéantis, et la muse politique se leva. S’il y a eu quelque chose de sérieux dans ce bruyant éveil de la libre poésie en 1840, c’est qu’il semble être une contre-partie de la glorieuse levée de boucliers illustrée par Ruckert, Schenkendorf, Arndt et Théodore Koerner. Après que Leipsig eut vengé léna, les peuples avaient espéré que leur salaire serait payé, que les constitutions promises, la publicité des tribunaux, la liberté de la presse, seraient enfin octroyées, puisqu’il y avait eu, en 1813, un contrat passé, en face du péril commun, entre la nation et les souverains ; ils avaient attendu long-temps, ils avaient gardé un sévère silence, interrompu seulement par les nobles réclamations d’Anastasius Grün. Maintenant, puisqu’une occasion inattendue ramène la poésie aux questions nationales, elle n’ira pas guerroyer avec l’épée brisée de Théodore Koerner, elle restera chez elle, en Allemagne, et parlera haut à ses princes. Voilà ce qu’a produit 1840. À cette cause il faut encore en ajouter une autre. Peu de temps après le traité du 15 juillet, le roi de Prusse mourut. Or, c’était Frédéric-Guillaume III qui avait fait les plus belles promesses à son peuple, lorsque, sept ans après la bataille d’Iéna et d’Auerstaedt, la Prusse abattue se relevait. Mais on avait toujours hésité à lui rappeler ses engagemens : le vieux roi avait tant souffert, sa vie avait été si cruellement éprouvée, il y avait entre son peuple et lui une telle solidarité, une si sincère communauté de souffrances, que le respect tempérait les rancunes et ajournait les réclamations. Quand le nouveau roi monta sur le trône, tous ces motifs disparaissaient, et l’opinion publique demanda à Frédéric-Guillaume IV qu’il acquittât les dettes de son père. Voilà comment l’excitation produite en 1840, et qui aurait pu armer contre nous les poètes et les tribuns littéraires, organisa au contraire une opposition nouvelle, occupée surtout des libertés intérieures du pays. Il y eut bien sans doute, dans ce pays où l’on écrit tant, quelques centaines de plumes qui nous firent la guerre. La haine de la France, qui est un lieu commun si séduisant pour certains esprits aveugles au-delà du Rhin, occupa long-temps une partie de la presse, mais ces clameurs étaient poussées par des journaux sans nom, par des écrivains volontiers ridicules, par M. le docteur Wirth et son Forum allemand. Dans tout cela, il serait difficile de rien rencontrer de littéraire et qui méritât une attention sérieuse. Il y eut bien aussi de nombreux volumes de vers à notre adresse, défis, provocations, fanfaronnades ; poésie de cour, poésie de gentilshommes désœuvrés. Parmi ces adversaires dont nous ne nous doutions pas, on trouverait, en cherchant bien, des généraux, des ducs, des princes, qui faisaient résonner tant bien que mal la trompette héroïque. Ce n’est pas non plus de ces honnêtes écrivains que je veux parler ; il n’est sorti du mouvement de 1840 que ce bataillon de poètes démocratiques, lequel, par son talent, son audace, sa vivacité, a véritablement agi sur les lettres allemandes, leur a imprimé une direction inattendue, et mérite qu’on discute avec sincérité l’influence bonne ou mauvaise qu’il a eue déjà ou qu’il peut exercer encore.

L’écrivain qu’il faut nommer d’abord, parce qu’il a été le premier héros ou la première victime de l’insurrection, c’est M. Hoffmann de Fallersleben. Son recueil publié à Hambourg, en 1841, sous le titre de Chansons non politiques, ne révèle pas précisément un poète original, mais un talent joyeux, affectueux, assez spirituel, assez hardi, et il ouvre convenablement, comme une ouverture agréable et railleuse, le chœur sonore qui va s’élever et frémir de plus en plus sous les archets irrités. La plupart des idées qui animeront tout à l’heure des poètes plus ardens, on les trouve déjà chez M. Hoffmann de Fallersleben ; ce sont les mêmes antipathies, les mêmes haines, les mêmes déclarations de guerre. Seulement, M. Hoffmann prend les choses du côté bouffon ; au lieu de s’indigner, il raille. Sa raillerie est bien allemande ; elle a une allure particulière, une saveur natale, un goût de terroir qui ne messied pas. Joyeuse, sans façon, un peu gauche, un peu grossière parfois, l’auteur l’a trouvée le plus souvent au fond d’une cruche de bière. Malgré cette bonhomie, cependant, on entend çà et là quelques accens plus doux ou plus fiers ; un sentiment poétique qui ne manque pas de grace fait par intervalles d’heureuses apparitions, mais on est bien vite ramené aux facéties, aux propos de table, aux grelots et au tambourin.

Le premier volume des Chansons non politiques contient sept parties, sept divisions, que l’auteur appelle des séances. Chacune de ces séances s’ouvre, comme il convient, par une chanson à boire : « Quand les bouteilles seront plus grandes, quand le vin sera moins cher, alors peut-être sur la terre nous retrouverons l’âge d’or. » C’est ainsi que l’auteur débute, et ce refrain bachique est recommencé chaque fois. Une même épigraphe y reparaît sans cesse pour protéger la verve du poète ; elle est empruntée à ce vieux livre du moyen-âge, à cette vieille débauche germanique, le Weinschmelg, dont la crudité un peu lourde irrite si fort M. Gervinus dans son histoire littéraire. Do huob er uf unde tranc, dit le contemporain très peu mystique de Wolfram et de Gottfried : il leva son verre et il but. Pour s’encourager, M. Hoffmann de Fallersleben ne manque pas de répéter exactement la citation en ouvrant chacune des séances où il donne la parole à sa muse. Qu’en dites-vous ? Ne voilà-t-il pas une inspiration tout allemande ? Ces refrains ne viennent pas, comme chez Béranger, selon le caprice et l’humeur joyeuse ; non, cela est réglé à dessein, avec ordre, avec méthode ; il y a une intention qu’on ne peut nier ; c’est l’introduction nécessaire. On serait tenté parfois de croire qu’il y a une secrète ironie sous cette bonhomie affectée. Ne serait-ce point, me disais-je, un persifflage, une provocation moqueuse à ce peuple si prompt à s’oublier dans l’insouciance de la vie de taverne ? Ne serait-ce point encore une raillerie cruelle sur le seul bonheur qui, selon le poète, serait laissé à l’Allemagne ? Mais non : je crois plus simplement que c’est là une mise en scène choisie par l’artiste, et ce refrain répété à des intervalles réguliers nous avertit que sa muse a choisi pour sanctuaire une brasserie de Berlin ou de Munich. Il veut être populaire, il veut surtout que ces cabarets d’Allemagne où professeurs, étudians, ouvriers, se rencontrent chaque soir, où toutes les idées belliqueuses s’éteignent, où la bière assoupit toutes les haines, il veut que ces cabarets, la meilleure défense des gouvernemens contre la turbulence de la pensée, entendent des paroles de liberté qui réveillent les endormis. Voilà pourquoi le poète est si respectueux envers les buveurs qu’il dérange ; il se fait humble, il s’excuse ; comme le trouvère sous les balcons du château, il supplie qu’on l’écoute, il demande un peu de patience pour une dernière chanson qu’il va dire. Encore une, laissez-le parler ! À la septième fois, si l’attention se lasse, il s’écriera : « Bancs et tables du cabaret, ne vous irritez point ! une chanson est bientôt dite. Quand vous étiez des arbres couverts de feuillage, les petits oiseaux ne vous ont-ils pas chanté maintes cantilènes sur tous les tons ? »

il est donc bien entendu que le poète nous a conduits dans une taverne allemande. Asseyons-nous et écoutons ; que va-t-il chanter ? Au milieu de la lutte générale qu’il soutient contre la politique intérieure de son pays, il y a dans le recueil de M. Hoffmann plusieurs petites guerres particulières, guerre aux philistins, guerre aux moines, guerre à l’aristocratie, guerre aux pédans et aux philologues. Le philistin, c’est la bourgeoisie, c’est tout ce qui est indifférent aux arts, aux choses de la pensée, aux espérances et aux chimères de l’imagination. On sait que c’est là un terme d’université, et que tout ce qui n’appartient pas au monde académique, tout ce qui n’est pas professeur ou étudiant, compose le peuple ridicule et maudit des philistins. Mais la signification du mot a changé, et aujourd’hui, à l’université même, les philistins ne manquent pas. Le pédant, le philologue entêté, le philosophe qui n’appartient pas au plus récent système, ce sont tous des philistins. C’est contre les philistins que M. Wienbarg, dans ses Batailles esthétiques, a lancé de vifs et spirituels manifestes ; c’est contre eux que la jeune Allemagne et la jeune école hégélienne ont livré leurs plus brillans combats. L’histoire de la littérature allemande ne présente pas toujours un développement successif et harmonieux ; il y a bien des interruptions, bien des interrègnes ; il arrive très souvent à l’esprit germanique de s’endormir profondément après quelque grande et belle période où il a travaillé à sa gloire ; eh bien ! dès que l’esprit public s’endort en Allemagne, le philistin arrive, philologue ou philosophe, personnage gourmé, guindé, froid, irréprochable ; c’est le piétiste de la littérature. Voilà pourquoi, à chaque réveil de l’esprit public, il est absolument nécessaire de faire un massacre de philistins. M. Wienbarg et ses amis ne les épargnaient pas. M. Hoffmann aussi les attaquera plus d’une fois, mais c’est toujours avec la bonhomie ironique qui lui est particulière. Je citerai une de ces chansons :

« Le peuple des philistins est sur toutes les routes. — Philistins devant moi et derrière moi, — au soleil, par la neige, par la pluie, — philistins de ça, philistins de là.

« Si tu as encore des jambes, sauve-toi bien vite ! — Sans doute il est certain que tu mourras un jour, — mais mourir d’ennui, — c’est déjà l’enfer sur la terre.

« Ainsi pensai-je, voilà qu’on frappe. — Tout à coup entre un philistin — qui se jette à mon cou et qui m’embrasse. — Dieu du ciel ! je vais mourir. »

Une autre fois, il est plus vif et plus irrité. C’est à Breslau. On célèbre la fête annuelle de Schiller, et le poète porte un toast, à qui ? aux philistins, à tous ceux qui méprisent la poésie, à tous les cœurs indifférens, à tous ceux que la vie matérielle a distraits des soins de l’ame et de la pensée, à tous les chercheurs de centimes ; c’est ainsi qu’il parle, et il ajoute ; « Vivent donc les philistins ! vivent leurs « pères ! vivent leurs frères ! car, s’il n’y avait plus de philistins, il n’y a aurait plus de poètes ! » En même temps le rhythme prosaïque et goguenard qu’il emploie met encore plus en relief sa joyeuse ironie :

Es leben die Philister
Ihre Gewattern und ihre Geschwister !
Denn
Wenn
Die Philister nicht mehr leben,
So wird es auch keine Poeten mehr geben !

Puis, quand il a achevé sa satire moqueuse, quand il a décrit ces philistins à qui il rend hommage, quand il a salué ce peuple qui s’accroît tous les jours et qui envahit les demeures mêmes de la science, les sanctuaires de l’esprit, il change de ton tout à coup, et, appelant Schiller, il lui crie de faire apparaître au-dessus d’eux, comme une lumière, la sainte poésie qu’ils outragent ; il le conjure de mettre à sa bouche le cor de chasse d’Obéron pour réveiller ces lourdes populations et les forcer de crier : Vive Schiller !

La guerre avec les moines ne manque pas de vivacité non plus ; mais M. Hoffmann de Fallersleben, qui a lu Béranger et qui l’étudie avec beaucoup de soin, a craint sans doute de ne pouvoir renouveler avec assez de finesse une matière épuisée : il faut lui savoir gré d’avoir peu insisté sur ce point. Sa verve est plus à l’aise quand il attaque l’aristocratie de son pays, cette noblesse infatuée que les révolutions n’ont point châtiée encore. C’est un lieu commun, si l’on veut, mais qui, dans de certaines limites, ne manque ni d’à-propos, ni de nouveauté. Cette nouveauté même est une excuse pour lui, s’il n’apporte pas dans le genre vif et prompt auquel il aspire la finesse et l’art dont cette poésie ne peut se passer. La poésie politique qui s’essaie en ce moment au-delà du Rhin n’a pas derrière elle, comme chez nous, toute une lignée d’écrivains sensés, de poètes populaires, qui, sans le proclamer si haut, ont répandu et consacré à jamais par leur génie les idées du bon sens, du bon droit, du droit commun. Des fabliaux à Rabelais, de Rabelais à Lafontaine, de Lafontaine à Voltaire, notre poésie est riche sur ces questions éternelles. Le poète qui les a consacrées récemment d’une manière plus vive n’a eu qu’à exprimer avec un art suprême le génie même de cette illustre famille, à le résumer, à le produire en mille tableaux, gais ou sérieux, légers ou profonds, qui ont fait de lui le plus populaire et à la fois le plus fin des écrivains de ce temps-ci. Ne demandez pas un art si habile au poète allemand. Il est un des premiers venus dans cette direction nouvelle, et peut-être le pourrait-on comparer à nos trouvères quand ils essayaient pour la première fois de faire exprimer par le renard ou quelque autre figure allégorique les libertés de leur pensée enhardie. Il est encore bien gauche, bien incertain, bien embarrassé ; son cœur est décidé, sans doute, mais son esprit hésite ; la finesse, la grâce légère, cette fleur de gaieté et de malice, indispensable aux tableaux qu’il veut peindre, il n’en est pas maître encore. Il procède surtout par de courtes moralités ; ce sont des sentences quand il est sérieux, des facéties quand la bouteille l’anime. Écoutez ce qu’il dit des grands seigneurs :

« Comment s’appellent donc les sept choses qui font un homme de qualité ? Ne rien apprendre depuis le berceau, et pourtant s’imaginer tout savoir, passer toute la nuit au jeu, tout le jour à faire bravement des dettes, parler l’allemand aussi mal que possible, écorcher le français à merveille, boire du champagne et avoir ses entrées à toutes les cours, voilà, voilà les sept choses qui font un homme de qualité.

« Comment s’appellent donc les sept choses qui ne font pas un homme de qualité ? Ne pas vivre seulement pour soi, se rendre utile sans bruit, ne jamais se faire redemander une dette, ne point faire la débauche aux dépens des autres, écorcher la langue de l’esclavage, mais bien parler allemand pour le droit et la liberté, et souffrir plutôt la peine et la misère que d’avoir son entrée à aucune cour, voilà, voilà les sept choses qui ne font pas un homme de qualité. »

À côté de ces paroles fermes et honnêtes, vous trouverez quelque facétie, quelque jeu de mots, très mauvais ordinairement. En voici un qui fera juger des autres :

« Gog est déjà un grand diable, Magog est un diable beaucoup plus grand encore. Qu’est-ce donc que Démagog ? C’est de tous les diables le plus grand.

« Voilà ce qu’a dit un jour la bouche de l’ange. La diète allemande l’a entendu, et vite elle nous a fait connaître, à nous tous, hélas ! pauvres diables, la parole de l’ange. »

Une autre fois, ce sera le peuple lui-même dont il se moquera : « dors, bon peuple ; que te faut-il davantage ? » ou bien il lancera une plaisante satire contre l’Allemagne tout entière. Pour cela, il chantera Arminius, ou Armin, comme il l’appelle, et composera, d’après Arioste ou Voltaire, un petit poème héroï-comique, qui est une de ses plus heureuses productions. Armin est revenu à la vie par un miracle. Il se promène dans les forêts de la Germanie, songeant aux anciens jours et à ses compagnons de guerre, quand un gendarme lui demande son passeport. On l’arrêterait, si un gentilhomme, qui passe par aventure, ne voulait bien répondre de lui. « Le seigneur Arminius ! Je connais ce nom ; c’est une noblesse qui n’est point d’hier. » Puis la nouvelle se répand et court de bouche en bouche. L’Allemagne entière lui envoie des députations. Berlin lui décerne un diplôme de docteur, et Munich fait les frais d’un tonneau de bière. Je ne sais quelle université lui apporte cum amplissimis honoribus un traité de droit romain, relié magnifiquement. Les villes libres lui adressent des cigares de la Havane, n’ayant rien de plus allemand, dit l’auteur. Puis voici venir l’assemblée des naturalistes, au nombre de cinq cent cinquante, pas un de moins. En même temps accourt M. Zeune, qui ne manque à aucune fête, et aussi M. Massmann. M. Zeune est chargé de décider si les Germains avaient bien réellement les yeux bleus et les cheveux blonds, et M. Massmann doit consulter Arminius sur la manière de prononcer le vieux langage ; faut-il dire Deutsch ou Teutsch ? Voilà la question. La raillerie continue long-temps de la sorte, et les noms propres ne sont pas épargnés. L’auteur ne s’arrêtera que lorsqu’il aura plaisamment confronté les deux Allemagnes, lorsqu’il aura mis en face de la Germanie primitive et des vigoureux instincts des ancêtres la frivole gravité, le pédantisme puéril, la grossière jovialité du monde moderne.

Quant aux chants purement politiques, il n’y apportera pas plus de colère ou de vivacité. C’est plutôt une ironie légèrement désabusée, un sourire pacifique. Tantôt il parodiera assez gracieusement une ballade bien connue de Schiller, la Jeune fille de l’étranger (Das Madchen aus der Fremde). — Cette jeune fille, ce n’est pas la poésie comme chez l’auteur de don Carlos, c’est la constitution. Elle vient on ne sait d’où, et dès qu’elle paraît, les cœurs sont heureux, tout chante, tout fleurit ; elle est si belle, si douce, si bienfaisante ! Pourquoi donc a-t-elle fui si vite ? et qu’est-elle devenue, hélas ! Tantôt il intitulera sa chanson : Et moi aussi je suis né en Arcadie ! et il prouvera avec une grace malicieuse que la vieille Europe n’est pas dépourvue de poésie, comme on le lui reproche. La poésie est partout comme aux premiers jours ; congrès, conventions, promesses, belles paroles pour l’intérêt du peuple, pour le bonheur de l’Allemagne, lois bienfaisantes, constitutions tant vantées, tant promises, qu’est-ce que tout cela, si ce n’est de la poésie ? La Grèce a-t-elle inventé plus de fables ? le moyen-âge a-t-il conté plus de légendes ? a-t-il cru à plus de merveilles ?

Le censeur lui-même, si détesté, si odieux, sera traité par M. Hoffmann de Fallersleben avec une douceur singulière, avec une raillerie aimable et sans amertume :

« Ô grande, ô magnifique nature ! tu parais avec le tonnerre, les éclairs et le fracas de l’orage. Tu épouvantes la forêt et la prairie, tu remplis d’angoisses et de terreurs le palais et la chaumière.

« Ô grande, ô magnifique nature ! ta parole humilie le monde et tout ce qui vit. Chaque créature se tait. Le tigre et le lion sont étonnés. Les rois tremblent.

« Ô grande, ô magnifique nature ! oui, tu imposes silence à la création avec le bruit du tonnerre. Eh bien ! la censure fait plus encore ; il lui suffit, pour cela, d’un tuyau de plume. »

N’est-ce pas une vengeance bien inoffensive ? S’il retrouve le censeur sur sa route, il le raillera encore, mais si paisiblement ! Il chantera la plainte du censeur. Pauvre censeur ! que de soucis ! quelle tâche lourde et cruelle ! C’est de lui que dépend le salut universel. L’église, l’état, la société tout entière, c’est lui qui est chargé de les défendre. Sans cette plume qu’il tient si bien, que deviendrait le monde ? Perplexités continuelles ! Faust était moins inquiet, Hamlet était moins sombre et moins désolé.

L’inspiration de M. Hoffmann de Fallersleben est donc, comme on voit, pleine de bonhomie. Nous n’y rencontrons pas ces fiers accens qui retentiront si haut tout à l’heure. Quand il s’irrite le plus, sa verve se dépense en jeux de mots, car son haleine est courte, et sa colère ne dure pas. Il aime mieux plaisanter doucement. Cette poésie sans enthousiasme convient bien au cabaret où il s’est attablé. Entre le choc des verres, dans les courts momens où l’on fait silence, il chante son couplet et sourit. On ne peut dire qu’il soit vraiment un poète, ni surtout un poète politique ; il n’a point les fermes allures du commandement, le rhythme impérieux qui soulève les multitudes frémissantes. C’est plutôt, le dirai-je ? malgré la grace de certains détails que j’ai cités, c’est plutôt un ménétrier joyeux, assez timide, assez embarrassé de lui-même, quand il n’a pas le verre en main, mais qui monte volontiers sur la table en jouant du tambourin et qui fait rire son peuple après boire.

Toute sa hardiesse est d’avoir parlé le premier et attiré sur lui la tempête. Croirait-on, en effet, que ce poète inoffensif ait pu être violemment persécuté ? M. Hoffmann de Fallersleben était professeur à Breslau ; il y enseignait l’ancienne littérature allemande, sur laquelle il a publié d’intéressantes études. Son recueil de poésies lui a valu une destitution. Pourquoi ces imprudentes rigueurs qui ne font que provoquer les esprits ? Cette poésie politique qui commençait si humblement va s’irriter bientôt et s’emporter jusqu’à la plus fière éloquence. M. Hoffmann, dans un nouveau recueil publié l’année dernière sous le titre de Chansons des rues (Gassenlieder), s’exprime ainsi à propos de sa révocation :

« J’ai été professeur, me voilà destitué. Autrefois je pouvais faire des leçons ; que puis-je faire maintenant ?

« Maintenant je puis penser, je puis chanter ; j’ai la liberté d’enseignement, et personne ne me gênera plus, d’aujourd’hui jusque dans l’éternité.

« Point de ministre qui m’inquiète, point de majesté, point d’étudians ni de philistins, point d’université non plus.

« Rien n’est perdu. Professeur ou non, on trouve encore des yeux et des oreilles quand on écrit et dit la vérité.

« On trouve encore de fidèles compagnons, quand on se bat pour le droit et que partout on rompt vaillamment des lances pour la liberté.

« On trouve encore une jeunesse pleine de vertu et de courage, quand on fait le bien soi-même avec courage et vertu.

« Je lève mon verre et bois à mon salut : oh ! puisse la patrie jouir un jour de cette libre vie !

« On a enterré le professeur ; un homme libre est ressuscité. Que puis-je désirer de plus ? vive la patrie ! »

Il a le droit de s’exprimer ainsi ; déjà, dans ses Chansons des rues, il y a un accent plus ferme que la vengeance inspire, et comme introduction peut-être à des recueils nouveaux qu’il annonce, il jette aux princes d’Allemagne un défi énergique dans sa chanson de Michel, quand il leur crie : « Vous avez réveillé Michel en 1813, vous ne le rendormirez plus ! » Mais ce sont surtout ses successeurs qui ont ajouté une corde à sa lyre. M. Hoffmann avait fait une chanson sur le crieur de nuit ; voici ce qu’il disait :

« Le coq chantait dans la campagne : « Vous qui reposez dans les liens du sommeil, soyez alègres et dispos maintenant. Le jour commence, la nuit a disparu. »

« Le veilleur était debout sur la tour et criait : « Soyez dispos ! j’aperçois l’aube du jour. Debout ! debout ! la nuit a disparu. »

« Alors on se leva ici et là. On jeta le coq dans la marmite, on coupa la tête au veilleur, et on se remit à dormir.

« Qui voudra encore être le coq ou le veilleur ? Qui nous réveillera du pesant sommeil pour la prochaine aurore de la liberté ? Nous dormons jusque dans le jour. »

Eh bien ! ce veilleur à qui on a coupé la tête, pour effrayer les autres, a trouvé un héritier qui le remplace sans crainte et qui va porter haut la parole. C’est sous ce costume qu’un poète distingué, M. Dingelstedt, nous donne ses vers politiques. Il fait nuit, la ville repose. Le poète, je veux dire le veilleur, prend sa trompe et sa lanterne, et monte aux créneaux de la tour. Durant l’intervalle des heures, il descend et parcourt la ville, en répétant ces vers qu’il emprunte à Béranger et dont il détourne le sens :

Éteignons les lumières
Et rallumons le feu !

Hélas ! il n’est pas aussi gai que M. Hoffmann de Fallersleben ; il est triste, il est pensif, il est mélancolique comme la nuit, il n’aime pas les hommes. Quand toutes les lumières sont bien éteintes, quand la lampe a disparu dans la chambre de ce poète qui demeure là-haut, quand la neige tombe doucement sur le toit, quand les maisons sont noires et silencieuses, quand l’église est déserte et que le cabaret même est abandonné, alors il est heureux ; il est seul, il peut penser, aimer, espérer, il peut s’écrier aussi : « Ô nuit confiante ! ennemie des méchans et bénédiction des bons, ils disent que tu n’es pas l’amie des hommes. Ô nuit ! que je t’aime à cause de cela ! » D’où lui vient donc cette tristesse ? Et pourquoi parle-t-il de l’humanité avec tant d’amertume ? C’est qu’en parcourant la nuit les rues de la ville, il voit plus sûrement, dans la solitude et le silence, tout ce qu’il y a de misères et de mensonges dans les sociétés humaines. Cette prison qu’il rencontre, cette église, ce triste hôpital, tout éveille en lui des réflexions désolées. Il est injuste souvent, mais point jusqu’à la déclamation, et sa plainte a quelque chose de pénétrant et de sincère. Là, voici le crime qui se glisse dans l’ombre ; ici, c’est le vice honteux qui rôde le long des murailles. Là haut, sous le toit, quelle est cette petite lampe qui veille ? Un homme est assis auprès de ses livres ; il écrit : est-ce le poète qui porte dans sa tête Lara ou la Fiancée de Corinthe ? Tandis que tout est si triste dans la ville, y a-t-il des strophes qui s’élèvent pour bénir et purifier la nuit ? Non, hélas ! ce n’est pas un poète, c’est le philistin éternel qui profane la muse divine ; c’est un homme qui aligne des phrases et qui compte des syllabes. Ah ! que ce pauvre veilleur s’ennuie ! S’il se déride un instant, c’est quand il aperçoit sur les remparts ce vieux canon qui lui rappelle les beaux jours de la patrie, ou bien lorsqu’il passe devant l’image de la Vierge et qu’il lui fait une douce prière. Mais quoi ! toujours la même promenade, la même chanson monotone :

« De la lumière ! de l’air et de la lumière ! rien qu’un pas, un regard dans le monde, et la liberté ! Je suis fatigué de tant de misères ; je suis las de cette uniformité de tous les jours.

« Là, dehors, aux portes de la ville, voici le printemps dans sa robe flottante ; il me tend la main, il m’appelle, il me pénètre, il me crie : Va aux lointains rivages !

« Les oiseaux voltigent de branche en branche ; la source coule ; tout est libre dans le monde avec des droits égaux ; pourquoi suis-je emprisonné ici ?

« Au loin mon bâton et ma lance ! donnez mon sifflet à un autre et qu’il prenne ma place. Je ne suis plus votre fou, votre veilleur de nuit. Adieu, je pars.

« Aussi loin que le doux ciel est bleu, que les villes sont pleines d’hommes, que les vertes prairies sont couvertes de fleurs, aussi loin que le lit des torrens est libre, j’irai. »

Il part donc ; il va de ville en ville par toute l’Allemagne. Sa première visite est pour Francfort : triste pays pour cet homme désabusé, pour cette ame avide du bien et qui voit le mal partout. C’est l’époque de la foire ; marchands, spéculateurs, ambitieux vulgaires, toutes les ruses du calcul, tout le travail ténébreux de l’argent, voilà ce qui le frappe. Son ironie devient tout à coup sanglante et impitoyable ; il se rappelle la vieille Rome déjà corrompue et ce mot de l’Africain : « Ville vénale, si elle trouvait un acheteur ! » Aussi bien, comment ne pas se souvenir de Rome dans cette ville du Saint-Empire romain, devant ce palais où l’on couronnait les empereurs ? Hélas ! les empereurs n’ont pas eu d’héritiers ! M. de Musset disait hardiment l’autre jour :

César dans la pourpre est tombé ;
Dans un petit manteau d’abbé
Sa veuve expire.

La Rome germanique ne meurt pas dans ce petit manteau, mais c’est un bonnet de juif qui a remplacé sur son front la couronne impériale. En effet, la satire violente de M. Dingelstedt ne craint pas les allusions et les noms propres. Heureusement, le souvenir de Goethe le consolera et lui inspirera des pages plus douces, et quand il ira vers le Rhin, il aura pour le beau fleuve de magnifiques paroles d’enthousiasme.

De Francfort le voici à Munich, et sa colère va éclater de plus belle. Ce singulier mélange des traditions antiques et du mauvais goût moderne, qu’on y rencontre à chaque pas, le choque et l’irrite. Il traite cette curieuse ville avec une sévérité sans pitié : ces élégantes sculptures de la Grèce sont dépaysées chez ce peuple bavarois ; c’est une comédie, une mascarade ; on sort de la pinacothèque, on vient d’admirer les marbres d’Égine et cette sublime inexpérience du naissant génie des Hellènes ; on entre dans quelque temple antique, dans quelque basilique d’origine athénienne, voici une chaire qui semble la tribune de Périclès, écoutez ! c’est un moine ignorant qui déclame. Étrange cité ! continue le poète ; visage d’Apollon, si l’on veut, mais d’un Apollon qui vient de s’enivrer comme Silène. Pourquoi tous ces souvenirs de la Grèce ? Pourquoi ces divines merveilles du peuple le plus vif, le plus ingénieux, le plus élégant qui fut jamais ? Pourquoi tous ces trésors chez les barbares ? Et que font les muses chez ces fabricans de bière ? — Il est singulier, assurément, que ce soit un Allemand qui parle ainsi. J’ai vu Munich, j’ai remarqué, comme M. Dingelstedt, le contraste de ces trésors de l’art avec les habitudes inélégantes et l’esprit endormi de la Bavière, mais je me serais bien gardé de le dire avec tant de dureté. Je ne songeais même pas à en sourire ; j’admirais plutôt cette divine influence du génie grec qui se fait admirer jusque chez les Sarmates. Il y a dans la philosophie de l’histoire de Hegel un chapitre qui m’a toujours vivement saisi, c’est le chapitre sur la Grèce. Ce sombre et obscur métaphysicien, cet écrivain embarrassé qui enferme sa pensée sous un langage inaccessible, quand il s’approche du monde grec, le voici qui en parle avec un enthousiasme et une grace charmante. Je ne sais quel rayon de soleil perce tout à coup ses brouillards. Merveilleux pouvoir de cette beauté incomparable qui rajeunit, après deux mille ans, le front nuageux du Sicambre et lui met sur les lèvres des paroles d’or ! Eh bien ! ce sentiment que m’inspirait la lecture de Hegel, je l’ai éprouvé plus d’une fois en visitant Munich, et je puis dire que l’ironie de M. Dingelstedt m’a cruellement blessé. D’ailleurs, les sujets ne manquaient pas à sa verve irritée, et, au lieu de se moquer, il pouvait adresser à son peuple de sévères conseils. Il y a une chose qu’il faut oser dire à Munich, c’est que l’art y a reçu une mission funeste, c’est qu’il a été chargé d’endormir les ames. La fière et libre muse de Sophocle et de Phidias a été soumise à une domesticité indigne. L’art a été abaissé, grand Dieu ! jusqu’à être un amusement pour ces esprits qu’il fallait absolument distraire et arracher aux préoccupations inquiètes de la pensée. Voilà ce qu’un poète courageux eût pu dire, et cette idée, entre les mains de M. Dingelstedt, aurait pu lui inspirer d’éloquentes remontrances, des conseils, des avertissemens plus salutaires que la raillerie.

Mais c’est à Berlin que je veux entendre la plainte du veilleur. Que demandera-t-il, puisque c’est là désormais que s’agitent les destinées de l’Allemagne ? Il ne demandera rien ; il veut décidément railler et nous faire regretter la douloureuse inspiration de ses premiers chants. Voici comment il commence :

« L’Arabe chemine vers la Mecque sur son chameau qui trébuche ; ainsi va le poète vers Berlin, sur sa gazelle au pas inégal. Berlin est l’Orient de l’Allemagne, et si Berlin n’a point de palmiers, certes personne au monde ne dira que le sable et la poussière lui manquent. Berlin est le minaret de l’Allemagne, et, au lieu des muezzins, ce sont mille journalistes qui crient à se rompre le gosier, ce gosier si bien humecté. Alors les croyans et les dévots tombent en prières ; un derviche de piétiste danse, macérant son corps et son ame. Accompagné de sa troupe, M. Nante, toujours fidèle à la croix, s’enivre d’opium, publiquement, en pleine rue. Des eunuques mutilés, chassieux, se glissent furtivement, et, partout où il y a des hommes, ils vont leur chercher querelle. Enfin, pour que la comparaison soit complète, le muphti a donné ses ordres : Je veux voir auprès de mon trône tous les magnifiques diamans de l’Allemagne ; que le printemps arrive, et, vite, faites-moi venir M. Bulbul-Rückert, personnage de qualité et Philomèle de l’Occident. »

L’esprit ne manque pas dans les vers de M. Dingelstedt, mais je le crois appelé à une poésie plus sérieuse. Il y a chez lui un mouvement lyrique plein de grace et de fierté, et la tristesse pénétrante des pièces qui ouvrent le volume faisait espérer plus de force et d’élévation quand il arrive au sujet véritable. Il semble que le poète ait épuisé son inspiration dans les promenades nocturnes de sa petite ville ; maintenant qu’il s’est décidé à courir le monde et qu’il doit parler haut, la voix lui manque. Pourquoi donc tant de promesses en partant ? Pourquoi donc avoir jeté si fièrement le bâton du veilleur ? Combien votre chant, ô poète, était plus harmonieux, dans ces petites rues sombres où vous pleuriez la nuit ! — M. Dingelstedt ne retrouve sa verve que pour adresser à Berlin de sévères adieux. Cependant, malgré la gravité de ses dernières paroles, on peut reprocher à l’auteur la faiblesse de toute cette partie de son livre. Après la poésie vraiment grave du début, après l’élévation des premières pages, il est triste de s’arrêter et de tomber ainsi. On dirait, comme dans la guerre de la Wartbourg, ce lutteur, si fier quand il se lève, et qu’une influence magique trouble et ensorcèle.

Si le poète n’a pas trouvé à Berlin de fortes inspirations, si le veilleur qui nous promettait des plaintes si mâles n’a pas su, dans la capitale de l’Allemagne, exprimer énergiquement sa haine ou son amour, ses regrets ou ses espérances, que dira-t-il de Vienne, où s’arrête son voyage ? Il adressera en passant une gracieuse épître à M. Nicolas Lenau, il jettera à la ville, en d’énergiques images, quelques reproches sanglans ; mais là aussi nous regretterons la stérilité de son inspiration. On ne sait en vérité comment expliquer cette faiblesse subite, au moment même où la verve du poète devait éclater avec le plus de puissance. Ce n’est pourtant pas le talent qui lui manque ; je crois que M. Dingelstedt est supérieur à M. Hoffmann de Fallersleben, je crois qu’il est un des poètes les plus distingués dans cette petite phalange qui m’occupe aujourd’hui. On ne peut lui refuser de rares qualités, une intelligence de l’art très fine et très élevée, qui le rapproche de M. Anastasius Grün. Il a sérieusement songé au difficile problème que présente la poésie politique ; comment faire exprimer par la Muse, sans qu’elle doive en souffrir, les plaintes et les réclamations du forum ? Comment élever jusqu’à la dignité de la poésie les discours des tribuns ? Voilà la difficulté, et M. Dingelstedt s’en est préoccupé avec un véritable sentiment d’artiste. Son livre est composé avec soin ; la mise en scène est ingénieuse ; le cadre est habile : malheureusement, dans ce cadre il y a toute une partie de la toile qui n’est pas remplie, et où le pinceau du peintre a jeté au hasard une faible et insuffisante ébauche.

Ce sentiment fin, délicat, distingué, que j’ai loué chez M. Dingelstedt, demande grace pour les négligences de sa plume dans les dernières pages ; car c’est là un mérite extrêmement rare chez les écrivains de cette école. En quittant M. Dingelstedt pour M. Prutz, nous voici bien loin des régions sereines et discrètes où nous venions d’entrer. Il faut nous résigner aux lieux communs et aux déclamations. M. Prutz a débuté en 1840 par une chanson sur le Rhin, un Rheinlied, qu’il opposait à la chanson de M. Bekker. Au lieu de s’adresser à la France, il apostrophait les gouvernemens de l’Allemagne, et c’était contre eux qu’il défendait le Rhin libre, le Rhin allemand. Cette chanson n’était pas de beaucoup supérieure à celle du greffier de Cologne ; médiocre par les idées, déclamatoire dans la forme, elle donna pourtant une certaine célébrité à l’auteur. L’année suivante, M. Prutz publiait un recueil qui comptait beaucoup sur le succès précédent de son Rheinlied. Ce n’était pas précisément un recueil politique : la pièce de vers sur le Rhin, un appel aux poètes, deux ou trois morceaux encore, indiquaient seulement la direction que M. Prutz se préparait à suivre ; c’était surtout un recueil de ballades dans une langue pompeuse et emphatique, qui sentait les bancs du collége. Le poète avait dit en commençant :

« Allons, debout ! et sans crainte ! le monde est bon et beau. Pourquoi ce concert chagrin de plaintes lamentables ? Pourquoi ces pleurs, cette mélancolie amère et douce, ces soupirs, ces désirs, comme ceux d’une Madeleine souffrante ?

« Partout on entend parler de découragement, de discorde, de luttes. Ils ont de dures paroles pour mépriser ce temps maudit ; pourquoi ? parce que le monde enchanté des vieilles légendes a disparu, et que nul ne trouve sur terre ce qu’il a rêvé dans son enfance.

« Si les temps sont si tristes, si le monde est si mauvais, eh bien ! il faut lutter, il faut combattre pour le droit. Soupirer, chanter de douloureuses litanies, tout cela ne sert de rien ; il faut se battre gaîment, il faut être homme avec les hommes. »

Toutefois, il ne s’était guère soucié lui-même de ces sévères conseils. Ce qui préoccupe surtout M. Prutz, c’est la forme sonore, redondante, ambitieuse. Il manie assez habilement la langue : il a étudié toutes les ruses, toutes les coquetteries du langage ; mais peu à peu la rhétorique a tout envahi, et cette science du style, qu’on aurait pu vanter dans ses vers, lui est devenue funeste. Parmi ses ballades, si l’on peut citer avec éloges l’Alchimiste, la Mère du Cosaque, il faut signaler aussi ce qu’il y a de faible et de vulgaire dans le plus grand nombre, et surtout ce goût de l’amplification, ces redites perpétuelles, ces développemens interminables où il égare sa rhétorique. Ce défaut est surtout choquant dans la ballade intitulée À la Fenêtre (Am Fenster). Une jeune fille pleure son fiancé, qui est mort en combattant ; or, ce sont les mêmes idées, les mêmes plaintes, les mêmes images qui reviennent pendant dix pages avec une monotonie que rien ne rachète. Quelques pièces plus heureuses, quelques chansons printanières où la grace ne manque pas, sauveront-elles le recueil de M. Prutz ? J’en doute. L’indécision de sa pensée est trop visible. Encouragé par le succès de son Rheinlied, il a écrit à la hâte cet appel aux poètes par lequel il ouvre son livre, et il ne s’est pas aperçu que ces strophes hautaines condamnaient toutes les chansons amoureuses, toutes les élégies plaintives qui remplissent la plus grande partie du volume.

Je ne reproche pas à M. Prutz ses chants printaniers, ses élégies d’amour ; je crois au contraire que ces petites pièces sont souvent pleines de grace, et qu’il y a montré une rare habileté, une facilité singulière à manier la langue poétique. Je lui reproche d’avoir abandonné cette inspiration printanière pour une poésie politique à laquelle il n’était point appelé. Je lui reproche le caractère faux et irrésolu qu’il a donné à son recueil. À l’appel orgueilleux de la muse démocratique, ce sont des strophes d’amour qui ont répondu.

Dans un recueil nouveau publié l’année dernière, M. Prutz a essayé de réaliser ce qu’il avait annoncé dans la dédicace de son premier volume. Ce recueil est tout politique. Les ballades, les romances, les cantilènes, ont disparu ; la muse démocratique parle toute seule. Malheureusement on verra trop que c’est là une poésie de commande, au lieu d’une vocation sincère et décidée ; fille bâtarde et point légitime des circonstances nouvelles, sa muse a été déterminée par une occasion imprévue, par le succès subit et inespéré d’une chanson jetée au hasard, et non par une inspiration libre et vigoureuse. Le défaut capital de M. Prutz, son emphase déclamatoire, sa chaleur factice, rendront plus sensible encore cette absence d’une vocation véritable. Quand il entonne quelque dithyrambe prétentieux, quand il s’adresse à la jeunesse et déclare la guerre à la vieille Allemagne, il tombe dans des lieux communs épuisés depuis long-temps, et l’habileté de son style ne suffit pas pour les rajeunir. Je l’aime mieux dans certaines pièces où une ironie assez spirituelle nous repose un peu du ton sonore et ampoulé des odes. Je signalerai l’Âne de Buridan et la pièce intitulée Contes et Mensonges. Parmi les pièces sérieuses, les meilleures, sans contredit, sont celles où le poète s’adresse à quelques-uns de ses confrères. Ce nouveau combattant, encore peu sûr de lui-même, mal affermi dans sa colère d’emprunt, a besoin de se placer sous la protection de ses compagnons d’armes. Cet enthousiasme qui lui fait défaut et qu’il s’efforce de dissimuler sous le bruit de sa parole, il le rencontre quelquefois, lorsqu’il vient de lire une satire douloureuse de M. Dingelstedt, une pièce vive et furieuse de M. Herwegh. S’il apprend que M. Dingelstedt vient de partir pour l’Orient, il adresse au veilleur de nuit de belles paroles sérieusement inspirées ; mais surtout il se rappelle et chante avec une véritable ardeur ses relations avec ce jeune poète, M. Herwegh, qui en peu de temps est devenu un chef ; s’il l’a rencontré un jour en voyage, s’ils ont passé une soirée, dans une chambre d’auberge, à causer longuement, à s’exalter sur les destinées du pays, il consacre ce souvenir dans de beaux vers, et il lui renvoie, comme un écho, ses refrains les plus sonores. M. Herwegh parle quelque part de ses chansons qu’il a cueillies sur les montagnes et dans les ravins, comme des roses sauvages. Oui, lui écrit M. Prutz,

« Oui, des roses sauvages sur ton cœur riche en mélodies, ô favori de la patrie allemande ! ô noble privilégié de nos muses !

« Comme autrefois, dans des temps bien loin de nous, le signal flamboyant de la liberté, du haut des montagnes de la Suisse, est descendu dans la vallée ; ainsi, du haut de ces mêmes montagnes, ainsi ont éclaté, ainsi sont descendues dans nos brouillards les rouges flammes de tes chansons ! »

Ces vers de M. Prutz ne sont pas seulement le cri reconnaissant de l’Allemagne pour ce poète si ardent et si mâle, c’est aussi le remerciement particulier de l’auteur, qui salue dans ce jeune homme le maître à qui il a dû plus d’une inspiration heureuse ; car, pour résumer mon jugement sur M. Prutz, ce qui lui manque surtout, c’est la vocation, l’inspiration sincère. La rhétorique, le parti pris, le calcul, tout cela est très visible dans ses vers. Pour lui, une philippique, une attaque dirigée contre le roi de Prusse, un appel à la liberté, sont des lieux communs favorables, des cadres qui se prêtent avec complaisance au développement de ses richesses poétiques ; il a maintes strophes, maintes rimes dont il se défera utilement. C’est un placement avantageux ; le sujet est recherché aujourd’hui. D’ailleurs, n’est-il pas sonore et éclatant ? N’accepte-t-il pas les amplifications bruyantes, les fanfares ambitieuses, les rimes empanachées, et presque toutes les figures de la rhétorique ?

Admirable matière à mettre en vers latins !

Je n’ai aucune peine à me décider, je n’ai pas besoin de me consulter long-temps pour préférer beaucoup à cette science, d’ailleurs assez remarquable, du style et de la forme, la simplicité, la sincérité, la bonhomie quelquefois charmante de M. Hoffmann de Fallersleben, et surtout la distinction élevée de M. Dingelstedt.

Mais voici un poète qui n’hésitera pas, comme M. Prutz, entre la muse politique et les chansons d’amour. Ce n’est pas lui non plus qui se laissera séduire par les faux brillans d’une langue emphatique ; sa parole est droite et rapide. C’est un jeune souverain ; il entre botté et éperonné dans l’assemblée des poètes de son pays ; il prend la couronne et la met sur sa tête. Or, l’audace lui réussit, et le peuple le reconnaît pour son maître. Gardera-t-il long-temps cette couronne ? Je n’en sais rien. L’avait-il réellement méritée ? Il est permis de contester quelques-uns de ses titres ; ce qu’on ne niera point, c’est la hardiesse, l’impérieuse fermeté, la beauté sauvage de sa muse. M. Herwegh a donné un démenti à l’opinion commune qui attribue aux poètes du midi de l’Allemagne une douceur mélancolique, une grace idéaliste pleine de charme, et qui leur refuse l’indomptable fierté des penseurs du Nord. Cette riche contrée de la Souabe d’où sont sortis les plus charmans poètes de ces derniers temps était devenue, dans les travaux des critiques et des historiens littéraires, un pacifique paradis, un Éden privilégié, où ne devaient jamais retentir que la voix bienfaisante d’Uhland et les églogues embaumées de Wilhem Müller. M. Wienbarg, dans ses Batailles esthétiques, avait parlé de ces blonds chanteurs avec tout le dédain d’un Germain du nord. Eh bien ! voici un jeune poète qui dérangera les théories de la critique, et au milieu de ces champs bénis, au milieu de ces vallées toutes parfumées d’idylles, on entendra rugir, comme un incendie, les rouges flammes de ses chansons.

M. George Herwegh est né à Stuttgart, en 1817. On le destinait d’abord à la théologie, mais la poésie l’entraîna bientôt. Ce fut en 1840 que le jeune élu de la muse essaya ses premiers chants. Il venait de quitter son pays. Retiré en Suisse, avec quelques réfugiés allemands, avec M. le docteur Elsner, dans le petit village d’Emmishofen, à quelques pas de Zurich, c’est là qu’il reçut le contre-coup du mouvement qui se déclarait en Allemagne. M. le docteur Wirth publiait alors en Suisse ce journal qui lui a valu une réputation de matamore, le Forum allemand. Au milieu des bravades et des insolences burlesques que le journaliste adressait à la France, on vit paraître un jour une pièce de vers avec ce titre : Aux Poètes d’Allemagne, et signée du nom de George Herwegh. Ce fut une surprise et une révélation. On était peu habitué, en effet, à cette mâle franchise du langage, à cette éclatante fierté. Tous ceux qui appelaient une poésie politique crurent reconnaître la voix qui devait leur communiquer l’enthousiasme sacré, et le jeune écrivain fut salué, un peu prématurément, comme un maître. Il avait à peine vingt-trois ans.

Voici ce qu’il disait aux poètes de son pays :

« Soyez fiers ! Il n’y a point d’or au monde qui brille comme l’or de votre lyre. Il n’y a point de prince si haut placé que vous deviez être ses serviteurs ; malgré le marbre et l’airain, il mourra si vous le laissez mourir. Savez-vous quelle est la pourpre la plus éclatante ? C’est le sang enflammé de vos chansons.

« Soyez dévoués au peuple ! chantez pour lui avant la bataille ! S’il est étendu, blessé, sur la terre, ayez soin de lui, veillez à ses côtés ! Si on veut lui prendre ce qui lui reste de liberté, tenez votre épée d’une main ferme, et brisons les lyres ! »

La lyre qu’il brisait surtout, c’était la lyre amoureuse, la lyre élégante et aristocratique, celle de M. le prince de Puckler-Muskau, par exemple. La sienne n’est point brisée, croyez-le bien, mais elle rend des sons étranges et terribles. Elle résonne comme l’épée qui frappe l’épée. Il y a quelquefois du Tyrtée dans ce jeune homme. Après ce début guerrier, ses pièces se suivent rapidement, avec une verve étincelante, avec une fougue belliqueuse, car il a besoin de lutte et de sang répandu. En publiant son livre sous le titre de Poésies d’un vivant, il commence par défier un des représentans de la littérature aristocratique, M. le prince de Puckler-Muskau ; il l’appelle au combat, il le provoque insolemment ; tout fier de sa jeunesse, de son énergique audace, persuadé qu’il est le poète du présent et que l’avenir lui appartient, il le nomme le poète du passé, le poète des morts, et lui crie : « Ô chevalier, chevalier mort, prends ta lance, que je te la brise en mille pièces ! » On a vivement blâmé cette dédicace à M. de Muskau, on a trouvé que l’attaque était inutile, et l’adversaire trop faible pour une si vigoureuse sortie. On a dit aussi que le poète avait souvent franchi les limites permises. Je ne nie point que l’invective ne soit rude ; mais, à ne juger que les convenances littéraires, cette brusque provocation n’ouvre pas mal ce chœur belliqueux de chansons tout armées de fer.

Un des écrivains qui ont eu le plus d’influence sur M. Herwegh, c’est M. Louis Boerne. L’ardeur farouche du publiciste avait saisi de bonne heure le jeune écrivain, et M. Boerne, s’il vivait encore, aurait applaudi un des premiers à cette muse libre et hautaine. C’est par M. Boerne que M. Herwegh a été initié aux questions nouvelles, aux idées révolutionnaires, aux intérêts du présent ; c’est par lui qu’il a connu profondément ces principes de la révolution française, lesquels séparent à jamais les sociétés nouvelles et les systèmes passés. Cependant il y a aussi dans les productions du jeune poète une autre influence très distincte, très reconnaissable, et qu’il a cherchée, qu’il a choisie volontairement. M. Herwegh, avec un instinct que je ne saurais trop louer, s’est rattaché, autant qu’il a pu, aux écrivains des époques les plus vives et les plus fécondes de son pays. Il a très bien compris qu’il fallait, pour être fort, pour agir efficacement sur l’esprit public, s’appuyer sur les prédécesseurs qui avaient défendu aussi, selon les besoins du temps et dans les conditions du génie national, ce libre esprit, cette libre pensée qui l’inspire aujourd’hui. Clément Marot lisait et publiait le Roman de la Rose ; La Fontaine lisait Jean de Meung, Marot et Rabelais : maître Clément et maître François, comme il les appelle, étaient ses familiers ; Paul-Louis Courier connaissait mieux que personne toute cette pure lignée gauloise, et Béranger étudiait La Fontaine avec amour. Cette libre tradition ne s’est pas interrompue un seul instant dans nos lettres, et toutes les fois qu’il a fallu combattre, elle a fourni aux poètes et aux publicistes d’énergiques ressources. M. Herwegh aussi a cherché un appui chez ses ancêtres ; il a voulu donner à la littérature politique des lettres de noblesse. Les révoltes fécondes du XVIe siècle sont pour lui le foyer domestique où il fait l’éducation de sa muse. Il s’assied dans la maison de Martin Luther, et, laissant là les querelles théologiques, les discussions de dogme, il lui demande l’esprit général, le libre esprit qui le poussait, tout ce qu’il y avait de national, tout ce qu’il y avait d’instincts germaniques dans son audacieuse entreprise. Mais l’écrivain auquel M. Herwegh s’adresse continuellement, celui dont les écrits sont devenus son bréviaire, comme Gargantua et Pantagruel ont été, à toutes les époques, le bréviaire des libres esprits, c’est Ulric de Hutten. Je ne l’appellerai point, comme on l’a fait, le Rabelais de l’Allemagne, d’abord parce qu’il n’avait point le prodigieux esprit, l’inépuisable raillerie du curé de Meudon, et aussi parce que Rabelais, insouciant dans ses plus grandes audaces, n’a jamais connu la passion irritée qui donne une originalité si vive au chevalier Ulric. Or, c’est précisément l’implacable fureur d’Ulric de Hutten qui a dû plaire à M. Herwegh, et je ne m’étonne pas qu’il ait été si rapidement attiré vers ses écrits. Lorsqu’on étudie les premières années du XVIe siècle en Allemagne, il y a un homme, un écrivain, que l’on rencontre partout, sur les grandes routes, de Mayence jusqu’à Vienne, toujours à cheval, toujours prêt à tirer l’épée. Ulric de Hutten est en guerre avec tout le monde. À peine échappé du couvent où on le préparait aux études théologiques, il est allé en Italie et s’y est battu mille fois. Au retour de Rome et de Bologne, le voici occupé à venger son cousin assassiné par le duc de Wurtemberg. Quand la lutte commence entre Reuchlin et les théologiens de Cologne, il écrit avec ses amis ce bizarre et joyeux pamphlet, Epistolæ obscurorum virorum ; mais ce n’est point assez, et il veut prendre sa lance pour terminer la discussion. Toute sa vie est ainsi. Espèce de chevalier errant, il manie la plume comme l’épée. Ce don Quichotte sérieux, ce vagabond inspiré, a mis la chevalerie au service des idées nouvelles ; c’est le bras droit de la réforme, c’est le serviteur armé du docteur de Wittemberg. On le trouve partout où il y a une troupe de moines à pourchasser. Quand il ne court pas les grandes routes, il est retiré dans son donjon, et sa plume est aussi prompte, aussi agile que sa lance. Pendant la diète de Worms, il inonde l’Allemagne de plaidoyers, de discussions impérieuses, de pamphlets menaçans. Charles-Quint, qui redoute sa turbulence, l’emmène avec lui au siége de Metz ; en revenant, Ulric pille une ville d’Alsace qui a condamné ses écrits. Bientôt, il fait une expédition à ses frais ; accompagné de ses amis Franz de Sikkingen et Hartmuth de Kronenberg, il déclare la guerre à l’archevêque de Trêves ; après quelques succès, il se fait battre et se sauve en Suisse, où il meurt, en 1523, dans l’île d’Ufnau, sur le lac de Zurich. Cette vie errante, ces grands coups de lance, cette chevalerie de plume et d’épée, tout cela devait attirer M. Herwegh ; et puisqu’il cherchait au XVIe siècle un aïeul et un maître, comment n’aurait-il pas choisi celui que les vieilles éditions représentent avec la couronne des poètes et qu’Albert Dürer a peint tout cuirassé de fer par-dessus sa casaque rouge, fier, debout auprès de son cheval, et sa lance énorme à la main ? M. Herwegh lui emprunte ses cris de guerre, les refrains de ses poésies latines ou allemandes ; il a pour lui une vénération particulière ; négligeant le côté bouffon de sa vie, il voit en lui surtout le chevalier, le bandit, le reître que rien n’épouvante. Cette figure bizarre tient le milieu de sa toile, comme celle de l’empereur dans les œuvres de M. Hugo. Son admiration va un peu loin sans doute, lorsque, dans l’une des pièces principales, il oppose Ulric de Hutten à Napoléon, et Ufnau à Sainte-Hélène ; mais pardonnez-lui son exagération ; il a besoin d’un héros :

« Nous avons besoin d’une grande ombre dont l’esprit flotte sur nos armes, et qui, si nous faiblissons dans la bataille, ranime notre sang avec son sang.

« Ne croyez pas que vous le trouverez là bas, sur ce rocher, dans la mer lointaine. Il est ici un tombeau sans tache ; voici la pierre de l’honneur germanique !

« Comme tremblaient maints fiers édifices, lorsqu’autrefois, aux mauvais jours, avec la bible de Luther, retentissait comme le bruit du glaive la foudroyante parole de Hutten ! »

Il conjure donc son peuple de relever ces énergiques souvenirs et de suspendre dans la cabane du paysan, au lieu du portrait de Bonaparte, l’image du chevalier Ulric de Franconie.

Une fois le glaive tiré, une fois qu’il tient dans sa main la lance d’Ulric de Hutten, le jeune poète sait bien qu’il ne peut plus reculer, et il a raison d’emprunter au vieux maître du XVIe siècle un de ses cris les plus éloquens : ich hab’s gewagt ! c’en est fait, je l’ai osé ! Ulric de Hutten dit quelque part, dans une de ses poésies allemandes : « Ma pauvre mère a beau pleurer en songeant aux choses que j’entreprends ; que Dieu la console ! Il faut marcher. Dût mon projet se briser avant la fin. Dieu le veut, je ne l’abandonnerai pas. Non, j’y emploierai mes pieds et mes mains ; je l’ai osé ! » M. Herwegh répète le même cri de guerre dans la pièce qu’il intitule ; Jacta alea est !

« Je l’ai osé ! ma guerre continue. Je l’ai osé ! Soyez sûrs que ma parole est la parole d’un homme ; et devant les marches du trône, si vous me demandez mon droit, je crierai avec Hutten : Ich hab’s gewagt !

Devant les marches du trône ! Oui, car il vient d’adresser au roi de Prusse un de ses chants les plus singuliers. On a beaucoup loué la vivacité de cette poésie : j’y reconnais sans doute la forme rapide et brillante que personne ne refuse à M. Herwegh ; mais les idées qui l’animent ne sont-elles pas en vérité trop peu sérieuses ? Ôtez la brusque beauté du style, la forme hautaine et mâle de l’apostrophe, que reste-t-il ? quelles pensées ? quels conseils politiques ? Le poète rappelle au roi que le comte Platen lui a adressé jadis des chants pour la Pologne, et qu’il a laissé mourir la Pologne. Ce nouveau poète sera-t-il plus heureux dans ses prières ? Il vient lui demander de prendre en main les vivans intérêts du pays, de s’appuyer sur tout ce qui est fort et vigoureux, de songer à la généreuse jeunesse de l’Allemagne. Un instinct de guerre le pousse ; il veut la guerre, guerre avec la France, guerre avec la Russie, guerre avec Rome. Et puis, ce sont les exclamations accoutumées : « Déroule ta bannière ! tire ton épée ! il en est temps ! un nouvel Austerlitz s’approche ! » etc. Je ne crois pas que le talent de M. Herwegh soit nécessaire pour imaginer toutes ces belles choses. Il y a des strophes éloquentes, je le veux bien ; la fermeté de la forme sauve quelquefois ces pauvretés, soit : c’est bien le moins. La question seulement est de savoir combien il faut d’art et d’habileté pour faire une strophe assez vigoureuse avec un refrain d’opéra comique. Ceci intéresse les manuels et les dictionnaires de rimes ; la poésie n’a rien à y voir. Je ne crois pas non plus que M. Herwegh ait le droit de menacer si fièrement le roi, s’il dédaigne ses conseils. Est-ce bien là ce qu’on appelle de la poésie politique ? Politique d’écolier et poésie suspecte.

Il faut que M. Herwegh se défie des fanfaronnades ; il a un talent trop réel pour recourir à ces misérables effets. L’étrange lettre qu’il a écrite au roi de Prusse, il y a deux ans, a reçu en Allemagne un accueil qui a dû l’avertir. Son influence personnelle, l’autorité de son caractère n’y seraient pas moins compromises que la dignité de sa muse. Je reviens à des pièces plus sérieuses où l’énergie du langage est associée à des idées plus hautes, à des sentimens plus élevés. Parmi les pièces qui ont assuré la réputation du jeune écrivain, je citerai d’abord la Prière. Voilà une inspiration forte et franche ; point de recherche, point de rhétorique, point de déclamations. Il y a un véritable enthousiasme, un accent de Jérémie et de Tyrtée dans ce de profundis clamavi ad te. C’est un mélange de douleur profonde et de vive allégresse. Sans doute le poète y demande la guerre comme toujours, puisque c’est là décidément son inspiration unique, mais il explique au moins ses hardis désirs, et il y a dans ses vers une sincérité mâle qui subjugue et qui entraîne. Il demande au Seigneur des armées qu’il fasse naître la liberté allemande du milieu des combats, parce que son peuple est trop bon, trop timide, et ne constituera jamais son indépendance d’une manière pacifique ; il lui faut la main de fer des évènemens. Pour que ce peuple devienne gentilhomme, pour qu’il ne doute plus de la pureté de son sang, il faut qu’il l’ait vu couler sur les champs de bataille. Le poète désire pour son pays les guerres de la France de 92 ; il voudrait voir les paysans d’Allemagne comme ces paysans républicains dont parle le poète, pieds nus, sans pain, avec leurs habits bleus qu’avait usés la victoire. Du reste, cette guerre unie, il n’y en aura plus d’autres ; il chante donc la dernière guerre. Puis ce sont des appels, des proclamations, des cris de révolte sans cesse répétés. Pierre l’Hermite ne se lasse point de prêcher sa croisade, et sa voix devient toujours plus terrible. Il y a un de ces cris guerriers qui est d’une hardiesse singulière : tout à l’heure il priait, il était à genoux au pied de la croix, et il adressait au Dieu des combats ses supplications désolées. Maintenant sa prière est finie ; cette croix au pied de laquelle il s’est prosterné, il ordonne au peuple de la briser pour en forger des armes. Dieu, dit-il, nous le pardonnera dans les cieux. Assez de prières, assez de versets récités en pleurant ; mettez le fer sur l’enclume : le sauveur, c’est le fer.

« Arrachez les croix de la terre ! qu’elles deviennent toutes des épées. Dieu vous le pardonnera dans les cieux. Quand il entendra siffler la flamme et mugir son fer sacré, ah ! il le bénira d’en haut.

« Avant l’heure de la liberté, qu’il n’y ait point de paix. Que la femme ne soit pas donnée à l’homme, que la semence d’or ne soit pas donnée au sillon. Avant la liberté, avant la victoire, qu’aucun nouveau né dans son berceau n’ouvre au monde son regard souriant.

« Arrachons les croix de la terre ! qu’elles deviennent toutes des épées. Dieu nous le pardonnera dans les cieux. En avant, contre les tyrans et les philistins ! L’épée aussi a ses prêtres ; nous serons les prêtres de l’épée. »

Le chant de la haine, que je rencontre un peu plus loin, a mérité aussi d’être cité souvent pour la rudesse héroïque du rhythme et la fierté vigoureuse des pensées. Toutefois, ce belliqueux enthousiasme finit à la longue par fatiguer. Si ce n’était là qu’un accent arraché par l’inspiration poétique, un cri, un élan imprévu, on aurait mauvaise grace à lui demander un compte rigoureux de ses paroles ; mais, ne l’oublions pas, le jeune écrivain a de grandes prétentions politiques : ce ne sont pas seulement des strophes inspirées, des élans irresponsables, ce sont des conseils, des avertissemens au pays, un système enfin, et on est bien souvent choqué par tout ce qu’il y a de vague et d’étrange dans ses idées. Le souvenir d’Ulric de Hutten l’a trop préoccupé ; il lui a emprunté ce qu’il aurait dû précisément éviter avec le plus de soin. Se rattacher à la libre pensée d’Ulric de Hutten, à ces traditions nationales du XVIe siècle, à la haine de l’oppression féodale et monacale, rien de mieux sans doute ; mais vouloir imiter du chevalier errant la vie aventureuse, les folles expéditions, tout ce que blâmait l’esprit sensé du sceptique Érasme, tout ce qui effrayait Luther lui-même, c’est peut-être devenir la dupe de son modèle et rappeler, l’oserais-je dire ? le héros de Cervantès. Pour chanter d’une manière acceptable cette guerre féconde qui enfantera la liberté des peuples, il fallait, non pas développer cette idée comme une théorie expresse, mais l’indiquer seulement sous ce demi-jour qui est permis aux poètes, avec discrétion, avec mesure, dans quelque cadre habilement composé. Béranger, dont le nom se présente sans cesse à la pensée quand il est question de poésie politique, donnerait là-dessus d’excellens conseils à M. Herwegh. Il a fait précisément ce que je demande dans une des plus belles pièces de son dernier recueil, dans les Contrebandiers. Il y a là aussi, comme chez M. Herwegh, une guerre générale, une révolte universelle admirablement exprimée par un chant d’une allégresse intrépide. L’abaissement des barrières, l’union des peuples, le triomphe de la liberté, voilà ce qui est annoncé par le poète populaire, mais avec quelle habileté ! avec quel incomparable artifice ! Les contrebandiers chantent gaiement d’abord, ils chantent le plaisir de la bataille, le plomb qui n’est pas cher, les balles qui verront clair dans l’ombre ; puis voici le sens de cette révolte contre les rois et les douaniers :

Prix du sang qu’ils répandent,
Là leurs droits sont perçus ;
Ces bornes qu’ils défendent,
Nous sautons par-dessus.

Et enfin, quand tout est préparé, l’idée secrète jaillit dans un mot, comme l’éclair de la carabine :

On nous chante dans nos campagnes,
Nous dont le fusil redouté,
En frappant l’écho des montagnes,
Peut réveiller la liberté !

C’est un cadre tout poétique, une ballade ; mais combien cela en dit plus que toutes les proclamations de M. Herwegh ! surtout comme la hardiesse est ingénieusement sauvée ! comme le système disparaît pour faire place à la pure poésie ! Voilà les sûrs modèles qu’il faut recommander au jeune et ardent écrivain.

Une conséquence nécessaire de cette excitation continuelle, c’est l’intolérance, l’injustice, et je ne m’étonne pas que M. Herwegh ait adressé un défi insolent à M. Anastasius Grün. Cette faute si grave est la punition de sa fureur factice ; il n’a pas vu qu’il versifiait une diatribe empruntée à quelque journal obscur. En général, on retrouve trop souvent dans les vers de M. Herwegh la dissertation prosaïque d’une gazette allemande. À côté des élans superbes, au milieu de la verve lyrique, le folliculaire reparaît. Qu’il y prenne garde. Au lieu d’injurier M. Grün, n’eût-il pas mieux fait de l’étudier avec plus de soin et de régler son énergie avec la poétique discrétion de cette noble muse ? Je désire sincèrement que M. Herwegh se repente un jour de ces haines inconsidérées ; son talent y gagnera une sûreté, une vigueur plus vraie. Il doit remarquer lui-même combien cette colère, cette violence de toutes les heures est difficile à accepter. Malgré le succès de ses vers, il voit bien que le cœur de ses compatriotes ne bat pas comme le sien ; il voit bien que les cordes irritées de sa lyre étonnent les oreilles sans remuer très profondément les ames ; il le sent, et il s’en plaint dans plusieurs pièces assez curieuses : ainsi dans les vers qu’il adresse au peuple allemand, ainsi encore dans la dernière strophe de la Prière. Il reproche au peuple de ne pas être prêt à le suivre, de ne pas partager ce même enthousiasme de la haine. Il y a même un endroit où il conjure les femmes allemandes de se lever, puisque leurs époux ne sont plus des hommes. Ici, la plainte dépasse le but, et ces invectives sont de trop. En lisant ces vers, je me rappelle la célèbre apostrophe de Rückert dans ses sonnets cuirassés : « Que forges-tu là, forgeron ? Nous forgeons des chaînes, des chaînes ! »

Was schmiedst du, Schmied ? Wir schmieden Ketten, Ketten.

Le poète de 1813 veut pousser à bout son peuple, il veut lui faire comprendre toute la honte de son abaissement. C’était son droit après Iéna ; mais aujourd’hui, sans raison, sans motif, employer les mêmes figures, les mêmes hyperboles hautaines, n’est-ce pas une faute qui doit choquer tous les esprits justes ? Se laisser aller à une telle exagération, n’est-ce pas avouer son impuissance ? C’est plus encore, c’est signer des haines d’une autre époque une page consacrée à une situation toute différente et commettre un faux en poésie.

Il ne faut pas craindre d’être sévère avec un poète de cette valeur. M. Herwegh, par son mâle talent et la richesse des ressources qu’il possède, mérite qu’on lui dise hardiment la vérité. La banalité des complimens qu’on lui a prodigués dans son pays doit moins plaire, j’en suis sûr, à ce ferme jeune homme, qu’une critique franche et nette. Pour le quitter plus courtoisement toutefois, et rester avec lui sur de beaux vers, je citerai une pièce tout-à-fait irréprochable, une des plus heureuses assurément qu’il ait écrites, la Promenade de Minuit. Le poète, comme le veilleur, comme M. Dingelstedt, marche la nuit par les rues silencieuses de la ville :

« Je vais et je viens avec l’esprit de minuit par les larges rues silencieuses. Que de larmes et que de rires, ici, il y a une heure à peine !… Maintenant on rêve. Le plaisir, comme une fleur, s’est flétri, et les plus folles coupes ont cessé d’écumer. Le chagrin a fui avec le soleil. Le-monde est las. Laissez-le, laissez-le rêver !

« Comme toute ma haine et toute ma colère se brise en morceaux, quand la lune, après avoir cessé de lutter contre le jour, verse sa lueur pacifique, fût-ce même sur les feuilles fanées des roses ! Aussi légère qu’un son, aussi muette qu’une étoile, mon ame glisse partout dans l’espace ! Volontiers elle descendrait, comme en elle-même, dans les rêves les plus secrets de tous les hommes !

« Mon ombre rôde derrière moi comme un espion. Je m’arrête silencieux devant la grille d’une prison. Ô ma patrie ! ton enfant trop dévoué a expié son amour cruellement, cruellement ! Il dort, et sait-il ce qu’on lui a ravi ? Rêve-t-il aux chênes de son pays ? rêve-t-il qu’il a sur sa tête la couronne du vainqueur ? ô Dieu de la liberté, laisse le rêver encore !

« Un palais gigantesque se dresse devant moi. Je regarde à travers les rideaux de pourpre comment un homme, en dormant, peut chercher son épée avec un visage coupable et chargé d’angoisses ! Son front est jaune comme sa couronne, ses mille coursiers écument en fuyant ; il roule à terre, et la terre s’ouvre. Laisse-le rêver, ô Dieu de la vengeance !

« Cette petite maison au bord d’un ruisseau, — quel étroit espace ! l’innocence et la misère se partagent ce lit ! Mais le Seigneur a donné le rêve au paysan pour le consoler des inquiétudes du jour. Avec chaque épi que déroule la main de Morphée, il voit son champ se couvrir de moissons d’or. Sa petite cabane devient grande comme le monde. Ô Dieu de la pauvreté, laisse-le rêver long-temps !

« Devant cette dernière maison, sur ce banc de pierre, je veux m’arrêter une minute encore en bénissant. Je t’aime fidèlement, ô mon amie, mais je ne t’aime pas seule. Éternellement, toi et la liberté, vous vous partagerez mon cœur. Deux colombes te bercent dans une lumière d’or ; moi, je suis entouré de chevaux sauvages qui se cabrent. Tu vois en rêve des papillons, et moi des aigles, Dieu de l’amour, laisse rêver ma bien-aimée ! »

J’ai traduit les paroles du poète ; mais il n’est pas possible de faire passer dans une traduction le rhythme sonore et métallique, la fine et vigoureuse solidité du style. Cette pièce douce et mâle se détache admirablement surtout du milieu des invectives furieuses qui l’environnent. Une série de sonnets qui terminent le volume attestent aussi, avec le talent très habile de la forme, plus d’élévation et de sérénité. On voit ce que pourrait faire M. Herwegh, s’il consentait à renouveler plus souvent son inspiration, et à prendre d’autres conseils que ceux de la haine et de la colère.

Pour tout résumer, M. Herwegh est vraiment poète ; il est maître d’une forme puissante et impérieuse, et une ame ardente se révèle dans tous ses vers ; mais, malgré la vigueur de sa plume, son talent n’est pas encore aussi ferme, aussi sûr qu’on l’a dit en Allemagne. Sous cette fermeté du langage, il n’est pas difficile de découvrir bien des endroits où la pensée est absente, où l’idée sérieuse fait défaut et appelle la déclamation à son aide. M. Herwegh publie un journal en Suisse, et ses vers nous en avertissent trop souvent. Le poète, chez lui, doit se défier du journaliste ; il faut aussi qu’il craigne la monotonie : des cris de guerre, des provocations belliqueuses, des sermens de haine éternelle, ne peuvent défrayer toute la vie d’un poète véritable. Sans briser sa corde d’airain, il peut varier davantage les concerts de sa muse, et, sortant du cercle étroit où il s’enfermait, s’élever à des régions plus hautes, à un horizon plus vaste. Le second volume des Poésies d’un Vivant, paru il y a quelques mois, ferait craindre que le jeune auteur ne voulût persister long-temps encore dans cette voie ; ce sont toujours les mêmes motifs, et il est permis de regretter pour M. Herwegh cette publication prématurée. Qu’il attende ; qu’il se renouvelle avec sévérité. Un de ses amis, M. Jean Scherr, dans une intéressante notice, lui conseillait dernièrement de s’essayer sur le théâtre : je ne sais si M. Herwegh doit y réussir, je ne sais si sa poésie n’est pas encore trop personnelle pour créer et faire agir des êtres vivans de leur vie propre dans ce cadre si périlleux du drame ; mais, à coup sûr, ces études élevées, ces hautes tentatives poétiques serviraient mieux son talent que les dissipations du journalisme. Je craindrais sérieusement pour cette jeune muse la rhétorique des tribuns de la jeune Allemagne.

Depuis que le succès de M. Herwegh a répandu le goût des vers politiques, les rimeurs sont arrivés en foule. La Suisse surtout est devenue infatigable ; tous les réfugiés ont fait ou feront leur volume. Les recueils de chants patriotiques s’abattent sur l’Allemagne du haut des glaciers. On a comparé la muse alpestre du jeune poète à un aigle de l’Oberland ; voici son troupeau d’aiglons qui commence à battre des ailes et qui prend sa volée. J’ai sous les yeux un nombre assez considérable de ces recueils imprimés presque tous à Zurich : Chansons allemandes venant de Suisse (Deutche Lieder aus der Schweitz) ; douze chansons de liberté (Zwolf Freiheits lieder), etc.… il y en a ainsi par dizaines, et nous ne sommes pas au bout. Puis viennent ceux qui répètent le refrain, comme un écho, du milieu de l’Allemagne : les Chants d’un Prisonnier, Six nuits au lac de Zurich, Promenades d’un second poète viennois, etc. Ce sont toujours des variations interminables sur le thème de M. Herwegh. Autrefois, après l’école d’Uhland et de Rückert, on ne voyait partout que printemps d’amours, amours de printemps (Liebesfrühling, Frühlingsliebe), chants de la plaine, chants de la montagne, chants du soir et du matin, comme chez nous les méditations et les ballades à la suite de Lamartine et de Victor Hugo. Maintenant, depuis M. Dingelstedt et M. Herwegh, ce ne sont que proclamations, prophéties, appels au peuple, épîtres au roi de Prusse. Qu’y faire ? les modes changent ; il n’y a que celle d’écrire des vers sans poésie qui persiste éternellement. Les lieux communs se chassent les uns les autres, mais la phrase de Pline est toujours exacte : magnum proventum poetarum annus hic attulit. Ce n’est pas tout : les poètes démocratiques ont provoqué des réponses ; il y a les poètes conservateurs comme il y a les poètes de l’opposition. M. Wackernagel, dans ses Zeitgedichte, est le chef de cette poésie qui se consacre à chanter la parfaite béatitude de l’Allemagne. Tout cela, du reste, se passe dans les régions inférieures ; M. Hoffmann de Fallersleben, M. Dingelstedt, M. Herwegh, n’ont pas rencontré un seul adversaire, et la poésie est tout entière du côté des jeunes défenseurs de la liberté.

Cette invasion d’écrivains médiocres produira, je l’espère, un heureux résultat. Les poètes véritables, et qui se préoccupent sérieusement de leur art, comprendront sans doute la nécessité de se renouveler ; ce thème, ce lieu commun perpétuel, épuisé et décrédité par tant de plumes sans valeur, leur sourira peut-être moins dans l’avenir. On s’efforcera de porter plus haut la poésie politique, de la séparer plus nettement des gazettes, de l’introduire tout-à-fait dans les demeures sacrées de la Muse. Les poètes abandonneront les faciles refrains pour songer davantage au cadre, à l’invention. Au lieu d’ajuster des rimes à un article de journal, on cherchera, ce qui est le propre de l’art, à présenter ses idées sous une forme plus élevée, à les enfermer dans quelque symbole ; on essaiera de réaliser cette transfiguration idéale, gaie ou sérieuse, satirique ou lyrique, sans laquelle la poésie n’existe pas. C’est peut-être là ce qu’a tenté M. Anastasius Grün dans le poème qu’il vient de publier, le Nibelungen en frac. Voici une œuvre pleine d’imagination et de grace ; c’est aussi de la poésie politique, mais sous une forme nouvelle, sous les voiles élégans du symbole, et telle que la ferait un Arioste allemand. L’auteur, dans une invocation étincelante de verve, commence par s’adresser au roi de Prusse, non pas avec ces bravades qui plaisent tant à M. Prutz et à M. Herwegh ; il y apporte, au contraire, une dignité très haute et le véritable accent du poète. On se rappelle involontairement ces nobles chanteurs, ces trouvères germaniques qui, dans les ballades d’Uhland, adressent de si sévères remontrances aux princes et aux ducs. Puis après avoir salué de ses avertissemens pleins de gravité ce nouveau règne, accueilli, il y a quatre ans, avec tant d’espérances, il salue aussi la compagne du trône, sa conseillère, sa vigilante gardienne, la poésie politique. Ceux-là même qui ont des doutes sur le mouvement et les résultats de cette poésie au-delà du Rhin devront reconnaître la sincérité et le noble enthousiasme du poète. Il est impossible d’honorer davantage sa muse, de l’aimer avec plus de ferveur, d’en parler en termes plus magnifiques. Après l’emphase déclamatoire ou les inspirations forcées, ce haut sentiment de l’art rafraîchit et repose. Aussi bien, c’est M. Grün qui a créé cette poésie politique en Allemagne, et il a le droit d’en parler si dignement. L’Allemagne semble l’oublier aujourd’hui ; les jeunes poètes, les derniers venus, ont injurié leur chef ; il faut voir comment le noble poète sait rétablir la distance et défendre sa couronne. Au milieu des sinuosités capricieuses de son invocation, il rencontre M. Herwegh sur sa route, et rien n’est fier et superbe comme la réplique qu’il lui envoie. Ce n’est pas la haute et sereine réponse de Lamartine au folliculaire de la Némésis, ce n’est pas non plus celle de Mirabeau à Barnave. Comme ces crieurs des rues qui colportaient par tout Paris la grande trahison du comte de Mirabeau, on a publié aussi à son de trompe la défection d’Anastasius Grün, la grande trahison du comte d’Auersperg. Mais Anastasius Grün ne pense pas qu’il ait à se justifier. Au lieu de se défendre, il se lève, et, d’un geste superbe, il reprend le commandement. Il adresse de calmes remontrances à ce jeune homme qui l’insulte : « Jeune homme, vous ignorez la langue de cette muse que vous voulez faire parler. Vous ne savez pas l’idiome de la liberté sainte ; vous voulez éveiller la noble princesse captive, la belle au bois dormant, mais vous ne connaissez pas les paroles magiques. » Puis, ce sont des conseils à tout le monde, à tous les poètes, à tous ceux qui chanteront la liberté, conseils d’un chef, hautes et graves paroles d’un homme qui a beaucoup vu et combattu long-temps. Et quel dédain, quelle altière et charmante ironie dans cet avertissement qu’il jette à M. Herwegh :

« Mais toi, nouveau couronné, si la galère de ta muse occupe la cime des plus hautes vagues dans cette mer orageuse de la popularité, penses-tu qu’elle veuille t’élever toujours jusqu’aux étoiles ? Du haut de ton vertige, vois le banc de sable et tremble.

« Et si l’écueil brise ta barque, alors courage ! Une planche te portera sur le bord, toi et ton laurier. Construis un radeau neuf, fends hardiment la mer, mais gouverne mieux cette fois et protége plus fidèlement l’honneur de ton pavillon. »

Après cette vive introduction, M. Grün arrive à son héros, à son Nibelungen. Ce Nibelungen est un prince du siècle dernier, c’est le duc Maurice-Guillaume, fils du duc Christian II, de la maison de Saxe-Mersebourg, né à Mersebourg le 5 février 1688, mort le 21 avril 1731. Nous voici bien informés, nous savons les dates. D’ailleurs nous pouvons recourir, pour plus amples renseignemens, à des livres qu’il nous indique, à l’histoire de la littérature comique de Floegel, et aux mémoires du baron de Poelnitz. Charmant défi que nous jette le spirituel écrivain ! car, malgré l’histoire, malgré Floegel et le baron de Poelnitz, malgré la réalité très authentique des vertus de son héros, c’est surtout un tableau de fantaisie qu’il a tracé. Le duc Maurice-Guillaume était le meilleur des ducs, à ce que dit l’histoire, et il aimait passionnément la musique ; M. Grün nous composera avec cet inoffensif Nibelungen un petit poème d’une grace tout-à-fait avenante. Figurez-vous le roi d’Yvetot, non pas celui qui est si bon vivant et si joyeux, celui qui a lu Rabelais et les fabliaux, mais un roi d’Yvetot bien allemand, original comme un héros d’Hoffmann, sensible et affectueux comme quelques-unes des meilleures figures de Jean-Paul, un roi d’Yvetot du côté de la Saxe et de la Thuringe, adorant la musique et les fleurs, le duc de Mersebourg enfin. Vous assisterez à son éducation, aux longues causeries de l’enfant avec son précepteur ; vous le verrez sur le trône, occupé de musique et jouant du violon. Ce violon joue là un rôle très important : quelle douceur ! quelles mélodies ravissantes ! c’est la lyre antique élevant les cités sacrées. Si Maurice-Guillaume médite sur les devoirs des princes, c’est son violon qui les lui enseigne ; il y a un chapitre où le bon duc apaise une sédition avec ce mélodieux archet. Quand il voyage, les moindres choses de la nature arrachent à ce cœur naïf des réflexions charmantes ; il s’écrie gaiement à la vue du soleil qui rend tout si joyeux : « En vérité, c’est toi qui sais régner, doux rayon de soleil ! » S’il rencontre une noce de village qui chemine sans musique, il prend son violon et l’accompagne. Une grace malicieuse, une ironie aimable circule dans tous ces détails et les relève. Tout se termine enfin par une éblouissante vision, dans laquelle s’éteint l’ame du prince ; de sphère en sphère, de monde en monde, sa musique chérie le porte vers Dieu, et lui fait comprendre partout cette magnifique harmonie qu’il a poursuivie avec tant de bonté dans son duché de Mersebourg.

Cette œuvre, gracieuse et fine, ne serait-elle pas elle-même une réponse à M. Herwegh ? Pourquoi une si douce fraîcheur après la chaleur souvent un peu factice des Poésies d’un Vivant ? Pourquoi une si calme harmonie après les accords stridens du fer ? Pourquoi cela, si ce n’est un conseil habile, une ingénieuse remontrance ? Je crois y voir aussi le désir d’appeler la muse sur un terrain plus digne et plus élevé. Assurément ce petit poème n’a pas de grandes prétentions, et il ne conviendrait pas de lui accorder plus d’importance qu’il n’en réclame. C’est un essai, une introduction, mais qui promet beaucoup, si je ne me trompe, et fait entrevoir des horizons inattendus. Nous le saurons bientôt. Ce que j’ai voulu surtout indiquer, c’est que le poète à qui l’on doit le mouvement de la poésie politique en Allemagne ouvre maintenant une route nouvelle. Il avait montré aux jeunes poètes une carrière difficile où la Muse a quelquefois souffert ; il la conduit maintenant sur de plus hauts sommets. Voici déjà qu’on se prépare à l’y suivre ; les journaux nous apprenaient dernièrement qu’un écrivain fort distingué, M. Charles Bekk, avait lu, à Elbingen, des fragmens d’un poème politique intitulé la Résurrection. Cette œuvre, qu’on annonce avec beaucoup d’éloges, se distinguerait des lieux communs devenus à la mode par une composition savante et un sentiment élevé de la poésie. Nous pourrons en juger dans quelques mois, et nous saurons si cette nouvelle tentative, si cette nouvelle direction doit être plus féconde que la première.

Que dire, en effet, pour tout résumer ? Comment formuler une conclusion qui ne blesse pas les susceptibilités littéraires de nos voisins ? Je m’efforce, avant tout, d’être juste. Il y a plusieurs mois, un des jeunes écrivains qui s’annoncent avec le plus d’éclat en Allemagne, M. Levin Schücking, me reprochait dans la Gazette d’Augsbourg d’être trop sévère pour les poètes de son pays ; puis, une page plus loin, il se plaignait lui-même de l’absence de la critique dans les lettres allemandes. « Il y a une ombre, disait-il spirituellement, qui doit suivre toutes les œuvres de la pensée, qui doit accompagner l’imagination partout où elle va, marcher quand elle marche, s’arrêter quand elle s’arrête. Cette ombre, cette compagne inséparable, cette conscience fidèle et sévère, c’est la critique. Malheureusement, la poésie allemande ressemble à Pierre Schlemil ; elle a perdu son ombre. Il est venu un homme gris qui l’a roulée ainsi qu’une feuille de papier, et l’a mise dans sa poche, absolument comme dans le conte de Chamisso. Que nous sert, ajoute M. Schücking, que nous sert d’avoir des bottes de sept lieues ? Portons plutôt des sabots, mais rendez-nous notre ombre. » Eh bien ! cette critique dont il déplore l’absence, qu’il me pardonne de la faire. Il n’y a point ici de question nationale ; si nous sommes sévères envers nous-mêmes, envers nos écrivains, pourquoi nous serait-il interdit de parler de nos voisins en toute liberté ? Je retiens donc la cause et dirai franchement mon avis. Or, si j’approuve sans réserve le mouvement qui travaille l’Allemagne et ce désir sérieux qu’elle manifeste de se créer une littérature pratique, une poésie populaire, une poésie qui s’intéresse à la chose publique et qui puisse vivement agir sur l’esprit de la nation, je ne crois pas que les poètes dont je viens de parler aient réalisé encore l’idéal qu’on se proposait d’atteindre. Il y a sans doute une bonhomie fine et douce chez M. Hoffmann de Fallersleben, une élévation remarquable chez M. Dingelstedt, une verve vigoureuse dans le talent de M. Herwegh ; mais ils ont souvent compromis la Muse et n’ont point assez marqué la limite qui sépare la poésie et les dissertations du journal. Malgré d’honorables exceptions, malgré la délicatesse attentive de M. Anastasius Grün, c’est là qu’est le péril sérieux.

Chez ces écrivains, l’avidité, l’empressement indiscret du plus grand nombre, indiquent mieux que je ne pourrais faire le mal qu’il faut éviter. Je voudrais surtout qu’on renonçât aux prétentions trop hautaines, aux promesses trop ambitieuses. La simplicité, l’effort sincère, se fait regretter au milieu de ce fracas turbulent. Poésie politique, poésie démocratique, poésie indépendante, qu’est-ce à dire ? Défions-nous des étiquettes. Vous voulez être des poètes politiques, des écrivains populaires, vous voulez parler au peuple, vous voulez commencer ou achever son éducation, à la bonne heure. Faites-le plus encore, mais dites-le moins. Toute une partie de notre littérature est une littérature populaire, j’imagine, et à bien meilleur titre que celle qui s’en pique. Sans parler du XVIIIe siècle, Molière, La Fontaine, Boileau, ne sont pas des écrivains qui dédaignent l’esprit du peuple ; mais font-ils sonner si haut leurs prétentions ? Alceste lui-même, tout gentilhomme qu’il est, Alceste, dans le salon de Célimène, n’est-il pas un de ces esprits démocratiques qui ont vengé « l’honnête homme à pied du faquin en litière ? » Pour ne point sortir de l’Allemagne, il y a telle scène de Schiller, telle ballade d’Uhland qui réussit mieux à répandre les idées du droit commun que maintes dissertations spéciales. Le marquis de Posa aura toujours plus d’influence qu’un prédicant communiste.

Je remarque, en effet, qu’il y a deux manières d’entendre la poésie politique. Ou bien c’est la poésie de circonstance, les œuvres inspirées par les évènemens, les pamphlets du XVIe siècle, l’admirable satire Ménippée, les pamphlets d’Ulric de Hutten, les vers abominables de Lagrange-Chancel, qui faisaient pleurer au régent des larmes de rage, les iambes vengeurs d’André Chénier, ou bien c’est cette littérature sensée, pratique, née librement de la pensée nationale, populaire sans y prétendre, politique par l’esprit général qui l’anime et qu’elle répand. C’est celle-là surtout qu’il faut souhaiter à l’Allemagne ; je ne proscris pas l’autre, mais cette poésie de circonstance veut être arrachée par les évènemens ; on ne la conseille pas, on ne la commande pas. Quant aux écrivains qui exploitent cette inspiration, le lieu commun où ils tombent est le pire de tous et le moins tolérable. C’est à eux que s’adresse le vers de Goethe : « Une chanson politique ! une pitoyable chanson ! »

On ne peut nier que la poésie politique n’ait été accueillie en Allemagne avec une grande faveur. Rien n’est plus légitime sans doute, puisque, par un mouvement nécessaire, la pensée de ce pays se dirige de plus en plus vers une littérature pratique et ferme. Seulement la mode s’en est mêlée, et c’est à cela qu’il faut prendre garde. Pour échapper à cette funeste influence, surtout pour établir cette inspiration sur un fond sérieux et durable, il convient que les lettres nouvelles se rattachent à toutes les traditions de libre esprit que renferme l’histoire littéraire des siècles passés. Cette tradition n’est pas aussi solide, aussi éclatante que dans le pays de Rabelais ; elle existe pourtant, et il est bien de la mettre en lumière. M. Hoffmann de Fallersleben s’en est occupé avec succès dans un livre modeste, mais composé avec beaucoup de soin. Sous le titre de Poésies politiques de l’ancienne Allemagne, il a réuni tous les passages des vieux poètes où la pensée libre s’est naïvement exprimée, malgré les entraves du moyen-âge. Depuis le XIIe siècle jusqu’au XVIIe, depuis les poètes religieux jusques aux satiriques, il a recueilli avec un soin pieux, avec un respect filial, tous ces témoignages vénérables. Walther de Vogelweide y apparaît le premier, puis viennent ses disciples, Freidank, Marner, Reinmar de Zweter ; ensuite ce sont les écrivains du XVIe siècle, Martin Luther, Hans Sachs, Erasmus Alberus, Burkard Waldis, Jean Fischart. Un choix très habile, accompagné de notices courtes et suffisantes, fait comparaître successivement tous ces défenseurs du libre esprit, et ces voix du passé, ce concert qui monte et s’accroît est d’un effet grave et puissant. Un autre écrivain, M. Hermann Margraff, a exécuté aussi un travail semblable ; il commence où s’arrête M. Hoffmann, et suit cette même famille, de Klopstock jusqu’à nous. Voilà d’excellentes études. Ce ne sont pas seulement les titres de noblesse de la poésie politique, ce sont des armes invincibles. Quand la poésie devra consacrer quelque évènement particulier, quand les circonstances devront lui arracher des cris sublimes, la Muse, malgré la liberté qui lui est indispensable, ne perdra rien à connaître ce qu’ont chanté les ancêtres. Si cette autre poésie surtout, animée aussi d’un esprit politique, mais plus indépendante des circonstances, si cette littérature ferme et sensée, claire et pratique, que l’Allemagne demande aujourd’hui, veut s’organiser efficacement et produire des fruits heureux, elle trouvera des ressources énergiques dans ces traditions du pays, comme nous sommes sûrs de n’en manquer jamais, en France, avec Jean de Meung, Villon, Rabelais et La Fontaine.


Saint-René Taillandier.
  1. Voyez la livraison du 15 mars 1844.