De la littérature politique en Allemagne/01
par M. Louis Wienbarg ; Hambourg, 1834.
d’un dieu), par M. Charles Gutzko ; Stuttgart, 1834.
Oeffentliche Characktere (Caractères politiques), par le même ;
Hambourg, 1835.
entretiens avec une sainte), par M. Thodore Mundt ; Leipsig, 1835.
par M. Ernest Willkomm ; Leipsig, 1838.
Arnold Ruge, etc. ; Zurich, 1843.
par M. George Herwegh ; Zurich, 1843.
par Mme Bettina d’Arnim ; Berlin, 1843.
La littérature politique est chose nouvelle au-delà du Rhin. Nous étions accoutumés depuis long-temps à ne voir dans les travaux de ce pays que cette rêverie puissante, cette extase sans fin qui l’arrachait aux soucis de la vie pratique ; maintenant tout est bien changé. Si nous ne voulons pas être toujours en retard d’un demi-siècle avec l’Allemagne et juger les enfans sur les œuvres de leurs pères, décidons-nous à abandonner nos formules de louange ; ne nous obstinons pas à admirer chez elle des vertus qu’elle répudie, cessons de croire à ces ressources inépuisables de spiritualisme qui nous la faisaient aimer. La philosophie et la poésie avaient été pour elle deux sœurs sublimes toujours éprises de l’infini ; aujourd’hui les voici ramenées sur la terre. Et comment s’accomplit cette transformation si grave ? Est-ce par un développement régulier ? est-ce par ce progrès naturel qui fait succéder au vague enthousiasme de la jeunesse la ferme décision de la pensée virile ? Non ; c’est avec une brusque violence qui, si l’on n’y prenait garde, déshonorerait la muse allemande. Je veux marquer les principaux caractères de cette direction nouvelle dans les idées ; je tiens à constater le bien et le mal qu’elle a produit. L’importance singulière de ce mouvement imprévu, la gravité des questions qui y sont renfermées, me forcent d’interroger rapidement cette confuse histoire et de grouper d’une manière distincte et reconnaissable les écrivains qui ont pris une part active à cette lutte. S’il est permis de regretter avec larmes quelques-unes des qualités qui recommandaient le génie de l’Allemagne, on ne saurait nier pourtant que le nouveau travail de sa pensée n’ait été provoqué par des nécessités impérieuses ; en recherchant l’origine de cette réaction, nous saurons peut-être ce qu’elle renferme de légitime au milieu de ses plus fâcheux excès, et comment, malgré tant de fautes commises, elle peut encore être conduite à bien.
C’est un devoir sans doute pour la France de s’enquérir avec sympathie de ces évènemens inattendus, mais elle a le droit aussi de donner librement son avis sur ces vives questions, car c’est à nous que l’Allemagne doit ce réveil de sa pensée, ces espérances, ces excitations qui parlent si haut aujourd’hui. On sait ce que produisit, du Rhin jusqu’à l’Elbe, la victoire de 1830, et quelles fortes secousses furent imprimées à l’opinion. Les préjugés factices, les rancunes surannées, que ce pays subit avec tant de facilité, et que ses gouvernemens exploitent si habilement contre nous, avaient fait place à un naturel enthousiasme. Arrachés à leurs préoccupations jalouses par l’entraînement de juillet, les peuples allemands s’étaient rappelé ce qu’ils oublient de nouveau aujourd’hui, les liens qui nous attachent à eux, la fraternité qui doit nous unir. En vain s’étaient-ils efforcés de haïr la France, en vain croyaient-ils se défendre par la haine et la rancune contre l’influence de nos idées ; juillet dissipa les ténèbres où ils s’enfermaient : ils nous reconnurent dans cet éclair.
C’est à cette date que commence la littérature dont je veux parler. Comme ce premier mouvement, dans son ardeur spontanée, avait fait naître les plus légitimes ambitions, nous pouvons voir dès ces origines le but qu’on s’était proposé et ce qu’on a fait pour l’atteindre. Or, quand la jeunesse allemande, sous l’influence de la révolution de 1830, jeta les yeux sur son pays, quand elle chercha dans les lettres et la philosophie la vraie situation de l’esprit public, quand l’Allemagne enfin frappa sur son cœur et lui demanda ce qu’il sentait, que trouva-t-elle ? Les universités, qui avaient toujours gardé le dépôt des idées, présentaient, hélas ! un affligeant spectacle, et qui répondait mal à tant de fougue. La philosophie, gouvernée par Hegel, qui allait mourir, s’était élevée à des hauteurs prodigieuses ; mais, sur ces sommets superbes, elle dédaignait le monde et en inspirait le mépris : si la doctrine hégélienne avait régné en France en 1830, dit quelque part M. Heine, la révolution était impossible. L’érudition, toujours patiente et scrupuleuse, avait perdu cette vie puissante qu’elle communiquait jadis à l’étude, et, dans toutes choses, elle était un obstacle plutôt qu’un secours. C’était une philologie savante dont le pédantisme étouffait l’amour et l’intelligence de l’art. C’était une jurisprudence très instruite du passé, mais sans cœur, sans énergie, sans dévouement : satisfaite de son érudition oisive, heureuse de savoir comment on était juste à Athènes ou à Rome, elle oubliait de surveiller le présent, elle oubliait de réclamer contre les tribunaux secrets, contre la violation des droits de la défense, contre ces procédures effrontées qui, de temps à autre, viennent frapper l’Allemagne de stupeur. Quant aux lettres, la gloire de Goethe ne suffisait pas à voiler les fautes de la poésie et de l’imagination, son dédain des choses d’ici-bas, son insouciance pour les malheurs de la patrie, son manque de charité et d’entrailles. Aussi, soit qu’on s’adressât aux écrivains, soit qu’on interrogeât le monde des universités, quel vide partout ! Une telle situation pouvait-elle satisfaire aux ardeurs nouvelles ? et comment cette Allemagne si docte, si grave, mais si compassée dans sa froide science, eût-elle continué long-temps son œuvre inutile, au moment où tant d’espérances, où tant d’ambitions venaient de se déclarer si hautement ? Le spiritualisme, en se séparant des généreux soucis du présent, avait autorisé une réaction nécessaire, car cette haute doctrine qui éveille ordinairement les ames avait fini par les engourdir. Sans doute il faut déplorer les erreurs où cette réaction a été entraînée, il faut regretter que le matérialisme, dans la confusion de la bataille, ait voulu détrôner le vrai génie de l’Allemagne : reconnaissez pourtant que ce premier mouvement était légitime, que cette insurrection des esprits était un devoir. C’est un point qu’il importe de bien établir en commençant : je blâmerai assez sévèrement tout à l’heure les tristes excès qu’on n’a pas su éviter. Eh bien ! cette insurrection, provoquée dans l’enthousiasme de 1830 par les fautes du spiritualisme germanique, éclata en peu de temps sur toute la ligne. Les universités furent troublées dans leur gloire séculaire ; la vieille érudition, la vieille poésie, c’est-à-dire tout ce qui avait vieilli trop vite en refusant de prendre des forces, comme Antée, sur le sein fécond de la terre, tout cela fut poursuivi, raillé attaqué par une école hautaine, laquelle, pour mieux marquer la différence, s’intitula fièrement la Jeune Allemagne.
D’où vient ce nom de jeune Allemagne ? Par qui, à quelle époque fut-il proclamé pour la première fois ? Comment est-il devenu un cri de guerre ? Il y avait, en 1833, à l’université de Kiel, un jeune homme, un jeune privat-docent, plein d’esprit et de cœur, qui faisait sur l’esthétique des leçons brillantes et hardies. Il y traçait comme le programme de la révolution littéraire qui se préparait de tous les côtés : il s’était chargé d’annoncer l’esprit nouveau. Tous ces désirs dont je parlais tout à l’heure étaient exprimés par lui avec une vivacité singulière. Il battait en brèche l’ancienne éducation des universités, et, chose étrange ! c’était du milieu même d’une université, c’était d’une chaire où parlaient ceux-là même dont il annonçait la ruine, c’était de cette position audacieuse qu’il lançait, comme un défi, ses brûlantes paroles. Il est vrai que le jeune orateur dut quitter bientôt ce théâtre où il n’était pas libre, et s’en aller de ville en ville, errant, persécuté, fondant des journaux et des revues, écrivant au jour le jour, portant partout la franche honnêteté de son cœur, la rare finesse d’une pensée à la fois mélancolique et ardente. Je parle de M. Louis Wienbarg, un des écrivains les plus distingués, un des plus spirituels penseurs de cette jeune Allemagne, un de ceux qui auraient été dignes de l’organiser puissamment et de la conduire vers un but glorieux. Il aurait pu lui communiquer quelque chose de sa sincère passion, de son fier idéalisme ; je crains bien qu’il ne lui ait pas donné autre chose, hélas ! que le nom qu’elle a porté.
En publiant sous le titre de Batailles esthétiques les leçons qu’il avait faites à l’université de Kiel, M. Wienbarg commençait ainsi : « C’est à toi, jeune Allemagne, que je dédie ces discours, et non pas à l’ancienne. Chaque écrivain devrait ainsi déclarer d’avance à quelle Allemagne il destine son livre et dans quelles mains il désire le voir. Libéral, anti-libéral, ce sont là des désignations qui ne marquent point du tout la vraie différence. Tous ceux qui écrivent aujourd’hui pour la vieille Allemagne, — que ce soit pour la vieille aristocratie, pour les vieilles universités ou pour les vieux philistins, car ce sont là, comme on le sait, les trois parties qui la composent, — tous ceux-là ne portent-ils pas sur leurs armes les devises de la liberté ? Au contraire celui qui écrit pour la jeune Allemagne proclame par cela même qu’il ne reconnaît pas l’aristocratie des anciens jours, qu’il dévoue l’érudition décrépite de la vieille Allemagne aux caveaux souterrains des pyramides d’Égypte, qu’il déclare la guerre aux vieux philistins, et qu’il est décidé à les poursuivre sans relâche jusque sous la mèche de leur classique bonnet de nuit. C’est à toi, jeune Allemagne, que je dédie ces discours, épanchemens passagers d’une ame inquiète ; ils sont tous sortis du désir qui remplit mon cœur et qui me fait souhaiter pour mon pays une vie meilleure et plus belle. Je les ai prononcés en chaire, dans une académie de l’Allemagne du nord ; mais j’espère qu’ils ne vous porteront pas l’atmosphère des quatre facultés, laquelle n’a rien de très vivant, comme chacun sait. C’est à toi, jeune Allemagne, que je dédie ces discours à l’Allemagne brune comme à l’Allemagne blonde ; c’était cette dernière qui m’entourait alors : elle était la muse qui, deux fois par semaine, inspirait mon esprit. Non, rien n’enivre le cœur comme l’aspect de cette ardente jeunesse ; mais la colère et le découragement se mêlent à l’enthousiasme, quand on a devant soi ces prisonniers de nos universités pédantes. L’esclavage est leur étude, ce n’est pas la liberté. Ils sont forcés de tresser eux-mêmes les liens qui garrotteront leurs mains et leurs pieds. Les malheureux ! comme ils m’ont recherché, comme ils m’ont aimé quand je leur montrais, en image du moins, la liberté sainte ! » Voilà des paroles décisives : en proclamant, d’une façon si nette et si fière, pour quelle partie de son pays il prenait la plume, M. Louis Wienbarg divisait à jamais les deux camps, et la jeune Allemagne fut constituée.
En même temps qu’il lui donnait un nom, M. Wienbarg aurait bien voulu donner à cette jeunesse qu’il soulevait un programme à suivre. Je le répète, il n’a pas tenu à lui que cette brillante école, aujourd’hui dispersée, pût agir avec plus de force et fonder un mouvement d’idées plus durable. Ces Batailles esthétiques, dédiées à la jeune Allemagne, contiennent en effet et indiquent toute une direction ferme et hardie ; c’est le programme des girondins. Le livre, de M. Wienbarg n’est pas un traité philosophique, une étude calme et désintéressée des questions de l’art ; n’y cherchez pas une solution à ces problèmes qui ont préoccupé Hegel et Jouffroy. L’auteur est trop ému pour entreprendre cette tâche avec la gravité et la circonspection nécessaires. Il veut ouvrir une route nouvelle aux imaginations de son pays, à toutes les ambitions littéraires. C’est une œuvre de polémique. Il étudie l’état des esprits et des lettres, il signale les maux qu’il aperçoit, il cherche aussi les réactions que ces fautes ont provoquées déjà, il les met en lumière, il les vante, et montre à tous les jeunes esprits les réductions d’une révolte poétique. Son livre a cela de curieux qu’il indique à merveille ce qu’il y avait de légitime dans cette levée de boucliers, et qu’en nous révélant ce qu’on s’était promis, il nous permet de juger plus sûrement les résultats. Louis Wienbarg attaque les universités avec la verve et l’âpreté des universités elles-mêmes, des jeunes universités du XVIe siècle attaquant la scholastique et la barbarie monacale. Ce contraste, qu’il remarque bien, l’irrite davantage encore, en lui rappelant combien les choses sont changées, combien ces universités, dépositaires autrefois des libres idées et de la science vivante, arrêtent aujourd’hui l’essor de la pensée et le mouvement de la vie. Cette même plume que Reuchlin et Ulric de Hutten armaient avec tant de verve et de colère contre les inepties de la scholastique expirante, Wienbarg s’en sert contre Goettingue ou Iéna. De plus, c’est un homme du nord, il est né aux bords de la mer Baltique, il a toute la vigueur indomptée de ces Germains des côtes septentrionales. Ce n’est pas lui que les montagnes du Necker, les vignes du Palatinat, les ruines féodales de la Souabe ou de la Franconie, porteraient à la rêverie capricieuse des poètes de Heilbronn ou de Ludwigsbourg. « J’aime assez Uhland, dit-il quelque part, comme j’aime un blond Allemand du sud né au milieu des montagnes, des vignes en fleurs, des châteaux en ruines ; mais je ne l’aime que par instans, à de certaines heures. » Il vient en effet prêcher une poésie toute différente, et au moment où l’imagination allemande cherche à quitter les régions trop élevées pour se mêler aux souffrances des hommes, à leurs luttes, à leurs ambitions, il est bien que ce soit un homme du nord qui recommande l’action et la lutte à cette Allemagne méridionale si facile à endormir, si prompte à se bercer de mille songes.
Au lieu de faire de l’esthétique une science absolue, ainsi que l’avait essayé Hegel quelques années auparavant, au lieu de ramener toutes les formes du beau à ces lois éternelles que cherche la philosophie, Wienbarg déclarait résolument qu’il n’y a rien là que de variable et de contingent, comme on dit dans l’école. Le beau, c’est ce qui convient à une époque donnée ; la forme la plus belle, le plus beau tableau, le plus beau poème, c’est celui qui représente le plus fidèlement les idées d’une époque et qui les sert avec le plus d’énergie. Ainsi, point de beau absolu, point d’esthétique universelle. Wienbarg va jusqu’au bout de son principe. Ce qui a été beau dans le moyen-âge ne l’est plus dans le monde moderne ; ce que j’ai raison d’admirer aujourd’hui deviendra laid demain. Il applique à l’art, mais sans ironie, ce que Pascal dit de la morale : — Passez le Rhin, franchissez les monts, voilà toutes les règles changées et les jugemens tout à refaire ; si Raphaël traverse l’Adriatique, ses œuvres adorées n’ont plus de sens. — Assurément il faut tenir compte des différences produites par l’esprit de chaque temps, et on n’a jamais nié que le caractère d’un peuple, en marquant de son empreinte ce qu’il y a d’universel dans la beauté véritable, n’ajoutât un charme nouveau et comme une distinction particulière à des œuvres qui sont belles pour tous les temps et pour tous les pays. Le mérite absolu des œuvres de l’art, et le caractère distinct qui en marque l’origine et la date, voilà certainement de quoi se composent les chefs-d’œuvre, et c’est précisément cette union qui constitue la beauté. Mais le génie idéaliste de l’Allemagne a toujours été porté à sacrifier la partie nationale de l’art à son caractère absolu et universel ; et M. Wienbarg, qui s’est donné pour mission d’arracher la muse germanique à ses contemplations oisives, à son dédain des choses d’ici-bas, se rejette volontiers dans un excès tout différent ; oui, l’originalité de son livre est surtout dans l’erreur contraire qu’il professe énergiquement, dans cette négation du caractère absolu de la beauté, dans cette importance exclusive qu’il accorde à la valeur polémique des œuvres de l’esprit. Encore une fois, ce n’est pas une théorie sans reproche qu’il faut chercher dans le livre du jeune écrivain : c’est le programme d’une révolution ; or, on ne pouvait attaquer la question avec une fermeté plus décisive et séparer plus nettement l’ancienne Allemagne et la nouvelle.
Après avoir cherché dans l’histoire une confirmation de sa thèse et montré avec beaucoup d’esprit et de vivacité comment chaque époque avait toujours produit une forme particulière et parfaitement appropriée à ses desseins, M. Wienbarg est conduit à proclamer celle qui convient aujourd’hui à l’Allemagne, la beauté qu’il désire pour la littérature nouvelle, les triomphes qu’elle doit ambitionner. C’est là, on le voit, la partie importante de son programme. Quelle est donc l’arme qu’il donnera à son disciple ? car, nous l’avons dit, le beau pour lui est surtout un instrument, une arme puissante et redoutable. Cette arme, ce sera la plaisanterie, l’ironie, l’humour. Que veut en effet cette jeune école ? Elle veut agir vivement sur l’esprit public, elle veut réveiller la nation qui s’endort, elle veut frapper la moderne scholastique sous son bonnet solennel, et rajeunir la vénérable science des universités. Pour cela, il faut une parole agile ; il faut une muse court-vêtue qui sache marcher sur la terre ; il faut une plaisanterie vive à la fois et mélancolique, qui exprime et les douleurs des générations nouvelles et leurs ambitions guerrières. Ce n’est pas, croyez-le bien, la plaisanterie de Voltaire, si acérée, si impitoyable ; non, ce serait plutôt l’ironie où excellait Byron, fantasque et gracieuse, folle, vagabonde, mais ne se passant jamais du cœur et de la poésie. Schiller avait trop d’enthousiasme pour n’être pas dupe, et cette exaltation de son ame est dangereuse pour l’Allemagne, qui est trop portée à s’y oublier et à s’y perdre. Goethe a bien de l’esprit ; mais, dans son ironie, quelle indifférence ! quel dédain ! Il faudrait si cela était possible, le cœur enthousiaste de l’auteur de Don Carlos, et l’esprit si fin, si rusé, si diplomate, du poète de Faust. Il y a un écrivain en Allemagne qui semble avoir donné l’exemple de cette difficile alliance et offrir le premier modèle de cette inspiration corrigée par un scepticisme aimable. Personne n’a été plus ardent, plus généreusement enthousiaste que Jean-Paul ; personne aussi n’a manié avec plus de grace cette moquerie affectueuse qui empêche l’esprit de s’aller perdre dans les inventions grandioses de son spiritualisme et le ramène sans cesse à la réalité. M. Wienbarg, qui cherche avec soin dans la littérature de son pays des noms glorieux à qui rattacher sa poétique nouvelle, montre que Jean-Paul en est le créateur en quelque sorte. Il cite de lui de curieuses paroles, il analyse avec finesse cette forme affectée par la pensée, et l’auteur du Titan, qui l’a introduite le premier dans les lettres allemandes, est à ses yeux le plus populaire des écrivains de ce pays, celui qui a le plus travaillé à l’émancipation des esprits. Mais Jean-Paul est de son siècle ; Jean-Paul, comme Goethe, comme Schiller, obéit à une poétique trop impartiale, trop désintéressée ; il vit dans une sphère trop éloignée de ce monde où nous souffrons, où nous devons agir, où nous avons des intérêts à défendre, des principes à faire triompher. Son ironie, malgré le bien qu’elle a fait, n’a pas de but déterminé ; son caprice lui a enlevé sa force. « Oui, dit M. Wienbarg en terminant ses leçons, l’union de l’ironie avec la fantaisie a ses inconvéniens ; l’exemple de Jean-Paul le prouve : avec moins de fantaisie, son ironie eût porté des coups bien plus sûrs. C’est là l’écueil de la plaisanterie allemande ; elle devient trop fantasque, elle s’éloigne trop de la ligne que s’est tracée la pensée, et, chassant de droite et de gauche, elle oublie le but. Mais vous savez, messieurs, où il faut chercher la cause de cette ironie effarouchée, de cette fantaisie qui se perd toujours dans le bleu du ciel. Souvenez-vous de Jean-Paul. Y avait-il une véritable unité dans sa vie, dans son caractère ? avait-il devant lui un but déterminé ? Non. Il s’élevait, vers toutes les hauteurs, mais, à la manière des poètes de son temps, c’était en rêve plutôt qu’en action. Jean-Paul était un noble esprit, un libre esprit ; il connaissait les fautes de son époque, il sentait la honte de la patrie, il détestait l’aristocratie et les moines, mais ses aspirations vers des jours meilleurs se perdaient sans cesse dans des rêveries sentimentales ; et s’il s’armait par hasard d’une forte lance, s’il déclarait la guerre à un ennemi, c’était aux contrefacteurs, à la canaille littéraire de son temps bien plutôt qu’aux grands ennemis et aux maux sérieux de la patrie. Cette faute était celle de son siècle : aujourd’hui, l’ironie s’est cherché un champ de bataille ; avec la liberté à sa droite, elle y marche contre les casques rouillés et les bonnets râpés, et, Dieu merci ! il y a déjà à terre assez de pièces et de lambeaux pour attester sa force. Nous ne la laissons plus s’ébattre follement et obéir à ses boutades ; ce n’est plus un coursier impatient et sans frein, qui ne suit ni routes ni sentiers, qui s’emporte à droite et à gauche et ne nous fait admirer que sa hardiesse ; le cheval frémissant a un bon cavalier sur son dos, et, guidé par lui, il franchit, il renverse ces barrières détestées que la sottise et l’insolence ont élevées pour nous voler la libre jouissance de ce monde. L’ironie de notre prose nouvelle n’est plus une ironie fantasque, c’est une ironie sérieuse ; c’est la sauvegarde de notre liberté civile. »
J’ai insisté sur les idées de M. Wienbarg ; elles sont importantes pour l’histoire de son école. On y voit très bien l’origine du mouvement d’idées que cette école a essayé de représenter, et le but qu’on se proposait alors : on y voit éclater cette haine de la vieille Allemagne et de la scholastique, et cette vivacité d’esprit que le jeune écrivain désire pour son pays ; mais je crois y découvrir aussi l’explication de toutes les erreurs de la jeune Allemagne. Pense-t-on que les programmes, dans les révolutions littéraires, se rédigent et s’imposent de cette façon ? Pense-t-on qu’il suffise d’écrire une théorie, sensée et spirituelle d’ailleurs, sur la valeur de l’ironie, sur le sens politique de l’humour, sur la manière de l’approprier au caractère allemand ? pense-t-on que cela suffise pour créer une armée d’écrivains et susciter une littérature ? Il paraîtra toujours singulier qu’un écrivain, persuadé qu’il faut représenter son époque, cherche d’abord quelle est l’idée importante, la mission de son temps, et se prépare ensuite à représenter cette idée. C’est le privilége du génie d’exprimer son temps sans le vouloir, sans le savoir ; dans une sphère moindre, le talent, sans y prétendre, peut y réussir aussi. Quant à ces sortes de recettes, elles ne peuvent guère produire que des écrivains ridicules et des œuvres factices. En France, au XVIIIe siècle, lorsqu’une époque de lutte succéda au règne souverain des lettres, lorsque la poésie et l’imagination, après le royal développement du grand siècle, durent se transformer pour agir et prendre une vive part aux combats de chaque jour, on ne vit personne, si je m’en souviens, disserter ingénieusement sur la situation nouvelle et indiquer aux écrivains les formes qui convenaient désormais à leur pensée. On ne s’entendit pas pour réformer la langue, et ce ne fut pas pour obéir à un mot d’ordre qu’il y eut tant d’audace et de promptitude dans les esprits. Non ; mais les idées d’une époque nouvelle saisissant vivement les écrivains d’alors, la langue fut transformée par cela même ; elle acquit, sans les chercher, des beautés inconnues ; elle fut nette, rapide, agile, étincelante, redoutable. Voilà comment naît et s’organise une forte littérature ; elle sort librement du mouvement même des idées. Je sais bien que, plusieurs années déjà avant l’ouvrage de M. Wienbarg, M. Heine avait donné le premier exemple de cet humour si fort recommandé par le jeune et ardent critique ; mais cet humour, cette saillie imprévue, qui fait l’originalité réelle de M. Heine, peut-elle s’indiquer comme une forme nécessaire ? Parce que M. Heine venait d’annoncer l’esprit nouveau avec la moquerie libre et charmante qui a donné tant d’éclat à ses débuts, est-ce à dire que cette ironie, que cette grace de l’esprit, cette chose légère, capricieuse, fugitive, puisse être indiquée à chacun comme l’arme commune ? Ces choses-là s’enseignent-elles et discipline-t-on ce qu’il y a de plus insaisissable dans l’imagination ? En prêchant ainsi cette ironie qu’il avait admirée dans les Reisebilder de M. Heine, M. Wienbarg ne s’apercevait-il pas qu’il ouvrait la porte à toute une foule d’écrivains imitateurs, déterminés d’avance à une tâche où l’inspiration est indispensable, et qui, le plus sérieusement du monde, avaient pris la ferme résolution d’être toujours de très spirituels humoristes ?
Je ne voudrais pas railler, je ne voudrais rien dire qui pût diminuer dans l’esprit du lecteur la sincère estime que j’ai pour le talent de M. Wienbarg. Il s’est trompé, je le crois. Qui ne se trompe dans cette effervescence des émeutes littéraires ? Il a apporté dans ces premières luttes beaucoup de cœur et d’esprit ; ame fine et fière, ce n’est pas l’élévation qui lui a manqué, et ses généreux désirs ont protégé long-temps le mouvement avorté de la jeune Allemagne. Désabusé aujourd’hui, il sait mieux que moi, sans doute, quelle erreur c’était de compter si naïvement sur cet humour qu’il recommandait jadis. Je n’ai aucun mérite, d’ailleurs, à lui signaler les inconvéniens de sa poétique, je ne fais que résumer l’histoire de la littérature allemande pendant ces dix dernières années, et c’est son école qui s’est chargée elle-même de lui révéler ce qu’il y avait de faux dans ses espérances. Je reprends rapidement mon histoire.
Ce sera donc l’humour qui deviendra l’arme de la nouvelle école. Attirés par l’exemple de M. Heine et par l’enseignement de M. Wienbarg, par le franc succès des Reisebilder et par le retentissement des Batailles esthétiques, les jeunes écrivains qui se croient appelés à fonder une littérature nouvelle essaieront ce style qu’on leur indique ; mais on verra trop que c’est là chez eux un effort, un parti pris, et ce qu’il y avait de germes heureux chez plus d’un se corrompra dans des œuvres factices. Parmi les principaux écrivains, parmi les jeunes chefs de la nouvelle école, il faut nommer d’abord M. Charles Gutzkow. En suivant M. Wienbarg dans la carrière littéraire, je le rencontre, en effet, à Mannheim, en 1835, fondant et rédigeant, avec M. Gutzkow, la Revue allemande (die deutsche Revue). M. Gutzkow a été un des premiers amis de M. Wienbarg, un de ses premiers compagnons d’armes ; mais quelle distance de l’un à l’autre ! quelle différence profonde entre ces deux esprits ! et comme on aperçoit, dès les premiers pas, cette absence de principes communs qui détruira une alliance impossible et la fera se disperser au moindre vent ! Ils arrivent tous, — j’excepte toujours M. Wienbarg, et je mets à part ses généreuses ambitions, — ils arrivent tous comme à un rendez-vous littéraire, à une académie de beaux esprits. Cette nouvelle Allemagne, cette école nouvelle, plus jeune, plus ardente, qui doit régénérer le pays, ce n’est pour eux qu’une occasion de se faire lire ou écouter. De tout le programme de M. Wienbarg, ils n’ont compris qu’une seule chose : c’est que le style est changé. Au lieu de la prose ample et solennelle du siècle dernier ; au lieu de la poésie élevée et spiritualiste de Goethe, de Schiller, de Herder, on annonce un idiome tout nouvellement inventé, ironique, fin, gracieux et spirituel, s’il est possible. Il y a là de quoi tenter ces jeunes esprits, et les prétendans frappent à la porte. Voilà, certes, une étrange manière de commencer une révolution. Il n’est pas inutile peut-être de rappeler que tout cela se passe en Allemagne, dans le pays le plus grave et le plus sérieux de la terre. M. Wienbarg avait dit que la jeune littérature, représentée par M. Boerne et M. Heine, marchait au-devant des idées nouvelles ; tous deux, c’est M. Wienbarg qui parle, tous deux, M. Boerne et M. Heine, ils s’avançaient vers ce jardin des Hespérides pour y cueillir les pommes d’or ; ils y allaient, chacun à sa manière, celui-ci rude, invincible, traversant la mer à la nage et luttant sans repos contre les vagues, celui-là élégant, joyeux, porté par un dauphin comme le poète antique, et chantant aux étoiles. Eh bien ! parmi ces tribuns qui veulent régénérer l’Allemagne, pas un ne songera à imiter ce pauvre Boerne, sa forte et rude franchise, sa conviction farouche ; non, c’est le destin de M. Heine qui les tentera, c’est son style leste et fringant qui séduira leur plume. Ils composeront leur attitude sur la sienne ; pour rivaliser avec l’auteur du Livre des chants que porte ce svelte dauphin, chacun pavoisera sa barque de mille couleurs, chacun lancera gracieusement son esquif ; et, tandis que Boerne meurt à la peine, cette expédition qui devait être si terrible, cette flotte redoutable qui devait vaincre Colchis, va s’amuser à une joute frivole devant les rivages d’Argos.
Voici d’abord M. Gutzkow. Le rôle qu’il a choisi est celui du scepticisme le plus froid et le plus désespéré. Non, je ne puis croire que le mépris glacial ne soit pas un masque. Il y a là une gageure peut-être, et je ne sais si M. Gutzkow l’a gagnée dans son pays, mais il me permettra de ne pas prendre au sérieux sa maladie ; j’y vois trop l’effort et l’affectation. Les deux premiers écrits de M. Gutzkow, sa tragédie de Néron et son roman de Wally, expriment avec une énergie incontestable ce rôle dont il s’était chargé. Jamais l’ironie sanglante de Méphistophélès, jamais son insolente indifférence, n’ont été plus habilement reproduites. Je me trompe, Méphistophélès est dépassé : il agit, il désire, il a des intérêts à défendre, il sait haïr ; mais ce n’est point la haine qui inspire M. Gutzkow, ce n’est point une haine vigoureuse et où on sentirait battre son cœur : c’est le mépris, l’indifférence, l’ironie la plus sèche. Sa raillerie est pesante et glacée : les lèvres d’où elle tombe sont de marbre. Il faut voir dans ce drame de Néron avec quelle impitoyable dérision il peint les horreurs du monde romain. Les allusions qu’il fait à son époque sont manifestes. On sent à chaque pas l’intention formelle de comparer l’état actuel de nos esprits à l’abominable corruption du paganisme expirant. Si c’était là une satire véhémente, indignée, on pardonnerait à l’auteur son exagération ; ce qui le condamne, c’est son sang-froid et l’espèce de fatuité dédaigneuse qui conduit sa plume. Il y a telle scène horrible, enivrée de sang et de débauche, où il semble que l’auteur ait souri de ce sourire froid et blessant qu’on ne saurait excuser. Je signalerai surtout le chapitre où la maîtresse de Néron, Poppée, tue son perroquet et où elle est tuée elle-même par son amant ; cette rage féroce, cet instinct sanguinaire et bestial qui lui fait tuer l’instrument de son plaisir, la joie qu’il éprouve à ses convulsions, tout cela est peint avec une énergie qui dépasse les limites de l’art. L’auteur est là, derrière, qui regarde le lecteur et lui écrit sur son livre, comme Méphistophélès sur le cahier de l’étudiant, quelques paroles bizarres qui l’épouvantent. C’est surtout dans son roman de Wally que M. Gutzkow a exprimé tout l’esprit de son rôle. Là, nous ne sommes plus dans l’antiquité païenne, nous sommes revenus à notre siècle ; mais l’auteur a transporté à notre époque les monstruosités du vieux monde. Néron indiquait la dissolution d’une société qui pervertit ses enfans les mieux doués ; ce Néron si brillant, si ingénieux, ce spirituel disciple de Sénèque, cet artiste qui s’écriait en mourant : Qualis artifex perco ! devenu une bête sauvage sous l’influence d’un monde dépravé, accusait son époque et en révélait les infamies. Eh bien ! Wally, cette coquette sans cœur, et son amant César, ce sceptique desséché, sont chargés par l’auteur d’accuser le siècle où nous vivons ; ou plutôt M. Gutzkow ne l’accuse pas, il le calomnie, et, je le répète, il le calomnie froidement, sans passion, et seulement pour jouer jusqu’au bout son personnage.
Serais-je trop sévère pour M. Gutzkow ? Je lis ce passage chez un des plus fermes critiques de l’Allemagne actuelle : « César, dans ce roman, c’est M. Gutzkow tout entier. Il a, comme parle l’auteur, il a derrière lui tout un cimetière de pensées mortes, de magnifiques idées auxquelles il croyait autrefois ; c’est un sceptique qui a perdu jusqu’au dernier sentiment et qui ne voit plus que les ombres de ses pensées d’autrefois, le spectre de ses désirs passés. César était né pour agir ; mais, comme l’action lui a été refusée, il s’est mis à ravager les intérêts les plus sacrés de la pensée. C’est aussi tout le malheur de M. Gutzkow. Il a été aigri par sa propre inactivité et par celle de son époque. La mélancolie d’Hamlet s’est changée chez lui en rage et en fureur. De là la précipitation rapide de ses œuvres, de là cette débile langueur de ses abstractions stériles, et on se tromperait fort si l’on voyait dans la triste pâleur de ses créations un signe de la fermeté de son esprit. Ce n’est pas le déchirement de l’ame qui est une chose mauvaise, c’est cette froide manière de compter avec des douleurs éteintes ; ce ne sont pas les égaremens de la passion qui sont un spectacle funeste, c’est ce sentiment meurtrier du vide et du dessèchement de la vie. Le Livre de Gutzkow est le produit de cette direction ; c’est ce qui fait sa faiblesse et ce qui cause nos répugnances. Le désespoir le plus furieux est de la poésie à côté de cette insultante froideur. Là au moins il y a une crise, une lutte ; ici, c’est le mépris de l’humanité, un mépris sans cœur, sans ame. » C’est M. Gustave Kühne qui écrivait, il y a huit ans, ces énergiques paroles, et je l’en remercie. Pourtant, ne prenait-il pas trop au sérieux le mal de M. Gutzkow ? Il est sans doute rassuré aujourd’hui sur le compte du jeune romancier. Pour moi, ce que j’aurais voulu blâmer surtout, c’est le parti pris, c’est le puéril désir de se calomnier ; c’est cette affectation, la pire de toutes, l’affectation du vice et de la méchanceté ; c’est le singulier orgueil de se dire : — Personne n’a plus vécu, plus souffert, plus renoncé à toutes les croyances, à toutes les espérances : personne n’est plus misérable et plus abandonné que je ne le suis. — En vérité, cette folie ferait chérir l’orgueil contraire ; et lorsque Rousseau, en commençant ses Confessions, en ouvrant cette longue histoire de tant de misères morales, s’écrie : « Nul n’est meilleur que moi ; » lorsque Lélia, cette fille indomptée de Jean-Jacques, conserve au milieu de son désespoir je ne sais quelle ardeur inextinguible, on est tenté d’opposer leur enthousiasme à ces forfanteries insensées. Quoi donc ! est-il décidément vrai, comme on l’a dit, que Tartufe aujourd’hui n’aille plus à la messe, qu’il ne parle plus de sa haire et de sa discipline, mais que, le front haut, le sourire sur les lèvres, et parodiant ce don Juan qui l’imitait jadis, il fasse parade de vices qu’il n’a pas ?
J’aime beaucoup mieux M. Gutzkow lorsqu’il raconte les piquantes aventures de son dieu indien. Maha Guru, histoire d’un dieu, est un livre fin et spirituel, où l’ironie est douce et conduite avec art. Il y a là plus d’une intention comique, plus d’une fine satire, et M. Gutzkow, en persévérant dans cette voie, pouvait se créer une originalité véritable que l’art n’eût point repoussée. Je connais peu d’inventions aussi plaisantes que celle-là : ce pauvre statuaire indien, ce directeur de la manufacture d’où sortent les images du culte du Lama, accusé d’hérésie et d’athéisme, parce qu’il a un peu changé le type consacré, parce qu’il a raccourci ou allongé le nez d’un dieu ; le concile de Lassa qui délibère sur ce crime, et se décide à condamner sans miséricorde une atteinte si grave portée aux dogmes ; les plaintes résignées du pauvre Hali-Yong, c’est le nom du statuaire ; l’horreur qu’il a lui-même de son crime, le voyage qu’il entreprend avec une obéissance passive pour subir la sentence de ses juges et se faire brûler à Lassa : tout cela compose un tableau fin et comique, où la part est habilement faite à la satire du présent. Rappelez-vous, si vous voulez, quelqu’une des chinoiseries de Voltaire. La seconde partie du roman est moins heureuse. L’auteur y développe, sous le voile de sa fable, son opinion particulière sur les destinées du christianisme, et ces idées, qu’il emprunte aux théories saint-simoniennes, ont souvent porté malheur à son imagination. Maha Guru, élevé pour être dieu, pour succéder au grand Lama, est éperdument épris de Gylluspa, la fille de Hali-Yong. Gylluspa l’aime aussi ; mais quoi ! aimer son dieu, aimer d’un amour si ardent le dieu suprême, l’intelligence infinie ! Maha Guru est-il dieu véritablement ? est-il bien l’incarnation du grand esprit ? C’est de cela qu’il s’agit. S’il est dieu ; il sauvera Hali-Yong ; s’il n’est qu’un homme, Gylluspa pourra l’aimer sans crainte, et ce que la fille désire, l’amante le redoute. Mais non : Maha Guru ne sauve pas Hali-Yong ; au lieu d’être une divinité, il aspire à être un homme et à pouvoir aimer Gylluspa. Quand il l’aura aimée, quand il aura pris sa part des joies de cette terre, quand il aura vécu enfin, il sera bien temps pour lui de reprendre sa divinité et de remonter au ciel. Maha Guru, pour M. Gutzkow, c’est le christianisme qui doit sortir des voies ascétiques, entrer dans le monde, se marier enfin avec la terre, et bénir toutes ses joies. Il est facile de reconnaître là le roman de 1834, la prédication saint-simonienne ; mais l’audace n’est pas heureuse. Ce mélange de doctrines sociales et d’inventions souvent bizarres, l’enchevêtrement de la théorie avec la fable où l’auteur s’amuse, embarrassent singulièrement cette dernière partie ; le prédicant fait tort au spirituel conteur, et lui enlève la grace malicieuse de ses premiers chapitres.
M. Gutzkow pouvait, je le répète, profiter de cette veine comique qui lui avait réussi dans certaines parties de Maha Guru ; malheureusement il s’est cru appelé à de plus grands triomphes. Après ces premiers romans, où il avait essayé une vive satire de la société, il voulut se jeter dans la politique. Il y eut, en effet, un instant où la situation de la jeune Allemagne parut devoir changer tout à coup. Poursuivi pour son roman de Wally, mis en accusation et condamné, M. Gutzkow put se croire un personnage considérable. Les rigueurs qui frappaient alors la jeune Allemagne semblaient faites pour rappeler à cette école qu’elle avait eu un but politique en s’organisant et un programme à faire triompher. M. Wienbarg allait être traqué de ville en ville ; on allait le chasser de Mannheim à Francfort, de Francfort à Mayence, de Mayence à Cassel, jusqu’à ce que, dégoûté de ces tracasseries, il quittât son pays et trouvât un abri en Danemark. Cela se passait en 1835, l’année même où M. Gutzkow était jugé à Mannheim et jeté en prison. Que dire enfin ? La diète s’était émue de ce qu’elle appelait les hardiesses de l’esprit nouveau, et c’était par son ordre qu’on poursuivait ainsi ces inoffensifs écrivains. Ne semble-t-il pas que ces persécutions dussent inspirer la jeune Allemagne, l’arracher à ses préoccupations de bel esprit, lui donner enfin quelques-unes de ces convictions que M. Wienbarg avait essayé en vain de lui communiquer ? C’est vers la même époque que M. Gutzkow publia ses Caractères politiques. Je voudrais sincèrement pouvoir louer une œuvre datée de cette année 1835, et où je trouverais un vigoureux effort de la jeune Allemagne, une lutte sérieuse au nom de principes nettement définis. L’ouvrage que M. Gutzkow a intitulé Caractères politiques contient une série d’études sur les hommes les plus importans de l’époque. Je ne sais rien de plus affligeant que cette lecture pour qui y cherche une idée et l’expression politique de la jeune école. Une biographie vulgaire de M. de Talleyrand, quelques remarques insignifiantes sur M. Martinez de la Rosa, une suite de lieux communs sur Carrel, sur M. Ancillon, sur le docteur Francia, sur le sultan Mahmoud et Méhémet-Ali ; pas une pensée, pas un point de vue ; un prétexte seulement pour quelques jeux d’esprit, et pour parler beaucoup de soi, voilà ce livre. Ajoutez-y une sotte diatribe contre M. de Châteaubriand, dans laquelle le pamphlétaire, en insultant le génie poétique de l’illustre auteur de René et des Martyrs, en lui prodiguant les injures et les sarcasmes, n’a réussi qu’à montrer plus complètement la vulgarité de son esprit. La plume qui a pu écrire de telles pages s’est décréditée à jamais, et j’épargne M. Gutzkow en ne le citant pas.
Comment s’est gâtée chez M. Gutzkow une intelligence qui n’est pas sans ressources, mais à qui il eût fallu, au lieu des excitations trompeuses, une direction sévère, une surveillance attentive sur soi-même ! D’où vient cette chute d’un esprit qui n’était pas mal doué ? D’un mal bien commun aujourd’hui, de l’infatuation et du désir de paraître. À ce jeu-là, il a flétri les plus belles choses. Il s’est servi de la poésie pour se composer une physionomie de Faust et de don Juan, et, comme il n’a point réussi, il a cru qu’il jouerait habilement le rôle d’une victime. Je ne pardonne pas à M. Gutzkow de m’avoir fait sourire à propos des violences dirigées contre la jeune Allemagne, à propos de ces persécutions où plus d’un noble cœur a souffert. Comment, en effet, lire sérieusement cette phrase : « Celui qui ne s’est pas accoutumé à cette idée qu’on peut le guillotiner dans le plus prochain quart d’heure ne jouera jamais un grand rôle dans notre temps ! » Quoi ! tout cela, pour la prison de Mannheim ! C’est faire sonner terriblement son martyre. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié ce personnage d’un spirituel roman enfermé pendant vingt-quatre heures pour une émeute, et si fier d’avoir vu les cachots ! C’est à regret vraiment que je signale tant de ridicules. Pour retrouver ce qu’il y avait de sérieux dans les persécutions de la jeune Allemagne, j’ai besoin de me tourner encore vers M. Wienbarg ; c’est lui qui est le représentant unique des bonnes et légitimes tendances de cette époque ; et, tandis que M. Gutzkow exploitait avec une emphase plaisante les persécutions inutiles et brutales de la diète, M. Wienbarg, arrivé à Altona après tant de fatigues et de tracasseries, écrivait son voyage et ces fermes pages de la préface où respire, dans une mâle simplicité, toute la noblesse de son cœur.
M. Gutzkow a tenté deux fois la gloire : il a voulu imiter Byron et égaler Armand Carrel. Il s’est trompé deux fois. Il n’est ni un poète ni un tribun. La poésie demande un esprit plus élevé, une ame plus chaleureuse. Quant à l’influence politique, ce n’est pas, comme le disent ses amis, un théâtre seulement qui lui a manqué pour qu’il ait pu l’atteindre ; ce qui lui a surtout fait faute, c’est la fermeté de l’esprit et la force de l’intelligence. Il reste à M. Gutzkow une habileté de plume incontestable, une certaine verve de contradiction, un certain sens critique, inégal, paradoxal, quelquefois grossier, quelquefois fin et subtil, mais toujours hargneux, jaloux, amer, et qui blesse les lecteurs. Il pourra écrire des pages ingénieuses sur Goethe, et des réflexions de la dernière médiocrité sur la philosophie de l’histoire. Au théâtre, où nous le retrouverons bientôt, il pourra composer des drames dans lesquels l’âpreté assez vive de son esprit remplacera la poésie et l’imagination ; mais il faut qu’il renonce décidément à la gloire politique. En publiant, il y a deux ans, ses lettres écrites de Paris (Briefe aus Paris), il a achevé de donner sa mesure. Les spirituelles pages où notre ami M. de Lagenevais a châtié, ici même, la fatuité du touriste allemand, me dispensent d’insister davantage. Je n’ajoute qu’un mot : ces Lettres sur Paris terminent dignement la carrière politique de M. Gutzkow, et après de si hautes prétentions, après l’emphase des premiers débuts, il est convenable que le publiciste vienne ramasser à Paris les plus sots caquetages, les plus ridicules propos d’antichambre, et traiter avec tant de superbe un peuple qu’il n’a jamais connu ! Ce théâtre qu’il cherchait, M. Gutzkow l’a trouvé enfin, mais il n’y a pas lieu de l’en féliciter. Dans les entretiens que lui ont accordés plusieurs des hommes les plus distingués des lettres et de la politique, j’entrevois, à cause même du récit médisant de l’auteur, plus d’une fine réponse où il a compris à demi qu’on le raillait. Il est retourné dans son pays en sonnant ses fanfares, en jugeant la France sans appel. N’y aurait-il pas une scène à ajouter à M. de Pourceaugnac ? On y verrait le hobereau de province, le journaliste allemand, moqué, raillé, baffoué, autant qu’on peut l’être, revenant à Limoges, non, à Mannheim et racontant en style de marquis comment il a fait la leçon à Éraste.
M. Laube aussi est venu à Paris. Il n’y cherchait pas, comme M. Gutzkow, un théâtre pour son activité politique, il n’espérait pas, il ne voulait pas juger en quelques mots la situation européenne, il ne voulait pas prononcer des oracles. Si M. Gutzkow a succombé sous des prétentions trop ambitieuses, s’il a détourné à son profit et compromis pour longtemps quelques-unes des espérances de l’école nouvelle, s’il a substitué sa vanité et sa personne à des intérêts généraux, ce n’est pas M. Laube qui fera ce tort à sa cause. Parmi tous les écrivains de la jeune Allemagne, il n’y en a pas un qui ait moins d’ambition véritable. M. Henri Laube n’abuse ni de la poésie ni de la politique. Que veut-il ? que désire-t-il ? quelle est la pensée qui conduit sa plume ? comment fait-il partie de cette petite phalange d’écrivains qu’on a appelée la jeune Allemagne, et qui voulaient exercer une influence sérieuse sur le pays ? On serait fort embarrassé de répondre à ces questions, si l’on ne se rappelait l’importance singulière que M. Wienbarg attachait à la forme nouvelle de style, à cette forme piquante, légère, capricieuse, empruntée par M. Boerne à Jean-Paul, et que M. Henri Heine avait aiguisée encore avec tant de verve et de gaieté. C’est là tout ce que veut M. Laube, c’est là tout ce qu’il croit : il n’a pas d’autre foi, pas d’autre programme politique. Ainsi armé, ainsi pourvu d’idées et de convictions, il s’est mis en campagne. Il a commencé par raconter des bergeries du temps de Louis XV avec beaucoup de grace, — pourquoi ne pas le reconnaître ? — avec beaucoup de légèreté et de fantaisie, comme on dit aujourd’hui. C’est le livre qu’il a intitulé Lettres d’amour. Princesses et marquis, vicomtes et duchesses, se sont donné rendez-vous dans son récit, et la conversation est la plus spirituelle, la plus brillante, la plus galante du monde. Vous me demanderez pourquoi ces innocentes bergeries font partie de la littérature politique, et quel rapport il y a entre l’élégant conteur et les tribuns de la jeune Allemagne ? Je l’ignore absolument, et il m’est impossible de comprendre comment ce style cavalier, comment ces allures de grands seigneurs, peuvent être, selon l’expression de M. Wienbarg, une garantie, une sauvegarde pour les libertés qu’on invoque. Dans ses Nouvelles de voyage, M. Laube abandonne les marquis ; aux bergeries aristocratiques, aux idylles de Trianon, succèdent les idylles bourgeoises. Il y a certainement beaucoup de fraîcheur dans ces petits tableaux, et c’est là un des plus agréables ouvrages de M. Laube ; mais, encore une fois, qu’importe cette élégance, cet éclat tout extérieur, cette fantaisie coquette et précieuse, cette gentillesse dont il fait si grand cas ? Les personnages qu’il met en scène ne sont pas des personnages vivans ; ils n’ont point d’ame, point de passion. L’auteur n’a pas su leur donner une existence qui leur soit propre : ce sont des silhouettes indécises, et son caprice seul les fait paraître et disparaître avec une prestesse dont s’amusent un instant les yeux. Ce défaut dans les conceptions, ce manque absolu de vigueur et de pensée, ce culte superstitieux de la forme, de l’éclat, de la dorure, est plus choquant encore chez un écrivain qui a des prétentions à une influence sociale, et dont le nom a été cité long-temps parmi les chefs d’un mouvement politique ; car, malgré la frivolité de son imagination, malgré la folle insouciance de ses débuts, M. Laube a fini aussi par se prendre au sérieux : c’est très sincèrement qu’il s’est cru un des protecteurs de l’esprit nouveau. Qu’un écrivain, un poète, amoureux de ce qu’on appelle la forme et la couleur, leur attribue une importance exclusive, qu’il emploie son talent à une œuvre impossible, qu’il veuille rendre la langue solide comme la pierre que manie Michel-Ange, resplendissante comme une toile du Titien, ce n’est là qu’une hérésie littéraire très inoffensive, et les écrivains de cette école professent ordinairement beaucoup de dédain pour les théories et les systèmes. Ce qu’il y a de curieux chez M. Henri Laube, c’est cette foi si robuste dans la valeur sociale d’une période, dans l’influence politique d’une interjection. Il en est venu à croire que l’habileté de sa plume est le fait le plus important, l’évènement décisif dans cette levée de boucliers à laquelle son nom s’est trouvé mêlé. M. Wienbarg avait dit : — Notre style nouveau, plaisant, vif, humoristique, c’est là notre liberté. — M. Boerne avait dit aussi : — Tant que la jeune Allemagne conservera ce style, elle est sauvée. — Quel était le sens de ces paroles ? Je l’ai expliqué plus haut. M. Boerne et M. Wienbarg donnaient à leurs jeunes troupes une arme légère, hardie, et ils les lançaient contre les lourds bataillons des philistins. Eh bien ! M. Laube, au lieu de se battre, s’est amusé à ciseler, à polir, à dorer la poignée de sa dague. Charmante puérilité ! On a vu un soldat plébéien, parti avec des projets formidables, prendre en un instant tous les ridicules d’une aristocratie cavalière, et l’enthousiasme énergique de M. Boerne, la sincère ardeur de M. Wienbarg, s’évanouir en fumée dans un feuilleton prétentieux. Décidément, M. Laube a achevé son éducation de gentilhomme. Comment ignorerait-il aujourd’hui qu’il fait de la prose ? celle qu’il nous donne est si étudiée, si leste, si pimpante !
M. Théodore Mundt, qui occupe une place considérable dans le mouvement de la jeune Allemagne, est peut-être, avec M. Wienbarg, le plus convaincu de tous ces écrivains. Armé d’une sincérité véhémente que M. Gutzkow n’a jamais connue, porté vers une direction sérieuse qui est interdite à M. Laube, il a représenté plus d’une fois avec éclat les ambitions de la jeunesse. Il a cru, comme M. Wienbarg, à la régénération de l’Allemagne ; comme lui, il a cherché ardemment ce qui manquait surtout à son école, des principes nettement conçus, des idées à défendre et qui les protégeraient eux-mêmes. Toutefois, il y a eu plus d’ardeur que de bonheur dans sa pensée, et le système qu’il prêchait dans ses premiers écrits, les idées auxquelles il demandait une action forte sur la société, n’étaient, il faut le dire, ni très neuves ni très fécondes. Ce que M. Mundt voulait surtout, c’était de réhabiliter, comme on dit, la matière, de justifier la chair et ses désirs. Voilà un nouveau reflet des utopies qui tâchaient de se constituer en France vers la même époque, et il est remarquable que les doctrines saint-simoniennes soient encore ce qu’il y a eu de plus clair dans ces théories de la jeune Allemagne, dans ces systèmes si hautement proclamés, annoncés à son de trompe, avec tant de fanfares retentissantes, et dont personne n’a jamais pu découvrir le premier mot. Pourtant M. Mundt n’accepte pas cette filiation de sa théorie ; il ne croit pas la devoir aux enseignemens de Saint-Simon, il en fait honneur au protestantisme. Dans un de ses principaux livres, son héros écrit cette page, qui contient toute la pensée de l’auteur : « Vous avez été de faux prophètes, saint-simoniens, je vous le dis ; car si vous prêchez que Dieu est chair et esprit, adorez donc en Jésus le dieu devenu homme ! Votre doctrine, mêlée de scories impures, est depuis longtemps, depuis le premier jour, dans le christianisme, mais elle y est comme quelque chose de pur et qui présage un grand avenir. Je veux dire que je crois à un perfectionnement du christianisme, et que je le sens déjà en moi-même. Le christianisme n’a besoin d’aucun changement artificiel, d’aucune révolution systématique, mais il est susceptible de développement jusque dans l’éternité des siècles. Du fond des églises, du fond des cloîtres, du fond de la petite chambre consacrée aux prières, le christianisme s’est répandu dans l’histoire ; il n’est plus comme la cellule écartée, la cellule pieuse où l’on cherchait un abri contre le tumulte du monde. Le christianisme est devenu histoire ; ce n’est plus seulement le refuge des pauvres et des malades, il a achevé de se construire comme le temple universel des peuples. Ainsi s’accomplit cette idée, que Dieu est venu dans le monde, qu’il y entre toujours, toujours davantage, car si Dieu s’est uni au monde dans le christianisme, ce n’est pas là un acte déterminé, un acte irrévocable de la grace ; c’est une apparition qui se renouvelle à l’infini. C’est pour cela que le christianisme, en sortant de l’église pour entrer dans l’histoire, s’associe toujours aux progrès incessans de l’humanité ; oui, c’est lui qui pousse l’humanité en avant, et à son tour il est poussé par elle. Et de même qu’il était autrefois la religion de la lutte et qu’il favorisait un conflit perpétuel dans la vie d’ici-bas, il suscitera, il enfantera certainement une époque de civilisation pleine d’harmonie et déjà cette époque se prépare puissamment de tous les côtés. Notre race commence à se sentir vraiment humaine, dans la saine unité de sa destination divine et terrestre, et elle accomplit avec joie, avec calme, les actes de la vie, avec joie, avec calme, car Dieu est devenu monde. » Ailleurs encore, en admirant à Vienne le magnifique tableau de Rembrandt, Pilate lavant ses mains, il se jette, comme il sied à un voyageur allemand, dans toute sorte de rêveries, méditations, divagations mystiques, et, cherchant à comprendre pourquoi le fils de Dieu s’est fait homme, il s’écrie : « Cur Deus homo ? Cette question me rendait toujours plus sérieux, elle éveillait en moi des pensées profondément tristes. J’allais et je venais devant le tableau en tremblant, et tantôt je levais les yeux vers les sujets redoutables qu’il représente, tantôt je baissais les yeux comme aveuglé. Ah ! pensais-je en soupirant, il y a dans le monde, depuis l’origine des temps, un déchirement qui ne finira pas, Dieu habitait dans le ciel, les hommes habitaient sur la terre, c’était là le premier aspect du monde, il n’y en avait point d’autre. Néanmoins, à travers cette situation, brillait toujours le souvenir merveilleux d’une antique union de l’humanité avec celui à l’image duquel elle a été créée. De là, dans toutes les histoires primitives, le merveilleux rêve du paradis. De là aussi, dans tous les esprits, un désir inextinguible de retrouver cette union ; ce fut la douleur universelle… Alors il sembla que Dieu n’eût plus de repos dans le ciel, tant il avait pitié de ce monde qui ne pouvait arriver à lui par sa seule raison. Il est venu dans le monde, et le monde ne l’a pas compris. Il s’est fait chair, et il a dû mourir. Il s’est fait homme, et il a été fouetté de verges jusqu’au sang. Dieu et le monde s’étaient embrassés dans un baiser de mort : la terre tremblait et frissonnait, et il semblait qu’en cet embrassement elle disparaîtrait dans l’éternité. Cependant elle ne disparut point ; l’esprit de l’amour la pénétra, et, pleine de désirs, elle serra dans son sein ce nouveau germe de vie. Mais on ne vit point qu’elle y gagnât le bonheur et la sérénité : quelle tristesse sombre dans les premiers siècles du christianisme ! Dieu et le monde s’étaient embrassés dans Jésus, et j’espérais au fond de mon cœur que l’antique douleur était consolée, que l’unité était conquise. Je regarde, je regarde encore autour de moi, et je les trouve tous deux plus divisés, plus ennemis qu’auparavant. Je frissonne jusque dans la partie la plus secrète de mon cœur, et je ne sais ni comment expliquer, ni comment accepter les pensées inquiètes qui s’agitent en moi. Ah ! Dieu et le monde, au fond de mon ame, aspirent à la paix, et je me sens assez fort pour les réconcilier. Ne disparais pas sous moi, ô monde ! ne t’abîme pas sur ma tête, ô ciel ! ne te disperse pas dans l’infini, ô mon esprit plein de jeunesse ! ne va pas te perdre et te dissoudre dans la matière, mon corps amoureux de la vie ! Et vous me criez que je ne suis pas un Christ ! et je médite, et je vous réponds à vous et à moi, je vous réponds, sans crainte d’être contredit, que je suis le Christ, si Dieu et le monde s’unissent dans mon cœur ! »
Voilà les idées auxquelles M. Mundt est le plus attaché. On les retrouve dans tous ses écrits. Ce n’est pas autre chose, on le voit, que ce panthéisme à la fois mystique et sensuel vers lequel les imaginations allemandes se laissent si aisément entraîner. Lorsqu’il attribue au protestantisme tous ces dogmes nouveaux, il serait repoussé, je ne dis pas seulement par les piétistes, les méthodistes, les supernaturalistes et toutes les sectes illuminées, mais par le rationalisme lui-même. Quant aux hégéliens de la jeune école, ils ont dépassé depuis long-temps les idées de M. Mundt, et ce livre a dû paraître bien fade à des hommes qui accusent M. Strauss d’une orthodoxie pusillanime.
Il y a pourtant une certaine hardiesse dans le roman de M. Mundt, et je comprends qu’il ait occupé l’attention publique. Ce livre s’appelle Madonna. L’auteur, parcourant la Bohême, arrive au petit village de Dux, où Casanova écrivit ses mémoires. Il assiste à une procession, et dans la foule recueillie qui accompagne les bannières, il remarque au-dessous même de l’image de la Vierge une jeune fille d’une beauté douce, calme, grave, d’une sérénité si haute et si sainte, qu’il se découvre involontairement devant elle. Serait-ce la madone elle-même descendue des cieux sous cette forme si pure, au milieu des bonnes gens du village ? Plus tard, il la retrouve, il l’aime, et, forcé de continuer sa route, il entretient avec elle une correspondance qui est le véritable sujet du livre ; car ce sujet, c’est la prédication du protestantisme, je dis du protestantisme saint-simonien tel que l’entend M. Mundt, et cette prédication, il l’adresse à une jeune fille catholique qui se convertira à ses idées et adoptera sa religion. Mais non, ce n’est pas à une jeune fille que le romancier s’adresse ; les personnages disparaissent, les figures s’effacent, et aux allures épiques du récit, à l’enthousiasme poétique du style, il est facile de reconnaître que le romancier est devenu un prophète, un hiérophante. Cette jeune fille, c’est le catholicisme lui-même, le catholicisme qui abdique devant la matière justifiée. La hardiesse singulière du titre ne permet pas de doute à cet égard, et il est évident que, dans l’intention de M. Mundt, c’est la madone elle-même qui se convertit aux doctrines de Saint-Simon ; oui, la madone adorée du XIIe siècle, la madone de saint Bernard, la mère de douleurs, qui s’agenouille aux pieds d’Épicure !
Un tel livre n’est possible qu’en Allemagne. Ce mélange d’enthousiasme religieux et d’impiété naïve, d’exaltation idéale et de sensualisme effronté, tout cela ne peut se présenter sous cette forme que dans le monde germanique. M. Mundt s’est efforcé, je le sais bien, d’élever sa doctrine, de purifier sa prédication ; à ces pages que je citais plus haut, il a opposé un chapitre sur Casanova, destiné à mieux mettre en lumière la pensée qui l’inspire. Casanova, pour lui, c’est le sensualisme dégradant l’esprit ; son héros, au contraire, c’est le spiritualisme élevant à soi et transfigurant la matière. Il y a même, dans l’éducation de son héros, un progrès qu’il faut suivre : cet homme qui a commencé par exalter Casanova, qui s’enthousiasme pour les qualités prodigieuses de son esprit, pour toutes ces facultés éminentes qu’il enfouit à plaisir dans la débauche, ce même homme finit dans les derniers chapitres du roman par opposer à la vie de Casanova un système qu’il croit beaucoup meilleur, l’union de l’esprit et de la chair dans des noces impossibles, dans les joies mystiques d’un christianisme apocryphe. Chez Casanova, c’est la chair qui fait violence à l’esprit ; chez M. Mundt, il y a union volontaire, adultère consenti et longuement prémédité. Voilà l’intention morale de l’auteur : la distinction est importante, comme on voit ; et un tel progrès mérite bien qu’on le proclame très haut ! Après cela, comment s’étonner que M. Mundt ne puisse échapper aux périls de son sujet, et qu’il y ait dans le développement de sa fable plus d’une page véritablement illisible ?
Dans un roman publié quelque temps après, la Mère et la Fille, M. Mundt essayait une satire violente de la société. Des deux personnages principaux de son histoire, l’un, qu’il a doué de facultés éminentes, devient un bandit à la fin du récit ; l’autre, à qui il a donné une sagesse pleine de réserve, n’est plus qu’un espion à la dernière page. La brusquerie dramatique de ce dénouement fait éclater encore avec plus de vigueur cet insolent contraste. Nous savions bien qu’une partie de la société surveille l’autre sans cesse, que la prudence inquiète souvent le génie, que les esprits circonspects règlent et gênent souvent, hélas ! les ames trop audacieuses ; mais dans le livre de M. Mundt il n’y a plus que des espions d’un côté, et, de l’autre, des criminels. Qu’a donc voulu M. Mundt ? Pour qui tient-il ? Qui flatte-t-on ici ? Ce n’est plus seulement, comme on voit, le reproche ordinaire adressé à la société, la révolte douloureuse du génie malheureux contre la médiocrité triomphante ; il n’y a là qu’un noir accès de misanthropie, et, malgré des qualités de style et d’imagination, le livre de M. Mundt n’échappe point à l’emphase du mélodrame. Je l’aime mieux dans un roman sur la guerre des anabaptistes, où son amour de la liberté protestante soutient une fable assez énergiquement inventée. Surtout je l’aime mieux dans ses récits de voyage. Quand il parcourt la France, l’Italie, la Suisse, quand il jette, à l’occasion des villes qu’il traverse et des hommes qu’il rencontre, des réflexions vives, brillantes, hardies, on retrouve sa causerie, sa verve, et l’avidité curieuse de son intelligence. Ses opinions ne sont pas toujours irréprochables, je ne souscrirais pas à tous les jugemens qu’il porte, je ne lui accorderais pas le coup d’œil sûr du publiciste ; mais son ardeur est intéressante, et il y a là ce qui manque tant à M. Gutzkow et à M. Laube, un cœur qui bat, une ame qui cherche. Ce sont là d’ailleurs les derniers efforts de la jeune Allemagne ; tandis que M. Wienbarg, ferme, quoique blessé, se réfugie dans son silence, M. Théodore Mundt court le monde ; afin de découvrir, s’il est possible, dans l’étude des peuples modernes, dans l’entretien des écrivains éminens, les principes auxquels il consacrera son ardeur. S’il ne trouve pas ce qu’il désire, il rapportera du moins cette conversation brillante, ingénieuse, hardie, qui fait lire ses récits de voyages.
Mais quoi ! tant de bruit, tant de promesses, tant d’efforts, pour ce résultat ! Quoi ! une conversation ingénieuse, un dilettantisme politique et social, beaucoup de bel esprit, d’éclat, de fantaisie, le feuilleton enfin, s’il faut dire le mot, le feuilleton parisien assez habilement imité : c’était là tout ce qu’on avait gagné dans cette révolution ! Le découragement dut se glisser dans plus d’une intelligence, et au premier enthousiasme de la jeune Allemagne succéda bientôt ce qu’on a appelé, de l’autre côté du Rhin, le Weltschmerz, c’est-à-dire l’ennui et le dégoût du monde, le désir d’une société nouvelle, mais surtout le désir d’un monde différent, d’une autre terre. La poésie, désespérant de régénérer la vieille Europe, a voulu s’enfuir dans les contrées vierges de l’Amérique.
Dans cette école du Weltschmerz, représentée surtout par M. Ernest Willkomm, je n’aperçois qu’une imitation affaiblie des idées qui ont été exprimées ailleurs avec plus de force et de poésie. Il y a longtemps que des enfans découragés de l’Europe ont jeté de telles plaintes ; mais il y avait dans leur douleur une sincérité mâle qui expliquait leurs dédains et justifiait leurs espérances. Je ne parle pas seulement des premiers colons partis d’Angleterre ; dans ce siècle même, nous avons entendu plus d’une éloquente invocation adressée à l’Amérique. Si les presbytériens anglais sont allés demander aux forêts du Nouveau-Monde une vie chaste et forte, à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre nous y avons découvert une poésie inconnue. Les représentans les plus différens de notre littérature s’y sont trouvés rassemblés, Paul et le chevalier Desgrieux, René et Amaury. La tombe voisine d’Atala a achevé de purifier le sépulcre désolé de Manon Lescaut, tandis que le frère d’Amélie et l’amant de Mme de Couaën calmaient un instant dans les solitudes les troubles mortels de leur ame. Comme la vieille Rome aux derniers jours du paganisme, lorsqu’elle semblait pressentir un avenir meilleur, nous avons dit avec son poète :
Nos manet Oceanus circumvagus arva ; beata
Petamus arva divites et insulas.
M. Willkomm arrive bien tard après tant de poètes, pour chanter ce découragement. L’Allemagne a voulu aussi envoyer ses représentans à cette assemblée de créations charmantes qui nous appellent sur les côtes de la Floride ; mais puisque Goethe, ou Schiller, ou Jean-Paul, ne l’ont pas fait, je ne sais qui y réussirait aujourd’hui. Dans cette poésie découragée, dans l’expression de ces douleurs, la médiocrité n’est pas tolérable, et l’emphase devient immédiatement grotesque. Je crains bien que les héros de M. Willkomm n’abordent jamais au rivage de l’Eldorado lointain qu’ils convoitent.
M. Willkomm a intitulé son livre : Les Gens fatigués de l’Europe (die Europamüden). Ce titre bizarre cache une histoire plus bizarre encore. Les personnages les plus étranges y sont réunis. C’est un conte bleu dans lequel l’auteur, en croyant peindre la société qui l’entoure, a réussi à atteindre les dernières limites de l’impossible. N’est-ce pas un singulier moyen d’exprimer les souffrances de notre époque que de réunir dans une fable incohérente les créations les plus fantastiques empruntées à tous les temps et à toutes les poésies ? Ce que l’imagination épouvantée du moyen-âge avait inventé dans ses hallucinations mystiques, M. E. Willkomm le renouvelle pour peindre les douleurs d’une société toute différente. C’est une danse macabre que ce roman. Shylock et Hamlet, don Juan et Faust, Kreissler et Méphistophélès s’y sont donné rendez-vous. Méphistophélès s’appelle ici Bardeloh ; c’est l’athée, mais l’athée glorifié par le poète ; homme puissant, riche, bizarre, mystérieux, génie incompris, cela va sans dire, il dirige toute une conspiration formidable. Bardeloh, c’est la haine qui s’est faite homme. À qui en veut-il ? À l’Europe tout entière qui ne peut satisfaire sa grande ame et lui donner une religion digne de lui. Son confident, son complice s’appelle Mardoché. Mardoché est juif, et il a juré la ruine du christianisme pour venger les dix-huit siècles d’oppression qui pèsent sur sa race. Comme Shylock qui veut couper une livre de chair à son débiteur, Mardoché, pour se payer de sa dette, enlève aux chrétiens le plus pur de leur sang ; il s’est acharné à corrompre les jeunes ames qu’il a rencontrées sur sa route. Cet homme pâle est sa victime : c’est Gleichmuth, un pasteur protestant qui enseigne ce qu’il ne croit pas. Mardoché l’a perdu avec ses détestables doctrines, il l’a plongé dans des voluptés qui l’ont tué, il a ravagé son corps et son ame, et sur ce cadavre il a fait tomber le masque et le déguisement sacerdotal qu’il porte aujourd’hui. Bardeloh, Mardoché, Gleichmuth, voilà les trois puissances infernales autour desquelles s’agite une fable effrayante, un monstrueux sabbat. Un moine devenu fou, un idiot qui joue du violon comme Paganini, un poète extravagant et impie, une jeune fille sensuelle, puis des chœurs de juifs, de musiciens, de méthodistes, d’athées, de masques avinés, complètent cette ronde extravagante, que l’auteur nous donne pour une peinture de l’Allemagne et qu’il intitule de sang-froid Scènes de la vie moderne (modernes Lebensbild). Tous ces personnages d’un autre monde finissent par se tuer les uns les autres, d’où il résulte bien évidemment qu’il faut abandonner l’Europe à son malheureux sort, et un Américain, M. Burton, arrive juste à temps pour emmener sur les bords de l’Ohio ceux qui ont échappé à cette boucherie. Tout cela se passe à Cologne, dans cette ville vénérable, à l’ombre de la cathédrale inachevée. C’est là qu’on voit, chez Bardeloh, au milieu d’un bal étincelant, le moine fou rompre sa chaîne, et, emporté par la musique délirante de son ami l’idiot, saisir une jeune fille et l’entraîner dans une danse effrénée, dont les peintres du moyen-âge n’auraient jamais imaginé la burlesque audace. C’est là qu’une des victimes de Mardoché empoisonne en riant Sara, la fille du juif. C’est là que le juif a réuni dans une salle mystérieuse ce que sa main sacrilége a volé dans les églises, des hosties consacrées, des ciboires, des statues du Christ ; n’a-t-il pas placé son propre buste dans ce sanctuaire abominable ? Toutes ces statues jouent un grand rôle dans le roman de M. Willkomm ; quand il veut se débarrasser de quelqu’un de ses personnages, elles obéissent à un signe de sa main, et, tombant sur celui-ci ou sur celui-là, elles lui cassent la tête. C’est là enfin que Bardeloh, voulant tuer son fils, se frappe lui-même d’un coup de poignard. Ces mystères de Cologne, qui ont devancé les nôtres, s’étalent publiquement, devant tous les yeux ; car il est bon de dire que c’est toujours dans un bal, dans un festin, que l’auteur a soin d’amener ces agréables divertissemens. Cependant, sous les fenêtres, le peuple rit et chante, les masques se croisent dans la boue, et le carnaval se barbouille de lie.
On a loué dans ces tableaux une certaine vigueur d’imagination et de style ; il fallait plutôt la déplorer, car c’est la vigueur du délire. L’auteur a voulu montrer à la société les maux qui la déchirent ; il a cru faire toucher à tous ceux qui le liront les plaies dont ils souffrent sans les connaître. Singulière démonstration ! J’accorde à M. Willkomm qu’il y a quelqu’un ici de très malade ; mais est-il bien sûr que ce soit le lecteur ?
L’école du Weltschmerz, pas plus que la jeune Allemagne, ne pouvait satisfaire aux besoins nouveaux éveillés depuis 1830, et qui contenaient, je l’ai dit, quelque chose de très légitime. On vient de voir comment cette opposition avait, dès le second jour, oublié son programme et substitué sa volonté et ses prétentions littéraires à une entreprise qui, sérieusement dirigée, pouvait avoir des résultats heureux. La lutte se déplace bientôt, et les écrivains dont je viens de parler vont être expulsés du champ de bataille par une invasion soudaine qui les dispersera en un instant bien mieux que n’avaient pu faire les persécutions de la diète. Les hommes d’imagination avaient entrepris la réforme des universités, avec quelle légèreté, avec quelle insuffisance, je l’ai dit : eh bien ! les sciences sérieuses de la pensée, la philosophie et la théologie, vont l’essayer à leur tour ; mais, avant de mettre la main à l’œuvre, elles chasseront ces représentans infidèles.
Je tiens à l’établir clairement, c’est la même direction, c’est le même mouvement d’idées qui amène sur la scène cette armée nouvelle. Les premiers voulaient rajeunir la littérature, la faire descendre des nuages d’un idéalisme excessif, la rendre plus populaire et plus sociable ; ils voulaient que la muse allemande pût prendre part aux luttes de la vie active et consoler ou régénérer les peuples : c’était le but de M. Wienbarg, si vite abandonné par tant de plumes frivoles. Ces nouveau-venus veulent la même chose ; ils ont décidé que la philosophie inaccessible de Hegel se ferait comprendre à tous les esprits, et leur intention est de partager au peuple les trésors que la science a découverts. Les premiers avaient pris le nom de jeune Allemagne, ceux-ci s’appellent la jeune école hégélienne. Or, c’est devant la jeune école de Hegel que s’est dispersée la jeune Allemagne. Comment cette frivolité que je signalais tout à l’heure n’aurait-elle pas indigné ces nouveaux champions si résolus, si irrités déjà ? Il ne faut pas oublier ce contraste, si l’on veut comprendre les emportemens furieux qui ont succédé au dilettantisme banal de M. Henri Laube. Un excès a produit un excès plus fâcheux encore ; ceux-là étaient puérils, ceux-ci seront grossiers. Craignaient-ils le piége où étaient tombés leurs devanciers, et ont-ils voulu prendre contre eux-mêmes des précautions sévères ? La vérité est qu’ils ont brûlé leurs vaisseaux.
Les Annales de Halle, qui furent le premier organe de la jeune école hégélienne, n’épargnent guère, quand l’occasion se présente, les écrivains de la jeune Allemagne. On voit, dès le commencement, qu’ils tiennent à se séparer d’une façon très nette de cette prétentieuse et inutile émeute de gentilshommes. Pour qui voudrait railler, ce choc des deux écoles, ce contraste si vif a été plus d’une fois assez plaisant, et la déroute est désormais complète dans le camp de M. Gutzkow. C’est avec une véritable fureur, on peut le dire, que nos jeunes philosophes ont attaqué les élégans humoristes. À l’époque où les Annales de Halle venaient d’être fondées par M. Arnold Ruge et M. Echtermeyer, M. Henri Laube et M. Gervinus publiaient chacun une histoire de la littérature allemande. Certes ce n’était point M. Laube avec sa légèreté, sa science douteuse, son style éventé, qui convenait à ce rôle d’historien. M. Gervinus, au contraire, avait apporté dans ce travail les qualités incontestables de son esprit, une pensée nette et ferme, une érudition très sûre, et aussi, il faut le dire, l’assurance hautaine et les vues systématiques de la nouvelle école de Hegel. Ces qualités et ces défauts devaient plaire aux Annales de Halle. M. Gervinus, qui ne jugeait les œuvres de la pensée et de l’imagination qu’au point de vue politique et selon leur utilité immédiate était un allié naturel de la jeune école philosophique, si empressée aussi à proscrire l’idéal. Malgré ce grand défaut qui m’a toujours gâté son travail, l’histoire littéraire de M. Gervinus est une œuvre importante, et je ne m’étonne pas du succès qui l’a accueillie dans son pays. Les Annales de Halle, profitant de cette double publication, n’eurent pas de peine à accabler M. Laube, à montrer les fréquentes erreurs de son livre, et combien l’auteur avait peu compris ce dont il parlait. Il y eut une série d’articles, d’une vivacité singulière, qui s’adressaient non pas seulement à M. Laube, mais à tous ses amis. M. Laube avait parlé fort longuement de la philosophie de Hegel ; il n’avait été si long peut-être que parce qu’il avait essayé de comprendre ce qu’il écrivait, et les Annales de Halle, qui étaient là sur leur terrain véritable, s’amusèrent beaucoup de ses contre-sens. Ces articles et d’autres encore, écrits avec une verve irritée et d’une plume mordante qui emportait la pièce, firent plus de mal aux écrivains de la jeune Allemagne que les défiances et les poursuites du pouvoir. Désormais il fut interdit à ces romanciers frivoles de s’occuper de questions politiques. Ils essayèrent bien encore de revenir à leurs premières espérances : M. Gutzkow, M. Laube, M. Mundt, écrivaient en 1840 contre Goerres, à l’occasion de la Prusse et de l’archevêque de Cologne, M. Gutzkow publia une vie de Louis Boerne ; mais ce furent leurs dernières tentatives pour ressaisir une influence qu’ils avaient perdue par tant de fautes.
C’est peut-être un bonheur pour eux d’avoir été renvoyés à la pure littérature. Il n’est pas impossible qu’il y ait là pour eux une excellente leçon de goût, une bonne discipline littéraire. Le roman, depuis quelques années, est entré dans une voie meilleure. S’il renonce à son arrogance, à ses faux systèmes, il aura peut-être toute l’influence à laquelle il ne prétendra pas. En voulant peindre seulement la réalité, il ira plus sûrement au but que se proposait M. Wienbarg et donnera aux lettres une vie que les systèmes et les prétentions détruisent toujours. Une école de romanciers plus jeunes commence à se faire heureusement connaître. On cite au premier rang. M. L. Schücking, M. Berthold Auerbach. Les systèmes socialistes avaient jeté le talent dans des voies funestes ; l’inspiration, le naturel, étaient étouffés par les prétentions factices. Aujourd’hui, on revient à la nature ; quelque chose de frais, de gracieux, commence à refleurir après ce long hiver ; la poésie reparaît. Nous suivrons un jour ce mouvement nouveau ; jusqu’ici, ce sont surtout des espérances, il faut attendre encore. Je regretterais seulement de ne pas avoir indiqué cette salutaire direction qui se déclare. M. Schücking a consacré à la Westphalie d’intéressantes nouvelles où les mœurs de son pays sont décrites avec beaucoup de bonheur. M. Berthold Auerbach publie en ce moment même une série de romans qui ont été accueillis avec l’empressement le plus légitime ; ce n’est point La Westphalie, c’est la Forêt-Noire qui est le théâtre des histoires si gracieuses et si paisibles de M. Auerbach. Il y a bien un peu de monotonie dans son livre ; mais cette poésie calme, sincère, cette naturelle inspiration est si douce après les grandes prétentions des faiseurs de systèmes !
Il est donc bien certain que la jeune Allemagne n’est plus, elle s’est évanouie devant la jeune école de Hegel. Tous ces écrivains se sont reniés eux-mêmes, et aujourd’hui aucun d’eux ne veut plus avoir fait partie du cénacle. M. Mundt est le seul qui ait gardé ses vives rancunes. Il ne pardonnera jamais aux hégéliens leur violente invasion. À ceux qui lui demandent ironiquement : At tu vere cum illis eras ? M. Mundt répond hardiment que cela est vrai, et il renvoie à la jeune école de Hegel ses dédains et ses injures. M. Mundt professe aujourd’hui à l’université de Berlin, il y fait l’histoire de la littérature allemande depuis Goethe ; or, toutes les fois qu’il rencontre ses rivaux sur sa route, il ne les ménage pas. Comme ses rancunes se trouvent d’accord avec la politique du gouvernement prussien, qui proscrit l’école de Hegel, il lui est permis de tout dire. Dans une de ses leçons, qui ont été récemment publiées, il s’écriait : « Tandis que la doctrine de Hegel, grace à Édouard Gans et à Marheineke, renouvelait la science du droit et la théologie, le grand défaut du système était mis à nu par des disciples médiocres et sans talent, qui, se jetant avec l’arrogance des petits esprits sur les idées de leur maître, perdirent en débauches ce glorieux patrimoine et le dispersèrent dans les ruisseaux. » Nous serons souvent du même avis que M. Mundt, mais il n’en est pas moins vrai que ces paroles sont le dernier cri de la jeune Allemagne. Que restera-t-il de cette école ? De belles pages de M. Wienbarg, ses leçons sur l’esthétique, ses voyages, quelques inspirations fines et ardentes. Il restera aussi le souvenir d’une réforme nécessaire, entrevue d’abord par des esprits généreux, signalée avec enthousiasme, et compromise bientôt par toutes les vanités d’une école puérile et sans direction.
Après cette première victoire, que feront les écrivains de la jeune école hégélienne ? Ils tâcheront de sauver ce que les romanciers politiques ont si singulièrement perdu. Aussi fermes, aussi décidés que ceux-ci étaient vains et frivoles, ils s’efforceront de représenter avec vigueur les vives ambitions de l’esprit nouveau, et ce besoin d’agir qui succède toujours, même chez les nations les plus lentes, au long monologue de la pensée solitaire. La publication des Annales de Halle, entreprise par M. Arnold Ruge et M. Echtermeyer, n’a pas à mes yeux une médiocre importance ; j’aperçois là une curieuse expérience que l’esprit allemand a faite sur lui-même, et j’y veux découvrir ce qui lui manque jusqu’à présent pour ces destinées qu’il convoite. Il s’agit de savoir si le génie de l’Allemagne, en abandonnant ces calmes sommets de la contemplation, où il avait trouvé sa gloire, saura se renouveler, se transformer, et de quelle manière enfin la muse qui régnait dans les nuées va marcher sur la terre. Voilà des hommes bien décidés, bien sûrs d’eux-mêmes, à ce qu’il semble, M. Arnold Ruge, un esprit convaincu, intrépide, M. Echtermeyer, une plume énergique et audacieuse ; autour d’eux, tous ces jeunes écrivains qui s’associent à leur tâche, M. Rauwerck, M. Bruno Bauer, M. Feuerbach, M. Frauenstaedt, M. Frédéric Koppen, paraissent aussi bien résolus à faire triompher la révolution qu’ils représentent. Sachons donc ce qu’ils ont fait.
Les premiers numéros des Annales de Halle me donnent beaucoup de regrets pour ceux qui les ont suivis. Pendant la première année, je vois là une polémique rigoureuse, sensée, bien appropriée au but qu’elle se propose. En parcourant pour la première fois cet organe d’une opposition que je crois utile et nécessaire, je m’étais dit que je devais y trouver, pour être satisfait, une œuvre ferme malgré son ardeur, hardie, mais sûre et maîtresse d’elle-même, franche et droite dans ses desseins, quelque chose enfin qui serait pour l’Allemagne ce qu’a été pour nous le Globe sous la restauration. Les premiers numéros répondaient assez bien à l’idéal que je m’étais formé d’avance. En même temps que les productions nouvelles, poésie, philosophie, histoire, étaient appréciées avec une décision bien rare aujourd’hui dans la critique banale des journaux allemands, les jeunes docteurs osaient pénétrer bravement au cœur même des universités, et les soumettre toutes à un examen redoutable. Chacune des universités allemandes comparaissait à son tour devant ce jury inflexible. On interrogeait leur histoire, on leur demandait compte de leur science inutile. Une critique vive, alerte, entrait cavalièrement dans ce qu’elle appelait ces sanctuaires égyptiens ; elle y portait la lumière, elle forçait le prêtre à expliquer devant le peuple quel avait été l’emploi de sa science et si la patrie en avait profité. Ce que Reuchlin, Ulric de Hutten, Conrad Celtès, Dalberg, Rodolphe Agricola, avaient fait au XVIe siècle, lorsqu’ils renversèrent au nom des jeunes universités la science barbare de la scholastique mourante, les rédacteurs des Annales de Halle le faisaient tout aussi hardiment contre ces mêmes universités, devenues vieilles à leur tour et hostiles au mouvement légitime de la pensée. Ces tableaux des principales universités, ces vives peintures où brillaient, avec l’érudition et le talent, une intention droite et généreuse, produisirent en Allemagne une impression inattendue. C’était là une nouveauté pleine d’audace, mais très légitime, si je ne me trompe, et très heureuse. Sans doute, cette critique déconcerta plus d’une gloire paisiblement établie mais puisque ce monde de la science, puisque les universités occupent en Allemagne une place si considérable et exercent une si véritable influence sur l’esprit de la nation, il est convenable qu’elles soient surveillées comme une institution politique, il est bien qu’elles aient à rendre compte de leurs œuvres. La première qui fut ainsi traduite devant l’opinion, ce fut Goettingue, Goettingue, cette vieille gloire, la plus importante des universités du dernier siècle, celle où l’esprit du nord avait eu ses plus fermes représentans. Mais Goettingue n’a conservé que son nom et ses souvenirs ; sa période de gloire a duré vingt ans, de 1770 à 1790 ; aujourd’hui elle a perdu le mouvement et la vie. Après Goettingue, ce fut Berlin, puis Munich, puis Heidelberg. Aucune d’elles n’était oubliée. À Berlin comme à Goettingue, nos ardens écrivains avaient aussi à signaler de beaux jours, de glorieuses années. Depuis trente ans qu’elle existe, cette jeune université a représenté souvent avec une admirable énergie les ambitions de l’esprit germanique. Avec Fichte, elle a ressuscité un peuple brisé par l’épée de Napoléon ; avec Hegel, elle l’a exalté dans sa victoire. Les critiques des Annales de Halle sont moins contens, on le pense bien, de la situation actuelle ; mais tout cela est dit avec éloquence, avec sincérité, avec un sérieux amour du pays. Les Allemands n’ont point de chambres sérieusement constituées, point de vie publique ; eh bien ! le mouvement des universités semble aux écrivains des Annales le véritable théâtre des destinées de l’Allemagne. Ce que fait la presse dans les pays constitutionnels, quand elle suit avec passion les luttes d’une grande assemblée, les amis de M. Ruge le font avec la même vivacité pour ces parlemens de l’intelligence. Ils nomment les combattans, ils les placent chacun à son poste, ils désirent et provoquent la bataille. Les grandes querelles académiques qui depuis la mort de Hegel ont éclaté dans son école n’ont été si passionnées que parce que le journal de M. Arnold Ruge avait nettement séparé les camps et poussé au combat ce qu’on a appelé le côté gauche dans l’école hégélienne. Or, c’est là que commencent les fautes de M. Ruge et de ses collaborateurs. Était-il prudent d’abandonner la polémique générale qu’il avait entreprise d’abord, pour s’enfermer dans un système, et dans le plus étroit de tous les systèmes, dans les doctrines exclusives de cette gauche hautaine ? M. Ruge était bien fort lorsqu’il demandait à la philosophie, à la poésie, à toutes les œuvres de la pensée, de sortir des nuages, de substituer une science active, vivante, aux sciences mortes d’une scholastique renouvelée ; mais quoi ! abandonner ce terrain si sûr, abandonner cette critique utile et bienfaisante pour ne plus défendre qu’une seule chose, la doctrine de l’extrême gauche hégélienne, c’est-à-dire le panthéisme dans sa plus effrayante audace, dans sa plus triste nudité ! Voilà l’origine de la double erreur qui a perdu les Annale de Halle : d’abord en s’appuyant sur les principes extrêmes de M. Bruno Bauer et de M. Feuerbach, en se servant d’un système de métaphysique, et de quel système, grand Dieu ! pour transformer l’esprit public, les écrivains de ce recueil étaient ramenés eux-mêmes à ces barbaries scholastiques qu’ils avaient voulu combattre ; et puis, comme les folles théories substituées par eux à leur première polémique les isolaient davantage encore, cet isolement ne devait-il pas les frapper de vertige et les pousser à ces fureurs qui ont décrédité leur plume ?
M. Arnold Ruge vient de publier, sous le titre d’Anecdota, une série d’articles destinés aux Annales de Halle ou aux Annales allemandes, et qui furent supprimés par la censure. Ces articles sont signés des noms que j’ai cités plus haut, MM. Bruno Bauer, Rauwerck, Feuerbach, Ruge, etc., et ne forment pas moins de deux volumes. On peut voir là très clairement dans quelle fausse route est entré M. Arnold Ruge. Qu’il y a loin de ces pages à celles dont je parlais tout à l’heure, à ces vives et franches études sur les universités ! Est-ce un écrivain du XVe siècle qui a fait ces lourdes dissertations ? Est-ce un théologien de Cologne, un de ceux que Ulric de Hutten a si vigoureusement raillés ? Oui, ces discussions théologiques sont justiciables de la plume joyeuse qui a écrit les Epistolæ obscurorum virorum. M. Bruno Bauer, professeur de théologie à l’université de Bonn, est expulsé de sa chaire pour un livre où il détruit précisément ce qu’il est chargé d’enseigner. On peut regretter sans doute cette mesure rigoureuse, bien que la faculté de théologie ait été consultée et qu’une majorité considérable ait conclu à l’expulsion de M. Bruno Bauer. Peut-être, dans une faculté de théologie protestante, au milieu d’un pays qui avait donné et qui donne encore de si nobles exemples de la liberté académique, peut-être eût-il mieux valu réfuter M. Bruno Bauer que de le destituer violemment. Un gouvernement qui s’est senti long-temps assez fort pour accorder à la pensée le développement le plus libre, et qui laisse M. Michelet et M. Marheineke combattre M. de Schelling à quelques pas seulement de la chaire où il enseigne, n’aurait pas dû imiter la vieille Sorbonne arrachant à M. Arnauld son bonnet de docteur. Pourtant ce que je regrette bien davantage, c’est la pesanteur scholastique des discussions que cette mesure a fait naître. En vérité, quand la censure supprimait les articles que j’ai sous les yeux, elle servait, sans le savoir, la cause du bon goût et du bon sens, bien plutôt qu’elle n’arrêtait les violences de l’école hégélienne. Les écrivains des Annales allemandes avaient voulu introduire une soudaine clarté dans les formules de la philosophie, ils avaient voulu briser le sanctuaire inaccessible de Hegel, et de son autel renversé se faire une tribune démocratique : c’était, en effet, de cette manière qu’ils avaient commencé ; mais est-il donc vrai qu’il soit si difficile à l’esprit germanique de se faire vif, comme il le désire tant ? Et fallait-il détruire si violemment le sanctuaire métaphysique pour se rejeter bientôt dans toutes les barbaries de l’école ? À ce ton d’une polémique toute hérissée de sentences hégéliennes, à ces dissertations où la critique théologique occupe une si grande place, comment reconnaître des hommes qui se sont promis d’agir sur l’esprit public et de renouveler leur pays ? La belle invention, de vouloir réformer la société en contestant la traduction d’un mot hébreu, ou en rejetant un verset de saint Luc ! Tous ces écrivains ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils ne sont plus que des docteurs arrogans et qu’ils se battent dans le vide ? N’est-ce pas là aussi ce qui explique les emportemens auxquels ils s’abandonnent ? Rien n’irrite plus que cet enthousiasme à faux, cette exaltation dans le néant ; rien ne pousse plus vite au vertige. Refoulés de tous les côtés, parlant cette langue bizarre, moitié théologique et moitié républicaine, que bien peu de personnes peuvent comprendre, reniés par les vrais disciples de Hegel comme les faux prophètes qui commentent une philosophie apocryphe, seuls en un mot dans le mouvement des partis, ils ne devaient pas tarder à se jeter en des fureurs dont on se ferait difficilement une idée. Non je ne crois pas que chez ce peuple, où les haines de l’esprit sont si vivaces, l’infatuation ait jamais été plus hautaine et plus intrépide. On vit une poignée d’hommes vouloir s’imposer à toute l’Allemagne et justifier par leur intolérance les rigueurs dont on les frappa bientôt. Le génie germanique, qu’ils avaient voulu d’abord régler, diriger, conduire dans d’autres voies, ils se mirent à l’injurier avec colère. Si quelque réclamation se faisait entendre, si l’on s’écriait : « Mais nous ne sommes point ce que vous dites ! nous avons toujours été une nation spiritualiste et chrétienne, et quand nos voisins, dans un moment de vertige, ont prêché l’athéisme, ces doctrines n’ont jamais trouvé d’écho en Allemagne, » M. Ruge répondait : « Oubliez-vous précisément que nous sommes les élèves de la France, et que nous avons accueilli toutes ses idées ? Oubliez-vous que Schiller a écrit les Dieux de la Grèce, Goethe la Fiancée de Corinthe, que Lessing a publié les Fragmens de Wolfenbütler, et que le grand Frédéric a appelé Voltaire à sa cour ? » Voilà, certes, une phrase hardie, et j’avoue que je ne connais rien de plus significatif dans ces vives discussions. Pour arracher un tel aveu à un écrivain allemand, il a fallu que la passion fût bien forte. Ce qui serait simple et naturel partout ailleurs acquiert ici une singulière importance. Dans la longue querelle, dans la querelle séculaire de l’esprit allemand et de l’esprit français, c’est là, il faut le reconnaître, un évènement assez imprévu, un véritable coup de théâtre. Lorsque, après les élégantes frivolités du siècle dernier, la muse française, ranimée par le spiritualisme vivace de Jean-Jacques Rousseau et les grandes épreuves de la révolution, passait le Rhin avec Mme de Staël pour chercher le calme d’une philosophie plus élevée et les libertés d’une poésie plus aventureuse, elle n’abandonnait pas pour cela son caractère, elle ne se dépouillait pas de son esprit : elle continuait le mouvement imprimé aux intelligences par l’auteur de la Nouvelle Héloïse et par les évènemens qui renouvelaient l’Europe ; mais que l’Allemagne aujourd’hui proclame Voltaire pour son maître, on me persuadera difficilement que ce soit un progrès légitime de son génie.
Je ne voudrais pas triompher trop aisément, ni blâmer l’Allemagne pour exalter ma patrie : ne voit-on pas là cependant la différence essentielle des deux peuples, et comme nous possédons mieux ce sens de la vie pratique, cet esprit de conduite qui manquera long-temps encore à nos voisins Nous voulons échapper au matérialisme, au scepticisme, et nous allons emprunter aux peuples allemands quelque chose de leur imagination, demeurée plus sereine et plus confiante ; mais nous faisons cela sans cesser d’être nous-mêmes, quoi qu’on ait pu dire, et bien décidés à surveiller attentivement les écrivains qui nous parleront de ce pays. En Allemagne, au contraire, si une école se forme pour donner une direction plus active à une philosophie qui a perdu le sentiment du monde réel, si elle nous demande quelques-unes de nos qualités fermes, sensées, pratiques, du premier coup elle va tout compromettre, elle nous empruntera ce qu’il y a de plus contraire à l’esprit de son pays, elle nous prendra les excès que nous avons repoussés ; que dire enfin ? elle tuera l’esprit national pour lui apprendre à vivre. Quand M. Bruno Bauer s’écrie dans un article reproduit par les Anecdota : « Nous aussi, nous avons nos prophètes ; nous aussi, nous avons un patriarche, c’est le patriarche de Ferney ; nous aussi, nous avons un grand nombre de saints, ils ont parlé français : étranges saints ! et cependant ce sera la gloire éternelle du XVIIIe siècle de leur devoir son nom ; » quand M. Bruno Bauer écrit ces lignes, je ne sais si je dois m’en réjouir pour la France. Assurément, il est bien que l’Allemagne, après nous avoir injuriés si longtemps, reconnaisse enfin la grandeur de l’esprit français, et sa puissance dans le mal, hélas ! comme dans le bien. Cependant je ne suis pas sûr que M. Bauer et ses amis ne vantent pas dans la France du XVIIIe siècle ce que nous avons blâmé et séparé des luttes légitimes ; surtout je ne sais pas bien si l’hommage qu’il nous rend ici ne lui est pas arraché plutôt par sa colère contre son pays que par sa reconnaissance pour nous. Certes, je ne crois pas à la supériorité philosophique de l’Allemagne ; s’il s’agit de la profondeur des spéculations, je ne crois pas que le pays de Descartes et de Malebranche ait rien à envier au pays de Leibnitz ; en fait de philosophie pratique, je doute que les tribuns de l’Allemagne nouvelle puissent susciter un homme qui égale jamais Voltaire, je ne dis pas seulement pour son esprit, qui est incomparable, je dis pour ses qualités sérieuses, mêlées à tant de misères morales, pour sa haine de l’oppression et son ardent amour de l’humanité. Quand je lis chez tant d’écrivains, du Rhin jusqu’au Danube, une admiration si complaisante pour les priviléges de leur génie métaphysique, je souris, et je serais très heureux d’apprendre que l’Allemagne renonce à ses dédains surannés. Mais, encore une fois, ne faudrait-il pas nous défier des éloges de M. Bruno Bauer, si nous ne les devions qu’à la fureur d’un publiciste en guerre avec l’esprit de son peuple ?
C’est aussi la colère qui a dicté les Vingt-et-une Feuilles récemment publiées par M. George Herwegh. La polémique de M. Arnold Ruge, dont les Anecdota nous ont donné une idée, avait fait sur la pensée publique une impression trop fâcheuse pour que la suppression de son journal pût exciter beaucoup de mécontentemens. Les hégéliens avaient été intolérans, et on l’était avec eux. Comme les Anecdota, ce journal nouveau nous arrive non pas de l’Allemagne, mais de la Suisse. Ce n’est pas précisément un journal, c’est un livre, une revue si l’on veut, et cette revue échappe à la censure, laquelle ne frappe que les journaux ou brochures qui ont moins de vingt feuilles d’impression. Malgré cette précaution, je ne sais si les Vingt-et-une Feuilles, puisque c’est le nom choisi par M. Herwegh, ont pu pénétrer en Allemagne. Il est certain que c’est là une série de pamphlets très audacieux. Il y a quelques bons articles dans la publication de M. Herwegh, quelques sérieuses études sur les discussions de la chambre des députés du duché de Bade pendant la session de 1842 ; mais ces travaux sont rares, et font bien vite place aux déclamations. La Prusse, comme on pense, a beaucoup à souffrir de ces violences. Qu’il y ait lieu à examiner, à surveiller la marche de la chose publique cela est incontestable, mais il faut avoir qualité pour cela ; or, les discussions utiles ne sont pas communes dans le recueil de M. Herwegh. L’auteur n’a pas cependant l’excuse de M. Arnold Ruge et de M. Bruno Bauer, et ce n’est pas la science théologique qui a pu l’entraîner dans des dissertations ténébreuses. M. Herwegh est poète, il a du talent, de l’éclat, de l’ardeur, et nous le retrouverons bientôt à la tête des poètes politiques : j’espérais que la philosophie ne poursuivrait pas le jeune auteur des Poésies d’un Vivant, et que son recueil, plus léger, plus décidé, irait droit à son but ; oui, j’espérais qu’il y aurait là un système appréciable, une polémique directe, une discussion politique enfin, puisque c’est de politique qu’il s’agit et qu’on est si fier de prononcer ce grand mot. Mais non, la philosophie défend ses droits, elle veut être la première à l’émeute. Ces publicistes allemands, malgré l’envie qu’ils ont de paraître irrités, malgré leurs allures de tranche-montagne, procèdent toujours avec une circonspection parfaite, avec une méthode irréprochable. Avant d’introduire chez eux les principes extrêmes qu’ils empruntent de tous les côté, il importe de démontrer que la philosophie allemande exige impérieusement ces réformes ; il faut prouver que ces prodigieux efforts de pensée qui avaient étonné le monde, ces grandes doctrines qui se sont succédé depuis Kant et dont nous admirions l’idéalisme insatiable, il faut prouver que tout cela est parfaitement d’accord avec le matérialisme nouveau-né, avec les utopies épicuriennes que M. Herwegh prend sous sa protection. Singulier empressement de ce pays à se calomnier lui-même ! Un des plus importans chapitres des Vingt-et-une Feuilles est celui où le publiciste compare Babœuf, Saint-Simon et Fourier, à Fichte, Schelling et Hegel. Fichte, c’est Babœuf, c’est la même audace, la même intrépidité de doctrines, le même radicalisme inflexible. « C’est de Fichte, s’écrie-t-il avec orgueil, que date l’athéisme en Allemagne, c’est de Babœuf que date en France le communisme ou plutôt l’anarchie ! » Cet athéisme et cette anarchie le remplissent de joie, et il poursuit son parallèle avec un patriotique enthousiasme. Vraiment on a de la peine à comprendre de telles aberrations. Quand la noblesse de France, dans cette nuit fameuse de la révolution, déchirait ses titres et ses priviléges, c’était là un acte héroïque, elle immolait des droits iniques aux principes généreux qui l’avaient saisie ; mais vous, ce sont des titres légitimes, ce sont des priviléges glorieux que vous déchirez ainsi, et au profit de quel avenir ? Quand vous aurez détruit les images de vos pères, que mettrez-vous à la place ?
On le voit assez clairement, cette tentative de réforme politique frappait au cœur les forces les plus vives de la nation, ses meilleurs instincts, ses sentimens les plus féconds. Elle détruisait ce qu’il eût fallu diriger. Ainsi cette seconde épreuve n’a pas mieux réussi que la première : la jeune école hégélienne, pas plus que la jeune Allemagne, n’a compris la difficulté du problème qu’il fallait résoudre. Les romanciers s’étaient trompés par frivolité ; les publicistes se sont égarés par la violence. M. Gutzkow, M. Laube, M. Mundt, avaient oublié le but qu’ils s’étaient proposé d’abord ; la tâche qu’ils avaient annoncée si haut était devenue pour eux une rhétorique puérile et l’occasion de quelques impertinences littéraires. M. Arnold Ruge, M. Bruno Bauer, M. Herwegh, ont dépassé ce but ; en haine de ces écrivains frivoles qu’ils remplaçaient, ils ont promptement tourné à une fureur grossière, et par là ils n’ont pas moins compromis que leurs devanciers une cause qu’ils défendaient avec une conviction plus sincère. Aujourd’hui, ils ont quitté l’Allemagne, ils sont venus chez nous, à Paris, et ce n’est pas certes le moment de frapper ces proscrits qui nous demandent un asile. Si j’avais parlé d’eux avec une sévérité qui dût les blesser, je le regretterais sincèrement ; mais la franchise de mes paroles m’était commandée par la gravité du travail d’idées qui agite l’Allemagne et par l’intérêt d’une cause que je crois bonne et qu’ils ont mal servie. Puissent-ils acquérir parmi nous ces qualités qui font notre force ! Je l’ai dit tout à l’heure, la situation actuelle de l’esprit allemand peut assez bien se comparer à ce qu’était en France l’opinion publique vers l’époque où le Globe fut fondé. En politique, en littérature, le Globe était le représentant des idées jeunes, actives, mais fermes et bien sûres d’elles-mêmes ; il a suivi sa route avec une décision toute française, et il a gagné la bataille. C’est cette fermeté de la pensée, cette sûreté de la plume qui a manqué aux écrivains allemands. L’esprit libre qui veut, et avec raison, renouveler la vieille Germanie a été battu après un double engagement ; il a perdu la plus belle des occasions, il a compromis la plus heureuse et la plus désirable des épreuves.
Oui, c’était là une occasion éclatante, car ces désirs nouveaux sont légitimes, on n’en peut plus douter, ils se déclarent partout en Allemagne. Un livre paru il y a quelques mois, et qui a vivement ému les esprits, confirme cette opinion. C’est un ouvrage bizarre, une divagation folle, poétique, due à la femme extraordinaire dont le nom est populaire au-delà du Rhin, à Mme Bettina d’Arnim. Bettina, cette ame mystique, cette intelligence passionnée, cette singulière et charmante personne à qui l’on a permis toutes les folies, tous les délires de l’imagination, Bettina dont le nom ne peut se séparer du nom de Goethe, et qui, à seize ans, aimait le vieux poète avec l’adoration aveugle du croyant agenouillé devant son dieu, Bettina qui n’était point de ce monde, qui habitait le pays des fées, la fille des rêves enfin, la fille capricieuse des régions impossibles, oui, Bettina elle-même vient de publier deux volumes sur la politique. Elle divaguait hier avec la nature entière, avec le chevreau qui broute, avec l’étoile du ciel, avec la rose qui s’épanouit ; elle répandait son ame dans un naïf et innocent panthéisme, sans souci de nos tristes discussions ; aujourd’hui, elle discute tout, la métaphysique, l’église, l’état. Que va-t-elle dire ? Si hardie, si impétueuse, pourra-t-elle s’arrêter ? ne va-t-elle pas rencontrer sur son chemin le censeur inévitable ? Ne craignez rien : l’habile fée a dérouté la censure, et de son pied fin et léger, traversant rapidement la salle redoutable, elle porte son livre, à qui ? au roi lui-même. Ce livre appartient au roi, voilà le titre de son œuvre. Maintenant, comment la censure y toucherait-elle ? et, de cette main si poétique, comment le roi de Prusse n’accepterait-il pas le don qui lui est fait ?
Mme d’Arnim a toujours aimé à mettre ses pensées sous la protection des souvenirs de sa jeunesse. Tantôt c’est sa correspondance avec Goethe, tantôt ce sont ses lettres à la célèbre Mlle de Gunderode, qui lui sont une occasion de publier bien des idées nouvelles, protégées par ce stratagème de l’écrivain. Nous retrouvons ici la même ruse littéraire. Ces discussions hardies, Mme d’Arnim ne se les attribue pas ; elle les reporte au temps de sa curieuse et ardente enfance, au temps de son amitié avec Goethe. Nous sommes à Francfort, en 1807, et cette femme, qui jette avec une si étonnante vivacité tant de pensée brillantes, soudaines, imprévues, cette femme qui tient tête au bourguemestre, et qui étourdit l’honnête pasteur, l’auteur l’appelle madame la conseillère, la mère de Goethe sans doute. Personne ne s’y trompe, bien entendu ; il n’y a que Bettina qui puisse parler ainsi et prophétiser si vaillamment sur son trépied.
Malgré la gravité du sujet que Mme d’Arnim a voulu traiter, sa folle imagination éclate à chaque page, et ce qui fera, en grande partie, le succès de ce livre, c’est qu’on y voit une image complète de ce bizarre esprit. Jamais elle ne s’est plus abandonnée à elle-même, jamais les défauts et les qualités de cette ardente nature, sa puissance et sa faiblesse, sa fermeté et son indécision, son éloquence entraînante et son bavardage puéril, jamais son ame tout entière ne s’est révélée avec une complaisance à la fois plus orgueilleuse et plus naïve, avec plus de hardiesse et de sincérité.
Puisqu’il s’agit de politique, j’ai essayé de savoir d’abord ce que désire l’auteur. La tâche n’est pas facile. Quelle est la signification de son livre ? Quel est le système politique et social qu’elle propose, puisqu’il est convenu qu’une femme d’esprit, aujourd’hui, n’a rien de mieux à faire que de réformer l’état ? Que veut-elle ? Quel est son idéal ? Elle adresse son livre au roi : quel est le sens de cette requête si solennellement annoncée ? L’état négligeait d’aller consulter la prêtresse et la prêtresse est sortie du temple pour porter elle-même au maître les enseignemens du sanctuaire ; que contiennent donc les feuilles sibyllines ? Questions embarrassantes et que j’aurai de la peine à résoudre. Parmi ces scènes si vives dont Bettina fait tous les frais, et où le pasteur et le bourguemestre n’arrivent que juste à propos pour lui donner la réplique et provoquer de nouveau sa verve bruyante ; parmi ces entretiens si animés, si étranges, il y en a un qui roule expressément sur la politique, sur la meilleure forme de gouvernement, sur l’avenir de l’humanité, sur les réformes possibles et nécessaires de l’Allemagne. Malheureusement la prêtresse n’est pas toujours intelligible ; l’oracle a souvent plusieurs sens. Tantôt sa hardiesse va aussi loin qu’il lui est permis, tantôt elle revient se placer humblement au pied du trône et caresse ce qu’elle frappait tout à l’heure ; tantôt elle s’enthousiasme pour la révolution française, et, reprochant à Napoléon d’avoir détourné le cours de ces prodigieux évènemens, elle l’interpelle avec éloquence ; tantôt enfin elle rêve un empereur pour la nation allemande, elle le prédit, elle l’annonce, elle prophétise ses magnifiques destinées, et séduite, exaltée par ses propres paroles : « Qu’on me nomme empereur ! s’écrie la pythonisse. — Cela ne peut manquer d’arriver, répond le bourguemestre, et vous serez certainement élue à l’unanimité. » La plaisanterie, la verve bouffonne, comme on voit, vient sans cesse se mêler à ces vives divagations. Ce que j’ai cru comprendre de plus clair dans les prédications de Mme d’Arnim, c’est qu’elle veut une monarchie, mais une sorte de monarchie républicaine ; elle voudrait que le roi et le peuple ne fissent qu’un, que le roi fût le représentant véritable de la nation, que tous se sentissent en lui. C’est là, si je ne me trompe, le sens de ses paroles, quand elle appelle dans l’avenir ce roi libre esprit qui ne craint pas le libre esprit, et qu’elle lui donne une garde de sans-culottes et de vauriens. Quant aux intermédiaires entre le roi et le peuple, ministres, députés et autres, canaille, sotte espèce ! Sont-ils autre chose que des ânes monstrueux et de misérables gredins, ungeheure Esel und gemeine Schufte ? Tout cela n’est pas très nouveau, assurément ; ce qui est nouveau en Allemagne, c’est la hardiesse, le sans-façon, l’enthousiasme fantasque que Mme d’Arnim introduit dans ces discussions.
Mais à quoi bon vouloir trouver dans ce livre un système, une théorie controversable ? Bettina y parle de toutes choses et de quelques autres encore à propos de politique, elle disserte sur la métaphysique, et elle n’oublie pas la religion. Elle ne veut pas seulement reconstituer l’état et réformer la cité ; puisqu’elle a commencé, lui en coûte-t-il davantage de refaire le monde depuis le premier atôme ? La prophétesse publie une seconde édition de l’œuvre des six jours, revue, corrigée, perfectionnée. Il y a là un brave pasteur à qui les divagations de Bettina font perdre la tête. Il voudrait bien discuter avec elle, mais pour cela il faudrait la suivre. Il voudrait bien réfuter ses argumens, la ramener à des idées plus sages ; mais le moyen de sermonner Bettina, un esprit fantasque, un enfant colère et mutin, une flamme qui vole, s’éteint, reparaît, le démon de la poésie enfin sous ses apparitions les plus folles ? Tout à l’heure le bourguemestre résistait mieux : il était plus calme, plus grave, plus maître de lui ; mais ce bon pasteur m’inquiète en même temps qu’il me fait sourire. Bettina l’effraie, puis elle le flatte, elle le caresse, elle lui rappelle ses sermons. Oh ! les beaux sermons ! que vous étiez éloquent dimanche dernier ! Et, un instant après, elle refait elle-même ce sermon ; le trépied s’agite, il en sort de la flamme, de la fumée, et le pasteur, épouvanté, s’imagine que c’est le diable en personne. Quand elle s’écriait : Nommez-moi empereur, empereur d’Allemagne ! quand elle plaçait à Francfort, dans sa ville natale, le siége de son empire, et qu’elle lui annonçait avec une éloquence inspirée je ne sais quelles destinées glorieuses, le bourguemestre répondait par une épigramme. Que dira maintenant ce pasteur inoffensif à cette vaillante païenne qui lui explique si bien la mythologie ? Si Bettina s’exalte dans quelque dithyrambe alexandrin ; si elle venge la religion grecque et les dieux de l’antique beauté ; si, dans son délire, le christianisme ne lui apparaît plus que comme un plagiat du culte de Sophocle et de Phidias ; si elle voit dans les vertus théologales les trois Graces du ciel païen, dans ce saint Christophe qui traverse le torrent avec le Christ enfant sur ses épaules, Hercule portant l’Amour entre ses bras, dans le Saint-Esprit qui descend en langues de feu, Apollon dieu du jour, ces idées à coup sûr ne sont pas nouvelles, et le pasteur pourrait lui répondre qu’elle n’est elle-même qu’une païenne irritée du IVe siècle, une sœur peut-être de cette célèbre Hypatie qui enseignait si éloquemment dans les écoles d’Alexandrie. Mais lorsque, s’exaltant toujours, elle s’emporte jusqu’à dire : « Mars est devenu l’archange saint Michel. Comme il s’est ennuyé long-temps ! Il s’est vengé enfin ; c’est lui qui a conduit la révolution française, c’est lui qui nous a rendu l’antique énergie, c’est lui qui détruira les cieux chrétiens ! » quand son délire est arrivé là, le pasteur a raison de frémir, et nous répétons avec lui ce cri bizarre que lui arrache sa naïve épouvante : « Prenez garde, madame, prenez garde ; votre esprit, comme Sapho, vient de tomber dans la mer ! » Du reste, cela est écrit dans le dialecte de Francfort, dans ce dialecte fin et narquois que Goethe connaissait si bien, et dont sa langue savante a conservé plus d’une qualité. Mme d’Arnim ne se contente pas d’emprunter, comme Goethe, quelques formes nouvelles, quelques tours inusités au dialecte de sa ville natale ; c’est dans ce dialecte même, c’est dans ce patois, qu’elle écrit tout son livre, pour déguiser sans doute la hardiesse de ses idées. Cette forme populaire donne, en effet, à l’ouvrage une physionomie particulière de bonhomie inoffensive. On ne sait si cela est sérieux ou s’il faut sourire. Les plus étranges bouffonneries succèdent sans cesse aux puissantes évocations, aux énergiques élans. Après quelques discours d’une audace altière, la joyeuse prêtresse se retrouve à table, son verre à la main. Après une exposition hardie de ses opinions républicaines, elle annonce gravement au pasteur qu’il sera mangé par un ours, s’il ne se fait démocrate : le pasteur prend son chapeau et se sauve au plus vite ; mais vous êtes sûr que l’auteur ne laissera pas tomber la plaisanterie : il amènera tout exprès dans la rue une ménagerie ambulante, et un ours échappé poursuivra le pasteur jusqu’à sa maison. Vraiment, l’épilogue était inutile, et le pasteur n’en avait pas besoin pour accuser Bettina de sorcellerie.
Ce qu’il y a de sérieux dans ces folies, c’est que tous les systèmes, tous les mouvemens d’idées qui se sont produits en Allemagne depuis cinquante ans y sont fidèlement représentés. Cette imagination vive et facile n’a rien créé, elle a tout répété avec passion. Philosophie et religion, idéalisme et réhabilitation de la chair, teutonisme impérial et démocratie, communisme, socialisme, tout ce qui a occupé les esprits, tout ce qui a ému les intelligences, tout cela se croise et se mêle dans le dialogue étourdissant de Mme d’Arnim. Pour peu que vous connaissiez les principaux noms qui ont attiré l’attention publique, vous les retrouvez sans peine à chaque page : tantôt c’est Schelling, Hegel, Novalis, tantôt M. d’Arnim son mari, ou M. de Brentano son frère ; ici c’est M. Gutzkow ou M. Mundt, là M. Strauss, M. Arnold Ruge, M. Feuerbach. Cette remarque devient très grave quand on se rappelle par où Mme d’Arnim a commencé et dans quel monde idéal se plaisait autrefois sa fantaisie. Ces jours derniers, un critique disait d’elle dans la Gazette d’Augsbourg : « Si Bettina eût vécu au moyen-âge, que serait-elle devenue ? Une sainte ou une sorcière. On l’aurait canonisée ou bien on l’aurait brûlée. » Eh bien ! cette femme vraiment extraordinaire, cette femme enthousiaste, qui, sorcière ou sainte, prêchant le mal ou le bien, n’en était pas moins un des plus fidèles représentans de l’esprit germanique et de son idéalisme bon ou mauvais, sublime ou égaré, elle descend aujourd’hui de ces hauteurs, et la voilà, comme tous les autres, dans la mêlée politique. Je crois que ce fait est significatif. Si Bettina abandonne ces régions idéales, si elle quitte ce monde surnaturel pour le monde de tous les jours, décidément l’esprit public est changé. Elle a été la dernière sans doute à fuir ce pays du spiritualisme ; mais si elle en est partie, il faut le reconnaître, l’Allemagne aussi, le génie de l’Allemagne abandonne avec elle ses anciennes voies : il aspire à des destinées nouvelles. Je ne sais si Mme d’Arnim y a songé, mais l’arrangement dramatique de son livre me rend cette idée plus sensible encore. Où sommes-nous en effet ? Où se passent ces entretiens qu’elle nous rapporte ? À Francfort, dans la maison de Goethe. Or, Goethe, l’artiste souverain et impassible, a été le plus illustre exemple de cet idéalisme indifférent que l’Allemagne combat désormais. Eh bien ! c’est de sa maison que sort cette prédication ardente, et cette prêtresse révoltée, si avide aujourd’hui du monde réel tant dédaigné par lui, c’est son élève, son amie, son enfant, c’est Bettina.
Quand un mouvement d’idées, quel qu’il soit, s’empare de tous les esprits, quand il est empreint d’un caractère universel, non-seulement il serait absurde de le nier, mais il y aurait de la folie à vouloir le combattre. Comment le diriger, comment le conduire dans des voies légitimes et lui faire produire des fruits heureux ? voilà toute la question. Qu’on regrette pour l’Allemagne ce spiritualisme qui l’avait marquée d’un signe reconnaissable parmi toutes les nations modernes, je le veux bien ; mais ce regret est inutile. Il est trop tard maintenant pour regarder derrière soi. Depuis la muse souveraine jusqu’au dernier ouvrier, ces idées nouvelles, ces besoins de réforme, travaillent la nation tout entière. La muse qui régnait dans l’empyrée s’est armée de fer pour les luttes de la vie active ; l’ouvrier qui chantait le Roi de Thulé écrit des traités politiques. En même temps que Mme d’Arnim a dit adieu aux rêveries indifférentes et aux paisibles contemplations, le tailleur Weitling prêche le communisme dans des brochures pleines de verve et d’audace. Tous ces symptômes sont graves. Il est manifeste qu’une immense transformation morale s’opère aujourd’hui chez les peuples allemands. Croit-on qu’on l’étouffera par la violence ? Croit-on que pour ramener l’idéalisme des anciens jours, il suffise de supprimer les journaux, d’anéantir la Gazette du Rhin, d’inquiéter la Gazette de Leipzig ? Par là on irrite les cœurs et on les pousse au mal. Ce n’est pas la vraie politique ; ce n’est ni une politique prudente, ni une politique chrétienne. Non, vous ne parviendrez pas à détruire ce nouvel esprit en sa marche puissante, formidable ; mais il dépend de vous de le contenir en le dirigeant.
Je m’adresse surtout aux écrivains, aux penseurs, aux intelligences éminentes. C’est à l’élite de la nation d’entreprendre cette tâche. J’ai dit, en commençant, que la révolte de l’esprit nouveau avait été légitime, que l’Allemagne, réveillée par les secousses de la révolution de juillet, avait jeté les yeux sur elle-même, qu’elle avait été effrayée de son indifférence, de son idéalisme paresseux, de son insouciance des choses d’ici-bas. J’ai dit que l’esprit ancien fut attaqué surtout au sein des universités où il régnait. Il y fut attaqué deux fois par les romanciers et par les publicistes, mais deux fois sans succès. Les deux armées qui se succédèrent furent battues par leur propre faute. Elles avaient blessé le génie de l’Allemagne, au lieu de lui venir en aide, et leur déroute fut une punition trop méritée. Tout est donc à recommencer aujourd’hui. Or, je voudrais que les universités pussent se charger elles-mêmes de diriger cette transformation qui s’accomplit dans les ames. Dans un pays où la science occupe une place si haute, les universités pourraient être ce que furent souvent les parlemens dans l’ancienne France. Entre la résistance du pouvoir et les fureurs inconsidérées des brouillons, elles garderaient les libertés publiques, ou pour mieux dire, elles prépareraient sagement les intelligences à ces libertés qu’on invoque. Cette conduite n’aurait pas seulement pour résultat d’enlever la défense de l’Allemagne nouvelle aux folles mains qui la compromettent ; elle aurait une influence très directe et très salutaire sur l’esprit du pays. Qu’y a-t-il, en effet, de plus clair au fond de toutes ces colères politiques ? Il y a surtout le désir de transformer la science, bien plutôt que le besoin de reconstituer la société ; oui, chose singulière ! on s’est bien plus occupé de donner à la science une direction pratique, humaine, active, que de critiquer la marche du gouvernement ; on s’est bien plus occupé d’introduire le libre esprit dans les universités que de le faire triompher dans l’état. Tel est ce pays : la chose publique, en Allemagne, c’est la science ; on veut aujourd’hui une science moins idéale, une poésie moins désintéressée, une philosophie plus humaine. Eh bien ! que les universités, averties par ces symptômes si sérieux désormais, commencent elles-mêmes cette réforme, et que la science entre librement dans les voies qu’on lui signale.
Que de choses restent à faire dans cette direction nouvelle ! Je n’ai pas la prétention de tracer un programme ; il suffit de rappeler que chacune des sciences de la pensée pourrait contribuer, selon ses forces, au salut de la cause commune. Les lettres, la poésie, l’imagination, vivraient davantage dans le monde réel pour y porter le calme et la sérénité. La philosophie, sans se mettre au service des passions mauvaises, aurait un plus grand souci des choses de la terre ; elle échapperait et à l’indifférence qui a éteint son cœur et à une domesticité qui le dégraderait. Mais c’est surtout dans la jurisprudence que cette réforme serait importante et féconde ; les grands jurisconsultes qui savent si bien l’art d’être juste sous les décemvirs ou sous Justinien, et qui laissent conduire auprès d’eux des procédures dignes des temps de barbarie, surveilleraient enfin la justice de leur pays ; cette publicité des tribunaux, toujours promise, toujours refusée, on l’obtiendrait peut-être. Les idées que j’exprime ici commencent à pénétrer dans les universités ; un procès qui a épouvanté l’Allemagne a réveillé les plus insoucians. Voilà bientôt cinq ans, le 18 juin 1839, à sept heures du matin, un homme grave, respectable, un professeur de droit à l’université de Marbourg, M. Sylvestre Jordan, est arrêté chez lui et jeté en prison, comme coupable de haute trahison. Il y a un mois seulement qu’il a été jugé. Malade, souffrant, il est resté cinq ans dans son cachot ou gardé dans sa chambre par des gendarmes. Sa femme se mourait, ses enfans aussi : rien n’y a fait, on ne voulait point le juger. Il est condamné aujourd’hui ; pourquoi ? Pour avoir eu connaissance d’un complot qu’il n’a pas révélé. Quel est ce complot ? On n’en sait rien. Les débats, comme toujours, ont été secrets ; l’accusé lui-même ignore le plus souvent le crime qui lui est imputé. Ces procédures monstrueuses ont enfin provoqué d’énergiques réclamations, et un homme considérable, un des jurisconsultes les plus distingués de l’Allemagne, un professeur de l’université de Heidelberg, l’ancien président de la chambre des députés du duché de Bade, M. Mittermaier, a écrit à ce sujet une consultation digne de son esprit supérieur et de la noblesse de son caractère.
La publicité des tribunaux, et, dans l’ordre des choses purement politiques, une loi sur la liberté de la presse, les constitutions promises en 1813, voilà ce que les publicistes, les jurisconsultes, les universités, doivent demander sans paix ni trêve. La Prusse n’a pas osé condamner M. le docteur Jacoby et son livre des Quatre Questions, qui contenait un programme légitime et raisonnable. Quant aux écrivains qui, comme M. Edgar Bauer, raillent les efforts de l’opposition constitutionnelle en Prusse et dans le duché de Bade, et voudraient du premier coup bouleverser toute l’Allemagne, ils ne comprennent ni la situation de leur pays ni le travail qui l’agite. Qu’une opposition modérée, intelligente, se constitue avec fermeté, ce sera un progrès fécond ; et, je le répète, si les universités voulaient s’emparer de ces idées nouvelles, si elles voulaient se rajeunir et régénérer la science inutile qui a excité une répulsion si vive ; si, dans les lettres, dans la philosophie, dans les sciences morales et politiques, elles voulaient représenter le mouvement des esprits, elles pourraient jouer un rôle efficace et diriger puissamment les idées. Que si, au contraire, ce mouvement était abandonné ou à ces écrivains frivoles ou à ces pédans irrités dont nous venons de suivre la double tentative, tout serait perdu ; l’Allemagne n’acquerrait point cet esprit de conduite, ces fermes qualités qu’elle convoite, et elle perdrait l’idéalisme qui a fait sa grandeur ; enfin, les épreuves nouvelles qui auraient pu renouveler ses forces, au lieu d’être pour elle une heureuse et éclatante occasion, lui deviendraient un piége funeste où périrait ce qu’il y a de meilleur dans son génie.