De la langue russe dans le culte catholique/II

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II.

C’est à dessein que nous avons reproduit plusieurs tableaux statistiques des provinces en question ; chacun pourra les comparer et arriver à des conclusions intéressantes. On ne tardera pas à se convaincre de l’extrême difficulté qu’il y a d’obtenir des calculs exacts. Les chiffres officiels ne sont pas plus rassurants ; ils ont même le triste privilège d’inspirer moins de confiance que les autres. Telle est au moins l’opinion assez répandue dans le public russe. Quelques détails vont démontrer le fait.

Prenons, par exemple, le gouvernement de Grodno. D’après M. Erckert, il contient 270, 000 Polonais, tandis que la Société géographique de Saint-Pétersbourg n’en compte que 193, 228, et l’atlas de M.M. Batuchkov et Rittich les réduit à 82, 908. De la sorte, nous avons ici à la fois le maximum, le minimum et la moyenne, les différences les plus tranchées. Lequel des trois chiffres est le vrai, et comment le savoir ? « Pour ma part, dit M. Erkert, je tiens le chiffre de 83, 800 pour tout à fait inexact : d’abord, par la raison que le gouvernement de Grodno est plus rapproché de la Pologne que les autres ; ensuite, parce que sa partie occidentale a été durant des siècles sous la dépendance immédiate du royaume ; enfin, c’est le seul gouvernement où la très grande majorité de la population rurale se compose de Polonais. Le chiffre de 83, 800 est basé sur l’évaluation faite en 1848. Un autre calcul basé sur les idiomes aurait des résultats plus vraisemblables, quoique ce dernier moyen offre de grandes difficultés[1]. »

M. Erkert parle ici d’un auteur qui a mis en avant le chiffre de 83, 800 ; il ne le nomme pas ; mais tout ce qu’il dit s’applique parfaitement à M. Batuchkov, dont il connaissait d’ailleurs l’ouvrage[2]. Les raisons apportées par M. Erckert à l’appui de son assertion paraissent fort justes ; toutefois, elles n’expliquent pas la difficulté, et ce qu’il ajoute, à la fin, au sujet des calculs basés sur les idiomes, semblerait les compliquer encore davantage, puisque, selon lui, les idiomes offrent une base peu favorable à la nationalité polonaise. « Prendre pour base de la délimitation des peuples polonais et russes la langue qu’ils parlent actuellement, c’est, dit-il, le moyen d’obtenir le minimum des Polonais. Dans les gouvernements de Vilno et de Grodno, l’influence polonaise s’était fait sentir d’une manière si puissante qu’elle y a créé une langue à part, qui n’est ni le polonais ni le russe, mais un mélange de l’un et de l’autre. En tenant compte de ce phénomène, qui se reproduit aussi ailleurs, quoique dans une mesure diverse, on devrait diminuer en conséquence le chiffre assigné à la nationalité polonaise, de telle manière qu’elle serait insignifiante dans les provinces russiennes du sud (Volhynie, Kiev et Podolie), mais deviendrait plus sensible dans celles de la Russie Blanche, d’après la gradation suivante : Mohilev, Vitebsk, Minsk, Vilno, Grodno. De cette façon, au lieu de 1,257,000 Polonais, ou en obtiendrait tout au plus 1 million (p. 55). » C’est, en effet, ce qu’a obtenu la Société géographique, qui n’en compte que 1,027,947 (tabl. IV). M. Schédo-Ferroti, qui nous donne ce chiffre, dit expressément que, dans son tableau, il a mis sous la rubrique Russes tous les habitants parlant n’importe lequel des diverses idiomes russes, le petit-russien, le ruthène (?), le patois de la Russie-Blanche, etc. (p. 91). Mais c’est aussi ce qui explique le chiffre insignifiant de 82,908 adopté par les auteurs de l’Atlas confessionnel. Il est évident qu’ils y sont arrivés en considérant comme non polonais les 187,632 catholiques russiens qui habitent le gouvernement de Grodno (tabl. Ill) et qui parlent une langue mixte ; car en les ajoutant aux Polonais de la même province, on obtient précisément le nombre indiqué par M. Erkert (270,540). Si donc les calculs basés sur les idiomes amènent des résultats plus vraisemblables, ils donnent raison à M. Batuchkov. On le voit, toute la question se réduit à savoir si les Russiens de Grodno sont polonais ou non, et on pourrait en dire autant des Russiens de Vilno. Toujours est-il cependant que le désaccord subsiste.

Autre exemple. M. Rittich porte le nombre des Grands-Russiens, dans la province de Kovno, à 21,743, dont 14,600 starovères et 257 catholiques. D’après M. Erkert, ce gouvernement n’aurait que 16,000 Russes en tout, chiffre bien plus vraisemblable[3]. Comme le starovérisme est une plante qui ne pousse que sur le sol grand-russien et que les Russes de l’Ouest ne le cultivent guère, il faut en conclure que les 6,877 Grands-Russes qui restent en trop se composent d’employés du gouvernement ou de soldats en garnison dans le pays, — population trop flottante pour mériter de figurer sur un tableau ethnographique. Il peut se faire cependant que le chiffre des rascolniks soit marqué au-dessous de la réalité, rien n’étant plus mystérieux que le nombre réel de ces sectaires. Ainsi, les tableaux officiels en comptent près de 1 million seulement, tandis qu’ils dépassent certainement 10 millions. Il y a des auteurs qui portent leur nombre à 12 et même à 15 millions. De même, d’après les calculs officiels, dans tout le gouvernement de Toula, il n’y aurait que 2,000 starovères, et la vérité est que la seule ville de ce nom en contient davantage[4].

La statistique des Lithuaniens offre des divergences non moins frappantes. Ainsi, M. Rittich n’en compte que 1,286,296 en tout, tandis que la Société de géographie porte leur nombre à 1,645,587. De plus, toutes les deux en assignent 64,149 au gouvernement de Minsk, environ 1.000 à celui de Mohilev et près de 20,500 à la Volhynie, — soit 85,694 âmes dont il n’existe pas la moindre trace sur le tableau d’Erkert. Enfin, dans le gouvernement de Vitebsk, il y aurait d’après Rittich 167,000 Lithuaniens, et seulement 140,000 d’après Erkert. Malgré cela, chose étrange ! la totalité de la population lithuanienne l’emporte chez ce dernier sur le chiffre qu’en donne M. Rittich !

On pourrait multiplier les exemples qui constatent des divergences analogues. Bornons-nous à une remarque générale. En examinant le tableau de M. Batushkov, on ne saurait s’empêcher d’y découvrir une certaine tendance à exagérer partout l’élément russe au détriment polonais et lithuanien. Mais il est dans le vrai quand il s’agit des totalités : en règle générale, il donne le maximum, tandis que M. Erkert a le chiffre moyen, et la Société géographique suit le minimum. L’exception n’existe que pour le gouvernement de Minsk, auquel celle-ci assigne plus de 1 million d’habitants que l’atlas de Batushkov réduit à 994,023.

Au reste, que prouvent, en définitive, toutes ces divergences ? À quels résultats nous mènent-elles ? Supposons que tous les calculs soient exacts, qu’ils ne portent aucune trace d’exagération, qu’en conclurez-vous ? Que la supériorité numérique est du côté de la nationalité russe ? Personne ne le nie. Et puis ? Que toute la question est résolue et la cause finie ? Nullement. Pour qu’elle le fût, on devrait prouver que les Russiens de l’Ouest ne sont point polonisés, qu’ils sont dans la même condition que les Grands-Russes et doivent être confondus avec eux. Il est des auteurs, cependant, qui exagèrent énormément les conséquences. De ce nombre est Schédo-Ferroti, pour ne citer qu’un seul entre mille. Écoutons :

Ces chiffres, dit le feu baron[5], sont bien plus éloquents que ne pourrait l’être aucun raisonnement. — Ils prouvent à l’évidence que, dans les provinces en question, le nombre de ceux qui parlent le russe est six fois plus grand que celui des habitants polonais ; que, dans aucune de ces contrées, pas même en Lithuanie, les Polonais ne sont plus nombreux que les Russes, et que, dans d’autres (Kiev et Mohilev), il y a de dix-sept à vingt-six fois plus de Russes que de Polonais.

Nous l’avons vu, l’auteur comprend sous le nom de Russes tous ceux qui parlent un idiome russe quelconque, restant ainsi dans l’équivoque à laquelle prête ce nom. Il oublie de dire que dans les deux provinces de Kiev et de Mohilev il n’y a que 35,000 Grands-Russes, tandis que les Polonais s’y comptent au nombre de 110 à 115,000.

La prétention de ceux qui revendiquent les anciennes provinces de la Pologne à titre de pays habités par une population polonaise tombe donc à plat devant la supériorité numérique de l’élément russe, à moins qu’on ne veuille faire abstraction du peuple, pour ne prendre en considération que la nationalité des classes qui le dominent, soit par leur position, soit par leur richesse... ; mais alors même... on trouverait qu’il y a deux nationalités rivales à se disputer les provinces, la nationalité polonaise et la nationalité juive, ou l’aristocratie de race et l’aristocratie financière. Il y a onze juifs sur dix Polonais, et, dans les provinces de Vitebsk, Mohilev et Kiev, la supériorité numérique des juifs est encore plus grande. A Mohilev, il y a quatre fois plus de juifs que de Polonais. Tant qu’on maintient le principe que la nationalité d’un pays est à déterminer d’après celle de la majorité de ses habitants, et à moins de nier que soixante est plus que seize, — seize plus que onze, — et onze plus que dix, — les provinces jadis soumises à la couronne de Pologne doivent être déclarées russes, lithuaniennes ou juives, mais jamais polonaises (p. 95).


C’est cependant cette dernière dénomination qui est la plus reçue en Occident et elle ne manque pas d’avoir sa raison d’être. D’abord, parmi les Polonais eux-mêmes, il en est fort peu qui soutiennent que les Russiens soient d’origine polonaise. S’ils donnent aux provinces occidentales le nom de polonaises, c’est parce qu’ils se mettent au point de vue politique, que leur domination passée durant des siècles justifie assez. Schédo-Ferroti n’en tient pas suffisamment compte. Au lieu de parler de la nationalité juive ou lithuanienne, il aurait mieux fait d’évaluer l’élément grand-russe qui est principalement en cause et de nous expliquer quelle nécessité il y a de russifier le pays, s’il est vrai que cet élément y est dominant et d’une supériorité numérique écrasante.

L’assertion des Polonais, dit-il, que leurs anciennes conquêtes, la Podolie, la Volhynie etc., leur reviennent de droit, est aussi vraie que si l’on disait que la Guyenne, l’Aquitaine, la Normandie, la Picardie et même l’Ile-de-France avec Paris, sont des provinces anglaises, parce que dans le temps elles ont un moment appartenu aux Anglais. En élevant des prétentions sur ces anciennes conquêtes, les Polonais compromettent leur propre cause, car en évoquant le droit de conquête, ils confirment la domination russe sur leur pays, qui est une conquête de la Russie (p. 89).

On pourrait simplement nier la parité. Il y a, en effet, une énorme différence entre la domination d’un moment et celle qui a duré quatre siècles. Ensuite, ou pourrait faire observer que ce droit historique s’appuie sur la conquête autant que sur les traités : les deux Russies (Blanche et Petite) appartenaient déjà en grande partie à la Lithuanie. Lorsque celle-ci s’est unie au royaume de Pologne, les provinces russiennes partagèrent le même sort.

Outre la parité de race entre les Polonais et ces habitants des provinces en litige, continue Schédo-Ferroti, on a essayé de fonder les prétentions du parti ultra-patriotique sur le principe de parité entre les convictions religieuses, en affirmant que la population de ces provinces, à l’instar de celle de la Grande-Pologne, était catholique, apostolique et romaine.

Ici encore la supériorité numérique est du côté des orthodoxes grecs, qui comprennent presque les deux tiers de la population de ces provinces. À l’exception de Vilno[6], où le peuple est lithuanien et non pas polonais, les adhérents de l’Église orthodoxe grecque sont partout plus nombreux que les catholiques ; dans deux provinces, Mohilev et Kiev, il y a même trois fois plus de juifs que de catholiques (p. 95).

Schédo-Ferroti semble avoir oublié qu’il n’y a pas très longtemps encore, la supériorité numérique était du côté des catholiques ; qu’outre les latins, il y avait près de 2 millions de catholiques du rite grec, et que cette Église unie avait été encore plus nombreuse lors du partage de la Pologne. Maintenant que l’Union n’existe plus officiellement dans les provinces de l’Ouest, on aurait mauvaise grâce, sans doute, à prétendre que les catholiques surpassent en nombre les orthodoxes. Il est même fort douteux qu’il se trouve des gens qui puissent s’illusionner à ce point, à moins qu’ils ne tiennent pour catholiques les anciens grecs unis, malgré leur passage au schisme. Dans ce cas, ils mériteraient le même reproche que ces prétendus orthodoxes qui regardent les grecs unis comme leurs coreligionnaires et s’étonnent de les voir figurer sur la liste des catholiques. Le nombre de gens qui se font de pareilles idées sur les choses les plus simples de la religion est plus considérable qu’on ne le croit, et ce ne sont pas toujours les moins instruits qui pensent ainsi[7]. Cela nous amène à examiner de plus près le principe de nationalité et de déterminer la place qu’il doit occuper dans la question de la russification du culte catholique.


Trois choses concourent puissamment à former une nationalité : la communauté de la langue, celle de la foi et enfin celle de la civilisation. C’est ce qui eut lieu dans les provinces de l’Ouest, et d’autant plus facilement qu’il n’y avait aucune disparité de race entre les peuples indigènes, sans excepter les Lithuaniens, que certains ethnographes considèrent même comme une branche aînée des Slaves. Nous voyons s’établir entre ce peuple d’une part, les Russes et les Polonais de l’autre, une certaine communauté de langue, de religion et de mœurs. D’abord, en ce qui concerne la langue, le polonais devint la langue habituelle de l’administration, de l’école, de la vie privée, et cela non seulement, dans les hautes classes des Russes ou des Lithuaniens, mais encore parmi les gens du peuple et même parmi le clergé hétérodoxe. L’idiome blanc-russien subit une si forte influence de la langue dominante, que le fameux grammairien Gretch, dont le nom faisait jadis autorité, le considérait comme une nuance, une variation du polonais.

D’après Schleicher[8], qu’une mort prématurée a enlevé à la

 
  1. Coup d’œil sur les prov. occid., p. 56.
  2. Ibid., p. 2.
  3. En ajoutant aux 14,609 rascolniks les 1,141 Russiens orthodoxes et les 275 catholiques russes, on obtient juste16,025.
  4. Voir La Causerie, de 1871, t. X, article de M. Zavadski-Krasnopolskoi.
  5. La Question polonaise, p. 92. Nous citons les propres paroles de l’auteur dont le français laisse parfois un peu à désirer.
  6. Sous ce nom, l’auteur comprend aussi le gouvernement de Kovno.
  7. Qu’il me soit permis de produire ici les raisonnements par lesquels un écrivain russe a motivé cette étrange opinion. Dans sa Statistique comparée de Russie, 1871, M. Pavlov, en énumérant les catholiques, a compris dans leur nombre les 200,000 grecs unis du diocèse de Khelm, dans le royaume de Pologne. Un écrivain de la Causerie (Besieda), revue panslaviste de Moscou, en fut fort scandalisé. « Apparemment, écrit-il, l’auteur de la Statistique ignorait que les uniates russes communient sous les doux espèces et ont des prêtres mariés ; que les offices divins se font chez eux en vieux slavon d’après le rite et les usages de l’Église «  orthodoxe » (donc les grecs unis sont orthodoxes (!), à cette exception près qu’au lieu de prier pour le synode, comme cela se fait dans l’Eglise orthodoxe, leurs prêtres prient pour le très saint Père le pape de Rome. (Bagatelle !) L’auteur paraît ne pas avoir été bien renseigné sur le compte des unis ; autrement il n’aurait pas séparé de l’orthodoxie ceux qui s’en étaient séparés non pas en vertu d’une protestation, ainsi que l’ont fait les rascolniks, mais sous la pression inexorable du joug « nobiliaire et jésuitique. » (1871, t. X, section Nouveaux livres, p. 49.)

    Ce docte théologien de la revue panslavisie (l’article est signé : Zavadskii-Krasnopolski) aurait besoin d’être instruit bien plus que l’auteur de la Statistique comparée, qui a parlé très correctement ; il aurait mieux fait de s’occuper de chiffres, et de ne pas toucher aux questions dont évidemment il ignore les premiers éléments. Rien n’est plus commun cependant parmi les Russes que de tenir les catholiques du rite grec pour orthodoxes, uniquement parce qu’ils ont le même rite que l’Eglise russe et malgré leur croyance à la primauté du pape, chef de l’Eglise et vicaire de Jésus-Christ ; comme si la diversité du rite constituait celle de la religion. Si les savants pensent de la sorte, que ne doit-on pas attendre des masses !
  8. Les langues de l’Europe moderne, trad. par H. Ewerbeck, p. 260, Paris, 1852. Schleicher y a suivi l’auteur des Antiquités slaves, le célèbre Schafarik. Je regrette