De la langue russe dans le culte catholique/III

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science, le russe se divise en trois dialectes principaux : ceux de la Grande-Russie, de la Petite-Russie et de la Russie-Blanche, dont chacun se subdivise en beaucoup de dialectes[1] secondaires. Tous ils subissent l’influence permanente du dialecte de la Grande-Russie, lequel tient le milieu entre la langue ecclésiastique et celle du peuple.

« Le dialecte de la Grande-Russie est à peu près limité par une ligne tirée du lac Peïpouss jusqu’à l’embouchure du Don, dans la mer d’Azov. La partie nord-ouest de ce domaine grand-russe est occupée par le sous-dialecte de Novgorod. »

Le dialecte de la Petite-Russie occupe la partie méridionale, depuis la Galicie orientale jusqu’au delà de la limite déjà mentionnée du dialecte grand-russe, au nord de la mer d’Azov. Le dialecte petit-russien diffère notablement de celui des Grand-Russes et se rapproche plus ou moins des idiomes (slaves) occidentaux. Une variété du dialecte petit-russien se parle chez les Ruthènes en Galicie, dans la Hongrie septentrionale et en Bucovine. Dans sa Grammaire comparée des langues slaves, M. Miklosich considère aussi comme un fait acquis à la science que le petit-russien doit être tenu pour une langue indépendante (selbstständig), et non pour un dialecte du grand-russien (Introduction, p. IX). Aussi en donne-t-il à part la grammaire à la suite de celle de la langue grand-russe.

« Le dialecte de la Russie-Blanche, le plus restreint de tous, se parle dans toute la Lithuanie, c’est-à-dire dans les gouvernements de Vilno, Kovno, Grodno et Bialostock, et dans toute la Russie-Blanche[2] (ou dans les gouvernements de Mohilev, Vitebsk et Minsk), jusqu’à la rivière Pripiet[3]. »

Tout le monde admet l’existence de trois dialectes bien

distincts de la langue russe ; mais l’accord cesse, lorsqu’il s’agit de déterminer leur ancienneté. Existaient-ils dès le IXe siècle, ou sont-ils d’une formation postérieure à l’époque de l’invasion des Tatars (XIIIe-XVe siècle) ? Là-dessus, les opinions se partagent. Les uns soutiennent que primitivement il n’y avait qu’une seule langue commune à tous les peuples slaves dont fait mention la chronique attribuée à Nestor ; que les trois dialectes se sont formés après l’invasion des Tatars, par suite des situations diverses où avaient été placés les peuples qui les parlent. D’autres prétendent, au contraire, que cette diversité est contemporaine de la formation du peuple russe et que, par conséquent, les trois dialectes existaient dès le commencement, quoique sous des formes moins déterminées.

On se demande, de plus, quelle est cette langue autrefois commune aux Slaves du midi ? Les partisans de l’Ucraine assurent que c’est le petit-russien, langue de Nestor, du chant d’Igor, etc., le russe par excellence. Les défenseurs de la nationalité grand-russe assurent de leur côté que c’est l’idiome grand-russien, que les premiers habitants de la Kievie (les Polanes des chroniqueurs) étaient les Grands-Russiens, lesquels, refoulés au nord par les Tatars, furent remplacés par les Petits-Russiens venus des monts carpathes.

Comment concilier ces deux opinions et à laquelle des deux langues rivales donner la priorité ? L’état actuel de la linguistique est trop peu avancé et les monuments littéraires de la première période sont trop peu nombreux pour pouvoir fournir une réponse satisfaisante. Toutefois, le témoignage de la chronique la plus ancienne, qui parle de divers peuples ayant chacun leur religion et leurs usages particuliers, permet de supposer aussi la diversité des idiomes locaux. En outre, la différence qui existe entre la langue du Nord et celle du Midi est telle qu’elle fait du petit-russien un idiome aussi distinct du grand-russien que le sont d’autres dialectes slaves, et, en tout cas, elle suppose que cette branche s’est séparée de la souche commune à une époque très éloignée. De la diversité des langues on concluait à celle de la nationalité ; c’était une conséquence naturelle, et c’est à ce titre que les Ucrainiens revendiquaient une littérature à part. Mais il y avait encore une autre raison, c’est que la langue dominante de l’Empire est peu intelligible pour la masse des Petits-Russiens. On peut en dire autant du peuple blanc-russien ; car il ne faut pas oublier que la langue qu’on veut introduire dans l’Église catholique n’est point celle que parle le peuple, mais bien la langue littéraire et officielle, différente de la première.

Quant à la religion, qui est sans contredit le lien le plus puissant, son unité rencontrait ici un grand obstacle de la part du schisme grec. Toutefois, ces difficultés furent surmontées, puisque, à l’époque du premier partage de la Pologne, le catholicisme était dominant dans le royaume non seulement parmi les Polonais et les Lithuaniens, mais encore parmi les Russiens.

Reste la civilisation, compagne inséparable de la religion. Mais ici nous laisserons la parole à un auteur russe, dont le témoignage nous sera d’un grand secours :

La nationalité, dit M. Vladimir Bézobrazov[4], ne consiste pas seulement dans la communauté de sang ou d’origine ethnographique ; ce qui la constitue c’est le caractère moral, l’esprit et tout l’ensemble des éléments sociaux, dont le sang et la race ne sont qu’une partie. Cet esprit national qui donne une direction commune aux opinions et aux sentiments d’un peuple est parfois presque nul en regard d’autres conditions, comme cela a lieu, par exemple, en Alsace-Lorraine. Les habitants de ces provinces sont, de l’aveu commun des Français et des Allemands, tellement imprégnés de l’esprit national de la France, que toutes leurs sympathies sont pour elle et qu’elles n’ont que de la haine pour les Allemands.

Aussi, les Allemands les plus exaltés sont-ils forcés d’avouer que la population de ces provinces ne pourra être dépouillée de l’écorce française qu’au prix des plus énergiques efforts de la part de la Prusse, et encore pas avant cinquante ans. Nous ne voulons pas examiner si, même d’ici à ce temps-là, la chose est réalisable ; nous demandons seulement de quel droit on fait subir de pareilles opérations chirurgicales à des centaines de milliers d’hommes ? Est-ce parce qu’il sied davantage à l’homme d’être allemand que français, ou bien parce que l’avenir appartient à la race germanique ? Est-ce parce qu’il faut profiter du temps favorable pour ramener au foyer paternel les enfants prodigues du germanisme, ou bien parce que la mémoire des ancêtres violemment transformés en Français demande vengeance ? Les patriotes teutons peuvent deviser de la sorte inter pocula, mais ce sont là des rêveries que l’ivresse du triomphe peut seule excuser. Dans notre siècle, où la fièvre du nationalisme empêche de résoudre bien d’autres questions plus vitales que celles d’ethnographie, on doit plus que jamais nier la droit d’annexion ou de conquête, quand il est réclamé au nom du principe des nationalités. Un pareil droit, qui entraîne ordinairement des mouvements populaires, ne ferait que compromettre la paix de l’Europe pour longtemps, si ce n’est pour toujours, en soulevant des questions que ni la science ni le fer ne peuvent résoudre. Comment déterminer, par exemple, en Autriche, la nationalité de telle ou telle population, en saisir la nuance jusque dans le moindre fragment isolé et dire à quel corps politique il doit appartenir. L’ambition et l’ignorance seules ont intérêt à exploiter ces prétendues aspirations nationales des masses, afin de détourner l’attention du pays, des questions dont dépend son existence politique.

Mais n’insistons pas, car il est presque impossible de traiter ce sujet en peu de mots, tant sont vastes les dimensions artificielles que lui a données l’imagination de certains doctrinaires ; rappelons-nous seulement cette maxime incontestable, savoir : qu’au point de vue du développement intellectuel et moral d’une nation, de son progrès historique comme race, il importe souverainement qu’elle puisse vivre et se développer au milieu des circonstances politiques les plus variées, qu’elles soient favorables ou non. Il y a un très grand avantage pour elle à vivre dans des états divers, ainsi que cela a lieu, par exemple pour la nationalité française en France et en Suisse, pour les Allemands en Allemagne et en Suisse. Tout en conservant intacts ses traits principaux, la nationalité revêt alors des formes plus variées dans les manifestations importantes de sa vie, et cette variété exerce une influence bienfaisante sur son développement social.

Par contre, les unités absolues de race seraient le plus grand mal qui pût frapper les intérêts de la civilisation européenne. Dans le commerce habituel et la vie pratique une certaine homogénéité des peuples dont se compose un État offre, sans doute, des avantages ; mais l’unification absolue, si toutefois elle est possible, serait désastreuse. Les États eux-mêmes sont intéressés à la répudier : les nationalités diverses sont un lien naturel qui les unit pour former un seul système européen ; elles facilitent les relations internationales et garantissent la paix générale. Sans elles les contrastes politiques deviendraient incomparablement plus sensibles, les chocs plus rudes, les luttes plus fréquentes, sinon perpétuelles. Une tentative d’unification condamnerait l’Europe à des guerres sanglantes.

Autant il est vrai que l’affinité de race et les sympathies on les antipathies qu’elle fait naître forment un des éléments de la vie sociale et politique des peuples, autant il est certain que les aspirations nationales des derniers temps doivent leur existence à bien des influences dont le caractère n’est rien moins qu’ethnographique...

L’histoire des nations, si variée dans ses formes, réunit les hommes en dehors de toute loi fixe, les groupe sans avoir égard au sang ni à la race et crée ainsi les unités politiques auxquelles nous donnons le nom de peuples et qui ne coïncident guère avec les nationalités. C’est ainsi qu’elle a uni l’Alsace et la Lorraine à la nation française si intimement qu’elles en ont adopté l’esprit : esprit qui nulle part, peut-être, ne s’est montré, lors des derniers événements, aussi vivace que chez elles. Et qu’on n’aille pas invoquer ici le droit historique ; qu’on ne dise pas que ces provinces doivent appartenir à l’Allemagne à titre d’ancien patrimoine, jadis violemment arraché par la France. Si on voulait appliquer un semblable principe aux États européens, il n’y aurait pas un seul d’entre eux qui ne dût craindre pour ses domaines. D’ailleurs ce principe est très incertain, les frontières politiques ayant subi des changements sans nombre ; il justifierait toutes les violences et bouleverserait la carte de l’Europe. En outre, si l’on invoque l’état de choses qui a existé il y a cent cinquante ans, pourquoi ne pas remonter quelques siècles plus haut, à I’époque où l’Alsace-Lorraine n’appartenait ni à la France ni à l’Allemagne, mais formait un territoire mitoyen et indépendant ?

En poursuivant ses considérations, le publiciste russe estime que la haine inspirée à la France par son démembrement doit, tôt ou tard, aboutir à une guerre ; que c’est pour elle un devoir sacré de délivrer les plus dévoués de ses fils gémissant sous le joug étranger. « De même, continue-t-il, ce serait peine perdue de vouloir prouver aux Alsaciens qu’ils ne sont nullement français, mais de vrais Allemands. Pour y réussir, il faudrait d’abord les germaniser, c’est-à-dire les dénationaliser, ce qui ne pourra se faire qu’après quelques générations. Admettons cependant que cela s’accomplisse un jour, reste à savoir si la France ne prendra pas sa revanche d’ici là. Quoi qu’il arrive, c’est toujours, pour la Prusse, une perte de forces morales et matérielles qu’elle aurait pu employer à autre chose. Mais voilà ce qui arrive d’ordinaire dans des cas semblables : on se voit en face d’une nécessité historique inexorable et on s’incline devant elle, comme le fait, par exemple, la Russie par rapport à la Pologne. » (P. 151.)

Le lecteur me pardonnera d’avoir peut-être abusé de sa patience. Le ton sympathique des pages qu’il vient de lire, leur actualité et surtout la justesse de la plupart des appréciations qu’elles contiennent, le porteront, je l’espère, à en excuser la longueur. Je ne crois pas, d’ailleurs, être sorti de mon sujet, et la dernière phrase relative à la Pologne nous y ramène tout naturellement. Il peut se faire que l’auteur de ces considérations, tout en plaidant la cause de l’Alsace-Lorraine, ait eu en vue les provinces baltiques de la Russie, qui pourraient bien devenir une pomme de discorde entre elle et sa puissante voisine. Mais elles s’appliquent également aux provinces occidentales de la Russie. Ainsi que l’Alsace-Lorraine, ces provinces formaient autrefois des principautés autonomes, indépendantes ; plus tard, elles furent conquises par les grands-ducs de Lithuanie, et quand celle-ci se fut unie à la Pologne, elles firent partie du royaume jusqu’à l’époque de son partage (arrivé dans l’intervalle de 1772 à 1795) où elles passèrent enfin à la Russie. Je n’ai pas à apprécier ici la valeur du principe de la nécessité historique à l’aide duquel on voudrait justifier le démembrement de la Pologne. Mais puisque le Messager russe a recours à ce nouveau Deus ex Machina, qui est en effet très commode pour trancher les difficultés les plus gênantes et pour absoudre n’importe quel méfait, il ne saurait trouver mauvais qu’on s’en serve aussi contre lui. Il ne faut pas oublier que la Revue dont nous avons extrait ces passages a pour rédacteur en chef un des promoteurs les plus systématiques de la russification des provinces de l’Ouest, notamment pour le culte. Elle considère naturellement ces contrées comme étant russes et nullement polonaises. On pourrait lui demander sur quoi elle fonde soit assertion. Est-ce sur le droit de conquête ? Mais elle vient de le déclarer indigne du XIXe siècle ; et d’ailleurs, la conquête ne change pas le caractère ethnographique des peuples conquis. Invoquera-t-elle le droit historique ? Dira-t-elle que les provinces ont primitivement fait partie de la Russie et que celle-ci, par conséquent, n’a fait que reprendre son ancien patrimoine ? Mais elle vient de dire que ce droit est, au fond, révolutionnaire. Ensuite, si par le mot Russie il faut entendre la Grande-Russie actuelle (l’ancienne Moscovie), l’argument repose sur une fausse supposition. En effet, la Grande-Russie, comme État, ne date que du XIVe siècle. La plus ancienne chronique russe, attribuée à Nestor (1100) n’en connaissait pas l’existence ; elle énumère cependant les principales tribus asiatiques fixées, à cette époque, sur le territoire qu’occupe aujourd’hui le peuple grand-russien. Il n’y avait alors, d’après la même chronique, que des Russes occidentaux et méridionaux (appelés plus tard Blancs-Russiens et Petits-Russiens), qui occupaient tout le territoire des provinces actuelles de l’Ouest, sans compter le pays également russe de Novgorod[5]. Là était la véritable Russie, ayant ses deux centres principaux à Novgorod et à Kiev. On ne peut donc invoquer le droit historique en faveur de la Russie orientale ou moscovite, puisqu’alors Moscou n’existait même pas, au moins comme État. Reste le principe de nationalité ; mais celui-ci, nous l’avons vu, a été avec raison déclaré inadmissible, d’autant plus que, dans le cas présent, le slavisme des Grands-Russes est lui-même mis en question par leurs adversaires.

Nous devons entrer ici dans quelques détails. Il existe une théorie d’après laquelle les Grands-Russes appartiendraient à la race touranienne ; par conséquent, ils n’auraient rien de commun avec la nationalité éminemment slave des provinces occidentales. Cette théorie ingénieuse, dont la nouveauté a séduit quelques écrivains français, semble avoir été imaginée pour les besoins d’une cause devenue populaire en France. Elle peut satisfaire aux aspirations patriotiques de la nation polonaise et expliquer en partie ses persévérantes protestations contre l’ordre actuel des choses ; elle n’est point nécessaire à la question qui nous occupe. En effet, quand même il serait démontré que les Grands-Russiens sont d’origine touranienne, tatare ou mongole, qu’en pourrions-nous conclure au sujet du droit qu’ils s’arrogent d’introduire la langue russe dans le culte catholique, ou de s’ingérer dans des affaires ressortissant exclusivement à la juridiction de l’Église ? D’ailleurs, cette théorie est loin d’être adoptée par tous les Polonais. « La vérité est, dit M. Ladislas Mickiewicz, que personne n’accusera de tendresse à l’égard de la Russie, la vérité est que les Russes sont des Slaves, mais des Slaves dont le cœur est comme pétrifié, dont l’âme s’est mongolisée. La nation polonaise, comme Abel, est victime d’un fratricide. C’est la lutte de deux esprits, de deux nations, non de deux races[6]. »

Ôtez le cœur pétrifié et l’âme mongolisée, et vous aurez la vérité. Il serait facile de multiplier les témoignages venant du même camp et parlant dans le même sens. Oh ! mais à quoi bon ?

Encore un coup, la théorie dont nous parlons n’est point nécessaire à notre thèse ; elle est trop entachée d’exagération pour ne pas rendre suspectes ses meilleures preuves. En voulant prouver trop, elle risque de ne prouver rien. Est-ce à dire qu’elle n’ait rien qui mérite l’attention de l’historien ? Nous sommes les premiers à déclarer le contraire, d’autant plus que ce qu’elle contient de vrai, de sensé, les historiens russes de nos jours le disent également. Ils reconnaissent franchement que les Grands-Russiens sont un peuple mixte, ce qui leur est commun, ajoutent-ils, avec d’autres grands peuples, les Romains, les Français, les Anglais. Ils avouent qu’ils sont le produit de la colonisation de la Russie par les Slaves de l’Ouest ; qu’à côté d’eux, au nord et au nord-est de la Russie actuelle, vivaient jadis et vivent encore de nombreuses tribus finnoises ou turques, avec lesquelles ils se mêlèrent et qu’ils finirent par absorber. Ils ne nient pas que le sang finnois n’ait laissé des traces dans les veines du Grand-Russien, comme la domination tatare en a laissé dans son caractère. Ils concéderont même que, de tous les peuples qui prétendent au nom de Slaves, c’est le plus mêlé, le moins slave, et que, sous ce rapport, il est l’opposé des Blancs-Russiens, dont le sang slave est le moins mêlé[7]. Ils font remarquer que le mélange date de temps immémorial, qu’il s’est fait lentement, naturellement, presque sans violence. Ni les chroniques, ni les traditions ne laissent supposer que les tribus finnoises aient été détruites ou chassées des localités où les trouva le plus ancien annaliste russe et où elles ne subsistent plus ; à leur place, on ne voit que des Grands-Russiens. Que sont-elles devenues ? La réponse, la voici : elles se mêlèrent avec l’élément russe, elles s’y fondirent, elles se sont russifiées. Ainsi s’explique la formation du peuple grand-russien, qui, au XIIe siècle, existait à peine, puisque la plus ancienne chronique indigène (attribuée à Nestor) ne le connaissait point, et qui compte aujourd’hui environ 40 millions d’âmes.

Voilà ce qui est acquis à la science moderne et enseigné par les Russes eux-mêmes. En conclura-t-on, encore une fois, que les Grands-Russiens ne sont point de la famille slave ?

« Pour être croisés de Finnois et de Tatares, répond excellemment M. Leroy-Beaulieu (Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1873), les Grands-Russiens ne sont devenus ni l’un ni l’autre, et de ce qu’ils ne sont point de pure race indo-européenne, il ne suit pas que ce soient des Touraniens. La langue et l’éducation historique ne sont pas les seuls titres au nom de Slave. Le Grand-Russien n’est pas seulement slave par les traditions, par l’âme ; il l’est encore par filiation directe, par le corps, par le sang. Une part notable du sang de ses veines est slavonne et caucasique. La proportion est impossible à déterminer. La Grande-Russie ne fut pas soumise par les Slaves de Kiev et de Novgorod à main armée ; ce fut une longue et lente colonisation, comme une infiltration sourde et séculaire des Slaves, qui a cela de remarquable qu’elle a presque échappé aux annalistes et que l’histoire en devine le début sans en pouvoir fixer les phases[8]. »

Le grand fait de la colonisation de la Russie centrale nous fournit encore une autre conclusion. Pourquoi l’élément finnois s’est-il fondu dans l’élément slave, sinon parce qu’il lui était inférieur sous le rapport de la civilisation, quelque peu avancée que fût celle des colons grands-russiens. Des phénomènes analogues se sont produits dans les contrées occidentales autrefois soumises à la Pologne. L’élément russe y étant mis en présence du lithuanien, l’a dominé moralement, tout en restant son vaincu dans l’ordre politique. Les Lithuaniens adoptèrent la langue des Blancs-Russiens, qui devint celle de l’administration, des lois, de I’aristocratie et des habitants des villes, si bien que l’idiome de la nation conquérante ne fut parlé que par le peuple de la Lithuanie proprement dite et de la Samogitie. Les Blancs-Russiens, à leur tour, étant placés en contact avec la nation polonaise, subirent son influence en adoptant sa langue, sa religion, ses mœurs. Bref, ils se polonisèrent. Dans l’un et l’autre cas, la cause est la même, et ces transformations ne furent provoquées ni par la violence, ni par la pression ; ce fut la conséquence naturelle de cette loi générale, en vertu de laquelle un élément supérieur exercera toujours une action transformatrice sur un autre qui lui est inférieur.

Dans les pages qui précèdent, nous avons essayé de faire connaître les populations auxquelles on voudrait imposer la langue officielle comme langue du culte public. Nous avons esquissé à grands traits les diversités plus ou moins profondes qui les séparent des Russes de l’empire, au point de vue de l’histoire, de la langue, de la nationalité et de la religion. De toutes ces considérations se dégage ce nous semble, la conclusion suivante : savoir que, si les provinces occidentales ne sont pas polonaises d’origine, elles l’ont été par le fait d’une longue domination de la Pologne, dont elles ont adopté la nationalité, et que, pour légitimer la mesure que poursuit la Russie vis-à-vis des catholiques de l’Ouest, il faudrait l’appuyer sur des titres et des droits moins sujets à contestation.

    de ne pas avoir sous la main le texte original de l’auteur, qui a été peu satisfait de la version française.

  1. Il serait plus exact de dire variétés.
  2. Ce n’est pas dans une partie qu’il domine, mais dans toute la Russie-Blanche, sauf dans le coin nord-ouest du gouvernement de Vitebsk.
  3. Quelqu’un a fait la remarque que, dans les localités où les Blancs-Russiens et les Petits-Russiens se rencontrent, leurs idiomes perdent les particularites dialectiques et se rapprochent de celui de la Grande-Russie. Phénomène singulier, qui, s’il était constaté, indiquerait l’origine de la langue grand-russe et confirmerait l’opinion de ceux qui croient voir en elle un produit des idiomes parlés par les habitants de la Blanche et Petite-Russie.
  4. Messager russe, mai 1873, p. 144 et suiv.
  5. M. Kostomarov les fait venir du sud à cause de la frappante ressemblance qu’il dit exister entre l’idiome qu’on parle à Novgorod et la langue des Petits-Russiens. La première fois qu’il a entendu parler un Novgorodien, il l’a pris pour un Petit-Russien s’efforçant de parler la langue de la Grande-Russie (Monographies et recherches historiques, t. I, p. 331, éd. de 1872).
  6. Histoire populaire de Pologne, par Adam Mickiewicz, publiée et annotée par L. M, p. 54, Paris, 1867.
  7. Toutes ces considérations ont été parfaitement développées par M. Anatole Leroy-Baulieu, dans ses remarquables études sur la Russie, qu’il publie dans la Revue des Deux Mondes depuis septembre 1872. Nous espérons qu’elles paraîtront bientôt en volume séparé.
  8. La formation du peuple grand-russien est un des problèmes les plus importants de l’histoire russe. Un ouvrage complet sur cette riche matière est encore à faire, mais il existe d’excellentes monographies, qu’on peut consulter avec profit. Nous indiquerons en premier lieu les travaux de MM. Léchevski et Kavéline, publiés dans le Messager de l’Europe (mars et juin 1866). les ouvrages de M. Thirsov, Populations indigènes dans la partie nord-est de la Moscovie (Kazan, 1866), de M. Korsakov : Méras et la principauté de Rostov ; L’Histoire de la principauté de Riazan, par M. Ilovaïski, et Les Histoires générales de Russie, par Soloviev, Bestoujev-Rumine, etc.