De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Tome 2/Texte entier

DE LA JUSTICE


DANS LA RÉVOLUTION


ET DANS L’ÉGLISE


NOUVEAUX PRINCIPES


DE PHILOSOPHIE PRATIQUE


adressés
à Son Éminence Monseigneur Mathieu, Cardinal-Archevêque de Besançon


PAR


P.-J. Proudhon


Misericordia et Veritas obviaverunt sibi ;
Justicia et Pax osculatæ sunt.

Psalm. lxxxiv, 11.


TOME DEUXIÈME




PARIS
LIBRAIRIE DE GARNIER FRÈRES,
6, rue des saints-pères et palais royal, 215

1858


DE LA JUSTICE
DANS LA RÉVOLUTION
ET DANS L’ÉGLISE


CINQUIÈME ÉTUDE


DE L’ÉDUCATION


À Son Éminence Mgr Matthieu, Cardinal-Archevêque de Besançon.

I

Monseigneur,


Napoléon Ier dit dans ses mémoires :

« Mon enfance n’eut rien de remarquable ; je n’étais qu’un enfant curieux et obstiné. »

C’est justement ce que l’on peut dire de la plupart des enfants du peuple.

Je m’étais toujours flatté, sous ce rapport, d’être au niveau de la multitude et du grand homme, et ne m’attendais pas que, sous l’inspiration de mon archevêque, un entrepreneur de biographies viendrait chercher dans l’insignifiance de mes premières années les symptômes de ce que, trente ans plus tard, en suivant obstinément le sillon de mon siècle, je devais devenir.

J’avais tort, certes : rien n’est indifférent au chrétien. Pour lui tout est préordonné : race, condition, inclinations, premières influences. Dites à ce chrétien, d’un individu pris au hasard, que cet homme est né pauvre, de parents à l’humeur entreprenante, raisonneuse, insoumise, sarcastique, comme on en trouve aujourd’hui partout, il vous répondra en hochant la tête que c’est une bouture de 93, que certainement Dieu ne l’aime pas.

Né au plus épais de ce limon révolutionnaire, je devais donc avoir reçu une éducation en rapport avec mon origine, avec le sang rustique qui coule dans mes veines, avec cet esprit de critique qui a fait de mes auteurs et collatéraux des liseurs de Codes, qui ferait bientôt de la nation tout entière une société de démons, si les Ignorantins n’y mettaient ordre.

« C’était chaque jour (chez mon père) un concert d’imprécations contre la Providence, contre la société, contre les hommes. »

Ainsi l’affirme M. de Mirecourt, et je ne doute pas qu’il n’ait puisé ses renseignements à bonne source.

Ma foi, s’il faut vous dire la vérité, Monseigneur, nous faisions encore pis, ne pensant guère plus à la Providence que nous ne comptions sur la société ; et vous savez que l’indifférence en matière de religion est bien autre chose que le blasphème. Je l’avouerai donc, on pratiquait chez nous avec tiédeur ; mais si tiède qu’elle fût, cette pratique pouvait paraître encore méritoire, tant on en attendait peu de chose. Mais on n’était pas ce qui s’appelle blasphémateur, incrédule ; on avait la foi du charbonnier ; on aimait mieux s’en rapporter à M le curé que d’y aller voir. « La religion, disait mon oncle Brutus, est aussi nécessaire à l’homme que le pain ; elle lui est aussi pernicieuse que le poison. » J’ignore où il avait attrapé cette sentence antinomique, dont je n’étais pas alors en état d’apprécier la valeur. Mais je sais fort bien que, tout en acceptant le pain, sans nous enquérir de la farine, nous avions grand’peur du poison, ce qui nous tenait perpétuellement dans l’occasion prochaine de l’incrédulité. Le premier cependant, et je crois le seul de la famille jusqu’à présent, je suis devenu pour tout de bon esprit fort et le plus grand blasphémateur du siècle, comme vous l’avez écrit quelque part. Il est bon que vous sachiez comment cela m’arriva.

II

Mes premiers doutes sur la foi me vinrent vers ma seizième année, à la suite de la mission qui fut prêchée en 1825 à Besançon, et de la lecture que je fis de la Démonstration de l’existence de Dieu, par Fénelon. Daniel Stern, dans son Histoire de la Révolution de 1848, rapporte à mon endroit cette anecdote, qui est vraie. Quand je sus par le précepteur du duc de Bourgogne qu’il y avait des athées (j’écris ce mot comme on le prononce à Besançon), des hommes qui nient Dieu, et qui expliquent tout par la déclinaison des atomes, ou, comme dirait La Place, par la matière et le mouvement, je tombai dans une rêverie extraordinaire. J’aurais voulu entendre ces hommes défendant eux-mêmes leur thèse ; les lire, comme je lisais Fénelon. Curiosité dangereuse, si vous voulez, et qui ne pronostiquait rien de bon, mais qui témoignait après tout de mon désir de m’instruire, et, j’ose le dire, de ma sincérité : car, enfin, s’il n’y avait, quoi qu’on dise, point de Dieu ! s’il y avait autre chose que Dieu ! ou si Dieu n’était rien de ce que le peuple pense, et que les prêtres disent ! si le rôle que cet être mystérieux joue dans le monde était en sens contraire de ce que notre religion suppose !… où cela nous mènerait-il ? où cela ne nous mènerait-il pas ?

À ce propos, je consignerai ici un fait que, malgré mon scepticisme naissant, il me fut impossible d’attribuer au clinamen. Étant au collége, je reçus pour prix, pendant cinq années consécutives, 1o  trois fois l’Abrégé de l’Ancien Testament, par Royaumont, 1 vol. in-12 ; 2o deux fois les Vies des Saints, extraites de Godescard, aussi in-12 ; pendant que certains de mes camarades, mieux qualifiés, recevaient de bons ouvrages de littérature et d’histoire. Si, me disais-je, le clinamen était la loi de l’univers, c’est juste le contraire qui arriverait. Moi, qui suis pauvre, et qui ne peux pas même acheter mes livres de classe, je fais le vide, et les piles de prix devraient m’échoir en raison de la pesanteur. Il faut donc qu’une autre force les détourne. Il y a de la Providence là-dessous !… Ah çà ! voudrait-elle faire un Stanislas Kostka du fils du tonnelier ?… Cette réflexion, qui était en même temps une explication telle quelle du phénomène, eut pour moi un double avantage : d’abord, de me préserver de l’envie, ensuite de me mettre sur mes gardes.

M. de Mirecourt cite un autre trait de la dureté de mon âme :

« À l’époque de sa première communion, les maximes chrétiennes ne peuvent terrasser son orgueil. »

Serais-je noté sur les registres de la paroisse ? Peste ! quelle police !

J’avais un peu plus de dix ans quand je fis ma première communion, et n’avais lu à cette époque que l’Évangile et les Quatre Fils Aymon. J’étais dans la plénitude de mon innocence ; et si le curé Sirebon, qui me confessait, était de ce monde, il vous en raconterait des traits risibles. Sa prudence, à coup sûr, y allait plus vite que mon étourderie. Le plus gros péché dont j’aie souvenance est qu’au sermon de la Passion qui nous fut prêché l’avant-veille de ce grand bonjour, les filles, dont les bancs étaient placés vis-à-vis de ceux des garçons, pleuraient à chaudes larmes, et que cela me donnait envie de rire. Vous figurez-vous ces Madeleines de dix à onze ans ?… À cet âge, je ne pouvais guère comprendre le cœur féminin et ses précoces tendresses. Pauvres petites ! elles sont vieilles à cette heure. Je voudrais savoir comment, avec les munitions du catéchisme, elles ont résisté aux assauts de l’amour, aux séductions de la vanité et aux découragements de la misère.

Pourquoi n’en conviendrais-je pas ? j’ai toujours eu peu de goût pour les œuvres de la vie dévote : me confesser, communier, faire la visite au Saint-Sacrement, baiser le crucifîx, assister au lavement des pieds, tout cela me déplaisait ; une antipathie profonde pour les clercs, bedeaux et marguilliers, que je regardais tous comme de fieffés Tartufes. J’avais observé de bonne heure qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour son sacristain ; et je détestais cette engeance d’église, qui m’eût fait prendre en grippe jusqu’aux plus belles saintes du paradis.

Un de mes amis, forcé comme moi de faire sa première communion, s’était présenté à la sainte table le Système de la Nature, du baron d’Holbach, sur la poitrine, en signe de protestation. Je n’étais pas de cette force, mais je bataillais avec le confesseur, et je me rappelle fort bien qu’un jour qu’il me grondait d’avoir mangé, en temps de maigre, des pommes de terre cuites avec de la graisse de cochon, — vous comprenez que nous n’avions pas autre chose, — je lui répondis : Mon père, mon pâque ne vaut pas votre vendredi saint !

Tandis que la religion se perd pour le peuple, elle devient pour les riches, comme la musique et les modes, un embellissement de l’existence, je dirais presque un objet de luxe. Quelle peut être la cause de ce revirement ? Est-ce la faute de Voltaire ? Est-ce la faute de Rousseau ? Ou n’est-ce pas plutôt celle de l’Église ? Nous en jugerons tout à l’heure.


CHAPITRE PREMIER.

Idée générale de l’Éducation. — Intervention de l’idée religieuse.

III

Après la morale, l’Église a toujours regardé l’éducation comme un triomphe ; c’est le plus beau fleuron de sa couronne. Il n’y a qu’elle, à l’entendre, qui sache élever la jeunesse, former son esprit et son cœur. Pas n’aurai besoin d’un long discours pour montrer qu’en fait d’éducation, pas plus qu’en fait de morale, l’Église n’a le droit de se montrer fière.

Et d’abord, qu’est-ce que l’Église apporte dans l’éducation des sujets qu’elle élève ? Que fournit-elle du sien ? Quel est son rôle, sa spécialité ?

En principe, l’éducation de l’individu est homogène et proportionnelle à l’état de l’espèce : c’est la concentration dans l’âme du jeune homme des rayons qui partent de tous les points de la collectivité.

Toute éducation a donc pour but de produire l’homme et le citoyen d’après une image en miniature de la société, par le développement méthodique des facultés physiques, intellectuelles et morales de l’enfant.

En autres termes, l’éducation est la création des mœurs dans le sujet humain, en prenant ce mot de mœurs dans son acception la plus étendue et la plus élevée, qui comprend non-seulement les droits et les devoirs, mais encore tous les modes de l’âme, sciences, arts, industries, tous les exercices du corps et de l’esprit.

Or, il est évident que l’éducation ecclésiastique n’a pas précisément pour but de remplir ce programme.

L’Église, par exemple, ne se mêle pas du travail des mains ; elle ne connaît point des opérations industrielles, agricoles, extractives, voiturières ; de la conduite des ateliers, du service des bureaux, magasins, etc. Tout cela cependant compose les mœurs ou formes de la production, dont l’influence est si grande sur l’esprit et le cœur. L’apprentissage ne la regarde pas.

L’Église n’est pas moins étrangère aux sciences. Il se peut que parmi ses membres elle compte des savants, tels, par exemple, que le fameux Gerbert, qui malgré sa réputation de sorcier fut fait pape sous le nom de Sylvestre II. Mais ce n’est pas en tant que prêtres qu’ils sont savants ; et il est de fait que pour ce savoir, emprunté d’ailleurs et que l’Église qualifie de profane, ils n’en sont pas estimés davantage. L’Église, en vertu de son institution, n’eut jamais la moindre initiative dans la science : elle l’a souvent persécutée, battue, pour les services qu’elle rendait, sans privilége de l’Esprit saint, à l’humanité ; et plus que jamais elle s’en méfie. Quand Grégoire XIII voulut réformer le calendrier, il s’adressa à un savant non ecclésiastique, Lilio ; quand Galilée, poursuivant la science de Lilio, essaya de l’accommoder à la foi chrétienne, il fut torturé par l’inquisition ; et quand Mabillon, au rapport de Genoude, empêcha une congrégation romaine de déclarer hérétique l’opinion qui soutient que le déluge de Noé ne fut pas universel, ce ne fut point assurément comme théologien qu’il se fit écouter, mais comme savant, et surtout conseiller prudent. On ne finirait pas à raconter de telles histoires.

Cependant on peut dire que la science, comme le travail, a aussi ses mœurs, dont l’action sur la moralité générale est incalculable : ce sont ses méthodes, ses classifications, analyses, hypothèses, etc., dont l’accoutumance fera toujours regimber l’esprit contre la foi.

En ce qui concerne les arts, la répugnance de l’Église est plus forte encore. Héritière de la tradition pharisaïque, elle a toujours vu dans la peinture et la statuaire des auxiliaires de l’idolâtrie ; et si Rome, dès le xve siècle, grâce à l’émigration des Grecs, s’est relâchée, la réforme est venue bientôt la rappeler à la sévérité de la discipline. Au surplus, la critique moderne nie positivement l’art chrétien. L’architecture dite gothique date de la fin des croisades ; elle fut solennellement abolie par Brunelleschi et Bramante, qui en démontrèrent géométriquement l’ineptie, et ne parut jamais à Rome. La peinture commence à Giotto, élève des anciens. Le christianisme ne peut devenir esthétique qu’en s’apostasiant : aussi condamne-t-il absolument la tragédie, la comédie, l’opéra, la danse, les gymnases ; il proscrit jusqu’au roman ; il voudrait anéantir la littérature grecque et latine. Et la raison de cet ostracisme est évidente : les arts tendent à l’exaltation de la personne humaine, par le déploiement de la force, du talent et de la beauté, ce qui est en opposition diamétrale avec la méthode de mortification et d’oraison que le salut requiert.

Qu’a fait l’Église en philosophie ? Rien : la question implique contradiction. La philosophie, partout où elle se montre, est le mouvement extra-religieux de l’esprit, la marche vers la science, objet étranger à la foi. L’Église est théologienne, c’est sa spécialité ; elle se sert de la philosophie, elle n’est pas philosophe. La scolastique, si fameuse autrefois et si oubliée, est sortie tout armée des livres d’Aristote, qui faillit être mis au rang des Pères.

L’Église connaît-elle de la Justice ? a-t-elle une jurisprudence ? — Oui, direz-vous, il existe un droit canon. En effet, nous avons montré dans nos précédentes études comment l’Église, en vertu de son dogme, a modifié les idées des anciens sur la Justice, dans ses rapports avec le respect des personnes, la distribution des biens, et le gouvernement. Mais, sans revenir sur la critique que nous avons faite de cette prétendue réforme, il suffit d’observer que le droit canon est universellement délaissé, et que, si la jeunesse prend des leçons de droit et d’économie politique, ce n’est pas à l’Église qu’elle les demande. L’enseignement de la Justice, de même que son application par les tribunaux, a toujours fait partie du temporel : oseriez-vous traiter cette sécularisation d’hérésie ?

L’Église, en un mot, ne se charge pas plus de former des citoyens que des producteurs et des artistes. Tel n’est pas l’objet de sa mission ; et si l’on a vu des sujets sortis des mains des prêtres s’élever à un haut degré de dignité civique et humaine, ils ne tenaient pas cet avantage de l’Église ; ils en étaient redevables à l’énergie de leur nature, et aux influences extérieures qu’ils recevaient de toutes parts. Est-ce l’Église ou la philosophie qui a produit cette génération à jamais glorieuse de 1789 ?

Je viens en quelques lignes de récapituler les objets principaux de l’éducation et de l’enseignement : travail, science, art, philosophie, Justice, cette dernière comprenant la morale publique et privée.

Mais l’éducation aussi constitue un art, le plus difficile de tous les arts ; une science, la plus profonde de toutes les sciences. L’éducation est la fonction la plus importante de la société, celle qui a le plus occupé les législateurs et les sages. Aux hommes il ne faut que le précepte ; à l’enfance, il faut l’apprentissage du devoir même, l’exercice de la conscience, comme du corps et de la pensée. L’Église, aussi bien que l’université, a produit d’excellents instituteurs de la jeunesse : qui le nie ? Il suffit de rappeler leur maître à tous, Fénelon ; et je sais, sans y croire, tout le bien qu’on a dit des jésuites.

La question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’éducation est par elle-même une profession religieuse et sacerdotale ou une profession purement civile ; si du moins l’Église, qui en revendique le privilége, possède, pour l’accomplissement de cette grande œuvre, une méthode à elle, un talent, une aptitude, un génie qui lui soit propre et qui découle de son dogme, ou pour mieux dire de la grâce attachée à son ministère. Depuis Xénophon jusqu’à Rousseau et Mme  Necker de Saussure, l’esprit philosophique a produit de nombreux traités d’éducation, que l’Église a copiés, imités, modifiés ou contredits, comme d’autres copient, modifient ou contredisent les procédés de l’éducation ecclésiastique. En quoi l’Église se distingue-t-elle essentiellement du laïcisme et de la philosophie ?

Pour moi, j’avoue qu’il m’est impossible de lui reconnaître, ici plus qu’ailleurs, la moindre spécialité. L’éducation ecclésiastique ne diffère de l’éducation séculière que par l’esprit religieux et les habitudes de piété qui s’y mêlent : pour le surplus, les maîtres ecclésiastiques procèdent comme les maîtres laïques, à telle enseigne que dans les colléges épiscopaux, hormis les devoirs de piété, dont le prêtre seul est le ministre, on se sert indifféremment, pour tout le reste, de laïques et de clercs.

Ainsi, jusque dans l’éducation, l’Église, pour être quelque chose, est forcée d’empiéter sur le domaine séculier ; elle ne possède rien en propre : tellement l’idéal qui réside en elle est incompatible de sa nature avec tout élément pratique et utilitaire ?

Ces éliminations faites, que reste-t-il pour l’enseignement de l’Église, et que vient-elle faire dans l’éducation ? Quel peut être l’objet de sa pédagogie ?

IV

Toute morale pratique repose sur ce premier principe, commun à la philosophie et à la religion :

Le péché souille l’âme ; vivre avec lui est pire que de mourir.

Tel est le dictamen de la conscience, soit qu’elle s’exprime par le poignard de Lucrèce, qui se tue pour une souillure à laquelle elle n’a pas consenti, mais dont la tache lui reste ; soit qu’elle éclate avec plus d’énergie encore dans le sacrifice de Caton, qui, désespérant d’atteindre le tyran, se frappe lui-même plutôt que d’assister au viol de la république.

Il est de mode parmi les chrétiens de blâmer et vitupérer ces suicides héroïques. Saint Augustin a trouvé moyen de plaisanter Lucrèce ; la troupe des historiographes s’est ruée sur Caton. Passons, si l’on veut, sur le fait même du suicide, qui fait une question à part, et admettons que Lucrèce, Caton, Brutus, toutes ces grandes âmes qui, en face du déshonneur, ne marchandaient pas leur vie, si elles avaient eu l’avantage de naître dans la foi du Christ, auraient su faire mieux que de mourir. Mais n’est-il pas vrai que leur résolution, telle quelle, atteste l’horreur intime de l’âme pour le péché, et l’essentialité de notre vertu ? Potiùs mori quàm fœdari ! plutôt la mort que l’indignité ! Maxime aussi vieille que l’homme, qui témoigne de l’intuition que l’âme a d’elle-même et de sa pureté ; maxime qui, si elle est juste, crée immédiatement et sans autre secours l’éthique et la pédagogie ; si elle est fausse, les entraîne l’une et l’autre. Toute notre hygiène, et en cas de maladie toute notre médication morale, est établie sur ce fondement.

Cependant à cette loi, d’ordre psychologique, le christianisme ajoute une considération d’un autre ordre.

Le péché, dit-il, offense Dieu, qui le défend, et tôt ou tard le punit.

À première vue, il ne semble pas qu’il y ait là rien qui affecte le principe, au contraire. Pour fuir le mal et pratiquer le bien nous avons deux motifs, le respect de nous-même et celui de la divinité. Quel tort le second peut-il faire au premier ?

Ne quid nimis : je me méfie de ce dualisme.

Ne nous laissons pas étonner par cette apparition mystérieuse de l’idée divine ; et puisqu’en fait de morale il s’agit avant tout de nous-même, et subsidiairement d’un Autre soi-disant intéressé, raisonnons de cet Autre, que nous ne connaissons pas encore, avec la dignité et le sang-froid qui conviennent à un être moral et libre.

D’abord, de quoi Dieu se mêle-t-il ? Je n’ai jamais entendu dire qu’il m’ordonnât, à peine de lèse-majesté envers sa personne, de manger, de respirer, de dormir, de faire aucune des fonctions qui intéressent ma vie animale. Que je jouisse ou que je pâtisse, il ne s’en fâche pas ; il me laisse à ma propre direction, sous ma responsabilité exclusive. Pourquoi n’en use-t-il pas de même à l’égard de ma vie morale ? Est-ce que les lois de ma conscience sont moins certaines que celles de mon organisme, ou plus impunément inviolables ? Quand je fais mal, le péché ne me punit-il pas à l’instant, par la honte et le remords, comme la vertu, si je fais bien, me récompense par l’opinion de ma valeur ? Nonne si benè egeris recipies, sin autem malè statim in foribus peccatum ? dit Jéhovah lui-même à Caïn dans la Genèse. N’ai-je donc pas assez, pour observer ma loi intérieure, de cette double sanction de la joie et de la tristesse ; de même qu’il me suffit, pour soigner mon corps, de la double sanction de la maladie et de la santé ?…

De quelque côté que l’on aborde la question, soit du côté de Dieu, soit du côté de la conscience, le motif de religion, pour une âme qui réfléchit et qui se respecte, a droit de surprendre. Mais voici qui est plus fâcheux encore.

Je veux que Dieu s’intéresse, autant qu’on le dit, à ma vie morale, alors qu’il prend si peu de souci de ma vie organique : qu’en peut-il résulter pour ma moralité ? Car enfin ce n’est pas du profit que Dieu peut tirer pour lui-même de ma vertu qu’il s’agit ici, mais de ma propre perfection ; ce n’est que pour mon bien, à moi, que Dieu, joignant son commandement à celui de ma conscience, me prescrit d’être sage. Cela étant, je demande ce que mon obéissance ajoutera à ma valeur ? Rien du tout. En face de Dieu, je suis comme le vassal vis-à-vis de son suzerain. Tant que je paye le tribut, je reste pour cette Majesté une créature soumise, un bon serviteur si l’on veut ; je ne deviens un sujet moral qu’autant que, par une volontaire adhésion, je me respecte moi-même dans sa loi : ce qui constitue entre la religion et la morale une différence irréductible, que nous verrons bientôt se changer en un véritable antagonisme.

Il en est de l’assentiment du cœur comme de l’adhésion de l’esprit. De même que ce n’est pas par ma foi à la parole révélée que je fais acte d’intelligence, mais par le jugement que je porte sur cette révélation ; de même ce n’est pas non plus par ma piété envers le ciel que je fais acte de sens moral, mais par ma libre vertu. Ôtez cette liberté de ma conscience et de ma raison, je ne suis plus qu’un esclave, un animal plus ou moins docile, mais dénué de moralité, indigne par conséquent de l’estime de son maître.

Je pourrais appuyer cette analogie d’une multitude de textes empruntés à la théologie et à la Bible. Saint Paul veut que notre obéissance soit raisonnée, rationabile sit obsequium vestrum ; il répudie la foi servile. Et le psalmiste nous recommande de méditer sans cesse la loi de Dieu. Comment donc ne pas conclure, à pari, de cette prémisse que l’obéissance à la loi n’étant méritoire qu’autant qu’elle est libre et que la loi est avouée par la conscience, la religion, au point de vue de la morale, ne sert de rien ?

Observons, en passant, que la qualité du Dieu ne fait rien à la chose. Mettez à la place du Christ Jupiter ou Allah ; mettez la Nature, l’Humanité ou un soliveau : le résultat reste le même. Quel que soit le dieu et le sentiment qu’il m’inspire, dès là qu’en faisant le bien je ne suis plus poussé par la seule inspiration de ma conscience, le mérite de mon action est nul ; dans la balance de la Justice, c’est zéro.

Donc la religion, de quelque espèce qu’on la fasse, naturelle ou surnaturelle, positive ou mystique, n’ajoutant rien à la moralité de l’homme, est inutile à l’éducation. Loin de la servir, elle ne peut que la fausser, en chargeant la conscience de motifs impurs et entretenant la lâcheté, principe de toute dégradation.

V

Ainsi parle la théorie : que dit à son tour l’expérience ?

À force de recommander la piété envers les dieux comme le point capital de la morale, insensiblement on lui a subordonné la Justice ; le respect de l’humanité et de ses lois a passé après la crainte, toujours plus ou moins intéressée, des natures supérieures ; de cette crainte, par elle-même immorale, le sacerdoce a fait le principe de la vertu, initium sapientiæ timor Domini. Ce qui n’était proposé d’abord que comme motif auxiliaire d’attachement au bien et d’horreur pour le mal est devenu la raison principale et prépondérante. Alors, l’intervention de la divinité dans la vie intérieure érigée en article de foi, la conscience s’est fanée ; la piété diminuant, les mœurs se sont corrompues ; et l’homme, pour avoir voulu se donner l’appui d’une idole, a été déchu : le soi-disant péché originel n’a pas d’autre origine.

Telle fut l’influence de la piété pendant la période religieuse, qui embrasse les vingt siècles avant l’ère chrétienne.

La suite se devine.

Démoralisée par une première religion, la conscience cherche son salut dans une réforme. Elle se crée une divinité rédemptrice, capable de lui rendre sa vertu primitive, et de lui refaire une Justice. C’est l’œuvre dont le christianisme, religion par excellence de la chute et de la réhabilitation, voulut bien se charger, en se définissant lui-même dans la proposition suivante, qui forme, avec les deux énoncées plus haut, sa trilogie morale ;

La religion est l’ensemble des moyens thérapeutiques et prophylactiques, enseignés par Dieu même, par lesquels l’homme dégradé se rétablit dans la vertu et conserve ses mœurs.

Remarquons la logique de ce nouveau système, auquel tendent fatalement, comme à leur dernière forme, toutes les religions nées et à naître.

L’homme, bien qu’il eût été créé en état d’innocence, ne possédant pas en soi la raison suffisante du bien, ne pouvait manquer de faillir. Ce n’est donc pas à lui-même, à une réaction vertueuse de sa conscience qu’il doit demander la réparation de son péché ; c’est à l’Essence supérieure, dont la parole a allumé dans le cœur de l’homme le flambeau de la loi, et qui seule possédant la sainteté, peut communiquer à son serviteur, avec le précepte, la force de le pratiquer, d’y persévérer, et s’il s’en écarte, d’y revenir.

En sorte que l’on peut considérer l’éducation chrétienne comme une sorte d’allopathie mentale, suivant laquelle l’homme, atteint d’une affection constitutionnelle et actuellement prévaricateur, est rendu au bien, non par l’énergie habilement excitée de son âme, mais par l’application des grâces ou vertus médicinales de l’être saint, qui est Dieu.

Cela posé, voici comment l’Église entend combattre le péché, former et soutenir les mœurs, armer la conscience contre ses propres faiblesses.

Tandis que l’éducation profane s’applique à façonner l’homme dans son corps, son intelligence, ses rapports sociaux, par la démonstration des lois de la nature et de l’esprit, l’enseignement du droit et de la civilité, l’Église, par des conjurations appelées sacrements dont elle a le privilége, par l’exorcisme hebdomadaire et anniversaire de ses offices, par la pratique de la mortification et de l’oraison, par la direction d’intention, surtout par une foi absolue aux vérités révélées, prétend attaquer le péché dans son germe, émonder la volonté, et donner à nos inclinations toute la moralité dont elles sont susceptibles.

Tel est l’objet de l’enseignement chrétien proprement dit : ceux qui, spiritualisant davantage, ont prétendu dégager le christianisme de ce rituel, et le réduire au pur amour de Dieu et à la pure morale, ont été déclarés quiétistes, athées, qui pis est immoraux, en conséquence retranchés de la communion de l’Église et voués à l’enfer.

C’est d’après ce principe que le fondateur principal de la secte chrétienne aurait été, par un oracle particulier, nommé Jésus, sauveur, libérateur, guérisseur, du même nom que les Esséniens, en grec Thérapeutes, comme qui dirait guérisseurs de consciences, par l’allopathie théurgique.

Et c’est pour se conformer à la même pensée que ledit Jésus aurait dit à ses disciples :

« Allez, enseignez toutes les nations ; baptisez-les (lavez-les, purifiez-les), au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, et donnez-leur communication de mes ordonnances. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils seront retenus. »

VI

J’avoue, malgré le respect que m’inspire le nom du Christ, que ma raison ni ma conscience ne sauraient se plier à ce système, dont le pendant avait été donné dans la Haute-Asie, plusieurs siècles auparavant, par le fameux Bouddha.

La philosophie naturelle, depuis Bacon jusqu’à Arago, a pour principe que si l’on veut faire de bonne physique, de bonne chimie, de bonne mathématique, je dirai même, avec Broussais, de bonne médecine, il faut s’abstenir de toute spéculation ontologique et religieuse, ne faire jamais intervenir l’idée de Dieu ou de l’âme, l’autorité de la révélation, la crainte de Satan, l’espérance de la vie éternelle. Il faut observer attentivement les faits, les analyser avec exactitude, les définir avec justesse, les classer avec méthode, les généraliser avec circonspection, et ne rien affirmer que ne puisse toujours, et à volonté, confirmer l’expérience.

D’accord avec ces sages, et contrairement à la doctrine du législateur des chrétiens, je soutiens qu’il faut en user de même pour la morale, et que la traiter par la religion, ainsi que le prescrivent le Christ et Bouddha, c’est la corrompre….

L’éducation est un sujet trop vaste pour que je puisse en quelques pages l’embrasser dans toutes ses parties. Je me bornerai donc à l’examen des quatre questions suivantes, qui me semblent devoir emporter le reste :

Comment l’homme est-il institué par l’Église dans sa conscience ?

Comment, sous cette même direction, se pose-t-il devant la société ?

Comment au sein de la nature ?

Comment en face de la mort ?

Ce que j’aurai à dire de la pédagogie ecclésiastique nous permettra de juger, par voie d’opposition, de ce que doit être un jour la pédagogie révolutionnaire : car, hélas ! il ne faut pas nous le dissimuler, même aux jours de la proscription des prêtres l’éducation du peuple n’a pas cessé d’être chrétienne ; et tous tant que nous sommes, générations de 89, de 93, de 1809, de 1814, de 1830 et de 1848, nous avons été faits, la postérité dira si ce fut pour notre malheur ou notre gloire, enfants de Dieu et de l’Église.


CHAPITRE II.

L’homme dans son for intérieur. — Symbolique du culte et de la prière. — Double conscience.

VII

La pédagogie de l’Église, de même que son économie et sa politique, a donc pour point de départ le dogme de notre malice innée, qu’il est utile en ce moment que je rappelle.

L’homme, par l’infection de sa nature, ne peut de lui-même vouloir et pratiquer le bien.

Il n’y a point, disait Luther d’après saint Paul, dans l’homme non justifié par le Christ, de vertu morale sans orgueil et sans tristesse, c’est-à-dire sans péché. Ainsi, nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est juste ; mais, étant devenus justes, nous faisons ce qui est juste.

Ce principe admis, la question de l’éducation se réduit pour tout chrétien, et, nous le verrons bientôt, pour tout esprit religieux, à enseigner à l’homme, avec les préceptes de la morale, qui par eux-mêmes resteraient impuissants, les pratiques sacramentelles ou justifiantes, dont la dispensation constitue la spécialité propre de l’Église.

Eh bien ! cette doctrine injurieuse, commune à toutes les religions jusqu’au déisme inclusivement, qui fait de l’homme un sujet incapable à priori de penser ses modes, de les vouloir, de les produire, d’y rester fidèle, un sujet réfractaire à sa propre essence ; cette contradiction psychologique, peut-être ma raison, accablée du déluge de crimes qui couvre la terre, n’y eût-elle pas répugné, si du moins il était vrai qu’elle apportât à la tyrannie du péché quelque allégement. Mais voilà précisément ce que je nie : je soutiens que, si par nature nous sommes vicieux et pervers, la religion, par sa méthode de justification, nous rend pires.

VIII

Reportons-nous par la pensée à ces sociétés naissantes, où les mœurs se dessinent à peine, où la conscience se cherche encore. Un homme paraît, poëte, devin, sacrificateur, maître de cérémonies. Il offre au vulgaire étonné, vis-à-vis des puissances surnaturelles, sa médiation officieuse. D’abord, il s’empare des imaginations par des formes imposantes : ou le voit se prosterner, se relever, invoquer le ciel, comme s’il parlait à un personnage visible pour lui seul. Il commande la soumission par la terreur, il capte la confiance par le mystère. Puis, et c’est ici la partie décisive, durable, de son ministère, il s’attache à créer dans la masse des habitudes de piété, à mouler les volontés et les intelligences au moyen de symboles et de rites destinés à rappeler sans cesse au peuple, non la loi morale, que lui-même, prêtre du Très-Haut, ne connaît guère plus que ceux au nom desquels il officie, mais le Sujet transcendantal de haute moralité et de toute loi. — Mettons-nous en présence de Dieu, dit le prêtre, Introïbo ad altare Dei : c’est le résumé de toute la religion antique. Si bien que la Justice, science de vérité, dont le nom était gravé sur le rational d’Aaron ; la morale, promise par le prêtre, et seulement figurée dans l’adoration, se trouve remplacée par un autre sentiment, la crainte de Dieu, les œuvres de justice par les actes de latrie, la vertu par la foi.

Qu’est-ce maintenant que le christianisme, cette loi de réparation qui devait réformer et compléter l’ancienne, ajoute à cela ? Reprenez-moi, Monseigneur, si je manque d’un iota : car pour vous, comme pour la Révolution, il y va d’un gros intérêt.

Toute votre science religieuse, comme celle des bonnes femmes qui guérissent au moyen de formules secrètes, comme celle des magnétiseurs qui agissent par émanations fluidiques, se réduit à un répertoire de gestes et de formules verbales, dans lesquels vous supposez, sur la foi de vos révélations, et pourvu qu’il s’y joigne une intention sincère, la propriété de guérir l’âme du péché et de la ramener à la sagesse.

Quelle conscience que celle du chrétien, avec son arsenal de paroles magiques, d’incantations, d’obsécrations et de talismans, contre la multitude innombrable des péchés et des démons ! — Celui-ci, dit quelque part le Réformateur évangélique, parlant d’un mauvais esprit que ses disciples n’avaient pu expulser, celui-ci ne se peut vaincre par la seule invocation du Père, du Fils et de l’Esprit, pas même par le nom efficace de Jéhovah : il y faut la prière et le jeûne ! — Pour réfréner l’ardeur du jeune Tobie, l’ange Raphaël (le nom de Raphaël signifie médecine de Dieu), après avoir enfumé la chambre nuptiale avec le foie du poisson péché dans l’Euphrate, prescrit au nouvel époux de passer la première nuit de ses noces en prières, à genoux sur un prie-Dieu, à côté de sa femme. Pour telle autre diablerie on conseille l’aumône. Mais voyez la pente ! la vertu de l’aumône a aussi ses bornes : donnez alors, donnez à l’Église ce qui, donné aux pauvres, ne vous aura pas réussi…. Je m’abstiens de tout commentaire.

IX

Arrêtons-nous un moment sur cette théurgie, inséparable de tout système religieux.

L’homme qui, après avoir par l’activité de son entendement formé le concept de Dieu, fait intervenir ensuite ce concept dans sa raison pratique comme sujet, motif et sanction de la Justice ; cet homme-là, ai-je dit (2e étude), sera conduit tôt ou tard à mettre son concept en harmonie avec la fonction que sa conscience lui assigne, c’est-à-dire qu’il le réalisera en âme et en corps, et finalement s’en fera une idole.

La substantification du concept divin, par suite son animation, sa personnalité, son incarnation, son histoire, toutes ces concrétions mystérieuses dont se compose la théologie dogmatique, ont leur origine dans l’attribution que l’homme primitif fait à un sujet métaphysique, autre que lui-même, de l’autorité justicière, qui est sa prérogative.

La même évolution, de l’abstrait au concret, s’observe dans les actes du culte.

Le Dieu créé pour le besoin imaginaire de sa conscience, le croyant en conclut, il ne peut pas ne pas en conclure, qu’une communication, un rapport, existe entre son âme et la divinité. Ce rapport, que les théistes discrets renferment dans les profondeurs de la conscience, et auquel ils attribuent les inclinations vertueuses de l’âme, l’homme d’une foi plus rayonnante ne tarde pas à le découvrir hors de la conscience, dans les facultés de son être et les phénomènes de la nature. Tout est, pour le vrai croyant, manifestation de la divinité. Et, comme la distinction entre les choses spirituelles et les corporelles est une pure fiction de la dialectique, le théiste, qui admet l’existence de rapports entre lui et la divinité, tend invinciblement à extériorer ces rapports, à en saisir la trace dans certains faits matériels, symboles, signes ou véhicules de l’action divine, auxquels il attribue par conséquent la même efficacité qu’à une impression immédiate de Dieu.

La foi aux sacrements est donc partie intégrante de la foi à la divinité : ce qui rentre dans la proposition antérieurement démontrée, que toute religion naturelle, pour peu qu’elle ait de racines et qu’elle prenne de développement, deviendra tôt ou tard religion révélée ; toute adoration en esprit se traduira en génuflexion.

Or, le sacrement, qu’est-il autre chose qu’un pur fétichisme ? De la profession de foi du Vicaire savoyard à celle du sauvage il n’y a que la distance du principe à la conséquence : par où l’on voit que le plus raisonnable des deux ne serait pas le philosophe, si ce n’était une loi pour la philosophie de commencer toujours par l’inconséquence.

X

Comme l’eau lave le corps de ses souillures, ainsi, dit le sacramentaire, l’ablution faite suivant le rite sacré, avec la foi, ou seulement l’intention voulue, purifie l’âme de sa tache d’origine. Que nous enseigne la religion par ce mystère ? C’est qu’en principe toute la nature est pénétrée de Dieu ; que les phénomènes qui nous entourent sont des rapports, non-seulement de l’ordre physique, mais aussi de l’ordre divin ; que par conséquent, pour obtenir la grâce par le véhicule des phénomènes, il suffit de nous unir d’intention à la divine Miséricorde, en même temps que nous remplissons, de corps, la condition de la phénoménalité. C’est pour cela que dans le sacrement la matière est plus qu’un signe ou un symbole ; elle acquiert une vertu surnaturelle, qui la rend nécessaire à l’accomplissement du mystère. Il est si vrai, par exemple, que l’eau est indispensable à la régénération chrétienne, que, si vous supprimez de la profession de foi du néophyte l’infusion liquide, malgré toutes les invocations il n’y a pas de baptême, et le péché subsiste. Au contraire, qu’un incrédule, un juif, un mahométan, ondoie le nouveau-né, en prononçant sur lui la formule : Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l’enfant est chrétien, il est entré en grâce ; que la mort le frappe, il verra Dieu.

Ainsi la pensée religieuse, après avoir conçu le monde transcendantal, fait produire à ce monde, par l’intermédiaire des créatures visibles, des effets surnaturels. De là les miracles opérés par le nom de Jéhovah, par le manteau d’Élie, le bâton d’Élisée, les clous de la vraie Croix, les ossements des saints ; de là la vertu attribuée au saint chrême, aux saintes huiles, aux images, médailles, scapulaires, etc., dans lesquels toute l’Église considère, suivant le plaisir de Dieu, des intermédiaires, instruments ou véhicules de l’action du ciel. De là, enfin, chez les ministres du culte, et généralement chez tous les croyants, une certaine disposition à se contenter, de la part des indifférents, des démonstrations extérieures : ils espèrent toujours que par l’efficace qu’il a plu à Dieu d’attacher aux symboles de son culte, l’acte matériel, réagissant sur la volonté, déterminera la foi. Une seule comparution à la messe, un semblant de confession, un rien, suffit à leur piété. On les accuse d’hypocrisie ; on se trompe. Ce que le mondain traite ici de grimace, et qui de sa part serait une indignité, prouve précisément la sincérité du fidèle.

XI

En 1848, quand les pétitions pleuvaient à l’assemblée nationale des quatre coins de la France, demandant que je fusse expulsé comme athée, je reçus une lettre envoyée de province. L’écriture était belle, l’orthographe irréprochable ; assez de distinction dans le style. Ni signature, ni adresse ; l’auteur cependant était une femme, de plus, disait-elle, jeune encore, vivant dans le monde, qui allait au bal, quand il y avait des bals, et qui, depuis la République apparemment, ne s’occupait plus que des choses de Dieu. Dans le pli de la lettre, une médaille de la Vierge, attachée à un cordon de soie.

« Vous ne voulez pas de Dieu, me disait-elle. Malheureux ! que voulez-vous donc ?… Vous ne me connaissez pas, et probablement vous ne me connaîtrez jamais ; mais vous m’avez fait bien du mal… Je vous le demande en grâce, Monsieur, portez cette petite médaille, bien précieuse pour moi, et notre bonne Mère vous sauvera malgré vous. Je vous l’envoie à l’insu de mon mari, bien que sans doute il m’eût approuvée. Comme vous, Monsieur, il est un homme d’intelligence, mais avec la différence que lui croit en Dieu et l’adore. »

Sur-le-champ, j’ôte mon habit, ma cravate, et je passe sous ma chemise la petite médaille…. Aujourd’hui que le temps est loin, je ne puis m’empêcher de frémir encore de mon imprudence. Se figure-t-on l’athée portant une pièce bénie ?… Supposez qu’un soir, ramassé dans la rue, mort ou blessé, le médecin du quartier eût découvert sur ma peau cette relique ! Quel scandale ! Comme les conjectures seraient allées !… J’étais un homme perdu. Eh ! dures cervelles, comme disait le Christ, corps sans âmes, si j’ai perdu la foi à Dieu, j’ai gagné la foi à l’humanité, cette foi qui se définit Justice et Indulgence. Que me fait la dévotion plus ou moins superstitieuse d’une femme ? Que pèsent à mes yeux ses prétentions à la sainteté et à la littérature ? Je ne crois pas plus à son génie qu’à ses miracles ; mais je crois à son héroïsme, à son dévoûment, à cette tendresse surhumaine, qui, malgré la foi, proteste en elle contre la damnation de l’athée ; j’attends tout de la vertu de son sacrifice, et j’adore en elle la conscience du genre humain. Ce cordon, cette médaille, brimborions ridicules, mais chargés des effluves d’une âme dolente et passionnée, devenaient pour moi un talisman qui devait me garantir de l’excès de ma colère vis-à-vis de l’homme, et de l’ironie à l’égard de la femme. Certes le miracle attendu par ma pieuse donatrice ne s’est pas accompli ; elle saura du moins, si elle lit ces lignes, que je n’ai pas failli à son vœu, et que je pourrai me vanter, au tribunal du grand Juge, d’avoir eu dans ma vie un quart d’heure de bonne volonté.

XII

Je ne voudrais pas qu’on m’accusât de plaisanter sur un sujet qui prête tant au ridicule : le libertinage en matière de religion est usé depuis Voltaire. Mais qui ne voit que le christianisme, dernier terme du paganisme, du théisme, est là tout entier ? Sans la foi aux sacrements, aux reliques, aux images, il n’y a point de religion. Et comme il n’y a pas de limites dans l’absolu, pas de distinction entre le monde de la nature et le monde de la grâce, la même pensée qui a fait imaginer cette thérapeutique de l’âme a suggéré, pour la satisfaction des intérêts matériels, une foule de pratiques également autorisées, sinon commandées par l’Église : en sorte que nous pouvons juger par le caractère de celles-ci de la valeur de celles-là.

Celui qui a pouvoir de nous sauver du péché, se sont dit les dévots, peut nous préserver aussi de toutes maladies et accidents. Ce principe posé, le recours à la Divinité n’a plus de bornes. Il y a donc des formules contre l’influence du mauvais esprit, pour toutes les circonstances de la vie : naissance, puberté, fiançailles, mariage, grossesse, accouchement, relevailles, sevrage, maladies, mort ; — pour toutes les actions : lever, coucher, travail, repos, visites, promenades ; — pour tous les temps : solstices, équinoxes, nouvelles lunes, semaines, matin, midi, soir ; — pour toutes les affaires : quand le roi va à la guerre et quand il revient de la guerre, quand on installe un préfet, quand on intronise un évêque, quand on bâtit une maison, quand on ouvre une mine, quand on lance un navire, quand on dédie une église ou qu’on fond une cloche ; — pour tous les accidents, intempéries et calamités, pluie et sécheresse, tonnerre, grêle, gelée, inondation, incendie, famine, peste, épizootie, etc. Les journaux racontaient naguères qu’un exploiteur de carrière, ayant fait bénir ses travaux par l’évêque de Viviers, assisté de tout son clergé, il se détacha de la montagne une masse de cent mille tonnes de pierre : il est vrai qu’on avait eu soin de mettre le feu à une charge de poudre de 10,300 kilogrammes.

Il y a des saints doués, par permission divine, de prérogatives spéciales pour la préservation des fléaux et maladies : naufrages, bêtes féroces, insectes, fièvres, blessures, écrouelles, gale, lèpre, pustule maligne, dyssenterie, épilepsie, hydrophobie ; des saints pour la clavelée, le farcin, le tournil, les rhumatismes, les hémorrhoïdes ; des patrons pour tous les métiers, corporations, paroisses, cités, provinces et royaumes. Le Christianisme ne laissait rien à faire à la politique, ni à l’économie, ni à l’assurance, ni à la médecine, ni à la stratégie ; il avait pourvu à tout par ses recettes : Ite, docete omnes gentes.

XIII

Est-ce de lui-même que l’homme, cette créature si belle en son corps, si sublime en son âme, destinée à devenir le type généreux de la vie morale, se plonge avec une sorte de délice dans cet océan de superstitions !…. Agit-il sous l’instigation d’un esprit jaloux, par un châtiment de la Divinité, ou par un horrible complot du sacerdoce ?

Vous me prendriez pour quelque voltairien attardé, Monseigneur, si, après avoir effleuré d’un sourire votre Instruction religieuse, je n’en donnais la raison psychologique ; si je ne montrais, jusque dans cet abaissement où l’homme peut être conduit par la Foi, la grandeur de sa pensée et la poésie de sa conscience.

Disons-le donc, pour l’instruction d’une Église ignorante de ses propres mystères : il n’y a véritablement à redresser ici qu’un quiproquo. Changez l’adresse, et toute cette déraison apocalyptique devient l’épopée de l’humaine vertu.

Cette source de tout bien et de toute sainteté, que l’âme religieuse appelle son Seigneur, son Christ, son Père, c’est elle-même qu’elle contemple dans l’idéal de sa puissance et de sa beauté. Virgile le dit en propres termes, Dieu est la puissance éternelle de l’humanité :

Ô Pater, ô hominum divûmque æterna potestas !


Ces génies, ces anges, ces saints, qui forment la cortége du Très-Haut, ce sont toutes les facultés de cette âme, qu’elle réalise et personnifie, pour les invoquer ensuite comme ses patrons et ses protecteurs. Ce monstre d’ignominie qu’elle nomme Satan, c’est encore elle, dans l’idéalité de sa laideur. Et cette adoration sans fin, inintelligible au prêtre comme au vulgaire, est l’hymne perpétuel qu’elle se chante pour s’exhorter à bien penser, bien aimer, bien dire et bien faire ; la rapsodie, toujours nouvelle, de ses luttes, de ses misères et de ses triomphes ; le battement d’ailes qui l’élève vers les sublimités de la Justice.

Une pareille hallucination, direz-vous, serait plus merveilleuse que la religion même, dont on prétend expliquer ainsi le mystère.

Rien de plus naturel, cependant : vous allez en juger.

Du moment que l’homme, incapable dans les premiers temps de démêler en soi la Justice dont il éprouve le sentiment, est entraîné par la constitution de son entendement à lui chercher hors de sa conscience un sujet en qui elle réside, ainsi que je l’ai expliqué déjà (2e Étude, chap. 2), il est tout simple qu’il invoque ce juste Juge, aussi bien contre les ennemis qui le menacent que contre ses propres inclinations ; qu’il lui demande conseil, qu’il le prie de le fortifier, de le soutenir, de le purifier, de l’élever dans la vertu. C’est donc elle-même que l’âme invoque, prie et conjure ; c’est à sa propre conscience qu’elle fait appel ; et, de quelque façon que soit tournée la prière, elle ne sera que l’expression du moi qui s’adjure sous le nom de Dieu ; elle n’aura même de sens, elle ne sera intelligible que par cette prosopopée.

Un exemple, familier à tous mes lecteurs, et qui résume à lui seul toute la religion, tout le bréviaire, fera comprendre cette aliénation de l’âme humaine, qui, se prenant pour un Autre, s’appelle, s’adore comme l’Ève de Milton, sans se connaître.

XIV

Vous qui donnez la confirmation aux chrétiens, Monseigneur, vous savez votre Pater, sans doute ; mais, avez-vous jamais rien compris ?

Appel à la souveraine perfection, acte de soumission à l’ordre éternel, de dévouement à la Justice, de foi en son règne, de modération dans les désirs, de regret des fautes commises, de charité envers le prochain ; reconnaissance du libre arbitre, invocation à la vertu, anathème au vice, affirmation de la vérité : la morale de quarante siècles est résumée dans ces humbles et émouvantes paroles, que la tradition chrétienne attribue à son Homme-dieu.

Que de douleurs apaisées, de courages affermis, de ressentiments vaincus, de doutes évanouis, par la récitation de cette prière, plus accessible aux cœurs qu’aux intelligences ! Quand le pauvre, avili, menteur, fainéant, nous aborde, la prière sur les lèvres, telle est la grâce de cette parole vraiment évangélique, que nous nous sentons portés, malgré nous, à l’aumône. Pater noster !… Hélas ! à l’exception de quelques privilégiés de la science, c’est tout ce que le peuple sait de ses droits et de ses devoirs. Après le Décalogue et l’Oraison Dominicale, néant. Trente-quatre lignes en trente-quatre siècles ! Dites-moi donc, Monseigneur, à quoi servent les sacerdoces ?

Prise au sens littéral, comme fait l’Église, l’Oraison Dominicale n’est qu’un tissu d’idées niaises, contradictoires, immorales même et impies. On peut en extraire une douzaine d’hérésies, condamnées par le saint-siége ; et c’est peut-être en s’appuyant sur le Pater, entendu à la manière des prêtres, que Jérôme Lalande conclut que son auteur était athée.

Mais pénétrez sous la lettre, toujours absurde quand il s’agit de prière, et cette même oraison va vous paraître d’une morale et d’une rationalité incomparables.

Père ! — Père de qui, père de quoi ? Le Dieu chrétien engendre-t-il à la manière de Jupiter, qu’Homère appelle à si bon droit père des hommes et des dieux ? Cette interprétation ne saurait s’admettre. Faut-il prendre la chose au sens psychique, et dire que l’âme, émanation de la divinité, affirme ici son origine céleste ? Mais la génération des âmes par le Très-Haut ne se comprend pas plus, ne paraît pas mieux fondée que celle des corps ; d’ailleurs, la théorie de l’émanation a été condamnée par l’Église, et je ne crois pas que la philosophie songe à la remettre en honneur. Dira-t-on que Père a ici le sens de Créateur ? L’idée, en effet, est orthodoxe ; mais nul doute que l’âme religieuse, en parlant à son Père, n’entende que ce père est aussi l’auteur de toute chose. Le Créateur n’explique donc pas le Père ; et la suite du discours, l’intention évidente du texte, exige davantage. Que reste-t-il, sinon de prendre le nom de Père comme synonyme de Souverain, patron, maître à la fois et modèle, suivant ce que dit ailleurs l’Écriture, Soyez saints comme je suis saint ; régisseur et pourvoyeur de l’âme et de la société ? Or, quel est-il ce père, protecteur et prototype de l’âme qui le prie ? Suivant l’Église, c’est Dieu, un être à part, que nous supposons tout bon, tout sage, tout-puissant, à l’image duquel nous sommes créés, et seul capable de nous entendre et d’exaucer nos désirs. Je soutiens que ce Père n’est autre chose que l’âme elle-même, agrandie à ses propres yeux par la conception de l’idée sociale ou de la Justice, élevée par cette conception du droit à l’égal de la société même, et qui, incapable de se reconnaître tout d’abord avec ce caractère sublime, s’interpelle sous un nom cabalistique, et se provoque à la vertu par la contemplation de son idéal. Qu’après cela elle conçoive ce Père comme créateur de la nature, cela revient à dire qu’ayant atteint par la Justice le sentiment de l’infini, se posant elle-même comme infini, elle fait rentrer dans cet infini toute cause, toute idée, toute puissance, toute vie, parce que l’infini doit tout comprendre, et que l’infini est un.

Qui es aux cieux. — Quelqu’un dans le ciel ! Le Juif, qui faisait le ciel de métal, et y logeait comme en un palais son Jéhovah, pouvait le croire ; païens et chrétiens du premier siècle, de même. De nos jours, cette localisation matérielle est impossible. Le ciel, c’est partout et nulle part ; au pied de la lettre, un non-sens. Il faut donc recourir encore à la figure : le ciel est le sommet de la création, la plus haute pointe de l’Olympe à plusieurs sommets, comme dit Homère, Ἀϰροτάτη ϰορύφη πολυδείραδος Οὸλυμποιο, tout ce qu’il y a de plus élevé dans les règnes réunie de la nature. Père qui êtes aux cieux, cela signifie donc : Souveraine essence, source de toute Justice, élevée au-dessus de toutes les créatures !… C’est Dieu, direz-vous encore. Vous allez vite en interprétation, et vous vous contentez de bien peu de chose. L’âme ne peut croire, connaître et affirmer que ce dont elle a le sentiment ou l’expérience ; et la seule chose dont elle ait ici le sentiment, c’est elle-même ; c’est son moi, que rien n’égale dans le monde visible, et qu’elle découvre à travers le télescope de la contemplation transcendantale. L’âme agit ici comme l’enfant qui, apprenant à parler, avant de dire moi, se désigne à la troisième personne : conclurez-vous, sur la parole naïve de cet enfant, qu’il est double ?…

Que ton nom soit sanctifié. — Le nom, suivant l’énergie du style oriental, est la même chose que la définition, c’est-à-dire l’essence. Or, à qui peut convenir ici le vœu de sanctification ? À Dieu ? c’est impossible. Dieu, malgré tous les blasphèmes et toutes les idolâtries, est inviolable. L’âme pense donc en réalité autrement qu’elle ne s’exprime ; et quand elle dit à son Père : Que ton nom soit sanctifié, c’est comme si elle se disait : Que par la contemplation de ma pure essence je me sanctifie et me rende de plus en plus semblable à moi-même, à mon type, à mon idéal ! C’est, en autres termes, ce que l’oracle de Delphes recommandait, avec moins d’emphase, à l’homme pieux, quand il lui disait : Connais-toi toi-même. Quelque violence qu’on fasse aux mots, nous ne sommes plus dans le ciel ; le sanctificetur nous fait descendre dans l’humanité : l’Évangile et la Pythie sont d’accord.

Que ton règne arrive. — Le règne de Dieu est éternel, dit l’Écriture ; il ne tombe pas dans le temps. La proposition ne saurait donc regarder encore que l’homme, être progressif, susceptible de s’avancer indéfiniment dans la Justice, et pour qui le règne de Dieu n’est autre chose que l’exaltation de sa propre essence, et le développement de sa liberté. Dieu, dans ce règne, n’a rien à faire.

Que ta volonté soit faite, sur la terre comme dans le ciel. — La volonté du Tout-Puissant ne peut pas rencontrer d’obstacle : prise dans la rigueur du terme, la prière serait une impertinence. D’autre part, l’assimilation de la terre au ciel ne s’entend pas mieux, à moins que la terre ne soit prise dans un sens figuré, comme nous avons vu tout à l’heure que le ciel était pris lui-même. Supposons donc qu’il s’agisse de la volonté de l’âme juste, volonté sans reproche comme celle de Dieu, qui en est la figure ; la pensée, qui tout à l’heure semblait dépourvue de sens, devient sublime. Que ta volonté, ô mon âme, s’accomplisse dans la région inférieure de ma conscience, comme elle se produit dans les hauteurs de mon entendement ! Je vois le bien et je l’approuve, dit le poëte, video meliora proboque ; pourquoi faut-il que je suive le mal ? deteriora sequor ! Est-ce le hasard qui a formé dans le Pater, d’un côté cette suite incohérente de pensées inintelligibles ; de l’autre, cette chaîne merveilleuse d’interprétations morales, autant que rationnelles ?

Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. — L’espèce humaine, courbée sous le péché, est mendiante : c’est tout son argument en faveur de la Providence. Mais il est impossible, avec la foi la plus robuste, d’admettre une divinité occupée de ces soins quotidiens. Dieu a établi, dès l’éternité et pour l’éternité, l’ordre du monde ; il ne le change pas au gré de nos désirs, pas plus que selon notre mérite ou notre démérite. Nous tombons donc de plus en plus dans l’anthropomorphisme, inadmissible à la foi orthodoxe. Mais ce redoublement, aujourd’hui et quotidien, pour dire au jour le jour, à fur et mesure, si choquant en Dieu, l’Être absolu, est d’une haute philosophie appliqué à l’être qui passe, à l’humanité. Il signifie, en se reportant aux propositions antérieures, que, si l’ordre moral (divin), considéré dans son ensemble, est réglé selon l’éternité, dans l’application il ne se réalise que selon le temps. Donne-moi aujourd’hui mon pain quotidien, c’est-à-dire fais-moi connaître aujourd’hui, et dans toutes les circonstances de ma vie, ce que j’ai à faire pour obéir à l’ordre éternel. Le Christ ne dit-il pas qu’il est le pain de vie ? C’est la loi de travail pour les individus, de transition pour les sociétés, la plus disciplinaire, la plus morale de toutes les lois.

Et remets-nous nos dettes. — Quel compte entre Dieu et l’homme ? Quel bail passé entre le fini et l’infini, le nécessaire et le contingent, l’absolu et le relatif ? Où est écrit ce contrat ? Qui en a rédigé les articles ? Qui l’a signé pour moi ? Qui en réglera les parties ? Quelle redevance stipulée entre l’auteur des choses et son fermier ? Je ne revendique point le domaine éminent de cette terre que je laboure en la trempant de mes sueurs : la nature qui m’y a jeté, et le travail dont elle me fait une loi, sont tous mes titres. Mais je ne connais pas le propriétaire… Ce premier membre de phrase est inintelligible : voyons la suite.

Comme nous les remettons à nos débiteurs. — La corrélation est flagrante. Ainsi mes rapports avec Dieu sont établis en raison de mes rapports avec mes semblables. Comme je leur aurai fait, il me fera. Pour la seconde fois l’ordre d’en haut est déclaré être la contre-partie de celui d’en bas, mais avec cette différence, que tout à l’heure c’était ma volonté qui devait se régler sur celle de son Dieu, son modèle, sicut in cœlo et in terrâ ; et que maintenant c’est la volonté de ce Dieu qui annonce devoir agir selon la mienne. Qui nous expliquera cette énigme ?

Restez dans la littéralité, et je vous défie d’en trouver la clef. Revenez au sens tropique, et vous vous inclinerez une fois de plus. L’âme qui prie s’exhorte au bien par la contemplation de sa beauté essentielle ; mais en même temps elle se reconnaît sujette à faillir, dans les luttes quotidiennes de la vie animale. Comment se relèvera-t-elle de ses chutes ? Par l’amour. Point de justification pour l’homme qui n’aime pas, c’est-à-dire qui ne pardonne point, car c’est tout un ; qui ne cherche pas tout à la fois la réalisation de la Justice en lui-même et dans ses frères. Un tel homme n’est pas un saint ; c’est un hypocrite, un apostat. Sauvez-vous par la charité ; cette parole de l’Évangile, mise en chanson, est le principe de la Justice nouvelle, qui arrive à la purification par le pardon, à l’encontre de la Justice des anciens temps, qui ne savait que haïr et se venger.

Et ne nous laisse pas choir dans la tentation, mais délivre-nous… — Ceci n’a plus besoin de commentaire. Que le sentiment de notre céleste beauté nous ravisse à la tyrannie des attractions inférieures : voilà le sens. C’est une reprise des premières phrases de l’Oraison, une ritournelle dans le goût des antiennes religieuses, et d’après les règles de la versification hébraïque. Les théologiens ont bâti là-dessus leur théorie de la grâce efficace, sans laquelle l’homme ne peut faire le bien ni se relever de ses chutes, mais qui ne manque jamais à celui qui la demande : littéralisme absurde, destructif de toute morale, comme de toute philosophie,

Du Malin. — Au dernier mot, l’allégorie se montre à découvert. Comme l’idéalité vertueuse a été personnifiée sous le nom de Père, l’idéalité contraire est personnifiée sous celui du Mauvais. L’une des deux personnifications emporte l’autre ; et la prière, allant de la thèse à l’antithèse, mais en restant toujours sur le terrain de l’allégorie, finit comme elle a commencé. Les chrétiens, à l’exemple des mages, ont fait du péché un être réel, créé selon les uns, incréé selon les autres, irréconciliable ennemi du Père, dont toutes les facultés, passions et jouissances sont pour le mal, comme celles du Père sont pour le bien. C’était logique. Qui affirme Dieu, affirme le Diable ; mais comme le siècle ne croit plus au diable, et que l’Église elle-même semble en avoir honte, on me permettra de dire à mon tour que qui nie le diable nie Dieu, en tant du moins que précepteur, modèle et juge de notre moralité : car sur tout le reste je l’abandonne.

Amen. — Mot hébreu qui signifie vraiment. Quoi ! vraiment, cette enfilade d’idées mystagogiques, incompréhensibles, je parle de l’Oraison dominicale d’après l’interprétation chrétienne ; cette apocalypse, ce galimatias, ce serait là le sommaire de ma foi, la règle de ma raison, le soutien de ma vertu, le gage de mon immortalité ! Ô Père, qui es dans le ciel ! vraiment, si j’étais chrétien, je te réciterais sept fois le jour la prière que le Christ, ton fils putatif, nous a apprise, seulement pour en obtenir de toi l’intelligence.

XV

Que le Pater soit réellement de la composition de Jésus, comme le veulent les compilateurs des Évangiles officiels ; ou qu’il ne faille y voir qu’un assemblage de formules d’oraison ayant cours depuis longtemps dans les eucologes, ainsi que le soutient la critique moderne, peu importe à mon objet. C’est l’inspiration que je regarde, non le style. Postérieure de quinze siècles au Décalogue quant à la pensée et à la date, on peut dire que l’Oraison dominicale lui est antérieure de quinze siècles quant à la forme. C’est de la morale en mythe, comme le discours du serpent à Ève et le sacrifice d’Abraham. Entre Moïse faisant parler Jéhovah comme un préteur romain sur son tribunal, Tu ne tueras pas, Tu ne voleras pas, Tu ne feras point de faux témoignage, et le Christ priant son Père, il y a aussi loin qu’entre les légendes d’Hercule, Persée, Bellérophon, chantées par les poëtes, et la guerre du Péloponèse, racontée par Thucydide.

Est-il donc si difficile de comprendre que l’homme qui prie Dieu est comme le poëte qui invoque la muse, celui-ci faisant appel à son génie, celui-là à sa conscience ? Depuis le vieil Homère, et probablement dès longtemps avant Homère, nous ne sommes plus dupes de la fiction poétique ; le serons-nous encore longtemps de la fiction sacerdotale ? Notre raison n’a rien perdu, certes, pour s’être mise à parler en prose ; avons-nous peur que notre sens moral ne succombe parce que nous cesserons de réciter des patenôtres ?

Lorsque Sapho, dans son ode à Vénus, conjure la déesse de la beauté de lui ramener son amant infidèle, et qu’elle lui dit : Combats avec moi ; c’est comme si elle parlait à son propre sexe, dont l’invincible attrait est méconnu dans sa personne. Lorsque Hippocrate, dans ce magnifique serment qui est comme l’hymne de la conscience médicale, invoque Hygie, Esculape, toutes les divinités de la médecine, c’est comme s’il jurait sur sa propre vie, dont les mystérieuses puissances font l’objet de son étude. Lorsque Socrate recommande à son disciple Antisthène de sacrifier aux Grâces, c’est comme s’il lui disait : Il est permis au philosophe d’être pauvre ; il ne l’est jamais d’être malplaisant et malpropre. Le culte chrétien ferait-il exception à cette série ? Mais sur quoi donc en établissez-vous la preuve ?

XVI

Tout le monde connaît avec le Pater le menu de la dévotion chrétienne : Credo, Confiteor, Benedicite, Gratias, Veni Creator, Veni Sancte, Sub tuum, Angelus, De Profundis, Gloria patri, l’office paroissial, les heures, visites, rosaires, etc. Eh bien ! il n’y a pas une de ces récitations mystiques, dont le fond est commun à tous les cultes, qui ne serve de couverture à quelque pensée morale, que la réflexion a fait entrevoir, mais dont la théologie fait perdre la trace.

Chacun a entendu parler de l’eau bénite, des cierges bénits, rameaux bénits, saintes huiles, saint chrême, médailles, scapulaires, reliquaires, croix et signes de croix, génuflexions, prosternements, élévations de cœur, oraisons jaculatoires. En ce moment l’Église travaille à remettre en vigueur les jours chômés et ouvrables, gras et maigres, mariables et non mariables ; les avents, carêmes, neuvaines, vigiles ou veilles, lendemains et octaves. Quant aux jeûnes, cilices, disciplines, abstinences, vœux à temps ou perpétuels, on ne les connaît plus que dans les maisons de profession. Eh bien ! encore, il n’y a pas une de ces pratiques, d’une dévotion vétilleuse ou cruelle, qui n’ait été à l’origine le symbole de quelque vertueux exercice, imaginé pour tenir l’âme en haleine, et dont le matérialisme clérical a fait avec le temps une superstition absurde.

Que n’a-t-on pas dit pour et contre les indulgences, conception ridicule, de quelque côté qu’on la prenne, quand on l’entend au sens de l’Église ; idée sublime indignement travestie, quand on se place au point de vue de l’âme humaine, conçue comme sujet-objet de toute religion ?

Il est impossible que l’homme se mêle à la vie sociale sans qu’il en reçoive quelque souillure, et perde quelque chose de son innocence et de sa Justice. Faut-il pour cela s’abstenir, aller au désert, vivre en solitaire ? Ce serait de l’égoïsme, et c’est impossible. Il faut agir, combattre, soutenir la lutte contre le mal, avec le moins de défaillance qu’il se pourra, sans doute, mais au risque des plus tristes chutes. Honneur à ceux qui ont vaincu, et pardon aux tombés ! Mais honte aux puritains qui s’abstiennent, et prétendent, après la bataille, gourmander leurs frères et leur commander !… Le premier et le plus grand sacrifice que l’homme doive à ses frères est celui de sa propre sainteté : qu’il reçoive donc, par avance, l’absolution de ses fautes, à charge par lui, bien entendu, de ne rien négliger pour se préserver du mal.

Tetzel déshonorait les indulgences ; Luther, plus fanatique encore que Tetzel, en méconnaissait la mythologie. Luther voulait être plus chrétien que le pape, c’est assez dire. Pour moi, à défaut d’autre sagesse, je préférerais Rabelais et le pantagruélisme à toute la Réforme.

Les personnes les moins versées dans la science des Écritures savent aujourd’hui ce que fut, dans son institution, le sacrement d’eucharistie : un repas fraternel, une commémoration, un engagement. Chez tous les peuples, la participation au foyer, à la table, au pain, au sel, fut le symbole de l’hospitalité, et comme le sceau de ce premier contrat. De toutes les cérémonies de ce genre, la plus solennelle était l’immolation d’une victime, dont la chair, offerte aux dieux, puis mangée, semblait une incorporation du serment. Moïse, ayant donné la loi aux Israélites, immole une victime, du sang de laquelle il asperge la multitude. Ceci est le sang de l’alliance que Jéhovah a faite avec vous, leur dit-il ; et par cette aspersion il les lie à la loi. Jésus, se posant en réformateur du mosaïsme, se sert d’une formule semblable ; au lieu de la chair et du sang des animaux, il prend le pain et le vin : Ceci, dit-il en élevant la coupe, est le sang de la nouvelle alliance. Il emploie à dessein les expressions de Moïse, afin que l’on entende mieux sa pensée, et que l’on ne prenne pas le change sur la métaphore ; il va jusqu’à expliquer que pain et vin, chair et sang, ne sont que de la matière, des signes par eux-mêmes sans valeur ; que le véritable aliment dont le fidèle doit se nourrir, c’est la parole, mieux que cela, l’idée, aliment intelligible de l’âme. Pas un mot, dans les quatre évangélistes, qui ne se rapporte à cette interprétation, et offre la moindre difficulté.

Mais un pareil rationalisme eût été la destruction de la foi messianique. Jésus mort, on commença par faire de lui un messie rédempteur ; de cette idée on passa à celle de victime expiatoire ; comme victime, il devait être mangé conformément au rite ancien, d’après lequel la victime offerte pour le péché devait être mangée par le pécheur : comme si, dans ces corps de chrétiens et de juifs, la Justice, la morale, la réhabilitation, n’eussent pu entrer qu’à la condition d’être mangées. Et il en sera de même de tout théisme conséquent. De même que l’idée de Dieu, auteur et garant de la Justice, implique celle de la déchéance de l’homme, elle implique en outre l’idée de sacrements : sacrement de régénération, c’est le baptême ; sacrement d’expiation, c’est la pénitence ; sacrement de justification, par la communion ou manducation de Dieu : c’est l’eucharistie. Si Dieu est le principe de notre Justice, le père de nos âmes, le gardien de nos consciences, l’eucharistie est une vérité. De là, ce dogme prodigieux de la transsubstantiation, que l’on voit poindre dans saint Paul, fanatique qui n’avait pas entendu le maître et dogmatisait pour son propre compte ; qui arrive à sa perfection dans le concile de Trente, et fait divaguer pendant deux siècles et demi l’Église et la Réforme ; de là, enfin, ce fétichisme eucharistique, pour lequel le clergé réserve toutes ses pompes, et qui n’a pas encore aujourd’hui cessé d’être une occasion de sacrilége, de persécution et de scènes bouffonnes.

J’ai parlé de cet arrêt de la cour de Rouen qui condamne à six mois de prison un jeune homme pour communion indigne. Pendant que j’étais au collége, un élève s’avisa de cacheter une lettre avec l’hostie qu’il avait conservée de sa communion, et il paraît que le même fait s’est produit ailleurs plus d’une fois. Cet étourdi, dont je pourrais dire le nom, fut puni d’une façon bien autrement sévère que celui d’Yvetot : il s’est fait jésuite !… Tout cela n’est rien auprès de ce vicaire qui, ne pouvant décider un malade à recevoir le sacrement, l’administra malgré lui, en faisant infuser une hostie dans sa tisane. Quand rougirez-vous, chrétiens, de toutes les bévues où vous pousse votre superstition ?

Lou bon Due, ç’ost lou chaud ; le bon Dieu, c’est le soleil, disait un vieux vigneron de quatre-vingts ans, qui tous les dimanches, pendant que les autres étaient à la messe, prenait sa hotte, et allait par les rues ramasser des crottins qu’il portait ensuite à sa vigne. Peu de gens, dans notre pays de christianisme, ont vu des idolâtres : j’ai connu celui-là. Mais l’était-il plus que le concile de Trente, transformant en Dieu le pain consacré ; plus que Luther, mettant son Dieu dans le pain ; plus que Calvin, prétendant à son tour que Dieu était seulement figuré par le pain ?…

L’humanité produit ses dieux, comme elle produit ses rois et ses nobles ; elle fait sa théologie, de même que son économie et sa politique, par une sorte d’infatuation d’elle-même : c’est toujours l’histoire de Nabuchodonozor, qui s’extasie dans sa gloire et finit par manger de l’herbe..

Un homme, chez les sauvages, a-t-il observé fidèlement pendant sa vie les rites des jongleurs, respecté le tabou, offert aux jours prescrits les sacrifices, débité assidûment ses prières, il est un saint ; son âme est reçue dans le séjour des bienheureux, pendant que celle de l’impie est précipitée dans le noir abîme. La même croyance règne dans l’Inde, au Thibet, à la Chine, dans les pays soumis à l’Islam, partout ; ce fut celle de tous les peuples jadis attachés au polythéisme, et le christianisme n’y a guère ajouté. Au lieu de voir dans cette universalité de superstition les rayons épars d’une révélation primitive, n’est-il pas plus judicieux d’y saisir le mouvement de l’âme humaine, qui, se contemplant dans le miroir de la conscience, s’affirme d’abord comme autre, en attendant que l’analyse lui apprenne à se reconnaître ?

XVII

Je conclus : la religion, quel qu’en soit le Dieu, esprit ou fétiche ; quel qu’en soit le dogme, théisme ou panthéisme, vitalisme ou socialisme, se résolvant en une mythologie de la pensée, divise la conscience : par conséquent elle détruit la morale, en substituant à la notion positive de Justice une notion sous-introduite et illégitime.

Il n’y aurait qu’un cas où la religion pourrait faire exception à cette règle, ce serait celui où elle aurait pour symbole ou divinité la conscience même, ou, pour mieux dire, la Justice, dans l’idéalité abstraite de sa notion ; mais alors la religion serait identique à la Justice, ce qui détruit l’hypothèse.

C’est pour cela que le christianisme, dont le Dieu est pris pour autre que la conscience, bien qu’il soit une figuration de la conscience ; qui, par conséquent, constitue en nous une double conscience, la conscience naturelle et la conscience théologale, ne possède, en fait de morale, que les rudiments de la vérité, plus une symbolique ou séméiologie, c’est-à-dire une affirmation figurative de la Justice et de la morale ; mais de morale véritable, aucune. La science des mœurs et l’efficacité du sens moral ne peuvent naître que par la cessation du mythe, par le retour de l’âme à soi, ce qui est, à proprement parler, la fin du règne de Dieu.

Ainsi l’homme, en tant qu’il obéit à sa raison connue comme telle, est moral ; et il le deviendra d’autant plus que, sa raison s’étendant chaque jour davantage, il en embrassera la loi avec un courage plus viril. Sa maxime de vertu est : Les œuvres, sans la foi.

Mais en tant que l’homme suit sa vision religieuse prise pour un commandement supérieur, je dis qu’il est immoral ; et, comme il ne peut pas plus s’arrêter dans la fable que dans la vérité, son immoralité sera d’autant plus profonde qu’il servira son idole avec un plus complet abandon de lui-même, avec une plus entière religion. Le dernier mot de sa piété sera ainsi : La foi sans les œuvres.

Duplicité de la conscience, c’est-à-dire anéantissement de la conscience, tel est l’écueil fatal de toute église, de toute religion. Ce que l’on nomme esprit de parti, esprit de secte, de caste, de corporation, d’école, de système, aussi bien que l’esprit théologique, aboutit là…

Or, la conscience détruite, la Justice abîmée, cause occasionnelle de la raison théologique, la religion s’évanouit à son tour et fait place à l’athéisme, non plus cet athéisme scientifique qui consiste, dans l’intérêt de la vérité et de la Justice, à éliminer de la conscience toute considération de l’ordre surnaturel ; mais cet athéisme père du crime, particulier aux sujets à qui l’on a enseigné que la religion était toute la morale, et qui, ayant usé leur foi, passent sans hésiter de la contemption de leur idole à la contemption de l’humanité.

Je n’irai pas chercher dans les petits séminaires, les sacrés-cœurs, et autres maisons d’éducation pour les deux sexes dirigées par le clergé, des exemples à l’appui de ma thèse. Chacun sait ce que deviennent ces avortons de la pédagogie chrétienne, quand, le temps des éclosions généreuses passé, la défaillance de la foi les livre sans défense aux flammes de l’immoralité. Mais la société moderne, si hypocrite, si lâche, si désespérée, n’est-elle donc pas fille de l’Église ? Nos pères ne furent-ils pas élevés par elle selon les principes de cette prophylactique sacrée ? Et n’avons-nous pas aussi, depuis un siècle, par la critique, la science, la liberté, épuisé ce que nous avions de ferveur ? Or, à présent que l’indifférence nous a tous envahis, n’est-il pas vrai qu’une corruption universelle nous dévore, corruption de l’esprit, corruption du cœur, corruption des sens ; des vices qu’une imagination jadis pieuse pouvait seule inventer, et que le monde, sans la religion, sans l’idéal qui est son essence, n’eût jamais connus ?…

XVIII

La Religion et la Justice sont entre elles comme les deux extrémités du balancier : quand l’une s’élève, l’autre descend ; cela est fatal. Ne criez pas au paradoxe : c’est le plus pur de la doctrine des mystiques et des ascètes que je viens de résumer dans cette image.

Ce n’est pas assez pour le parfait de tendre à la possession de Dieu par l’inutilité de sa vie et l’anéantissement de sa volonté ; il faut qu’il prouve son amour par l’anéantissement de sa Justice propre, fausse lueur, selon lui, incapable de l’éclairer dans le chemin de la sainteté et de la béatitude. Comme il est mort au monde, à la philosophie, à la volupté, à l’orgueil, le parfait doit mourir encore à la conscience ; il serait indigne du ciel, sa vertu ferait tache à la Divinité, s’il conservait le moindre rayon qui ne fût pas de celle-ci. Ainsi, entre le réprouvé que la Justice divine livre à l’enfer et l’élu accueilli par la Miséricorde il n’y a pas, au point de vue de la moralité, de différence : tous deux sont également parvenus, l’un par le sacrifice, l’autre par l’impiété, celui-ci pour la gloire, celui-là pour la honte, au dépouillement moral, au néant de la conscience.

Sans doute tant que le baptisé, le rédimé, le confessé, le communié, le confirmé conservera la foi, on peut espérer qu’il ne fera le mal qu’à moitié : car, quant à la vraie Justice, chez le fidèle il n’y en a pas. Mais qu’arrivera-t-il tout à l’heure, si ce vase d’élection manque de persévérance ? La foi ayant passé, la Justice ne reviendra plus ; et nous aurons chez un être vivant ce que toute la malice humaine serait incapable par elle-même de produire, une âme entièrement gangrenée, pourrie.

L’extinction absolue du sens moral, impossible chez l’homme que la religion n’a pas fourbu, est le mal propre des dévots ; c’est la plaie du sacerdoce. Ce n’est guère que parmi les prêtres et les pontifes que se rencontrent ces monstres en qui la pratique raisonnée du crime est un effet de l’athéisme, effet lui-même de la double conscience. Les temps effroyables des Alexandre VI et des Léon X sont passés : la Révolution nous en sépare à jamais. Grâce à elle, l’Église purifiée ne reviendra pas à ces mœurs de Sodome. Mais que la Révolution faiblisse, et, les révélations quotidiennes des cours d’assises ne le disent que trop, on verrait bientôt repulluler ce clergé, de tout rang et de tout ordre, que la religion, d’abord embrassée avec extase, puis perdue sans retour, a rompu au mépris de toute loi sociale, et à qui l’exploitation de la multitude, les jouissances du ventre, le viol, l’inceste, l’adultère, la pédérastie, tiennent lieu de sacrements et de mystères. Le secret de la Compagnie de Jésus, déguisé sous sa fameuse devise, Ad majorent Dei gloriam, m’a toujours paru être un pacte de tyrannie et de débauche, fondé sur la superstition populaire et l’athéisme sacerdotal. Que je me trompe, c’est le plus ardent de mes vœux, bien que les faits qui se passent en ce moment en Belgique ne soient pas de nature à me faire revenir de mon jugement. Le prêtre qui croit à la vertu par religion peut toujours, tant qu’il croit, devenir un citoyen et un juste ; le prêtre que l’impiété a rendu immoral est au-dessous du supplice : il ne reste qu’à l’étouffer dans le fumier.

Cette triste fin de l’éducation religieuse semble avoir été pressentie par les apôtres même du christianisme ; quelque chose leur disait que la foi est le tombeau de la morale. De là la dispute ardente qui s’éleva entre Pierre, Jacques et Jean, d’une part, et Paul, l’illuminé de Damas, de l’autre, sur la prépondérance de la Foi et de la Justice. Les trois premiers, disciples immédiats du Christ, témoins de ses invectives contre l’hypocrisie pharisaïque faisaient des bonnes œuvres toute la religion ; l’apôtre des Gentils, plus fort dans la dialectique, soutenait que la foi seule donnait la vertu aux bonnes œuvres, et, prenant ses adversaires par leurs propres maximes, il leur montrait qu’il fallait ou abandonner la loi du Christ et de Dieu même comme inutile, ou reconnaître avec lui que l’homme ne se justifiait que par la grâce, et que le premier acte du chrétien était de mourir à sa propre vertu. Nous tous qui avons reçu le baptême du Christ, disait-il, nous nous sommes enterrés avec lui ; notre baptême est l’acte mortuaire de notre âme : Quicumque baptizati sumus in Christo, consepulti sumus cum illo per baptismum in mortem. Cela se chante dans toute l’Église, le jour de Pâques, à la procession aux fonts baptismaux : l’Église attestant par cette cérémonie qu’elle s’est rangée à l’opinion de Paul, suivant laquelle l’homme ne devient enfant de Dieu que par le renoncement à sa conscience.


CHAPITRE III.

L’homme devant la société. — Loi du respect violée par l’éducation ecclésiastique.

XIX

Qui veut la fin veut le moyen.

Voulons-nous former des citoyens ou des sujets ? des travailleurs ou des gueux ? des héros ou des bons hommes ? Nous avons deux routes à suivre. Si l’éducation procède de la double conscience, ce sera le servilisme et l’hypocrisie, et rien que cela ; si elle a pour point de départ la Justice, sans considération transcendantale, ce sera la liberté et la vertu, et ce ne pourra pas être autre chose.

Quel chemin donc va prendre l’Église ?

À une société telle que l’Église la peut concevoir d’après son dogme, il faut des individus de divers calibres : les uns taillés pour les fonctions serviles et abjectes, qui sont naturellement en plus grand nombre ; les autres pour les conditions moyennes ; quelques-uns pour le commandement, l’administration, la fortune. Tous du reste devront être façonnés de telle sorte, qu’à défaut de zèle leurs intérêts, leurs préjugés, leurs vices même, concourent au but général.

L’éducation ecclésiastique aura donc pour objet :

1o L’enseignement du culte, c’est-à-dire la création dans les âmes d’une seconde conscience, dominant la conscience naturelle : j’ai traité ce point dans la première partie de cette étude ;

2o L’accommodation à l’esprit de l’Église de toutes les études, dites profanes, et, autant que possible, leur suppression, le caractère positif et franc de ces études les rendant incompatibles avec la piété et la foi. C’est de quoi. Monseigneur, j’ai à m’entretenir maintenant avec vous.

Commençons par l’enseignement primaire.

XX

Il y a quarante ans, quelques amis du peuple avaient cherché à introduire en France la méthode d’enseignement mutuel, dite méthode de Lancaster. Ils avaient compris que les éléments du savoir ne devaient pas se borner aux signes graphiques ; que chez l’enfant, comme chez l’homme, la raison ne peut être scindée, et qu’à la lecture, à l’écriture, à la grammaire, aux règles du calcul, il importait de joindre quelques notions de philosophie pratique, d’autant mieux reçues qu’elles arrivaient à l’âme de l’enfant sans le secours du maître, et par le frottement seul de ses camarades.

À ce propos, je dirai que je suis loin d’accorder autant d’importance qu’on le fait généralement à ce que l’école de Fourier appelait Éclosion et développement des aptitudes, et que la pédagogie chrétienne nomme simplement Recherche de la vocation. Je ne nie pas qu’il y ait utilité pour tout le monde à ce que l’individu tire de ses facultés et rende à ses semblables le meilleur service possible ; mais je pense que, la vie étant un combat, l’homme un être libre, c’est pour le combat qu’il importe de l’armer ; ce qui se fera beaucoup moins encore par l’esprit que par le caractère. Il faut donc qu’un homme soit préparé pour toutes les situations, et qu’il sache s’y montrer digne et heureux, sinon triomphant, à peine de n’être qu’un instrument dans la main de la fatalité, ou, comme dit le chrétien, de la Providence.

M. de Lamartine écrit dans son Cours familier de Littérature, numéro de février 1857 :

« J’aurais peut-être chanté un poème épique si c’eût été le siècle de l’épopée. Mais qui est-ce qui fait ce qu’il aurait pu faire, dans ce monde où tout est construit contre nature ? Ce n’est pas moi. Nous rêvons des pyramides, et nous ébauchons quelques taupinières. Rien n’est que fragments dans notre destinée, et nous ne sommes nous-mêmes qu’une rognure de ces fragments : tout homme, quelque bien doué qu’il paraisse être, n’est qu’une statue tronquée. »


M. de Lamartine a été élevé par les jésuites : cela se devinerait à son style, quand même il ne prendrait pas soin de nous l’apprendre. Quel pauvre citoyen que celui qui maudit son siècle parce que ce siècle n’a pas fait de lui un Homère ! Eh ! qui vous empêchait, grand homme manqué, d’être un Cincinnatus ? Cela n’eût-il pas mieux valu pour votre gloire et pour le salut de la République ?

« Ce mode d’enseignement, lisais-je, à propos de l’école mutuelle, dans un article du Moniteur du 30 janvier 1853 par M. Rendu, très-médiocre quant à l’instruction, est tout-puissant pour l’éducation, en ce qui concerne le caractère. Aussi est-ce le système anglais par excellence. Pour moi, disait un instituteur, je cherche à couler du fer dans l’âme des enfants. »


Quinze cents écoles mutuelles existaient sous la Restauration : toutes ont disparu peu à peu, par l’ordonnance du 8 avril 1824, qui a ôté l’instruction primaire à l’Université pour la donner aux évêques. J’ai passé par cette école, qu’avaient établie à Besançon MM. Ordinaire : comme le remarque M. Rendu, les écoliers n’étaient pas écrasés de leçons ; nul d’entre eux n’aspirait à devenir président d’une démocratie ou chantre d’une Iliade : ils avaient l’air de petits citoyens.

Depuis 1824, les Ignorantins ou Frères de la Doctrine chrétienne ont tout envahi. Je ne dirai rien de leur enseignement, où l’histoire sainte, le catéchisme, les exercices de piété, tiennent une si grande place, où tout est subordonné au mètre de la foi. Chacun sait que l’année de première communion est perdue pour l’étude ; c’est pour les enfants du peuple comme un avant-goût de la conscription. Mais ce qu’il est permis d’affirmer, c’est qu’à la place de cette éducation libérale et fière que promettait la méthode de Lancaster, le peuple reçoit, grâce aux Ignorantins, une éducation telle que la demandent l’Église et le despotisme. L’enfant, que retenait la censure de ses camarades, que stimulait si heureusement leur suffrage, n’a plus de mobile qu’une superstition précoce, la crainte des humiliations, voire même des coups. Fouets, mignettes, genouillères, supplices de toute sorte, telle est la discipline ecclésiastique, pour l’école et pour le couvent. Le prêtre aime à châtier, corriger, punir, frapper ; affliction de l’âme en même temps que du corps, par la mise à genoux, la prison, la ridiculisation. Les mœurs du siècle mettent un frein à cette pénitencerie afflictive et infamante ; mais attendons la fin.

« Un arrêt de la Cour de Paris, rendu en 1838, constate que dans l’établissement de Saint-Nicolas, où plus de trois cents enfants de six à quinze ans étaient réunis sous l’abbé Bervanger, on avait comme instruments de punition des genouillères à bords tranchants, et pour les fautes plus graves des genouillères perfectionnées. L’usage de ces genouillères était fréquent, disent dans leur rapport les inspecteurs. » (A. Guillard, Éléments de statistique.)


On n’a pas oublié l’histoire de ce cuistre enfroqué qui, dans un de nos établissements d’Algérie, faisait attacher à la queue d’un cheval les élèves qui avaient encouru une punition.

L’Église, qui enseigne si peu, ne tient nullement aux caractères. Son but, hautement avoué, est l’abêtissement. Loin qu’elle veuille couler du fer dans l’âme des enfants, elle travaille à en faire une cire molle. Quand l’évêque Gaume, dans son Ver rongeur, déclame contre les classiques, d’autres, plus hardis, achèvent sa pensée et dénoncent la lecture. La science, disent-ils, est mauvaise à la religion et à l’ordre : quel besoin que des bergers, des valets de ferme, des manœuvres, sachent lire ? Le pâtre qui gardait sur l’Apennin le bétail de la noblesse romaine, l’esclave enchaîné dans l’ergastule, ne lisaient pas. Personne dans le sénat n’eût proposé de leur montrer les lettres, pas plus que de leur apprendre les armes. On sait le mot de Pascal, l’inventeur de l’abêtissement par principe de religion : Je ne trouve pas bon pour la foi, disait-il, qu’on approfondisse le système de Copernic. Ce qu’a dit Pascal de l’astronomie, on l’applique à toute espèce de livres. On ne se soucie pas que le peuple prenne des habitudes de lecture ; c’est pour cela qu’on autorise le moins qu’on peut les journaux, les revues, les brochures, même inoffensifs et simplement utiles. On parle de soumettre au cautionnement et au timbre les petits journaux littéraires. Contre le socialisme, a dit M. Thiers, sans doute avec plus d’ironie que de haine, je ne vois qu’un remède, la guerre au dehors et la suppression des écoles primaires.

XXI

Dans certain département qu’il est inutile que je nomme, et je n’ai pas besoin non plus de relater l’époque, le préfet, étant de tournée, rassemble un jour les maires de tout un arrondissement. Il les félicite de la bonne tenue de leurs champs et de leurs prés, les exhorte à la persévérance, et ajoute à peu près ce qui suit :

« En bien travaillant, mes amis, vous vous enrichissez, et, vous enrichissant, vous servez le pays et l’État. Restez dans votre condition de laboureurs ; gardez-vous, pour vos enfants, des prestiges d’une science inutile, propre tout au plus à faire des ambitieux et des mécontents. Un bon agriculteur doit savoir lire et signer ses contrats : plus de savoir ne peut que l’induire à mal. C’est la prétention au savoir qui fait les perturbateurs ; c’est de là que nous viennent tant de gens d’opposition et de révolutionnaires. Si parmi vous il se rencontrait de pareils sujets, je vous engage à me les faire connaître ; je saurai, en vingt-quatre heures, en débarrasser vos communes. »


Les maires se regardent, ne sachant que dire. Enfin, le plus hardi prend la parole ; il remercie M. le préfet de ses encouragements, dont il est fier :

« Mais, ajoute-t-il, il est un point sur lequel nous ne pouvons être d’accord avec vous, monsieur le préfet, celui de l’instruction à donner à nos enfants. Permettez-moi de vous en dire les motifs.

« Nous cultivons mieux que ne faisaient nos pères, nous savons cela ; mais nous savons aussi que c’est à l’instruction qu’ils nous ont donnée que nous en sommes redevables. Nous croyons donc que, comme nos pères ont eu raison de vouloir que leurs fils en sussent plus qu’eux, nous n’avons pas tort nous-mêmes de vouloir que nos enfants en sachent plus que nous. Le progrès de notre agriculture dépend de là.

« Vous avez remarqué, monsieur le préfet, avec quel soin nos canaux d’irrigation étaient construits, nos héritages délimités, entourés de fossés. Or, nous n’aurions pu exécuter tous ces travaux si nous ne possédions quelques notions de géométrie, car il nous serait impossible de payer des géomètres.

« Vous paraissez craindre que l’instruction acquise ne nous porte à prendre l’agriculture en dégoût et à quitter nos champs. Détrompez-vous, monsieur le préfet : c’est juste le contraire qui nous arrive. Nous savons apprécier notre position et estimer à sa juste valeur la condition des habitants des villes, et si nous aspirons à nous instruire davantage, c’est pour nous attacher toujours plus à notre profession de laboureurs.

« Quant à l’esprit d’opposition que vous redoutez, nous sommes convaincus, monsieur le préfet, qu’un grand État se gouverne comme un petit ; et notre habitude est de mettre dans notre administration municipale beaucoup de douceur, de conciliation, surtout de régularité, appelant du reste tout le monde au conseil. C’est le seul moyen de faire que chacun soit content, d’éviter les jalousies et les haines, et de vivre entre nous comme si nous ne faisions qu’une famille… »


Lequel des deux, du préfet ou du paysan, pensez vous, Monseigneur, qui soit l’homme moral et l’homme d’État ?

Mais que vous demandé-je ? Votre opinion n’est pas douteuse : vous êtes l’un des principaux agents de la persécution organisée contre la science. En Franche-Comté, c’est sous vos yeux et avec votre autorisation que ceci se passe, les curés font la perquisition dans les écoles, en enlèvent tous les livres qu’ils trouvent incompatibles avec l’esprit de l’Église, ou inutiles. Niez-vous le fait, Monseigneur ?… On me cite, entre autres, l’arrondissement de Montbéliard, où les enfants de la campagne ne sont plus reçus dans les écoles passé l’âge de quatorze ans. Je le tiens d’un bourgeois de mes amis, caractère prudent et circonspect, le plus honnête homme de la ville…. Ailleurs, c’est un instituteur qui me l’assure, il est défendu d’enseigner l’arithmétique dans ces écoles primaires ; on ménage le monopole du calcul aux fils des bourgeois. En Lombardie, sous la protection du sabre autrichien, les évêques, mauvais citoyens, mais dévoués à l’empereur et au saint-siége, ne font pas pis. Protestez donc, archevêque, contre ces faits dont tout Français peut aujourd’hui dresser une liste ; protestez, vous dis-je, non pas seulement par une dénégation revêtue de votre seing, de votre sceau, et du contre-seing de votre grand vicaire, mais par une organisation vigoureuse de l’enseignement, conforme aux droits de l’homme et du citoyen.

On dit aussi que les jeunes gens de votre collége ont beaucoup de peine à obtenir leurs diplômes. C’est sans doute que les professeurs donnent trop de temps à la façon du chrétien, et pas assez à la façon de l’homme. J’ai connu dans mes classes des jeunes gens revenus des Jésuites, de jolis petits tartuffes, ma foi : ils n’avaient pas seize ans, qu’ils roulaient les yeux et avaient pris le pli de l’hypocrisie. On ne peut pas être à la science et au salut ; et je doute que les beaux garçons qu’on a envoyés de Paris à Chartres, pour la procession de la Vierge noire, fassent des héros ni des génies.

« À l’école primaire, dit M. de Magnitot, l’enseignement doit être dirigé de manière à ne produire aucun déclassement. »

M. Blanc Saint-Bonnet demande formellement, pour opérer la Restauration française, quatre choses :

Liberté illimitée pour l’Église ;

Liberté limitée pour tout le reste de la nation ;

Instruction supérieure pour l’aristocratie, à condition que l’Église la donne ;

Ignorance pour la plèbe.

Et pour assurer cette dernière, il conseille : 1o D’opérer une saisie en France de tous les mauvais livres ; 2o De congédier immédiatement tous les instituteurs primaires provenant des écoles normales.

Cela se publie en bel in-8o ; et il n’y a chrétien qui proteste, prêtre qui désapprouve, journaliste à qui le sang monte au cerveau, et qui ose appeler sur les auteurs de pareils outrages la foudre de la réprobation publique ! ! !

XXII

Puisque l’Église, par l’organe de M. Blanc Saint-Bonnet, reconnaît qu’une somme d’instruction est indispensable, au moins pour les aristocrates, il faut voir ce qu’est cette instruction octroyée par l’Église à ses prédestinés.

Le croira-t-on ? elle est pire que l’ignorance réservée aux pauvres. En voici le programme, recueilli d’après une série de faits plus ou moins rendus publics, et d’actes officiels :

a) Suppression des cours de philosophie et d’histoire.

b) Application de l’impôt progressif aux études. Imité du gouvernement pontifical.

« L’université de Rome, dit M. A. Guillard, n’est abordable qu’aux seigneurs. Pour y être admis, il faut justifier d’un revenu de… scudi ; le nombre nous échappe, qu’importe ? Il suffit que le désir de s’instruire soit taxé et réprimé comme besoin de luxe. »

c) Défense aux professeurs laïques de donner des leçons particulières.

d) Recommandation aux professeurs de mathématiques de se borner à l’enseignement du calcul, et d’éviter les considérations philosophiques touchant la certitude et la méthode. J’ai recueilli l’aveu d’un professeur et les plaintes de plusieurs élèves de l’École polytechnique et du Conservatoire.

e) Pour plus de sûreté, établissement partout de colléges ecclésiastiques, petits séminaires, institutions religieuses, en concurrence avec les lycées et en remplacement des maisons laïques. D’après l’Almanach du Clergé de France pour 1856, cité par le Siècle, le nombre des colléges, institutions et pensionnats possédés par le clergé français, s’élevait, au commencement de l’année dernière, à cent soixante-six, non compris les petits séminaires ou écoles secondaires ecclésiastiques, les grands séminaires, les innombrables établissements dirigés par des corporations religieuses, les écoles tenues par les frères de la doctrine chrétienne. Dans le seul département de Saône-et-Loire il existe, m’a-t-on assuré, seize établissements de jésuites.

f) Destitution des professeurs suspects de philosophisme. À Gand, l’Université a été mise en interdit par le pape jusqu’à expulsion de deux professeurs désignés comme hostiles à l’Église et à la foi. Mais la Belgique est une terre de bénédiction. Quelle merveille que les Jésuites destituent les philosophes, là où ils se croient assez forts pour rétablir la main-morte ! Chez nous, il n’y aura bientôt plus de philosophes dans l’enseignement ; il n’y aura que des thuriféraires.

g) Émendation de l’histoire, d’après le système Loriquet.

h) Expurgation des sciences, conformément aux textes de la Bible.

i) Mutilation et travestissement des auteurs. Voir dans la Revue des Deux-Mondes, article de M. Cyprien Robert, professeur au collége de France, de quelle façon le clergé latin a dévasté les monuments de la littérature slave, partout où il a pu les atteindre. Et qu’on ne croie pas la dévotion protestante moins sujette au vandalisme, là où les intérêts de sa foi lui semblent compromis. Un de mes amis, qui a visité l’Égypte, m’a raconté que le célèbre philologue Richard Lepsius, envoyé par sa majesté le roi de Prusse pour étudier les monuments hiéroglyphiques, ne manquait jamais, après avoir pris copie des inscriptions, de briser à coups de marteau ces vénérables caractères : moyen sûr de couper court à toute discussion ultérieure. Les hiéroglyphes pouvaient servir à confirmer le dire de Manéthon, qui, assignant à Mènès plus de six mille ans de date, le reportait par conséquent bien au-delà du déluge et de la création elle-même. M. Lepsius a rectifié cette chronologie, et n’a pas peur qu’un autre rectifie la sienne. Malheureusement, la fraude est connue, et M. Lepsius peut se vanter d’avoir travaillé, comme nous disons de ce côté-ci du Rhin, pour le roi de Prusse.

j) Émendation des classiques ; dans certains petits colléges, on les supprime purement et simplement, selon le système Gaume.

k) Brûlement des livres : il existe des sociétés pour le rachat des bouquins dangereux, lesquels sont immédiatement livrés aux flammes. Le jour viendra où les bibliothèques publiques seront triées, et les ouvrages signalés à la vindicte religieuse jetés au pilon. Déjà, note est prise à la Bibliothèque impériale de la nature des livres demandés, pour la communication desquels on exige que les lecteurs donnent leur signature.

l) Censure des libraires : un libraire, à qui un littérateur en détresse offrait sa bibliothèque, refusa d’acheter Diderot, Voltaire, Volney, etc., disant que la vente de ces auteurs était interdite.

m) Police du colportage : sous prétexte de protéger les mœurs, on interdit la circulation de tout écrit opposé au système. (Voir la circulaire de l’archevêque de Milan, du 25 décembre 1855.)

n) Obligation pour les élèves et les professeurs de remplir les devoirs du culte. À Péronne, le recteur exige de ses subordonnés qu’ils aillent à confesse et fassent leurs pâques. Bientôt le professorat sera mis au régime des instituteurs, soumis à des retraites générales, comme celle qui a eu lieu dernièrement à Lons-le-Saulnier, et dont ils sortent, sinon meilleurs, à coup sûr épuisés d’esprit et de corps.

o) Défense de recevoir dans les mêmes écoles des élèves de différents cultes. (Voir la circulaire de Mgr l’évêque d’Arras, dans la Presse du 8 août 1856.) Moyen renouvelé de Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes : Point de dissidence, ou point d’école.

p) Proscription des sujets distingués, à moins de soumission entière à l’Église. — Deux élèves ont été refusés au concours pour l’École normale à cause de leur capacité hors ligne.

g) Formation de sujets à la dévotion du clergé pour remplir dans toutes les facultés, à fur et mesure des vacances, les fonctions du professorat.

Du reste, l’Église traite ses bergers comme ses brebis. On me cite un jeune ecclésiastique qui n’a pu obtenir de son évêque l’autorisation de prendre son diplôme de bachelier ès sciences ; il lui a fallu pour cela changer de diocèse.

À ces moyens de prévention se joignent les encouragements, je me sers du terme honnête, et, si l’encouragement ne suffit pas, la répression.

Pour les maîtres, il y a les promotions, cumuls, priviléges universitaires, monopoles classiques, brevets et pensions ; — pour les élèves, les diplômes, nominations, exemptions du service militaire, mariages riches, etc.

Tout est combiné pour rendre les études à la fois onéreuses, intolérables, insuffisantes. D’un côté, les professeurs se plaignent de l’abaissement de l’instruction publique ; de l’autre, les élèves crient contre les conditions excessives imposées pour l’obtention des diplômes. On traite la jeunesse des écoles comme les chasseurs d’Afrique, soumis à une gymnastique épuratoire, où succombent les moyens et les faibles. N’en a-t-on pas de reste ?

Et notez qu’on ne saurait accuser de cet obscurantisme le gouvernement de l’empereur, plutôt que celui de Louis-Philippe, plutôt que celui de la Restauration. C’est un système qui vient de plus haut, qui emporte le pays et l’État. Dans certain chef-lieu de département existent côte à côte un collège de jésuites et un lycée impérial : le préfet, obéissant à l’esprit de l’époque plus qu’à celui de son emploi, mauvais courtisan mais excellent chrétien, confie son fils aux révérends pères ; il assiste à la distribution des prix du collége, et ne paraît point à celle du lycée. N’est-il pas clair que l’empire n’est rien, que la contre-révolution est tout ?…

À Paris, les institutions de jeunes filles seront bientôt tenues exclusivement par des religieuses. Pour celles-ci, on n’exige pas de diplômes, aucune condition de savoir, de moralité, ni de méthode ; l’habit tient lieu de tout ; pas d’inspections : une jeune fille peut être mise dans l’in pace sans que ni la famille ni le procureur impérial en sachent rien. Au contraire, pour les institutrices laïques, des examens répétés, formidables ; des diplômes chèrement achetés ; des visites fréquentes, sévères, depuis la salle d’études jusqu’à la cuisine. La qualité de laïque, dans l’enseignement, est une cause de suspicion.

XXIII

Ce qu’a fait l’ancienne Église, aux époques mémorables des Constantin, des Théodose et des Attila : destruction des livres, monuments, inscriptions, tableaux, statues, temples ; condamnation des idées, persécution des auteurs, l’Église moderne le recommence, avec autant de fureur et plus d’habileté que jamais. Et l’œuvre de ténèbres avance rapidement, si toutefois il est permis de juger des effets de l’obscurantisme d’après ceux de l’instruction, comme on juge du contraire par son contraire.

M. O’Moore, ancien vice-roi d’Irlande, disait devant moi que dans vingt ans le catholicisme aurait disparu de l’île. Le moyen employé pour cela est simple : on a fondé des écoles primaires nombreuses, d’une puissance supérieure, dans lesquelles, à raison de la différence des cultes, il a été convenu qu’on ne parlerait pas de religion aux enfants. L’instruction religieuse forme un objet à part, réservée aux prêtres et aux ministres, comme dans nos lycées à l’aumônier. Le temps de l’écolage écoulé, le protestantisme fait appel à ces jeunes raisons, qui lui doivent de pouvoir lire et penser par elles-mêmes ; il distribue ses bibles, provoque l’examen : pour des âmes catholiques, le protestantisme est l’émancipation ; autant de lecteurs, autant de défectionnaires. Il suffit à un dogme de faire appel à la raison pour que la raison le préfère, et, à défaut de philosophie, s’y attache. Déjà, en 1852, M. O’Moore avait observé que, sur une population de cent mille âmes, l’Église catholique n’avait béni que quatre ou cinq mariages, tandis que dans les années précédentes elle était encore à plusieurs cents.

Ce système de neutralité des écoles a été adopté en Hollande : là aussi le catholicisme rencontre pour adversaires la lumière et la liberté.

« Dans la plus grande partie de l’Allemagne, les lois obligent les parents à envoyer les enfants à l’école, ou à fournir la preuve de l’instruction qu’ils reçoivent au logis. Ces lois datent de l’origine du protestantisme. En Saxe, l’électeur Maurice convertit les grands couvents en écoles, sans toucher à leurs dotations ; la prébende qui nourrissait des moines oisifs et inutiles à l’État entretient maintenant les fonctionnaires qui lui rendent les plus utiles et les plus laborieux services. » (A. Guillard ; Éléments de statistique.)


En France nous suivons un système diamétralement inverse.

Depuis l’expédition de Rome, en 1849, la grande nation semble avoir pris à tâche d’opérer la contre-révolution sur le globe : pour commencer, elle s’enfroque, se déchausse, se rase, s’encapuchonne, se jésuitise. Dans les derniers conseils de révision, on a remarqué que le nombre des jeunes gens qui ne savent pas lire a augmenté. En même temps qu’on amoindrit la condition des professeurs et des maîtres d’école, on augmente les dotations et traitements du clergé ; on livre l’enseignement, l’avenir, à une corporation qui en 1851 comptait 82,000 sujets, et dont le revenu, en propriétés, casuel, assignations sur le budget des communes et de l’État, atteint au moins cent millions de francs.

Avec un personnel de 82,000 agents, qui dans vingt ans aura doublé ;

Avec un revenu de 100 millions, qui triplera ;

Avec le privilége de l’instruction primaire, l’adultération et la répression de l’enseignement supérieur, le bâillonnement de la presse, la censure des livres, le triage des bibliothèques, la corruption du corps enseignant ;

Avec la connivence de la bourgeoisie et l’appui de quatre cent mille baïonnettes,

L’Église, en vingt ans, aura fait de la France émasculée et domptée ce qu’elle a fait de l’Italie, de l’Espagne, de l’Irlande, ce qu’elle est en train de faire de la Belgique, une nation abêtie : société composée de prolétaires, de privilégiés et de prêtres, qui, ne produisant plus ni citoyens ni penseurs, destituée de sens moral, armée seulement contre les libertés du monde, finira par soulever contre elle l’indignation des races dissidentes, et se faire jeter aux gémonies de l’histoire.

XXIV

Ce que l’Église s’efforce d’inculquer aux intelligences par ce qu’elle nomme son enseignement, elle le montre aux imaginations dans les figures et cérémonies de son culte.

Pour relever le vieux monde et le maintenir sur sa base, si jamais on vient à bout de cette grande entreprise, la première chose, selon l’esprit chrétien, est de rétablir, avec le principe d’autorité, le principe d’hiérarchie.

« Quand l’aristocratie d’une société est perdue, dit M. Blanc Saint-Bonnet, tout est perdu.

« Quand un peuple ne peut plus fournir d’aristocratie, c’est qu’il est épuisé. Et c’est un signe de décadence quand un peuple porte envie à son aristocratie.

« Il faut, pour nous sauver, que la bourgeoisie s’anoblisse : c’est la noblesse qui a fondé la nation. » (De la Restauration française, livre 3.)


Et pour faire de la bourgeoisie une nouvelle féodalité, nous savons la marche à suivre (voir le Manuel du Spéculateur à la Bourse) : il n’y manque que la consécration sacerdotale, elle ne fera pas faute.

Qu’est-ce que le culte ? Une représentation de la société.

L’homme qui, suivant la prescription de l’Apôtre, s’est dépouillé de sa conscience naturelle, et qui a revêtu comme une cuirasse la foi théologale, n’est plus qu’une marionnette dansant devant son idole, comme David dansait devant l’arche, à la grand’pitié de sa femme Michol.

Entrons à l’église pendant l’office, un jour de grande fête. Les places sont distribuées suivant les dignités : banc-d’œuvre, stalles pour les fabriciens, marguilliers, préfets de congrégations, autorités civiles et militaires ; la moyenne classe a des chaises payées au jour et à l’an ; la multitude, debout ou accroupie, s’entasse derrière les piliers, au fond des chapelles, hors de la vue du maître-autel et de la chaire.

Au prône, si le seigneur, prélat ou prince, y assiste, le prédicateur, qui est censé parler pour tout le monde, lui adresse nominativement la parole.

À l’offerte, les sommités reçoivent l’encens chacune à part ; tandis que le peuple en masse est régalé le dernier de trois coups d’encensoir.

C’est ainsi que l’Église fait entrer dans les âmes le respect de la hiérarchie. Que de fois, mais en vain, la conscience du peuple en murmure !

En 1830, quelques jours avant la révolution de Juillet, la duchesse d’Angoulême passant à Besançon, je fus témoin du scandale que causa à nos vignerons, les Boussebots, Mgr le cardinal de Rohan, lorsqu’il reçut la princesse sous le porche de la cathédrale avec l’encens et le dais : il leur semblait qu’un tel honneur dût être réservé à Dieu. La Révolution, on le vit quelques semaines plus tard, infectait ces têtes-là !…

Qui n’a observé l’ordre des processions ? La plèbe en avant, par âges, sexes et corporations ; les ordres religieux ensuite ; puis le clergé, massé près du dais, entouré de la magistrature, des chefs de l’armée, comme de gardes du corps. Toujours la gradation des rangs et des castes. Pendant que la jeunesse de qualité, poudrée, frisée, revêtue d’aubes éblouissantes, ceinte de ceintures d’argent et d’or, porte devant le saint-sacrement les cassolettes où brûlent les parfums, de petits pauvres pris parmi les charbonniers et forgerons sont chargés de la braise et des pincettes. Je me souviens qu’un jour, pas un gamin ne voulant de la commission, je m’offris bravement avec un camarade pour remplir cet office, la procession ne pouvant pas plus se passer du réchaud que de l’ostensoir. Il me semblait qu’à l’exemple de je ne sais plus quel ancien à qui ses concitoyens avaient confié le curage des égoûts, j’allais illustrer ma charge. Tout le monde, les abbés comme les autres, se moqua de moi. À quoi pensais-je de m’imaginer que les chrétiens fussent égaux devant le saint-sacrement ? J’avais choisi d’être méprisé dans la maison du Seigneur, Elegi abjectus esse in domo Domini, et j’étais méprisé ; c’était justice.

La procession de la Fête-Dieu a fourni à Châteaubriant la plus belle de ses amplifications. Ce n’est pas sans une colère concentrée que j’ai lu, à vingt ans, les ouvrages de ce phraseur sans conscience, sans philosophie, et dont toute la dignité fut dans la faconde. Voilà donc, me disais-je, avec quoi l’on mène les nations ! Ceux de 89, témoins de la tyrannie féodale et des corruptions du sacerdoce, n’eussent pas été dupes de ce clinquant ; il suffit, en 1804, qu’un soldat jacobin se dît empereur, pour changer les sentiments et les idées. Ceux qu’avait émancipés la raison philosophique furent séduits à leur tour par la fantasia littéraire. Quel génie, en effet, dans le christianisme ! Quelle poésie dans ce monde féodal ! Les belles choses que les carillons, la crécelle, la bûche de Noël, la fève des Rois, la cendre du Carême ! Ces misérables classiques, pendant trois siècles, n’y avaient pas pensé ; les romantiques en vivront quinze ans. Ô saintes demeures des moines, relevez-vous ! Les pères vous ont mises à l’encan dans leur folie ; les fils vous rétabliront dans leur repentir…

L’insulte hiérarchique poursuit l’homme jusqu’au cimetière.

Les enterrements, comme les mariages, sont de plusieurs classes. Dans un village de Picardie, le curé, afin de marquer l’échelle des rangs, s’est avisé de faire suivre aux convois funèbres deux chemins différents : l’un raide, étroit, et en ligne droite, pour les pauvres ; l’autre développé en une large et superbe courbe, pour les riches. Le maire, esprit libéral, de qui je tiens l’anecdote, veut s’opposer à cet abus de distinction ; il ordonne que la grande route sera suivie par tout le monde. Dénonciation du maire au préfet par le curé ; interpellations du préfet ; explications données par le chef municipal. Le prêtre gagne son procès ; et le maire, suspect de révolutionnarisme, est contraint de donner sa démission.

XXV

J’ai lu deux volumes publiés par Mgr Dupanloup, évèque d’Orléans, sur la Haute Éducation intellectuelle ; et, quelque peu disposé que soit ce prélat à me rendre justice pour justice, je n’hésite point à dire que j’ai trouvé dans son livre de fort bonnes choses.

J’admets avec lui la prépondérance des Humanités sur les sciences. Je crois seulement qu’il est possible, sans fatiguer les élèves, de fondre dans les Humanités, à partir de la septième, une dose de science plus considérable qu’on ne faisait autrefois. Ce qui est mauvais pour les jeunes têtes, ce qui les accable et les étouffe, ce n’est pas tant la multitude des choses qu’on leur enseigne que la multiplicité des cours, facultés et divisions.

Je sais gré aussi à Mgr Dupanloup d’avoir voulu réparer, autant qu’il est en lui, les torts de Mgr Gaume à l’endroit des classiques, bien qu’au fond Mgr Gaume me paraisse plus conséquent dans sa manière de voir et plus chrétien que Mgr Dupanloup.

J’applaudis de plus, et sans réserve, à ce que le savant évêque dit de l’Autorité et du Respect dans l’éducation, et ne suis nullement effrayé du nom de Dieu, qu’il place, comme une épigraphe, en tête de son excellente pédagogie. Il est si aisé de traduire le nom de Dieu, de donner à ce signe une interprétation rationnelle, sociale, psychologique, physique même, qu’il faudrait être bien vétilleux pour chercher chicane à ce propos au pieux Directeur.

Oui, c’est dans la famille et dans l’école que l’autorité a son foyer : qu’elle s’y renferme, elle ne sera jamais à craindre. Et cette autorité, je n’ai pas besoin pour l’expliquer de la rapporter à une source mystérieuse, divine ; elle résulte de la faiblesse et de l’inexpérience de l’enfant, de l’affection du père qui le représente, de la responsabilité de ceux à qui le père a confié l’enfant, de la loi de nature qui a ainsi soudé les générations les unes aux autres, des conditions de l’esprit humain, qui commence toujours par croire sur parole ce que plus tard il devra affirmer par raison ; enfin de la solidarité sociale. Oui, enfin, je proclame avec Mgr Dupanloup que la base de toute morale est dans le respect : qu’est-ce donc que la Justice que je défends, sinon le respect de l’homme ?…

Mais ici j’arrête mon auteur et je lui demande :

Croyez-vous sérieusement que le respect puisse exister dans le catholicisme ? Et, quelque mal que vous vous donniez dans vos séminaires pour en inculquer la maxime, pouvez-vous nier qu’elle ne soit à chaque instant contredite par votre pratique sociale, par votre discipline et par votre dogme ?

Peut-il y avoir respect dans un système où les conditions sont déclarées, par autorité divine, inégales ? dans un système où l’éducation donnée à la multitude, en vue de la hiérarchie, consiste en une espèce de castration morale et intellectuelle ; où les petits du peuple sont élevés pour l’exploitation, comme les petits des animaux pour la consommation ?

Qu’est-ce que le respect ? Mgr Dupanloup, si habile latiniste, le sait mieux que personne : c’est l’égalité de considération. — Respectus, de re-spicere, regarder en se tournant, de manière à voir de face la personne qu’on regarde. Le regard de côté est un signe de fatuité, de fourberie ; comme le regard en dessous, suspicio, en est un de méfiance et de haine.

Qu’est-ce que le mépris, en latin despectio ? L’inégalité de considération. — Despectio, de de-spicere, regarder du haut en bas.

Du mépris au respect, la différence est de l’oblique à l’horizontale.

Quel respect donc, je ne dis pas du maître à l’élève, du père à l’enfant, puisque, par la nature des choses, l’élève doit être un jour l’égal de son maître, l’enfant tôt ou tard remplacer son père ; — mais de l’individu de condition supérieure à celui de condition inférieure, si le second ne doit jamais s’élever au niveau du premier, sauf la faveur du prince ou la prédestination de Dieu ?

Quel respect du noble au roturier ?

Quel respect du riche au pauvre ?

Quel respect du bourgeois maître-juré au prolétaire qu’il salarie ?

Quel respect de l’officier élevé à grands frais, dans les écoles spéciales de l’État, pour les grades et pour la gloire, au conscrit qui ne sait pas lire et ne demande que son congé ?

Quel respect du croyant au libre-penseur, du théologien de la Sacrée-Congrégation au philosophe dont il condamne les écrits ?…

M. Guizot, qui a toujours de grands mots à son service quand il s’agit d’affirmer une contre-vérité, a osé écrire :

« Le catholicisme est la plus grande et la plus sainte école de respect que le monde ait eue. »

Oui, si par respect vous entendez les salutations, génuflexions, et toutes les grimaces de la civilité puérile et chrétienne. Le suprême bon ton pour un grand seigneur n’est-il pas de savoir dire bonjour ! en autant de manières différentes qu’il y a de degrés sur l’échelle hiérarchique ? M. Guizot appelle cette science de simagrées respect ! Pour nous, hommes de la Révolution, c’est de l’insolence. Hélas ! la dynastie d’Orléans régnerait encore si son premier ministre, quand il montait à la tribune, n’avait pas eu deux façons de saluer, si M. Guizot ne s’était courbé si bas en parlant du roi, tandis qu’il se tenait si raide en répondant à la nation….

XXVI

Mais je m’aperçois que nous ne nous entendons plus. Ce que le langage humain, avec plus ou moins d’exactitude, nomme respect, dérive, selon le prêtre, de la religion, c’est-à-dire, pour parler comme la féodalité, de l’hommage-lige, qui, commençant à Dieu, finit au bâtard de la fille esclave, et implique nécessairement inégalité. Selon nous, au contraire, le respect découle du jus, c’est-à-dire de la dignité virile, déclarée par la Révolution identique et adéquate entre tous les hommes.

Fils de la Révolution, nous affirmons l’égalité, que nient, au nom de leur foi, les fils de la religion. C’est pour cela qu’ils nous accusent d’avoir détruit le respect, et qu’ils nous regardent comme infâmes, dans notre vie, dans notre âme et dans notre corps, à peine dignes, après notre mort, d’être enlevés par l’entrepreneur des immondices.

Pas de jour qu’ils ne nous en jettent l’outrage.

La Révolution, en déclarant la liberté de conscience, a fait des cimetières une propriété publique. L’Église, non contente d’y conduire par des chemins divers le riche et le pauvre, revendique cette propriété comme sainte, et prétend en écarter les mécréants. À Chelles (Seine-et-Marne), un vieux colonel refuse, à son lit de mort, les secours de la religion. Le curé fait jeter le cadavre dans un coin réputé infâme depuis l’inhumation d’un guillotiné. Il fallut que le maire, revêtant son écharpe, ordonnât de creuser une fosse dans un lieu décent, et par son intervention officielle sauvât le corps du libre penseur de l’outrage du prêtre.

Il semble pourtant que, le Concordat ayant réglé, avec l’approbation du pape, les rapports de la Révolution et de l’Église, le clergé devrait respecter cette loi, reçue par lui avec tant de joie. Il n’en est rien.

À Saint-Étienne, il existe un collège de jésuites, sous l’invocation de saint Michel. Or, de même que l’Église aime les processions, les révérends pères adorent le théâtre. J’ai sous les yeux un bulletin de spectacle, la Vendée militaire, drame en cinq tableaux, avec chants, joué par des jeunes gens du collége, appartenant aux premières familles du pays. Tous les parents et amis, au nombre de cinq ou six cents personnes, assistèrent à la représentation, qui sans doute ne fut pas ignorée de la police. Mais le pouvoir ne se fâcha que lorsque les étudiants, exaltés par leurs rôles, s’émancipèrent jusqu’à briser le buste de l’Empereur et à le traîner dans la boue. La Vendée, en effet, n’est-ce pas Cadoudal, et l’Empereur l’usurpation ?

Ainsi, après une paix de plus d’un demi-siècle, l’Église rallume la guerre ; en même temps qu’elle ruine et transporte les républicains, elle forme dans ses colléges des généraux pour une Vendée future. À elle, pour attaquer la Révolution, toute latitude, toute faveur ; à nous, proscrits, pour la défendre, le bâillon et Cayenne. C’est ainsi qu’elle enseigne, qu’elle pratique le respect.

Toute nation divisée en elle-même périra, dit l’Évangile. La classe aristocratique, élevée par les prêtres, va d’un côté ; la plèbe, en qui l’esprit révolutionnaire domine de plus en plus, tire de l’autre : à moins que le neuf n’emporte le vieux, la déchirure est inévitable.

Me promenant au Luxembourg, j’entendais une troupe de gamins lisant et commentant entre eux un petit livre populaire, les Mystères de l’Inquisition. — Comment ! disait le plus énergique de la bande, est-ce que le bon Dieu veut qu’on tue ainsi le monde ? — Bien sûr, répondait un autre, qui savait sur le bout du doigt son Histoire sainte ; et il citait les exemples fameux de Moïse, de Samuel, du prophète Élie, de Mathathias. — Eh bien ! c’est égal, reprenait l’autre, je te dis que, si ce temps-là revenait, mon père prendrait tout de suite son fusil !… Oh ! oui, nous aurons encore des coups de fusil, et malheur alors, malheur à Jérusalem !… L’autorité du prêtre sur les enfants du peuple est perdue, me disait un juge de paix de campagne ; la parole du père l’emporte, et la première communion, qui pour le plus grand nombre est la dernière, a pris la signification d’un divorce.

XXVII

Comme tant d’autres, je me suis maintes fois étonné de cette duplicité ecclésiastique, dont on a voulu, mais à tort, faire l’apanage de la Compagnie de Loyola. Il me répugnait de penser qu’un corps aussi considérable que le clergé catholique, dans ses relations avec les puissances de la société, qui sont la Philosophie, la Science, le Travail, aussi bien que l’État, ne reculât pas devant la trahison et le meurtre, là où il ne peut réussir par la captation et la ruse.

J’ai fini par me rendre compte de ce phénomène. Ce ne sont pas les individus qu’il faut accuser : c’est l’Église.

Dans l’individu, prêtre ou laïc, la conscience naturelle vient sans cesse redresser les aberrations de la conscience transcendantale ; et, hors les cas rares d’une perversion absolue, on peut dire que l’homme est toujours meilleur que le croyant.

Mais les collectivités ne se comportent pas comme les individus. Elles n’obéissent qu’à leur idée, à leur raison sociale, si je puis ainsi dire, sans se laisser distraire par aucun autre sentiment.

L’Église est une collectivité formée seulement par et pour la foi, en qui disparaissent les affections humaines, et où la conscience religieuse reste seule, parlant et ordonnant au nom de Dieu.

Or, qu’est-ce que Dieu, dans l’ordre de la conscience, suivant l’Église ?

Dieu est le maître absolu de l’univers, qu’il gouverne par son bon plaisir, et conduit par des routes connues de lui seul. Dieu, qui, suivant les théologiens, pouvait créer une infinité d’univers différents de celui-ci, serait-il enchaîné par des lois ? Dieu fera-t-il avec l’homme un pacte irrévocable ? Insensé qui le pense ! Dieu fait ce qu’il veut, et nul n’a le droit de lui demander des comptes.

Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler.
Tu frappes et guéris ; tu perds et ressuscites !
Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,
En tes serments, jurés au plus saint de leurs rois ;
En ce temple, où tu fais ta demeure sacrée,
Et qui doit du soleil égaler la durée.

Or, gouvernement de Dieu et gouvernement de l’Église, c’est même chose.

C’est à la prière de l’Église que Dieu tue les Sennachérib, les Balthazar, les Antiochus, les Dèce, les Galère, les Julien : pourquoi l’Église qui maudit, dont la prière donne la mort, ne mettrait-elle pas la main à l’exécution ?

Est-ce que la conscience de l’Église, qui est la conscience même de Dieu, se gouverne par la Justice des hommes ?…

L’Église a la main sur toute âme qui manque à la foi, Arius ou Jean Hus, Savonarola ou Henri IV. Qui donc, s’il n’est athée, pourrait lui demander compte de la manière dont elle exécute ses sentences ?

Depuis près de soixante-dix ans l’Église ne cesse d’élever à Dieu ses prières contre la Révolution, comme les Juifs pendant la captivité de Babylone. Que parlons-nous de concordat ? Une feuille de papier, dont il a plu à Dieu de se servir, comme de l’édit de Cyrus, pour affranchir son peuple, mais qui ne saurait servir de titre à une nouvelle captivité. Un pape, un homme, par prudence, par nécessité, a pu donner les mains à cette transaction ; l’Église, dont la collectivité représente Dieu même, n’est pas liée par cette signature ?

Ainsi l’Église, dans tout ce qu’elle fait, agit consciencieusement. Ce qui nous paraît crime en elle, est devoir. C’est par devoir qu’elle dépouille et proscrit le paganisme, après que ses apologistes ont tant de fois réclamé la tolérance païenne ; par devoir qu’elle brûle les philosophes, après que l’Apôtre a déclaré que la foi doit être rationnelle et libre ; par devoir qu’elle égorge la Révolution, après que Pie VII a pactisé avec la Révolution.

L’Église est la double conscience de l’humanité.

De même que la société civile a droit de Justice sur tous ceux qui violent les lois de la conscience naturelle, qui est elle-même ; de même l’Église s’attribue droit de Justice sur tous ceux qui, même innocents au point de vue de la conscience naturelle, pèchent contre la conscience religieuse, qui est aussi elle.

Et c’est ce qui nous explique, enfin, comment dans l’âme humaine la plus grande scélératesse peut s’unir à une profonde religion : ce phénomène n’a pas d’autre cause que l’étouffement de la conscience naturelle par la conscience transcendantale.

Caligula, Néron, Héliogabale, les plus lâches, les plus infâmes de tous les tyrans, furent des modèles de piété. Tibère, sans respect pour les dieux, est fataliste : une superstition en vaut une autre ; c’est le monstre des monstres. Balthazar Gérard, Jacques Clément, Ravaillac, furent des saints. C’est cette alliance de la religion avec le crime qui constitue l’hypocrisie, du grec ὑποκριτὴς, comédien, comme qui dirait conscience de théâtre, le vice par excellence des âmes chrétiennes. Tartuffe est un vrai dévot, n’en doutez pas : ce monstre croit si bien en Dieu et à l’enfer qu’il en a perdu le sens moral. Molière, disciple de Gassendi, le savait, bien qu’il eût donné pour sous-titre à la pièce, l’Imposteur ; mais ses successeurs ne l’ont pas compris, et c’est pour cela qu’ils ne savent plus jouer Tartuffe. Napoléon ne s’y trompait pas non plus, lorsque, plein de ses idées de restauration religieuse, il disait : Si Tartuffe avait été composé sous mon règne, je n’en aurais pas permis la représentation. Que Dieu pardonne au grand Napoléon, puisqu’il s’est fié à lui ! Mais le chef d’État qui, pouvant élever haut la conscience du peuple, la replaça sous le joug de l’Église, comptera avec la postérité.

XXVIII

Concluons sur ce chapitre.

Le catholicisme, qui se vante de moraliser l’homme, n’aboutit, par la double conscience qu’il crée en son âme, et par l’éducation factice qui en est la conséquence, qu’à faire de lui un caractère sournois, hypocrite, plein de fiel, un ennemi de la société et du genre humain.

Or, ce qui est vrai du catholicisme le sera de toute autre église, puisque la loi de toute église est de s’organiser en vertu d’un dogme, pris pour règle et sanction du droit, conséquemment de scinder la conscience et de fausser l’éducation.

Donnez l’éducation de la jeunesse à Saint-Simon, à Fourier, à Cabet, à Robespierre : chacun d’eux l’accommodera à son système ; donnez-la à M. Cousin, il vous fera des éclectiques ; donnez-la à un maréchal de France, il vous fera des enfants de troupe.

C’est cette pensée, commune à toutes les sectes, qui depuis soixante ans a fait proscrire en France la liberté de l’enseignement. Comme en politique on est partisan de la centralisation, en matière d’enseignement on l’est de l’Université. L’Église, pensent les universitaires, ne durera pas toujours, et nous hériterons de sa position. Mieux vaut attendre que risquer de tout perdre. — Aussi, comme, en attaquant l’Église, on a soin de ménager le monopole ! On ne veut pas d’une pédagogie qui formerait l’homme pour lui-même, en l’affranchissant de tout préjugé, de tout dogmatisme, de toute hallucination transcendantale. On craindrait, si l’esprit de la jeunesse devenait libre, qu’il n’y eût plus d’emploi pour les génies qui s’arrogent le gouvernement de l’âge viril. La dépravation de l’enfant est le gage de la servilité de l’adulte.

Je traiterai de l’enseignement industriel dans la VIe Étude.


CHAPITRE IV.

L’homme au sein de la nature.

XXIX

Jusqu’ici nous avons considéré les mœurs de l’humanité comme formant une section à part dans la constitution de l’univers.

Mais la raison dit, et c’est une des plus belles intuitions de la philosophie moderne, que la morale humaine est partie intégrante de l’ordre universel ; de sorte que, malgré des discordances, plus apparentes que réelles, que la science doit apprendre à concilier, les lois de l’une sont aussi celles de l’autre.

De ce point de vue supérieur, l’homme et la nature, le monde de la liberté et le monde de la fatalité, forment un tout harmonique : la matière et l’esprit sont d’accord pour constituer l’humanité et tout ce qui l’environne des mêmes éléments, soumis aux mêmes lois.

Monument indissoluble, dont l’univers fournit les fondements, dont la Terre est le piédestal, et l’Homme la statue.

XXX

Appliquée à l’économie et à la Justice, cette manière d’envisager les choses conduit à des solutions aussi importantes qu’inattendues.

Sans examiner si les différentes races sont originairement sorties de la même souche, comment ensuite, sous l’influence du climat, elles ont reçu leurs physionomies respectives : il est certain au moins que chacune d’elles peut et doit être regardée comme indigène au sol où elle a été trouvée, ni plus ni moins que les plantes qui y croissent et les animaux qui y vivent.

Par cet indigénat, l’homme et la terre deviennent immanents l’un à l’autre, je veux dire, non pas enchaînés comme le serf et la glèbe, mais doués des mêmes qualités, des mêmes énergies, et si j’ose le dire, de la même conscience.

C’est ce qu’exprime ce principe d’économie et de droit, pour lequel il n’est plus besoin désormais d’épuiser les ressources de la controverse : La terre appartient à la race qui y est née, aucune autre ne pouvant lui donner mieux la façon qu’elle réclame. Jamais le Caucasien n’a pu se perpétuer en Égypte ; nos races du Nord ne réussissent pas mieux en Algérie ; l’Anglo-Saxon s’étiole en Amérique ou devient Peau-Rouge. Quant aux croisements, là où ils peuvent s’opérer, loin de détruire l’indigénat, ils ne font que le rafraîchir, lui donner plus de ton et de vigueur : on sait aujourd’hui que les sangs se mêlent, mais ne se fusionnent pas, et toujours une des deux races finit par revenir à son type et absorber l’autre.

De cette parenté de la race et du sol, fondement de toute possession territoriale collective, il est aisé de déduire la possession individuelle, soumise d’ailleurs à des conditions beaucoup plus compliquées que la possession nationale.

Enfin la possession collective et individuelle conduit à un troisième principe, aperçu plutôt que défini par les anciens législateurs, sacrifié par tous les utopistes, et que la société moderne est en train de perdre, tout en faisant des efforts désespérés pour le retenir, la transmission héréditaire.

Ainsi l’homme et la terre, comme l’Adam et l’Ève de la Genèse, peuvent se dire l’un à l’autre : Os de mes os, et chair de ma chair ! Unis par mariage, solidaires dans leur destinée et dans leurs mœurs, ils produisent en commun leurs générations ; et l’on ne sait lesquels, des fils de la femme ou des produits du sol, peuvent être réputés davantage enfants de la terre ou enfants de l’humanité.

La Révolution devait donner à cet antique contrat la forme solennelle ; mais ici, comme partout, la foi commence par mettre l’homme en contradiction avec la morale.

Sans doute vous ne pensez pas, Monseigneur, que ce soit par hasard que l’Église rencontre sans cesse sur son chemin la Révolution, et moi je ne le crois pas non plus. Et lux in tenebris lucet, dit Jean. Si la lumière rayonnait également de partout, ou que les corps ne donnassent pas d’ombre et fussent translucides, comment aurions-nous la sensation de lumière ? De même, sans le divorce de la conscience, comment aurions-nous compris la liberté ? Sans les fictions de la théologie et les exhibitions du culte, comment aurions-nous découvert la morale ? Sans l’Église, comment se serait produite la Révolution ?

Nous allons voir que sans le christianisme nous n’eussions jamais su ce que c’est que la possession de la terre, à la place de laquelle nous avons mis le divorce de propriété.

XXXI

Le christianisme est la religion de la séparation universelle, de la scission sans fin, de l’antagonisme irréconciliable, de l’isolement absolu, des abstractions impossibles.

Après avoir séparé l’esprit de la matière, comme le Dieu de la Genèse sépare le sec de l’humide, la lumière d’avec l’ombre ; après avoir distingué les âmes d’avec les corps, posé le bon principe en face du mauvais, élevé le ciel au dessus de la terre, créé dans l’homme une double conscience, et institué ce système d’hypocrisie qui fait de Tartuffe un bienheureux et de Socrate un réprouvé, le voici qui scinde l’homme d’avec la nature, afin que, comme il l’a rendu malheureux dans sa conscience, il le rende fugitif et déshérité sur la terre.

La terre ! comment le chrétien l’aimerait-il, cette terre sacrée, que les anciens entourèrent d’un culte plein de tendresse, et qui est pour nous, à elle seule, presque toute la nature ? Aimer la terre, la posséder, en jouir dans une légitime union, avec cette vigueur d’amour qui appartient à l’âme humaine, le chrétien en est incapable : ce serait de l’impiété, du panthéisme, un retour à d’idolâtrie primitive, pis que cela, une rechute dans le chaos, en horreur au polythéisme même.

La haine du monde extérieur est essentielle au christianisme ; elle découle du dogme même de la création, et des antinomies qu’il traîne à sa suite.

Pour le chrétien instruit par la Bible, la terre, comme le soleil, la lune et toutes les sphères, est chose morte, vile matière, instrument des manifestations divines, mais qui n’a rien de commun avec l’Être divin, ni par conséquent avec l’âme de l’homme, sa fille immortelle.

Car tel est le rapport que la religion établit entre Dieu et l’univers ; tel il sera, par la marche nécessaire de l’idée, entre l’homme et la terre. La révélation elle-même a pris soin de nous le dire. Pourquoi le Décalogue défend-il d’adorer rien de ce qui est en haut au ciel, ou en bas sur la terre, si ce n’est parce que le ciel et la terre, et tout ce qu’ils contiennent, sont réputés créatures, œuvres de fabrique, dépouillées par conséquent de toute vie propre, de volonté, d’intelligence, de substance même ? Au fond, ce sont des néants.

Quel cas pourrions-nous donc faire d’une nature que Dieu définit, non point comme partie de lui-même, mais œuvre de ses doigts ?

Comment y verrions-nous une mère, une nourrice, une sœur, une épouse, alors que lui daigne à peine la toucher du bout du pied ?

La terre est à Jéhovah, dit le psalmiste, et tout son mobilier : Domini est terra et plenitudo ejus. — Et qu’en fait-il de cette terre, ô sublime chantre des grandeurs de Dieu ? Admirez la réponse du Juif : Jéhovah, maître de toute la terre, y a choisi un petit coin, le mont Moriah, pour s’y faire bâtir un temple et y rendre ses oracles !… Quis ascendet in montem Domini ?

Ainsi, de Dieu à l’univers visible le rapport, selon le chrétien, est celui d’un maître absolu sur sa chose : c’est le contraire de ce qu’affirment le fétichisme, le panthéisme, l’animisme, toutes les opinions qui, sans nier absolument la Divinité, tendent à la faire rentrer dans le système général des existences. Il ne peut pas être question aujourd’hui de ressusciter ces vieilles théories, en face desquelles le christianisme devait se produire comme antithèse ; mais toute antithèse, n’étant par elle-même qu’une face de l’idée, doit suivre le sort de la thèse, se sauver avec elle ou périr : ce qui implique également que le dogme chrétien est insuffisant, et la morale qui s’en déduit fausse.

Pourquoi l’homme est-il sujet à la mort ? C’est, dit le spiritualiste, qu’il est composé d’esprit et de terre, le premier destiné au ciel, d’où il est tiré ; la seconde, à la masse inerte d’où elle est sortie : Revertatur pulvis ad terram suam unde erat, et spiritus redeat ad Deum qui dedit illum. La terre cause première de notre mortalité ! quelle métaphysique !

Aussi le sacerdoce n’a-t-il rien négligé pour exalter le mépris du croyant envers cette vieille mère : il sentait qu’il y avait là, pour son fantôme, une rivale à craindre.

Que la terre te soit maudite, dit la Genèse ; qu’elle te pousse des ronces et des épines. Ceux qui ont visité les lieux où jadis régna le dogme biblique peuvent dire s’il ne semble pas que la malédiction ait passé par là.

La terre est une vallée de larmes, que notre plus ardent désir doit être de quitter.

L’Ecclésiaste compte les joies dont la nature comble l’homme ; il passe en revue les merveilles de la création, et à chacune il répète ce cri lamentable : Vanité ! Et de vanité en vanité il conclut par ce mot, qui donne le secret de sa tristesse : Souviens-toi de ton Créateur, Memento Creatoris tui ! Il n’est pas gai, le Dieu de la Bible !

Le christianisme enchérit sur cette désolation :

« Veux-tu être parfait, dit Jésus, d’après le premier Évangile, au jeune homme riche ? Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, prends ta croix, et suis-moi. »

Les mots Prends ta croix, mis dans la bouche de Jésus avant que la croix fût devenue le symbole de la secte, indiquent assez que ce n’est pas le Galiléen qui parle, mais l’Église, la fille de la Synagogue, race pure d’Aaron et d’Esdras.

« Amassez-vous, dit-il ailleurs, des trésors dans le ciel, et non pas sur la terre ; ceux-là ne craignent ni la rouille ni les voleurs. »

Cette théorie du détachement revient sans cesse. La haine des riches, qui attirait à la secte tant de misérables, y est bien pour quelque chose, ainsi que le témoigne Jacques, en son épître catholique, chap. v. Mais le fonds de la doctrine est la haine même de la richesse, la haine du bien-être, la haine de la possession territoriale, haine basée sur la séparation théologique de Dieu et de la nature, de l’âme et du corps.

« Ce que c’est que la mort ! s’écrie le Pensez-y bien. C’est une séparation générale de toutes les choses de ce monde. Quand vous serez venu à ce moment fatal, il n’y aura plus pour vous ni plaisirs, ni charges, ni parents, ni richesses, ni grandeurs, ni amis. (Il n’y aura plus que le prêtre !) Eussiez-vous à votre disposition tous les biens du monde, tout cela ne vous accompagnera que jusqu’au tombeau. Un suaire et un cercueil est tout ce que vous emporterez de cette vie. Pensez-y bien ! »


Les missionnaires ne cessent de retourner ce tableau funèbre, dont la conclusion est prévue :

« Si la mort doit nous priver pour toujours des biens passagers de ce monde, dont nous ne saurions jouir que quelques années, pourquoi donc les rechercher avec tant d’empressement ? Pourquoi les posséder avec tant d’attache ? Ne vaudrait-il pas mieux en faire dès à présent ton sacrifice à Dieu ? »


C’est-à-dire à l’Église, n’est-il pas vrai, Monseigneur ? Car ce qui est mauvais pour l’homme est bon pour l’Église : le premier passe comme l’ombre ; la seconde ne jouit ni ne meurt, c’est pour cela qu’elle a reçu de Dieu la puissance et la propriété sur tout le globe.

Il faut voir de quelles histoires le Pensez-y bien assaisonne sa morale !

« Le grand Saladin, avant de mourir, appela celui qui portait devant lui sa bannière dans les batailles, et lui commanda d’attacher au bout d’une lance le drap dans lequel on devait l’ensevelir, de le lever comme l’étendard de la mort qui triomphe d’un si grand prince, et de crier, en le montrant au peuple : Voilà tout ce que le grand Saladin emporte de ses conquêtes. »


Si le grand Saladin a fait cela, je déclare qu’il n’avait plus sa tête, sans quoi il faudrait avouer qu’il n’avait été pendant toute sa vie qu’un imbécile. Je passe sur les exemples du grand Charles-Quint, du grand saint François de Borgia, du grand Antiochus, du grand Balthazar, du grand prince indien Josaphat, et sur une foule d’autres, tirés du Comte de Valmont et des Pères. Ces pitoyables rapsodies se vendent avec votre approbation, Monseigneur, et avec l’approbation de vos collègues : ce sont les leçons dont vous remplissez l’esprit du peuple, qui du reste en prend à son aise, et vous aurait bientôt et pour jamais abandonnés, si, destitué de capital, de crédit, de propriété, de science, privé de toutes les garanties de la nature et de la société, dans ce système où il est forcé de vivre, le désespoir ne le ramenait sans cesse aux pieds de votre miséricorde.

XXXII

La terre, dit l’Église à ses enfants, vaut-elle la peine que vous vous querelliez pour sa possession ? mérite-t-elle votre amour ? Hommes d’un jour ! que vous importe que pendant votre courte vie ce lambeau soit inscrit sous votre nom ou sous le nom d’autrui ? Qu’y a-t-il dans cette boue, dans cette roche, dans ces buissons, dans ces ajoncs, qui vous charme ? La mangerez-vous, cette vile matière ? En ferez-vous votre maîtresse, votre reine ? Quoi de commun enfin entre l’homme, être spirituel, fait pour aimer et servir Dieu, et cette terre, propre tout au plus à produire de l’herbe pour votre bétail, du pain dur pour votre estomac, et qui un jour couvrira votre cadavre ?

Et, avec ce raisonnement à la Sénèque, l’homme a perdu le sentiment de la nature ; il s’est éloigné d’elle comme d’un impur limon. À la place de cet amour inné que tout être vivant a pour les choses placées dans son usage et son accoutumance, se sont développés des sentiments factices, des mœurs étranges ; et pour avoir insulté la nature, nous avons vu défaillir de plus en plus en nous-mêmes l’intelligence et la Justice.

L’intelligence d’abord.

Le philosophe chrétien est incapable, tant qu’il reste dans la foi, de s’élever à une notion exacte de l’ordre dans l’univers, et conséquemment de la science.

Du principe, en effet, que le monde a été créé, il suit qu’il est créé pour une fin surnaturelle, la fin de l’être devant être en rapport avec le principe de l’être et son expression complémentaire. Conséquemment, toute philosophie qui chercherait la fin de l’univers en lui-même serait en contradiction avec le principe spiritualiste, si hardiment formulé par Descartes, et dont la foi orthodoxe n’est que le développement.

Pour le théologien, le monde n’est et ne peut être autre chose qu’un monument élevé par l’Être suprême à sa propre gloire, un témoignage incessant de son existence ; c’est un livre à chaque page duquel il lit le nom de Dieu. Telle est la conception de Bossuet, de Fénelon, de Bonnet, et de tous ceux qui, partant de l’idée d’un Dêmi-ourgos, et plaçant le principe ou la cause efficiente du monde hors du monde, se mettent dans l’impuissance de trouver au monde ni raison ni fin, et sont obligés, à tous les points de vue, de les rapporter à Dieu. D’où résulte que le monde doit être considéré comme un tout fragile et passager, qui ne subsiste momentanément que parce que le souffle de Dieu l’alimente et que sa main l’empêche de tomber. Supposer, ce qu’a démontré Laplace, que l’univers subsiste par lui-même, et qu’il suffit, pour en produire les merveilles, du jeu d’un petit nombre d’éléments, c’est faire disparaître la Divinité, et avec elle la religion.

De cette idée étrange d’une finalité ultrà-mondaine du monde, ou de la non-existence en soi et pour soi de l’univers, est sortie l’opinion de la fin du monde, qu’Ovide, par une fiction ingénieuse, fait surgir pour la première fois dans le cerveau de Jupiter. Il convenait en effet que le Dêmi-urgos tirât lui-même les conséquences de son principe, et usât des droits que lui assure son titre. Jupiter, dit le poëte, voyant les crimes des hommes, se disposait, de concert avec les dieux, à les foudroyer. Mais il réfléchit qu’il courait le risque d’incendier le ciel ; que d’ailleurs un jour viendrait où, les destins étant accomplis, la machine du monde devait se briser et être livrée aux flammes ; en conséquence, au lieu du feu, il se contenta d’employer l’eau. Ceux que la Providence n’a pas su gouverner, elle les noie : était-ce la peine de changer de religion pour transformer en article de foi cette légende bouffonne ?

Esse quoque in fatis reminiscitur affore tempus
Quo mare, que tellus correptaque regia cœli
Ardeat, et mundi moles operosa laboret.

XXXIII

Mais ce qui n’est qu’absurdité en philosophie, transporté dans l’ordre de la Justice, devient dépravation. Tel dogme, telle morale : comme la terre est aux regards de Dieu, elle sera pour le législateur.

De toutes les distinctions qu’a engendrées le principe théologique, la plus funeste peut-être est celle qui, après avoir séparé dans le droit civil la possession de la propriété, a eu la prétention de poursuivre dans la pratique jusqu’à ses dernières conséquences cette distinction.

Le droit quiritaire a fait périr la république romaine : c’est lui qui menace d’engloutir la société moderne.

C’est ce domaine éminent, imité de l’omnipotence divine, qui, fondé uniquement sur la volonté, se conservant par la volonté, se transmettant par la volonté, ne pouvant se perdre que par le défaut de volonté ; c’est ce droit d’user et d’abuser, que le siècle s’efforce de retenir et avec lequel il ne peut plus vivre, qui produit de nos jours la désertion de la terre et la désolation de la société.

La métaphysique de la propriété a dévasté le sol français, découronné les montagnes, tari les sources, changé les rivières en torrents, empierré les vallées : le tout avec autorisation du gouvernement. Elle a rendu l’agriculture odieuse au paysan, plus odieuse encore la patrie.

Non que l’exploitation s’arrête : la nécessité de la subsistance mettra toujours à la merci de l’exploitant moderne plus de travailleurs que l’antique propriété n’eut d’esclaves ; et l’agriculture, s’industrialisant de jour en jour, saura bien faire rendre au sol, cultivé même par des mains serviles, tout ce qu’elle peut donner.

Je veux dire que l’homme, riche comme pauvre, propriétaire aussi bien que colon, se détache cordialement de la terre. Les existences sont, pour ainsi dire, en l’air : on ne tient plus au sol, comme autrefois, parce qu’on l’habite, parce qu’on le cultive, qu’on en respire les émanations, qu’on vit de sa substance, qu’on l’a reçu de ses pères avec le sang, et qu’on le transmettra dans sa race ; parce qu’on y a pris son corps, son tempérament, ses instincts, ses idées, son caractère, et qu’on ne pourrait pas s’en séparer sans mourir. On tient au sol comme à un outil, moins que cela, à une inscription de rentes au moyen de laquelle on perçoit chaque année, sur la masse commune, un certain revenu. Quant à ce sentiment profond de la nature, à cet amour du sol que donne seule la vie rustique, il s’est éteint. Une sensibilité de convention particulière aux sociétés blasées, à qui la nature ne se révèle plus que dans le roman, le salon, le théâtre, a pris sa place. Si quelques cas de nostalgie s’observent encore, c’est chez de bons bourgeois qui, sur la foi de leur feuilleton ou par ordonnance du médecin, étaient allés prendre retraite à la campagne. Après quelques semaines ils se trouvent exilés : les champs leur sont odieux ; la ville et la mort les réclament.

Cette scission entre l’homme et la terre, dont la cause première est dans le dogmatisme théologique et ses interminables antinomies, se manifeste par les pratiques les plus diverses, souvent même les plus opposées : l’agglomération et le morcellement, la mainmorte, le colonat, l’emphytéose, le fermage, le métayage, l’abandon des cultures, la dépopulation spontanée, la vaine pâture, tour à tour autorisée et défendue, la conversion du sol arable en pacage, le déboisement, l’industrialisme, l’hypothèque, la mobilisation, l’exploitation en commandite.

Tous les économistes en ont fait la remarque : le fléau qui perdit autrefois l’Italie, la démoralisation de la possession foncière, sévit sur les nations modernes avec un surcroît de malignité. L’homme n’aime plus la terre : propriétaire, il la vend, il la loue, il la divise par actions, il la prostitue, il en trafique, il en spécule ; — cultivateur, il la tourmente, il la viole, il l’épuise, il la sacrifie à son impatiente cupidité, il ne s’y unit jamais.

C’est que nous avons perdu le goût de la nature : comme la pie aime l’or qu’elle dérobe, ainsi notre génération aime les champs et les bois. On les recherche comme placement d’espèces, fantaisie bucolique et maison de santé ; ou bien pour l’orgueil de la propriété, pour dire : Ceci est à moi ! Mais ces attractions puissantes, cette communauté de vie que la nature a mise entre elle et l’homme, nous ne les sentons plus : le sirocco chrétien, en passant sur nos âmes, les a desséchées.

Antée est mort, le géant, fils de la Terre, qui, chaque fois qu’il touchait sa mère, reprenait une nouvelle force ; il a été étranglé par le Brigand, et ses fils maudissent la glèbe à laquelle ils sont attachés. Qui ressuscitera Antée ? Qui délivrera ses enfants ?

XXXIV

Et cependant il y a dans le cœur de l’homme, pour cette nature qui l’enveloppe, un amour intime, le premier de tous ; amour que je ne me charge pas d’expliquer, — qui m’expliquera l’amour ? — mais amour réel, et qui, comme tous les sentiments vrais, eut aussi sa mythologie.

Qu’est-ce, je vous prie, que ce culte adressé au Ciel, aux astres, à la Terre surtout, cette grande mère des choses, magna parens rerum, Cybèle, Tellus, Vesta, Rhée, Ops, si ce n’est un chant d’amour à la Nature ?

Que sont ces nymphes des montagnes, des forêts, des fontaines, ces fées, ces ondines, et tout ce monde fantastique, si ce n’est encore l’amour ?

Personnification des forces naturelles, direz-vous, idolâtrie ! Soit ; mais en personnifiant les forces, ou, ce qui revient au même, en prêtant une âme à chaque puissance de la nature, l’homme ne fait que manifester sa propre âme et exprimer son amour. Idolâtrie, culte des formes, c’est précisément la morale. Pourquoi cette Cybèle est-elle si bonne, si bonne qu’elle se laisse aimer des bergers ? Pourquoi ces nymphes sont-elles si belles, ces génies si charmants. Si ce n’est que l’âme humaine les crée, comme le Dieu de l’Oraison dominicale, du plus pur de ses affections ?

Or, l’amour de la nature ne passe pas, croyez-moi, avec la mythologie, pas plus que le sens moral ne s’éteint avec la prière dans le cœur du philosophe, pas plus que le culte de la beauté ne se flétrit en présence du cadavre dans l’âme de l’anatomiste.

Quand M. de Humboldt mesurait le Chimboraço, croyez-vous que ce chiffre de 6,000 mètres, — une lieue et demie, pas davantage, — détruisit en lui le sentiment de l’infini qu’il éprouvait à la vue des Cordillères ?

Quand Linnée, de Jussieu, par une patiente analyse, inventaient leurs classifications, pensez-vous qu’ils restassent insensibles à cette beauté impérissable qui, à chaque printemps, éclate avec tant de profusion dans les végétaux ?

Tous ces hommes, je vous le dis, Monseigneur, sont amants, ils sont idolâtres ; et c’est parce qu’ils sont idolâtres qu’ils sont moraux ; c’est parce qu’ils ont commencé par l’idolâtrie qu’ils ont porté si haut le culte de la science, et que l’humanité reconnaissante les place à leur tour parmi les génies et les dieux.

Mais vous, iconoclaste par principe, insulteur des formes éternelles, blasphémateur d’idées, brûleur de livres, comment pourriez-vous reconnaître cette consanguinité de l’homme et de la nature, condition nécessaire, premier degré de toute moralité ?

Car si, comme je l’ai dit au commencement de ce chapitre, il n’y a pas communauté d’essence entre l’homme et le monde ; si notre âme, radicalement distincte de la matière, doit être conçue comme chose simple, et par conséquent amorphe, dont le mouvement en tous sens est l’unique attribut, il s’ensuit que l’homme, réduit à la liberté pure, ne doit se laisser conditionner par aucune loi ; que, comme Dieu même, qui, avant de produire par sa toute-puissance la matière de l’univers, en avait produit les lois par son intelligence, il n’a de morale que son bon plaisir ; conséquemment que la condition de l’homme sur la terre, est celle d’un tyran, ou plutôt, puisqu’il ne saurait détruire l’œuvre de Dieu, d’une âme captive et déchue ; qu’ainsi sa personne n’a de dignité que celle qu’elle reçoit de sa religion ; que du reste, comme la domination de l’esprit pur sur la matière inerte et passive est absolue, il n’existe pas de formes authentiques et obligatoires ni pour l’ordre économique ni pour l’ordre politique, et que l’état naturel des sociétés est l’arbitraire.

XXXV

Faut-il que ce soit moi qui aujourd’hui vous donne de semblables leçons ! Faut-il qu’après avoir montré par quelle loi d’équilibre se légitime la propriété, j’aie à défendre encore, au point de vue de la psychologie, cette possession de la terre sans laquelle la vie de l’homme n’est plus, comme la propriété elle-même, qu’une abstraction !

Rien de métaphysique, d’irréel, de purement abstrait et nominal, ne peut faire partie de l’ordre pratique et positif des choses humaines. Cela se déduit nettement de nos axiomes, et la Révolution a mis fin à toutes ces fictions de la transcendance.

Conception pure du moi, expression hautaine de son absolutisme, la propriété, nous l’avons dit (Étude IIIe, ch. vi), est indispensable à l’économie sociale ; mais elle n’entre dans le commerce du genre humain qu’à deux conditions ; l’une, de se soumettre à la commune balance des valeurs et des services ; l’autre, de se réaliser dans une possession effective. Sans cette condition, elle resterait immorale.

Eh quoi ! le Pouvoir social, cette puissance de collectivité qui, sous les noms mystiques de monarchie, aristocratie, gouvernement, autorité, etc., a été prise si longtemps, tantôt pour une action du ciel, tantôt pour une fiction de l’esprit, nous l’avons trouvée chose réelle ; l’Économie, nous l’avons reconnue pour une science réelle ; la Justice elle-même nous est apparue comme une réalité : ce n’est qu’à cette condition de réalisme que nous avons pu jeter les bases du droit et de la morale, et nous dégager de la corruption antique, et la propriété resterait à l’état de fantôme, ce ne serait toujours qu’un mot, servant à exprimer le dévergondage du cœur et de l’esprit, une négation !… C’est inadmissible.

Je dis donc que, si la propriété est, comme elle doit être, quelque chose de réel, elle le devient par cette possession, que le Code et toute la jurisprudence distinguent nettement de la propriété ; possession que j’ai toujours défendue, et qui n’a rien de commun avec le vieux droit caïnite, né d’un faux regard de Jéhovah. C’est par la possession que l’homme se met en communion avec la nature, tandis que par la propriété il s’en sépare ; de la même manière que l’homme et la femme sont en communion par l’habitude domestique, tandis que la volupté les retient dans l’isolement.

Car il ne suffit pas, pour le succès du laboureur et pour la félicité de sa vie, qu’il ait une connaissance générale de son art, des différentes natures de terrain, et des éléments chimiques qui le composent ; il ne lui suffit pas même de ce titre de propriétaire, si cher à l’orgueil ; il faut qu’il connaisse de longue main, par tradition patrimoniale et pratique quotidienne, la terre qu’il cultive ; qu’il y tienne, si j’ose ainsi dire, à la manière des plantes, par la racine, par le cœur et par le sang : tout comme il ne suffit pas à un homme, pour faire ménage avec une femme, de connaître la physiologie du sexe et de porter le titre de mari ou servant ; il faut qu’il s’assimile son épouse, qu’il la sache par cœur, qu’il la possède d’instinct, de telle sorte que, présent ou absent, elle ne pense que lui, ne reflète que son action et sa volonté. Que ne puis-je évoquer ici le témoignage de ces millions d’âmes rustiques et simples, qui, sans se demander d’où leur viennent la santé et la joie, vivent dans l’affection de la nature, et ne se doutent pas que le Catéchisme et le Code soient justement les deux ennemis qui sans cesse travaillent à la leur faire perdre !

Vous avez étudié la psychologie au séminaire, Monseigneur ; aussi vous ne connaissez rien à l’âme du peuple. Vous ne l’avez pas vue, cette âme, sortir de terre, comme la graine semée par les vents d’automne, et qui lève au printemps ; vous n’en avez pas suivi, comme moi, l’efflorescence : car vous n’avez pas vécu avec le peuple, vous n’êtes pas de lui, vous n’êtes pas lui. Permettez donc que je vous cite, en ma personne, un échantillon de cette existence que l’Église, depuis dix-huit siècles, s’efforce d’étouffer sous ses badigeonnages. C’est plus intéressant, je vous assure, que vos orgues, vos cloches, vos vitraux peints, vos ogives, et toute votre architecture.

XXXVI

Mon biographe m’adresse tel étrange reproche :

« Au collége, comme plus tard à l’atelier, il refuse de partager les jeux de ses camarades, fait bande à part, dédaigne les amis, se livre, entre les heures de travail, à des promenades solitaires, etc. »

Sans doute je méditais dès lors la destruction de la famille et de la propriété. La sottise réactionnaire ayant fait de moi, en 1848, un ogre, il a bien fallu me trouver une jeunesse d’ogre, et je ne serais point surpris qu’il se rencontrât des gens prêts à jurer qu’ils m’ont connu ogrillon.

Au fait, j’ai pu paraître, de douze à vingt ans, un peu farouche. La faute n’en était pas à mon cœur, mais au système chrétien, qui, pervertissant les notions, atrophiant les instincts, travestit l’homme et lui impose des sentiments factices, à la place de ceux que lui a donnés la nature.

Qu’il me serait aisé, en effaçant ce que la malveillance a mis de fausses couleurs dans ce tableau de ma jeunesse, de me poser en philosophe imberbe, fuyant la corruption des villes, et méditant dans la solitude sur les misères de l’humanité !

La vérité m’est beaucoup moins favorable ; c’est pour cela qu’elle est plus instructive, et que je tiens à la rétablir.

Jusqu’à douze ans, ma vie s’est passée presque toute aux champs, occupée tantôt de petits travaux rustiques, tantôt à garder les vaches. J’ai été cinq ans bouvier. Je ne connais pas d’existence à la fois plus contemplative et plus réaliste, plus opposée à cet absurde spiritualisme qui fait le fond de l’éducation et de la vie chrétienne, que celle de l’homme des champs. À la ville, je me sentais dépaysé. L’ouvrier n’a rien du campagnard ; patois à part, il ne parle pas la même langue, il n’adore pas les mêmes dieux ; on sent qu’il a passé par le polissoir ; il loge entre la caserne et le séminaire, il touche à l’Académie et à l’hôtel de ville. Quel exil pour moi quand il me fallut suivre les classes du collége, où je ne vivais plus que par le cerveau, où, entre autres simplicités, on prétendait m’initier à la nature que je quittais, par des narrations et des thèmes !…

Le paysan est le moins romantique, le moins idéaliste des hommes. Plongé dans la réalité, il est l’opposé du dilettante, et ne donnera jamais trente sous du plus magnifique tableau de paysage. Il aime la nature comme l’enfant aime sa nourrice, moins occupé de ses charmes, dont le sentiment ne lui est pas étranger cependant, que de sa fécondité. Ce n’est pas lui qui tombera en extase devant la campagne de Rome, ses lignes majestueuses et son superbe horizon ; comme le prosaïque Montaigne, il n’en apercevra que le désert, les flaques pestilentielles et la mal’aria. Il n’imagine pas qu’il existe de poésie et de beauté là où son âme ne découvre que famine, maladie et mort : d’accord en cela avec le chantre des Géorgiques, qui, en célébrant la richesse des campagnes, n’imagina point sans doute, avec les rimeurs efflanqués de notre temps, qu’elle en fût l’élément antipoétique. Le paysan aime la nature pour ses puissantes mamelles, pour la vie dont elle regorge. Il ne l’effleure pas d’un œil d’artiste ; il la caresse à pleins bras, comme l’amoureux du Cantique des cantiques : Veni, et inebriemur uberibus ; il la mange. Lisez Michelet racontant la tournée du paysan, le dimanche, autour de sa terre : quelle jouissance intime ! quels regards !… Il m’a fallu du temps et de l’étude, je l’avoue, pour trouver de l’agrément à ces descriptions de lever et de coucher de soleil, de clairs de lune et des quatre saisons. J’avais vingt-cinq ans que le précepteur d’Émile, le prototype du genre, ne me paraissait encore, en ce qui regarde le sentiment de la nature, qu’un maigre fils d’horloger. Ceux qui parlent si bien jouissent peu ; ils ressemblent aux dégustateurs qui, pour apprécier le vin, le prennent dans l’argent et le regardent à travers le cristal.

Quel plaisir autrefois de me rouler dans les hautes herbes, que j’aurais voulu brouter, comme mes vaches ; de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d’enfoncer mes jambes, en rechaussant (rebinant) les verts turquies, dans la terre profonde et fraîche ! Plus d’une fois, par les chaudes matinées de juin, il m’est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur ? Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. À peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m’était bon à quelque chose ; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à moi. L’idée de ma personnalité se confondait dans ma tête avec celle de mon bien-être, et je n’avais garde d’aller chercher là-dessous la substance inétendue et immatérielle. Tout le jour je me remplissais de mûres, de raiponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de pavots, d’épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes, prunelles, blessons, alises, merises, églantines, lambrusques, fruits sauvages ; je me gorgeais d’une masse de crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment, et qui ne produisaient d’autre effet sur mon estomac que de me donner le soir un formidable appétit. L’alme nature ne fait mal à ceux qui lui appartiennent.

Hélas ! je ne pourrais plus aujourd’hui faire de ces superbes picorées. Sous prétexte de prévenir les dégâts, l’administration a fait détruire tous les arbres fruitiers des forêts. Un ermite ne trouverait plus sa vie dans nos bois civilisés. Défense aux pauvres gens de ramasser jusqu’aux glands et aux faînes ; défense de couper l’herbe des sentiers pour leurs chèvres. Allez, pauvres, allez en Afrique et dans l’Orégon :

……. Veteres migrate coloni !

Que d’ondées j’ai essuyées ! que de fois, trempé jusqu’aux os, j’ai séché mes habits sur mon corps, à la bise ou au soleil ! Que de bains pris à toute heure, l’été dans la rivière, l’hiver dans les sources ! Je grimpais sur les arbres ; je me fourrais dans les cavernes ; j’attrapais les grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous, au risque de rencontrer une affreuse salamandre ; puis je faisais sans désemparer griller ma chasse sur les charbons. Il y a, de l’homme à la bête, à tout ce qui existe, des sympathies et des haines secrètes dont la civilisation ôte le sentiment. J’aimais mes vaches, mais d’une affection inégale ; j’avais des préférences pour une poule, pour un arbre, pour un rocher. On m’avait dit que le lézard est ami de l’homme, et je le croyais sincèrement. Mais j’ai toujours fait rude guerre aux serpents, aux crapauds et aux chenilles. — Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense. Je ne sais ; mais l’expérience des humains me les a fait détester toujours davantage.

Aussi comme je pleurais en lisant les adieux de Philoctète, si bien traduits de Sophocle par Fénelon :

« Ô jour heureux, douce lumière, tu te montres enfin, après tant d’années ! Je t’obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre ! adieu, nymphes de ces prés humides ! Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage, où tant de fois j’ai souffert des injures de l’air ! Adieu, promontoire, où Écho répéta tant de fois mes gémissements !Adieu, douces fontaines, qui me fûtes si amères ! Adieu, ô terre de Lemnos ! laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des dieux et de mes amis. »


Ceux qui, n’ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J’étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces croyances, j’ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre.

XXXVII

Certes, dans cette vie toute de spontanéité, je ne songeais guère à l’origine de l’inégalité des fortunes, pas plus qu’aux mystères de la foi. Point de famine, point d’envie. Chez mon père, nous déjeunions le matin de bouillie de maïs, appelée gaudes ; à midi, les pommes de terre ; le soir, la soupe au lard, et cela tout le long de la semaine. En dépit des économistes qui vantent le régime anglais, nous étions, avec cette alimentation végétale, gros et forts. Savez-vous pourquoi ? C’est que nous respirions l’air de nos champs et que nous vivions du produit de notre culture. Le peuple a le sentiment de cette vérité quand il dit que l’air de la campagne nourrit le paysan, au lieu que le pain qu’on mange à Paris ne tient pas la faim.

Sans le savoir, et malgré mon baptême, j’étais une sorte de panthéiste pratique. Le panthéisme est la religion des enfants et des sauvages ; c’est la philosophie de tous ceux qui, retenus par l’âge, l’éducation, la langue, dans la vie sensitive, ne sont pas arrivés à l’abstraction et à l’idéal, deux choses que, selon moi, il est bon d’ajourner le plus possible.

Je ne suis donc pas de l’avis de Rousseau, qui, de crainte de superstition, voulant précisément fonder la foi sur le raisonnement et la conscience, défendait de parler de Dieu à son élève avant la vingtième année, puis le livrait à la théologie : excellente méthode pour éterniser la superstition ! La notion de Dieu, comme celle de substance et de cause, est primitive, propre surtout aux intelligences inexercées, et doit perdre son empire à mesure qu’elles s’élèvent à la vraie science. Laisses donc les enfants parler à leur aise, tout leur soûl, de Dieu, des anges, des âmes, des fées, des griffons, des hercules, comme des rois et des reines ; laissez leur entendement jeter sa gourme, condition nécessaire aux spéculations positives de la virilité. Pendant le premier âge, les conceptions du mysticisme, si facilement reçues par l’imagination, servent de supplément et comme de préparation à la métaphysique. Veillez seulement à ce que ces conceptions, tournant au fanatisme, n’usurpent dans leur cœur la place que la Justice seule doit y occuper. Le moment venu, elles s’évanouiront d’elles-mêmes, et votre prudence n’aura pas à craindre de ce côté de questions indiscrètes. Pierre Leroux s’écrie quelque part : Que répondrez-vous à votre jeune fille quand elle vous demandera : Qu’est-ce que Dieu ? — Eh ! digne philosophe, je lui demanderai à mon tour : Qu’est-ce que Croquemitaine ?

Que faut-il, en effet, pour changer les conceptions idolâtriques de l’enfance en philosophie sociale ? Montrez au jeune homme, par le rapport des lois et l’analogie des formes, la chaîne des êtres ; pénétrez son intelligence de cette vérité sublime, que les lois de la nature sont les mêmes que celles de l’esprit et de la Justice, et que, si cet idéal suprême que la religion appelle Dieu a sa réalité quelque part, c’est dans le cœur de l’honnête homme. C’est ainsi que vous ferez passer votre élève de la sphère de la sensation dans celle de la morale.

Et qu’est-ce que la morale, après tout, chez les êtres à qui le frottement de leurs semblables n’a pas encore donné la notion exacte des rapports et développé le sens juridique, sinon cet amour universel, très-peu classique, je l’avoue, et encore moins romantique, peu raffiné, peu sentimental, mais réel, souverain, fécond ; où se forme le génie, où se trempe le caractère, où se constitue la personnalité, où s’éteignent la superstition et le mysticisme ; amour divin, qui ne se réduit pas à toucher du bout des lèvres cette mère nature, comme la religieuse qui reçoit l’hostie, ou comme Pyrame donnant un baiser à Thisbé à travers la grille du jardin.

XXXVIII

Sorti des études, j’avais atteint ma vingtième année. Mon père avait perdu son champ ; l’hypothèque l’avait dévoré. Qui sait s’il n’a pas tenu à l’existence d’une bonne institution de crédit foncier que je restasse toute ma vie paysan et conservateur ? Mais le crédit foncier ne fonctionnera, d’une manière vigoureuse, que si la Révolution y met la main…. Force me fut de prendre un état. Devenu correcteur d’imprimerie, que vouliez-vous que je fisse entre les heures de travail ? La journée était de dix heures. Il m’arrivait quelquefois de lire, dans cet intervalle, en première épreuve, huit feuilles in-12 d’ouvrages de théologie et de dévotion : travail excessif, auquel je dois d’être devenu myope. Empoisonné de mauvais air, de miasmes métalliques, d’émanations malsaines ; le cœur affadi d’une lecture insipide, je n’avais rien de plus pressé que d’aller hors de ville secouer cette infection. Vîtes-vous jamais paysans sortir de la grand’messe au moment du sermon ? Ainsi je fuyais, à travers champs, cette officine ecclésiastique où s’engloutissait ma jeunesse. Pour avoir l’air plus pur, je scandais, terme de collége, les hauts monts qui bordent la vallée du Doubs, et ne manquais pas, quand il y avait de l’orage, de m’en donner le spectacle. Blotti dans un trou de rocher, j’aimais à regarder en face Jupiter fulgurant, cœlo tonantem, sans le braver ni le craindre. Croyez-vous que je fusse là en savant ou en artiste ? Pas plus l’un que l’autre. Je ne déciderai point lequel des deux est le plus digne de mon admiration, du peintre qui se fait attacher au grand mât d’un navire afin de mieux saisir l’ouragan, ou du physicien qui reconnaît et enchaîne la foudre ; du paysagiste qui me montre sur un mètre carré de toile une vue des Alpes, ou de Saussure qui calcule à quelques toises près la hauteur du Mont-Blanc. Ce que je sentais, dans ma contemplation solitaire, était autre chose. La foudre, me disais-je, et son tonnerre, les vents, les nues, la pluie, c’est encore moi…. À Besançon, les bonnes femmes ont l’habitude, quand il éclaire, de se signer. Je croyais trouver la raison de cette pratique pieuse dans le sentiment que j’éprouvais, que toute crise de la nature est un écho de ce qui se passe dans l’âme de l’homme.

Ainsi s’est faite mon éducation, éducation d’un enfant du peuple. Tous ne jouissent pas, j’en conviens, de la même force de résistance, de la même activité investigatrice ; mais tous sont dans les mêmes dispositions. C’est ce contraste de la vie réelle suggérée par la nature, et de l’éducation factice donnée par la Religion, qui a fait naître en moi le doute philosophique, et m’a mis en garde contre les opinions des sectes et les institutions des sociétés.

Depuis, il a bien fallu me civiliser. Mais l’avouerai-je ? le peu que j’en ai pris me dégoûte. Je trouve que dans cette prétendue civilisation, saturée d’hypocrisie, la vie est sans couleur ni saveur ; les passions sans énergie, sans franchise ; l’imagination étriquée, le style affecté ou plat. Je hais les maisons à plus d’un étage, dans lesquelles, à l’inverse de la hiérarchie sociale, les petits sont guindés en haut, les grands établis près du sol ; je déteste, à l’égal des prisons, les églises, les séminaires, les couvents, les casernes, les hôpitaux, les asiles et les crèches. Tout cela me semble de la démoralisation. Et quand je me rappelle que le mot païen, paganus, signifie paysan ; que le paganisme, la paysannerie, c’est-à-dire le culte des divinités champêtres, le panthéisme rural, est le dernier nom sous lequel le polythéisme a été vaincu et écrasé par son rival ; quand je songe que le christianisme a condamné la nature en même temps que l’humanité, je me demande si l’Église, à force de prendre le contre-pied des religions déchues, n’a pas fini par prendre le contre-pied du sens commun et des bonnes mœurs ; si sa spiritualité est autre chose que la combustion spontanée des âmes ; si le Christ, qui devait nous racheter, ne se trouve pas plutôt nous avoir vendus ; si le Dieu soi-disant trois fois saint n’est pas au contraire le Dieu trois fois impur ; si, tandis que vous nous criez : La tête en haut, Sursùm, regardez le ciel, vous ne faites pas précisément tout ce qu’il faut pour nous jeter, la tête en bas, dans le puits.

Voilà, et depuis longtemps, ce que je me demande, et sur quoi j’appelle instamment, Monseigneur, votre attention. Montrez-moi, au point de vue des intelligences et des caractères, des relations de famille et de cité, du monde intérieur qui est la conscience, et du monde extérieur qui est la nature, montrez-moi la moralité et l’efficacité de l’éducation ecclésiastique ; et non-seulement vous aurez bien mérité de la civilisation et du peuple, mais, ce qui vaut mieux pour vous et ne sera pas moins décisif, vous aurez arraché à l’incrédulité son argument le plus péremptoire.


CHAPITRE V.

L’homme en face de la mort.

XXXIX

La mort est l’épreuve décisive de la valeur de l’éducation et de la moralité d’une société.

Dites-moi la mort d’un homme, et je vous dirai sa vie ; réciproquement, dites-moi la vie de cet homme, et je vous prédirai sa mort. Je fais abstraction des trépas subits, qui ne laissent pas aux mourants la conscience de leur état, comme des existences sur lesquelles pèse une tyrannie ou une fatalité invincible.

Ce sujet est grave : nous en chercherons les éléments à travers l’histoire.

Les anciens, tout religieux qu’ils fussent, spéculaient peu : comme il convient à une civilisation naissante, ils pratiquaient davantage. Point de phrases sur la mort, non plus que sur la vie ; pas de dédain de celle-ci, pas de jactance vis-à-vis de celle-là. De même qu’on s’efforçait de vivre sa vie le mieux qu’il fût possible, on mourait sa mort naturellement, avec calme, sans peur ni regret.

La religion, qui s’occupait de tant de choses, ne disait rien, presque rien de la mort ; elle ne paraissait qu’aux funérailles.

Il y avait bien quelque mythe vague, obscur, qui parlait du royaume souterrain, du séjour des ombres, de leur transmigration, de leurs apparitions, de leur renaissance ; mais ce mythe, négligé, grossier, comme on le voit dans Homère, conçu au bord des fosses, à la vue de cadavres, ou en face des bûchers qui les consumaient, ne paraît pas avoir exercé sur la pratique d’influence sérieuse. Il y a dans l’Iliade, au commencement du premier livre, un mot qui fait voir le peu d’estime qu’on faisait de l’âme, le peu de place qu’ele tenait dans l’existence des héros :

« Chante, Muse, cette colère funeste qui précipita dans le Tartare une foule d’âmes généreuses de héros, et les livra eux-mêmes en pâture aux chiens et aux oiseaux. »

Eux-mêmes, αὐτοὺς, c’est-à-dire les corps, par opposition aux âmes, ψυχας !

Il semble même que, dès les temps les plus anciens, la croyance aux mânes fût méprisée : c’est elle que les Romains désignaient par le mot de superstition, formé de superesse ou superstare, comme qui dirait la foi à la survivance, ou mieux la foi aux revenants. La croyance à l’immortalité des âmes ne faisait pas partie de la religion ; elle en était au contraire une dégénérescence honteuse.

Quant au mosaïsme, il est notoire que les sadducéens, qui en représentaient la pure tradition, niaient la distinction de l’âme, et, à plus forte raison, sa survivance. Cette opinion fut introduite, après la captivité de Babylone, par les pharisiens, mot qui signifie, suivant l’une ou l’autre des deux étymologies qu’on lui donne, hérétiques, ou sectateurs du parsisme, c’est-à-dire de la doctrine de Zoroastre.

XL

N’attendant rien de la religion, la bonne mort, l’euthanasie, chez les anciens, résultait de deux causes : la plénitude de l’existence, et la communion sociale.

Il mourut plein de jours, dit la Bible, entendant par ce mot, non pas tant le nombre des années que la parfaite ordonnance, congruité et beauté de la vie, dans toutes ses périodes et manifestations.

La mort, ainsi obtenue, est la dernière des béatitudes. Loin qu’elle paraisse amère, elle exclut toute addition de bonheur, par conséquent tout supplément de vie. C’est l’idée rendue par La Fontaine :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Voilà, en douze syllabes, toute la pratique des anciens sur le bien mourir ; voilà leur sacrement.

La seconde cause qui leur rendait la mort heureuse était le sentiment de la communion sociale dans laquelle ils expiraient.

Il y en a un bel exemple dans le distique de Simonide gravé au passage des Thermopyles sur la tombe des trois cents Spartiates : Passant, va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.

Point d’allusion à une vie ultérieure, point d’exaltation vaine. Le fait pur et simple, sublime dans sa simplicité : Ici nous sommes morts, mais nous vivons à Lacédémone.

C’est dans ce sens qu’il faut entendre la chanson d’Harmodius : Je porterai mon épée dans une branche de myrte, comme firent Harmodius et Aristogiton, lorsqu’ils frappèrent le tyran Hipparque, aux fêtes des Panathénées… Non, cher Harmodius, tu n’es pas mort ; tu vis dans les îles bienheureuses, en compagnie d’Achille et de Diomède... Ici, c’est le citoyen qui se met en communion avec les anciens héros, toujours vivants au sein de la patrie, et que ni le fer de l’ennemi, ni la rage des tyrans, ne saurait atteindre.

Athènes avait fait de cette idée une institution ; c’était l’oraison funèbre des citoyens morts pour la patrie, dont les noms étaient gravés sur les marbres publics, et les enfants élevés aux frais du trésor. Croit-on que cela ne valût pas notre Requiem ?

Communion sociale, exprimée par la famille, organisée par la cité, par la confédération ou l’amphictyonie ; vie qui se prolongeait au delà du tombeau par la participation à la vie des ancêtres et à celle des descendants ; c’est ainsi que la mort disparaissait englobée dans la perpétuité de la patrie, et que le dernier soupir s’échappait dans le ravissement de la fraternité.

« Chez les Romains, dit M. Franz de Champagny, l’homme unissait sa vie à celle de ses aïeux et à celle de ses descendants. Au lieu de prolonger sa vie dans une douteuse éternité, il la prolongeait par le sentiment plus intime de l’hérédité. Pour lui, l’immortalité de la famille, de la tribu, de la patrie, remplaçait l’immortalité de l’âme… L’élysée du Romain, c’était la grandeur future de Rome. La vertu, le patriotisme et la gloire antique viennent de là : ce sont des vertus civiques transformées en vertus religieuses. » (Les Césars.)


Famille, tribu, patrie : quelle maigre immortalité pour nous autres chrétiens !… Il faut croire cependant que cette idée de communion sociale et de vie collective n’était pas sans quelque réalité pour les anciens, puisqu’elle leur fit produire tant d’actes d’héroïsme, qui, en dépit de nos prétentions à la sainteté et de notre verbiage, restent encore nos modèles.

Inutile d’observer, du reste, que de ces deux conditions desquelles dépendait la bonne mort, savoir la plénitude de la vie et la communion sociale, la première suppose la seconde. Pas de vie pleine pour l’esclave, pour le condamné, pour le banni, pour celui dont la patrie était envahie par l’étranger, déchirée par la guerre civile, ou asservie par le tyran. Pour celui-là, vide absolu de l’existence ; conséquemment, la mort avec toutes ses horreurs.

XLI

Aussi, quel désespoir saisit la société antique, quand par l’effet des révolutions le lien social vint à se rompre, et qu’il n’y eut plus de communion ! C’est un des phénomènes les plus saisissants de l’histoire, et en même temps le moins compris, pour ne pas dire le moins aperçu. À mesure que la vie collective se dissout, que la vie individuelle perd de sa plénitude, on voit s’accroître l’angoisse de la mort. Il semble que les âmes désolées, autrefois si calmes, si vivantes dans la mort, crient sous son aiguillon. Le grand Pan est mort ; les âmes sont dans la consternation, elles remplissent l’air de leurs gémissements !

Alors commence la période de dissolution : la conscience, isolée, perdue, cherche un remède à l’horreur qui la tourmente, et tâche en vain de s’étourdir. C’est une déroute, un sauve-qui-peut. La poésie rêve de squelettes ; les francs-maçons d’Éleusis offrent leurs mystères, les philosophes leurs abstractions. Qui nous délivrera de cette atroce pensée de la mort ? Car, hélas ! plus de patrie, plus d’euthanasie : la vie et la mort sont toutes deux absurdes.

C’est par l’Ionie que commence la débâcle.

Les Grecs d’Ionie sont tombés sous la domination persane. Pour comble de misère, entre eux et le grand roi se place la tyrannie indigène. Plus de communion : des enrichis et des esclaves, pour qui la vie libidineuse remplace l’héroïsme. Les poésies d’Anacréon sont remplies de cette épouvante : rien ne fait mal à voir comme ce poëte octogénaire appelant sans cesse, contre la mort, l’étourdissement de la volupté :

Elles m’ont dit, les femmes :|
Anacréon, tu es vieux !
Prends un miroir, et regarde
Tes cheveux : il n’y en a plus.
Et ton front est ras !
— Moi, s’il me reste des cheveux
Ou si tous sont partis,
Je l’ignore ; mais je sais bien
Que c’est un devoir au vieillard
De mener joyeuse vie
Plus il approche de la mort.

Ainsi, la vie inimitable, comme la nommèrent Antoine et Cléopâtre, cette recette du désespoir, était pratiquée en Asie dès le temps d’Anacréon, cinq siècles avant J.-C.

Après la grande guerre médique, la Grèce se déchire par la guerre civile ; chaque république appelle l’étranger, et toute liberté expire sous les Macédoniens. Épicure paraît, et ce qu’avait chanté Anacréon, son école le met en théorie.

C’est cette théorie qui, jointe au scepticisme de Carnéade, excita d’abord la réprobation des Romains.

Mais la grande république penche à son tour vers sa ruine ; l’empereur remplace la communion latine : vainqueurs et vaincus deviennent les pâles sujets de la mort. Lucrèce place sa philosophie sous l’invocation de Vénus. Horace se range sans façon dans la grande étable, avec Mécénas et ses amis. Toute la noblesse, l’ordre équestre, épuisés, haletants, embrassent la religion du plaisir. Virgile, qui chanta la régénération romaine, le messianisme de César, appelle tour à tour à son aide la philosophie d’Épicure, la science d’Archimède et la métaphysique de Platon. Pas plus que les autres il ne croit à la vertu patriotique, et se sauve dans l’humanité.

Quelques-uns protestent en faveur des mœurs antiques, par haine du prince, dégoût de la multitude, regret de leurs honneurs : ils sont si bien de leur siècle, qu’ils ne pensent même pas que cette vieille république, si elle pouvait renaître, serait le seul et efficace remède à la peur de la mort.

XLII

Nous touchons à la transition qui amènera bientôt le christianisme. À défaut d’une communion qui n’est plus, et dont on ne sait même pas se rendre compte, on demande une foi ! Le stoïcisme apporte son dogme, aussi impuissant que celui d’Épicure.

Sorte de platonisme pratique et sévère, le stoïcisme prend le contre-pied d’Épicure : il foule aux pieds la volupté ; il nie que la douleur soit un mal ; dans la vertu seule il découvre le souverain bien, dans le vice la souveraine misère, et enseigne à mépriser la mort, en élevant à la hauteur d’une déduction métaphysique la vieille, l’impure croyance aux revenants, la Superstition !

Avec quel art il la décore !

« Le monde est un être animé, vivant ; Dieu en est l’âme : et comme l’âme et le corps de l’homme forment un sujet unique, de même Dieu et le monde forment un tout inséparable, qui est l’Absolu.

« De cet Absolu font partie les corps et les âmes, dont l’union constitue notre vie, dont notre mort n’est que la séparation. Après le trépas, le principe animique rentre en Dieu, âme universelle ; le corps est rendu aux éléments. »


C’est ainsi que les stoïciens essayent de relever les mœurs, et de guérir les courages.

Il faut voir avec quelle timidité ils sont accueillis ! Les honnêtes gens, les hommes d’une vertu déterminée, voudraient qu’ils eussent raison ; ils n’osent s’y livrer. Cicéron les admire, les favorise ; mais Carnéade lui ôte la foi !

Caton lit et relit, avant de mourir, son Phédon, non pas tant pour s’encourager, comme on l’a dit : celui-là, qui avait conservé les mœurs anciennes n’avait certes pas plus peur de la mort qu’un Cassius, un Pétronius, et tant d’autres épicuriens qui moururent avec honneur ; Caton cherchait à se consoler de la république, il cherchait si la perte de la liberté n’avait pas quelque raison dans l’ordre éternel.

Thraséa fait comme Caton. Avant de recevoir sa condamnation, il cause avec Démétrius de la séparation de l’âme et du corps. Puis, quand le questeur arrive, porteur de l’ordre fatal, le Romain dit adieu au philosophe, ordonne à sa femme de se conserver pour sa fille, heureux que son gendre ne partage pas son supplice ; et tout entier à cette communion sacrée de la famille et de la patrie, dont il est le dernier représentant, il se fait ouvrir la veine, et offre son sang, comme une libation, — à l’immortalité de l’âme ? non, à Jupiter libérateur.

Tacite, à la fin de la vie d’Agricola, son beau-père, s’écrie, dans un mouvement de tendresse poétique :

« S’il est un séjour aux mânes des saints ; si, comme le veulent les philosophes, les grandes âmes ne périssent pas avec les corps. »

On voit qu’il s’agit pour Tacite d’une opinion nouvelle, que les anciens n’avaient pas connue, et dont leur religion n’avait pas éprouvé le besoin. On a dit que les lois étaient le signe de la décadence des nations : comment se fait-il que la croyance à une vie future se répande parmi les hommes, juste aux époques où ils ne valent plus rien pour celle-ci ?

XLIII

Mais nous n’avons fait encore qu’effleurer ce funèbre sujet.

En supposant que la théorie de la dissociation des âmes et des corps ait pu être, aussi bien que celle d’Épicure, de quelque soulagement dans l’universelle épouvante, on comprendra que de tels remèdes n’étaient pas à la portée du vulgaire, et que, le jour où les masses réclameraient à leur tour un antidote contre l’ennui de la mort, les poèmes érotico-bachiques d’Anacréon, d’Alcée, d’Horace, de même que les spéculations platoniques et stoïciennes, seraient d’un médiocre effet.

Or, ce jour-là était venu. La société romaine dissoute, la plèbe, aussi bien que le patriciat, était dans le vide ; les âmes vulgaires, comme les âmes d’élite, pendaient en l’air, ouvertes au vent, comme des vessies crevées ; c’est le tableau qu’en fait Virgile :

__________… Aliæ panduntur inanes
Suspensæ ad ventos.

Qui viendrait au secours de cette multitude ?

Il y a des médecins pour toutes les fortunes.

La Grèce, dont la gloire et la décadence avaient devancé de plusieurs siècles celles de Rome, avait produit, à l’usage des classes inférieures, une philosophie péremptoire. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe, disait Démosthènes. — Non, répliqua Diogène ; mais il est permis à tout le monde de n’y pas aller, et de se passer de Corinthe.

Les cyniques trouvent ici, dans le naufrage général, leur emploi, et, sans qu’il y paraisse, c’est leur système qui a le plus de vogue. Trop peu de gens sont à même de prendre les dragées d’Épicure, un plus petit nombre encore pourrait digérer les pilules transcendantales de Zénon ; la besace de Diogène est accessible à tout le monde.

La plèbe césarienne, quatre à cinq cent mille lazzaroni partageant l’empire avec César, nourrie par la frumentation, c’est-à-dire à peu près pour rien, baignée pour rien, contente de sa gueuserie, prend le parti héroïque de mépriser cordialement une existence dont elle a perdu, en se donnant à César, le sentiment, la dignité, l’exercice, l’objet, la signification.

Pour se fortifier contre la mort, elle s’habitue à ne faire nul cas de la vie : chose facile, sous le gouvernement de César. La vie, en effet, pour cette multitude, est devenue un non-sens. Au lieu de la plénitude des jours, qui faisait la félicité des anciens, on a le spleen. Si donc ce n’est plus rien de vivre, dans cette société en poussière, comment serait-ce quelque chose de mourir ? Écoutez le cri du prétorien à Néron fugitif, tremblant devant la mort : Usque adeone mori miserum est ? Ton règne est fini, meurs donc : cela est-il si difficile ?

Analysez le caractère du peuple romain des derniers temps de la république et de ceux de l’empire : au fond, vous ne trouvez que le cynisme ; c’est le cynisme, dans la majesté du Capitole, qui fait le tempérament du peuple-roi, la vie morale de Rome, le génie de César.

Or, quand le peuple se mêle de quelque chose, philosophie ou religion, amour de Dieu ou mépris de la vie, il arrive à des conceptions fantastiques, il crée des géants et des monstres. Les fils de la louve, prenant la besace, et se mettant en tête de combattre la mort et ses terreurs, devaient accoucher d’une idée horrible, qui ferait frémir l’histoire.

Le suicide n’avait plus rien de neuf ; depuis longtemps on avait appris, par de nobles exemples, à l’honorer ; on savait qu’il était le refuge de la dignité contre toute injure de la tyrannie ou de la fortune : mérite vulgaire, bagatelle, dont on ne parlait plus. La république morte, le suicide se trouva usé.

Qu’est-ce donc que découvrit la ferocitas romana ? — Les combats de gladiateurs.

XLIV

Certaines gens blâment les combats de taureaux, comme entretenant la cruauté ; la sévère Albion a renoncé à sa boxe. Que dirions-nous si le gouvernement, au lieu d’envoyer à l’échafaud les condamnés à mort, s’avisait, pour le divertissement du peuple, de les faire battre en plein hippodrome jusqu’à ce que mort s’ensuivît ?…

Mais ce n’étaient pas deux hommes, deux criminels, dont Rome se donnait le régal ; c’étaient des centaines, des milliers de prisonniers, de vraies boucheries, où le sang coulait à flots comme aux champs de Pharsale et de Philippe. Sous la république, il était défendu de donner à la fois plus de cent gladiateurs. Auguste, voulant plaire au peuple, éleva ce nombre à soixante couples par représentation. La rage de ces spectacles croissant toujours, le chiffre de cent vingt hommes fut bientôt dépassé, sur l’exigence du peuple et par la complaisance du sénat ; sans compter que ces massacres avaient lieu partout : les moindres cités avaient leur cirque, avec leurs casernes de gladiateurs. Le roi de Judée Agrippa fit battre un jour quatorze cents condamnés. Gordien, étant édile, donnait régulièrement de cent cinquante à cinq cents paires. Trajan, dans un seul jour, fit paraître dix mille gladiateurs ; et dans la grande naumachie qui eut lieu, sous l’empire de Claude, sur le lac Fucin, il y eut jusqu’à dix-neuf mille combattants. Au triomphe de Probe, six cents hommes étaient destinés au cirque : de ce nombre, quatrevingts, s’étant échappés, attaquèrent les spectateurs, se répandirent dans la ville, et furent enfin terrassés par les légionnaires, après avoir vendu chèrement leur vie. Ce fut un scandale énorme.

Les historiens qui ont touché cette question, tels que Châteaubriand, ne manquent pas en général de l’exploiter au profit du christianisme : comme si les combats de gladiateurs, dont la corruption romaine s’assouvit pendant plus de cinq siècles, étaient de l’essence du paganisme, comme s’il ne fallait pas chercher ailleurs la raison de ce sanglant phénomène !

D’après Cicéron, Sénèque, Pline, Juvénal, et les auteurs contemporains, on voit que l’opinion les regardait comme une école de courage, où les citoyens apprenaient à mépriser le sang et la mort. Sous un empereur, je crois que ce fut Septime-Sévère, comme on songeait à réformer les mœurs, les jurisconsultes qui formaient le conseil impérial soutinrent avec force les combats du cirque, nécessaires, disaient-ils, pour entretenir le courage militaire et former l’âme du soldat.

Mais il est évident que cette allégation ne contient que la moitié de la vérité : comment le soldat de l’empire avait-il besoin de cet excitant, dont s’étaient passés les guerriers de la république ? La vraie cause, je le répète, est dans la désorganisation universelle, qui, laissant l’homme sans liberté, sans droit, sans communion, sans patrie, n’offrant à sa solitude pour toute compensation que César, le poussait au mépris de la vie en même temps qu’elle le livrait sans défense aux affres de la mort.

L’influence, telle quelle, des combats de gladiateurs sur les courages, se manifeste chez les martyrs trop vantés du christianisme. C’est le même sang-froid devant la mort, la même bravoure ou crânerie, la même impassibilité. Ils meurent, ces combattants du Christ, comme des gladiateurs. C’est l’éloge qu’en font les écrivains ecclésiastiques : la comparaison revient sans cesse dans les récits du martyrologe et dans les hymnes. Quand des hommes libres, des chevaliers, des sénateurs, des femmes, s’élançaient dans le cirque, sans autre but que de faire montre de leur courage dans un combat à outrance, comment des fanatiques, unis contre l’empereur par leur foi au Messie éternel, n’auraient-ils pas su mourir pour leur Église et pour leur Dieu ?…

XLV

Mais j’ai hâte à de savoir comment le christianisme entreprit de mettre fin à cette panique, qui plus que les massacres du cirque et toutes les débauches déshonora la fin de la société païenne.

Le premier mot du christianisme fut un cri de victoire. Que parlez-vous, cyniques, de votre mépris de la vie ? vous, stoïciens, de votre indifférence pour la douleur et la mort ? vous tous, héritiers des anciens sages, interprètes des dieux, de l’évaporation des âmes et des mânes impalpables ? Que nous vantes-tu, troupe d’Épicure, tes joies au désespoir ? et toi, plèbe affamée de Romulus, tes combats de gladiateurs ? Écoutez ces hommes, venus de Judée, que Néron fit enduire de poix et flamber dans ses jardins, en guise de lampions. Ils annoncent… la résurrection des corps !

C’était par là, en effet, que débutaient les nouveaux sectaires.

Le christianisme, par ses origines, avait plus d’un rapport avec les sectes qui s’étaient donné mission de rendre aux Romains le calme et la sérénité de leurs aïeux. Des cyniques, il avait l’affectation de pauvreté et de détachement ; des stoïciens, il prenait la gravité et déjà le spiritualisme ; des épicuriens, il retenait, pour l’époque qui suivrait le retour du Christ, l’espoir des voluptés matérielles. Mais il les surpassait tous par son prodigieux dogme de la résurrection des corps, sans lequel l’immortalité des âmes n’eût paru elle-même qu’une fiche de consolation.

Certes, ce ne fut pas la moindre addition que Paul et les autres se permirent à la doctrine du Galiléen. Mais ainsi se forment les religions. Une religion est un symbole, ce qui veut dire une cotisation. Le pharisaïsme devait payer son écot dans celle-ci : Jésus, qui pendant sa vie n’avait cessé de le poursuivre, lui dut après sa mort l’avantage, sans lequel il ne fût pas devenu dieu, de ressusciter.

Un cœur de Juif pouvait-il goûter la survivance de l’âme à la façon métaphysique des stoïciens ? Qu’est-ce que cela, une âme ?… Cela peut-il manger, boire et faire l’amour ?… Le pharisaïsme affirmait donc l’immortalité, non plus par une creuse et obscure métempsycose, non par la conservation, au sein de l’éther, de cette particule de la divinité, divinæ particulam auræ, comme disaient les philosophes, qui forme la quintessence de notre être, mais au moyen d’une belle et bonne résurrection en corps et âme, et, ce qui valait mieux, très-prochaine.

Tous ceux qui seraient morts dans la foi du Christ devaient ressusciter pour régner avec lui ; la génération contemporaine ne passerait point avant que cette résurrection arrivât. Au deuxième siècle, les rédacteurs des Évangiles, qui n’ont rien vu encore, croient néanmoins devoir répéter la promesse. Puis on ajourne la résurrection au troisième siècle, puis on la calcule pour le cinquième. De siècle en siècle, le millénarisme refait ses supputations. Enfin, l’attente étant toujours trompée, on prit le parti de retourner l’annonce. On avait dit d’abord que le Messie, revenant peu de temps après son ascension, ressusciterait les morts et régnerait avec ses fidèles pendant mille ans, après quoi tout finirait ; on prétendit désormais que cette venue messianique ne devait avoir lieu qu’à la fin du monde, comme la conclusion de toutes choses.

Quoi qu’il en soit, en dépit de la physique, en dépit de Descartes, qui a fondé le nouveau spiritualisme par sa distinction des substances, l’Église a conservé le dogme de la résurrection des corps et l’enseigne dans son catéchisme. Ce n’est plus, il est vrai, comme autrefois, le pivot de la propagande ; mais c’est toujours un article, l’avant-dernier, de la profession de foi, carnis resurrectionem.

Qu’on se figure l’étonnement des Romains à cette idée étrange, quand pour la première fois elle se fit jour dans la capitale de l’Empire, que Tacite, justement à cette occasion, compare à une sentine des folies humaines !

Ces hommes, qui n’osaient en croire les stoïciens sur l’immortalité des âmes, que devaient-ils penser à cette idée inouïe de la résurrection des corps ? La foi aux mânes était traitée par eux de superstition : que serait-ce de la revenance des cadavres ? Une seule chose peut donner l’idée du dégoût qu’ils durent éprouver, c’est la croyance aux vampires, encore répandue chez les peuples slaves, et qui n’a pas d’autre origine que la résurrection. Exitiabilis superstitio, dit Tacite, qui se console presque, à cette idée, du supplice atroce par lequel Néron fit périr ces misérables.

XLVI

Me demanderez-vous, après cela, si le cordial offert par le christianisme contre la peur de la mort produisit de l’effet ?

Hélas ! la maladie était de celles qui ne se guérissent point par des conjurations et des actes de foi. Ni le taurobole, ni le baptême, les infusions de sang pas plus que les immersions dans l’eau, n’y pouvaient rien.

Avec le christianisme, le monde parut comme une fantasmagorie.

« Et je vis, dit l’Apocalypse, un cheval pâle, et celui qui le montait avait nom la Mort, et l’Enfer le suivait. »

Une société qui ne vivait plus que dans l’espoir de la résurrection était morte en effet ; ses cités, ses palais, ses théâtres, étaient des cimetières, ses temples des catacombes. Morte de son épouvante, ou morte de sa nouvelle religion, lequel pensez-vous qui soit plus à la gloire du nom chrétien ?

Tant que dura la persécution, la lutte soutenant les courages, l’Église vécut de la vie de l’ancienne société : l’ère des martyrs, qui commence et finit en même temps que celle des gladiateurs, est la plus vivante de l’histoire ecclésiastique.

Mais quand César se fut converti, quand on vit les empereurs, atteints sous la pourpre de la maladie universelle, se munir, à leurs derniers moments, des sacrements des morts, toute vertu s’évanouit. D’un côté, la résurrection ajournée à la fin des siècles, les âmes, en attendant l’heure de la réunion aux corps, gardées dans les limbes ; d’autre part, la terreur des jugements de Dieu, tout cela, loin d’atténuer le mal, ne fit que l’empirer. Peu s’en fallut que le monde chrétien, à peine installé, ne s’enfuît, tant la vie lui était triste, tant la mort lui donnait de tremblement. Les uns, comme Antoine, partent à dix-huit ans pour le désert, se dépouillent de leur vie, apaisent Dieu par une mort de cinquante et de quatre-vingts années. D’autres, comme Jérôme, sans quitter tout à fait le monde, s’exténuent d’abstinences, s’abîment de travaux et de veilles, poursuivis qu’ils sont par la trompette du dernier jour.

Les siècles se sont écoulés, et l’humanité continue de marcher dans son propre deuil : le moyen âge tout entier est un long enterrement. L’Homère de la société féodale est Dante : il chante l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Son philosophe est l’auteur de l’Imitation : il préconise les jouissances intimes de la solitude, les voluptés du dévêtissement, l’égoïsme du cercueil. Sans doute le quinzième, le seizième siècle, ramenant la philosophie, les sciences, les lettres, les arts, l’industrie et ses découvertes, vont, aux cris puissants de la Renaissance et de la Réforme, mettre fin à ce pèlerinage d’outre-tombe, changer en une civilisation joyeuse l’Église de ténèbres et ses fêtes nocturnes. Rien : la philosophie et les muses sont encore des revenants. Drapées dans leur suaire et faisant le signe de la croix, elles raffinent sur la mort ; elles nous apprennent à la savourer, à la goûter, comme n’avaient pas su les martyrs, comme ne le soupçonnèrent jamais les Pères du désert.

Lisez nos sermonnaires, nos auteurs ascétiques et mystiques, nos livres de menue et haute dévotion : toujours l’épouvantement de l’autre vie, la dramaturgie de la mort. La Mort ! l’Éternité ! le Jugement ! le Paradis ou l’Enfer ! Y avez-vous pensé à ces quatre fins dernières ?… Il est un livre, modèle du genre, qui circule encore par les campagnes : c’est le Trésor des âmes du Purgatoire. Tout plein d’apparitions de morts et de damnés, on ne saurait imaginer le mal qu’a fait cet abominable ouvrage, de quelle pusillanimité il a rempli l’âme du peuple.

On demandait à César quelle mort lui semblait préférable : La plus prompte et la plus inopinée, répondit-il. Tous les Romains pensaient comme lui. Fais vite, c’est l’unique prière qu’adressaient aux bourreaux les condamnés de la tyrannie impériale. La guillotine les aurait ravis d’aise.

Le christianisme, au contraire, a fait de la mort subite un symptôme de damnation, le plus grand des malheurs. Avant d’expirer, ne faut-il pas que le chrétien se reconnaisse ? Il y a une oraison de sainte Brigitte tout exprès, pour conjurer ce danger. J’ai connu, dans ma première jeunesse, un jeune homme qui, à la suite d’un violent exercice, saisi tout à coup d’un vomissement de sang, criait dans sa détresse : Vite un médecin et un prêtre ! Pas un mot, ni pour ses amis, ni pour sa famille ; il oubliait jusqu’à sa mère. La peur de la mort, exaltée par celle de l’enfer, étouffait en lui tous les sentiments humains. Jamais je n’oublierai ce cri de suprême égoïsme : Vite un médecin et un prêtre !…

La peur de la mort est un moyen pour l’Église de gouvernement et de captation. Elle dit à la jeune fille : Songe à la mort ! étouffe cette pensée d’amour, pensée de damnation ; épouse de Jésus-Christ, le plus beau des enfants des hommes, porte-lui ta virginité et ta dot ; et tu seras sauvée ! et tu seras sainte ! et tu seras canonisée ! La pauvrette écoute : Si j’allais me damner ! pense-t-elle. Elle sent le vide de son existence sans amour ; et ce vide, dont elle triompherait si aisément par le mariage, fait qu’elle s’enterre dans le célibat. Toute vive elle embrasse la mort, comme la fauvette fascinée par le serpent, et qui se précipite en criant dans son gosier.

XLVII

Passez en revue les morts illustres parmi les chrétiens : c’est là qu’il faut voir l’effet de cette exitiabilis susperstitio, comme l’appelle Tacite. Je m’en tiens aux exemples classiques.

Pascal, comme saint Jérôme, poursuivi par une hallucination mortifère, renonce au mariage, se fait moine, et expire dans l’épouvante.

La Fontaine, atteint par la contagion, porte à ses derniers moments un cilice.

Racine abdique son génie, se met à rimer des psaumes, et fait avec ses enfants des petites chapelles.

Le grand Condé, c’est Bossuet qui le raconte dans son oraison funèbre, s’encourage lui-même à quitter la vie par l’espérance de voir Dieu « comme il est, face à face », sicuti est, facie ad faciem. L’homme dont le courage avait étonné les plus courageux, atteint des terreurs chrétiennes, fléchit devant le prêtre, et tremble. Il n’y avait rien dans cette âme, qui n’avait connu ni la patrie ni la Justice, et qu’avait ensorcelée la foi.

Turenne converti se tient prêt à mourir, tous les jours faisant ses dévotions, si bien, dit madame de Sévigné, que personne, ni à la cour, ni à la ville, ni à l’armée, n’eut la moindre inquiétude de son salut.

La mort de Fénelon, racontée par le cardinal de Beausset, est lamentable. Frappé dans ses affections, dans son ambition légitime, exilé par un roi despote, condamné par le pape, trahi par madame de Maintenon, séparé de la société religieuse, de la société politique, de toute société, il traîne dans le deuil une existence désolée. Parvenu à sa dernière heure, il ne cesse de s’exhorter par des textes de la Bible. Lui, l’homme de charité par excellence ! après tant de persécutions injustes, d’espérances trompées, de déchirements atroces dans le cœur et dans l’esprit, la terreur des jugements éternels le poursuit encore. Plus il a été juste, pieux, aimant, sympathique à tous, dévoué à son pays et à son prince, plus sa religion lui verse d’amertume. Oh ! quand je n’aurais contre le christianisme que cette mort de Fénelon, ce serait assez pour ma haine : jamais je ne pardonnerais à ce Dieu.

Bossuet, l’Hercule du sacerdoce, Bossuet, au lit de mort, rappelle le pécheur mourant raconté par Massillon dans son Petit-Carême. Quelle peine à mourir !… Usque adeòne mori miserum est ? À chaque douleur il murmure un verset du bréviaire, celui surtout que Jésus agonisant répétait au Jardin des Oliviers : « Que ta volonté se fasse, non la mienne ! » Fiat voluntas tua ! Après une vie glorieuse et pleine, chargé d’ans et de travaux, la mort lui est cruelle, il gémit, comme ce gros et gras roi des Amalécites que fit tuer le juge Samuel : Siccine separat amara mors !… Après avoir soutenu si longtemps sur ses robustes épaules l’édifice chrétien, le héros gallican sent le vide du système : point de famille, point de communion sociale, pas même de vie catholique ; l’évêque de Meaux n’est pas plus pour l’Église que le dernier des fidèles. Fiat voluntas tua ! Que le Christ, qui passa par cette agonie, lui vienne en aide !

« La nuit du jeudi au vendredi 11 avril fut si mauvaise, les douleurs furent si vives pendant la matinée jusqu’à midi, que tous les assistants crurent que Bossuet allait rendre le dernier soupir. L’abbé Bossuet, son neveu, se jeta alors au pied de son lit pour lui demander sa bénédiction. Bossuet était plein de l’Esprit de Dieu, parlant peu, mais toujours avec piété. L’abbé Ledieu lui exprima en même temps sa profonde reconnaissance pour toutes ses bontés, en le suppliant de penser quelquefois aux amis qu’il laissait sur la terre, et qui étaient si dévoués à sa personne et à sa gloire. À ce mot de gloire, Bossuet, déjà entré dans le tombeau, déjà étranger à la terre, saisi d’effroi en la présence du juge suprême dont il attendait l’arrêt, se soulevant à demi de son lit de douleur, et ranimé par une sainte indignation, retrouva la force de prononcer distinctement ces paroles : Cessez ces discours, et demandez pour moi pardon à Dieu de mes péchés. » (Histoire de Bossuet, par le cardinal de Beausset.)


C’est ainsi qu’est mort, l’année dernière, l’évêque de Nîmes, Mgr Cart, encore un saint ; et c’est ainsi que vous mourrez à votre tour, Monseigneur : car vous aussi vous êtes chrétien sincère, dévoué à la gloire de l’Église et prosterné devant les jugements de Dieu.

XLVIII

Concluons maintenant.

L’existence normale de l’homme, considéré comme individu, comme chef ou membre de famille, comme citoyen et patriote, comme savant, artiste, industriel, ou soldat, suppose une mort qui s’y harmonie, c’est-à-dire calme, douce, satisfaite, plutôt joyeuse qu’amère.

Or, sous le christianisme, depuis son origine jusqu’à nos jours, pas plus que sous les derniers siècles du paganisme, la mort de l’homme n’a été heureuse.

Il y a donc anomalie dans l’existence et dans l’éducation des chrétiens, comme dans celle des païens de la décadence ; et s’il se trouve que la mauvaise mort est essentielle au christianisme, à son dogme, à sa foi, il faut nécessairement en conclure que le christianisme n’est pas une religion morale, c’est une religion de démoralisation.


CHAPITRE VI.

L’Homme en face de la mort. (Suite.)

XLIX

Que nous enseigne à son tour la philosophie révolutionnaire sur cette grave question du bien mourir ?

J’essaierai d’en présenter la déduction, en gardant la réserve que réclame une doctrine qui se produit pour la première fois, et qui, par conséquent, doit se contenter de poser ses jalons.

J’écarte d’abord, comme étrangère au sujet, la question de l’immortalité de l’âme, que j’abandonne au mysticisme, la vraie science ne me permettant ni de la rejeter ni de l’admettre.

S’il est ou s’il n’est pas un Dieu, personnalité souveraine, âme de l’univers, de qui la nature est le produit et l’humanité la fille, la science, qui procède par observation, n’en peut rien dire. Elle n’affirme ni ne nie ; elle ne sait point, ne comprend même pas, et ne s’en inquiète nullement. Qu’importe à la Justice, qui doit exister par elle-même et se démontrer à la conscience sans adminicule étranger, cette hypothèse ?

Pareillement, s’il est ou non une survivance pour l’humanité, un recommencement de vie pour les âmes et les corps, la science n’en dit rien, et la morale s’en soucie aussi peu. Comme elle existe indépendamment de l’idée de Dieu et abstraction faite de son existence, elle existe aussi abstraction faite de l’immortalité ; elle n’a pas plus besoin de ce mythe que de l’autre.

L’euthanasie ou le bien mourir, faisant partie de la morale, doit se passer, comme le bien vivre, de toute considération de survivance ; c’est une fin de non-recevoir contre l’immortalité ou migration des âmes, qu’elle se présente comme consolation de la mort.

La Révolution, en réformant l’économie sociale et organisant l’égalité, assure à chaque homme la plénitude de ses jours : première condition de la mort heureuse. — En rétablissant la Justice dans l’État, elle assure la communion universelle : deuxième condition de l’euthanasie.

Mais qu’est-ce que la mort en elle-même ? qu’est-ce que mourir ? Telle est la question que la philosophie se pose, et dont la solution préalable est requise par la morale, à peine de laisser planer le doute sur ce que nous regardons, avec les sages de tous les temps, comme les signes de la bonne mort, la plénitude de l’existence et la communion sociale.

L

Les écrivains spiritualistes, préoccupés de leurs rêves d’immortalité, ne manquent pas de dire que la mort n’est pas une fin, mais bien une suspension, une transition, ou transformation de l’existence.

On a appelé la mort le sommeil éternel, ce qui promet une immortalité peu agissante ; d’autres font la mort sœur du sommeil, consanguineus leti sopor ; puis on dit le sommeil de la mort ; enfin, sommeil et mort sont pris pour synonymes : « Déjà le sommeil ferme mes yeux noyés », dit dans Virgile Eurydice, pour la seconde fois expirante, conditque natantia lumina somnus.

Les modernes, empruntant leurs comparaisons à l’histoire naturelle, comparent l’existence de l’homme aux évolutions de l’insecte qui de chenille ou ver devient chrysalide, et ensuite papillon. Notre mort serait ainsi une renaissance, l’instant où nous quittons cette enveloppe grossière, pour revêtir les ailes de l’immortalité. M. Jean Reynaud pense même qu’il est des mondes où le passage d’une vie à l’autre se fait sans interruption du sentiment, sans changement brusque du corps, sans solution de continuité.

« Je ne trouve rien d’impossible à ce qu’il y ait dans l’univers d’heureux quartiers où la loi régnante soit de s’élever d’un monde à l’autre, moyennant une transformation correspondante des appareils organiques, sans aucun acte de scission, et en mariant, pour ainsi dire, par une transition insensible, la mort avec la renaissance. C’est ainsi que nous voyons l’insecte, après avoir vécu premièrement dans l’obscurité de la terre, rampé ensuite sur le sol, remanier lentement ses membres, se métamorphoser à vue d’œil, et s’élancer enfin de lui-même, muni d’ailes brillantes, et plein d’une ardeur nouvelle, au milieu de la population légère du monde aérien. Mon imagination (son imagination !) ne se refuse nullement à se représenter, au sein de ces énormes rassemblements d’étoiles que nous découvrons dans le lointain du ciel, des êtres acquérant de leur vivant, par l’exercice de leurs vertus, des organes d’une nature plus relevée, à l’aide desquels, sans perdre un instant conscience d’eux-mêmes, ils se transporteraient successivement, avec d’inexprimables ravissements, en compagnie de leurs amis, d’une résidence à une résidence meilleure. » (Terre et Ciel, p. 300.)


Quelques-uns appellent à leur aide la chimie organique. Ils voient dans la vie et la mort un double phénomène de composition et de décomposition animale, sous l’action tour à tour croissante et décroissante d’un principe inconnu, âme, esprit ou vie. Ce principe s’empare de la matière, s’en façonne un corps, lutte quelque temps avec succès contre les réactions chimiques qui tendent à le dissoudre, puis, vaincu à la fin par leur accumulation, se sépare de cet organisme usé pour recommencer ailleurs le même exercice.

Je regrette de troubler toute cette poésie ; mais la morale, pas plus que les sciences naturelles, ne vit d’imaginations, et il est impossible de voir autre chose dans toutes ces palingénésies.

D’abord, l’espèce d’antithèse qu’on établit entre le principe chimique et le principe vitaliste, ramené au point de vue qui nous occupe, en dit trop ou pas assez. L’immortalité, ou pour mieux dire la métempsycose, serait ainsi commune à l’homme et aux bêtes ; que dis-je ? aux plantes elles-mêmes, ce qui tombe dans l’absurde. Mais quand j’admettrais la transmigration de la vie sensitive et végétative, qu’en pourrait-il résulter pour la détermination de mes mœurs ? qu’importe à ma Justice ? qu’importe surtout à la félicité de mes derniers instants ?

Quant à l’induction tirée des différentes phases de l’évolution organique, notamment chez les insectes, outre qu’elle est tout à fait gratuite, elle me paraît manquer encore de logique, en ce que ces phases indiquent une ascension continue dans la vie de l’animal, tandis que la mort est une cessation générale, amenée par une décroissance régulière. Ainsi, le passage du ver à l’état de chrysalide, dans lequel on voit un analogue de la mort, n’est autre chose que la puberté de l’animal : la nature, en lui conférant avec la faculté génératrice de nouveaux organes, ou transformant les anciens, ne fait rien au fond de plus pour l’insecte que ce qu’elle fait pour l’homme lui-même, chez qui la virilité se produit aussi avec un déploiement, pour ne pas dire un supplément d’organisme. La phase de puberté a son opposition très-marquée chez la femme, dans la cessation du flux menstruel : ce qui achève de nous démontrer que, les phénomènes qui amènent la mort étant radicalement inverses de ceux qui produisent la vie, il est contre toute logique de les assimiler, et par conséquent, d’en tirer un argument en faveur de la survivance.

Cette observation sur la puberté des insectes, que je présente avec toute la réserve que me commande mon incompétence, va nous mettre sur le chemin de la vérité.

LI

Toute existence qui commence de se produire a une fin.

J’entends ici par fin, non pas la cessation du mouvement vital, mais le but vers lequel ce mouvement est dirigé, et qui, une fois atteint, implique dans le sujet la cessation de la vie, devenue inutile.

Il suit de là que, la mort embrassant à la fois dans sa définition : 1o  le terme le plus élevé de l’évolution organique, c’est-à-dire un phénomène positif ; 2o la cessation ou le ralentissement du mouvement qui en est la conséquence, c’est-à-dire un phénomène négatif, on ne connaît pas la mort, on n’en sait que la moitié, quand on ne la considère que sous ce dernier aspect ; pour en avoir l’idée complète, il faut l’envisager également sous l’autre.

La mort, en un mot, n’est pas le néant ; je n’hésite point à proclamer ce principe en tête de cette dissertation : car, je le répéterai ici avec le sens commun, et avec les inventeurs de l’immortalité eux-mêmes, rien ne se fait de rien, rien ne va à rien, rien n’est rien. Si le dogme de la survivance dépendait de l’application de ces axiomes, il n’y aurait rien de mieux assuré.

Qu’est-ce donc, enfin, que la mort ?

Dans la catégorie des êtres organisés, le terme positif, culminant, de la vie, est la reproduction.

L’individu s’éveille à la vie, sort de sa graine, grandit, fleurit, émet son germe ; puis il meurt insensiblement, naturellement, normalement, laissant peu à peu sa vie à ce germe, à qui elle finit par passer tout entière : voilà la loi, visible surtout dans les plantes annuelles.

Qui pourrait ici marquer le moment précis de la cessation vitale ? Qui ne voit que la mort est tout une moitié de la vie, la vie tout une moitié de la mort ? D’abord, cette vie est concentrée dans la semence ; placée dans les conditions voulues, elle se développe en une tige, le long de laquelle elle semble monter pour venir s’accumuler dans la fleur. Selon les circonstances, ce mouvement est plus ou moins rapide, sujet d’ailleurs à des intermittences périodiques, pendant lesquelles la vie se repose : le sommeil, pour tous les êtres vivants, est un retour momentané à l’état fétal. Alors s’accomplit l’ineffable mystère : la vie, ayant atteint son but, semble se partager entre deux êtres, le père et l’enfant. Pendant quelques jours, vous ne sauriez dire si elle est à l’un plus qu’à l’autre, on croirait qu’ils ne font qu’un ; mais bientôt vous la voyez passer tout entière à l’embryon, qui se détache, et quitter avec lui le père, qui est mort.

La mort, en un mot, est la transmigration de la vie d’un sujet à un autre sujet, par un acte particulier de la vie elle-même, qu’on appelle génération.

Chez les insectes, l’existence se comporte absolument de même : elle se termine par la génération. Beaucoup de mâles périssent dans l’accouplement ; les femelles ne survivent que le temps nécessaire à la ponte.

Les plantes pérennes ne font pas exception à cette loi. Toutes produisent des graines, et chez toutes le bourgeon séminifère, ou le fruit, s’éteint à la maturité de la graine. Seulement, tandis que dans les plantes annuelles la fructification emporte la mort complète du végétal, ici la tige et les racines conservent une vitalité qui leur permet de pousser l’année suivante de nouveaux bourgeons, comme si en une première efflorescence leur force productive n’avait pas été épuisée.

Il en est ainsi des grands animaux et de l’homme : ils survivent à la production de leur graine et à son éclosion, assez longtemps quelquefois pour voir les enfants de leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération,

Et natos natorum, et qui nascentur ab illis.

La raison de cette survivance est l’éducation de la progéniture.

De la durée de cette éducation résulte pour le sujet géniteur la faculté de multiplier ses générations : chose qui n’a pas lieu chez les plantes annuelles et les insectes, et qui semblerait une exubérance de la nature, une anomalie, si des considérations d’un autre ordre n’en expliquaient le mystère.

LII

Mourir, en entendant par ce mot ce qu’indique l’observation physiologique, c’est-à-dire la seconde période de l’évolution vitale, signifie donc se reproduire ; et si l’on saisit le phénomène dans son instant caractéristique, mourir c’est accomplir la fonction essentielle de la vie, celle qui requiert le plus haut degré d’énergie et d’exaltation. Nous le sentons dans le spasme érotique, rapide comme l’éclair chez les individus vigoureux et qui savent conserver leur liberté dans la passion, mais qui chez les vieillards ressemble à un vrai trépassement, dont plus d’un ne se relève pas.

Relisez dans la Nouvelle Héloïse la description du baiser du bosquet, premier gage donné par l’amour, premier qui-vive de la mort.

Est-ce là finir ? Oui, assurément, si vous réduisez l’existence à l’individualité, moins que cela, à la fonction génératrice, dont les deux sexes forment par leur union le complet appareil ; non, si vous considérez l’existence dans la série des générations, dans leur solidarité, leur identité, ce qui veut dire, pour l’homme, dans leur vie morale et dans leurs œuvres.

Soit donc que je considère la mort du point de vue de la nature, soit que je l’envisage à celui de la Justice, elle m’apparaît comme la consommation de mon être ; et plus je consulte mon cœur, plus je m’aperçois que loin de la fuir avec effroi j’y aspire avec enthousiasme.

Passer d’un foyer à un autre, ou de père devenir enfant, pour la vie ce n’est pas finir ; et comme ce passage, ce devenir, pour tout être vivant le moment solennel, l’acte suprême de l’existence, il s’ensuit que la mort, dans le vœu de la nature, est adéquate à la félicité : la mort, c’est l’amour.

Celui qui aime veut mourir ; c’est la pensée du Cantique : Fortis ut mors dilectio, dit l’épouse. Quand ce serait pour mourir, rien ne m’empêchera de t’aimer. C’était la pensée de cet enthousiaste qui demandait à Cléopâtre une nuit, et consentait de mourir après.

Et vous n’avez plus ici à distinguer entre les espèces d’amour : le voluptueux et l’amant chaste, le sensualiste et le platonique, sont soumis à la même loi. Et le père, l’ami, le citoyen, pensent de même. Pour les uns comme pour les autres, quand la passion est arrivée à son paroxysme, quand la conscience est montée au diapazon de l’héroïsme, mourir n’est rien, aimer seul est quelque chose. M. Blanc-Saint-Bonnet, entrevoyant cette identité de la mort et de l’amour, a rencontré une belle pensée :

« Personne, dit-il, n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort. »

Au contraire, sevrez le cœur d’amour et la conscience de Justice, faites le vide dans l’âme, par le mépris et l’égoïsme, et vous aurez pour dénoûment la lâcheté, l’apostasie et toutes ses hontes.

Un homme s’est vu, de nos jours, comblé par la nature, la fortune et la célébrité, mais type d’égoïsme et d’orgueil, déshonorer ses derniers instants par une défection comme en compte peu la philosophie : cet homme est Henri Heine.

Après avoir longtemps courtisé la Révolution, caressé la Démocratie, savouré la popularité, chanté l’athéisme et le plaisir, devenu cul-de-jatte, n’ayant au cœur ni foi ni amour, sans communion ni avec la nature ni avec la société, il se fait déiste, il revient, dit-il, au sentiment religieux. La logique, sa misanthropie, ses terreurs secrètes, voudraient qu’il allât jusqu’au catholicisme ; il a honte : il a trop sifflé, trop blasphémé la religion du Christ ! Mais il préconise la Bible et le Judaïsme ; il admire Moïse et sa législation. Jamais, dit-il, la religion n’eut en lui un ennemi. Il se félicite de s’être marié à Saint-Sulpice, et d’avoir pris l’engagement de faire élever ses enfants dans la religion chrétienne. Il croit que le catholicisme durera encore bien des siècles, et comme M. Cousin il lui ôte son chapeau. On dirait que, n’osant par respect humain adresser au Christ sa prière, il essaie par des salamaleks de le corrompre. Protestant de son estime pour le prêtre, après avoir jeté le sarcasme à Hégel, à la Révolution, au peuple de Février, à la Réforme protestante, à la nouvelle exégèse allemande, il termine par l’éloge des jésuites.

Henri Heine est mort comme il avait vécu, en catin ; sa place est au charnier des Filles repenties : il ferait honte à la Salpétrière.

En regard de cette mort honteuse, mettez celle d’un révolutionnaire.

J’ai bien aimé, disait Danton en quittant la Conciergerie pour aller à la guillotine ; puis aussitôt, ravi au souvenir de ses deux femmes et de ses enfants par l’image plus grande de la patrie, il ajoutait : J’ai servi la révolution, j’ai renversé la royauté, j’ai fondé la république… Il avait répandu son âme, comme son amour : que lui pouvait la guillotine ?

Jésus, au moment décisif, agonise : à Dieu ne plaise que je l’accuse, avec Celse et Porphyre, d’avoir manqué de courage ! Si sa religion est devenue, par la terreur de la mort, le fléau de l’Humanité ; la faute n’en fut pas à lui, qui comprenait autrement la vie et prêchait d’exemple. Mais Jésus est célibataire ; il s’est sevré d’amour, il a tout donné à la secte, il ne s’est fait qu’une génération équivoque, et il ne sait pas même si cette génération, prête à le renier, à fuir, lui survivra ! Il manque de ce courage viril, que la conscience supplée, mais qu’elle ne remplace pas, et il n’a qu’une notion imparfaite de la Justice. Supérieur à Danton pour la sainteté, il lui est inférieur pour l’énergie que donnent à l’âme l’Amour, la Paternité et le Droit ; et c’est pourquoi nul homme devant la mort n’égala jamais Danton.

LIII

Sur ces principes, nous pouvons maintenant fonder une théorie.

C’est un fait dont l’observation est vieille, que la mort est d’autant plus pénible que la vie a été plus destituée de jouissance. L’homme qui a vécu, comme nous disons dans un sens qui n’est pas ici le mien, est plus résolu pour le combat ; et une grande erreur de notre imagination est de croire que le célibataire est plus entreprenant, plus dévoué, plus prompt au sacrifice, que l’homme amant, époux, ou père de famille. La loi de Moïse exemptait du service militaire l’Israélite nouveau marié ou simplement fiancé : elle ne voulait pas d’un homme qui marchait à l’ennemi avec un regret. L’antiquité est pleine de cet esprit. Les fameux Dix mille avaient chacun sa compagnonne ; on ne voit pas qu’ils en fussent plus lâches. Et quelque dévouement qu’ait montré l’armée de Crimée, j’oserai dire que nos soldats auraient eu moins de désolation au cœur, si dans leurs souffrances ils avaient trouvé cet adoucissement de l’amour.

Mais si ce principe de courage en présence de la mort ne peut être méconnu, il est une autre sorte de satisfaction non moins puissante, celle qui jaillit du devoir accompli, de l’idée menée à exécution.

L’homme, être intelligent et ouvrier, le plus industrieux et le plus sociable des êtres, dont la dominante n’est pas l’amour, mais une loi plus haute que l’amour, l’homme ne produit, n’engendre pas seulement, comme les autres animaux, par la voie du sexe ; ses générations sont de plusieurs ordres : il engendre aussi par le travail, par l’intelligence, surtout par la Justice.

De là ces dévouements héroïques à la science, inconnus du vulgaire ; ces martyres du travail et de l’industrie, que dédaignent le roman et le théâtre ; de là le Mourir pour la patrie, tant répété depuis Tyrtée. Laissez-moi vous saluer, vous tous qui sûtes vous lever et mourir, en 89, en 92 et en 1830 ! Vous êtes dans la communion de la liberté, plus vivants que nous qui l’avons perdue.

De là aussi tous ces repentirs in extremis, que le prêtre attribue à l’efficacité de son ministère, et qui ne sont que le réveil de la Justice, le cri de la conscience, à l’approche de la mort.

Produire une idée, un livre, un poëme, une machine ; en un mot, faire, comme disent les compagnons de métier, son chef-d’œuvre ;

Servir son pays et l’Humanité, sauver la vie à un homme, produire une bonne action, réparer une injustice, se relever du crime par la confession et les larmes :

Tout cela est engendrer ; c’est se reproduire dans la vie sociale, comme devenir père est se reproduire dans la vie organique ; je dirais presque, s’il m’était permis de parler cette langue, c’est se rendre participant de la Divinité.

La destinée de l’homme est de se dépenser tout entier pour sa progéniture, naturelle et spirituelle ; et cela non-seulement dans l’acte générateur, mais dans l’initiation par le travail, qui en est le complément. Et cette dépense qu’il fait de son être est sa gloire, c’est sa béatitude, son immortalité.

Voilà ce qu’est la mort : acte d’amour final de la créature parvenue à la plénitude de l’existence physique, intellectuelle et morale, et rendant son âme dans un paternel baiser. Moïse, dit la légende, après avoir délivré son peuple de la servitude des Égyptiens, après l’avoir discipliné dans le désert et conduit victorieux dans la terre de Chanaan, mourut dans le baiser de Jéhovah.

Le psalmiste exprime la même idée, Beati qui in Domino moriuntur, c’est-à-dire, selon l’énergie du langage mythique, qui sous le nom de Dieu entend la collectivité sociale : Heureux ceux qui meurent dans l’accolade de leur peuple ! Qui ne voudrait ainsi mourir ?

En résumé, la vie humaine atteint sa plénitude, elle est mûre pour le ciel, comme dit Massillon, quand elle a satisfait aux conditions suivantes :

1. Amour, paternité, famille : extension et perpétuation de l’être par la génération charnelle, ou reproduction du sujet en corps et en âme, personne et volonté ;

2. Travail, ou génération industrielle : extension et perpétuation de l’être par son action sur la nature. Car comme je l’ai dit plus haut, l’homme a aussi un amour pour la nature ; il s’unit à elle, et de cette union féconde sort une génération d’un nouvel ordre ;

3. Communion sociale, ou Justice : participation à la vie collective et au progrès de l’Humanité.

L’amour et la paternité peuvent se suppléer par la consanguinité, par l’existence au sein d’une famille d’adoption, surtout par le travail. Le travail est le vrai suppléant de l’amour. L’homme, dans les affections même que fait naître en lui la vitalité, n’est point tellement asservi à l’organisme qu’il en doive fatalement remplir toutes les fonctions : l’amour chez les âmes d’élite n’a pas d’organes.

Le Travail et la Justice ne se remplacent point, ne se suppléent pas.

Si ces conditions sont violées, l’existence est anxieuse ; l’homme, ne pouvant ni vivre ni mourir, appartient à la misère.

Si au contraire ces mêmes conditions sont remplies, l’existence est pleine : c’est une fête, un chant d’amour, un perpétuel enthousiasme, un hymne sans fin au bonheur. À quelque heure que le signal soit donné, l’homme est prêt : car il est toujours dans la mort, ce qui veut dire dans la vie et dans l’amour.

LIV

Quel sens pourrait donc avoir pour moi, soit au point de vue de la morale, soit au point de vue de la destinée, cette hypothèse de désespoir, devenue un principe de religion dans les sociétés tyrannisées : S’il est une autre vie après la mort ?

Je conçois qu’une ontologie effarée, trouvant une contradiction dans ces deux termes qui embrassent toute vie, paraître et disparaître, cherche la solution de cette antinomie dans une éternité de l’être où les formes passagères se reproduisent sans fin ; où par conséquent les personnes et les physionomies se retrouvent ; où chaque moi, épuisé par une première évolution, ressuscite pour une autre ; où tout exemplaire de notre essence organique, donné à tel moment de la vie collective par un concours de circonstances qui ne doit pas revenir, et conçu comme individualité substantielle, âme, ou monade, reparaisse avec ses modes, ses facultés, son caractère, ses souvenirs, et le sentiment de son identité inviolable. Je conçois, dis-je, qu’une spéculation que rien n’arrête agite ces curiosités psycho-théologiques : de quelle utilité peuvent-elles être pour ma destinée présente, pour la règle de mes mœurs, pour la félicité de ma vie et la suavité de ma mort ?

Par ma naissance, par ma famille, par mes amours, je me sais en communion organique avec toute mon espèce ; par mon travail, je me sais en communion avec toute la nature ; par ma justice, je me sais en communion avec la société : je suis en communion avec tout l’univers. Grâce à cette communion, il n’est pas jusqu’aux petits enfants, dont la vie n’ait sa plénitude. Ils n’ont fait mal à personne ; ils nous ont comblés de joie. Nous avons recueilli leur sourire, leur regard, leur grâce si pure, leurs mots si jolis. Incapables de sentir la mort, ils ont atteint la perfection ; et si nous les avons aimés, nous n’avons rien perdu.

Qu’est-ce donc que votre immortalité peut ajouter à mon bonheur et à ma vertu ? Ne suis-je pas dès à présent immortel, pour parler votre style, puisque je suis dans le passé, dans le présent, dans l’avenir, dans l’infini ? Vous ne sauriez me donner plus que le sublime, soit que j’aime ou que je produise, soit que j’accomplisse les œuvres de la Justice. Or, ce sublime, je le possède ; il dépend de moi et de l’usage que je sais faire de mes facultés : votre immortalité ne le dépassera jamais.

Si c’est là ce que vous appelez être immortel, je le suis ; s’il s’agit d’autre chose, je ne vous comprends plus, ma pensée ne pouvant concevoir, mon âme désirer, rien au delà du sublime.

Il est dans la vie de l’homme un acte solennel qui traduit toute cette doctrine, acte aujourd’hui presque ignoré du peuple, mais que le Romain regardait comme sacré : c’est le Testament.

Que signifie ce monument des dernières volontés, par lequel l’homme agit au delà du tombeau ?

Ceci seulement, que le testateur, en mourant, affirme la continuation de sa présence dans la famille et la société au sein desquelles il s’évanouit.

L’antiquité, qui croyait peu à la survivance des âmes, était fort religieuse à l’endroit du testament : au moment de livrer bataille, tous les soldats romains faisaient le leur. Comme les trois cents de Léonidas, comme Moïse, ils mouraient dans le baiser de la patrie. Quand la Bible, racontant la mort des patriarches, conclut par ces mots : Il fut réuni à ses pères, elle exprime la haute pensée du testament. Quand Jésus sur la croix s’écrie : Mon Père, je remets mon âme entre tes mains, par cet acte de communion avec l’Humanité, désignée sous l’allégorie mystique du Père, il fait son testament. Le testament ! c’est le nom donné à la doctrine du Christ, comme à celle de Moïse.

Tous nous avons un testament à faire ; mais le chrétien parfait ne teste pas, à moins qu’il ne s’agisse de déshériter les siens et de laisser son bien à l’Église. Le chrétien au lit de mort n’a rien à dire à ses frères, si ce n’est cet adieu lugubre : Priez pour moi ! Ce n’est pas son âme qui nous reste, ce sont les nôtres qu’il invite à la suivre : quel renversement !

La mort, si l’on me permet cette figure empruntée à l’économie et qui n’a rien ici de déplacé, est la balance par laquelle se liquide notre carrière. Si cette carrière est pleine, il y a bénéfice ; c’est l’euthanasie, la mort dans le ravissement. Si au contraire le parcours s’est fait par le chemin du vice et de l’infortune, il y a déficit : c’est la mort dans le désespoir, la banqueroute à l’existence.

Aujourd’hui que la Révolution n’a guère fait encore que se montrer au monde, la mort heureuse est aussi rare que la liberté et la justice : nous finissons la plupart comme des malfaiteurs. Point de communion sociale, point de paix pour nos derniers instants. La famille nous soutiendrait encore : elle se dissout à son tour ; ceux qui en parlent le plus sont ceux qui la déshonorent davantage, et elle ne paraît à la dernière heure que pour l’assaisonner de regrets. Le travail, entouré de tout ce qui le rend répugnant et pénible, sans réciprocité pour le mercenaire, sans dignité pour le capitaliste et l’entrepreneur, qui n’y voient qu’un moyen de fortune, le travail réjouirait-il le moribond avec sa face de squelette ? Vides d’amour et de vertu nous arrivons à la fin de la journée, vides il faut nous endormir : est-il surprenant qu’à la place des joies de la plénitude, nous ne trouvions que l’agonie de la faim ?

LV

Fûtes-vous jamais, Monseigneur, témoin d’une belle mort ? Écoutez encore ce récit ; il ne s’agit ni d’un héros, ni d’un génie, mais d’un pauvre artisan, race pure de libres penseurs, qui finit dans la communion révolutionnaire comme jamais chrétien ne sut faire dans celle de l’Église :

Mon père, à soixante-six ans, épuisé par le travail, en qui la lame, comme on dit, avait usé le fourreau, sentit tout à coup que sa fin était venue. Jamais, je dois le dire, je ne remarquai en lui une parole, un geste, qui témoignât d’impiété pas plus que de dévotion. Il ne priait et ne blasphémait point, tout entier à ses affaires, n’attendant rien que de son travail, et n’importunant de ses sollicitations ni le ciel ni les hommes. Quelquefois aux grandes solennités, je l’ai vu faire comme tout le monde, aller à la messe : il s’y ennuyait, n’y comprenant rien, aussi étranger à la chose qu’un sourd-muet. Si le prêtre montait en chaire, il n’y tenait plus, et, sans rire ni faire aucune réflexion, il sortait vite. À coup sûr, le poids de ses dévotions était léger.

Le jour de sa mort, il eut, chose qui n’est pas rare, le sentiment arrêté de sa fin. Alors il voulut se préparer pour le grand voyage, et donna lui-même ses instructions. Les parents et amis sont convoqués ; un souper modeste est servi, égayé par une douce causerie. Au dessert, il commence ses adieux, donne des regrets à l’un de ses fils mort dix ans auparavant, mort avant l’heure. J’étais absent, pour le service…. de la famille. Son plus jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui dit : Allons, père, chasse ces tristes idées. Pourquoi te désespérer ? N’es-tu pas un homme ? Ton heure n’a pas encore sonné.

— Tu te trompes, réplique le vieillard, si tu t’imagines que j’aie peur de la mort. Je te dis que c’est fini ; je le sens, et j’ai voulu mourir au milieu de vous. Allons, qu’on serve le café !… Il en goûte quelques cuillerées. — J’ai eu bien du mal dans ma vie, dit-il ; je n’ai pas réussi dans mes entreprises (l’innocent !) ; mais je vous ai aimés tous, et je meurs sans reproche. Dis à ton frère que je regrette de vous laisser si pauvres ; mais qu’il persévère…

Un parent de la famille, quelque peu dévot, croit devoir reconforter le malade, en disant, comme le catéchisme, que tout ne finit pas à la mort ; que c’est alors qu’il faut rendre compte, mais que la miséricorde de Dieu est grande…. Cousin Gaspard, répond mon père, je ne sais pas ce qu’il en est, et je n’y pense aucunement. Je n’éprouve ni crainte ni désir ; je meurs entouré de ce que j’aime, j’ai mon paradis dans mon cœur.

Vers dix heures il s’endormit, murmurant un dernier bonsoir, l’amitié, la bonne conscience, l’espérance d’une destinée meilleure pour ceux qu’il laissait, tout se réunissant en lui pour donner un calme parfait à ses derniers moments. Le lendemain mon frère m’écrivait avec transport : Notre père est mort en brave !… Les prêtres ne le canoniseront pas ; mais moi qui l’ai connu je le proclame à mon tour un brave, et ne souhaite pas pour moi-même d’autre oraison funèbre.

LVI

Comparez cette mort avec celle du chrétien, entouré de cierges, de crucifix, d’eau bénite ; à qui le confesseur parle des jugements de Dieu, que l’on frotte d’huiles saintes, qu’on accable d’exorcismes, comme si, sur le seuil de la tombe, commençait le supplice du réprouvé !

Eh quoi ! voici des hommes, les premiers par le génie et la gloire, comblés de l’admiration de leurs contemporains, sûrs de la postérité, et pour qui la mort est insupportable : ils sont chrétiens.

Et ce pauvre tonnelier, étranger à toutes les grandeurs, s’éteignant de lassitude dans une chaumière, sourit à sa dernière heure ; sa conscience lui tient lieu de tout ; il est heureux. Ce n’est pas un impie, l’homme du peuple ne connaît pas l’impiété ; mais ce n’est pas un chrétien non plus que celui qui, sur le bord de la tombe, donne une larme au fils qui n’est plus, parce que la mort de ce fils qui l’a devancé le diminue ; qui regrette ses entreprises malheureuses, parce qu’elles lui laissent un vide ; qui ne craint pas l’autre vie, mais qui n’en a pas besoin, parce qu’il la possède dans son cœur !

Regarder la mort en face, la saluer d’amour, remettre son âme entre les mains de ses enfants, et s’échapper dans la famille en laissant son corps à la terre comme une rognure, cela n’est ni spiritualiste, ni mystique, ni chrétien ; c’est tout simplement de la réalité sociale, c’est de la Justice.

Aujourd’hui, que l’on n’est ni avec le Christ ni avec la Révolution, on a inventé, pour les mourants, des façons hideuses. Autour du malade, tout conspire pour lui cacher son état : on l’amuse, on le trompe, on le chloroformise ; on fait si bien qu’il trépasse sans y avoir pensé. Point de dernières paroles, novissima verba ; point de transmission de l’âme, point de testament. Il crève comme un chien : Unus est finis hominis et jumenti.

Ô mort ! sœur aînée des amours, toujours vierge et toujours féconde, toi que j’ai reconnue dans le premier soupir de ma jeunesse, que j’ai ressentie à chaque élan de mon civique enthousiasme, à qui je puis offrir déjà trente années et plus de labeur, douce et heureuse Mort, pourrais-tu m’effrayer ? N’est-ce pas toi que j’adore dans l’amour et l’amitié ? toi que je médite dans la vérité éternelle ? toi que je cultive dans cette nature, dont la communion étouffe en mon cœur jusqu’au sentiment de ma pauvreté ? toi, enfin, à qui j’ai élevé un temple dans mon âme, et que je ne cesse d’invoquer, ô souveraine Justice !…

Si tu viens aujourd’hui, je suis prêt : j’aime les miens et j’en suis aimé ; j’ai bien combattu, bonum certamen certavi ; si j’ai commis des fautes, du moins je n’ai pas désespéré de la vertu, et je me suis relevé toujours. J’ai commencé mon testament, que d’autres achèveront, et j’ai la ferme confiance que quiconque l’aura lu comprendra cette forte parole, qu’il n’est pas de servitude pour celui qui a fait un pacte avec la mort. Si tu ne viens que demain, je serai encore mieux préparé ; j’aurai fait davantage, je t’embrasserai avec une effusion plus ardente d’un degré. Si tu tardes dix ans, je partirai comme pour le triomphe.

Ô mort ! si longtemps calomniée, et qui n’es terrible qu’aux méchants, seuls dignes d’être appelés immortels, ne serais-tu pas l’énigme fatidique dont le mot doit faire évanouir le sphinx des religions, en délivrant l’humanité de ses terreurs ? Tu ne m’as pas tout dit encore ; tu me gardes plus d’un secret. Enseigne-moi, et je redirai ta parole ; et toutes les nations confesseront que tu es le seul Christ, vivant et véritable.


SIXIÈME ÉTUDE


LE TRAVAIL

I


Monseigneur,


En traitant, dans ma troisième étude, de la réciprocité des services comme principe de la répartition des biens, je me suis promis de revenir sur le service même, autrement dit le Travail : j’avais pour cela plus d’une raison.

En premier lieu, c’est dans la question du travail que se révèle sous son aspect le plus fier l’âge qui commence, en même temps que se découvre sous sa plus laide face l’âge qui finit : contraste significatif, qu’il ne m’était pas permis de négliger.

Puis je m’aperçois qu’on s’efforce de l’enterrer cette question du travail, on fait la sourdine autour d’elle, on l’étouffe sous les bandelettes de la philanthropie. En quoi, certes, notre société agioteuse fait bien voir quel esprit l’anime, mais ce qui est aussi une raison de plus pour moi d’agiter le grelot.

Enfin, c’est à propos du travail, de ses droits et de ses devoirs, que j’entends accuser sans cesse la classe travailleuse, dans laquelle il faut bien, de par ma naissance, mon éducation et ma vie tout entière, que je me range.

N’est-ce pas trois fois plus qu’il ne faut pour que je m’accroche, du bec et des ongles, à cette controverse, que toute âme chrétienne aimerait autant voir régler entre deux portes, par la corde ou par le plomb ?

Que le christianisme est bien la religion de la condamnation !

Condamnation de l’homme dans sa personne, déclarée inique par nature, incapable même d’un bon mouvement ;

Condamnation dans la terre, dont il est l’âme et le souverain, et qui, à cause de lui, a été maudite ;

Condamnation dans l’économie sociale, dont la loi, suivant l’Église, est l’inégalité, et le dernier mot la misère ;

Condamnation dans l’État, incompatible avec la liberté ;

Condamnation dans le travail, insigne de toute servitude ;

Et nous verrons plus tard :

Condamnation de l’homme dans ses idées, condamnation dans son histoire, condamnation dans son amour et sa génération, condamnation même dans sa Justice.

Et ce que le christianisme a prononcé contre l’homme, toute philosophie spiritualiste le répète fatalement, l’économiste l’affirme, l’homme d’État le confirme, le littérateur, comme si sa muse habitait le troisième ciel, le chante dans ses vers et dans sa prose.

II

Mon biographe, un homme à vous, Monseigneur, m’a fait voir écolier ; il va me montrer compagnon.

J’étais, suivant son récit, un sujet atrabilaire, murmurant contre la besogne, mécontent de ma condition de salarié. Enfant, le maillet de mon père me répugne ; jeune homme, je donne l’exemple de l’insubordination, et ne cesse de m’insurger contre mes bourgeois…. D’où les a-t-il connus, mes bourgeois ? Je possède encore mon livret d’ouvrier, revêtu de leurs signatures ; plusieurs sont vivants, et je pourrais au besoin invoquer leur témoignage…. Tout cela, conclut mon historien, parce que je suis un génie insoumis, rebelle à la religion et ennemi de la société.

Paresse, inconduite, esprit de révolte : voilà mon portrait. Or, appliquez la formule à la masse des ouvriers, et vous aurez le mot de l’apologue. Sous le nom d’un seul, c’est le portrait de toute la catégorie.

Il n’entre pas dans mon plan de faire le panégyrique des classes laborieuses ; je préférerais de beaucoup faire leur critique…. Je n’ai pas non plus envie d’entonner un dithyrambe sur le travail et ses magnificences ; je laisse ce soin à nos poëtes. Nous avons eu coup sur coup l’Exposition anglaise et l’Exposition française ; le monde a retenti des gloires de l’industrie et de l’agriculture. Quelle vérité pourrait sortir de ces amplifications rebattues ?

Par le travail, bien plus que par la guerre, l’homme a manifesté sa vaillance ; par le travail, bien plus que par la piété, marche la Justice ; et si quelque jour notre agissante espèce parvient à la félicité, ce sera encore par le travail.

Ces quelques mots suffisent. Passons, sans autre compliment, à la véritable question, que je formule en ces termes :

La condition du travailleur, dans la société religieuse, est une condition d’infériorité ; le travail lui-même est le signe de l’infériorité, le compagnon de la pauvreté, le sceau de la dégradation.

D’où vient cela ? C’est que, comme la loi de justice n’a jamais reçu son application, ni dans l’ordre économique, ni dans l’ordre politique, ni dans la pédagogie, elle ne l’a jamais reçue non plus dans le travail.

Sans cela, si justice était faite au travail, la condition du travailleur serait intervertie : d’inférieur il deviendrait maître ; de pauvre il serait fait riche ; de condamné il passerait noble.

Donc,

Déterminer les principes d’application de la Justice, aux lieu et place du hasard, de la fraude et de la violence, à tous les faits de la vie sociale qui intéressent l’homme en tant qu’agent de production ou travailleur,

Telle est pour moi la question. Ce que les études précédentes nous ont révélé des effets de la Justice, dans son application aux choses humaines, nous permet d’entrevoir déjà dans cette manière de poser la question une portée et une certitude que ne comportait point la formule fameuse du Droit au travail.

Et puisque nous avons pris pour méthode, dans nos investigations juridiques, de suivre le fil de l’histoire, nous diviserons la question suivant notre habitude :

1. Qu’a fait la religion pour le travailleur, dans l’antiquité et jusqu’aux temps modernes ? Qu’était-il de sa nature de faire ? que pourrait-elle faire encore ? Une religion du travail est-elle possible ?

2. Quelle est la pensée de la Révolution ?


CHAPITRE PREMIER.

De la liberté du Travail. — Conclusions contradictoires de l’école fataliste et de l’école libérale.

III

Étudié dans son essence, et indépendamment de toute considération de morale et de droit, le travail est dans le même cas que sa division : c’est un principe à double tranchant, produisant, dans la condition actuelle de la société, autant de mal que de bien ; ce qui réduit son utilité pour la multitude à zéro, ou même la convertit en perte réelle.

Expliquons cela. Comme principe d’utilité et force de production, le travail est la source première de la richesse. Toutes autres conditions égales, on peut dire que plus la société travaille, plus elle s’enrichit ; et réciproquement que plus le travail diminue, plus la production décroît et la richesse avec elle.

Or le travail ne s’accomplit pas sans fatigue : comme une machine à vapeur a besoin qu’on l’alimente, qu’on l’entretienne et qu’on la répare, jusqu’au moment où, par l’usure naturelle, elle ne comporte plus ni service ni réparation, et doit être jetée à la ferraille ; ainsi la force de l’homme, chaque jour dépensée, exige une réparation quotidienne, jusqu’au jour où le travailleur, hors de service, entre à l’hôpital ou dans la fosse.

En langage économique : Point de travail sans salaire, point de production sans frais.

Pour l’entrepreneur d’industrie, employant dans son exploitation des machines et des hommes, le problème est donc celui-ci : Obtenir avec le moins de frais et de salaire possible la plus grande somme de travail, et partant de richesse, possible.

Ce problème, tout entrepreneur tend à le résoudre au bénéfice de la production, c’est-à-dire de sa propre fortune, sans se préoccuper de ce que devient le travailleur qu’il salarie, et qui n’est pour lui qu’une machine, dont il achète le service à forfait. C’est ainsi que le même entrepreneur, appliquant la division du travail, la pousse aussi loin que le lui commande son intérêt, sans s’inquiéter des conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour l’ouvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être, ses mœurs, d’un travail excessif, insalubre, répugnant, parcellaire, mal rétribué ; c’est une autre affaire, dont la psychologie et l’hygiène ont le droit de s’enquérir, qui pourrait bien aussi intéresser la Justice, partant l’économie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde point l’entrepreneur, qui ne lui impose aucune responsabilité, qui n’affecte en rien sa religion et ne soulève en lui ni scrupule ni regret ; dans laquelle tout au plus cet exploiteur, absous par l’usage, absous par l’ignorance de la plèbe autant que par la sienne, absous par l’incurie du Pouvoir, le silence du législateur, le pédantisme des savants, le quiétisme de la religion, apercevra, s’il daigne y jeter les yeux, une triste nécessité, mais que ni lui ni personne ne saurait changer, dont par conséquent ils n’ont point à répondre.

C’est à cette situation, prétendue invincible, qu’il s’agit d’appliquer notre judiciaire.

IV

Déjà nous avons vu ce qu’est devenue à l’analyse cette autre soi-disant nécessité que l’antique sagesse avait conclue de l’inégalité de nature, et dont elle avait fait, sous le nom de prédestination ou raison d’État, une loi primant la Justice même. L’espèce de fatalisme que nous avons à examiner à cette heure ressemble à celui-là. Afin qu’on ne m’accuse pas d’en fausser l’expression, résumons-le en quelques propositions fermes :

1. « Tout travail, disent les partisans du statu quo, suppose une peine : cela est fatal. » — Pas d’objection à cet égard ; les opinions sont unanimes.

2. « Toute peine mérite salaire : cela est de droit. » — On ne l’a pas toujours accordé ; merci.

3. « Tout salaire est réglé par convention expresse ou tacite, suivant l’état et d’après la loi du marché ; en sorte que le taux du salaire, comme le salaire lui-même, a pour principe tout à la fois la nécessité et le droit. » — Cela semble incontestable, et je l’accorde à mon tour sans réserve.

4. « Or, peine et salaire, ces deux termes que la nécessité et le droit déterminent seuls, et quant à la nature, et quant à la quotité, constituent pour le travailleur un rapport d’infériorité également nécessaire, d’une part vis-à-vis de la nature qui impose le travail et la peine, de l’autre vis-à-vis de l’entrepreneur qui achète le travail et le paye en salaire. » — Contre cette nouvelle proposition, j’avoue que je ne vois pas la possibilité de m’inscrire en faux.

5. « Mais, conclut-on, si vous convenez de ces quatre premières propositions, vous ne pouvez pas récuser les suivantes : d’abord, que les salariés ne peuvent pas être en même temps salariants, et traités comme tels ; en second lieu, que plus le travail se développe, plus le nombre des salariés augmente relativement à la population, et celui des salariants diminue ; de sorte que l’écart entre la condition du maître et celle de l’ouvrier, donné originairement par la nécessité et le droit, et proportionnel au progrès de l’industrie, grandit chaque jour davantage. »

Je conviens de toutes ces choses. C’est bien d’après cette déduction que s’est établie et développée la pratique du salariat ; et je n’aurais rien à répliquer, si l’exposé était entier, et que je n’y découvrisse pas d’omissions essentielles. Car ce n’est pas tout de n’énoncer que des propositions vraies ; il faut n’omettre aucun des éléments de la question, et faire, comme disait Descartes des énumérations complètes.

Je remarque donc que dans cette chaîne de nécessités il peut se présenter, du fait du libre arbitre, deux hypothèses qui en rompent toute l’économie :

1o Quant à la peine, rien ne prouve que par la manière de travailler, l’éducation du travailleur, l’organisation de l’atelier, elle ne puisse diminuer d’intensité dans une proportion parallèle au développement de l’industrie, et par conséquent inassignable.

2o Quant au rapport de salariant à salarié, ou mieux, d’ouvrier à entrepreneur, s’il est vrai que ces deux qualités ne peuvent exister en même temps et au même point de vue dans le même sujet, rien ne prouve encore qu’en vertu des mêmes causes elles ne puissent et ne doivent appartenir, soit en différents temps, soit à divers points de vue, à chaque sujet, de manière à se balancer en toute vie d’homme.

Si ces deux hypothèses étaient résolues par l’affirmative, il est clair que la nécessité ci-dessus alléguée n’existant pas, pouvant du moins être combattue avec succès par les ressources de l’enseignement industriel et de l’organisation économique, il y aurait lieu de réformer sur nouveau plan l’exploitation agricole et manufacturière, de sorte que la malfaisance du travail cédât peu à peu sous l’influence de la Justice, de la science et de la liberté.

Dans le cas contraire, admettant, d’une part, que la peine inhérente au travail fût invincible ; de l’autre, que l’élévation progressive du travailleur de la qualité de salarié à celle de participant fût incompatible avec les exigences de la production, dans ce cas, dis-je, nous retomberions sous la loi prédestinatienne ; la théorie du péché originel l’emporterait sur celle de la Justice immanente, et l’Église aurait gain de cause contre la Révolution.

Telle est la question que nous avons à résoudre.

V

Jusqu’à la Révolution française, l’examen d’une semblable hypothèse était impossible. La servitude dans l’humanité est primordiale ; le cours des siècles n’avait fait que consolider, en l’adoucissant un peu, une institution dont l’absence n’avait été observée que chez les peuplades les plus sauvages, et hors de laquelle on ne concevait ni ordre social ni richesse. De temps à autres, à de longs intervalles, la commisération publique, aidée de la politique des princes, était intervenue pour atténuer les rigueurs de l’exploitation nobiliaire et bourgeoise. Mais il était sans exemple que le travail, que le service de la production, eût été livré nulle part à l’initiative des travailleurs, de manière à ce que l’on pût juger de ce qui arriverait dans une société où tous jouiraient d’une instruction professionnelle égale, ouvriers et entrepreneurs, prolétaires et propriétaires.

Le christianisme, accordons-lui cette gloire, fut le principal agent de cette miséricorde, faible et tardive, dégagée d’ailleurs de tout élément philosophique, envers l’homme de travail. Les empereurs, par leurs édits en faveur des esclaves, ayant donné l’impulsion, le christianisme généralisa le mouvement ; ou, pour mieux dire, le mouvement, sous l’action des circonstances, étant devenu général, s’appela le christianisme. Partout, au nom de l’Évangile, la servitude fut adoucie, transformée : colon du fisc, métayer ou mercenaire, le travailleur commença de participer à la possession de lui-même. Jusque-là il avait été chose : il devint personne.

Mais ce fut tout, la Justice n’alla pas plus loin. Le travail, abandonné par l’Église, comme il l’avait été par le préteur, au bon plaisir des privilégiés, redevint aussi meurtrier pour la plèbe chrétienne qu’il l’avait été sous le paganisme pour l’esclave. L’abolition de l’antique servitude n’était pas finie qu’une autre la remplaçait : il y en eut pour douze siècles. À côté de l’exploitation féodale établie sur le sol, s’organisa le salariat industriel, apanage du bourgeois. Si bien enfin qu’à la ville comme à la campagne, dans l’industrie comme dans l’agriculture, reparut, avec la sanction religieuse et plus florissante que jamais, l’exploitation de l’homme par l’homme. On en a trop parlé dans ces derniers temps pour que je m’y arrête.

Les choses ainsi réglées, arrive la Révolution. Du même coup elle abolit le régime féodal et le privilége corporatif, pose les bases d’un enseignement nouveau, proclame l’industrie et le commerce libres ; en un mot, promet au travailleur, par le fait de l’instruction égale et de la concurrence universelle, l’entière disposition de ses bras et de sa personne. Du reste, la Révolution n’a pas eu le temps d’expliquer sa pensée et de rien organiser ; elle s’est bornée à faire table rase de l’ancien régime et à rendre l’institution nouvelle possible.

Or, depuis tantôt soixante et dix ans que la place a été nettoyée, que s’est-il produit ?

Dans les faits, rien que de négatif : d’abord une anarchie extrême, dont les commencements, grâce au régime qui avait précédé, purent paraître heureux, mais qui bientôt donna les fruits les plus amers ; puis un commencement de retour au régime corporatif, hautement exprimé par le développement des sociétés anonymes.

Dans les idées, force théories, utopies et systèmes, qu’il est permis de ramener à trois groupes principaux, répondant aux mots avant, pendant, après, suivant que les auteurs se rattachent à la tradition féodale, ou qu’ils prétendent consacrer le statu quo révolutionnaire, ou enfin, qu’ils affirment la nécessité d’une reconstruction égalitaire et libérale. Déjà même, ces trois groupes tendent à se résoudre en deux, dont l’un représente l’avenir, l’autre le passé, ou, ce qui revient au même, la Révolution et la contre-Révolution.

VI

Suivant les économistes de l’école de Say, les premiers qui aient pris la parole après 89, la Révolution, en abolissant le système corporatif et féodal, a fait une chose juste, dont la société n’a pas tardé à recueillir les fruits inestimables. Mais, ajoutent-ils, par cette abolition la Révolution a complété son œuvre ; il n’y a rien de plus à faire, pas d’autre organisation à chercher. En ce qui touche notamment le travail, sa condition est ce qu’elle doit être, lorsque, affranchi de tout privilége légal et de toute entrave, il ne reconnaît d’autre loi que celle de l’offre et de la demande.

« Ainsi, disent ces économistes, reste-t-il çà et là, sur la face du pays, quelque commerce constitué en monopole, quelque industrie de privilége, quelque spécialité de production interdite ou réservée à une catégorie de citoyens ? Sur tous ces points la Révolution est à faire ; et tant qu’elle ne sera pas faite, la loi de la production étant en partie violée, le travail incomplétement affranchi, la science économique ne peut donner que la moitié de ses bienfaits. Ne cherchez pas au mal dont se plaint le travailleur d’autre remède. Surtout gardez-vous, sous aucun prétexte, d’intervenir arbitrairement dans le jeu des forces économiques et de contrarier leurs lois par les vôtres : Laissez faire, laissez passer. »

Cette théorie, qui tend à résoudre tout le système économique dans le principe d’une liberté purement négative, comme l’a fait M. Dunoyer dans son livre de la Liberté du Travail ; qui par conséquent fait de la pratique mercantile et industrielle une chose de pur arbitraire, se résout lui-même, par la contradiction qui lui est inhérente, et malgré ses manifestations en faveur de la liberté, en un pur fatalisme.

Relativement à la condition de l’ouvrier, elle implique :

Que le travail n’est pas d’ordre humain, c’est-à-dire moral et juridique, mais seulement de nécessité externe, imposé par l’inclémence de la nature et la rareté des subsistances ;

Qu’en conséquence, le travail n’a rien de spontané, et que toute la liberté dont il est susceptible consiste en ce qu’il ne doit être ni imposé ni empêché par aucune volonté ;

Que dans ces conditions le travail, même volontaire et libre, n’étant pas donné à priori dans la conscience, est répugnant de sa nature et pénible ;

Que par la force des choses, et par l’effet combiné des volontés humaines, à qui tout fatalisme est insupportable, le travail, d’autant plus repoussé qu’il est accompagné de plus de répugnance et de peine, tend à se séparer, comme force économique, du capital et de la propriété ;

Que de cette tendance irrésistible résulte la division du personnel économique en deux catégories : les capitalistes, entrepreneurs et propriétaires, et les travailleurs ou salariés ;

Que cela est fâcheux sans doute pour ces derniers, et digne de l’attention du souverain, qui dans certains cas peut y trouver le motif d’une taxe extraordinaire en faveur des déshérités de la fortune, ou d’un règlement de police sur les manufactures ; mais qu’il ne s’ensuit nullement que le travail puisse faire l’objet d’un droit positif, d’une garantie quelconque accordée aux travailleurs par l’État, ou ce qui revient au même par les capitalistes et propriétaires.

Ainsi raisonnent les économistes de l’école prétendue libérale, ennemis jurés de la féodalité, mais non moins hostiles à toute pensée de réorganisation dans une agitation chaotique, où le privilége et le salariat sont perpétuellement aux prises, sans espoir de conciliation, subordination et stabilité.

Les partisans de l’ancien ordre de choses n’ont pas eu de peine à montrer l’inconséquence de cette théorie. Ils ont dit :

« Si, par la fatalité, ou pour mieux dire, par la providentialité de son essence, le travail répugne à l’homme, le fatigue, le tue, et si de cette peine du travail résulte un principe invincible d’inégalité, il faut conclure que la Révolution, en abolissant le régime hiérarchique, n’a fait qu’en constater la sagesse. Il faut convenir du même coup que le christianisme a mérité la reconnaissance du genre humain et dépassé de bien loin les prévisions de la science, en répandant sur ce régime tant calomnié, et que l’expérience démontre aujourd’hui nécessaire, le baume d’une charité toute divine.

» Le comble de la raison politique n’est-il pas de se conformer aux lois de la nature et de la destinée ? Pourquoi donc repousser avec tant de haine cet ordre féodal, coupable d’avoir deviné, bien des siècles avant les économistes, ces lois de la nature, et de les avoir prises pour règle ?

» Et le signe d’une religion révélée n’est-il pas d’adoucir, par l’effusion de la grâce, ce qu’il y a d’inexorable dans la loi ? Pourquoi donc accuser le christianisme d’avoir méconnu les droits de l’humanité et de la raison, en consacrant les mœurs féodales et les modifiant par son précepte de l’aumône et toutes ses institutions charitables ?

» Qui croit maintenant à cette égalité malheureuse, prêchée par la Révolution ? Sont-ce les républicains, exaltés ou tempérants, de tous les adversaires du socialisme les plus implacables ? Sont-ce les saint-simoniens, promoteurs et bénéficiaires de la féodalité nouvelle ? Sont-ce les phalanstériens eux-mêmes, qui, malgré leur théorie du travail attrayant, n’en font pas moins une haute paye aux individus chargés des travaux pénibles, et qui d’ailleurs n’ont cessé de protester de toute leur force contre l’égalité ? Sont-ce les déistes, les éclectiques, les panthéistes, les positivistes, les owénistes, les icariens, les mystiques de toute sorte, qui tous, niant à priori l’égalité de nature, et conséquemment l’égalité de condition et de fortune, reconnaissant d’ailleurs la répugnance du travail et son infériorité, affirment, bon gré mal gré, la nécessité des classifications échelonnées, ou n’y échappent que par le communisme ?

» Que la Révolution avoue sa chimère et s’humilie. Après avoir détruit la monarchie de droit divin, elle n’a su la remplacer que par un organisme instable, d’une puissance d’absorption cent fois pire que celle du faisceau féodal ; après avoir aboli la distinction des classes, elle la recrée sous une forme et avec des mœurs cent fois plus atroces ; après avoir tué le respect, l’obéissance, la charité, elle y supplée par la lutte parlementaire, l’insurrection, la proscription, et le fatalisme.

» La charité, disent les adeptes, n’est pas donnée dans l’économie. En conséquence, point de taxe des pauvres, pas plus que de droit au travail ; point d’hôpitaux, point de refuges, point d’asiles, point de crèches, point d’enfants trouvés !…. Que le prolétaire avec sa progéniture meure dans son trou sans proférer une plainte : ainsi le veut la loi économique, expression de la force des choses. — Ne voilà-t-il pas une belle philosophie, une touchante morale, une science profonde ? Et c’est le dernier mot de la Révolution ! »

Tel est le discours des conservateurs.

VII

Il est certain qu’à s’en tenir aux expositions de principes et aux professions de foi des partis, écoles, sectes ou églises sortis du mouvement de 89, il est impossible de trouver à ce mouvement ombre de logique et de moralité. Le style a changé, le fond des choses a été conservé précieusement. Au droit divin a succédé la souveraineté du peuple ; à la noblesse féodale, la bourgeoisie actionnaire, censitaire : quel bénéfice pour l’égalité ? Reste l’Église, dont, après l’avoir dépouillée de ses biens, on convoite le budget et l’influence. Quel progrès pour les mœurs, pour les idées, quand les mystiques du jour se seront partagé cette proie ? Quel triomphe sur la superstition, quand, au lieu des jésuites, la religion aura pour prêtres des jacobins, des saint-simoniens, des éclectiques ? Pour le surplus, la tradition antique n’a pas même été un seul instant révoquée en doute. La centralisation monarchique a été croissante ; la police a fleuri de plus belle ; le machiavélisme s’est rajeuni. La multitude est restée dans la même vileté et contemption. L’égalité, enfin, mot du guet en 93, l’égalité, qui ne fut jamais dans les cœurs, est désavouée par toutes les bouches : elle est devenue propos séditieux et signe de réprobation.

Relativement au travail, la mystification ne serait pas moins complète.

La théorie de la liberté négative, ou du laissez faire laissez passer, qui forme toute la philosophie de l’École, aboutit forcément à une contradiction. Il est clair, en effet, et les faits qui se passent sous nos yeux le démontrent, que, si le travail, si l’organisme économique tout entier, après avoir été délivré de ses entraves, est livré ensuite, comme le veulent les disciples de Smith et de Say, aux attractions de sa nature, le travail, après avoir commencé par la liberté, finira par la sujétion. Tôt ou tard, la caste des capitalistes et entrepreneurs, sortie des rangs du travail inorganique, se constituera en aristocratie : alors au régime des corporations succédera celui des compagnies en commandite ; à la féodalité nobiliaire, la féodalité industrielle. Cela même n’est déjà plus à faire, c’est fait. La société, au lieu de suivre une ligne ascendante, aurait ainsi parcouru un cercle ; la Révolution aurait menti : au lieu d’une réforme, d’un progrès, nous aurions une contradiction, un pastiche, une sottise.

VIII

Les économistes sortis de la Révolution protestent contre ce non-sens. Ils soutiennent :

Que le travail est d’ordre moral et humain, donné dans la conscience, avant que la nécessité l’impose ;

Qu’en conséquence il est libre de sa nature, d’une liberté positive et subjective, et que c’est en raison de cette liberté qu’il a le droit de revendiquer sa liberté négative et objective, en autres termes, la destruction de tous les empêchements, obstacles et entraves que peuvent lui susciter le gouvernement et le privilége ;

Que, si le travail est libre, ainsi qu’il vient d’être exprimé, il implique dans sa notion celle de droit et de devoir ;

Que, si, par son côté fatal et en tant que la nature extérieure en fait pour nous une nécessité, il est répugnant et pénible, par son côté libre et en tant qu’il est une manifestation de notre spontanéité, il doit être attrayant et joyeux ;

Qu’au surplus la répugnance et la peine, qui dans l’état actuel de l’industrie humaine accompagnent à si haute dose le travail, sont l’effet de l’organisation servile qui lui a été donnée, mais qu’elles peuvent et doivent se réduire indéfiniment par une organisation libérale ;

Qu’il n’est donc pas vrai de dire que le régime d’inégalité et de privilége qu’a voulu abolir la Révolution résulte de la fatalité répugnante et pénible du travail ; mais qu’au contraire, c’est le privilége lui-même qui a démesurément aggravé pour le travailleur la répugnance et la peine ;

Qu’ainsi il y a lieu d’espérer que, par une nouvelle émission des principes de la Justice et de la morale, par un autre système d’enseignement professionnel, par une réorganisation de l’atelier, le travail, perdant son caractère servile et mercenaire, sera en même temps affranchi de la fatigue et du dégoût que la fatalité lui confère ;

Que, s’il est permis de soutenir, avec les anciens économistes, que le travail, chose fatale, ne peut former contre la classe propriétaire et au profit de la classe laborieuse l’objet d’un droit naturel, primitif, obligatoirement garanti par l’État, il serait contre toute vérité et justice de prétendre que ce même travail, chose spontanée et libre, ne puisse devenir l’objet d’un contrat d’assurance mutuelle, ce qui est précisément le but qu’a voulu atteindre la Révolution ;

Qu’il en est du travail, au point de vue de la fatalité, comme de l’appétit, de la santé, de la respiration, de la lumière, dont aucune puissance humaine ne peut assurer la jouissance ; et, au point de vue de la liberté, comme de toutes les choses qui peuvent faire l’objet d’une transaction ;

Qu’ainsi le travail, réconcilié par sa nature libre avec le capital et la propriété, dont son objectivité l’éloignait, ne peut plus donner lieu à une distinction de classes, ce qui rompt le cercle vicieux et met la société, aussi bien que la science, l’abri de toute contradiction.

Alors, ajoutent les novateurs, l’idéal rêvé par les anciens économistes, inconciliable avec leur théorie, peut se réaliser :

La terre à celui qui la cultive ;

Le métier à celui qui l’exerce ;

Le capital à celui qui l’emploie ;

Le produit au producteur ;

Le bénéfice de la force collective à tous ceux qui y concourent, et le salariat modifié par la participation ;

Le travail parcellaire combiné avec la pluralité d’apprentissages dans une série de promotions ;

Le morcellement du sol aboli par la constitution de l’héritage ;

En deux mots, la fatalité de la nature domptée par la liberté de l’homme :

Tel est le programme des économistes de la Révolution. C’est tout un monde moral qui surgit, une civilisation nouvelle, une autre humanité. Malouet dès 1789, Babeuf en 1796, le représentant de la bourgeoisie et le tribun du peuple, l’affirment. Ajournée par les guerres de l’empire, l’idée rentre dans la discussion avec la royauté légitime ; elle fait explosion en 1848 par le décret du 25 février sur le Droit au travail.

Ou la fatalité et le privilége, ou la liberté et l’égalité : voilà le dilemme. D’un côté est le paganisme, le despotisme, la routine des peuples, et toute leur histoire ; de l’autre, la science, le droit, l’avenir, l’infini !… Il faut choisir, et d’abord il faut juger. Pour laquelle de ces deux écoles va se prononcer l’Église ?

IX

L’Église, pendant ces dix-huit siècles qu’elle aime tant à rappeler, n’a pas soupçonné le premier mot de toutes ces choses. Elle ne s’est pas demandé, si le travail était libre ou fatal, s’il tenait de l’un et de l’autre ; dans le premier comme dans le second cas et dans l’hypothèse de leur conciliation, ce qu’il pouvait en résulter pour la confirmation de l’Évangile et la destinée du genre humain.

L’Église, livrant le travailleur au joug féodal après avoir rompu sa chaîne antique, a continué sous une autre forme l’œuvre du polythéisme. Elle a remplacé la fatalité par la prédestination ; elle a vu naître et mourir les physiocrates sans se douter que ces théoriciens du produit net portassent dans leurs spéculations mercantilistes toute une nichée d’hérésies terribles ; depuis trente ans elle assistait, dormant sur sa chaire, aux débats économiques, lorsque la foudre de 1848 vint la réveiller en sursaut.

Alors elle comprit que là-dessous il se remuait quelque chose dont ses Écritures n’avaient point parlé, que ses Pères n’avaient pas connu, à propos de quoi ses conciles et ses papes n’avaient rien défini : c’était le droit de l’homme et du citoyen, l’égalité devant la loi, la justice économique, le travail libre, la vertu immanente et désintéressée, l’éducation de l’humanité par elle-même, le progrès !… Elle se dit que les portes de l’enfer allaient prévaloir, et par provision elle condamna, elle frappa… Depuis, elle nous a donné pour calmant le dogme souverain de la Conception immaculée, en l’honneur duquel il a été brûlé pour un million de francs de bougies dans toutes les églises de France.

Mais erreur ou ignorance ne fait pas compte ; et franchement, Monseigneur, la Révolution démocratique et sociale, tombant sur l’Église ex abrupto et in promptu, a eu tort de vous saisir ainsi à l’improviste. Remettez-vous donc l’esprit, et après avoir invoqué l’Esprit, dites-nous, là, en termes non équivoques, sans circonlocutions ni ambages, si vous êtes pour le travail libre ou pour la fatalité ; si, d’après l’Église, le travail est d’ordre humain, ou seulement de nécessité de misère ; conséquemment, si vous considérez la théorie libérale et révolutionnaire comme admissible en théologie, ou si vous tenez le cercle vicieux de l’ancienne école économiste pour article de foi ?

Hélas ! faut-il que ce qui s’est établi sur la Providence croule par l’improvidence ? L’Église, bien qu’elle n’ait rien formulé de précis et de positif sur l’économie sociale, hormis des anathèmes à l’usure qu’elle voudrait bien retirer, n’en est pas moins engagée par son dogme, par sa tradition, par le système entier de sa foi. Elle ne saurait, pour une question aussi mesquine que celle du travail, se rétracter, changer toute sa doctrine, entonner la Marseillaise et le Chant des travailleurs. Aussi bien est-elle habituée à ces mécomptes. Ce qui lui arrive avec la science économique n’est que la répétition de ce qui lui est arrivé tant de fois avec les autres branches du savoir humain, une contradiction de plus qui se dresse devant elle, une nouvelle redoute de la raison contre la foi. Elle en a bien vu d’autres ! Un jour, c’est l’astronomie qui lui dérange son Ciel ; le lendemain, c’est la géologie qui bouleverse sa Genèse ; après, la linguistique donne le démenti à son histoire de la dispersion babélique. Voici l’économie qui continue la tranchée, et tout à l’heure la Justice donnera l’assaut. — Eh bien ! dit l’Église, qu’elle vienne, cette économie politique et sociale qui prétend ne demander rien à la charité ; qu’elle paraisse, cette Justice qui n’a pas besoin de la foi ! J’en sortirai comme auparavant, et je m’en débarrasserai : Egrediar sicut ante feci, et me excutiam. Elle ne sait pas, cette pauvre tonsurée, que la Justice se retirant d’elle lui ôte sa force : Nesciens quod recessisset ab eo Dominus.

On a vu des philosophes, intelligences merveilleuses, consciences héroïques, reconnaître leur erreur, faire à la vérité le sacrifice de leur amour-propre, et prononcer ce mot toujours sublime : Je me suis trompé !

L’Église n’admet pas qu’elle se trompe, elle ne revient pas d’une fausse opinion. À qui lui démontre sa faute, elle répond par l’anathème. Plutôt que de tendre la main à la Justice, elle embrassera la Fatalité. C’est pour cela qu’il ne lui sera fait aucune grâce, et qu’elle boira jusqu’à la lie le calice de ses ignorances et de ses adultères.


CHAPITRE II.

Discussion. — Principe de la transcendance : Que le travail est de malédiction divine, et conséquemment la servitude d’institution religieuse. — Théorie spiritualiste.

X

On sait l’antipathie que les peuples sauvages ont pour le travail : ce fait bien connu suffit, jusqu’à certain point, à expliquer pourquoi toutes les mythologies, qui sont les formes de la raison chez le sauvage, l’ont condamné.

Mais que cette condamnation se soit maintenue dans une théologie savante, policée ; qu’elle soit devenue le principe secret de l’asservissement des classes laborieuses, c’est ce dont les inclinations de l’homme animal et l’histoire des cultes ne suffisent plus à rendre compte.

Or, le principe de cette animadversion systématique, principe qui est un des caractères de l’âge religieux, et dont la paresse du sauvage n’est elle-même que l’expression grossière, est dans le spiritualisme, d’où elle a passé dans la religion.

Toute spéculation de l’esprit dans le domaine de la transcendance traîne à sa suite une iniquité.

Pourquoi l’esclavage est-il propre à notre espèce, une des choses qui nous distinguent le mieux des animaux ? Les loups ne se dévorent pas, dit le proverbe : d’où vient que les hommes se mangent ? Jamais on ne vit un lion forcer un autre lion de chasser pour lui : comment l’homme se fait-il de l’homme une bête de somme, un esclave ? Évidemment, l’esclavage n’a pas son principe dans la nature, ainsi que le reconnurent les Pères, nonobstant l’autorité d’Aristote : où donc peut-il se trouver ?

Cherchez de bonne foi, et vous découvrirez que cette anomalie, cette prérogative monstrueuse que s’arroge l’homme sur son semblable et qui caractérise notre espèce, vient de ce que, seul entre les animaux, l’homme est capable par sa pensée de séparer son moi de son non-moi, de distinguer en lui la matière et l’esprit, le corps et l’âme ; par cette abstraction fondamentale, de se créer deux sortes de vies : une vie supérieure ou animique, et une vie inférieure ou matérielle ; d’où résulte la division de la société en deux catégories, celle des spirituels, faite pour le commandement, et celle des charnels, voués au travail et à l’obéissance.

L’homme, disent les spiritualistes, est composé de deux substances. Par son âme il appartient à Dieu, son créateur, son souverain, son juge, sa fin ; — par son corps, à la terre, séjour et instrument de ses épreuves. C’est la distinction que fait saint Paul de l’Adam terrestre, Adam terrenus, et de l’Adam céleste, Adam cœlestis ; et ailleurs, de l’homme spirituel et de l’homme charnel, animalis homo, spiritalis homo.

Tout ce qui détourne l’homme de Dieu, l’inclinant vers la terre, est pour lui infirmité, misère. De là la défaveur qui dès l’origine s’est attachée au travail, et que tous les cultes à l’envi n’ont cessé d’aggraver. C’est donc à la spéculation spiritualiste qu’il faut rapporter la condamnation du travail. J’ose dire que cette philosophie n’a jamais servi à autre chose.

XI

L’un des plus grands spiritualistes et religionnaires de l’époque, M. Jean Reynaud, dont j’ai cité le consciencieux témoignage en faveur du dogme de la chute, a cru devoir nous donner aussi, avec la meilleure intention du monde, la théodicée de la servitude. Si cette pieuse institution venait à disparaître parmi les hommes, on la retrouverait dans le dernier ouvrage du savant druide, Terre et Ciel.

Suivant M. Reynaud,

« Le travail est la conséquence du défaut d’harmonie qui existe par ordonnance divine entre l’organisation de l’homme et l’organisation de la terre ; et pour que ce défaut cessât, il faudrait que l’une ou l’autre de ces deux organisations vînt à changer… — Par les progrès de l’association et de l’industrie, ajoute le savant théologue, le travail pourra devenir moins continuel, moins déplaisant ; mais il y aura toujours à s’y résigner : c’est une peine sans fin. » (Page 94.)


Cette déclaration est grave.

D’autres s’étaient plu à recueillir sur la face de la planète les preuves d’une Providence pour nous pleine d’attentions ; M. Reynaud y découvre partout les traces d’un désarroi général, accompli avec préméditation, dans le but de chagriner notre pauvre humanité, de la vexer, de la punir. Quelles actions de grâces, ô saint homme, ne vous devra pas l’Église, pour une découverte de cette importance ! Nous savions, par les Écritures, que le diable avait passé sur cette terre ; à vous il était réservé de nous montrer partout l’empreinte de son pied fourchu.

M. Jean Reynaud, incapable, à ce qu’il semble, de comprendre la loi fondamentale de l’univers, et porté par le tour de son génie à voir partout du mystère, prend les antinomies de la nature pour autant de sataneries, contrariétés que nous a suscitées notre première faute. Car on ne saurait, suivant lui, imputer à la Providence pareille négligence ou méchanceté.

« Contrariétés causées par les lois de la gravitation, qui nous oblige, pour la vaincre, à inventer toutes sortes de machines, et nous expose, en tombant, à nous rompre le cou ;

« Contrariétés causées par la grandeur de la terre, qui nous force d’employer des systèmes de locomotion extraordinaire, par terre, par eau, par fer, par air ;

« Contrariétés causées par l’interposition des mers et des montagnes, dont l’inconvénient est de pousser les hommes à se former en groupes politiques, rivaux les uns des autres, et souvent acharnés à se détruire ;

« Contrariétés causées par les lois de la chaleur solaire, dont quelques degrés de plus ou de moins nous font passer de l’abondance à la disette, de la santé à la maladie ;

« Contrariétés causées par la présence des animaux nuisibles et des plantes inutiles, qui entraîne de notre part une chasse et un sarclage continuels ;

« Contrariétés provenant des infirmités de notre nature… »


Traduisons cette complainte. M. Jean Reynaud trouve mauvais que le feu qui nous chauffe nous brûle ; que la lumière ne nous arrive jamais qu’en ligne droite, tandis qu’il nous serait utile de la recevoir à volonté en ligne courbe ; que la gravitation, qui nous attache au sol, ne cesse pas au commandement de l’ouvrier qui se laisse tomber d’un échafaudage ; que la terre, en s’étendant devant nous, nous invite à marcher, et qu’en faisant usage de nos jambes, nous fatiguions nos muscles, ce qui provoque la transpiration et la sueur du front. Il se plaint que nous soyons de toutes manières mal accommodés ; qu’il n’y ait pas de colline sans vallée, de viande sans os, de vendange sans marc, de farine sans son, de production sans dépense, de force sans organe, de bâton à un seul bout, de hauteur sans profondeur ; en un mot, il regrette que la nature soit la nature, que l’esprit soit l’esprit, et qu’il ne dépende pas de notre volonté de les faire absurdes.

M. Jean Reynaud est bien malheureux. Il n’aspire à rien de moins qu’à l’état d’absolu ; son corps, cette guenille, le retient ! Quelle déplaisance d’être obligé, comme les plus vils des animaux, de manger et de boire, de recommencer tous les jours, et quelle mortification pour un philosophe dans les suites !…

Voilà pourtant à quelles inepties conduit la distinction sacramentelle de l’âme et du corps ; voilà l’objet des vœux et la cause des regrets de cette spiritualité niaise, dont le dernier mot est la suppression de l’univers, et, en attendant, l’horreur du travail, la damnation de l’ouvrier, et la déification de l’aristocrate.

Il faut voir M. Jean Reynaud déduire, sans cligner l’œil, les conséquences de son merveilleux principe ; ce n’est pas le verbe qui lui manque :

« Pour apercevoir la grandeur de l’homme, il vaut bien mieux jeter les yeux sur les résultats généraux que sur son activité manuelle. Celle-ci, par la monotonie et la puérilité des opérations, par la médiocrité des effets, par le déplaisir et la lassitude dont elle est presque toujours accompagnée, n’est-elle pas digne de pitié ? On ne peut s’empêcher de prendre une bien pauvre idée de la vertu créatrice de l’homme… quand on le suit à la tâche, qu’on le voit piochant, creusant, portant des fardeaux, tournant des manivelles, haletant, mal à l’aise, aspirant à l’heure où il se reposera, trempant la terre de ses sueurs pendant toute une journée pour y faire en définitive si peu de chose, qu’il suffit de s’éloigner de quelques pas pour qu’il n’y paraisse déjà plus… Il ne manœuvre pas autrement qu’une fourmi… Quelle misérable chose que son corps, si l’on y cherche un instrument de création !… » (Page 86.)


M. Jean Reynaud juge de la grandeur de l’homme par le nombre de mètres carrés qu’il peut labourer en un jour. Pour un philosophe spiritualiste, un angélomane, que dites-vous de ce raisonnement ? Moi qui, ne voyant dans l’âme et le corps qu’une division générale des phénomènes, n’ai pas le bonheur de posséder les facultés de la transcendance, je juge l’action industrielle tout autrement.

L’homme est une force pénétrée d’intelligence, qui ne peut être heureuse que si elle s’exerce. Si petite que soit cette force, elle est capable de produire les plus vastes et les plus incalculables effets par la manière dont elle est dirigée, et par son groupement. La grandeur des résultats n’étant donc de sa part qu’une affaire de multiplication, ce n’est point par cette grandeur objective, géométrique, matérielle, en un mot ce n’est point d’après la quantité du produit que l’action humaine doit être philosophiquement appréciée, c’est par la qualité de ce produit. Prenons un exemple. Le premier laboureur, Triptolème, Osiris, Caïn, fait venir une gerbe de blé : voilà la civilisation, le règne de l’esprit sur la nature, qui commence. Quelle dépense de force a-t-il fallu pour faire croître cette gerbe, que la nature toute seule ne nous donne pas ? Moins que n’en exigent la course, la lutte, la danse, l’équitation et tous les exercices d’agrément. Sans doute si, au lieu d’une gerbe, le même individu veut en récolter dix mille, l’opération sera au-dessus de ses forces, et pour lui deviendra fatigue et peine. Mais ce n’est plus qu’un problème d’association et d’industrie, dont la solution, sans aggraver le service, peut doubler au contraire, pour tous ceux qui y prendront part, le plaisir et le profit. Vous qui osez dire, sans savoir de qui ni de quoi vous parlez : Montrez-moi un grain de sable, et je vous démontrerai Dieu, permettez que je vous rétorque l’argument : Montrez-moi un grain de blé, et je démontrerai la grandeur de l’homme.

Mais, disent-ils, l’homme qui se sent une âme peut bien condescendre à inventer le blé, la charrue, le moulin, le pain fermenté : manifestations de son intelligence, témoignages de sa nature éthérée et immortelle ; s’abaissera-t-il à recommencer toute sa vie, non pas les mêmes inventions, ce qui s’invente ne s’invente qu’une fois, mais les mêmes manœuvres ? Au jugement de M. Jean Reynaud, ce serait une galère, une intolérable servitude :

« Nul métier, dit-il, ne saurait être agréable… mais il est bon que dans nos sociétés il y ait toujours quelque travail corporel à accomplir, les âmes supérieures étant les seules qui puissent sans péril s’abstenir d’y prendre part, parce qu’elles ont assez d’attachement à la pensée pour se garder elles-mêmes de l’engourdissement et des aberrations où mène le loisir… L’ordre aurait également à souffrir, soit que le travail diminuât sans que les âmes s’élevassent, soit que les âmes s’élevassent sans que le travail diminuât… »


Qui pense mal du travail est mal disposé pour le travailleur. M. Jean Reynaud, quelque ami qu’il se dise de la Révolution, est de l’école hiérarchique et féodale ; il ne croit pas à l’égalité ; il est avec l’Église, à laquelle il est venu, après la chute de la République, offrir le secours de sa philosophie druidique, magique et pythagoricienne. Ici que nous dit-il ? « Il faut que le vulgaire travaille, et que les prédestinés gouvernent. »

Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur !

Et vous vous dites révolutionnaire, républicain, démocrate, socialiste encore ! Vous niez le péché originel !… Non, non : vous avez trop le génie des choses divines, pour concevoir rien aux affaires humaines ; trop le sentiment de la Divinité, pour conserver le sens moral. Vous êtes trop convaincu de la diablerie de ce monde pour croire à sa Justice. Le travail, en effet, pour vous, c’est le diable. Vous croyez au diable : votre métaphysique, vieille comme les pierres, vous y mène. Regardez-y donc de plus près : c’est elle qui fait l’inertie du sauvage, elle qui, glorifiant le far niente, a inspiré le mythe biblique du travail, et présidé à l’institution des esclaves.

XII

Toute religion, en vertu du spiritualisme qui la constitue, qu’elle s’appelle christianisme, bouddhisme, druidisme, ou tout ce qu’on voudra, est anti-pratique ; elle pousse l’homme à la contemplation, à l’inaction, au quiétisme.

Au commencement, dit la Genèse, alors que l’homme n’avait pas encore corrompu sa nature par le péché, Dieu le plaça dans le jardin de plaisir pour qu’il lui donnât la façon et qu’il en prît soin, ut operaretur et custodiret illum. Mgr de Paris, Sibour, voulant flatter la tendance industrielle de l’époque, dit un jour, en commentant ce texte, que Dieu avait fait l’homme contre-maître de la création. Le mot est joli, et a valu bien des compliments au bon archevêque. On trouve dans la Bible tout ce qu’on veut. Mais gardez-vous d’approfondir, sinon la parole de grâce va se changer en parole de réprobation, la colombe devenir serpent.

Ceci se passait, ne l’oublions pas, avant la chute. À cette époque de félicité, l’homme en parfaite union avec le Créateur, et sans doute aussi avec lui-même, le travail n’avait pour lui rien de répugnant et de pénible. Les contrariétés signalées par M. Jean Reynaud n’existaient pas. La nature, qui pour produire l’homme vous semble avoir échelonné tous les êtres, avait supprimé les espèces nuisibles et inutiles ; ce n’est que postérieurement qu’elle a complété sa série.

Cet état de bonheur dura peu. L’homme s’étant infecté lui-même par un acte que la Genèse ne nous révèle que sous le voile de l’allégorie, mais dont M. Reynaud nous a décrit avec un redoublement d’éloquence la gravité, le travail, de plaisir que Dieu l’avait fait, devint châtiment.

« La terre sera maudite pour toi : tu mangeras d’elle dans la fatigue chaque jour de ta vie. Elle te poussera des épines et des chardons ; et tu mangeras l’herbe des champs ; tu te nourriras de ton pain à la sueur de ton visage, jusqu’à ce que tu retournes en terre, d’où tu es sorti : car tu es poussière et tu retourneras en poussière. » (Gen., iii.)

Tel est le décret qui, postérieurement à la période d’innocence, a réglé la condition du travailleur, et qui a fait la base de l’Économie sociale pendant toute la durée de l’âge religieux. Cette malédiction, dont la teneur nous a été conservée dans le livre sacré des Hébreux, a retenti par toute la terre. Virgile, au 6e livre de l’Énéide, place le Travail à la porte des enfers, en compagnie de monstres horribles, le Deuil, les Soucis vengeurs, les pâles Maladies, la Vieillesse chenue, la Peur, et la Faim, mauvaise conseillère, et la honteuse Misère, et la Mort.

Le christianisme épaissit de plus en plus ces ténèbres. Selon M. Blanc Saint-Bonnet, l’un des mystiques les plus remarquables de notre époque, le travail est la régularisation de la douleur, sans laquelle, dit-il, point de génie, point d’héroïsme, point de sanctification.

« La Douleur avait besoin d’être réglée et calibrée dans une loi : c’est le Travail.

« La Douleur est un remplaçant du Travail…

« Travail, Douleur, Mort, trilogie providentielle.

« La Faim (qui force l’homme au travail), admirable invention pour un être. La théorie de l’absolu est toute là… » (De la Douleur, passim. )


De ce fait élémentaire, que la douleur est antinomiquement adossée à la jouissance, qu’elle n’est autre chose que l’excès dans la jouissance, comme la brûlure est un excès de caléfaction, la fatigue un excès dans l’action, M. Blanc Saint-Bonnet a tiré tout un volume de mysticités, qui peuvent paraître intéressantes à un spiritualiste, à un chrétien, mais dans lesquelles le sens commun ne peut voir que l’abêtissement de la raison par la pensée religieuse. C’est le procédé de M. Jean Reynaud, dans les contrariétés qu’il reproche à la nature : le philosophe et le chrétien, partant du même principe, sont d’accord.

XIII

Est-il donc si difficile de pénétrer le sens de cette double allégorie ?

a) Le travail avant le péché.

L’homme, en vertu de son activité propre et de ses relations avec le monde, est ouvrier ; son travail est spontané et libre, soumis par conséquent à une loi de justice et de morale dont la pratique assure son bonheur, dont la violation au contraire le plonge dans la misère. C’est le point de vue subjectif, affirmé aujourd’hui par la Révolution, et que l’écrivain sacré présente comme une époque antérieure, époque d’innocence, de spontanéité, de liberté et de richesse.

b) Le travail après le péché.

Or, à cette loi du travail, qui ne peut avoir rien d’affligeant, puisqu’elle résulte de notre constitution, la nature ajoute la sanction de sa passivité. L’homme doit agir, travailler, d’abord parce qu’il est homme. Mais, afin que son action ne soit pas vaine, il ne subsistera que de ce qu’il aura produit, à l’aide de cet instrument inépuisable, qui est la Terre. C’est le point de vue objectif, le seul que découvre l’ancienne école économique. Ainsi s’unissent dans le Travail, selon la pensée supérieure du mythe, la liberté et la fatalité, la première devant, par le développement des facultés humaines, subalterniser de plus en plus la seconde.

Comment, ensuite, au lieu de cette subordination de la fatalité, nous avons eu l’oppression de la liberté elle-même ; en autres termes, comment le point de vue objectif a frappé surtout les imaginations, dominé les consciences, et fini par gouverner seul l’économie humanitaire, le spiritualisme, s’expliquant par la bouche de M. Jean Reynaud, vient de nous l’apprendre.

Les âmes supérieures, dit ce grand mythologue, sont portées naturellement à la contemplation. Elles repoussent le travail dont la monotonie offense leur délicatesse ; elles tendent à s’en décharger sur les âmes inférieures, pour lesquelles la pensée a moins d’attraits, et dont la moralité requiert une occupation corporelle soutenue.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

De tous les contemplatifs, les plus intrépides sont ceux dont l’intelligence est la plus vide, et qui pensent le moins. Les Orientaux et les sauvages passent des journées, des semaines, les jambes croisées, fumant leur pipe, sans proférer une parole. Chez eux, l’inertie de l’âme et celle du corps sont en raison réciproque : dois-je les considérer comme des âmes supérieures ?

La vérité est que l’homme, par la spontanéité de son moi, tend à se distinguer, comme Descartes, en corps et en âme, à s’abstraire, tant qu’il peut, du premier et de ses exigences ; à se concentrer dans sa pensée ; à tout créer par elle, comme le moi de Fichte ; à vivre, en un mot, de la vie de la Divinité. Plus il glisse sur cette pente, plus il lui semble que son âme grandit, qu’il ajoute à sa dignité, qu’il plane sur le monde et sur ses semblables. À cet égard, le sauvage en sait autant que le théologien et l’ascète, dont il peut se vanter de recréer sans cesse le dogme et toute la métaphysique par sa rêverie. Dans cet état, le travail, réduit à l’objectivité pure, devient pour la pensée idéaliste une énigme de la Providence, une utopie satanique, dont l’esclavage, servage ou salariat, est la traduction fidèle.

Si le Dieu qui jadis fit entendre sa parole à Moïse, qui s’était fait connaître auparavant à Abraham, qui avait enseigné Noé après l’avoir sauvé du déluge, eût été mu d’une vraie piété pour notre espèce, il avait une belle occasion de lui rendre service, en lui expliquant le mythe du travail. Cela aurait mieux valu pour l’édification de l’humanité que l’abrasion du prépuce et l’interdiction de la viande de porc. — Sois attentif à la parabole, aurait-il dit à Noé ; ne va pas te perdre dans les abstractions quintessenciées, et prendre l’âge du bonheur et l’âge du travail pour deux périodes consécutives de l’histoire. Il ne s’agit là que d’une corrélation. Le bien-être et le travail sont jumeaux : vous n’aurez point parmi vous d’esclaves ; tout le monde aura sa part, et le plaisir chassera la peine.

Au lieu de cet avis si simple, le trop prompt Jéhovah prend lui-même sa parabole au pied de la lettre. Il laisse subsister la malédiction portée par Noé contre son fils Cham ; parmi les richesses dont il comble Abraham, il n’oublie pas les esclaves, mâles et femelles ; et sur le Sinaï, son principal soin est de consacrer la servitude en la réglementant. Fiez-vous donc aux révélations, et prenez les dieux pour directeurs de vos consciences !

XIV

Qu’est-ce que l’esclave ?

M. de Bonald, partant, ainsi que M. Jean Reynaud, du dualisme cartésien, définit l’homme une intelligence servie par des organes.

Or, il est à remarquer que la notion de l’esclave, d’après l’étymologie, revient exactement à cette définition : Ser-vus, serv-are, serv-ire, ser-ere (franc. serrer), inser-ere, ser-a ; gr. θεραπων, θυρα, θυροω, etc. Servus est donc l’homme de soin, gardien, portier, auxiliaire, manœuvre, chargé de serrer, soigner, conserver toutes choses dans la maison, dans le jardin, dans l’étable, de faire le service des champs, des troupeaux, du harem. C’est celui qui, ne pensant pas par lui-même, sert d’instrument, d’organe supplémentaire, et pour ainsi dire de second corps à un autre homme, lequel se réserve pour lui-même le commandement à titre de maître ou d’âme pensante et supérieure.

Quelques-uns, à l’exemple de saint Augustin, font venir servus de servatus, par une contraction. Ils allèguent que les prisonniers de guerre étaient réservés pour le travail. Le fait est vrai ; mais il s’ensuivrait seulement que c’est servatus qui vient de servus : servus, esclave ; servatus, fait esclave. Qui ne voit en effet que l’idée du service a existé la première, et que celle d’y appliquer le prisonnier de guerre n’est venue qu’après ? Mais ces deux mots n’ont point entre eux le rapport qu’on leur assigne, bien que leur radical soit le même. La déduction est celle que j’ai indiquée : ser-o, serrer, garder ; serv-us, l’homme de garde ; serv-ire, faire le service, ou la garde ; serv-are, conserver, etc.

Tant d’âmes, plus tant d’esclaves, dit le Pentateuque, dans les dénombrements qu’il fait du peuple après la sortie d’Égypte. Il est impossible de mieux exprimer la pensée spiritualiste qui produisit l’esclavage.

« Pourquoi, demande saint Augustin, Dieu commande-t-il à l’homme, l’âme au corps, la raison à la passion et aux autres parties inférieures de l’âme ? Cet exemple ne montre-t-il pas clairement que, comme il est utile à certains hommes d’en servir d’autres, pareillement il est utile à tous les hommes de servir Dieu. » (De la Cité de Dieu, liv. xix, chap. 21.)

Dieu, aurait pu dire saint Augustin, à l’exemple de M. de Bonald, est l’intelligence souveraine servie par l’Univers et par l’Humanité ; et c’est à l’exemple de cette subordination entre lui et ses créatures qu’il a fallu qu’une partie du genre humain, prédestinée au commandement, fût servie par l’autre, prédestinée au travail.

Saint Thomas, Bossuet, l’Église tout entière, abondent en ce sens.

Le ministre Jurieu avait osé dire :

« Il n’y a point de relation au monde qui ne soit fondée sur un pacte mutuel exprès ou tacite, excepté l’esclavage tel qu’il était entre les païens, qui donnait à un maître pouvoir de vie et de mort sur son esclave, sans aucune connaissance de cause. Ce droit était faux, tyrannique, purement usurpé, et contraire à tous les droits de la nature. »


Bossuet lui répond (Ve Avertissement) :

« Quelque spécieux que soit ce discours en général, si l’on y prend garde de près, on y trouve autant d’ignorances que de mots. Si le ministre y avait fait quelque réflexion, il aurait songé que l’origine de la servitude vient des lois d’une juste guerre, où le vainqueur ayant tout droit sur le vaincu, jusqu’à pouvoir lui ôter la vie, il la lui conserve, ce qui même, comme on sait, a donné naissance au mot servi, etc. »


L’argumentation de Bossuet est faible, à cause du sens restreint qu’il donne au mot servus, travailleur. La servitude consiste, en général, à travailler gratuitement pour autrui, ce qui a lieu toutes les fois que le salaire est inférieur au produit. Dans l’antiquité le travail était imposé par un maître, aujourd’hui il ne l’est plus que par la misère : voilà toute la différence. Bossuet pouvait donc dire à Jurieu : Votre théorie ne tend à rien de moins qu’à supprimer la distinction des rangs et des fortunes, à ébranler tous les pouvoirs ; à créer l’égalité et l’anarchie, à rendre inutile la religion : toutes choses que vous repoussez, comme l’Église, énergiquement.

Aristote comprenait mieux que Bossuet la servitude, quand il disait :

« Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la brute à l’homme, — et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le meilleur parti à espérer de leur être, — on est esclave par nature. »


Il voulait dire par destination.

XV

Qui veut la fin veut le moyen.

La chasse à l’esclave se pratique encore sur une grande partie de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie.

Est-ce violer la justice ? Non, dit le spiritualiste, c’est accomplir l’ordre de la Providence, qui veut que les noirs, les jaunes, les rouges, et toutes les races inférieures ne pouvant se livrer à la méditation, travaillent…

On se rend maître du sauvage, comme des autres animaux, par la force, par l’adresse, par les piéges que lui tend son instinct ; on le dompte par un système de bons et de mauvais traitements, par la désuétude de la liberté, par le travail continu, par l’attrait d’une femme, par l’interdiction de tout exercice libéral et de toute pensée. La castration même a été employée sur l’homme, comme sur les chevaux et les bœufs, avec succès. Ce n’est peut-être pas autant la jalousie maritale qui a suggéré cette barbarie des castes privilégiées, que les besoins de la domestication.

Une conséquence de la servitude fut d’abord d’exclure l’esclave du droit commun, ce qui voulait dire de la religion. Le recevoir à la communion des pénates et des sacrifices, l’élever à la vie contemplative, refaire de lui une âme, en lui donnant le sacrement de Justice, eût été l’émanciper, revenir à la confusion générale des âmes et des corps : chose impossible. Le spiritualisme ne rétrograde pas.

« J’ai demandé quelle espèce d’instruction morale et religieuse recevaient les nègres de la colonie, et j’ai appris que cette instruction était nulle. — On les baptise, m’a-t-on répondu ; on les marie, s’ils le désirent. À leur mort, on va quelquefois chercher M. le curé pour les confesser ; mais il demeure assez loin, et nous n’aimons pas à le déranger… Mais ni catéchisme ni prédication pour les noirs ; nul moyen que la notion du bien et du mal parvienne à leur intelligence : ils sont exclus de toute idée morale. » (J.-J. Ampère, Promenade en Amérique, art. de la Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1853.)

Ainsi en usait le paganisme, ainsi en use le christianisme : toutes les religions se ressemblent. Une loi de la Révolution dit que tout esclave qui met le pied sur le territoire de la république, par le fait est libre. Dans l’Église, au contraire, le curé baptise l’esclave, marie l’esclave, donne l’extrême-onction à l’esclave ; et ni le baptême, ni le mariage, ni l’extrême-onction, n’affranchit l’esclave. Le sacrement n’a rien de commun avec la liberté. C’est une marque que le prêtre imprime sur le corps du chrétien, comme celle que les éleveurs font sur le dos de leurs moutons ; signe de la propriété ecclésiastique, nullement de l’égalité et de la liberté des personnes.

Cependant l’exclusion de la morale parut bientôt, par son absurdité et ses conséquences, d’une pratique dangereuse. On a beau faire, l’homme se retrouve toujours dans l’esclave : lui dénier toute espèce de droit, c’est le pousser à la vengeance. Dans l’intérêt de l’exploitation servile, et pour la sécurité des maîtres, il fallut donc aviser au moyen de faire servir le culte à la consolidation de la servitude : c’est à quoi la religion se prêta avec une complaisance et une facilité merveilleuses. Il y eut des dieux et des sacrifices pour les esclaves, des saturnales pour leur rappeler l’égalité de l’âge d’or ; il y eut même, ce qui passe toute insolence, un droit de l’esclave : comme si le patronat et la maîtrise étaient autre chose qu’une concession temporaire à l’imbécillité générale ; comme si le droit de l’esclave n’était pas, le cas échéant, de tuer son propriétaire, et de partir !


CHAPITRE III.

Droit de l’homme de travail ou de l’esclave, d’après Moïse. — Loi d’égoïsme.

XVI

L’année dernière l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, mit au concours le sujet suivant :

Que la pratique sincère et intelligente des maximes évangéliques satisfait à la fois tous les instincts du cœur humain et les grandes lois de conservation sociale ;

Que le précepte chrétien de la Charité remplit le but providentiel de l’inégale répartition parmi les hommes des dons de l’intelligence et de la fortune.

J’ignore si le prix, qui était de 1,500 fr., a été décerné, ou si le concours a été remis à l’année suivante. Quoi qu’il en soit, que demandait Mgr Sibour ?

Il proposait de démontrer, par un examen approfondi de la nature humaine et de la constitution de la société, que, l’inégale répartition des dons de l’intelligence et de la fortune étant l’effet d’une volonté providentielle, sinon de la fatalité même des choses, il n’y avait lieu de protester contre cette fatalité ou Providence au nom d’aucune loi de Justice ; que tout ce que réclamait l’Humanité était que les privilégiés adoucissent, par une bienfaisance volontaire, la rigueur du décret, et que le précepte de la charité chrétienne y satisfaisait pleinement.

Ainsi, voilà qui est clair ; Mgr Sibour, d’accord avec la philosophie spiritualiste, ancienne et moderne, nie la possibilité d’une solution juridique : il affirme, comme je l’ai dit, l’infériorité du travail, l’éternité, la nécessité, la providentialité de la misère. — Que parlez-vous, dit-il, socialistes et malthusiens, de science économique, d’abolition du paupérisme, de problème du crédit, d’équilibre des salaires, d’égalité des fonctions, de fusion de la bourgeoisie et du prolétariat, et de cent autres chimères qui troublent la société depuis un quart de siècle, et qu’a vomies sur le monde la Révolution ? Ne savez-vous pas, aveugles, que la Bonté divine ne vous a rien laissé à faire ; qu’elle vous a réfutés d’avance, il y a dix-huit cents ans. Vous parlez de science, comme Pilate demandant à Jésus : Qu’est ce que la vérité ? sans daigner seulement l’entendre. Mais la science est devant vous ; elle s’est révélée au monde et vos ténèbres ne l’ont pas comprise. Il n’y a pas d’autre science que celle qui s’est manifestée dans l’Évangile : Et verbum caro factum est.

Eh bien ! Monseigneur, je soutiens précisément que l’Évangile est lui-même la preuve qu’il y a autre chose encore à attendre que l’Évangile ; je soutiens, dis-je, que le précepte de charité a pour conséquence nécessaire de produire le précepte de Justice, et je le prouve, d’abord par la série des idées, puis par toute votre tradition.

Après la période inorganique et légendaire, dont j’ai parlé au chapitre précédent, une première législation fut donnée pour consacrer l’esclavage, la distinction des castes : ce fut la loi d’égoïsme, dont Moïse nous fournira tout à l’heure un exemple.

La loi d’amour, exprimée par l’Évangile, est venue ensuite, antithèse de la loi d’égoïsme, et supposant un troisième terme, une synthèse, qui ne peut être que la loi de justice.

Les extrêmes d’abord, incomplets, inféconds ; la synthèse en dernier lieu, seule rationnelle et morale : telle est la marche invariable de l’esprit humain. La révélation aurait-elle changé cet ordre ? La raison en Dieu procéderait-elle par d’autres lois que la nôtre ? Votre spiritualisme ne va pas jusque là : Puis donc que la Providence a voulu que la Justice se posât dans l’Humanité en trois temps, deux mouvements : premier mouvement, passage de la loi d’égoïsme à la loi d’amour ; deuxième mouvement, passage de la loi d’amour à la loi d’égalité, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à examiner l’un après l’autre ces deux termes, Égoïsme, Charité, dont la synthèse, annoncée par la Révolution, sera Justice.

Ah ! Monseigneur, il est cruel d’être trahi par les siens ; pourtant on s’en console. L’homme est sujet à passion, l’amitié fragile ; après tout, la défection d’un frère, d’un enfant, d’une femme, de quelque affliction qu’elle navre le cœur, n’a rien qui étonne le philosophe. Mais être trahi par sa propre pensée, par sa religion, par sa foi, c’est ce qui est intolérable ; et si j’étais que de vous, savez-vous ce que je ferais tout à l’heure ? Je prendrais pour moi le conseil que la femme de Job lui donnait sur son fumier : Benedic Deo, et morere ! J’enverrais promener mon Dieu, et mourrais après.

XVII

Le mosaïsme, que la démocratie néo-chrétienne voudrait faire passer pour un modèle de législation libérale, psychologise peu ; il penche même, mais dans l’expression seulement, vers le matérialisme. Pour l’Hébreu, Jéhovah est un feu qui brille dans le buisson et dévore les impies. C’est à peine s’il est question d’âme et d’esprit ; rouach est le souffle ; nephesch, qui correspond à anima, ψυχὴ, se prend quelquefois pour cadavre.

Mais ce que la langue est impuissante à exprimer, le législateur l’a mis dans les choses : le spiritualisme, qui fonde la caste, est tout aussi énergique dans Moïse que chez les Brachmanes. C’est Brahma, disent les livres sacrés de l’Inde, qui créa de sa tête la caste sacerdotale ; de sa poitrine, la caste noble ; de ses bras et de ses cuisses, les laboureurs et les marchands ; la poudre de ses pieds produisit les parias. L’équivalent de cette généalogie se retrouve dans le Pentateuque : le sacerdoce est consacré spécialement à Jéhovah, pour le service du culte ; la noblesse possède les terres, gouverne et juge ; le peuple et les esclaves travaillent et mendient. Où M. Ott a-t-il vu que « c’est dans les institutions de Moïse que la protestation contre le régime des castes se manifeste avec le plus d’éclat ? »

Ce que j’en dis, du reste, n’est point à titre de reproche. Moïse fit à peu près ce que comportait son temps et sa race ; il serait parfaitement ridicule de lui en faire un grief. Tout ce que je veux est de montrer, par son exemple, comment de l’idée du spiritualisme naît la subalternisation du travail, et de prendre, pour ainsi dire, la religion sur le fait.

De toutes les lois de Moïse, les premières par l’époque de leur promulgation et par l’importance de leur objet paraissent avoir été celles qui concernent la classe servile ; et parmi ces lois, la plus considérable était le chômage hebdomadaire, sorte de trêve-Dieu, pendant laquelle les opérations du travail demeuraient généralement suspendues…

À propos, n’est-ce pas sur votre demande, Monseigneur, qu’en 1852 la Cour de cassation, infirmant un arrêt de la Cour de Besançon, pourtant assez dévote, déclara qu’une loi de 1814 concernant l’observation du dimanche, tombée en désuétude depuis plus d’un quart de siècle, n’était point abrogée ? Eh bien ! votre dimanche n’est qu’un monument de servitude renouvelé des Juifs ; et quand, pour nous contraindre à la pratique, vous invoquez la santé et les droits du travailleur, vous ne faites en réalité que consacrer le privilége du maître et l’infériorité du mercenaire.

J’ai autrefois, dans un discours rendu public, traité cette question du Dimanche. J’espérais pouvoir, avec l’approbation d’une académie, tourner au sens de la Justice cette institution d’esclave, devenue avec le temps et sous l’influence du clergé une cérémonie de pure religion. L’Église, qui règne à l’Académie comme partout, m’a fait voir que je m’étais trompé. Elle m’a rappelé au texte, et si j’ai l’air aujourd’hui de revenir sur mes propositions, ce n’est pas vous, du moins, qui nierez la parfaite exactitude de mon nouveau commentaire. Il y a dix-huit ans, je proposais de démocratiser le dimanche : vous avez repoussé mon idée comme chimérique et contraire au vrai sens de la Bible. Ne trouvez donc pas mauvais que je montre à cette heure ce que dit la Bible, et où vous prétendez nous ramener avec elle.

XVIII

Pour bien entendre la loi du Repos et tout ce qui concerne l’organisation religieuse de l’esclavage, il faut se reporter à la législation du désert, telle qu’elle résulte des chapitres XX, XXI, XXII de l’Exode, et de l’interprétation qu’y fournissent le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.

L’auteur de la loi, Jéhovah, après une déclaration de principes devenue célèbre sous le nom de Décalogue, et dont le Sabbat forme le troisième article, traite d’abord et assez longuement du droit des esclaves, tant étrangers qu’hébreux ; puis successivement, et avec une méthode qui n’a pas été assez remarquée, des personnes libres, des propriétés, du mariage, de la police, de la justice, et finalement des rapports de la nation avec ses voisines.

On se demande comment, parlant à une race orgueilleuse, dont il s’agissait avant tout de constituer la nationalité au milieu de trente peuplades pêle-mêlées, Moïse débute, comme si c’était pour lui le point capital, par régler le droit de la dernière classe du peuple, domestiques à vie ou à temps, colons, mercenaires, esclaves. La Bible n’a qu’un mot pour toutes ces nuances, éébed, homme de peine, homme qui travaille pour sa nourriture, en latin servus. D’où vient, chez le législateur, cette attention singulière ?

Permettez-moi, Monseigneur, d’entrer ici dans quelque détail : le fait en vaut la peine, et les traditions de l’Église, son esprit, ses monuments, sont si peu connus d’elle-même, que vous me saurez gré de cette dissertation, qui d’ailleurs ne sera pas longue.

XIX

Comme tous les habitants du désert, les Israélites, Beni-Israël, formaient une société aristocratique semblable en tout à celle qu’a si bien décrite M. le général Daumas, dans son intéressant ouvrage sur les Mœurs et coutumes de l’Algérie. Son récit peut servir de commentaire au livre des Nombres, où, sous forme de recensement, se trouve fidèlement décrite la constitution sociale des Hébreux.

Du reste, quand j’assimile l’état des Israélites dans le désert à celui des Arabes, je n’entends pas dire pour cela qu’ils fussent eux-mêmes de sang arabe, ou si l’on aime mieux de souche sémitique : à cet égard, je fais toutes mes réserves. Le point de départ de la colonie abrahamide ; son but avoué, but essentiellement agricole et sédentaire ; la promptitude avec laquelle ce but fut atteint sous Josué ; le polythéisme originel de la peuplade ; sa conversion au monothéisme ; son penchant à l’idolâtrie traditionnelle ; son dégoût de l’anarchie nomade et sa tendance à la constitution monarchique ; la ressemblance du type juif et du type persan ; la couleur, fréquemment blonde des cheveux, rosée de la peau : tous ces traits et d’autres me semblent dénoter une origine indo-germanique. Transportée des vallées méridionales du Caucase dans le Canaan, ayant habité tour à tour la montagne de Palestine, la péninsule sinaïque et la terre de Gessen, la race d’Abraham prit la langue de sa nouvelle patrie ; cela se voit rien qu’au nom d’hébreu (étranger) qui lui fut donné par les indigènes. Mais elle ne put jamais se faire aux mœurs et à la religion du désert ; et ce ne fut qu’après le retour de Babylone que le jéhovisme, longtemps négligé, maintenant saturé d’idées ariennes, on pourrait dire nationales, devint pour tout de bon la foi d’Israël.

Quoi qu’il en soit de l’origine de la nation, il est évident que son premier législateur Moïse (était-il Égyptien ou Arabe ? on ne sait ; à coup sûr il n’était pas du sang d’Abraham) ne songea pas à lui donner d’autres idées que celles du désert. C’est la constitution arabe que Moïse applique aux enfants d’Israël : son horizon politique ne va pas au delà.

L’élément de cette société est la tente, ohel (Vulgate, tentorium), comme nous dirions le feu. C’est l’habitation de l’individu israélite, avec sa femme ou ses femmes, ses enfants, ses esclaves, etc.

Au-dessus de la tente vient la maison ou famille, hébreu beth ab, c’est-à-dire maison de père (Vulgate, domus, familia), correspondant au douar algérien.

« Tout chef de famille, dit M. le général Daumas, propriétaire de terres, qui réunit autour de sa tente celles de ses enfants, de ses proches parents ou alliés, de ses fermiers, etc., forme ainsi un douar, rond de tentes, dont il est le représentant et le chef naturel, cheikh, et qui porte son nom. »


Élevons-nous encore d’un degré, et nous trouvons, toujours d’après le livre des Nombres, la parenté (hébreu, mischphachah ; Vulgate, cognatio), dont voici la composition :

« Divers douars réunis, dit l’auteur des Mœurs algériennes, forment un centre de population qui reçoit le nom de farka. Cette réunion a lieu principalement lorsque les chefs de douars reconnaissent une parenté entre eux ; elle prend souvent un nom propre, sous lequel sont désignés tous les individus qui la composent. »


Enfin, au-dessus de la parenté, ou farka, existe la tribu (hébreu, matteh, bâton ou sceptre ; Vulgate, tribus), laquelle est formée de plusieurs parentés, comme la parenté elle-même est formée de plusieurs familles.

La réunion des tribus, parentés, familles, avec leurs esclaves, valets, fermiers, clients ; les jongleurs, diseurs de bonne aventure, bouchers, barbiers, sacrificateurs, médecins, tout le corps des lévites enfin, qui ne formaient pas, à proprement parler, une tribu, mais étaient éparpillés dans la masse, constituait le corps de la nation ou le peuple (hébreu, aam). Le genre de ce mot, qui est féminin, explique l’allégorie, si fréquente dans la Bible, du contrat de mariage passé entre le dieu Jéhovah et la aam d’Israël, devenue si tôt, et tant de fois, adultère. Tacite et Josèphe suivent la même idée, commune d’ailleurs à tous les peuples anciens, quand, parmi les prodiges qui précédèrent la chute de Jérusalem, ils racontent qu’on entendit dans le sanctuaire une voix humaine, plus forte que nature, qui disait : Sortons ; audita major humanâ vox, excedere deos. C’était le divorce entre le Dieu et la cité qui s’accomplissait.

Considéré comme société religieuse formée sous l’invocation d’une divinité spéciale, le peuple, aam, prend le nom de aadah (Vulgate, congregatio) : c’est la synagogue des Septante, devenue l’ecclesia, église, des chrétiens. Toute société nouvelle, chez les anciens, supposant un dieu nouveau, on peut dire que le dieu et sa Compagnie, aadah, naissaient en même temps l’un que l’autre : c’est ce qu’exprime ce verset, dont le clergé fait une application si étrange à ses petites congrégations : Memor esto, Domine, congregationis tuæ, quam possedisti ab initio ; Souviens-toi, Jéhovah, de ta Compagnie, que tu possèdes dès le commencement. — N’est-ce pas ce que nous avons dit en rapportant la parole de saint Augustin, que Dieu est l’intelligence, et la société qui l’adore le corps qui lui sert d’organe ? Or, comme Jéhovah était l’âme du corps hébraïque, de même celui-ci était une âme pour le troupeau de serfs qui le suivait : c’est ce que nous allons voir à l’instant même.

Lorsque les Beni-Israël, poussés par Moïse, quittèrent l’Égypte, marchant en ordre de bataille, c’est-à-dire par tribus, parentés et familles, ils entraînèrent avec eux une multitude immense et mêlée, ééreb rab (Vulgate, vulgus promiscuum et innumerabile) ; plèbe ignoble, vile multitude, composée de tout ce qui était de sang étranger, ou qui, quoique de race israélite, ne possédant ni richesse ni dignité, était retombé dans la condition servile.

Naturellement, ce n’était pas avec cette plèbe infime que Jéhovah, Don Jéhovah, comme dit la Bible, formait alliance : de tout temps l’Église fut grande dame, et son dieu, son époux, haut et puissant seigneur. Toutefois, pour engager cette multitude, dont le service était indispensable à la subsistance des tribus, il fallait bien lui promettre quelques avantages, créer pour elle des garanties et des droits, attendu que, selon les mœurs de l’époque, qui sont encore celles des Arabes modernes, elle ne pouvait avoir part au territoire.

De là une série d’ordonnances qui déposent à la fois, et de l’état d’infériorité juridique de cette plèbe, et des avantages particuliers dont elle jouissait, comparativement à ce qui se passait chez les autres nations. En principe, chez les anciens, tout le monde était libre, c’est-à-dire propriétaire et noble, ou esclave : il n’y avait pas de moyen terme. Celui qui ne pouvait justifier par sa propriété de sa noblesse était, ipso facto, réputé esclave ; l’indigence était le signe de la servitude. La législation du désert créa, en faveur de la plèbe israélite, une condition mitoyenne, ainsi qu’il résulte des dispositions suivantes :

XX

Exod, xx, 2-4, et Deut., xv, 12. — L’esclave hébreu est libre de plein droit après six années de service. Tout ce qu’il aura gagné lui appartiendra, ainsi que sa femme, à moins qu’elle ne lui ait été donnée par le maître, auquel cas elle reste la propriété de ce dernier. — Si, à l’expiration de la sixième année, l’esclave demande à continuer son service, il sera voué aux dieux domestiques, offeret eum diis ; son maître lui percera l’oreille, et il servira toute sa vie.

Exod, xx, 20, 21. — Il est défendu de maltraiter l’esclave hébreu : s’il meurt sous les coups, le maître sera puni ; mais si le battu survit un jour ou deux, le maître ne sera soumis à aucune peine : c’est son argent.

Exod, xx, 16, et Deut., xxiv, 7. — Défense, sous peine de mort, à un noble hébreu, d’enlever un plébéien et de le vendre ; la chasse à l’esclave n’est autorisée que vis-à-vis des étrangers : car, dit la loi (Lévit., xxv, 42-45), en principe, l’Israélite de condition inférieure n’est esclave que de Jéhovah : il ne peut être vendu par un homme. — L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, est un exemple fameux du fait que la loi des esclaves venait abroger.

L’Israélite pauvre a donc des garanties contre les fers ; l’allophyle n’en a pas. La congrégation jéhovique est d’un degré moins féroce que celle des nègres du Soudan.

D’après le même principe il est ordonné (Deut., xv, 13 ; xxiv, 14 ; Lévit., xix, 13) de payer le salaire des domestiques, manouvriers et esclaves hébreux ; le noble n’a pas le droit de retenir leur salaire, ce qui n’a plus lieu à regard des autres esclaves, qui ne s’appartiennent pas. Les prophètes sont pleins d’allusions à cette loi, qu’enfreignaient impunément sous la monarchie les riches et propriétaires, lesquels, dit Jéhovah, dévorent ma plèbe comme une bouchée de pain, qui devorunt plebem meam sicut eseam panis.

Exod., xx, 7-11. — Tout père de famille pauvre a le droit de vendre à un Hébreu sa fille comme esclave ; et l’acquéreur jouit, à l’égard de la jeune fille ainsi vendue, du droit du seigneur. Seulement il est obligé de la garder, de pourvoir à ses besoins, de lui rendre le devoir, alors même qu’il prendrait une épouse ; sinon, elle recouvrera gratis sa liberté.

Exod., xxii 16. — Si une fille (de la plèbe) est enlevée par un individu (noble), et qu’il couche avec elle, il lui constituera une dot et la gardera pour femme. À l’égard des filles nobles, la séduction était punie de mort.

Ainsi., la mésalliance imposée comme châtiment à l’Israélite de sang libre, qui, pouvant, moyennant pécune, prendre une plébéienne pour concubine, la viole : voilà la garantie donnée par Moïse à l’honneur des filles pauvres !

Comment l’Église, au moyen âge, ne s’est-elle pas souvenue de cette loi ?

Lévit., xix, 20. — Défense à tout particulier de coucher avec une servante qui n’est point à lui : le délinquant sera puni de la bastonnade, non pour l’affront fait à la jeune fille, mais pour l’atteinte portée au droit du propriétaire.

À ces priviléges, déjà considérables, en faveur de la plèbe hébraïque ou classe servile, le législateur en ajoute d’autres, non moins précieux, s’ils ne restent pas lettre morte.

L’esclave ordinaire ne pouvait appeler son maître en justice ; mais il en était autrement du serf hébreu : pour celui-ci, le juge devra recevoir la plainte, ne faire aucune acception de personnes, et traiter les parties selon l’égalité (Exod. xxiii, 3).

La plèbe n’ayant ni patrimoine, ni revenu, Jéhovah recommande au riche, propriétaire du sol par privilége, de prêter au pauvre dans son besoin, et sans intérêt (Exod., xxii, 25 ; Deut., xv, 7-10 ; xxiii, 19, 20). Tel est le sens de ce fameux précepte : Tu ne prêteras pas à intérêt à ton prochain, mais à l’étranger, Non fœneraberis proximo tuo, sed alieno, qui a fait débiter aux docteurs tant de sottises. C’est une compensation du privilége territorial accordé aux nobles, qu’il faut mettre sur la même ligne que la recommandation de faire largesse (Lévit.,  xix, 20) à propos du glanage et du grapillage.

Le couronnement de ce système, qui ne laissait pas que d’apporter une modification importante dans les mœurs orientales, est le repos du septième jour et de la septième année (Exod., xx et xxxi, et Deut., v).

Afin d’assurer un relâche aux travailleurs, Moïse établit sur chaque septième jour et chaque septième année une espèce de tabou, il le consacre. « Souviens-toi, dit Jéhovah, de consacrer le jour du repos. Ce jour-là tu ne feras œuvre, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui habite avec toi. » Et pour qu’il n’y ait pas de doute sur le motif de la loi, il a soin de rappeler qu’eux aussi, les nobles, à qui s’adresse particulièrement Jéhovah, ont porté le joug égyptien, et que c’est à la suite de cette servitude que Jéhovah, leur libérateur, a institué le sabbat ; Idcirco prœcepit tibi ut observares diem sabbati.

Les mêmes causes amènent partout les mêmes effets. On voit par un passage des Géorgiques de Virgile que dans l’ancienne Italie il y avait aussi des jours consacrés au chômage ; le poète va jusqu’à observer que la dévotion ne doit cependant pas empêcher de vaquer aux travaux de nécessité publique :

Quippe etiam festis quœdam exercere diebus
Fas et jura sinunt ; rivos deducere nulla
Relligio vetuit, segeti prœtendere sæpem,
Insidias avibus moliri, incendere vepres,
Balantûmque gregem fluvio mersare salubri.
Sæpe oleo tardi costas agitator aselli
Vilibus aut onerat pomis, lapidemque revertens
Incusum aut atræ massam picis urbe reportat.

(Georg., lib. I, v. 268-275.)

Tout le monde sait qu’en Russie la corvée existe encore, mais on l’a mitigée par une intercalation de jours de fêtes qui, avec les dimanches, font un total de quatre-vingts jours de chômage par année, soit à peu près sept dimanches par mois, ou, si vous aimez mieux, un dimanche, un sabbat, tous les quatre jours. Tel est le droit du serf des deux côtés de l’Oural. L’administration impériale ne s’écarte jamais de cette règle ; elle a grand soin d’indiquer dans son calendrier les jours chômés, sorte de boni pour les corvéables. (Le Play, les Ouvriers Européens.)

Ici, Monseigneur, permettez-moi d’interrompre la discussion pour un fait personnel.

XXI

Je lis dans ma biographie :

« Le livre de la Célébration du Dimanche, envoyé par Pierre-Joseph aux académiciens franc-comtois, fut accueilli par eux assez froidement. Sous la toison de l’agneau (style évangélique !) perçait déjà l’oreille du loup. Proudhon, tout en concluant au repos du septième jour, comme hygiène et comme devoir (ce mot est inexact), déclarait que l’égalité des conditions seule pouvait décider les peuples à l’exacte observation de la loi divine. Sans prêcher l’émeute, il invoquait la république, et ce livre était tout simplement la préface du fameux mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? »


Le fait est que le rapporteur de l’Académie, M. l’abbé Doney, aujourd’hui évêque de Montauban, dans un rapport longuement motivé, soutint que j’avais prêté à Moïse des vues qui n’avaient point été les siennes, et qu’en conséquence l’Académie ne pouvait, en couronnant mon ouvrage, accepter la responsabilité d’une interprétation qui ne tendait à rien de moins qu’à dénaturer la tradition de l’Église et l’esprit d’une institution si respectable.

À cette observation du rapporteur je répondais : Qu’il s’agissait bien moins aujourd’hui des intentions de Moïse que des besoins de notre époque ; que l’Académie, en mettant au concours la question de l’observation du Dimanche, sous le quadruple aspect de l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité, avait eu en vue de connaître, non plus le sens judaïque, étroit, du sabbat, mais le caractère d’universalité pratique du dimanche.

C’est ce qui me faisait dire dans ma préface :

« Le dimanche, sabbat chrétien, dont le respect semble avoir diminué, revivra dans sa splendeur quand la garantie du travail aura été conquise, avec le bien-être qui en est le prix. Les classes travailleuses seront trop intéressées au maintien de l’institution pour qu’elle périsse jamais. Alors tous célébreront la fête, bien que pas un n’aille à la messe ; et le peuple comprendra, par cet exemple, comment il se peut qu’une religion soit fausse, et le contenu de cette religion vrai, etc. »


Voilà ce que je disais, et ce que l’Église, représentée par M. l’abbé Doney, comme aujourd’hui par messeigneurs Mathieu et Sibour, refusait d’entendre. Au fond, sur quoi portait la divergence ? C’est que la Révolution, que j’évoquais sous le nom de Moïse et à propos de la loi d’égoïsme, tend à la Justice ; tandis que l’Église, attachée au sacrement et à la lettre, reste dans la loi d’amour, dans la charité.

Pouvais-je donc, en bonne logique, traiter la question à un autre point de vue que celui que j’avais adopté, et m’en tenir à la lettre du Pentateuque ? Le bel enseignement à proposer à la bourgeoisie contemporaine que de lui dire, d’après Moïse : Qu’il ne lui est pas permis d’assommer le travailleur, ni de le vendre comme esclave ; que tout bourgeois a droit de cuissage sur sa bonne, et même sur chaque fille du peuple, pourvu qu’il paye ; que le repos du dimanche, ayant été établi par charité, et comme adoucissement à la servitude, n’est obligatoire pour le patron que relativement à ses ouvriers ; que la propriété a pour condition compensatoire le glanage dans les champs, le ratelage dans les prés, le grapillage dans les vignes, le prêt d’argent sans intérêt, etc., etc. !…

C’est alors que l’Académie se serait récriée contre l’impertinence de mes textes, et qu’au lieu de m’accorder, à titre d’estime, la médaille de bronze, elle m’eût dénoncé, comme elle a fait plus tard, à l’indignation des honnêtes gens.

Quittons l’Académie bisontine et mon discours, et revenons à la question.

XXII

Oh ! la question est très-simple : elle se réduit à dire qu’après la période d’anthropophagie, les premières lueurs de la morale ayant fait cesser le massacre des gens et la manducation des cadavres, l’expérience ayant aussi révélé le parti qu’on pouvait tirer de la terre par le travail, les plus forts y appliquèrent les plus faibles, et que la religion consacra cette première servitude, en donnant, à la fois, au maître des garanties contre l’esclave, à l’esclave des garanties contre le maître. Telle fut la loi d’égoïsme, par laquelle l’homme, faisant d’un autre homme son serviteur, son organe, s’attribuait d’autorité divine et humaine tout ce que cet homme était capable de produire, ne lui laissant, comme à une bête de somme, que ce qui était indispensable pour subsister.

Dans la religion instituée par Moïse, où l’unité de Dieu était de dogme, il ne paraît pas qu’il y ait eu une divinité particulière pour les esclaves : c’était toujours Jéhovah, mais sous un autre nom, Schaddaï.

Schaddaï, c’est-à-dire le Casseur de mottes, est le Siva hébreu, l’ancien dieu des Israélites, sous la puissance duquel ils avaient vécu en Égypte. Aussi quand Jéhovah envoie Moïse pour délivrer son peuple, il lui dit : Jusqu’à présent ils n’ont connu que Schaddaï, le Casse-motte, c’est-à-dire la servitude ; maintenant ils connaîtront Jéhovah, ce qui voulait dire la richesse et la liberté. Partout, dans la Bible, Schaddaï est le dieu du malheur, celui qui afflige les hommes, comme des esclaves attachés à la glèbe. Il n’est question que de lui dans Job, le Pleureur, victime innocente de Schaddaï. Il faut voir, dans le Deutoronome, chap. 32, avec quel mépris Jéhovah traite les dieux des nations : il les appelle des Schedim, pluriel de Schaddaï, c’est-à-dire des dieux d’esclaves, des Casse-mottes, des meurt-de-faim, des bausse-terre, des bousse-bots (comme nous disons dans notre patois bisontin pour désigner ceux qui passent leur vie à fouiller la terre, tels que les vignerons), des rien du tout. On retrouve ici l’éternel anthropomorphisme : l’esclave fait son dieu à son image, comme le noble, le marchand, le financier, la femme amoureuse, le poëte, le médecin.

La même hiérarchie de dieux subsistait à Rome : il y avait les dieux de la noblesse, dii magnarum gentium, et les dieux de la plèbe, dii minorum gentium. Quand les mêmes dieux, les mêmes sacrements, furent à l’usage de tout le monde, quand la religion fut devenue commune, alors il y eut confusion dans l’État, et ce fut fait de la société. Résultat curieux : le spiritualisme tombant dans le domaine public, la civilisation était à refaire !

Nous allons voir comment cette reconstitution eut lieu, comment la loi d’égoïsme prit fin et fut remplacée par une autre moins rude, qui, sans réaliser la Justice, toujours à l’état d’utopie, lui servit néanmoins d’acheminement.


CHAPITRE IV.

Droit du serf ou salarié, d’après l’Église : loi d’amour.

XXIII

On dispute encore aujourd’hui sur la question de savoir si c’est au christianisme qu’est due véritablement l’abolition de l’esclavage. M. Moreau-Christophe, M. Wallon et d’autres, protestent contre ce sentiment.

J’avoue, après un dernier et attentif examen, que cette discussion me semble une pure chicane. Sans doute, si nous devions juger le christianisme seulement d’après ses auteurs et prendre l’Église par ses écritures, il y aurait lieu de concevoir quelque soupçon. Mais, à moins de nier l’évidence et de fausser l’histoire, on ne peut pas limiter le sens du mouvement chrétien aux termes des écrivains ecclésiastiques ; je dis plus, dans les circonstances où fut posée la réforme évangélique, et avec elle la question de l’esclavage, il y a bien plutôt lieu de s’étonner que l’Église ait su esquiver la responsabilité périlleuse que cette question faisait peser sur elle, que de se demander quel en est l’auteur.

Les causes qui du premier au sixième siècle de notre ère déterminèrent l’abolition de l’esclavage, causes qui s’associèrent à l’idée messianique, et ne formèrent à la longue qu’un tout avec le christianisme, furent :

1o La réaction des nations vaincues, livrées en pâture à la plèbe romaine et à la domesticité des Césars ;

2o L’unité impériale, qui sur les ruines de l’ancienne constitution patricienne opérait insensiblement la fusion des cultes, des conditions et des castes ;

3o L’admission progressive des provinces au droit de cité, qu’imposaient, avec une nécessité croissante, le manque d’hommes et la pression des événements ;

4o Les bénéfices que les propriétaires d’esclaves avaient fini par trouver dans l’affranchissement. — Aussi bien que les économistes modernes, ils savaient que l’esclave est une propriété chanceuse, de difficile exploitation, et que le meilleur parti à en tirer est de le constituer, en quelque sorte, fermier de sa propre personne. Dès le temps d’Auguste, cette pratique s’était multipliée au point qu’il crut nécessaire de retenir le torrent des émancipations ;

5o L’invasion des Barbares.

Dans tout cela, j’en conviens, il ne paraît ombre de mysticisme. Mais, ainsi que déjà nous l’avons observé, une pareille révolution ne pouvait s’accomplir sans revêtir une forme religieuse, et cette forme religieuse fut le christianisme.

Oui, et c’est en quoi les auteurs que je combats ont raison, avant que la propagande messianique fût commencée, l’extinction des patries ou nationalités, et leur absorption dans une grande et commune patrie qui était l’empire, avait fait naître dans les esprits l’idée supérieure d’humanité. Horace, fils d’un affranchi ; Virgile, fils d’un colon de la Gaule transpadane ; Térence, ancien esclave, originaire de Carthage ; Sénèque, Espagnol, si bien placé pour suivre le progrès de l’idée ; Épictète, longtemps esclave, comme Térence ; toute la légion de philosophes qui remplissaient Rome, l’Italie, la Grèce, célébraient la fraternité universelle, que le christianisme commençait à peine à balbutier ses mythes. (Consulter sur toute cette matière de l’esclavage, du travail et de la charité chez les païens, les juifs et les chrétiens, le savant ouvrage de M. Moreau-Christophe, Du problème de la misère, 3 vol. in-8o, Paris, Guillaumin.) Et certes, le peu que contiennent les Évangiles et les Pères de la primitive Église sur le sujet de l’esclavage se trouve avec plus d’ampleur, de philosophie, avec un sentiment plus profond de la Justice, dans les lettres de Sénèque, par exemple.

Mais, et c’est ici que je me sépare des savants critiques, si l’on considère que ces hautes pensées, descendant au cœur des masses, devaient s’y transfigurer, on reconnaîtra que c’est bien moins dans la lettre des Écritures qu’il faut chercher la solution du problème, que dans les dogmes.

Qu’est-ce, après tout, que cette agitation messianique, qui, née au fond de l’Orient, s’étend comme une tempête sur l’Égypte, l’Asie mineure, la Grèce, et bientôt envahit l’Occident, si ce n’est la révolution des esclaves ? Dans le principe, les promoteurs du mouvement sont les Césars ; et ce n’est pas sans raison que le Juif Josèphe, et bien d’autres à son exemple, regardèrent l’empereur comme le messie. Mais précisément parce que quelques-uns trouvaient le messie dans César, le messie symbolisait l’idée : qu’importait après cela le choix de la personne ?

Ce qui, du reste, assura au judaïsme et à la secte qui s’en détacha la prépondérance dans le nouvel ordre d’idées, ce fut son histoire.

XXIV

Le judaïsme avait été une religion d’affranchissement. Les livres juifs sont pleins du souvenir de la servitude d’Égypte ; dans les institutions tout en parle, tout la rappelle. La servitude de Babylone avait laissé une impression encore plus profonde ; et maintenant, après la mort d’Agrippa, dernier du sang des Macchabées, la Judée, réduite en province romaine, gémissait avec le monde entier sous une oppression qui semblait ne pouvoir plus finir.

Il y eut un jour cependant où le monde put se croire libre. Au même moment, les Juifs se révoltent dans la Palestine, les Numides dans l’Atlas, les Bagaudes dans la Belgique ; l’Espagne s’ébranle. Pour comble, trois prétendants à l’empire s’élèvent à la fois ; la guerre civile dévore l’Italie, de vastes incendies consument les villes et les temples, un tremblement de terre fait tomber le Capitole.

Les peuples effrayés crurent à la fin du monde : cet effroi sauva l’empire. Les traditions étaient perdues. Ni foi, ni patriotisme ; rien que le chagrin de la servitude : c’était trop peu pour la liberté. Partout le bourgeois n’attendait son salut que de la faveur de César ; abandonnée à elle-même, la plèbe restait impuissante. L’insurrection, promptement réprimée dans la Gaule et l’Afrique, fut enfin écrasée dans l’affreuse guerre de Judée. Et ceux qui un moment avaient cru à la fin de l’empire, qui l’avaient souhaitée peut-être, durent se résigner à n’attendre de relâche que de l’empire même.

Trois fois domptés, sous les Pharaons, les Nabuchodonosors et les Césars, les Juifs semblaient le mythe vivant de la servitude. Leur histoire, d’un bout à l’autre, devenait une allégorie, un type. L’allusion fut saisie avidement, creusée, développée : l’idée messianique, qui d’ailleurs rencontrait partout des analogues, servit de mot d’ordre. Le plus respectable et le plus infortuné de tous ces représentants de l’idée messianique, que la politique romaine avait envoyés l’un après l’autre au supplice, un nommé Jésus, nouveau Moïse, nouveau Josué, nouveau David, nouveau Zorobabel, nouveau Macchabée, fut déclaré Sauveur, peut-être parce que moins qu’aucun autre il s’était montré hostile aux Romains. Jamais il ne parla d’émanciper les esclaves ni d’affranchir son pays ; et jamais cependant novateur ne fut si bien compris à demi-mot, entouré d’une popularité pareille. Lui mort, ses disciples, fidèles à l’ordre, se dérobent à la persécution des zélateurs ; la haine que leur portent les Juifs les sauve de l’animadversion des Romains, et le christianisme est fondé sur les ruines de Jérusalem, dans le sang et la graisse de un million trois cent quarante mille Juifs de tout âge et de tout sexe, dernier holocauste à Jéhovah.

XXV

Le rôle des chrétiens, pendant la guerre de Titus et celle d’Adrien, ne fut pas le plus héroïque. Un mot les excuse : la liberté ne pouvait plus être revendiquée par les armes ; le combat devait être livré aux institutions. Quand la guerre de nationalité, combinée avec la guerre civile, n’amenait que le désastre, qui pouvait songer à une insurrection des esclaves ?

Les apôtres n’eurent garde, par des proclamations intempestives, d’attirer sur eux la colère des empereurs : ils recommandèrent la patience, dissimulèrent leurs espérances, déguisèrent leurs principes, affectèrent une soumission rigoureuse à l’ordre établi, et, ne pouvant attaquer la réforme de front, dans les intérêts, s’enveloppèrent des voiles de la religion. La religion, dans les mœurs de l’époque, c’était le plus pour obtenir le moins. Quelle apparence, en effet, d’aller soutenir contre les Césars, et leurs prétoriens, et leur plèbe, que tout homme vivant dans l’empire devait être reconnu citoyen de l’empire, ce qui emportait l’affranchissement immédiat de tous les esclaves, et que tout citoyen de l’empire en était, pro suâ virili, le souverain, ce qui impliquait le rétablissement de la république ? Au lieu de cela, les chrétiens se disaient tous fils de Dieu, frères du Christ, égaux par la grâce ; et pour célébrer cette égalité ils se réunissaient dans des banquets fraternels, une saturnale de chaque semaine et de toute l’année. N’était-ce pas, en fait comme en droit, abolir l’esclavage ?

« Mon royaume n’est pas de ce monde », font-ils dire à leur Christ, protestant hautement ainsi que le messianisme, représenté par eux, a cessé d’être le compétiteur de César. Accusé par les Juifs, Paul s’écrie : J’en appelle à César ; ce qui voulait dire : Je reconnais l’empereur, et je proteste contre l’insurrection. Aussi César, — c’était Néron, ne vous déplaise, — ne traita d’abord point mal l’Apôtre ; il l’autorisa à prêcher à Rome et partout contre le messianisme juif, le seul que redoutassent les Romains.

Dans leur prédication, les apôtres ne cessent de recommander aux esclaves la résignation et l’obéissance. « Esclaves, dit Pierre, soyez soumis à vos maîtres en toute crainte, non-seulement aux bons et aux modérés, mais même aux méchants. » Et pour motif il leur présente l’exemple du Christ, pauvre, persécuté toute sa vie, et à la fin crucifié, quoique innocent. Paul, avec l’hyperbole qui lui est familière, va plus loin encore ; il dit : « Que chacun demeure dans la condition où il a été appelé (à la foi). As-tu été appelé esclave, ne t’en soucie ; quand même tu pourrais recouvrer la liberté, garde plutôt ta servitude. » Et la raison de cet étrange conseil ? C’est, remarquons ceci : « que le chrétien n’est plus esclave de l’homme ; il n’est le serviteur que de Dieu ! » D’ailleurs, il n’y en a pas pour longtemps : « La crise est imminente », dit Paul ; « La fin de toutes choses approche », répond Pierre. (Paul, I Cor., VII, 21-26 ; Ephes., VI, 58 ; Tit., II, 9 ; I Petr., II, 18 ; IV, 7.)

Le monument le plus curieux à cet égard est l’épître de Paul à Philémon. Elle n’a aucun sens, ou elle montre, avec la dernière évidence, que l’abolition de l’esclavage est si bien le fond du christianisme, que l’Apôtre est forcé d’en faire pour ainsi dire ses excuses !

« Je t’implore, dit-il à son ami Philémon, après de grands éloges de sa charité, de sa foi, de ses bonnes œuvres, de sa sainteté ; je t’implore pour mon cher fils Onésime, que j’ai engendré dans les fers… Pense que, s’il t’a quitté pour un moment, c’est afin de te rejoindre dans l’éternité, non plus comme esclave, mais comme frère… J’eusse bien voulu faire de lui un ministre de l’Évangile ; j’ai mieux aimé te le renvoyer, car je ne veux rien sans ton consentement. Pardonne-lui donc, si tu m’aimes ; et s’il t’a fait quelque tort, impute-le-moi. »


Ainsi tous les liens sont rompus. Dans les passages même où les apôtres recommandent la soumission, affirment de bouche le devoir de la servitude, ils avertissent les esclaves qu’ils ne relèvent que de Dieu, et ils ajournent la délivrance à la crise finale, laquelle, assurent-ils, ne saurait tarder. L’idée est dans tous les esprits ; elle y est si bien que les chrétiens entre eux s’en trouvent gênés, qu’un saint Paul n’ose demander à un saint Philémon la liberté d’un saint Onésime, et que la grande affaire vis-à-vis des païens est de ne se pas compromettre.

Plus tard, sous Trajan, Marc-Aurèle, Septime-Sévère, Dèce, Aurélien, l’Église persiste dans cette tactique sinueuse, qui fut de tout temps celle des opprimés. Lorsque les proconsuls interrogent les chrétiens et leur demandent ce qu’ils font dans leurs assemblées nocturnes : Nous prions, répondent ceux-ci, pour le salut de César et la prospérité de l’empire, Domine, salvum fac imperatorem… ; ce qui ne les empêche pas d’écrire contre l’empereur et l’empire d’atroces pamphlets, dans le genre de l’Apocalypse. Jamais, certes, on ne leur reprocha d’exciter les esclaves contre les maîtres, de les receler, de leur procurer des moyens d’évasion et des asiles ; ils faisaient mieux : ils niaient la religion de l’État, base de l’empire et de la société ; ils détruisaient dans les âmes la loi d’égoïsme, la remplaçant par celle qu’ils nommaient eux-mêmes loi d’amour.

En quoi maintenant consistait cette loi ? C’est ce que nous avons à déterminer.

XXVI

Le Christ avait dit : Aimez-vous les uns les autres. Belle parole, dont rien n’était, ce semble, plus aisé que de déduire ce corollaire : Servez-vous les uns les autres. De la réciprocité d’amour à la réciprocité de service, il n’y avait pas plus loin que du principe à la conséquence. Comment cette conséquence n’a-t-elle pas été tirée ?

Ah comment ! c’est que le Christ, messager d’amour, victime expiatoire, ne reconnaissait pas le Droit de l’homme, et que le Droit seul peut avoir raison de l’égoïsme.

« Il n’y a que deux lois au monde, dit à ce propos M. Blanc-Saint-Bonnet : la loi de nature, dans laquelle les espèces supérieures mangent les inférieures ; et la loi divine, dans laquelle les êtres supérieurs secourent les plus faibles. En dehors du christianisme, l’homme est toujours anthropophage. Si la loi de charité est tarie dans vos cœurs, la loi de l’animalité vous reprendra. »


Mais, objectez-vous, il ne s’agit ici ni de charité ni d’assistance ; il s’agit de balance. On demande que le salaire soit réglé proportionnellement au produit, que le travailleur ait part à la rente et au bénéfice…

Le mystique ne vous entend pas : la charité lui corne aux oreilles ; il répond :

« Régler les salaires sur les besoins serait une chose si belle que ce serait toucher le but. Malheureusement les besoins de l’homme dépassent deux ou trois fois son salaire. » (De la Restauration française, p. 90 et 112.)

Conclusion : Puisque le besoin ne saurait être jamais satisfait, que le paupérisme est la loi de la nature, il ne reste qu’une chose à faire, c’est de contenir la concupiscence par la discipline et la charité !

En matière de réforme, ce n’est pas d’ordinaire la notion du but qui fait défaut, pas plus que la bonne intention, c’est le moyen. La Convention put bien un jour décréter l’émancipation des noirs ; comme elle ne sut en faire des travailleurs, elle n’en fit pas non plus des hommes libres. Tout de même l’Évangile put bien aussi annoncer la rédemption du genre humain, la liberté des esclaves, l’égalité de tous les hommes devant Dieu ; comme il ne sut convertir en proposition de droit ce qui, dans sa pensée, ne devait être que le triomphe de la charité, comme il répugnait même à la pensée évangélique qu’une pareille conversion eût lieu, il ne réussit pas mieux que la Convention : il n’y eut jamais moins d’égalité que parmi les frères en Jésus-Christ.

En principe, le baptême avait tranché la question de l’esclavage quant à ce qui touche la coercition de l’homme par l’homme ; mais restait à vaincre la fatalité du travail, à faire la balance du salaire, à organiser l’atelier : triple problème, que le dogme chrétien, de même que le dogme païen et mosaïque, préjugeait insoluble, ce qui ramenait fatalement la servitude.

Plus on approfondit la situation, plus on découvre que le christianisme, sur cette formidable question du travail, comme sur toutes les autres, était condamné à l’impuissance.

Le Travail, selon le dogme antique, était réputé afflictif et infamant : le christianisme essaierait-il d’en répartir le fardeau et la honte ? C’eût été admettre dans l’homme un droit antérieur à la chute, supérieur à la rédemption, entraînant dans l’application tout un système de rapports incompatibles avec la discipline épiscopale et l’autocratie de César. C’était impossible. « Le Travail, dit M. Saint-Bonnet, est non-seulement une peine, c’est encore un frein. » M. Guizot ne l’entend pas non plus autrement. Or, on use du frein proportionnellement à l’indocilité de l’animal : la répartition égalitaire ne peut ici s’admettre.

Le Travail soulevait la question de propriété : le christianisme procéderait-il au partage des terres ? ferait-il une loi agraire ? C’eût été nier la prédestination, la Providence, la distinction des riches et des pauvres, finalement la chute originelle. M. Blanc Saint-Bonnet ajoute une autre raison : La propriété, c’est-à-dire la propriété féodale, la grande propriété, est le réservoir du capital. Distribuez la propriété, la source des capitaux est tarie. Impossible.

Le Travail supposait, du patron à l’ouvrier, un rapport de subordination : le christianisme entreprendrait-il de fondre les intérêts, en égalisant les profits et le salaire ? C’eût été renverser la hiérarchie sociale, introduire l’anarchie dans l’Église : toutes choses condamnées depuis comme hérétiques et athées. Impossible.

De par sa théologie, il était interdit au christianisme d’entrer dans cette route. Mais alors de quoi servait-il ? À quoi se réduisait la rédemption ? Qu’est-ce que gagnait l’esclave à l’affranchissement ? Fallait-il tant de bruit pour une liberté dont tout le privilége était de pouvoir mourir de faim sans s’exposer à la vengeance du maître ?

Ce n’étaient pas là de médiocres difficultés ; et j’imagine que plus d’une fois les évêques, embarqués sur cet océan sans fond ni rives, aux prises avec la réalité quotidienne, sentirent refroidir leur zèle. De toutes parts la multitude affamée, demandant la richesse, le repos, les jouissances, arrivait hurlant : la payerait-on toujours de sermons et de promesses ? Le temps était venu de commencer la croisade contre les dévorateurs de la terre et de les dévorer à leur tour, suivant la parole du Christ : Heureux ceux qui ont faim, parce qu’ils seront rassasiés ! Malheur aux riches !

Un moment il y eut de l’hésitation : ce fut quand les sectes gnostiques travaillèrent l’Église. Presque toutes avaient pris le christianisme au sens du temporel : c’était fait de la nouvelle religion si cette tendance l’eût emporté. Les empereurs en eussent été quittes pour une nouvelle guerre servile, et le réformateur de Nazareth tiendrait aujourd’hui moins de place dans l’histoire que Spartacus.

La religion, enfin, fit reculer la concupiscence. La gnose elle-même, c’est-à-dire la spiritualité, fut le moyen dont se servirent les évêques pour réagir contre les ardeurs gnostiques ; la conversion de Constantin, qui se réunit aux conservateurs, porta le dernier coup aux révolutionnaires. L’esclavage gagna sa cause ; mais celle du travail fut ajournée à quinze siècles.

XXVII

Ce que le christianisme, sous le nom d’abolition de l’esclavage, a fait pour le travailleur, tout le monde le sait.

Auparavant, sous la loi d’égoïsme, le Travailleur, enlevé à la chasse, conquis à la guerre, ou livré par la misère, instrument d’exploitation, meuble, chose, ne comptait pas comme personne, comme âme, dans la famille ni dans la cité. Il ne faisait point partie de la nation ; il y était sans intérêt, comme dans la famille il était sans volonté et sans patrimoine.

Sous la loi d’amour, tout cela va changer. Le Travailleur fera partie de la famille, il pourra même avoir une famille ; il disposera, jusqu’à certain point, de sa personne ; il aura un pécule, un domicile, une possession, voire un héritage. Il figurera à sa place dans la nation et dans l’État. La religion l’entourera des mêmes grâces que le noble et l’empereur, et devant Dieu le fera son égal. Seulement, par la constitution féodale, par la dîme ecclésiastique, par la mainmorte, la corvée, l’impôt, les maîtrises, l’inégalité plus ou moins grande du salaire et du produit, les choses seront arrangées de telle manière qu’il restera éternellement, et par privilége, voué au labeur, attaché à la glèbe, et que cette triste prérogative deviendra même loi de l’Église et de l’empire. En un mot, la classe travailleuse sera toujours la classe sacrifiée, celle que la nature et la Providence, le prince et le prêtre, le philosophe et le spéculateur, d’un consentement unanime, ont condamnée à faire le service de la civilisation dont elle est exclue, et sans autre compensation pour elle que le ciel.

Du reste, la même foi qui faisait du travail un motif de résignation pour la classe la plus nombreuse faisant en même temps de l’aumône une condition de salut pour les riches, les établissements de bienfaisance, servant de palliatifs au paupérisme, ne manqueront pas ; il y aura, comme dit M. Moreau-Christophe, un hospice pour chaque espèce de misère. Ajoutez le travail et la vie en commun dans les maisons religieuses, et tous ces essais d’organisation sociale, déjà renouvelés des Grecs, que le dix-neuvième siècle a cru inventer : communisme, saint-simonisme, phalanstérianisme, etc. Le droit seul est écarté, comme il l’a été par les utopistes contemporains, le droit, qui ne laisse rien à faire à la fantaisie, au roman et au mélodrame.

Je dis donc : 1o que le problème du travail ainsi traité demeure entier ; que la loi d’amour, pas plus que la loi d’égoïsme, ne l’a résolu. Et ma raison est simple : c’est qu’elles ne font l’une et l’autre que consacrer, sans discussion, le fatalisme du travail et son inévitable conséquence, savoir la division de l’Humanité en deux classes : l’une supérieure qui jouit et commande, l’autre inférieure qui sert et s’abstient.

J’ajoute : 2o que, le problème ainsi posé et reposé par les deux grandes phases religieuses, il est inévitable que la solution se produise. Et ma raison est encore que, ces deux phases étant en progrès, la première ayant reconnu à l’esclave un droit à la VIE et le protégeant contre les mauvais traitements, mais sans lui accorder de personnalité, la seconde ayant reconnu sa personnalité, mais sans lui accorder de propriété, il faut maintenant, et de toute nécessité, que le droit personnel amène le droit réel, que la loi d’amour devienne loi de Justice, à peine d’inconséquence et de rétrogradation.

XXVIII

Considérez en effet que la religion, que nous venons de suivre par deux fois à l’œuvre, et dont nous avons vu l’enfantement, n’a nullement fourni la preuve de l’hypothèse sur laquelle elle repose. La religion, par sa nature, ne discute point ; elle n’analyse, ne raisonne, ni ne compare ; elle ne vérifie, ne constate, ne démontre quoi que ce soit. Elle ne s’établit juge et interprète d’aucune question. Elle ne fait que redire des problèmes, elle est elle-même un problème. La religion s’empare du préjugé tel qu’il se présente, de la routine telle qu’elle existe ; puis elle en fait des allégories, elle les figure par des rites, dont elle amuse les croyants, comme si elle voulait seulement graisser, huiler et beurrer des ressorts qui grincent, mais qu’elle ne connaît pas.

Voici l’esclavage, établi, par l’effet de la barbarie primitive, dans l’habitude des nations et jusque dans la conscience des esclaves : la religion ne discutera pas l’esclavage ; elle l’accepte comme divin, ou, ce qui revient au même, comme d’institution naturelle, fatale. Son spiritualisme n’ira pas plus loin ; il lui commande, au contraire, de s’arrêter là. Seulement elle dira au maître de l’esclave, comme chez nous le législateur au maître du cheval : Tu ne le maltraiteras point, tu ne le tueras pas sans motif, et tu le laisseras reposer un jour par semaine. Si sa fille plaît à tes yeux, tu pourras en user, mais à condition de la nourrir, etc.

Avec le laps de temps et les révolutions des empires, l’esclavage a-t-il faibli dans l’opinion et dans les mœurs ; sa pratique est-elle devenue incommode, onéreuse, impossible, la religion abdique son vieux dogme, se présente avec d’autres formules, et s’écrie : Plus d’esclaves ! Mais elle ne s’est pas pour cela éclairée sur le travail : à cet égard, sa foi n’a pas changé. Et comme elle se dit que le travail est misérable, qu’il ne peut y avoir d’heureux que ceux qui font travailler les autres, qu’il y aura par conséquent toujours des serviteurs et des maîtres, des pauvres et des riches, elle fait en sorte que l’homme de service soit libre, de toute la liberté qui peut s’étendre du centre de la conscience à la périphérie du corps ; elle lui dénie toute justice et autorité sur les choses.

Au fond la religion ne change pas : comme le spiritualisme dont elle est l’expression, elle est immuable. Mais il y a quelque chose qui, sous elle et en dépit d’elle, progresse et change, c’est l’Humanité. Un jour vient donc où l’Humanité, raisonnant son propre progrès, élève le doute sur l’hypothèse même qui a servi jusque-là de fondement et de motif à sa foi, et se demande :

Qu’est-ce que le travail ?

Qu’est-ce que la Justice dans le travail ?

Ceux-ci sont-ils moins spirituels qui travaillent, ceux-là le sont-ils plus qui ne travaillent pas ?

C’est précisément ce qui arrive à cette heure. Un esprit nouveau agite le monde. Comme autrefois, les peuples aspirent à la liberté ; les masses laborieuses réclament des garanties, la fin de l’exploitation égoïste, la Justice dans le travail, comme dans la propriété et dans l’échange. Et comme autrefois aussi reparaissent, pour combattre ces prétentions nouvelles, les priviléges surannés, l’arbitraire des fortunes, les traditions d’école, le mauvais vouloir de l’État. Ce n’est plus la tribu hébraïque avec ses deux catégories d’esclaves, ni le patriciat romain avec son système de clientèles, ni la féodalité du moyen âge avec sa savante et théologale hiérarchie. C’est la commandite capitaliste, avec concession du prince et subvention de l’État, constituée sur les épaules du travailleur comme l’Etna sur le dos de Typhoé. Ici la révélation n’a plus rien à dire ; les formules mystiques sont elles-mêmes mises en question. Rien que la science n’est capable de faire franchir à l’Humanité cette passe décisive. Si une dernière et plus éclatante manifestation de la Justice ne vient éclairer la raison des peuples, le travail succombe, de nouvelles chaînes lui sont forgées pour des siècles, et nul ne peut dire ni quand ni si jamais la liberté paraîtra.

En présence de ce mouvement nouveau, quelle est l’attitude de l’Église ?

De toutes parts, en 1846, 1847, 1848, les peuples ont tendu leurs bras vers elle : Soyez avec nous, nous sommes la génération du Christ. Bénissez nos piques, bénissez nos arbres de liberté. — Soyez avec nous, ont répété les purs démocrates, mandataires officieux de la Révolution. Ne maudissez ni 89 ni 93. Voici renaître la Constituante et la Législative ; avec elles la Convention, le club des Jacobins, la sainte Montagne. Nos pères ont envoyé les athées à l’échafaud : faites alliance avec la Révolution. — Soyez avec nous, ont crié les fils de Voltaire : que la raison et la foi aient chacune leur domaine. La guerre du libre examen est terminée ; la philosophie, devenue conciliante, ne demande qu’à vous élever sur un trône de lumière. — Soyez avec nous, a crié le chœur des socialistes, saint-simoniens, phalanstériens, communautaires. Et nous aussi, nous relevons de la charité. Laisserez-vous sécher cette fleur qui fait votre gloire, comme elle fit la force du Christ et des prophètes ?

Triste méprise, et qui prouve combien l’Europe, en 1848, était au-dessous de sa propre pensée. Le travail n’a plus rien à faire avec l’amour : c’est la Justice, c’est la science, qu’il réclame, Or, la science est l’évacuation du dogme, comme dit l’Apôtre.

L’Église a répondu :

Si vous êtes enfants du Christ, bas les armes ! respect aux princes ! Toute autorité est établie d’en haut, et le règne du Christ n’est pas de ce monde.

Si vous reconnaissez un Être suprême, à genoux devant le Crucifié. Dieu n’est rien s’il ne se révèle ; et cette révélation, c’est moi qui en suis l’organe. Révolutionnaires, Dieu vous le dit par ma bouche : faites pénitence du crime de vos pères.

Si vous admettez la légitimité de la foi, produisez-en les actes. À confesse, philosophes ; vous raisonnerez ensuite de omni scibili, votre billet d’absolution dans la poche.

Si vous faites profession de charité, que réclamez-vous ? Pourquoi ces cris contre ce qu’il vous plaît d’appeler Exploitation de l’homme par l’homme, féodalité mercantile, privilége ? Que signifie ce prétendu Droit au travail ? Socialistes, je ne vous connais pas.

Il faut l’avouer, avec des procureurs qui commençaient par implorer l’ennemi, la cause de la Révolution était perdue d’avance. Quelle idée, à propos du travail, de se réclamer du Christ, d’en appeler à Dieu et à l’Église ! Comme si l’esclavage, le servage, le salariat, l’exploitation de l’homme par l’homme, n’étaient pas, aussi bien que le gouvernement de l’homme par l’homme, d’institution divine !

C’est au nom du spiritualisme que quelques-uns prétendent aujourd’hui fonder l’égalité : comme si le spiritualisme n’était pas, par lui-même, la déchéance de la chair, de même que le matérialisme, nous l’avons vu par M. Enfantin, est la déchéance de l’esprit ; comme si par conséquent le but de toute religion, de quelque principe qu’elle émane, n’était pas de prêcher la résignation aux subalternes, la clémence aux supérieurs, la foi à tous !…


CHAPITRE V.

Droit du travailleur d’après la Révolution. — Charte du Travail : Loi de Justice.

XXIX

La Franc-maçonnerie.

Le 8 janvier 1847, je fus reçu franc-maçon au grade d’apprenti, dans la loge de Sincérité, Parfaite Union et Constante Amitié, Orient de Besançon.

Comme tout néophyte, avant de recevoir la lumière, je dus répondre aux trois questions d’usage :

« Que doit l’homme à ses semblables ?

« Que doit-il à son pays ?

« Que doit-il à Dieu ? »

Sur les deux premières questions, ma réponse fut telle, à peu près, qu’on la pouvait attendre ; sur la troisième je répondis par ce mot : la Guerre.

Justice à tous les hommes.

Dévouement à son pays,

Guerre à Dieu :

Telle fut ma profession de foi.

Je demande pardon à mes respectables frères de la surprise que leur causa cette fière parole, sorte de démenti jeté à la devise maçonnique, que je rappelle ici sans moquerie : À la gloire du grand Architecte de l’Univers.

Introduit les yeux bandés dans le sanctuaire, je fus invité à m’expliquer devant les frères sur ce que j’entendais par la guerre à la Divinité. Une longue discussion s’ensuivit, que les convenances maçonniques me défendent de rapporter. Ceux qui connaissent mes Contradictions économiques, et qui liront ces Études, pourront se faire une idée des considérations sérieuses sur lesquelles je fondais alors et affirme encore aujourd’hui mon opinion. L’antithéisme n’est pas l’athéisme : le temps viendra, j’espère, où la connaissance des lois de l’âme humaine, des principes de la Justice et de la raison, justifiera cette distinction, aussi profonde qu’elle paraît puérile.

Dans la séance du 8 janvier 1847, il était impossible que le récipiendaire et les initiés se comprissent.

Ni moi je ne pouvais pénétrer la haute pensée de la franc-maçonnerie, n’en ayant pas vu les emblèmes ; ni mes nouveaux frères ne pouvaient reconnaître leur dogme fondamental sous une expression blasphématoire, qui renversait les habitudes du langage vulgaire et toute la symbolique religieuse.

C’est le sentiment qui resta dans les esprits, et qui fit passer outre à la cérémonie.

Après avoir subi les épreuves, le bandeau tomba enfin de mes yeux, et je me vis entouré de mes frères, revêtus de leurs insignes, tenant leurs épées dirigées sur ma poitrine ; je reconnus les emblèmes sacrés ; on me fit asseoir à mon rang parmi les adeptes, et l’orateur de la loge, le vénérable frère P***, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-douze ans, doyen de tous les maçons du globe, prononça le discours de ma réception. Qu’il reçoive ici le témoignage public de ma reconnaissance et de mon respect.

Eh bien ! s’écrie le lecteur, qu’avez-vous vu dans cette fameuse maçonnerie, aux mystères si terribles, contre laquelle l’abbé Barruel aboya tant d’injures dans son Histoire du Jacobinisme, et que l’abbé Proyart et autres accusèrent ensuite d’avoir fait la Révolution ?

Ce que j’y ai vu, je vais vous le dire. Les sociétés maçonniques, placées sous le regard du pouvoir et le patronage des hauts dignitaires, n’ont plus de secrets. Leurs mots de passe, leurs termes cabalistiques, leurs signes et attouchements, tout cela est connu, imprimé, publié, et court les rues. Quant à la doctrine, depuis que la tolérance est devenue par tout le globe un principe de droit public, et le déisme un pied-à-terre provisoire pour tous ceux qui ont renoncé à la religion de leurs pères, on peut dire qu’elle est entrée dans la circulation générale. Le silence recommandé aux frères ne porte en réalité que sur les affaires de la société et les choses personnelles.

Mais par delà le déisme et la tolérance, que les loges dissimulaient avec tant de soin il y a soixante-quinze ou quatre-vingts ans, et qui forment encore aujourd’hui la substance de leur enseignement officiel ; par delà ce cérémonial qui n’a plus même le mérite d’exciter la curiosité des profanes, il est une philosophie supérieure qui ne se communique point, attendu qu’elle est demeurée lettre close pour tout le monde, que je puis révéler par conséquent sans manquer au serment maçonnique, puisque je n’en dois l’intelligence qu’à moi-même, bien qu’elle constitue selon moi le véritable mystère, le dogme glorieux et fondamental de la franc-maçonnerie.

J’ose espérer que cette exposition rapide sera reçue avec bienveillance, sans approbation ni désapprobation, par toutes les loges de France et de l’étranger. Nos Vénérables sauront comprendre qu’autant l’enseignement de pareilles idées, s’il était secret, pourrait avoir de péril pour la société qu’ils représentent, autant il est utile à cette société que le public soit saisi de principes qu’elle sera toujours à temps de désavouer s’ils sont jugés faux, mais dont tout l’honneur lui revient légitimement, si la conscience universelle les réclame.

XXX

Anti-conceptualisme maçonnique. — Idée de Dieu.

Toute doctrine religieuse ou se disant telle se caractérise par le concept métaphysique qui lui sert de base.

La plus ancienne théologie reposait sur l’idée de substance ; elle aboutissait, comme la philosophie de Spinoza, au panthéisme. Or, notons ce point : Qu’est-ce que la substance ? Ce que l’entendement conçoit comme le soutien ou substratum des phénomènes, mais qui, échappant aux sens, impénétrable à la connaissance, reste pour la raison comme une simple hypothèse de la logique, une conception.

La théologie juive eut pour dominante la notion de cause, force, puissance, virtualité. Son Dieu, rouach elohim, souffle divin ou esprit des forces, autrement dit Jehovah, puissance, est un principe différent de la matière, qu’il crée, anime, façonne, par son action souveraine. Mais qu’est-ce que la cause, ou la force, en soi ? Encore une hypothèse de l’entendement, quelque chose d’ultra-phénoménal, une conception. Comme pendant du substantialisme de Spinoza, nous avons le dynamisme de Leibnitz.

La théologie chrétienne élève sur ces deux concepts, substance et cause, celui d’Intelligence ou Verbe. De là le gouvernement de la Providence et le règne des âmes, avec l’économie religieuse et sociale qui en découle. Mais qu’est-ce qu’une âme ? Quelle est cette entité, que Descartes définit, par une expression contradictoire, substance immatérielle ?… Une fiction de la pensée, c’est-à-dire toujours une conception.

Le conceptualisme, la négation de toute phénoménalité, tel est donc le caractère fondamental de toutes les anciennes doctrines religieuses, disons-le tout de suite, la condition sine quâ non de toute théologie.

Bien différente est la théologie des francs-maçons, et par suite leur théodicée. Elle sort des conceptions ontologiques, et prend pour assise une idée positive, phénoménale, synthétique, hautement intelligible : c’est l’idée de rapport ; et comme ce mot de rapport, par sa généralité, semble participer de la nature conceptualiste des notions précédentes, la Raison maçonnique lève tout doute à cet égard en concrétant et définissant son principe sous l’expression d’équilibre.

C’est ce qu’indique à qui veut l’entendre le triple emblème, devenu plus tard celui de la Révolution : Aplomb, Niveau, Équerre.

L’équilibre : voilà une idée qui fait image, qui se voit, qui se comprend, qui s’analyse, qui ne laisse derrière elle aucun mystère. Tout rapport implique deux termes en équation : rapport et équilibre sont donc synonymes, il n’y a pas à s’y méprendre.

De l’idée de rapport ou d’équilibre la franc-maçonnerie déduit sa notion de l’être divin.

Le Dieu des maçons n’est ni Substance, ni Cause, ni Âme, ni Monade, ni Créateur, ni Père, ni Verbe, ni Amour, ni Paraclet, ni Rédempteur, ni Satan, ni rien de ce qui correspond à un concept transcendantal : toute métaphysique est ici écartée. C’est la personnification de l’Équilibre universel : il est l’Architecte ; il tient le compas, le niveau, l’équerre, le marteau, tous les instruments de travail et de mesure. Dans l’ordre moral il est la Justice. Voilà toute la théologie maçonnique.

Du reste, point d’autel, point de simulacres, point de sacrifices, point de prière, point de sacrements, point de grâces, point de mystère, point de sacerdoce, point de profession de foi, point de culte. La société franc-maçonne n’est pas une église ; elle ne repose pas sur un dogme et une adoration ; elle n’affirme rien que la raison ne puisse clairement comprendre, et ne respecte que l’Humanité. Est capable, en conséquence, d’être reçu franc-maçon, de quelque religion qu’il soit, quiconque pratique la Justice et sert ses semblables, de quelque religion qu’ils soient eux-mêmes.

Il faudrait être étrangement pauvre d’esprit, ce me semble, pour ne pas voir que ce rationalisme tolérant, fondé sur le dédain de toute théologie et la substitution au concept métaphysique de l’idée positive et formelle, est la négation même de l’élément religieux, remplacé dans la conscience du franc-maçon par la Justice.

La théologie de la loge, en un mot, est le contre-pied de la théologie.

Aussi n’ai-je pas besoin d’insister davantage sur cet anti-conceptualisme de l’enseignement maçonnique pour montrer combien, en déclarant la guerre, suivant mon expression malheureuse, à tous les dieux substantiels, causatifs, verbaux, justifiants et rédimants, Elohim, Jéhovah, Allah, Christos, Zeus, Mithra, etc., j’étais, sans le savoir, d’accord avec la pensée profonde de la franc-maçonnerie.

Et moi aussi, aurais-je pu dire à la respectable assistance, j’affirme, comme idée souveraine et régulatrice dans les âges futurs, le Rapport, l’Équilibre, le Droit. Je regarde comme de purs instruments dialectiques, subordonnés à cette idée, les concepts de substance, cause, esprit, matière, âme, vie ; je professe la Justice gratuite et sans récompense. Sous le bénéfice de cette explication, et comme je ne veux contrister personne, je consens à rendre gloire avec vous, mes frères, au grand Architecte, immanent dans l’Humanité, et dont le lumineux triangle, plus précieux pour moi que le nom de Jéhovah que vous y avez inscrit, m’a révélé toutes ces choses.

Voilà pour la théologie, ou philosophie spéculative, des francs-maçons. Elle se résume, comme l’on voit, dans la prépondérance de l’idée sensible et intelligible sur le concept métaphysique et inintelligible, idée dont la représentation la plus complète est l’équilibre. Elle fait suite aux anciennes théologies, polythéiste, judaïque et chrétienne, de même que l’idée dont elle émane fait suite aux concepts de substance, cause, esprit, qui servirent à fonder ses devancières ; et cette suite, qui rappelle la progression historique d’Aug. Comte, théologie, métaphysique, science, nous annonce que nous touchons à la loi de Justice, synthèse de la loi d’égoïsme et de la loi d’amour.

Reste à voir maintenant quelle est la théodicée ou philosophie pratique des francs-maçons ; ce qui nous ramène à la question que nous nous sommes spécialement proposée dans cette Étude, la victoire de la liberté sur la fatalité dans le travail.

XXXI

L’origine de la philosophie et des sciences découverte dans la spontanéité travailleuse de l’homme. — Alphabet industriel.

Chose singulière, dont il était impossible de se douter avant que la pression révolutionnaire nous eût mis sur la trace, le problème de l’affranchissement du travail est lié à celui de l’origine des sciences, de telle manière que la solution de l’un est absolument nécessaire à celle de l’autre, et que toutes deux se résolvent en une même théorie, celle de la suprématie de l’ordre industriel sur tous les autres ordres de la connaissance et de l’art.

C’est ce qui résulte de la proposition ci-après, dont la démonstration fera l’objet de ce chapitre :

L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent.

Cela signifie que toute connaissance, dite à priori, y compris la métaphysique, est sortie du travail pour servir d’instrument au travail, contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, accrédités par la politique de tous les siècles.

Et voilà aussi ce qu’attestent les muets emblèmes de la franc-maçonnerie, devenue presque ridicule depuis que sa pensée ne marchant plus, elle semble avoir perdu ses secrets.

Qui ne s’est posé, maintes fois cette question : Par où l’homme, s’élevant tout à coup au-dessus de l’instinct, est-il entré dans la sphère intellectuelle ? Quel a été le premier pas, en quoi a consisté le premier acte de sa raison ? Ou, pour mieux dire, comment, chez l’homme primitif, l’instinct, suivant sa propre destinée, est-il devenu intelligence ? Car tout le monde est ici d’accord : l’intelligence n’est autre que l’instinct lui-même se produisant sous une nouvelle forme ; c’est l’instinct en évolution, qui se reconnaît, se réfléchit, s’analyse, se mesure, et, procédant avec une conscience de plus en plus parfaite, se déroule en raisonnement et crée sa dialectique.

Rien de plus attrayant en général que la recherche des origines ; mais parmi tant de choses dont nous aimons à savoir les débuts, il n’en est aucune qui nous intéresse plus vivement que la raison.

Si nous interrogeons la science sur ses commencements, elle nous répond en nous montrant ses éléments, des sons vocaux, des lettres, des chiffres, des figures, en un mot des Signes.

La logique y ajoute ses conceptions ou catégories, avec ses genres et ses espèces, formules générales de la pensée parlée, encore des signes.

C’est avec cela que l’homme aborde la phénoménalité extérieure et sa propre essence ; qu’il observe, calcule, ramène tout à des lois de plus en plus générales, et élève l’édifice à jamais inachevé de son savoir.

Mais comment l’homme a-t-il inventé le signe ?

Qui dit signe dit déjà abstraction, concept, et nous n’en sommes encore qu’à la sensation. Le signe suppose la préexistence d’une idée générale, qui elle-même suppose la préexistence d’un signe ; c’est ainsi du moins que nous sommes forcés d’en juger, nous qui n’apprenons rien autrement. De sorte que, comme Rousseau le remarquait de la parole, nous tournons dans un cercle infranchissable. Si l’œuf est sorti de la poule, ou si la poule est sortie de l’œuf ! Qui débrouillera ce mystère ?

Les partisans de la révélation primitive, chrétiens et néo-platoniciens ou éclectiques, ne sont pas embarrassés. L’homme, formé de limon par la main du Créateur, a été instruit par les anges, qui lui communiquèrent, avec la parole, les premiers éléments des connaissances. Prisonnier du corps et courbé vers la terre, l’esprit de l’homme ne saurait rien de ses propres lois, s’il n’en eût été informé par un commerce avec les dieux. C’était la théorie de M. de Bonald, c’est la philosophie de MM. Jean Reynaud et Lamartine.

Si le fait était prouvé historiquement, ce serait quelque chose de si énorme que par respect du Créateur et de la création la raison se refuserait encore à l’admettre : comment le recevrait-elle quand il ne lui est permis d’y voir qu’une vaine induction de l’ignorance ?

XXXII

La question des origines nous reporte à ce moment de la civilisation où l’esprit humain, dépourvu des engins scientifiques, agit à la manière de l’esprit latent qui anime la nature ; où l’intelligence, prête à s’élancer, n’a pas dépouillé les formes de l’instinct ; où par conséquent le concept métaphysique, sans lequel il n’est pas de raisonnement, reste enveloppé dans l’image ; où le rapport enfin, qui pour être perçu dans sa plénitude exige que l’intuition qui le fournit soit analysée dans ses concepts, est engagé sous le phénomène.

À cet instant-là, que pouvons-nous attendre de l’homme, qui déjà pense sans nul doute, puisque sentir et voir c’est penser, mais qui, faute de signes, est incapable de dégager ses notions, partant d’analyser sa pensée ? — Une seule chose, des actes.

L’activité spontanée, irréfléchie, et qui n’attend pas, dans la certitude intime qu’elle a d’elle-même, les confirmations d’une science professe : voilà à quoi se réduit, pour l’homme primitif, le mouvement de l’esprit.

Toute la question est maintenant de savoir si cette activité peut devenir la révélatrice de l’intelligence ; en autres termes, si les faits que l’homme produit sous la seule instigation de son instinct peuvent devenir des signes pour son esprit, de telle manière qu’il soit tout à la fois, de lui-même à lui-même, par l’appel de sa spontanéité et la réponse de son intelligence, initiateur et initié ?

Or, on ne doutera pas que les choses ne doivent ainsi se passer, si l’on réfléchit que l’activité, pénétrée, saturée d’instinct, si je puis m’exprimer de la sorte, est ce qui ressemble le plus à l’intelligence, à telle enseigne que les enfants ne distinguent pas les actes instinctifs des actes réfléchis, et que c’est pour le sauvage une source permanente de fétichisme. Dans ces conditions, l’activité apparaît comme la cause première de l’excitation des idées, comme le Verbe primitif qui illumine tout à coup la conscience humaine, il suffit, pour que le miracle se produise, que cette activité se manifeste, qu’elle étale, je demande grâce pour toutes ces métaphores, dans des actes visibles, les idées invisibles qu’elle contient ; en un mot, qu’elle parle.

Toute difficulté ensuite disparaîtra, si l’expérience, venant en aide à la psychologie, témoigne que les faits observés sont conformes aux prévisions de la théorie.

Ceci renverse de fond en comble la philosophie spiritualiste, et menace de faire du travailleur, serf dégradé de la civilisation, l’auteur et le souverain de la science, de la philosophie et de la théologie elle-même.

XXXIII

Je dis donc qu’il y a dans les archives de l’esprit humain quelque chose d’antérieur à tous les signes qui, depuis un temps immémorial, servent de véhicules et d’instruments au savoir ; quelque chose dont ces signes ont été imités, si même ils n’en sont pas la simple copie ; quelque chose par conséquent qui, produit de l’instinct, servit de premier thème à l’intelligence et en détermina le mouvement.

Ce sont les premiers engins de l’industrie, que nous pouvons bien appeler, à l’instar des éléments du savoir, les Éléments du travail.

L’homme, l’être le plus élevé de la série animale, est aussi celui qui pour sa subsistance doit demander le plus à la nature : comment va-t-il l’attaquer ?

Tout est pour lui dans ce comment. Selon qu’il saura s’y prendre, sa peine sera plus forte ou plus légère ; il triomphera de la fatalité du travail, ou il y succombera. Que lui enseigne cette lumière organique, l’instinct, qui éclaire tout animal venant au monde, comme la raison doit éclairer un jour tout homme venu à l’intelligence ?

La franc-maçonnerie va nous le dire.

Son Dieu est appelé Architecte. J’ai fait observer que ce nom impliquait la négation de tout théologisme, et la substitution aux concepts transcendantaux de substance, cause, vie, esprit, etc., de l’idée scientifique de rapport, plus explicitement, d’équilibre.

Mais tout cela signifie aussi que la vision interne à laquelle obéit l’homme primitif dans les actes de sa spontanéité, le rêve qui le mène, comme dit Cuvier, avant qu’il ait appris à jouir, par l’abstraction et l’analyse, de la plénitude de son intelligence, n’est aucune de ces conceptions métaphysiques qui feront un jour le martyre de son entendement ; c’est une idée sensible et intelligible, synthétique, par conséquent susceptible d’analyse, telle enfin qu’il la fallait pour la circonstance : rapport des choses entre elles, égalité ou inégalité, groupement, série, cohésion, division, c’est-à-dire justement ce qui fait la réalité, la phénoménalité, l’intelligibilité et la valeur de l’être.

Ainsi, la pensée première de l’homme, celle qui précède en lui toute réflexion et analyse, est la même, mais à l’état d’image, que celle à laquelle le ramène l’élaboration philosophique : il ne se pouvait autrement. Le principe de l’être en donne immédiatement la fin : Ego sum alpha et omega, primus et novissimus, principium et finis.

Comment se produit, dans les faits de l’activité spontanée, cette vue d’équilibre ?

De tous les instruments du travail humain, le plus élémentaire, le plus universel par conséquent, celui auquel se ramènent tous les autres, est le levier, la barre. C’est le bâton dont se sert, pour s’appuyer et se défendre, l’orang-outang, mais avec cette différence de lui à l’homme, que l’orang ne verra jamais dans son bâton autre chose qu’un bâton ; tandis que l’homme, par la puissance évolutive de son instinct, y découvre l’infini.

Tout ce que l’homme fait, entreprend, imagine, peut se définir, au point de vue industriel, création d’équilibre ou rupture d’équilibre. Le levier dont il se sert remplit indifféremment ce double objet ; selon la manière dont il l’emploie, la matière dont il le fabrique, les modifications qu’il lui fait subir, il s’en fait un instrument à toutes fins :

Instrument de coercition, d’arrêt, d’appui, de clôture ;

Instrument de préhension ;

Instrument de percussion ;

Instrument de ponction ;

Instrument de division ou section ;

Instrument de locomotion ;

Instrument de direction, etc.

Naturellement, ces premiers rudiments de l’outillage humain ont été en fort petit nombre et d’une grossièreté digne de l’époque ; mais en si petit nombre qu’ils fussent, l’idée y était, une dans son principe, variable dans ses applications ; par elle ces instruments formaient série, et parlaient à l’esprit.

Je n’ai pas la prétention d’en dresser une table exacte : ce serait chose aussi difficile que de déterminer les éléments naturels de l’alphabet ou les catégories de l’entendement.

Mais puisque toute littérature commence par les lettres, toute mathématique par les chiffres, toute musique par la gamme, ne semble-t-il pas que toute éducation professionnelle devrait commencer aussi par un tableau raisonné des instruments les plus rudimentaires du travail, avec leur explication théorique et pratique, leurs rapports d’identité ou similitude, leurs dérivés et leurs équivalents ? Et ne serait-ce pas poser les bases d’une forme nouvelle de philosophie, à l’usage des intelligences sur lesquelles l’enseignement ordinaire, qui commence par l’abstraction, n’a pas de prise ?


alphabet du travailleur.

A. Barre ou Levier (pieu, tige, colonne, pal, piquet) ;

B. Croc (crochet, agrafe, clef, sergent, valet, ancre, tenon, harpon) ;

C. Pince (tenaille, étau, combinaison de deux crocs) ;

D. Lien (consistant originairement en une tige flexible, courbée autour de l’objet ; — fil, corde, chaîne) ;

E. Marteau (massue, maillet, pilon, fléau, meule) ;

F. Pointe (lance, pique, javelot, flèche, dard, aiguille, etc.) ;

G. Coin ;

H. Hache ;

I. Lame (couteau, ciseau, sabre, épée) ;

J. Scie (lime) ;

K. Pelle (bêche, houe, truelle, cuiller) ;

L. Pic (pioche) ;

M. Fourche (trident, râteau, peigne ; pointe double, triple, multiple) ;

N. Rampe ou plan incliné ;

O. Rouleau, donnant par sa section la roue, qui est aussi la poulie ;

P. Tuyau (tube, canal, siphon, rigole, cheminée) ;

Q. Rame et Gouvernail ;

R. Arc ou ressort ;

S. Règle ;

T. Niveau ;

U. Équerre ;

V. Compas ;

X. Pendule ou fil à plomb ;

Y. Balance ;

Z. Cercle (boucle, nœud).

XXXIV

Raisonnons un peu sur cet alphabet, qu’il est loisible à chacun de refaire à sa guise, mais auquel on trouverait peut-être moins à ajouter qu’à réduire.

L’homme ne crée rien, disent avec raison les économistes ; il façonne. — Qu’est-ce que façonner ? demandez-vous. Réponse : c’est mouvoir. — Je reprends : Le mouvement seul, imprimé à la matière, ne lui donne pas la forme voulue, ne constitue pas le travail : il faut que ce mouvement soit en rapport avec le but à atteindre, en équation avec son objet, c’est-à-dire en équilibre.

Voilà ce que nous montre à première vue l’alphabet du travailleur.

Que sont après cela tous nos instruments, depuis le char rustique jusqu’à la puissante locomotive, depuis le canot du sauvage jusqu’au navire à trois ponts, depuis la simple poulie jusqu’à l’horloge de Schwilgué, sinon des assemblages de leviers de toute sorte, à crochet, en pointe, en lame, roues, chaînes, ressorts, servant à produire le mouvement, la division, l’approche, la cohésion, etc., tantôt par une production, tantôt par une destruction d’équilibre ?

Et les produits de ce travail, que sont-ils à leur tour, sinon des constructions et agencements de matières taillées, forgées, tournées, filées, assemblées, empilées, arc-boutées, engrenées, croisées, tissées, enlacées, etc., toujours d’après la même loi ?

Le principe qui régit l’industrie est donc un et identique ; il n’a rien au premier abord de métaphysique ; il fait image : c’est le principe, sensible et intelligible, de la mécanique de l’univers.

Or, étant donnée cette idée universelle de l’équilibre dans le rêve de la pensée, et les opérations du travail n’en étant que l’application, nous voyons, par-là même, comment l’homme a passé de l’intuition synthétique et spontanée à l’idée réfléchie et abstraite ; comment il a décomposé l’objet de sa vision, inventé les signes de la parole et du calcul, créé les mathématiques pures, dégagé en les nommant les catégories de son entendement.

C’est que la puissance qui dirige la main de l’ouvrier est la même au fond que celle qui fait réfléchir le cerveau du philosophe, et que, l’intelligence ne pouvant s’éveiller à l’idée, à la vie, que sur un signe de l’intelligence, il fallait de toute nécessité, pour que l’homme entrât dans cette carrière intellectuelle, qu’il y fût porté par une suite d’opérations émanées de lui-même, et qui, analyse par la multiplicité des termes, synthèse par leur ensemble, fût pour lui comme une manifestation de l’intelligence même. L’homme, en un mot, ne pouvait avoir d’autre révélateur, d’autre Verbe que lui-même : contradiction insoluble dans l’ancienne psychologie, mais que la seule inspection de l’alphabet industriel, aux caractères à la fois spontanés ai significatifs, lève à l’instant.

Expliquons cela d’une manière plus précise, si faire se peut.

Le propre de l’instinct, forme première de la pensée, est de contempler les choses synthétiquement ; le propre de l’intelligence, au contraire, est de les considérer analytiquement. Or, bien que l’intelligence ne soit elle-même que l’instinct en évolution, l’homme seul, entre les animaux, parait jouir de cette prérogative, ce qui veut dire que seul il a la faculté de concevoir l’idée abstraite, dès qu’elle lui est signalée dans son intuition. Mais l’intelligence n’est pas donnée d’emblée, comme l’instinct ; ce n’est d’abord qu’une virtualité endormie, qui n’arrive à la possession d’elle-même que par un long exercice, et sur un appel énergique de la spontanéité qui la précède : car l’homme a aussi l’instinct de son intelligence. Pour que l’esprit devienne capable d’analyse, il faut donc qu’il soit conduit pas à pas, que sur chacun des termes dont se compose la totalité de l’intuition il s’arrête, les reconnaisse l’un après l’autre, et les nomme. Or, c’est ce qui ne pourra se faire qu’à la condition ou d’une initiation du dehors, ou d’une circonstance particulière qui en tienne lieu. Quelle sera, pour l’homme primitif, cette circonstance ? Je l’ai dit, sa propre industrie.

Le castor élève sa maçonnerie, l’oiseau bâtit son nid, l’abeille construit son rayon, l’araignée tend sa toile, tous les animaux exercent leur industrie d’après un type intérieur, dont ils ne s’écartent jamais.

Rien de semblable ne se voit chez l’homme. Il n’a pas d’industrie prédéterminée. Son génie n’est point spécialiste, il est universel. Il agit d’après une intuition simple, mais synthétique, positive, expérimentale, et d’une compréhension si vaste, que ses actes ne peuvent avoir rien d’uniforme, et sont susceptibles au contraire d’une variété infinie. C’est l’idée de rapport, convenance, équation, égalité, accord, équilibre : idée synthétique dont la simplicité n’est égalée que par sa fécondité même.

Cela se découvre nettement dans le langage primitif, où, pour dire qu’un homme est capable ou incapable de faire une chose, qu’il en a ou n’en a pas la force, le génie, le talent, la science, on dit simplement qu’il est égal ou inégal à cette chose, par, impar oneri ; qu’il est ou n’est pas de poids, minùs habens, etc.

Or, il est de la nature de cette intuition fondamentale, qui constitue à l’origine tout le génie humain, que toute action qui en est la conséquence implique tout à la fois et nécessairement production d’équilibre et destruction d’équilibre. C’est même sous ce dernier aspect qu’elle se manifeste de préférence, l’action de l’homme, dans l’état de nature, consistant surtout à attaquer et se défendre.

Il en résulte que les premiers instruments de l’industrie humaine, armes offensives ou défensives, sont des instruments analytiques. C’est encore ce qu’exprime la langue native, pour laquelle, détruire (de-struere, déconstruire) est la même chose que décomposer, diviser, délier, disjoindre, dissoudre, découdre, séparer, balancer, enlever, analyser enfin ; de même que créer, ou construire est joindre, lier, unir, égaler, dresser, in-struere, ou indu-struere, d’où indu-stria, indu-strumentum, organiser, machiner au dedans de soi-même, ἐνδὸν, par une contemplation interne, à la façon de l’abeille, de la fourmi, etc., qui, sans leçon de personne, semblent tirer de leur fonds leurs idées et leur art.

Un professeur de mathématiques de mes amis enseigne la géométrie à ses élèves en commençant par la sphère ; c’est de la considération empirique de la sphère qu’il part pour arriver à la notion abstraite du plan, de la ligne et du point. Telle est justement la marche qu’a suivie le travail dans la détermination des catégories et la découverte des signes primitifs ou éléments des sciences. Ces concepts transcendantaux de substance, cause, espace, temps, âme, vie, matière, esprit, que nous plaçons comme des divinités au sommet de notre intelligence, sont les produits de l’analyse que nous avons faite de notre intuition mère, des hypothèses ou postulats de notre expérience, ainsi que je l’avançais dès 1842 (Création de l’Ordre dans l’Humanité). Ici, j’ose dire que le doute est devenu impossible. La nature est par nous saisie sur le fait : l’idée métaphysique est née pour l’esprit de la décomposition de l’image sensible, opérée par l’activité spontanée, et nous pouvons hardiment poser cet axiome, que toute intelligence commence par la destruction : Destruam et ædificabo.

Voilà ce qui explique comment l’écriture, les chiffres, la parole même, requéraient pour leur invention la production préalable de faits et d’organes qui leur servissent de prototypes ; comment ces organes, instruments de notre première industrie, ont été fournis par l’activité spontanée ; comment l’esprit a été poussé par eux dans la voie de l’analyse ; pourquoi les lettres de l’alphabet, les noms de nombre, les figures de géométrie, furent, la plupart, nommés de ces instruments, ainsi que l’étymologie en témoigne ; pourquoi les radicaux des langues ont tous un air de famille qui a fait croire longtemps à une langue primitive, tandis qu’ils ont l’expression de la pratique industrielle, partout identique, au sein de laquelle ils ont pris naissance.

XXXV

Encyclopédie ou polytechnie de l’apprentissage.

La première partie de notre proposition est donc établie : L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action ; en autres termes, l’industrie est mère de la philosophie et des sciences.

Il reste à démontrer la seconde : L’idée doit retourner à l’action ; ce qui veut dire que la philosophie et les sciences doivent rentrer dans l’industrie, à peine de dégradation pour l’Humanité. Cette démonstration faite, le problème de l’affranchissement du travail est résolu.

Rappelons d’abord en quels termes ce problème a été posé.

Le travail présente deux aspects contraires, l’un subjectif, l’autre objectif. Sous le premier aspect, il est spontané et libre, principe de félicité : c’est l’activité dans son exercice légitime, indispensable à la santé de l’âme et du corps. Sous le second aspect, le travail est répugnant et pénible, principe de servitude et d’abrutissement.

Ces deux aspects du travail sont inhérents l’un à l’autre, comme l’âme et le corps : d’où résulte, à priori, que toute fatigue et déplaisance, dans le travail, ne saurait absolument disparaître. Seulement, tandis que sous le régime des religions la fatalité prime la liberté, et que la répugnance et la peine sont en excès, on demande si, sous le régime inauguré par la Révolution, la liberté primant la fatalité, le dégoût du travail ne peut pas diminuer au point que l’homme le préfère à tous les exercices amusants inventés, comme remèdes à l’ennui et réparation du travail même ?

Question de vie ou de mort pour la Révolution, comme toutes les questions que soulève la destinée sociale.

D’homme à homme, la balance doit être tenue toujours égale : ainsi le veut la Justice, nous l’avons quatre fois démontré en traitant des personnes, des biens, du gouvernement, de l’éducation.

De l’homme à la nature, ou, comme nous disions tout à l’heure, de la liberté à la fatalité, cette égalité ne suffit pas ; il faut, à peine de déchéance, que la balance devienne pour la première de plus en plus favorable.

Égalité dans la condition des personnes, sauf ces différences légères que la nature a jetées entre les êtres et que la liberté néglige, mais prédominance assurée de l’homme sur les choses, par l’emport croissant de son industrie : telle est la double proposition soutenue par la Révolution, parlant pour tous les travailleurs, d’une part, contre l’Église, protestant au nom de toutes les sectes mystiques et aristocratiques, d’autre part.

Il y va, je le répète, du bien-être de l’humanité, de la gloire de sa raison, de la dignité de son caractère, de la noblesse de ses affections, de la satisfaction de sa Justice. C’est la vie humaine tout entière de nouveau mise en jeu par la nécessité mystérieuse du travail.

XXXVI

Les ouvriers ont, en général, le sentiment très-vif d’une amélioration possible de leur sort, non-seulement au point de vue des libertés politiques et de la propriété, mais à celui des conditions même du travail.

Mais ils ne sont pas en mesure de dire ce qui leur manque, et conséquemment de formuler leur pétition.

Ils s’imaginent que tout pourrait être réparé au moyen d’une augmentation de salaire et d’une réduction des heures de travail ; quelques-uns vont jusqu’à balbutier le mot d’association. C’est tout ce qu’ils ont compris de la république de 1848, tout ce qu’on a su dire en leur nom au Luxembourg.

De là les remaniements plus ou moins malheureux de tarifs, la guerre faite aux ouvriers tâcherons, les associations communautaires, et cette ratio ultima du travailleur mécontent, la grève.

La critique a depuis longtemps fait justice de ces expédients pitoyables.

L’augmentation de salaire, jointe à la réduction du travail, et combinée avec l’emploi des machines et la séparation parcellaire des industries, constitue, dans l’état actuel, une quadruple contradiction.

Plus le travail se divise et les machines se perfectionnent, moins l’ouvrier vaut ; conséquemment moins il est payé ; partant, plus, pour un même salaire, sa tâche augmente. Cela est d’une logique fatale, dont aucune législation, aucune dictature, ne saurait empêcher l’effet. Il y a donc baisse forcée de salaire, en dépit des grèves, des règlements, des tarifs, de l’intervention du pouvoir : l’entrepreneur a mille moyens de se soustraire à cette pression anormale.

Quant à l’association ouvrière, elle n’a guère été autre chose jusqu’ici, et sauf de bien rares exceptions, qu’une imitation de la commandite bourgeoise ou de la communauté morave, pauvre ressource, dont la pratique eut bientôt démontré l’impuissance.

Il faut donc changer de tactique ; il faut, pour relever la condition de l’ouvrier, commencer par relever sa valeur : hors de là point de salut, que les travailleurs se le tiennent pour dit.

Or, indépendamment des conditions de Justice commutative dont les principes ont été posés dans les études précédentes, en ce qui touche les Personnes, les Biens, la Puissance publique et l’Éducation, il est encore pour le travailleur deux garanties indispensables à réaliser :

En lui-même, une connaissance encyclopédique de l’industrie ;

Dans l’atelier, une organisation des fonctions sur le principe de la graduation maçonnique.

XXXVII

Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier.

Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. Politiquement affranchi par la Révolution, il est refait serf de la glèbe, en son corps, en son âme, en sa famille, en toutes ses générations, de par la distribution vicieuse, mais invétérée, du travail.

Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction ainsi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur. Et pour cet apprentissage on a exigé du prolétaire, comme première mise de fonds, de longues années de service gratuit, la fleur de sa jeunesse, la crème de sa vigueur. Le plus beau et le meilleur de la vie est prélevé sur l’ouvrier par le patron qui, après cela, ne peut pas même lui garantir de l’emploi.

Du reste, comme tout est établi sur ce pied, les patrons n’en deviennent généralement guère plus riches : la sueur du mercenaire monte et va alimenter le parasitisme d’en haut, à travers les mille canaux et tuyaux du système.

Ce qu’un esprit ordinaire aurait épuisé en trois jours, souvent en quelques heures, ce qu’une main autrement exercée apprendrait à exécuter en quelques semaines, on y consume des années. Puis, ce ridicule apprentissage fini, qu’a-t-on obtenu ?

Je suppose que l’instruction ait été donnée de bonne foi, et que le sujet ait profité des leçons.

On a façonné l’homme à une manœuvre qui, loin de l’initier aux principes généraux et aux secrets de l’industrie humaine, lui ferme la porte de toute autre profession ; après avoir mutilé son intelligence, on l’a stéréotypée, pétrifiée ; à part ce qui concerne son état, qu’il se flatte de connaître, mais dont il n’à qu’une faible idée et une étroite habitude, on a paralysé son âme comme son bras.

Pendant les premières années qui suivent l’apprentissage, l’imagination, soutenue par la jeunesse, fait encore quelque rêves dorés : c’est alors que le travailleur prend femme, et crée pour le système qui le dévore des rejetons qu’il dévorera.

Mais bientôt la monotonie du labeur avec tous ses dégoûts se fait sentir : le prétendu travailleur acquiert la conscience de sa dégradation ; il se dit qu’il n’est qu’un rouage au sein de la société ; le désespoir s’empare lentement de lui ; la raison, faute d’une science positive, perd l’équilibre ; le cœur se déprave, et l’homme finit dans les rêves de l’utopie, les folies de l’illuminisme et les rages de l’impuissance.

On a voulu mécaniser l’ouvrier ; on a fait pis, on l’a rendu manchot et méchant.

Sera-ce donc un paradoxe affreux de soutenir qu’il en doit être de l’industrie, mère des sciences, comme des sciences elles-mêmes ; que son enseignement doit être donné au complet, suivant une méthode qui en embrasse tout le cercle, de sorte que le choix du métier ou de la spécialité arrive pour l’ouvrier, comme pour le polytechnicien, après l’achèvement du cours complet d’études ?

Certes, l’industrie réclame de l’élève plus de temps que la grammaire, l’arithmétique, la géométrie, la physique même : car l’ouvrier n’a pas seulement à exercer son intelligence et à meubler sa mémoire ; il faut qu’il exécute de la main ce que sa tête a compris : c’est une éducation tout à la fois des organes et de l’entendement.

Mais il est clair que l’industrie, non plus que les sciences, ne peut être morcelée sans périr : l’homme dont le génie circonscrit dans une profession ne sait rien des autres est comme celui qui, ayant appris à signer son nom par l’initiale, ne sait rien du reste de l’alphabet.

Tout d’ensemble ou rien : c’est la loi du travail comme du savoir. L’industrie est la forme concrète de cette philosophie positive qu’il s’agit aujourd’hui de verser dans les âmes à la place des croyances éteintes, philosophie qu’a prophétisée et invoquée, il y a un siècle, le plus vaste génie des temps modernes, le père et l’hiérophante de l’Encyclopédie, Diderot.

Ici, je le répète, point de milieu : ou nous reviendrons au régime des castes, auquel nous pousse de toutes ses forces un spiritualisme imbécile ; ou la Révolution aura gain de cause sur ce point comme sur les autres. On ne scinde pas l’idée de la Révolution, on n’en élague pas le système, pas plus qu’on ne peut scinder le dogme de l’Église, prendre une partie de sa théodicée et rejeter le reste.

XXXVIII

Quelle est l’intuition primordiale du génie humain ?

L’idée d’équilibre. Tous les instruments rudimentaires du travail sont des variétés du levier ; c’est le point immuable auquel se ramène toute opération industrielle. Detur mihi punctum, et terram movebo.

Comment, sous la provocation de la spontanéité, s’est allumée l’intelligence ?

Par la pratique inévitable de l’analyse. Tous les instruments du travail sont des instruments analytiques ; toute opération industrielle se résout en une production ou rupture d’équilibre.

L’idée abstraite est sortie de l’analyse forcée du travail : avec elle le signe, la métaphysique, la poésie, la religion, et finalement la science, qui n’est que le retour de l’esprit à l’équilibre.

Le plan de l’instruction industrielle, sans préjudice de l’enseignement littéraire et scientifique qui se donne à part et en même temps, est donc tracé : il consiste, d’un côté, à faire parcourir à l’élève la série entière des exercices industriels, en allant des plus simples aux plus difficiles, sans distinction de spécialité ; — de l’autre, à dégager de ces exercices l’idée qui y est contenue, comme autrefois les éléments des sciences furent tirés des premiers engins de l’industrie, et à conduire l’homme, par la tête et par la main, à la philosophie du travail, qui est le triomphe de la liberté.

Les sciences elles-mêmes n’ont pas d’autre objet. Cette réduction à de simples signes, à quelques formules abstraites, de tant d’observations, d’expériences, d’entreprises, d’efforts, qui constitue le savoir réfléchi de l’humanité, n’est à d’autre fin que de loger dans un cerveau de trois ou quatre décimètres cubes une somme d’idées qui autrement ne tiendraient pas dans une tête grosse comme le globe.

Eh ! ne voyez-vous pas que, si l’homme ne possède aucune industrie native, comme l’abeille, la fourmi, le castor, si la nature s’est bornée à lui souffler pour tout génie l’intuition de l’égalité, de l’équilibre, de l’harmonie, image de la Justice, qui possède sa conscience, c’est qu’elle le prédestinait à une industrie universelle, autant élevée au-dessus de l’instinct animal que l’Univers est au-dessus de la monade ?

Voilà ce que n’a pas vu, ou dont n’a pas su tenir compte, la phrénologie, mesurant le génie aux dimensions du crâne : elle ne prend pas garde que l’intelligence est essentiellement analytique ; que toutes ses conquêtes, elle les fait et les garde au moyen de l’analyse ; que par conséquent le volume du cerveau n’est nullement en rapport avec la multitude des idées, genres, espèces, groupes, séries, qu’il doit loger : il suffit que la faculté analytique soit bien tranchante, de même que pour abattre une forêt il n’est pas besoin d’une hache grosse comme une montagne, il suffit qu’elle coupe.

XXXIX

Tirons les conséquences.

L’enseignement industriel réformé suivant les principes que je viens d’établir, je dis que la condition du travailleur change du tout au tout ; que la peine et la répugnance inhérentes au labeur dans l’état actuel s’effacent graduellement devant la délectation qui résulte pour l’esprit et le cœur du travail même, sans parler du bénéfice de la production, garanti d’autre part par la balance économique et sociale.

Avec une corde grosse comme le petit doigt, un enfant, s’il parvient à l’enrouler seulement une fois autour d’un piquet ou d’un arbuste, arrêtera un taureau ; avec une pierre emmanchée au bout d’un bâton, il l’assommera ; avec une flèche, ailée comme sa pensée, il atteindra l’oiseau sur l’arbre d’où celui-ci semble le défier ; avec un levier grand comme son corps, il déracinera un rocher, et le précipitera du haut en bas de la montagne.

Le premier qui en fit l’essai dut éprouver une joie indicible. C’est l’Apollon vainqueur du serpent : toute fatigue a disparu ; le corps du dieu touche à peine la terre, le dédain gonfle ses narines, le génie brille sur son visage. L’univers fuit devant son geste ; mais il le saisit du regard, il le tient au bout de sa flèche ; fût-il perdu, il le retrouverait dans la paume de sa main.

Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, nouvelle invention, nouvelle victoire. Il marche d’enchantement en enchantement, et plus il multiplie ses œuvres, plus il étend son domaine et ajoute à sa félicité.

Les enfantements de l’industrie sont les fêtes de l’humanité. La plus longue vie, en consacrant une heure à la répétition de chaque découverte, n’en épuiserait pas la nomenclature.

Oh ! si la communion sociale, si la solidarité humaine, ne sont pas de vains mots, que peut être l’éducation du travailleur, que sera son labeur quotidien, sa vie tout entière, sinon de refaire incessamment en son particulier, en y ajoutant ce qui lui vient de son inspiration, ce qu’ont fait ses pères ? Ils ont semé dans l’enthousiasme, il recueille dans la félicité.

Je demande donc pourquoi, l’apprentissage devant être la démonstration théorique et pratique du progrès industriel, depuis les éléments les plus simples jusqu’aux constructions les plus compliquées ; et le travail de l’ouvrier, compagnon ou maître, n’ayant qu’à continuer, sur une plus vaste échelle, ce qu’aura commencé l’apprentissage ; je demande pourquoi la vie entière du travailleur ne serait pas une réjouissance perpétuelle, une procession triomphale ?

Ce n’est plus ici cet attrait passionnel qui devait, selon Fourier, jaillir, comme un feu d’artifice, du milieu des séries de groupes contrastés, des intrigues de la cabaliste et des évolutions de la papillonne.

C’est une volupté intime, à laquelle le recueillement de la solitude n’est pas moins favorable que les excitations de l’atelier, et qui résulte pour l’homme de travail du plein exercice de ses facultés : force du corps, adresse des mains, prestesse de l’esprit, puissance de l’idée, orgueil de l’âme par le sentiment de la difficulté vaincue, de la nature asservie, de la science acquise, de l’indépendance assurée ; communion avec le genre humain par le souvenir des anciennes luttes, la solidarité de l’œuvre et la participation du bien-être.

Le travailleur, dans ces conditions, quelque lien qui le rattache à la création, quels que soient ses rapports avec ses semblables, jouit de la plus haute prérogative dont un être puisse s’enorgueillir : il existe par lui-même. Rien de commun entre lui et la multitude des bêtes, consommant sans produire, fruges consumere natæ. Il ne reçoit rien de la nature qu’il ne le métamorphose ; en l’exploitant, il la purge, la féconde, l’embellit ; il lui rend plus qu’il ne lui emprunte. Fût-il enlevé du milieu de ses frères, transporté avec sa femme et ses enfants dans la solitude, il retrouverait en soi les éléments de toute richesse, et reformerait à l’instant une nouvelle humanité.

Pourquoi, dès lors, le travail, développé et entretenu selon les principes de la genèse industrielle, remplissant toutes les conditions de variété, de salubrité, d’intelligence, d’art, de dignité, de passion, de légitime bénéfice, qui tient de son essence, ne deviendrait-il pas, même au point de vue du plaisir, préférable à tous les jeux, danses, escrimes, gymnases, divertissements, et autres balançoires que la pauvre Humanité a inventées pour se remettre, par un léger exercice du corps et de l’âme, de la fatigue et de l’ineptie que la servitude du labeur lui cause ? N’aurions-nous pas alors vaincu la fatalité dans le travail, comme nous l’avons vaincue précédemment dans la politique et l’économie ?

XL

Organisation de l’Atelier.

On objecte :

La vie du sauvage, quand elle n’est pas tourmentée par la famine, les maladies, la guerre, se passe dans une ivresse perpétuelle. Il est libre ; dans la mesure de son intelligence il peut se dire le roi de la création, et l’on conçoit que son instinct se refuse à changer d’état.

Les ravissements du civilisé, chaque fois qu’il dérobe à la nature un de ses secrets, ou que par la spontanéité de son industrie il triomphe de l’inertie de la matière, sont plus grands encore. Comparaison faite des avantages et des inconvénients de la vie sauvage et de la vie civilisée, la balance est incontestablement en faveur de la dernière.

L’idée de faire jouir le travailleur, en pleine civilisation, de l’indépendance édénique et des bienfaits du travail, par une éducation simultanée de l’intelligence et des organes, qui, le dotant de la totalité de l’industrie acquise, lui assurerait par là même la plénitude de sa liberté, cette idée est irréprochable assurément comme conception, et d’une portée immense.

Toutes les spécialités du travail humain sont fonctions l’une de l’autre : ce qui fait de la totalité industrielle un système régulier, et de toutes ces industries divergentes, hétérogènes, sans rapport apparent, de cette multitude innombrable de métiers et de professions, une seule industrie, un seul métier, une même profession, un même état.

Le travail, un et identique dans son plan, est infini dans ses applications, comme la création elle-même.

Rien n’empêche donc que l’apprentissage de l’ouvrier soit dirigé de telle sorte qu’il embrasse la totalité du système industriel, au lieu de n’en saisir qu’un cas parcellaire. C’est toujours le même principe qu’il aurait à suivre, la même manipulation à exécuter.

Les conséquences d’une semblable pédagogie seraient incalculables. Abstraction faite du résultat économique, elle modifierait profondément les âmes et changerait la face de l’humanité. Tout vestige de l’antique déchéance s’effacerait ; le vampirisme transcendantal serait tué, l’esprit prendrait une physionomie nouvelle, la civilisation monterait d’une sphère. Le travail serait divin, il serait la religion.

Mais quel moyen de réaliser un plan aussi vaste ? Comment accorder cette polytechnie de l’apprentissage, dont il s’agit de faire jouir, non plus comme aujourd’hui quelques privilégiés de la jeunesse, mais la masse entière des générations, avec le service des ateliers et des champs ?

Cette objection nous conduit à la seconde partie du problème, l’organisation de l’atelier.

XLI

La difficulté ne vient pas de l’enseignement en lui-même, auquel il est facile de donner partout le caractère de généralité encyclopédique qui seul peut assurer dans l’état civilisé la dignité de l’homme et du citoyen.

Elle ne vient pas non plus des sujets à élever, qu’il sera toujours facile de grouper, selon l’exigence des lieux et avec d’autant moins de frais pour les familles, que l’étude étant mêlée de travail effectif est susceptible de paye.

La difficulté vient de la division du travail, division qui constitue la plupart des industries et semble pour cela incompatible avec la variété d’opérations demandée ; qui même paraît d’autant plus précieuse qu’en dispensant le travailleur de toute science, elle semblait s’accommoder aux inégalités que la nature a mises entre les hommes.

À quoi servirait, en effet, cette instruction générale, si l’apprenti, devenu compagnon, ayant fait choix d’un état, devait passer le reste de sa vie dans les langueurs d’un travail machinal, d’une sous-division industrielle ? Élevé pour la gloire, il n’aurait trouvé que le martyre…

Remarquons d’abord que l’objection tombe pour l’agriculteur.

L’agriculture, centre et pivot de toute industrie, suppose autant de variété dans la connaissance qu’elle en requiert et peut en requérir dans le travail ; destinée à devenir le premier des arts, elle offre à l’imagination autant d’attraits que l’âme la plus artiste peut en souhaiter.

Ajoutez que, s’exploitant généralement par familles, elle donne la plus haute garantie d’indépendance possible.

Or, la grande majorité des populations appartiennent à l’agriculture. Consultez-les : elles vous diront que ce qu’elles demandent pour être heureuses, c’est, avec l’instruction suffisante, la propriété, le crédit, la balance économique, la liberté communale, la réduction de l’impôt et l’abolition du service militaire.

Les petites industries ne présentent pas plus d’embarras. Elles se cumulent facilement, soit entre elles, soit avec le travail agricole ; loin de se montrer réfractaires au grand enseignement, elles l’appellent, afin que l’ouvrier puisse à volonté changer de métier, et circuler dans le système de la production collective, comme la pièce de monnaie sur le marché.

Restent donc les manufactures, fabriques, usines, ateliers et chantiers de construction, tout ce que l’on appelle aujourd’hui la grande industrie, et qui n’est autre que le groupe industriel, formé de la combinaison de fonctions parcellaires. Là, l’habileté manuelle étant remplacée par la perfection de l’outillage, les rôles entre l’homme et la matière sont intervertis : l’esprit n’est plus dans l’ouvrier, il a passé dans la machine ; ce qui devait faire la gloire du travailleur est devenu pour lui un assassinat. Le spiritualisme, en démontrant ainsi la séparation de l’âme et du corps, peut se vanter d’avoir produit son chef-d’œuvre.

C’est donc une résurrection qu’il s’agit d’opérer.

XLII

L’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître.

Tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères : il n’y a de privilége pour personne. Au banquet maçonnique, renouvelé de l’antique agape, symbole de la fraternité universelle, règne la plus parfaite égalité.

Je compte pour rien les trente degrés supérieurs, dont le Thuileur de l’Écossisme (Paris, 1813, Delaunay) donne le détail et les formules. Vaines spéculations, dit l’auteur lui-même, imaginées pour le plaisir de quelques riches au cœur étroit, à la cervelle creuse. « Tous les principes de la doctrine maçonnique sont exprimés dans les trois premiers grades, » qui se confèrent indistinctement à tout membre de la société, sous la seule condition de l’âge et des épreuves.

Transportez ce principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle, que trouvez-vous ?

Ceci, qui est la charte même du travail :

1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;

2. Qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;

3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autres genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive.

En deux mots, l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades, voilà en quoi consiste l’émancipation du travailleur. Hors de là, il n’y a que mensonge et verbiage ; vous retombez fatalement, par la servitude du travail parcellaire, répugnant et pénible, dans le prolétariat ; vous recréez la caste ; vous retournez, par l’insuffisance de l’instruction positive, au rêve mystique ; vous détruisez la Justice.

XLIII

J’ignore si dans ce qui précède il se rencontre une seule idée qui me soit propre : ce que je puis dire, c’est que je crois n’avoir fait autre chose que commenter la pensée de la Révolution et en dégager la philosophie.

Est-ce pour rien que toutes ces confréries de Francs-Maçons, Bons-Cousins, Carbonaris, Compagnons du Devoir, etc., auraient servi de prélude à la Révolution, et dans cette symbolique qui leur est commune n’y avait-il aucun germe ?

Est-ce pour rien que l’Encyclopédie fut le monument capital du dix-huitième siècle, élevé contre le spiritualisme chrétien et cartésien ?

Pour rien que la Constituante abolit les priviléges industriels au même titre que les privilèges nobiliaires, déclara l’industrie libre, et prononça le mot énigmatique, mais terrible, de Droit au Travail ?

Pour rien que la Convention fit des insignes du travail intelligent et libre l’emblème de l’égalité, et qu’elle fonda ces écoles centrales, depuis toujours suspectes, comme la pierre angulaire de la nouvelle organisation industrielle ?

Pour rien enfin que de cette inspiration révolutionnaire ont surgi sous nos yeux les systèmes de Saint-Simon et Fourier, allégories éclatantes d’une science plus positive ?

Certes, les révolutions ne s’improvisent pas, nous ne l’éprouvons aujourd’hui que trop. Pour convertir une société, faire d’une multitude asservie de longue main une nation intelligente, libre et juste, c’est peu que des remaniements politiques ; l’éducation même ne suffit pas : il faut une régénération de la chair et du sang.

J’accorde donc toutes les transitions qu’on voudra.

J’irai même jusqu’à supposer, pour un moment, que notre espèce, au physique et au moral, est foncièrement incorrigible, et que cette malice d’esprit et de cœur que l’homme apporta en naissant et que la servitude sociale a si bien développée, il la conservera toujours.

Mais puisque enfin nous avons tant fait que de nous donner des gouvernements, une police, des lois ; puisque nous ne cessons de parler de Justice, de droit public et civil ; puisque la philanthropie du pouvoir va jusqu’à s’occuper de l’enfant de manufacture et des industries insalubres, je demande que l’on pose une bonne fois les principes de l’éducation industrielle et du droit de l’ouvrier. Nous savons ce que pense l’Église, soutenue de l’adhésion de toutes les sectes mystiques ; et je viens de dire ce que veut la Révolution. Allons, que la question soit portée, dans sa grandeur, au Conseil d’État et au Corps législatif, débattue dans les écoles, proposée, par mandement des évêques, dans toutes les chaires. Que du moins, si la misère morale et intellectuelle de l’ouvrier est incurable, la sagesse du législateur soit sans reproche. Car la situation n’est plus tenable ; car tout prétexte d’ajournement serait odieux, et je ne sais quelle fureur d’indignation me saisit rien que d’y penser. Contre les exécrables théories du statu quo je me sens à bout d’arguments ; et si je pouvais oublier devant qui je parle, ce ne seraient plus, Monseigneur, des paroles humaines que vous auriez à entendre, ce seraient les rugissements d’une bête féroce.


CHAPITRE VI.

Le Travail s’affranchira-t-il, ou ne s’affranchira-t-il pas ?

XLIV

La question de l’affranchissement du travail, à laquelle le vieux monde ne peut plus échapper, crée pour notre époque une situation tout à fait dramatique.

Si la justice devenait pour tout le monde, non plus une idée en l’air ou un commandement divin, mais la plus grande réalité de l’existence ;

Si, conséquemment à ce principe, la balance des services et des valeurs était faite ;

Si les forces collectives, aliénées au profit de quelques exploitants, revenaient aux propriétaires légitimes ;

Si le Pouvoir social, prétexte de tant de bouleversements, achevait de se constituer sur ses bases certaines ;

Si l’éducation était égale pour tous, fondée en Justice, non en mysticisme ;

Si le travail, enfin, était affranchi par la double loi de l’exercice intégral et de l’admission à la maîtrise,

En moins de deux générations tout vestige d’inégalité aurait disparu. On ne saurait plus ce que c’était que noble, bourgeois, prolétaire, magistrat ou prêtre ; et l’on se demanderait comment de pareilles distinctions, de semblables ministères, ont pu exister parmi les hommes.

Quel revirement d’idées ! et pour les sectateurs de l’ancienne foi, quelle subversion !…

Suivons notre propos.

L’inégalité n’aurait plus même de prétexte dans la différence des esprits ; le travail manuel, dans les conditions que lui ferait le nouveau mode d’apprentissage, assurant à l’ouvrier une supériorité réelle sur l’homme de science pure.

La science, en effet, est essentiellement spéculative, et ne requiert l’exercice d’aucune autre faculté que de l’entendement. L’industrie, au contraire, est à la fois spéculative et plastique : elle suppose dans la main une habileté d’exécution adéquate à l’idée conçue par le cerveau. On peut dire que sous ce rapport l’intelligence de l’ouvrier n’est pas seulement dans sa tête, elle est aussi dans sa main. C’est ce double esprit de prophétie et de miracle dont Élizée demandait à son maître Élie la survivance. Le savant qui n’est que savant est une intelligence isolée, ou pour mieux dire mutilée, faculté puissante de généralisation et de déduction, si l’on veut, mais sans valeur organique ; tandis que l’ouvrier dûment instruit représente l’intelligence au complet, intuitive et plastique, l’intelligence servie par des organes, disait M. de Bonald.

L’industriel, si longtemps dédaigné, devenu supérieur au savant classique, quel paradoxe !

XLV

Ce n’est pas tout.

Le propre des institutions fausses est de rendre les idées obscures et de poser des problèmes insolubles ; puis, quand le voile qui couvrait toutes ces sottises se déchire, de soulever contre la vérité immaculée la calomnie des traditions.

Qu’est-ce que le droit au travail ? Existe-t-il un droit au travail ? se demandaient, de la meilleure foi et avec la meilleure volonté du monde, les Constituants de 1848. Dans un État despotique où toute richesse et toute industrie relèvent du prince, on conçoit une sorte de pacte entre celui-ci et ses sujets, par lequel il leur garantit à tout le moins travail et salaire. Mais le moyen, dans une démocratie, de décréter que je dois fournir du travail à un particulier dont les services me sont inutiles, et, si je ne puis l’occuper, que je payerai une taxe à l’État, qui l’occupera ? Un pareil principe est un recours au despotisme, au communisme, la négation de la République.

Et voici que la Révolution leur répond : — Dans la condition économique de l’ancien régime, le droit au travail implique contradiction, cela est vrai ; sous le nouvel ordre de choses, ce n’est plus qu’un non-sens. Avec la Balance des services et des valeurs, l’équilibre des forces, l’organisation intégrale de l’apprentissage, il y aura toujours plus de travail demandé que de travail offert : la question tombe dans l’absurde.

Quelle révélation !

Qu’est-ce encore, disaient ces pauvres gens, que le droit à l’assistance ? Ceux qu’on ne peut pas même faire travailler, devra-t-on les assister gratuitement ? Pourquoi pas aussi le droit au repos, le droit à l’oisiveté ? On comprend l’assurance, ou mutualité du risque provenant de force majeure. Mais l’assistance relève de la charité pure : comment décréter que la charité forme obligation pour l’un, droit pour l’autre ?

Absurdité, en effet, dit la Révolution, comme l’amour forcé, la Justice indemnisée, la vertu récompensée, ou le travail dû ; mais absurdité qui tombe sur vous. Dans la société mutuelliste, toute espèce de risque est couverte par l’assurance, hors celui qui provient de la paresse et de l’inconduite. Plus de paupérisme, l’assistance n’a rien à faire.

Quelle honte à l’Évangile ! Quel scandale !

Tout languit, poursuivaient-ils, faute d’une rémunération suffisante, agriculture, industrie, sciences et arts. Le clergé, la magistrature, l’enseignement, l’administration, l’armée, la police même, il n’est pas une classe de la société qui ne réclame secours, subventions, encouragements. C’est tout le monde qu’il faudrait subventionner avec l’argent de tout le monde : comment sortir de ce cercle ?

Eh ! ne voyez-vous pas que ce cercle est votre œuvre ? réplique la Révolution. Le travail n’a pas plus besoin d’être encouragé que garanti ; tout ce qu’il lui faut, c’est la libre circulation des produits, la balance des valeurs et des services, l’abolition du parasitisme agioteur, le crédit réciproque et gratuit, l’éducation intégrale, l’émulation du talent, le juste salaire, le bon marché. Faites cela, et votre agriculture, et votre industrie, seront florissantes au dedans, et elles n’auront pas de concurrence à craindre du dehors. Des encouragements au travail ! c’est aussi ridicule que des encouragements à l’amour.

Quelle flétrissure à la routine !

On insistait : La chair est faible ; l’esprit a besoin d’être soutenu, tantôt par l’éloge, tantôt par l’appât des récompenses. C’est l’objet de nos académies, de nos athénées, de nos sociétés d’émulation, sociétés de tempérance, expositions, comices, concours, prix de vertu, etc. De tout temps les exhortations de la science, comme les munificences du pouvoir, sont venues en aide à l’étude, au travail, à la vertu. Il est vrai, et c’est ce qui décourage jusqu’aux institutions d’encouragements, que les résultats obtenus ne couvrent pas même les dépenses. Les sociétés agricoles n’ont jamais fait produire un kilogramme de pain ni de viande. L’exposition de 1855 a coûté dix fois plus qu’elle n’a rapporté. Les académies semblent des foyers d’hébétude et d’intrigue : à l’Académie française, la contre-révolution est en majorité ; l’Académie des beaux-arts est incapable de donner une théorie de l’art ; l’Académie des sciences morales enseigne Malthus. Puis il en est de toutes ces solennités comme des sermons ; on a beau prêcher, le paysan reste routinier, la grisette légère, l’homme de lettres grivois, l’ouvrier flâneur et ivrogne. Que faire ? Beaucoup de gens voudraient qu’on supprimât les académies.

Faites mieux, reprend la Révolution : que tout le monde, à l’avenir, soit de l’Académie. Une académie, et tout ce qui y ressemble, est un corps représentatif, la représentation d’une force collective. Il doit donc exister dans chaque département autant de ces corps que le travail et le savoir y comptent de spécialités ; ce qui revient à dire que tout citoyen, soit comme électeur, soit comme élu, fait partie d’une académie. Et comme les distributions de prix, mentions honorables, médailles, etc., ne sont autre chose que le compte rendu annuel des travaux de chaque catégorie fonctionnelle, il arrivera alors que ces sociétés, qui croient donner l’impulsion à la masse, la recevront elles-mêmes de la masse. Ne voyez-vous pas que ce sont vos académiciens qui ont besoin d’avoine et de son ?

Quelle ironie !

Place au génie ! ce sont toujours nos constituants qui parlent. Aristote excepte formellement le génie du principe d’égalité ! la loi, dit-il, n’est pas faite pour lui. Et comme il serait injuste de le proscrire, le seul parti à prendre, de l’avis d’Aristote, est de lui offrir le commandement à perpétuité, en un mot de le faire roi. De nos jours, le culte du génie n’est pas moindre, si du moins nous devons en croire et ceux qui y prétendent, et ceux qui les prônent. Un moment, après la journée du 16 avril, l’honorable M. de Lamartine crut emporter ce prix du génie que propose Aristote ; un autre l’obtiendra, sans doute. On ne peut pas, direz-vous, satisfaire à tant et de si hautes ambitions. Mais la France tient à ses génies, qui sont ses gloires ; et elle entend leur faire à tous une large existence. Qu’est-ce donc que le génie ? À quoi se reconnaît l’homme de génie ? La chose mérite qu’on l’examine, aujourd’hui surtout que le génie abonde, et affecte le gouvernement de la République.

Vous êtes à plaindre, reprend la Révolution ! Vous avez trop de génie ; vous ne vivrez pas ! Il faudrait pour vous sauver que vous fussiez convaincus d’une chose : c’est que devant la raison analytique, seule autorité que reconnaisse le travail, le génie n’existe pas. Ce que vous appelez génie n’est autre que l’intuition spontanée, antérieure à la réflexion, que l’antiquité adora sous un nom mystique, Genius, démon familier, ange gardien, esprit de divination quelquefois, plus souvent esprit de folie et d’immoralité. Cela sort du phénomène : c’est une quantité incommensurable, qui ne peut pas plus figurer dans un prix de revient que la taille de vos conscrits ou la figure de vos jeunes filles.

Quant à l’intelligence proprement dite, comme elle se développe par le travail, elle se mesure et se rémunère comme le travail, à l’œuvre. Faites donc l’éducation et la science pour tous ; élevez, par la polytechnie de l’apprentissage et l’ascension aux grades, le niveau des capacités ; qu’il n’y ait plus parmi vous d’aveugles, et vous verrez alors, éclairés par l’analyse, purgés de toute fascination aristocratique, spiritualiste et prédestinatienne, vous verrez combien c’est peu de chose que le génie dans la civilisation.

Ici, je crois entendre le monde des génies crier à la profanation, à l’indignité. Eh bien ! puisqu’ils se prennent pour des êtres à part, qu’ils vivent à part ! Travailleurs, vous pouvez et vous devez vous passer de leur assistance.

À l’extrémité opposée au génie paraît la domesticité. Pour celle-ci, nos législateurs avouent qu’elle aurait grand besoin de réforme. L’esprit nouveau l’a corrompue ; il n’y a plus de vrais domestiques ; c’est une race qui se perd, et dont l’extinction compromet l’existence même de la société. Mais comment régénérer la domesticité ? Qu’est-ce que le domestique ? A-t-il des droits politiques ? Dépendant de la volonté d’autrui, peut-il se dire citoyen ? Âme serve, subalternisée, est-il seulement un homme ? Le parfait domestique devrait avoir une conscience et pas de moi : le moyen de concilier ces deux termes ?

Comme la femme, répond l’oracle, est la plus belle moitié du genre humain, la domesticité est la plus belle moitié de la famille. Vous n’aurez pas d’autres domestiques que vos mères, vos femmes, vos sœurs, vos filles, votre proche parente qui désire habiter auprès de vous. Hors de là, souvenez-vous-en, il n’y a pas de domestiques. Il y a des frotteurs, des décrotteurs, des palefreniers, des vachers, des cuisiniers, des balayeurs, en un mot des industriels faisant leur spécialité des fonctions du ménage.

Quelle leçon pour ces dames !…

XLVI

Voilà les idées, et j’en passe des meilleures, que le progrès du temps et le travail souterrain de la Révolution ont fait germer dans les têtes, et qui coulent, comme un torrent vomi par l’Etna, du bec de ma plume.

Voilà ce que, tous tant que nous sommes, riches et pauvres, savants et ignorants, croyants et sceptiques, nous sentons venir ; ce qui inquiète l’aristocratie et enflamme le prolétariat.

Depuis que le monde existe le travailleur est damné. Après vingt siècles d’esclavage, la religion n’a eu pour lui qu’une parole de pitié : d’esclave elle l’a fait serf. C’est la loi d’amour ! Et maintenant elle l’engage plus amoureusement que jamais à servir encore, seul moyen, dit-elle, de libérer son âme pour l’éternité.

Contre le travailleur le philosophe donne la main au théologue. Du haut de sa spiritualité il accuse la nouvelle foi économique de matérialisme, de sensualisme, d’utilitarisme. À ses yeux l’homme de labeur est fatalement un être grossier, déplaisant à voir, répugnant à approcher : il pioche, il lime, il ahane, il sue, il pue. M. Jean Reynaud n’en parle qu’avec des soulèvements de cœur. Aussi a-t-il entrepris de refaire l’Encyclopédie, conçue dans un méchant esprit. « Le travailleur s’affranchira », disait Diderot. « Il ne s’affranchira pas, » répond l’auteur de l’Encyclopédie nouvelle, d’accord avec l’Encyclopédie catholique.

Oh ! Monseigneur, cette plèbe travailleuse que je défends, par esprit de famille d’abord, mais surtout par Justice, elle est bien peu avancée dans son éducation, et chacun sait que je n’ai jamais fait un éloge exagéré de ses vertus. C’est la bêtise, l’ingratitude, la violence, tout ce que vous pouvez imaginer de plus casse-cou. Ses conceptions politiques ont porté une rude atteinte à sa considération ; ses vertus…, hélas ! Depuis six ans on ne peut plus dire que l’impulsion vienne d’en bas, et le peuple suit l’impulsion. Et pourtant le sens moral de ce peuple est plus élevé, plus droit, que celui de tous les docteurs.

Vous dites, avec Mgr Sibour, et la république tempérée, platonique et druidique, répète avec vous, que le précepte chrétien de la charité remplit le but providentiel de l’inégale répartition, parmi les hommes, des dons de l’intelligence et de la fortune. Ce qui signifie en bon français que l’égalité est une chimère, et que l’égalité étant chimérique, les choses doivent rester comme elles ont toujours été ; que toute tentative de changement aux choses de la société et de l’État serait criminelle, et que les promoteurs d’améliorations politiques et sociales, quels qu’ils soient, doivent être envoyés à Cayenne. Sint ut sunt, aut non sint. Vous dites des travailleurs ce que les jésuites disaient d’eux-mêmes la veille de leur condamnation, c’est le dernier mot de votre philanthropie.

Le peuple, au contraire, est convaincu que sur cette question du travail, qui fait aujourd’hui tout son espoir et tout son avoir, il y a quelque chose de mieux à faire que de rabâcher l’offre et la demande des économistes, le laissez faire, laissez passer, des robins, la charité de l’Évangile, et puis de donner la chasse aux ouvriers qui se mettent en grève.

Le peuple, d’abord, ne croit point à la réalité de ce que vous appelez vocation. Il pense que tout sujet sain d’esprit et de corps, et dûment enseigné, peut et doit être, à quelques exceptions près qui se décèlent toutes seules, propre à tout : tel est, selon lui, le privilége de l’intelligence. Quant au génie, à tout ce qu’on rapporte de l’innéité et de l’éclosion des aptitudes, il incline plutôt à y voir un défaut de la nature à combattre que l’indice d’un talent à cultiver. Il faut, dit-il, que les enfants s’accoutument à manger de tout : c’est la première leçon que reçoit de ses parents l’enfant du peuple.

Le peuple prétend en outre que le travail serait pour lui une jouissance s’il travaillait pour lui-même, s’il était maître de ses opérations, si la grandeur de l’œuvre et sa variété en ôtaient le dégoût. — « Je ne connais pas de plus grand plaisir, me disait un paysan philosophe, que de labourer ; quand je vire mes sillons, il me semble que je suis roi. Cultiver la terre est par excellence la fonction de l’homme ; de même que soigner le ménage est ce qui sied le mieux à la femme. La chasse, qui a tant d’attraits pour la jeunesse distinguée, est un exercice féroce, qui nous rapproche des carnassiers. »

Le peuple affirme le travail joyeux et demande le droit, sans pouvoir se rendre compte de ce qui produit la joie du travail, et qui en constitue la charte. Il l’a demandée, cette charte, à Louis-Philippe ; il l’a demandée à la république ; il l’attend de l’empereur : craignez qu’il ne finisse par se la donner lui-même. La transition pourrait être brusque, et, si vous ne voyiez des miracles, vous courriez risque de voir des catastrophes. Je puis vous répondre de ce qui couve sous ces blouses, moi qui ai vécu de leur vie, qui ai partagé leurs préjugés et leurs vices.

Écoutez cette anecdote.

Je n’ai pas été toujours aussi fort qu’aujourd’hui sur la balance économique, la question d’État, la double conscience et l’interprétation des emblèmes ; et puisque j’ai mené la vie ouvrière, c’est assez dire que j’ai eu ma période de spontanéité, avant d’atteindre ma période de réflexion. Je me souviens encore avec délices de ce grand jour où mon composteur devint pour moi le symbole et l’instrument de ma liberté. Non, vous n’avez pas l’idée de cette volupté immense où nage le cœur d’un homme de vingt ans qui se dit à lui-même : « J’ai un état ! Je puis aller partout ; je n’ai besoin de personne !…. » Combien le christianisme est dépassé par cet enthousiasme du travail, si étrangement méconnu par nos hommes d’Église et nos hommes d’État ! Honneur, amitié, amour, bien-être, indépendance, souveraineté, le travail promet tout à l’ouvrier, lui garantit tout ; l’organisation du privilége fait seule mentir la promesse. J’ai passé deux ans de cette existence incomparable dans différentes villes de France et de l’étranger. Plus d’une fois, par amour d’elle, j’ai repoussé la littérature, dont quelques amis m’ouvraient la porte, préférant l’exercice du métier. Pourquoi ce rêve de ma jeunesse n’a-t-il pu durer toujours ? Ce n’est pas tout à fait par vocation littéraire, croyez-m’en, Monseigneur, que je suis devenu écrivain.

XLVII

C’était en 1832, à l’époque de la première invasion du choléra, entre les funérailles de Casimir Périer et celles du général Lamarque. J’avais quitté la capitale, où sur quatre-vingt-dix imprimeries pas une n’avait pu m’embaucher. La révolution de juillet avait arrêté la librairie ecclésiastique, qui fournissait à la typographie son principal aliment, et le pouvoir n’avait pas l’esprit d’y suppléer par une librairie philosophique et sociale. Pour subvenir à la détresse du commerce, les chambres avaient voté un crédit de trente millions ! Le système de la paix à tout prix ne sut pas comprendre que ce n’étaient pas trente millions qu’il fallait, mais trois milliards, et qu’en endettant le pays de cette somme, appliquée à un travail reproductif, il eût fait un excellent placement….

Jugeant que Paris était le séjour des grandes misères comme des grandes fortunes, je résolus de regagner la province. Après quelques semaines de travail à Lyon, puis à Marseille, le labeur manquant toujours, je me dirigeai, sur Toulon, où j’arrivai avec 3 fr. 50 c, ma dernière ressource. Je n’ai jamais été plus gai, plus confiant, qu’à cet instant critique. Je n’avais pas encore appris à calculer le doit et l’avoir de la vie ; j’étais jeune. À Toulon, point de travail : j’arrivais trop tard, j’avais manqué la mèche de vingt-quatre heures. Une idée me vint, véritable inspiration de l’époque : tandis qu’à Paris les ouvriers sans travail attaquaient le gouvernement, je résolus pour ma part d’adresser une sommation à l’autorité.

Je fus à l’hôtel de ville, et demandai à parler à M. le Maire. Introduit dans le cabinet du magistrat, je tirai devant lui mon passe-port : — « Voici, monsieur, lui dis-je, un papier qui m’a coûté 2 francs, et qui, après renseignements fournis sur ma personne par le commissaire de police de mon quartier, assisté de deux témoins connus, me promet, enjoint aux autorités civiles et militaires, de m’accorder assistance et protection en cas de besoin. Or, vous saurez, monsieur le maire, que je suis compositeur d’imprimerie, que depuis Paris je cherche du travail sans en trouver, et que je suis au bout de mes épargnes. Le vol est puni, la mendicité interdite ; la rente n’est pas pour tout le monde. Reste le travail, dont la garantie me paraît seule pouvoir remplir l’objet de mon passe-port. En conséquence, monsieur le maire, je viens me mettre à votre disposition.

J’étais de la race de ceux qui, un peu plus tard, prenaient pour devise : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant ! qui, en 1848, accordaient trois mois de misère à la République ; qui, en juin, écrivaient sur leur drapeau : Du pain ou du plomb ! J’avais tort, je l’avoue aujourd’hui : que mon exemple instruise mes pareils.

Celui à qui je m’adressais était un petit homme, rondelet, grassouillet, satisfait, portant des lunettes à branches d’or, et qui certes n’était pas préparé à cette mise en demeure. J’ai pris note de son nom, j’aime à connaître ceux que j’aime. C’était un M. Guieu, dit Tripette ou Tripatte, ancien avoué, homme nouveau, découvert par la dynastie de juillet, et qui, quoique riche, ne dédaignait pas une bourse de collége pour ses enfants. Il dut me prendre pour un échappé de l’insurrection qui venait d’agiter Paris à l’enterrement du général. — Monsieur, me dit-il en sautillant dans son fauteuil, votre réclamation est insolite, et vous interprétez mal votre passe-port. Il veut dire que si l’on vous attaque, si l’on vous vole, l’autorité prendra votre défense : voilà tout. — Pardon, monsieur le maire ; la loi, en France, protége tout le monde, même les coupables qu’elle réprime. Le gendarme n’a pas le droit de frapper l’assassin qu’il empoigne, hors le cas de légitime défense. Si un homme est mis en prison, le directeur ne peut s’approprier ses effets. Le passe-port, ainsi que le livret, car je suis muni de l’un et de l’autre, implique pour l’ouvrier quelque chose de plus, ou il ne signifie rien. — Monsieur, je vais vous faire délivrer 15 centimes par lieue pour retourner dans votre pays. C’est tout ce que je puis faire pour vous. Mes attributions ne s’étendent pas plus loin. — Ceci, monsieur le maire, est de l’aumône, et je n’en veux pas. Puis, quand je serai au pays, où je viens d’apprendre qu’il n’y a rien à faire, j’irai trouver le maire de ma commune comme je viens aujourd’hui vous trouver ; en sorte que mon retour aura coûté 18 fr. à l’État, sans utilité pour personne. — Monsieur, cela ne rentre pas dans mes attributions…. Il ne sortait pas de là.

Repoussé avec perte sur le terrain de la légalité, je voulus essayer d’une autre corde. Peut-être, me dis-je, l’homme vaut-il mieux que le fonctionnaire : air placide, figure chrétienne, moins la mortification ; mais les mieux nourris sont encore les meilleurs. — Monsieur, repris-je, puisque vos attributions ne vous permettent pas de faire droit à ma requête, donnez-moi un conseil. Je puis au besoin me rendre utile ailleurs que dans une imprimerie, et je ne répugne à rien. Vous connaissez la localité : qu’y a-t-il à faire ? que me conseillez-vous ? — Monsieur, de vous retirer.

Je toisai le personnage. Le sang du vieux Tournési me montait au cerveau. — C’est bien, monsieur le maire, lui dis-je les dents serrées : je vous promets de me souvenir de cette audience. Et quittant l’hôtel de ville, je sortis de Toulon par la porte d’Italie.

XLVIII

Je ne puis m’empêcher de réfléchir qu’au moment où je quittais Paris, le sac sur le dos, pour chercher un travail qui fuyait toujours, Hégésippe Moreau y restait, vivant de chambrée avec la misère. Infortuné ! ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre, et qui l’accuserai d’avoir méconnu la loi du travail. J’ai passé comme lui, et plus longtemps que lui, par les tribulations de la vie manouvrière, et je puis rendre au poète calomnié ce témoignage posthume : il n’était pas trempé pour une pareille lutte. Il était trop de son époque ; ses vers trahissent une précocité de talent, une finesse d’organisation, une sensibilité de cœur, une puissance d’idéal, un besoin d’élégance et aussi de volupté, qui, dès le ventre de sa mère, la fortune manquant, le vouaient à la mort. Son Myosotis est une lamentation funèbre. La poésie le tenait comme un tubercule au poumon : malgré tous ses efforts, et il en fit d’héroïques, il fallait qu’il succombât. Il n’y a pas de courage contre la consomption de l’âme, pas plus que contre celle du corps. Si je l’eusse connu alors, j’aurais pu lui dire : « Ami, je suis ton aîné par l’âge, mais par l’esprit tu me passes de dix ans. Crois-moi pourtant, tu te dépenses trop tôt ; trop vite ; tu n’es pas dans ta route, tu te perds. Il y a autre chose à faire que de poétiser et bayer à la grisette, et la liberté ne se fondera pas au son des harpes éoliennes. Viens avec moi faire un tour de France, tremper ton âme dans le Styx, prendre la mesure de cette vieille société dont je ne veux pas plus que toi. Dans dix ans nous serons de retour : je serai le raisonneur et toi le chantre… » Qui sait si je n’eusse pas sauvé un grand poète ? Il ne lui fallait qu’un ami fort : je l’eusse aimé de passion, et j’aurais eu de la force pour deux. Hégésippe Moreau appartenait à cette démocratie artiste et chevaleresque qui devait avorter en 1848 ; je suivais dès lors ma ligne d’expérimentateur réaliste, qui devait porter ma pensée au delà de toutes les inventions de l’idéal. J’étais, j’ose le dire, dans le vrai courant de la Révolution.

Que faisais-je à Toulon, en 1832, quand au nom de l’ordre et de la Justice je réclamais du travail, et qu’avec la meilleure volonté du monde et mes vingt-trois ans, avec mon instruction classique et mon métier de typographe, je me trouvais propre à rien, et mis pour ainsi dire hors la société, comme un membre inutile ? Interprète du sentiment populaire, je protestais, comme le peuple a protesté lui-même en 1848 et comme il proteste tous les jours ; je protestais contre ce régime d’une absurdité sans nom, qui, tout en attribuant aux maîtres le produit net de la brasse ouvrière, ne leur permet pas cependant de garantir un travail qui les enrichit !

Et qui devais-je accuser de cette monstrueuse anomalie ? Ce n’était pas ce maire, qui après tout ne faisait que se renfermer dans ses attributions et son égoïsme, et qui en avait le droit ; ce n’était pas la Révolution de 1830, qui n’avait fait aussi que mettre en relief le vice mal guéri du régime antérieur ; ce n’était pas non plus la Révolution de 1789, qui, le dévoilant la première, n’avait pas eu le temps d’indiquer le remède.

Ce que je devais accuser, Monseigneur, c’était cette manie de spiritualisme et de transcendance qui dans un intérêt d’outre-tombe semble avoir pris à tâche de mettre sur cette terre tout sens dessus dessous ; qui a fait du travail en général une malédiction et de chaque métier une incapacité, comme elle a fait de la propriété un privilége, de l’aumône une vertu, de la science un orgueil, de la richesse une tentation, de la servitude un devoir, de la Justice une fiction, de l’égalité un blasphème, et de la liberté une révolte.

Aussi le peuple ne s’y trompe plus, et quoiqu’il lui soit impossible de suivre par le raisonnement la chaîne des idées et des faits, quoique la puissance ecclésiastique et féodale soit bien déchue de ce qu’on la vit jadis, son instinct lui dit que la seule chose qui l’empêche d’être heureux et riche par le travail c’est la théologie, et de cœur il n’est plus chrétien.

Mais le privilége ne s’y trompe pas davantage ; et, par une juste interversion de rôles, lui qui se gaudissait dans le libertinage quand le peuple plein de foi vaquait à la prière, maintenant que le voile est tombé devant tous les yeux, il a compris que l’Église était sa pierre angulaire ; il se fait jésuite, il enveloppe de paroles évangéliques, de fatras philosophiques, économiques, statistiques, ses projets d’exploitation perpétuelle. Il ne veut pas que le travail s’affranchisse, il ne le veut pas.

Écoutez ce discours, résumé de cinq cents volumes publiés depuis février, et de cent mille articles de journaux.

XLIX

« La Révolution, disent les conservateurs, a ébranlé jusqu’à la base l’ordre social. Et comme l’abîme appelle l’abîme, d’une première atteinte portée au principe d’autorité est sortie toute cette légion d’idées folles qui menacent aujourd’hui de nous engloutir. Ce n’est plus assez pour le peuple qu’on l’ait déclaré souverain ; voici qu’il prétend à l’égalité des biens, à l’égalité de l’enseignement, à l’égalité du génie !…. Il veut que du travail on lui fasse une jouissance, et de cette terre, qu’une sagesse éclairée d’en haut a appelée vallée de larmes, un Paradis ! — On nous trompe, s’écrie cette multitude furieuse, quand on nous montre l’âge d’or dans le passé : il est devant nous. Marche, marche, empereur !… marchez, départements ; marchez, communes ; marchez, compagnies anonymes ; marchez, chefs d’industrie !… Tirez de la pierre, fondez du fer, construisez des machines, des vaisseaux, des wagons, des ponts, des ports, des routes, des chemins de fer, des palais, des églises, des théâtres, des boulevards !… Empruntez, endettez-vous, faites-vous un mobilier d’exploitation, d’habitation et de luxe, qui dépasse dix fois la proportion de votre revenu et de vos débouchés. Et quand vous serez à fond de caisse, la banqueroute. Mais il faut que nous travaillions et que nous mangions : Du pain ou du plomb !

« Que le pouvoir et la bourgeoisie le sachent donc ; que la magistrature et l’Église, que l’enseignement et l’armée, que tout ce qui se sent de la valeur et qui a quelque chose à perdre, y songent ! Le temps presse, et puisqu’à tout propos la Révolution parle de science, c’est à la science de nous délivrer d’elle.

« Oui, nous le redirons avec la sagesse des siècles, il faut que la multitude serve, qu’elle travaille en humilité et obéissance, et que sa vie soit réglée en toute chose. Sans cela, point de salut pour la civilisation, fondée de toute éternité sur l’inégalité des personnes, et, par suite, des fortunes. Mais il faut aussi que cette multitude mange et qu’elle puisse nourrir ses rejetons. Ces deux principes posés, la nécessité d’une classe privilégiée et la nécessité d’assurer la subsistance à la classe travailleuse, comment rétablir entre elles cet équilibre que l’esclavage chez les anciens, que le servage dans les temps féodaux, avaient jusqu’à certain point réalisé, et dont la Révolution française est venue brusquement changer les conditions ?

« Le christianisme avait apporté une chose nouvelle dans le monde, c’était la charité, principe de toutes nos institutions de bienfaisance. Mais la charité a besoin de s’éclairer, surtout de se dissimuler, à peine de s’avilir comme aumône et de rester impuissante.

« Faisons donc de la charité une science : ce ne sera pas sans doute lui ôter son caractère religieux.

« Combien faut-il, en moyenne, à l’ouvrier pour vivre ? De quoi se compose sa subsistance ? Quel est l’inventaire de son ménage ? À quel taux des salaires devient-il misérable ? À quel chiffre peut-il passer pour aisé ? Dans quelle mesure la femme, et plus tard l’enfant, contribuent-ils à ce salaire ? Trop d’aisance le corrompt, trop de misère le tue. Comment tenir la balance ? De quelle part de contribution frapper l’ouvrier solvable ? Quel supplément, à titre onéreux ou gratuit, peuvent fournir au malheureux la commune, la corporation, la paroisse ? Il importe de connaître, avec exactitude, cette première partie du bilan de l’ouvrier.

« La constitution de l’être humain, pas plus que celle de l’animal, ne permet d’en exiger à toutes les époques de sa vie une somme égale de travail. À quel âge, d’abord, l’individu, mâle ou femelle, peut-il être jugé propre au service ? Combien ensuite, suivant l’âge, le sexe, la profession, l’individu voué au salariat peut-il fournir d’heures de travail par jour ? Combien par mois et par année ? Combien pour une carrière de dix, vingt, trente et cinquante ans ? Quelle est l’époque de la plus grande valeur de l’ouvrier ? Quand devient-il incapable de labeur ? L’homme étant considéré comme instrument de travail, quelle est la manière la plus avantageuse d’utiliser cet instrument ? Vaut-il mieux, au point de vue du produit et de la sécurité publique, aggraver la corvée de chaque jour et diminuer le salaire, au risque d’abréger la vie du sujet ? ou bien est-il préférable d’alléger le fardeau, afin de prolonger le service ? Quelle retenue, enfin, doit être opérée sur le salaire, afin que l’ouvrier invalide ne tombe pas à la charge de la société ?

« Trop de bêtise chez le travailleur nuit, trop de savoir cuit. L’ordre social, la sûreté des maîtres, leur fortune, sont également compromis par l’un et l’autre excès. Sous ce rapport, la division des industries est tout à la fois le plus puissant auxiliaire que la Providence ait ménagé aux chefs d’État, et l’écueil où vient échouer leur prudence. Quelle est la mesure et la spécialité de connaissances dont il serait à propos, en chaque partie industrielle, de doter le mercenaire, afin de le rendre aussi intelligent que le requiert son service, et en même temps aussi impénétrable à toute idée d’ambition et de changement que sa position l’exige ? La prolongation de l’apprentissage est un moyen d’autant plus précieux de dompter le prolétaire, que l’intérêt des compagnons est d’accord avec celui des maîtres pour retarder la délivrance du livret à l’apprenti : quelle règle suivre à cet égard ?

« Le mouvement de la population doit attirer surtout l’attention de l’homme d’État. À quelles conditions d’âge, de service effectif, d’épargne réalisée, etc., sera-t-il permis aux personnes des deux sexes, dans la classe ouvrière, de contracter mariage ? Comment prévenir les générations illégitimes ? Quels moyens de réfrigération, physique et morale, pourraient s’employer utilement ?

« L’homme, livré aux suggestions du libre arbitre, à toutes les fantaisies de sa personnalité, tend incessamment à sortir de la condition que l’intérêt de la société lui impose. Il a besoin d’être tenu, comme le soldat, par une discipline qui lui rappelle à chaque instant sa dépendance. La religion d’abord : sous prétexte de liberté de penser, sera-t-il permis à l’ouvrier d’en dédaigner les pratiques ? Beaucoup de chefs d’industrie et manufacture exigent de leurs employés et ouvriers l’accomplissement des devoirs religieux : ne serait-il pas à désirer que cet exemple fût partout suivi ? Comment la religion opère-t-elle sur la volonté et la raison du prolétaire ? Quelle dose lui en faut-il pour qu’il prenne sa destinée en bonne part, et s’y résigne ? On a prétendu que la corruption des mœurs était favorable à l’asservissement des classes ouvrières, tandis que la vertu est une provocation incessante à la liberté. Une étude comparative, approfondie, de ces deux systèmes, aurait son prix. Quels seront les spectacles à donner au peuple ? Quelles seront ses lectures ? Jusqu’à quel point les voyages seront-ils autorisés ? Nous ne parlons pas des réunions secrètes, correspondances, journaux, signes de ralliement, mots d’ordre, qu’on ne saurait poursuivre avec trop de sévérité. Quant aux heures des repas, du lever, du coucher, elles sont indiquées suffisamment par celles du travail même. Quelle peut être l’influence de l’uniforme ?

« Une enquête bien faite, sur toutes ces questions, et recueillie de tous les points du globe, serait d’une extrême importance : elle formerait la base positive du nouvel ordre de choses. Les auteurs mériteraient les récompenses et encouragements des académies, les bénédictions de l’Église, et les distinctions de l’État.

« Car il y va du salut de la société, établie depuis le commencement du monde sur ces deux grands principes de la condamnation de la multitude au travail et de l’inégalité des facultés et des fortunés. C’est ce dernier surtout, mal défendu jusqu’ici et tenu dans l’ombre par la fausse prudence des législateurs, comme s’ils n’y eussent vu qu’une exception fatale à la Justice ; c’est cette loi sacrée de subordination et d’hiérarchie, qu’il s’agit d’inculquer aux masses, non plus comme une dérogation au droit commun, mais comme la formule souveraine de l’économie providentielle et de la nécessité des choses. Et c’est à quoi l’on parviendra, non par des démonstrations scientifiques, que l’intelligence du peuple est et doit rester incapable de suivre, mais par une réalité instante et une pratique de détail qui lui en fassent un article de foi et un invincible préjugé. »

L

Est-ce que je calomnie ou exagère ? Qu’est-ce donc qu’enseigne, depuis des siècles, sur ces questions du travail, de la charité, du paupérisme, de la bienfaisance publique, de la misère, de la taxe des pauvres, de la mendicité, etc., cette économie politique, chrétienne et malthusienne, dont l’Église porte le philanthropique drapeau, et qu’on peut définir une croisade contre le travail et la Justice, au nom de Dieu ?

On la suit, cette croisade, dans les gênes administratives imposées au travailleur, livrets, passe-ports, actes de naissance, certificats, etc. ; dans les rigueurs effroyables déployées contre les coalitions et les grèves ; dans l’embauchage des congrégations ; dans les règlements de plus en plus draconiens des grandes compagnies, où l’ouvrier, numéroté, soumis à l’uniforme, à l’ordonnance, à la consigne, au silence, à la visite corporelle, au serment, n’ayant pas même la disposition de sa barbe, ne laisse rien à envier au soldat, qui du moins a son hôpital, ses Invalides, sa permission de dix heures, et, dans les jours de liesse, le petit verre d’eau-de-vie.

Mes mains sont pleines de détails abominables qui montrent jusqu’à quel point est arrivé, dans certaines compagnies, le mépris de l’homme et du citoyen en la personne de l’ouvrier. Oh ! messieurs les administrateurs, soyez sûrs que rien ne se perd, et que, si votre police est impitoyable, vous êtes marqués à votre tour pour le jugement.

Le même esprit de contemption et de haine se retrouve dans les institutions dites de bienfaisance. J’ai sous les yeux le Manuel des commissaires et dames de charité, avec le Règlement sur le service intérieur de santé et le Traitement à domicile, précédé de cette invocation, tirée des ampoules de M. de Gérando :

« Toi que la vue spéculative des maux de ton semblable porte à accuser la providence, laisse-toi attendrir ! Va consoler, soutiens cet infortuné ; que son regard et ton regard se rencontrent, et la Providence est justifiée. Tu ne l’accusais que de ton propre tort : elle s’était confiée à toi pour l’accomplissement de ses desseins. L’intention de la Providence est manifeste : elle a voulu que le malheur fût placé sous la tutelle, sous le patronage de la prospérité… Ce n’est pas proprement l’aumône, c’est la charité, qui est le but des desseins de la Providence, la vocation de l’homme aisé, le complément de l’harmonie du monde moral. » (Le visiteur du pauvre, couronné par l’Académie de Lyon, Paris, 1820.)

Ce qui fait mal à voir, dans cette organisation de la Charité providentielle, c’est cette inquisition continuelle, outrageuse, des vrais besoins du pauvre, qui fait fuir tous ceux que la charité n’a pas encore marqués au fer rouge ; c’est cette classification, cet enregistrement, ce numérotage, cette police, ces conditions à remplir pour avoir droit à la marmite des pauvres, au passe-port gratuit, à la subvention de quinze centimes, à la participation aux travaux publics, à la permission de brocanter dans les rues, à la restitution des effets des parents décédés à l’hôpital, à l’inhumation gratuite, etc. Point de respect pour l’homme dans ce système : la religion de la Providence l’a tué. On me dit qu’il est impossible de faire autrement. Pardieu, je le sais de reste : c’est justement parce que la bienfaisance publique ne se peut exercer sans cette police secrète, que je la maudis. Point de respect, point de charité : votre assistance, c’est le pilori.

Et maintenant, ce que fait la police, organe de la société, ce que pratiquent les grandes compagnies industrielles et les établissements de bienfaisance, la science officielle s’est chargée de le justifier par ses maximes.

On a fouillé l’antiquité et le moyen âge ; on a dressé le bilan des sociétés modernes ; on a entassé les chiffres et les faits, et puis l’on s’en vient dire d’un air de triomphe : Voyez, ouvriers, nous avons tout compulsé, tout consulté, tout interrogé ; jamais pareille enquête, depuis que le monde existe, ne fut entreprise et menée à fin. Il n’y a rien de nouveau dans toutes vos utopies ; tous les palliatifs, depuis Salomon, ont été proposés, essayés, remaniés, rejetés. Le mal est sans remède… Voilà ce qu’on nous dit, et parmi tous ces hommes de Dieu, messagers de désespoir, il n’en est pas un qui se pose cette question féconde : Qu’est-ce que le travail en lui-même ? quels sont ses rapports avec l’intelligence ? quelles sont ses conditions animiques et morales ? conséquemment, et en un mot, quel est son Droit ?

Le droit, dis-je, entre l’apprenti et la corporation, représentant pour lui de la société, entre l’ouvrier et le patron, entre le salarié et la compagnie à millions, dizaines de millions et centaines de millions, le droit, quel est-il ? où est-il ? qui l’a défini ?

M. Moreau-Christophe, remarquable entre tous par ses patientes et consciencieuses études sur la misère chez les peuples anciens et modernes ; qui a découvert chez les Romains, les Grecs, les Hébreux, partout, et le droit au travail, et le droit à l’assistance, et le droit à l’oisiveté, ce qui prouve simplement que la question est depuis des siècles à l’ordre du jour ; M. Moreau-Christophe, que je louerais volontiers, s’il ne concluait contre l’émancipation du travailleur par une combinaison du travail servile et de la charité, a-t-il seulement abordé cette question : Qu’est-ce que le travail et quel est son droit ? Non : M. Moreau-Christophe affirme avec l’Évangile l’éternité de la servitude : voilà toute sa philosophie.

Et M. Le Play, auteur des Trente-six monographies qui ont obtenu, avec le suffrage de toute la faction catholique, aristocratique et contre-révolutionnaire, l’éloge de l’Académie des sciences morales, ne l’a-t-il pas naïvement avoué : « Ses recherches ont eu pour objet de déterminer les maxima et les minima de l’existence de l’ouvrier. » Quant à la possibilité d’une émancipation, il ne l’admet point ; philosophe de la nécessité, il ne s’occupe pas du Droit.

Et M. de Marbeau, le fondateur des crèches, dont la tendresse d’âme propose contre tout mendiant récidiviste la transportation ;

Et M. de Magnitot, qui combine l’assistance avec la répression, comme M. Moreau-Christophe combine le travail servile avec la charité ;

Et M. Alexandre Monnier, qui repousse le droit à l’assistance, momentanément introduit, après la Révolution, à la place du droit au travail, et qui lui substitue le devoir de l’assistance, d’après la philosophie de MM. Oudot et Jules Simon ;

Et M. Granier de Cassagnac, qui a découvert, après tous les religionnaires anciens et modernes, que l’esclavage est d’institution antérieure et supérieure à la société, et qui demande en conséquence qu’on supprime le socialisme ;

Et ce congrès de la charité, tenu en Belgique, qui, après avoir tourné et retourné la question du paupérisme, adopta par forme de conclusion le droit à la mendicité ;

Et l’auteur de ce projet d’envoyer en Algérie les enfants trouvés ;

Et tant d’autres que je renonce à citer, dont cent pages n’épuiseraient pas la nomenclature ; tout ce monde d’économistes philanthropes s’est-il jamais occupé de la physiologie, ou, pour mieux dire, de la psychologie du travail ? Sait-il ce que c’est que la balance des services, la mutualité du crédit, la force collective, la polytechnie de l’apprentissage ? A-t-il seulement le sens moral ?…

LI

Ainsi la société est divisée dans ses couches profondes.

Le travailleur crie, avec la Révolution : Justice, balance, affranchissement.

Le vieux monde répond : Fatalité, nécessité, prédestination, hiérarchie !…

Quelle sera l’issue du débat ?

Pour moi elle n’est pas douteuse : Credo in Revolutionem. Mais à une question précise il faut une réponse précise, et voici ma conclusion :

Le travailleur n’engagera pas le conflit sur la question personnelle : il sent trop peu encore sa dignité d’homme et de citoyen.

Il ne se révoltera pas pour la balance économique : le doit et l’avoir sont termes pour lui trop obscurs, et l’agiotage, comme la loterie, lui déplaît médiocrement.

Il ne prendra pas les armes pour sa souveraineté politique : l’indifférence en matière de gouvernement l’a gagné comme tout le monde.

Bien moins encore protestera-t-il contre la mauvaise éducation qu’on lui donne : il implique que le néant proteste contre lui-même.

Le travailleur se lèvera pour le travail : cette question pour lui implique toutes les autres.

Car demander que le travail soit affranchi, c’est demander ipso facto :

Que la liberté individuelle soit respectée ;

Que la balance des services et des valeurs soit faite ;

Que la prestation des capitaux devienne réciproque ;

Que l’aliénation des forces collectives cesse ;

Que le gouvernement, établi sur la démocratisation et la mutualité des groupes industriels, foyers des forces collectives, soit réformé d’après la loi de leur pondération ;

Que l’instruction primaire soit ôtée au clergé ;

Que l’enseignement professionnel soit organisé ;

Que le contrôle public soit assuré ;

Toutes choses sans lesquelles l’affranchissement du travail est impossible, mais qui répugnent aux intérêts du privilége, autant qu’à la pensée chrétienne.

Qui pourrait retenir l’insurrection ?

Dans les temps féodaux, le travailleur avait la conviction de son infériorité ; il croyait à la providentialité de sa condition, il portait en son cœur le respect de la noblesse, l’amour de la royauté, la religion du sacerdoce. Ces sentiments, qui lui faisaient prendre son sort en patience, aujourd’hui n’existent plus. Le travailleur hait ou soupçonne tout ce qu’il accuse de l’exploiter, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas comme lui travailleur.

À moins d’une transaction amiable, la bataille est forcée. Et vainqueur ou vaincu, le travail imposera la loi au capital : car ce qui est dans la logique des faits arrive toujours, et il n’y a rien de plus inutile au monde que la victoire.


SEPTIÈME ÉTUDE


LES IDÉES

I

Monseigneur,


Jésus répond aux pharisiens qui l’interrogent sur la femme adultère : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier la pierre. »

Je ne puis pas, parlant pour moi pécheur, vous tenir à vous archevêque, qui non content d’inculper mes idées jetez le soupçon sur mes mœurs, le langage que le Saint des saints, défendant une pécheresse, se permettait vis-à-vis des pharisiens hypocrites et fornicateurs. Je ne vous accuse donc de péché ni vous ni aucun de vos collègues dans le sacerdoce ; je crois votre vie aussi pure que votre foi, et m’abstiens de toute récrimination. Odiosa restringenda. Vous m’avez frappé dans ma personne : je n’use pas de représailles.

Mais voici ce que je vous dis à tous, pontifes du Très-Haut : Que celui d’entre vous qui sait la loi me jette la pierre !……

Oui, je consens à toute honte, si vous me prouvez que l’Église connaît la Justice, et qu’ayant été élevé dans son sein, c’est par ma faute, ma seule faute, et ma très-grande faute, que j’ai été coupable ; je veux, dis-je, être humilié, châtié, flétri, comme si j’étais l’unique et le premier prévaricateur.

Mais vous ne savez rien de la loi ni du droit. Sur toutes les choses de la vie humaine vous manquez de principes et de règles. Je vous l’ai déjà cinq fois prouvé ; permettez qu’au commencement de cette Étude je vous le rappelle.

En ce qui touche les Personnes, vous n’avez point de morale. Votre Décalogue n’est qu’une énumération de catégories ; votre Évangile un recueil de paraboles ; votre charité le premier bégaiement de la Justice. Bien loin que vous possédiez une théorie du droit personnel, votre dogme y répugne, et sur ce dogme l’Église, ayant fondé sa hiérarchie et sa discipline, vos intérêts sacerdotaux s’y opposent.

En ce qui concerne les Biens, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur le Gouvernement, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur l’Éducation, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur le Travail, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Et je vais vous montrer que pour ce qui regarde les Idées, vous n’avez pas non plus de morale ; qu’en ceci, comme en tout le reste, vos maximes se réduisent au pur arbitraire ; que l’application de la Justice à l’intelligence est incompatible avec votre dogme, et que votre intérêt le plus précieux s’y oppose.

Eh quoi ! vous écriez-vous, une morale des idées ! Qu’est-ce que cela ? Oncques n’entendîmes parler de morale en telle affaire. Que peut-il y avoir de commun entre les préceptes de la conscience et les conceptions de l’entendement ? Ce qui entre dans le cerveau n’est pas ce qui souille l’homme, mais seulement ce qui sort du cœur. Allez-vous prétendre que la logique, la métaphysique, la dialectique, sont des branches de la morale ?……

Patience, Monseigneur ; vous allez voir de quoi il s’agit. C’est une découverte de la Révolution. Cela ne s’apprend pas au séminaire, et sent mauvais à l’archevêché.


CHAPITRE PREMIER.

Idée d’une méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après la science moderne. — Élimination de l’absolu.

II

L’homme est sujet à l’erreur : c’est une imperfection de sa nature qui ne saurait lui être imputée à crime.

Mais, chose étrange et qui n’appartient qu’à notre espèce, de cette infirmité de son jugement l’homme a su se faire une spécialité dans le crime. Plus il se sait sujet à se tromper, plus il est enclin à mentir, à telle enseigne qu’il n’y a pas, en général, de plus grands mystificateurs que les gens qui savent le mieux comment l’homme se trompe. Au lieu de tendre la main à leur frère, ils l’enfoncent : Omnis homo mendax.

Il est donc du plus haut intérêt, non-seulement pour la santé de notre esprit, mais pour l’intégrité de notre conscience, que nous apprenions, d’abord, à nous diriger personnellement dans la recherche de la vérité, puis à nous contrôler les uns les autres dans nos jugements et à nous garantir réciproquement contre toute espèce de mensonge : il y va de notre honneur et de notre liberté.

Où trouver cette direction ?

Comme je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d’expérimentalisme, je vais donner la parole à l’un de nos savants les plus positifs, les moins suspects de tendance métaphysique et révolutionnaire, à M. Babinet, de l’Institut.

Question. — Pourquoi, se demande M. Babinet, la fin du dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu tant d’inventions physiques, si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, tandis que les progrès des arts d’imagination, ou même des sciences métaphysiques et philosophiques, n’ont point été aussi éclatants ?


Vous le voyez, Monseigneur, le témoignage que j’invoque n’a rien qui doive vous effrayer. M. Babinet, esprit vulgarisateur et qui ne se paye pas de mots, exclut du progrès effectué depuis un siècle les sciences métaphysiques et philosophiques ; en quoi je ne doute pas qu’il ne soit d’accord avec vous. Bien sûr que, s’il osait dire toute sa pensée, il ajouterait aux sciences métaphysiques et philosophiques les morales et politiques, ce qui réjouirait fort, Monseigneur, votre religion. Mais à bon entendeur demi-mot. M. Babinet, par l’énumération qu’il fait des découvertes modernes : chemins de fer, télégraphie électrique, daguerréotypie, stéréoscopie, bioscopie, électrotypie, dorure et argenture électrique, etc., etc., donne clairement à entendre ce qu’il comprend sous la qualification de philosophique. Ce n’est pas lui qui mettra au nombre de nos progrès l’économie politique, l’éclectisme, le socialisme, les tables tournantes et l’équilibre européen.

Réponse. — « Lorsque dans les écoles et dans les livres on s’occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la notion de l’espace et du temps, si les qualités essentielles de l’existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire ; si la matière, l’espace et le temps, ces trois grands fondements de l’univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons ; si, dis-je, ces trois grands éléments sont indispensables à l’existence des êtres, en sorte, par exemple, qu’on pût créer un monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée : quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles questions ?

Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver ; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences. Ainsi je ne sais pas quelle est l’essence de la substance matérielle, mais je puis la comparer à un poids donnée le gramme, et dire que tel corps pèse tant de grammes et de milligrammes. L’essence de l’espace m’est inconnue, mais je mesure l’espace que je veux, la terre entière, la France, Paris, en kilomètres et en mètres. J’ignore ce que c’est que le temps en lui-même, mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes, la seconde étant la 86,400o partie du jour, dont la période est invariable. Je ne sais pas ce qu’est en soi-même la force mécanique et le mouvement, mais j’emprisonne la vapeur, et j’en mesure l’élasticité pour l’employer plus tard à mouvoir des masses immenses… L’homme ne connaît pas plus la nature intime de la force de la vapeur dans la locomotive qu’il a créée, qu’il ne connaissait, il y a quelques mille ans, la nature de la force dans le cheval, le chameau ou l’éléphant, qu’il faisait servir à la locomotion… » (Revue des Deux-Mondes, juillet 1853.)

III

Manibus et pedibus descendo in tuam sententiam, M. Babinet. Tout cela est d’un suprême bon sens, je dirai même d’une excellente philosophie. Car enfin, il ne faut pas que le mot nous effraie, ni que le savant M. Babinet l’oublie : cette belle méthode, dont il fait honneur aux physiciens des derniers cent ans, est une découverte des philosophes, j’oserai même dire qu’elle est le premier article de toute philosophie. Sans remonter jusqu’aux anciens, qui tâtonnèrent dans l’expérience ; sans parler même de ceux du moyen âge, qui firent aussi quelque progrès dans l’art d’expérimenter les choses avant de se risquer à les dire : c’est Bacon qui, au dix-septième siècle, donna le signal de cette rénovation décisive, marquée d’avance, au quinzième siècle par la Renaissance, et au seizième par la Réforme.

Et remarquez, quand les idées sont mûres, comme tout concourt à les répandre !

C’est Bacon qui le premier, sous le nom d’induction, invite la science à chercher la vérité, non plus dans la substance inobservable, mais dans les rapports observés des phénomènes ; c’est Descartes qui recommande de faire des classifications exactes, d’après ces mêmes rapports ; c’est Montesquieu qui définit la loi, le rapport des choses ; c’est la franc-maçonnerie qui symbolise le rapport dans le compas, le niveau et l’équerre, et le personnifie dans son grand architecte ; c’est Aug. Comte qui fait du rapport la base de son positivisme, et exclut en son nom la métaphysique et la théologie ; c’est M. Cournot qui donne pour unique objet à la philosophie la recherche de la raison des choses ; c’est M. Babinet, enfin, qui, témoin idoine, attribue exclusivement à la constatation des rapports toutes les découvertes, tous les progrès de la science moderne. N’est-il pas vrai que le règne du rapport est commencé pour la civilisation, qui ne jure plus que par cette idée ?

Ce qui distingue le mouvement philosophique à dater de Bacon, ce n’est pas, comme on l’a dit, et comme M. Frédéric Morin a pris la peine fort inutile de le nier, d’avoir inventé l’expérience ; c’est, en mettant la raison philosophique au service de l’expérience, d’avoir appris à en formuler méthodiquement les conclusions, toujours relatives à la raison, au rapport des choses, tandis qu’auparavant c’était l’expérience qui, étant serve de la raison philosophique, cherchant avec elle l’en soi des choses, l’absolu, ne concluait rien du tout. Telle est la tendance de Descartes, qui, complétant l’œuvre de Bacon, essaye de transporter dans l’étude de l’esprit humain la méthode dont il avait si bien éprouvé la puissance dans les sciences physiques et mathématiques, et qui par cette tentative suprême acheva de renouveler la philosophie et rendit possible la Révolution.

Descartes s’est trompé dans sa métaphysique, comme il s’est trompé dans ses tourbillons ; cela ne prouve qu’une chose, combien l’expérience, combien l’observation, est un art difficile, et quels piéges l’imagination tend sans cesse au philosophe. Mais l’espèce de recrudescence spiritualiste causée par Descartes, et qu’on peut regarder aujourd’hui comme terminée, a servi elle-même le progrès, puisqu’elle a confirmé, par un dernier et mémorable exemple, le principe de Bacon, savoir, que les idées pures, concepts, universaux et catégories, destitués de la fécondation de l’expérience, ne sont propres qu’à entretenir dans l’esprit une rêverie stérile, qui l’épuise et le tue.

Le principe de M. Babinet est donc irréprochable, et pour ma part je n’hésite pas à le faire mien. Il n’y a dans les choses que les rapports qui soient accessibles à nos intelligences ; quant à leur nature en soi, elle nous échappe. C’est faire preuve d’un génie anti-scientifique de s’en occuper. Négliger l’absolu, comme dit M. Babinet, pour ne s’occuper que des rapports, tel est le sommaire de la méthode que la philosophie a mis deux mille ans à formuler, à laquelle nous devons tout ce que nous possédons de connaissances physiques, et qui nous a valu déjà, dans les sciences de l’esprit, les recherches précieuses des Montesquieu, des Vico, des Herder, des Lessing, des Condorcet, et les premiers matériaux de l’économie sociale.

Ainsi, voilà qui est entendu. Ce que M. Babinet appelle les choses en soi, comme quand il dit la matière en soi, le temps en soi, l’espace en soi, la force en soi, ou l’Absolu, est justement ce que la philosophie nomme le côté métaphysique, ontologique ou transcendantal des choses, par opposition à la partie observable, mesurable, comparable, qui constitue le côté phénoménal. Aux exemples cités par M. Babinet, on peut joindre la cause, la substance, la vie, l’âme, l’esprit, la matière, tous les concepts ou idées pures, jusques et y compris celui de Dieu.

Et la méthode scientifique, celle qui a produit toutes les découvertes modernes, consiste, comme il vient d’être dit avec une lucidité incomparable par M. Babinet, non pas à nier l’en soi des choses, ce que l’esprit conçoit comme leur sujet, substratum, ou soutien, sans qu’il puisse le pénétrer et en rien apprendre, mais à écarter cet en soi, ce côté transcendantal, caput mortuum de l’alambic intellectuel, pour s’attacher exclusivement à la phénoménalité, aux rapports.

IV

Ceci posé, vous allez sans doute, Monseigneur, m’adresser, à l’endroit de la philosophie, une question préjudicielle.

Puisque la philosophie connaît si bien la méthode, qu’elle sait depuis Bacon à quoi s’en tenir sur l’en soi des choses, comment, avec Descartes et tous ses successeurs français, écossais, allemands, dès qu’il s’agit des choses morales et politiques, s’est-elle obstinément clouée sur cet en soi ? Pourquoi ceux qui ont essayé de tourner l’écueil, sceptiques, matérialistes, panthéistes, idéalistes, ont-ils péri misérablement comme tous les autres ? Qu’est-ce qui empêche la philosophie d’aller en avant ? D’où vient notamment que depuis un siècle, tandis que les sciences physiques nous donnent coup sur coup la machine à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, etc., le progrès des sciences morales et politiques, représentées par une des cinq classes de l’Institut, dans laquelle il y a toujours un ou plusieurs savants, a été si médiocre, pour ne pas dire absolument nul ? Ne serait-ce point une preuve que les choses de la morale et de la politique ne sont pas de la compétence du savoir humain, qu’une révélation est ici nécessaire, etc., etc. ?

D’où vient cela, Monseigneur ? Est-ce à vous, docteur ès spéculations métaphysiques et transcendantales, chargé par autorité divine de l’enseignement des choses non apparentes, non apparentium, ministre de l’Absolu, est-ce à vous de le demander ? Eh quoi ! vous ne voyez pas que ce qui arrête les philosophes, les matérialistes, panthéistes, idéalistes, aussi bien que les autres, ce qui les met tous aux prises, et qui entretient parmi eux la contradiction et l’ignorance, c’est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure, que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument dès l’enfance à rechercher en toute chose, auquel nous revenons sans cesse, comme le païen vers son idole, et pour qui nous nous battons dans nos livres, en attendant que nous nous rencontrions sur nos places publiques ? Vous ne sentez pas l’ironie profonde de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse tout à la fois le matérialisme et la théologie ?

Voyez pourtant jusqu’où M. Babinet pourrait vous mener avec son argumentation, si la prudence académique ne lui tenait bouche close !

V

Considérant, vous dirait-il, les phénomènes vitaux dans le règne animal, je puis classer, selon les lois de leur organisme, les animaux par genres et espèces ; comparer les manifestations de la vie dans toutes les conditions de structure et de milieu. Cette étude formera pour moi la zoologie ou science des êtres vivants ; quant à la vie elle-même, je n’en connais rien. Véritablement, je conçois les phénomènes zoologiques comme se rapportant à un je ne sais quoi, fluide ou tout ce qu’il vous plaira, que j’appelle vie ou principe de vie, qui se choisit ses matériaux et les organise ; qui les protége contre les attractions chimiques et la dissolution ; qui se distribue dans l’ensemble des corps organisés ; les particularise, les anime et les soutient tous, comme la trombe soutient les corps qu’elle enlève dans son tourbillon. Par toutes ces causes, je puis bien concevoir la vie comme une essence, un en soi particulier, un absolu, auquel je rapporte les phénomènes vitaux ; il est même nécessaire que je la conçoive ainsi, afin de distinguer les faits de la nature organique d’avec ceux de la nature inorganique. La confusion de la physiologie et de la physique, fondée sur l’hypothèse, impossible à démontrer, de l’identité du principe vital et du principe matériel, deviendrait pour moi la cause d’une désorganisation de la science même. Mais la science, qui va jusqu’au concept et qui le pose, ne peut plus dire si l’objet conçu est matière ou autre chose que matière, si c’est un substratum différent de la matière ou un état particulier de la matière ; elle ne pénètre pas jusque-là et s’arrête court. Ne pas nier l’en soi de la vie, le supposer, le distinguer, est tout ce que je puis. Devant la science, cette vie ne devient une réalité intelligible qu’en deçà du phénomène ; au delà, ce n’est plus qu’une hypothèse, nécessaire il est vrai, mais une hypothèse.

Toute spéculation sur le principe vital considéré en lui-même, et abstraction faite des organismes dans lesquels il apparaît et se détermine, m’est donc interdite : elle ne pourrait aboutir qu’à ramener la confusion dans la science. La vie est-elle un principe à part, ou la même chose que l’attraction, le calorique ou l’électricité ? Les cristaux se forment-ils comme les plantes, et les plantes comme les quadrupèdes ? Qu’est-ce que la vie universelle, que certains religionnaires proposent de mettre à la place du crucifix ? L’ensemble des êtres organisés forme-t-il un organisme, et cet organisme en forme-t-il un autre avec les corps inorganiques ? La terre et le soleil sont-ils vivants ou bruts ? L’univers est-il un grand animal ? Qu’est-ce qui fait que la vie entre dans un corps, ou, pour mieux dire, se compose un corps, et puis qu’elle l’abandonne ?… De pareilles questions sont de l’ordre ultra-expérimental ; elles excèdent la science, et ne peuvent conduire qu’à la superstition et à la folie.

Considérant ensuite les manifestations de la vie dans un animal donné, soit l’homme, par exemple, je puis, en distinguant parmi ces manifestations celles qui ont pour objet la vie de relation, sensation, intelligence, sentiment, les concevoir comme un système distinct, dont le substratum est emprunté à la vie répandue dans l’univers, mais qui, par la forme qu’il a reçue, n’est plus le même que celui que je place dans le lion ou le cheval. À ce tout animique, que j’abstrais des organes qui sont censés le contenir et le servir, je donne le nom d’âme, anima, Ψυχὴ ; puis, me renfermant dans l’observation de ses facultés, de ses attributs, de ses modes, tels qu’ils se manifestent dans les relations de l’homme avec ses semblables et avec l’univers, je puis faire de ces nouvelles recherches une science à part, que je nommerai psychologie. Et comme j’aurai dit l’âme de l’homme, la psychologie de l’humanité, je pourrai dire encore l’âme et la psychologie des animaux. Jusqu’ici la science est de bon aloi ; elle repose sur des phénomènes.

Mais qu’est-ce que l’âme en elle-même ? Est-elle simple ou composée ? matérielle ou immatérielle ? Est-elle sujette à mourir ? A-t-elle un sexe ? Qu’est-ce qu’une âme séparée de son corps, et que faut-il entendre par la discession des héroès comme dit Rabelais ? Où vont les âmes après la mort ? Quelle est leur occupation ? Reviennent-elles habiter d’autres corps ? L’âme d’un homme peut-elle devenir âme de cheval, et vice versâ ? Y a-t-il des anges, et quelle est la nature et la fonction de ces purs esprits ? Sont-ils au-dessus ou au-dessous de l’humanité ? Faut-il croire aux apparitions ? Que penser des esprits frappeurs, qui dans ce moment troublent la raison des Américains ?…

Questions ultra-scientifiques, répond M. Babinet, auxquelles la raison ne peut s’empêcher d’accorder quelques heures, ne fût-ce que pour s’en rendre compte, mais dont la poursuite ne saurait amener que charlatanisme, hypocrisie, rétrogradation de la vérité, corruption de l’esprit, et abêtissement du peuple. Pour que nous fussions en droit d’affirmer l’existence séparée des âmes, il faudrait que cette existence nous fût révélée par des phénomènes spéciaux, autres que ceux qui ont donné lieu à la conception de ces natures transcendantales. Mais nous ne connaissons l’âme humaine que par des manifestations dont l’organisme est le véhicule indispensable ; de sorte que, la phénoménalité psychique ayant pour condition la phénoménalité physiologique, et vice versâ, nous nous trouvons, après avoir discerné pour le besoin de l’observation scientifique l’âme du corps, dans une égale impuissance de conclure que l’âme hors du corps, ou le corps hors de l’âme, soit quelque chose. La plus savante philosophie, celle de Spinoza, ne va que jusqu’à concevoir l’âme et le corps, l’esprit et la matière, comme deux manières d’être de la substance cosmique, dont le quid de plus en plus se dérobe. C’est le concept de la fusion de deux concepts : la belle science !

Considérant enfin chaque âme, chaque moi, comme un foyer où viennent se réfléchir et se combiner tous les rapports des choses et de la société, je donne à cette âme, en tant qu’elle reçoit les représentations ou idées des choses et de leurs rapports, qu’elle les compare, les combine et les apprécie, y donne ou y refuse son adhésion, le nom d’intelligence ; en tant qu’elle observe, compare et combine les rapports de la société dont elle fait partie, qu’elle en extrait des formules générales, dont elle se fait ensuite des règles obligatoires, le nom de conscience.

Mais tout en distinguant dans l’âme la conscience et l’intelligence, avec leurs manifestations respectives, je ne vais pas prendre ces deux facultés en elles-mêmes pour objet de mon étude, comme si je voulais faire directement connaissance avec ces nouveaux personnages. Je me souviens que la vie, de même que la matière, n’est qu’une manière de concevoir l’en soi non observable des choses ; l’âme, un autre en soi ; l’intelligence, encore un en soif une conception greffée sur une autre conception, un quelque chose qui n’est pas rien, puisque c’est une fonction de l’âme, laquelle est, comme la vie, la pesanteur, la lumière, une fonction de l’existence ; mais qui, hors du service que la philosophie en tire pour attacher le fil de ses observations, devient pour nous comme rien.

C’est à cette condition qu’il existe, pour l’intelligence et pour la conscience, comme pour l’âme et la vie, tout un ordre de phénomènes, de manifestations et de rapports à étudier, par conséquent toute une science de réalités phénoménales à faire. C’est pour cela qu’a été fondée l’académie des sciences philosophiques et morales : M. Babinet doit le savoir mieux que personne.

La science des lois de l’intelligence s’appellera, si vous voulez, la logique ; la science des lois, ou des droits et devoirs de la conscience, sera la Justice, ou, plus généralement encore, la morale. Pour l’une et pour l’autre, de même que pour toutes les sciences sans exception, la première condition du savoir sera de se prémunir, avec le plus grand soin, contre toute immixtion de l’absolu. Car il est évident que si, pour les sciences physiques et mathématiques, les recherches sur la matière en soi, la force en soi, l’espace en soi, offrent désormais peu de danger ; si, pour l’anthropologie, la zoologie et l’histoire, la croyance aux mânes est encore d’une grande innocence, il n’en est plus de même dès qu’il s’agit de la direction de l’entendement et de la conscience. Ici la moindre excentricité engendre les charlatans et les scélérats.

Terminons cette revue des choses en soi.

Que si maintenant, après avoir distingué avec chacune des sciences qui successivement s’affirment et se posent, une série d’en soi, d’absolus, distincts les uns des autres, d’abord un en soi de la matière, puis un en soi du mouvement ou de la force, ensuite un en soi de la vie, etc., nous concevons par la pensée tous ces en soi dont la science n’a pas le droit de parler, bien qu’elle les suppose, mais qu’elle n’a pas non plus le droit de nier, bien que l’observation ne lui en apprenne rien ; si, dis-je, nous concevons, tous ces en soi divers comme les parties d’un seul et universel en soi qui les contient tous dans sa série, alors nous aurons l’idée d’un sujet premier et dernier, père et substratum de toutes choses.

Nous dirons donc de cet en soi de l’univers, résultant de toutes les parties qui le composent, et que nous supposons d’instinct quand nous pensons à l’univers, qu’il est substance, vie, esprit, intelligence, volonté, Justice, etc. ; qu’il existe de toute nécessité, qu’il est éternel, et tout ce qu’on voudra. Mais comme, d’après toutes nos analogies, un en soi sans manifestations, sans phénoménalité, sans rapports perceptibles, n’est autre chose, pour la connaissance, que le néant pur, il s’ensuit de cette déduction qui résume toute la métaphysique, que l’en soi de l’univers, l’absolu des absolus, n’est rien pour nous ; que la création seule est quelque chose ; que notre science commence aux choses visibles ; et que les invisibles, les en soi, dont parle le Symbole de Nicée, dont nous pouvons bien, par le progrès de notre science, voir augmenter le nombre, considérés en eux-mêmes sont la peste de la raison et de la conscience,

VI

Voilà ce que dirait la science, si elle avait le courage de ses propres découvertes, mais ce que la prudence des savants dissimule, ce que l’hypocrisie des philosophes n’avouera jamais, fournissant au besoin des sophismes à la théorie de l’absolu, et refaisant, comme par le passé, la raison serve de la théologie……

Et qui pourrait nier cette défection des princes de la science ? Le règne de l’absolu touchait à sa fin : les systèmes qu’il a produits depuis soixante ans ont à peine duré une heure, tant le progrès de l’observation appauvrit, désorganise, tue le transcendantalisme. Et voici que tout à coup, grâce à la connivence des savants en us, en es et en x, nous nous trouvons reportés par-delà toutes les fantaisies les plus hyperboliques de la gnose !

Le gnostique, à qui l’Église orthodoxe a dit anathème après l’avoir pillé, ne se contentait pas de rechercher ce que sont en elles-mêmes la matière et la vie, de spéculer sur l’âme du monde et l’Être sans fond ; il se demandait ce qu’étaient la raison en soi, la Justice en soi, les idées en soi ; où étaient ces dernières avant de descendre dans l’entendement humain ; si elles résidaient en Dieu ou à la superficie des choses ; comment elles advolaient vers l’âme, et s’abattaient dans l’intelligence, etc. De là une genèse d’entités métaphysiques, divisées par groupes et familles, dont la plus remarquable, la seule qui se soit maintenue dans le christianisme, est la fameuse Trinité.

Il existe, disait le gnostique, dans le sein de l’âme divine, une raison qui lui est éternelle, et qui en émane, principe et type de toutes nos raisons à nous, pauvres mortels : c’est le verbe, le logos, la sophia, qui éclaire toute âme naissant à la vie, en s’unissant à elle par une infusion mystérieuse. Puis il y a une conscience, un amour, également éternel, procédant de l’âme suprême et de la raison protogène, qui inspire sur terre toute conscience, allume toute charité, comme le verbe illumine toute intelligence. C’est l’esprit, source de grâce, consolateur, sanctificateur, vivificateur.

Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l’intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l’ancre de salut de la liberté.

La conscience humaine, suivant ces respectables illuminés, étant ainsi de constitution transcendantale, l’Humanité n’arrivant à la connaissance du devoir que par une révélation divine, interne ou externe, médiate ou immédiate, ils se demandent quand et comment s’accomplit cette révélation, à quel signe elle se reconnaît, qui peut en rendre témoignage, et quel est le dépositaire de son autorité. Suivant les uns, cette autorité est l’Église, instituée par le logos en personne ; suivant les autres, elle réside dans la masse, en qui l’inspiration est indéfectible. Une fois là, plus de difficulté : l’Église sacre les rois, la multitude délègue ses pouvoirs ou bêle ses volontés ; et le monde va de lui-même, tiré par un fil invisible.

La conclusion est connue. Plus de deux siècles après Bacon, quand les sciences physiques nous donnent la vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, tant d’inventions si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, la société européenne sent sa conscience défaillir, la France perd sa liberté avec ses mœurs, et l’on se demande avec M. Babinet : Comment est morte cette philosophie qui fit marcher le dix-huitième siècle et produisit la Révolution ? Quomodò cecidit potens qui salvum faciebat populum Israël ?

Qui nous délivrera des entités métaphysiques, des idées innées et du logos, de l’immortalité de l’âme et de l’Être suprême ? Qui nous débarrassera de l’adoration et de l’autorité ? Car, le fait est visible à tous regards, telle est la source de notre affliction, et notre décadence n’a pas d’autre cause. La méthode, la morale des idées, si je puis m’exprimer de la sorte, existe ; la physique, toutes les sciences naturelles et positives, nous en montrent les fruits. Et maintenant qu’il s’agit de nous-mêmes, nous ne savons plus philosopher, nous revenons à notre vomissement. À force de considérer ce qui est au-dessus de nous, l’en soi de notre âme, de notre raison, de notre conscience, nous n’apercevons plus ce qui est en nous, je veux dire la phénoménalité de notre moi, la seule chose de ce moi qu’il nous soit permis de connaître. Au lieu de nous élever graduellement, par l’observation, à la Justice, nous plongeons de plus en plus, tête baissée, dans l’absolu. La confusion des idées amenant à sa suite la subversion des mœurs, nous sommes punis par la dégradation de nos cœurs des hallucinations de notre cerveau. Ne saurions-nous, enfin, mettre hors de la philosophie morale toutes ces hypothèses d’autre vie, de célestes essences et de grand maître des destinées ; puis, cette élimination opérée, nous occuper de ce qui nous regarde ?…


CHAPITRE II.

Difficulté d’appliquer l’hygiène intellectuelle aux sciences morales et politiques.

VII

Ainsi, au témoignage des savants, témoignage le plus grave qui puisse être invoqué en cette matière, la cause première de nos erreurs, en quelque ordre de connaissance que ce soit, par suite la source de toutes les déceptions, illusions, mensonges, prestiges, superstitions, utopies, jongleries et mystifications dont nous sommes victimes, est dans l’abus de la métaphysique, c’est-à-dire dans la considération de l’en soi des choses, de ce qui dans les choses est au-delà du phénomène et de ses rapports, en un mot de l’absolu.

En conséquence, le remède à l’erreur, préservatif contre le mensonge, règle d’hygiène pour l’esprit, consiste, d’après les mêmes savants, à éliminer de nos raisonnements l’absolu, ou, si l’on aime mieux, à en faire la part, de telle sorte que, l’absolu posé, le jugement ne porte plus que sur des rapports : c’est ce que les sciences naturelles, pour leur part, démontrent aujourd’hui avec éclat.

Fort du principe et de l’exemple, appuyé d’ailleurs sur une critique rigoureuse de la notion de Justice et de ses applications aux diverses catégories d’intérêts, je conclus, par analogie, que le remède à la corruption des mœurs, par suite le préservatif de la vertu et de la liberté humaine, consiste également à éliminer de nos spéculations sur l’ordre moral l’absolu, ce qui veut dire la théologie tout entière, en un mot la religion.

L’Église, dont le système repose sur l’adoration de l’Être absolu, a senti elle-même la nécessité d’un caveat contre les aberrations de l’idée absolutiste.

Toute morale, selon l’Église, étant fondée sur la religion, et toute religion étant le produit de la conception de l’absolu, il s’ensuit que l’homme est d’autant plus exposé à l’illusion que la religion, soit l’idée de l’absolu, occupe plus de place dans sa pensée ; que par conséquent plus sa religion est grande, plus il a besoin d’être tenu en garde contre elle, ce qui ne se peut faire qu’à la condition que l’autorité religieuse pose des bornes à sa propre influence, qu’elle dise aux âmes : Vous irez jusque là dans votre dévotion, vous n’irez pas plus loin !…

Telle est aussi, comme nous verrons, la prétention de l’Église, de toutes ses idées la plus singulière. Après avoir ouvert la porte à l’illusion, en introduisant, comme sujet et caution de la Justice, l’absolu dans la morale, elle a cru pouvoir empêcher l’illusion en le circonscrivant dans de certaines limites, dont la théologie a le secret.

La raison révolutionnaire repousse énergiquement cet amphigouri. Elle n’admet pas que trop d’absolutisme nuise à l’absolu et qu’un peu de positivisme lui soit nécessaire, ni, au rebours, qu’une teinte de mysticisme rende la science plus certaine et la conscience plus morale. En conséquence elle ne tend à rien de moins qu’à éliminer, tout au moins à neutraliser absolument l’absolu.

Quoi qu’il en soit de cette diversité des deux méthodes, que nous jugerons bientôt, la Révolution et l’Église, ne différant entre elles que du tout à la partie, sont d’accord sur l’essentiel : Qu’il y a nécessité pour l’homme de maîtriser en lui, par sa raison, la pensée de l’absolu. La est la grande affaire, Hoc opus, hic labor est, dont la difficulté, comme on va voir, n’est pas petite.

VIII

Aux personnes qui se livrent exclusivement à l’étude des sciences naturelles et de leurs applications à l’industrie, il semble que rien ne soit plus aisé que de purger son entendement des conceptions transcendantales, et, comme on fait de la physique, de la chimie et de la médecine sans songer à l’absolu, de faire aussi du droit, de la politique, de l’économie, sans tomber dans la religion.

Aug. Comte, dont l’Europe admirait la raison si ferme et le vaste savoir, préparé de longue main par une étude approfondie des sciences naturelles, était tombé dans cette erreur ; et c’est merveille de voir avec quelle confiance le fondateur de la philosophie positive invite ses disciples à écarter de leur esprit tout théologisme, toute ontologie, et sans plus de façons à entrer dans la science. En lisant ce réformateur décisif, je ne puis m’empêcher de penser à certain personnage de Molière, débitant le fameux sonnet Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie.

Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Faites-la sortir, quoiqu’on die,
De votre bel appartement,
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie,
· · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et sans marchander davantage
Noyez-la de vos propres mains.


M. Comte s’imaginait apparemment qu’il suffit de dire à la métaphysique : Partez ! et à la théologie : Allez vous-en ! pour qu’elles déguerpissent. Malheureusement il n’en est rien ; et pour nous délivrer de cette fièvre, M. Comte, pas plus que M. Trissottin, n’a trouvé de quinquina. La preuve est qu’il l’avait gagnée lui-même, et qu’à force de métaphysiquer sans le savoir, il avait fini par théologiser sans s’en apercevoir davantage. Il est de notoriété publique que le chef du Positivisme, qui devait nous préserver de toute rechute en religion, s’y est laissé choir, et qu’il n’a pu s’en retirer.

IX

Rendons-nous compte de la différence de situation que fait au philosophe la métaphysique, selon qu’il s’occupe des phénomènes de la nature extérieure, ou de ceux de la conscience et de l’esprit, c’est-à-dire de la société.

Pour cela, il est nécessaire de bien connaître d’abord ce que l’on entend par absolu, et quel rôle il joue dans la science.

Absolu, en latin absolutum, d’absolvo, je délie, j’affranchis, j’absous. On entend par ce mot : 1o ce qui est affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite, ou loi : Pouvoir absolu, maître absolu ; — 2o ce qui est dégagé de toute phénoménalité, attribut, mode : l’absolu ; — 3o ce qui ne dépend de rien autre : existence absolue, cause absolue ou cause première ; — 4o ce qui est parfait en soi, pur de toute tache, vice ou défaut : beauté pure ou idéale. Justice absolue ou sainteté : toute chose, par conséquent, conçue en soi, abstraction faite des phénomènes, attributs, rapports, modes, qui la manifestent, du milieu qui la contient, des influences qu’elle subit, des déviations qu’elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu, matière pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc.

Absolu est donc synonyme d’inconditionné, indépendant, indéfini, illimité.

Où se rencontre l’absolu ? Partout. Où se laisse-t-il voir ? Nulle part.

L’analyse démontre que les conceptions métaphysiques, c’est-à-dire les idées des choses qui dépassent les sens et que le raisonnement nous fait induire du rapport des phénomènes, sont des formes nécessaires de la pensée ; qu’en raison de ces formes, données dans l’entendement aussitôt que l’image des objets lui arrive, toujours quelque chose d’ultra-phénoménal se trouve sous-entendu dans nos conclusions les plus positives ; qu’ainsi il n’est pas possible d’étudier la physique sans supposer et nommer, par exemple, la matière ; la zoologie ou la botanique, sans supposer et nommer la vie ; l’homme et la société, sans supposer et nommer l’esprit ; la géométrie, la mécanique, l’histoire, sans supposer et nommer l’espace, la force, le temps ; ni quoi que ce soit enfin, sans supposer et nommer pour chaque ordre de phénomènes un sujet, objet, en soi, substratum, ou absolu, qui de ce moment ne nous quitte plus.

Ainsi l’absolu n’est pas un pur néant, puisque c’est sur lui que la science, que l’observation opère, par le moyen des phénomènes ; puisque c’est lui qui sert à classer, catégoriser, délimiter et définir chaque ordre de sciences, comme on le voit par les noms mêmes qu’elles portent : physique, biologie, psychologie, chronologie, etc. Tous les savants, même les plus positifs, tels que d’Alembert, Ampère, Auguste Comte, qui ont entrepris la classification des sciences, ont placé au sommet du tableau la science de l’Humanité. Or, qu’est-ce que l’humanité ? La vue de plusieurs hommes conduit à l’idée du genre : voilà le groupe, l’idée générale, moitié empirique, moitié transcendantale. L’étude du genre mène à l’idée d’essence : voilà l’universel, un absolu. Enfin la comparaison des essences révèle les conditions d’existence communes à tous les êtres : c’est la catégorie de substance, ou d’être, la plus élevée de toutes, et qui pour cette raison attire le plus l’attention des philosophes.

D’après cela, quel est le rôle de l’absolu dans la connaissance ? en autres termes, en quoi consiste et à quoi sert la métaphysique ?

Quelques lignes suffiront à ma réponse.

En présence des phénomènes, l’esprit a la faculté de former ou concevoir immédiatement certaines idées, appelées notions, catégories, conceptions ou concepts, telles que espace, temps, cause, substance, matière, esprit, vie, mouvement, forme, attribut, mode, etc.

Ces concepts ou catégories ne sont pas la représentation des phénomènes : ils sont conçus par l’esprit à l’occasion des phénomènes, comme étant le sujet, inconditionné de sa nature, qui supporte les phénomènes, en un mot comme l’absolu.

Autant l’esprit distingue de phénomènes différents, dont la nature lui semble irréductible, autant il peut y avoir de ces concepts, dont l’utilité scientifique est ainsi double :

1o Ils servent à la classification des phénomènes, c’est-à-dire à la distinction et à la construction des sciences ;

2o Ils fournissent certaines règles absolues de jugements, dites à priori, non que ces règles soient antérieures et supérieures à l’observation des phénomènes, mais parce que l’esprit ne conçoit absolument rien de possible et de vrai en dehors de ces règles. Tels sont les axiomes : Point d’effet sans cause, Point d’essence sans modes, Point de substance sans attributs, etc.

La métaphysique a pour objet de recueillir ces conceptions à mesure qu’elles se produisent, de les coordonner, de formuler les règles de jugement qui en résultent et de signaler les sophismes qui les violent.

Il suit de tout cela :

a) Que, toute conception étant donnée à l’occasion des phénomènes, et la distinction de ceux-ci n’ayant pas de limite, le nombre des concepts est inassignable, et qu’il en est de la métaphysique comme des sciences d’observation, elle n’a pas de fin ;

b) Que, si, comme science des notions et des règles de jugement les plus générales, la métaphysique tient la tête des sciences, en tant qu’elle ne fait qu’enregistrer les données hypothétiques ou transcendantales de l’observation, elle apparaît comme une conclusion ;

c) Qu’on peut juger de la science et même de la capacité expérimentale d’une époque par sa métaphysique, et réciproquement de sa métaphysique par l’état de ses connaissances ; ce que confirme l’histoire de la philosophie, qui nous montre l’esprit humain, égaré par des observations mal faites, se donnant d’abord de fausses catégories, qu’il élimine ou rectifie ensuite par de nouvelles.

Telle est, dans sa simplicité souveraine, la métaphysique, autrement dite ontologie, et qu’on pourrait nommer encore théorie de l’absolu.

Mais si l’absolu n’est pas un rien, si c’est lui qui sert à la délimitation des sciences, à leur construction ; s’il s’impose, comme postulé ou hypothèse, à toute notre logique ; s’il est la condition sine quâ non de nos pensées et de notre être ; si sa notion est la première qui entre dans l’entendement et la dernière qui en sorte ; si l’on peut dire, enfin, que le progrès de notre savoir et de notre bien-être consiste à découvrir sans cesse de nouveaux absolus ; il n’est pas moins vrai, comme l’a fait remarquer M. Babinet, que cet absolu ne saurait en aucun cas devenir l’objet direct de notre étude ; qu’il est impossible à notre pénétration d’amener au grand jour cet inévitable sous-entendu ; que nous ne pouvons par conséquent le comprendre dans notre science, laquelle consiste exclusivement en descriptions de phénomènes, formules de lois et de rapports, c’est-à-dire en tout ce qui sert à déclarer l’absolu, mais n’est pas l’absolu ; et que notre erreur, notre folie, notre immoralité, commence juste à l’instant où nous prétendons franchir l’abîme qui nous en sépare.

Je ne reviendrai pas sur ce sujet, que M. Babinet a rendu si parfaitement intelligible, et que les plus simples, comme les plus subtils, saisissent à première vue. Je reprends la question au point où le savant académicien l’a laissée : Comment, forcés d’admettre l’hypothèse de l’absolu, nous délivrer de sa fascination ?

X

Dans les sciences physiques, où l’observation porte sur des phénomènes accessibles aux sens, renouvelables à volonté sans opposition de l’absolu, et auxquels il est toujours possible d’appeler des conclusions d’une fausse théorie, le caveat de Bacon est d’une facile observance, et il est rare que la métaphysique puisse être accusée des erreurs du savant. Les faits sont là, toujours prêts à rendre témoignage des rapports. Et pourtant que de théories se sont produites et se produisent tous les jours, pures anticipations de l’expérience que l’expérience dément ensuite, et qui n’avaient d’autre raison que l’entraînement de l’esprit à se saisir de l’absolu !….

Dans les sciences morales et politiques, c’est bien pis.

Ici, non-seulement l’observation ne porte pas sur des faits sensibles, car elle porte sur des sentiments et des idées ; mais encore l’absolu ne reste pas, comme dans les phénomènes de la physique, inerte, passif, muet : il est là, il répond à l’appel, il se nomme un moi, une personne, un citoyen ; c’est l’esprit lui-même enfin, affirmant, niant, stipulant, se défendant, protestant, mentant de son mieux, et ne se laissant convaincre que par le témoignage d’autres absolus, sujets eux-mêmes à mentir, ou par la contradiction de ses propres actes, que rien ne le peut contraindre à reproduire, s’il ne veut pas les produire.

Qu’est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne ? Et qu’entend cette personne, lorsqu’elle dit : moi ? — Est-ce son bras, sa tête, son corps, ou bien sa passion, son intelligence, son talent, sa mémoire, sa vertu, sa conscience ? Est-ce aucune de ses facultés ? Est-ce même la série ou synthèse de ses facultés, physiques et animiques ? Rien de tout cela. C’est son essence intime, invisible, qui se distingue de ses attributs et manifestations ; en un mot un absolu, et un absolu qui non-seulement se pose, mais un absolu qui sent, qui voit, qui veut, qui agit, et qui parle…

Cela semble extraordinaire : au fond, rien de plus naturel. L’être qui pense l’absolu, qui le rêve, qui le cherche, qui le conclut à tout propos, qui s’en prévaut dans ses raisonnements et sans cesse s’y réfère dans ses classifications, qui le sous-entend dans chacune de ses pensées, comment cet être ne se poserait-il pas lui-même en absolu, et n’aspirerait-il à en exercer les prérogatives ?

Tout ce qui tient de l’homme est absolu, ou, ce qui revient au même, tend à l’absolu. La liberté est absolue, la propriété absolue, l’autorité absolue, la religion absolue ; le pouvoir veut être absolu, l’Église se dit absolue et infaillible, l’amour et l’amitié aspirent à l’absolu. Quoi de plus absolu encore que l’honneur, la gloire, l’ambition, la volupté ?… J’allais oublier l’une des plus grandes révélations de l’absolu, celle qui a pour objet de le représenter lui-même, l’art.

En vertu de cet absolutisme qui lui est inné, l’homme tend constamment, dans sa conduite, à s’affranchir de l’harmonie générale ; dans son langage, à intervertir les rapports des choses, à en déguiser la réalité, à en fausser l’exactitude. Jamais son idée n’est adéquate à la vérité du phénomène, et son expression s’en écarte encore plus. Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l’abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n’avaient garde d’apercevoir, ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoignage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l’absolu.

Or, si le physicien doit se méfier de l’absolu, qui ne lui dit rien, qui ne lui résiste pas, qui n’a garde de le menacer ou de le séduire, et qui cependant l’induit en erreur, à combien plus forte raison le philosophe, qui cherche la loi des rapports sociaux, doit-il se prémunir contre un absolu prêt à le provoquer, à le frapper ; qui, non content de poser en loi son bon plaisir, tient à offense qu’on recherche ses actes, qu’on scrute ses intentions, qu’on pèse ses motifs, qu’on évalue son mérite, qu’on discute ses idées, qu’on appelle de ses jugements, qu’on demande l’explication de ses paroles ?

Fanatiques qui cherchez l’absolu dans un monde imaginaire, qui l’évoquez par des médiums, qui croyez l’entendre frapper à vos portes et à vos vitres, le voilà devant vous, prêt à vous répondre. Laissez les morts dans leur repos : ils ne vous ont jamais rien appris ; et que pourraient-ils vous dire de plus que les vivants ?

Généralement, la considération qui s’attache à l’homme, soit le respect de l’absolu dans la personne du prochain, est proportionnelle à ses facultés, à sa réputation, à sa fortune, à son pouvoir. Nous sommes ainsi faits que nous supposons toujours l’absolu en raison du phénomène, l’être en raison du paraître. C’est ce respect, plus ou moins fondé, de l’absolu humain, qui engendre dans la société les acceptions de personnes, les priviléges, passe-droits, faveurs, exceptions, toutes les violations de la Justice, et jusqu’aux variations insolentes de la politesse. C’est lui qui fait qu’on ajoute plutôt foi au témoignage d’un homme en place qu’à celui d’un manouvrier ; lui qui a créé le célèbre argument, Magister dixit ; lui, enfin, qui sert de prétexte à la plupart des inégalités sociales.

Ce n’est pas que je veuille nier qu’en certains cas il n’existe une présomption légitime en faveur du savant contre l’ignorant, de l’homme intègre contre le repris de justice. Je dis seulement que hors ces certains cas, ladite présomption, reposant sur une donnée indiscutable, hors de contrôle, est aveugle et irrationnelle de sa nature ; qu’elle n’a d’autre valeur que celle d’un calcul de probabilités, qu’elle tient du hasard plus que de la certitude, en un mot qu’elle est de l’absolu, non de l’expérience.

Si donc la place que tient cette considération de l’absolu dans les jugements humains, dans les relations humaines, est immense ; si elle affecte toute la morale, au point de la faire varier, suivant l’expression de Pascal, à chaque degré du méridien ; si elle fait osciller sans cesse la Justice, n’est-il pas vrai que croyants ou athées, physiciens ou théologues, nous avons besoin, pour les choses de l’ordre moral, d’un correctif particulier, qui, éliminant de nos motifs l’absolu, principe de nos erreurs, nous ramène à l’équation véritable ?

Nous ne sommes pas au bout.

XI

Incarné dans la personne, l’absolu, avec une autocratie croissante, va se développer dans la race, la cité, la corporation, l’État, l’Église ; il s’établit roi de la collectivité humanitaire et de l’universalité des créatures. Parvenu à cette hauteur, l’absolu devient Dieu. Qu’il me suffise de rappeler ici les termes de cette déification.

L’homme a le sentiment de sa propre dignité.

Cela veut dire que seul, entre tous les êtres, l’homme se sent comme absolu.

Ce sentiment qu’il a de lui-même est le point de départ de la Justice, qui n’est autre que le sentiment de notre dignité en autrui, et réciproquement de la dignité d’autrui en notre propre personne ; sentiment qui nous déborde par conséquent, et qui, bien qu’intime et immanent à notre personnalité, semble l’envelopper et toute personnalité avec elle.

La Justice aperçue, plus grande que le moi, bien qu’elle ait sa racine dans le moi, l’homme, en vertu de sa conceptivité métaphysique, tend à lui créer un sujet proportionnel : essence absolue par conséquent, semblable à lui, mais supérieure à lui ; invisible, spirituelle, idéale, pure, parfaite, pensante aussi, mais d’une pensée plus haute ; agissante encore, mais d’une action souveraine ; à tous ces titres, digne de religion. Pour beaucoup de gens, l’anthropomorphisme est un prétexte de nier la divinité ; je déclare, quant à moi, que j’y trouverais plutôt un motif de foi. L’homme n’est-il donc pas ce qu’il y a de plus grand dans la nature, le résumé de la nature, toute la nature ? Si Dieu est quelque chose, il est homme : il n’y a que des philosophes qui s’y trompent.

Le sujet absolu de la Justice trouvé, il s’agit de le rendre manifeste : car, si l’entendement a la faculté de concevoir, en présence des phénomènes, l’en soi des choses, la même faculté le condamne, un absolu étant donné, à chercher la phénoménalité de cet absolu. Point d’âme sans corps, point de Dieu sans idole : telle est, en dépit de Descartes, la métaphysique des nations.

Autre chose est donc la conception de l’essence divine, et autre chose l’incarnation qui la rend manifeste : celle-ci variable à l’infini, selon la fantaisie et la préoccupation d’esprit de l’adorateur ; celle-là, une au fond, la même pour tous les hommes, adéquate au moi du genre humain ; toutes deux d’ailleurs inséparables, comme la vie et le mouvement, comme la chair et l’esprit, comme l’amour et la mort.

L’Église, qui a tant calomnié l’idolâtrie, et qui n’en a pas moins pris pour idole le crucifix, doit le savoir mieux que personne : le sujet transcendantal de la Justice, Dieu en un mot, sous quelque figure que la poésie, la théologie ou l’art le représentent, ne peut pas être pris parmi les existences visibles, toujours imparfaites et viciées. Ce sujet est nécessairement une idéalité, un absolu, le plus élevé que puisse concevoir le croyant, eu égard à sa position et à la somme de connaissances dont il dispose. Ce n’est pas le fils de Marie que le chrétien adore, c’est l’essence divine, unie à la personne de Jésus : semblable en cela au fétichiste, qui, malgré l’obscurité de ses idées et l’imperfection de son langage, a nécessairement dans l’esprit autre chose que son fétiche.

Cette tendance de l’esprit humain à transformer, sous la pression de l’absolu, sa notion de Justice en essence divine, puis à donner à cette essence une réalisation phénoménale, est tellement puissante, que non-seulement nous la retrouvons chez tous les peuples, mais qu’elle se reproduit chez les penseurs les plus éloignés de toute superstition.

Le bon sens dit à Aug. Comte que la Justice est un sentiment autre que l’égoïsme ; que la loi morale ne peut pas avoir son principe dans l’intérêt bien entendu, ni dans aucune spéculation de l’intelligence ; qu’autre chose est le rapport reconnu par l’analyse, et autre chose l’obligation de conscience d’obéir, coûte que coûte, à ce rapport. Mais, trop dédaigneux de la métaphysique, qui ne lui a point appris à se méfier de l’absolu collectif ; trop négligent de la liberté individuelle, cet autre absolu, qu’il sacrifie sans hésiter au premier, sans doute en raison de l’infériorité de sa taille, Aug. Comte arrive droit à une conception nouvelle de l’essence adorable ; il fait plus, il donne une réalité, une personnification à cette essence ; il lui fonde une église, dont il est le christ, le pontife, et, faut-il le dire ? la victime. Qu’est-ce, dans le positivisme d’Aug. Comte, que ce grand Être humanitaire, ce vrai grand Être, comme il le nomme, duquel toute Justice émane, à qui toute institution et toute pensée doivent être rapportées, sinon un Dieu en corps et en âme, et à qui il ne manque plus que le nom ? Sur ce nouvel absolu, dans lequel une science plus avancée lui eût fait voir une collectivité, une créature comme une autre, Aug. Comte fonde sa théocratie imitée de celle du moyen âge ; il rétrograde jusqu’à Grégoire VII et Charlemagne, et se perd en maudissant la Révolution. Aug. Comte, avec son athéisme, est mort dans la communion de MM. J. Simon, J. Reynaud, P. Leroux, Enfantin ; comme eux et comme l’auteur de l’Évangile, il a conclu à la dégradation de l’homme, à qui il dénie le droit et l’autonomie : il ne lui a manqué qu’un peu plus de logique pour reconstruire de toutes pièces le catholicisme.

Deux cents ans avant Aug. Comte, Spinoza avait donné cet exemple d’un grand esprit dévoyé par l’absolu, et revenant, par une longue parabole, à cette théorie de la rédemption qu’il avait niée d’abord.

Spinoza cherche la Justice, dont la voix retentit avec force en son cœur. Dégoûté des religions vulgaires, il entreprend d’asseoir l’éthique de l’humanité sur des bases rationnelles. Que fait Spinoza ?

Il ne s’arrête pas, comme Aug. Comte, à l’absolu nation ou humanité ; il ne le trouve pas assez grand pour servir de sujet à la Justice. Il s’empare d’une notion supérieure, celle de l’Univers, manifestation dualisée de l’Être infini en ses deux pôles, esprit et matière. Il se prosterne devant ce Souverain que son génie a savamment créé ; puis il montre l’âme humaine tombant fatalement, par la confusion de ses idées et l’entraînement de ses passions, dans l’esclavage du péché, d’où elle ne peut plus sortir que par la contemplation de l’Absolu. Rien ne manque à ce système de ce qui peut servir à démontrer, par la logique seule, la vérité catholique ; en revanche, la liberté et la Justice, les deux facultés essentielles de l’homme, sont radicalement niées ; à leur place, une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d’État. Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité, a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être suprême, c’est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l’humanité vit depuis soixante siècles. On l’a accusé d’athéisme : c’est le plus profond des théologiens. S’il eût vécu de nos jours, témoin du travail de l’esprit humain depuis le milieu du dix-septième siècle, et porté par son génie à tout ramener à des conceptions métaphysiques, il eût reconstruit de toutes pièces le christianisme.

XII

Ainsi, de même que tout homme venant au monde, antérieurement à toute communication avec ses semblables, porte en son entendement, par la conception de l’absolu, les principes de la logique, de la grammaire et des sciences ; de même, par l’idolâtrie de ce même absolu, il porte en son cœur le principe, l’objet, et tout l’appareil de la religion. Les cultes peuvent varier, comme les langues, les fables, les gouvernements ; la religion, toute fantastique qu’elle soit, est une, comme la grammaire, la logique, l’économie ; et elle est une, parce qu’elle est donnée dans l’absolu.

Cette situation de l’être humain, placé entre l’absolu que son entendement affirme, que son imagination réalise, que son cœur tend à adorer, et la vérité phénoménale, la seule qu’il lui soit donné d’atteindre, et dont sa dignité est solidaire, crée pour la philosophie un problème terrible, devant lequel la religion des peuples a toujours reculé, et dont la Révolution, plus hardie, fournit une solution hors de laquelle je ne découvre, quant à moi, de salut, ni pour la raison ni pour la morale.

La Révolution n’est point athée : elle ne nie pas l’absolu, elle l’élimine.

Qu’est-ce qu’un athée ?

Un homme qui nie l’existence de Dieu, répond le vulgaire, et qui en conséquence s’abstient de toute religion.

Mais si le respect de la Justice est l’essence même de la religion ; si le sens commun a érigé en proverbe cette maxime : Qui travaille prie ; si le Christ lui-même a mis au-dessus de toute pratique dévote l’adoration en esprit et en vérité, c’est-à-dire la morale pure ; si, dans le sein même du catholicisme, il a existé de tout temps, sous le nom de quiétisme, une tendance à cette simplification du culte, on ne voit pas que la négation de l’existence de Dieu soit pour la vie pratique d’aucune importance, ni pour la philosophie de grande valeur. C’est un pur malentendu.

Il faut que l’athéisme contienne autre chose, sans quoi l’on ne comprendrait pas la réprobation instinctive, universelle, dont il est l’objet.

L’athéisme est la négation de l’absolu, je veux dire de la légitimité du concept d’absolu, et, par suite, de toutes les idées sans exception.

Car nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre un absolu, et qui ne tombe, si l’absolu lui est retiré : notre science, tout expérimentale qu’elle soit, ne subsiste que de la découverte et de l’affirmation de l’absolu ; en même temps qu’elle est une classification de faits, un dégagement de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l’absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait toujours par l’absolu. Or, l’athéisme niant, et cela sans motif, ce que l’entendement de toute nécessité suppose, un substratum des phénomènes, nie par là même la légitimité de tous les concepts ; il s’interdit la science. Un athée n’eût pas découvert l’attraction. Une telle négation est du chaotisme, du nihilisme ; pis que tout cela, faiblesse de cœur, toujours de la religion. L’athéisme se croit intelligent et fort, il est bête et poltron.

Seule, la Révolution a osé regarder en face l’Absolu ; elle s’est dit : Je le dompterai, Persequar et comprehendam. Combien plus puissante, plus humaine, plus radicale, surtout plus nette, est cette philosophie !…

D’un côté, l’homme ne peut penser sans conceptions ou catégories métaphysiques, et ces conceptions, l’imagination, dès qu’elle s’y arrêté, ne peut s’empêcher de les réaliser : voilà l’absolu. — C’est bien, dit la Révolution ; acceptons, dans la mesure où il est donné, cet absolu inévitable.

D’autre part, l’homme a le sentiment intime de la Justice, forme et faculté de sa conscience, dont son entendement cherche aussi le substratum ou sujet. Et comme ce sujet lui paraît plus grand que lui, bien qu’il soit lui, il le suppose hors de lui, le cherche dans une nature supérieure, fait de lui son Dieu, et tôt après lui trouve une incarnation et lui fabrique une idole. Allons-nous, pour réprimer cette idolâtrie malfaisante, proscrire de notre pensée la notion de l’absolu ? — Non pas, reprend la Révolution : il suffit de faire cesser le qui pro quo. Le sujet de la Justice est l’homme, individuel et collectif, absolu par nature, qu’il n’y a lieu sans doute d’adorer ni comme homme ni comme absolu, mais qu’il serait tout aussi stupide de supprimer.

Sans la faculté de penser l’en soi des choses, l’homme ne concevrait pas la substance, la force, la vie, l’esprit ; il ne découvrirait pas l’absolu ; il ne posséderait pas, dans cet absolu, la matière de son Dieu. Sans la Justice qui le possède et le poursuit sans cesse, il n’éprouverait pas ce sentiment particulier de crainte que donne le péché, et que la théologie a si bien nommé crainte de Dieu ; il n’aurait aucune raison d’adorer l’absolu ; il ne concevrait pas Dieu comme un postulé de sa raison pratique ; il ne se ferait pas de ce Dieu le principe et la sanction de ses mœurs ; il n’aurait pas même l’idée de Dieu. Faut-il encore, par haine de l’absolu, étouffer le remords, nier la Justice, condamner la raison, toutes les facultés de l’âme, dont le concours crée incessamment l’objet de la théologie ? Poser ainsi la question, c’est y répondre. Le caractère de la raison spéculative est de supposer, d’affirmer en toute chose un absolu, aussi bien dans l’universalité des créatures que dans la plus imparfaite d’entre elles. Que l’homme agisse donc, à l’égard de tous ces absolus, du plus grand aussi bien que du plus petit, comme à l’égard de lui-même ; qu’il les compte, mais qu’il ne s’en fasse pas des idoles : Non adorabis ea.

— C’est la guerre à Dieu, direz-vous. — Soit : faites la guerre à Dieu même, au nom de la Justice et de la vérité.

Ainsi la Révolution a pris soin de marquer les bornes de la métaphysique, dont elle proclame contre l’athéisme la nécessité et l’objet.

L’énumération des concepts, leur généalogie, leur classement, leur intervention dans les opérations de la raison, tout cela fait l’objet de la métaphysique. L’art de se servir de ces concepts réalisés, imagés, divinisés, pour en déduire des motifs religieux, des dogmes surnaturels, des systèmes sociaux et disciplinaires, est le secret, maintenant dévoilé, de la théologie.

Comme science des faits de la pensée pure, ou noologie expérimentale, la métaphysique est la première et la dernière lettre de la science, condition introductive et conclusion de toute connaissance. Quiconque la néglige sera puni tôt ou tard de sa présomption ; il tombera sous la fascination théologique, il n’est pas loin d’être un charlatan ou une dupe.

En vain tel qui ne pensa jamais à Dieu ni à son âme se vante de n’être étonné de rien, de ne croire qu’au témoignage de ses sens, et de ne sentir de religion pour être qui vive : comme si l’idée de Dieu s’emparait de nous par des coups de tonnerre ou des miracles ! Ce soi-disant esprit fort prouve simplement qu’il n’a jamais réfléchi, qu’il ne sait rien de la manière dont la raison doit connaître les choses pour être en droit de les affirmer, qu’il est même incapable de démêler ses notions. Quel est, parmi ces vantards de l’athéisme, celui qui peut se flatter d’avoir la tête plus solide qu’un Aug. Comte et un Spinoza ? Sait-il seulement que le caractère du génie est dans la puissance de généraliser et d’abstraire, et que généralisation, abstraction, en autres termes, analyse, synthèse, tout cela est œuvre de métaphysique, je dirais presque d’idolologie ?

XIII

D’après ces principes, je proteste de toutes mes forces contre les paroles de M. l’abbé Lenoir, page 1150 de son Dictionnaire des Harmonies de la raison et de la foi :

« Quand on admet l’absolu, on admet Dieu… ; mais quand on nie l’absolu sans se nier soi-même, on nie Dieu pour n’admettre que les contingents, les relatifs, les perfectibles, et l’on cherche à donner une apparence de raison à son système en évitant d’approfondir la question de l’être, s’en tenant aux phénomènes, et disant en gros que les relatifs se rattachent les uns aux autres, comme anneaux d’une chaîne indéfinie. Proudhon, puissant dialecticien et grand observateur des combinaisons phénoménales, dont il fait son étude exclusive, a renouvelé dans notre siècle cette manière de procéder, laquelle consiste, en résultat, à jeter le voile sur le fond des choses, et à s’en tenir aux faits observables. Un jour nous eûmes occasion d’argumenter avec lui sur l’absolu, et, pressé par notre série logique, il produisit pour dernière réponse cette proposition, d’où il nous fut impossible de le faire sortir : Les phénomènes relatifs se soutiennent les uns les autres. Cette réponse est en effet le cul de sac où s’assied nécessairement tout système athéiste, etc. »


Dans un autre endroit, M. Lenoir, après avoir dit qu’il n’y a pas d’athées, veut bien en ma faveur faire une exception et me gratifier de cet excentrique privilége.

Il faut que je me sois mal exprimé, ou que M. Lenoir ne m’ait pas compris : car, d’une part, je ne nie pas l’absolu en tant que conception de l’entendement, servant d’x pour marquer l’aliquid inaccessible qui soutient le phénomène ; je le nie en tant qu’objet de science, et comme tel pouvant servir de point de départ à aucune connaissance légitime, non-seulement des choses naturelles, mais aussi des surnaturelles, but où prétendait m’amener M. Lenoir.

Ainsi j’accorde volontiers à M. Lenoir que celui qui admet l’absolu par cela même admet Dieu, mais ontologiquement, métaphysiquement, de la même manière que M. Babinet admet l’absolu quand il parle de physique ; non pas, ainsi que le demandent les théologiens, comme objet d’une connaissance immédiate positive, donnée soit dans la conscience du genre humain par la Justice, soit même dans son expérience par les observations et les miracles ; à plus forte raison ne l’admets-je pas comme objet de mon culte, sanction de ma Justice et souverain de mes mœurs.

Je repousse donc la qualification d’athée, au sens que m’inflige M. Lenoir. Il n’y a personne de moins athée que le diable, et M. Donoso Cortès a dit que j’étais le diable. J’admets l’absolu en métaphysique ; j’admets par conséquent Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la condition qu’il ne sorte pas de l’absolu, illâ se jactet in aulâ Æolus ; je le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la psychologie, dans l’éthique, et surtout dans l’éthique.

J’admets, dis-je, que l’absolu se montre, au début de toute spéculation sur la nature et l’humanité, comme condition métaphysique de la science elle-même ; c’est en ce sens que j’ai déclaré, dans les premières pages de mes Contradictions économiques, avoir besoin de l’hypothèse de Dieu, d’autant plus besoin que je me plaçais au point de vue de mes lecteurs, lequel est celui de la divinité.

Mais je nie que, la science une fois déterminée dans sa circonscription et son objet, l’absolu doive y intervenir davantage : c’est ce que j’ai expliqué dans ce même livre des Contradictions, où j’ai discuté l’idée de Providence et détruit empiriquement mon hypothèse.

Ceci me servira à expliquer comment j’ai pu dire à M. Lenoir, ce dont je ne me souviens pas, que les phénomènes se soutiennent les uns les autres. Oui certes dans la science, dont tout le travail est de les enchaîner par leurs relations ; non dans la métaphysique, qui leur assigne à tous un substratum, un soutien ontologique, un absolu. Or que prétend M. Lenoir ? Faire servir la connaissance empirique des phénomènes d’argument à une déduction de l’absolu, ce qui veut dire à une démonstration de la théologie. C’est à quoi je me refuse de la manière la plus formelle. Aucun pont n’a été jeté pour l’esprit humain entre la métaphysique et la science ; et vous ne pouvez, pour établir dans la pratique sociale votre dogme, franchir l’abîme qui les sépare. Dès lors que vous dépassez la limite métaphysique, qui consiste à poser des x qu’aucune expérience ne peut atteindre, je nie l’absolu, je le récuse. Bien loin que j’y voie une idée, une raison, une existence, ce n’est plus pour moi, comme je l’ai écrit ailleurs (Programme d’une philosophie du progrès, p. 59), que le caput mortuum de toute idée, de toute raison, de toute existence.

XIV

Concluons de tout ceci :

Que la pensée de l’absolu, dont les savants accusent avec tant de raison la redoutable influence, fait partie de la constitution de l’esprit humain ; que l’absolu est donné en toute science comme la condition métaphysique du phénomène, partant de la réalité de la science ; qu’au delà de cette convention tacite, hypothétique, qui le pose au début de toute connaissance objective, l’absolu doit être éliminé rigoureusement, comme principe d’illusion et de charlatanisme ; que si, dans les sciences naturelles, il est aisé de se défendre de ses prestiges, il n’en est pas de même dans les sciences morales et politiques, où l’investigation, ayant pour objet des rapports de personnes, semble s’attaquer à l’absolu lui-même, et non plus seulement aux facultés qui le manifestent et le servent.

C’est dans les choses de l’ordre moral que nous avons surtout à nous défendre de la tyrannie de l’absolu, et, tout en le respectant dans sa dignité susceptible, que nous devons l’écarter avec énergie et lui refuser plus que jamais et l’autorité qu’il s’arroge sur la raison comme s’il était lui-même une raison, et la qualité d’objet scientifique, capable de donner lieu à une observation directe, pouvant dès lors servir d’échantillon de l’absolu suprême, créateur et législateur de toutes choses.

Quelle sera donc ici la garantie du philosophe ?

Il fallait arriver jusqu’à l’époque actuelle pour qu’une semblable question pût être posée : et c’est afin de la rendre intelligible et d’en montrer l’importance, que j’ai rappelé, d’abord, à quelles conditions les sciences physiques étaient sorties des ténèbres ; puis, en expliquant par le concept de Justice et la réalisation transcendantale du sujet juridique l’origine de toute religion, quelle cause retient dans la pénombre les sciences morales et politiques.


CHAPITRE III.

Méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après l’Église. — Théorie du probabilisme.

XV

Dans ces derniers temps, une déclaration émanée du saint Siége, en réponse à l’objection fameuse de l’impossibilité de concilier la raison avec la foi, portait expressément qu’il n’était pas vrai que la foi catholique eût par elle-même rien d’irrationnel ; que les dogmes fondamentaux, tels que l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la nécessité d’une religion, se démontraient par la raison, en même temps qu’ils étaient appuyés par la révélation ; que les dogmes secondaires se déduisaient des premiers avec la même logique et se confirmaient par les mêmes témoignages ; qu’en conséquence le reproche fait à l’Église par une certaine philosophie de sacrifier la raison à la foi était une franche calomnie, que le texte des Écritures, la tradition constante de l’Église et la teneur du dogme chrétien s’accordaient à démentir.

Des réclamations se sont élevées du côté de la philosophie contre cette assertion du saint Père. On l’a accusé lui-même de tergiversation et d’équivoque, pour ne rien dire de pis. L’incident n’a pas eu d’autre suite.

À mon tour je prends la parole, et je demande : Qui trompe-t-on ici, et qui en impose, de la philosophie ou de l’Église ?

Au risque de scandaliser les rationalistes et de passer pour faux frère, je dirai qu’à mon sentiment c’est le pape qui a raison. Mais il faut s’entendre.

Il est trop évident qu’aux regards de la science, qui, tout en raisonnant ses découvertes, se fait une loi de ne rien admettre en théorie qui ne soit démontré par l’expérience, l’accord de la foi avec la raison est une chimère ; pour parler plus exactement, un pareil problème n’existe pas. La condition de la science étant l’observation des faits, non pas de faits produits par exception, aperçus par aventure, signalés par des témoins privilégiés et ne pouvant pas à volonté se reproduire, mais de faits constants, placés sous la main de l’observateur et toujours vérifiables, on conçoit que la religion ne puisse en aucune sorte se soumettre à de telles exigences, et que la foi qu’elle réclame soit, sous ce rapport, avec la raison radicalement incompatible. Jamais entra-t-il dans l’esprit d’un théologien de constater par une observation directe la divinité de Jésus-Christ et son incarnation du Saint-Esprit ?…

Mais autre est la raison scientifique, dont la théologie n’entendit jamais se prévaloir, et autre la spéculation métaphysique, sur laquelle elle s’appuie, et qui fait tout l’avoir de la philosophie sa rivale.

Cette spéculation abusive aspire, nous l’avons vu, à faire la déduction des choses en soi, de ces choses qui dépassent, le phénomène et ne relèvent que de l’idée pure, absolument comme de faits observés et toujours observables la science déduit ou induit une loi. Sous ce rapport, la théologie chrétienne est tout aussi rationnelle que pas une philosophie ; j’ose même dire que jamais système philosophique, ni celui de Spinoza, ni celui de Hégel, n’approcha de la rigueur de ses déductions.

À quoi bon ressasser contre l’Église une équivoque qui ne prouve que la mauvaise foi des prétendus rationalistes, et ne peut tromper que les personnes étrangères à la spéculation philosophique ?

Dans cette sphère du transcendantal et de l’absolu, dont toute science qui se respecte s’exile, la théologie chrétienne, cultivée pendant dix-huit siècles, héritière de toute la métaphysique et de toutes les théologies antérieures, professée par les plus beaux génies qui aient paru en ce genre, raisonne aussi juste ou plus juste que la philosophie soi-disant rationaliste, née d’hier, et qui n’a pas même encore acquis la conscience de son identité avec la religion ; elle a même sur cette philosophie un immense avantage, qui est d’appuyer sa déduction métaphysique d’une sorte d’expérience, qui manque complètement aux rationalistes.

Que les nouveaux mystiques s’inclinent ici devant leur maîtresse et leur mère.

Plus sage, en effet, que ses impertinents contrefacteurs, l’Église n’a jamais prétendu, comme Fichte, Hégel, aller de l’inconnu au connu, de l’en soi des choses à leur phénoménalité ; expliquer l’observable par l’invisible, l’ordre de la nature par celui de la Providence, l’histoire par la théodicée, et, au rebours de l’oracle de Delphes et de la méthode de Descartes, conduire l’homme à la connaissance de lui-même par la connaissance de Dieu.

L’Église a d’abord donné à sa foi mystique une sorte d’empirisme : ce sont ses livres, sa tradition, ses prophéties, ses miracles, et jusqu’à certain point la série des révolutions humaines, en un mot l’ensemble de la révélation.

La révélation, dans le véritable esprit de l’Église, n’est pas l’identité du réel et de l’idéel, comme l’enseigne la philosophie hégélienne ; c’est une portion de la phénoménalité, créée tout exprès pour affirmer ensuite la réalité ultra-sensible et le règne transcendantal de l’absolu.

« Et moi aussi j’ai mon expérience, dit l’Église ; expérience antérieure et supérieure à toutes les expérimentations incertaines, éternellement sujettes à contrôle, des savants ; expérience décisive, qui me vient de Dieu même, et à laquelle ont assisté mes auteurs : c’est la création du monde, dont la science ne rendra jamais compte ; c’est la formation de l’homme, que la physiologie n’explique point ; c’est sa première éducation par les anges ; ce sont les révélations, réitérées pendant une longue suite de siècles, d’Adam, d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Moïse, des Prophètes, de Jésus-Christ.

« Sur cette expérience vénérable, dont le souvenir s’est conservé chez tous les peuples, s’appuient ma théologie et mon enseignement. Ni moi non plus je ne crois à l’absolu métaphysique destitué de toute manifestation sensible : je le récuse, je le blâme, comme la source de toute illusion. Dira-t-on que ma révélation, ne se renouvelant plus, n’a d’autre garantie que des témoignages ? Mais j’existe, et mon existence à elle seule est une révélation incessante, un miracle perpétuel. »

Ainsi parle l’Église, bien différente en cela des faux mystiques, appuyant leur théodicée sur la pure notion de l’absolu, refaisant sans le savoir la théologie, qu’ils accusent de déraison, aussi incompétents en matière de science qu’en matière de foi, et dont on peut dire que leurs prétentions, poussées jusqu’au charlatanisme, mériteraient mieux aujourd’hui que des huées. Du reste, les religionnaires de bonne foi sont d’accord avec l’Église : ils admettent à l’origine des sociétés et à certaines époques critiques des communications entre Dieu et l’homme ; je citerai entre autres MM. Jean Reynaud et Henri Martin, l’estimable auteur de l’histoire de France.

XVI

Telle est donc, en ce qui concerne la direction de l’esprit, d’abord relativement aux sciences naturelles, la conduite de l’Église :

Assurée par la manifestation de l’absolu dans le temps, au sein de l’Humanité, que sa foi n’est pas une spéculation vaine, mais l’expression authentique du Verbe éternel, l’Église se croit en droit de soumettre au critère de cette foi, non-seulement toute élucubration du transcendantalisme produite en dehors de sa propre théologie, mais la science elle-même, dont les conclusions ne sauraient en aucun cas prévaloir sur son autorité.

C’est pour cela que l’Église a une censure, un index, des approbations et des condamnations, des anathèmes, des excommunications, pour cause de témérité scientifique, perpétuelles et irrémissibles.

Cela veut-il dire que l’Église s’arroge la science universelle ?

Nullement. L’Église, hors de sa foi et de sa révélation, la première transcendantale, la seconde, suivant elle, phénoménale, ne se soucie de rien. Elle abandonne le monde à la curiosité des savants, mundum tradidit disputationibus eorum. Seulement elle exige que tout ce qu’ils professent en vertu de leur expérimentation particulière s’accorde avec la révélation et la foi, à peine de se voir excommuniés, et leurs livres brûlés ainsi que leurs personnes, si l’Église en a le pouvoir.

Et pourquoi cela, encore une fois ?

Parce que l’Église sait parfaitement que l’expérience, ainsi que nous l’avons établi, mène à la conception de l’absolu. Or, l’Église a la prétention de connaître l’absolu mieux que personne ; elle soutient que les vérités de sa foi, appuyées par la révélation, qui n’est autre qu’une expérience directe de l’absolu, sont autant au-dessus des conclusions abstraites, plus ou moins transcendantes, d’ailleurs nécessairement partielles, et par conséquent toujours provisoires, de la science, que le ciel est élevé au-dessus de la terre ; de sorte qu’en cas de contradiction entre la science et la foi, ou bien il faut croire que la contradiction n’est qu’apparente, ou que l’observation scientifique est dans l’erreur.

C’est ainsi que pendant des siècles on a vu les malheureux savants, toujours menacés du bûcher, placer leurs travaux sous la protection d’un acte de foi et de soumission à l’Église, distinguer entre la science profane et la vérité révélée ; avouer en toute humilité que la première est peu sûre, variable, pleine de contradictions, sujette à un doute invincible, partant toujours suspecte ; protester en conséquence qu’ils ne présentaient le résultat de leurs études que comme un aperçu de ce que pourrait être la vérité, s’il était permis à l’homme de s’en rapporter au témoignage de ses sens et au cas où il serait réduit à ce seul témoignage ; une hypothèse de l’empirisme, qui devait rester hypothèse tant qu’elle n’aurait pas reçu la consécration spirituelle.

Voilà le spectacle que pendant plus de mille ans les savants de tout genre, ceux dont l’humanité s’honore le plus, ont donné au monde ; celui que plusieurs d’entre eux donnent encore, avec une hypocrisie qui n’a plus la même excuse : car, si à une autre époque il y allait de la liberté et de la vie, aujourd’hui il n’y va plus que de la vente des écrits, qu’il dépend d’un archevêque de laisser entrer dans les séminaires ou d’en exclure.

Dans tout cela, certes, ce n’est pas la logique qui manque à l’Église, et je souhaiterais à ses adversaires d’en avoir toujours donné de telles preuves. Mais voici où le critérium de la foi devient plus scabreux.

Ce qui arrive pour les sciences naturelles se présente, à plus forte raison, pour les sciences morales et politiques. Comme les premières, celles-ci relèvent de l’observation et se réduisent à une connaissance de faits et de rapports ; comme les premières aussi, elles touchent de toutes parts à l’absolu, qui est le domaine propre de la religion. Enfin, troisième et décisive considération, elles marchent incessamment, et la société qui les suit ne s’arrête pas une seconde.

Or, ces rapports que les sciences morales constatent chaque jour, la révélation ne les a pas toujours prévus ; l’Église, saisie au dépourvu, manque souvent de solutions : voilà son dogme, sa discipline, son autorité, en échec. Car les affaires ne peuvent attendre, le besoin commande, il faut marcher, il faut vivre. Ici la pratique est indissolublement liée à la théorie, et toute pensée se traduit immédiatement en acte. Que faire dans cette occurrence, où il ne s’agit plus seulement d’opinions sur les choses, dont l’esprit peut jusqu’à certain point s’abstraire, s’en remettant à la souveraine Sagesse qui tôt ou tard fera connaître la vérité, mais de la conduite de la vie, de tout ce qui tient à la Justice, à la conscience, et peut compromettre le salut ? Plus d’une fois on a vu les décisions à priori de la casuistique en opposition diamétrale avec les besoins et les coutumes de la pratique civilisée : j’en ai cité un exemple à propos du prêt à intérêt. À qui recourir, quand, la foi se taisant, l’Église partagée, la sagesse humaine parle seule et conclut droit contre la foi ?

Faut-il interroger l’Absolu révélateur ? Mais l’Esprit souffle où il veut et quand il lui plaît ; d’ailleurs n’avons-nous pas l’Église qui le représente ?

Faut-il admettre, comme révélation supplémentaire, au moins provisoire, cet empirisme profane qui, s’imposant avec l’inflexibilité du destin, devance la définition de l’Église et aspire aussi de son côté à la certitude ?

Quelle part d’autorité accorder, enfin, soit pour ce qui regarde les choses de la nature, soit pour ce qui concerne les mœurs de l’humanité et son gouvernement, aux enseignements de la science ? Comment la concilier avec la révélation ? Ce qui revient pour nous à ceci : comment purger la raison pratique de ce que tend incessamment à y introduire d’illégitime l’absolu ?

XVII

C’est ici que le transcendantalisme s’est surpassé, et que l’Église a mérité l’admiration et la reconnaissance des siècles.

L’Église a inventé le probabilisme.

Le probabilisme est l’application du principe d’autorité à toutes les choses de la pratique et de la théorie pour lesquelles la conscience religieuse réclame une direction, attendu que d’une part il est impossible de ne pas tenir compte de ces choses, et que de l’autre elles semblent en dehors de la foi, sinon même inconciliables avec ses données.

Je cite mon théologien ordinaire, Bergier :

« Il y a eu entre les casuistes une dispute longue et vive pour savoir quelle conduite on doit tenir entre deux opinions plus ou moins probables, dont l’une décide que telle chose est permise, l’autre qu’elle ne l’est pas. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, on a donné dans les deux excès. Quelques-uns ont soutenu qu’il est permis de suivre l’opinion la moins probable, et ils entendaient par opinion probable toute opinion en faveur de laquelle on pouvait citer au moins le sentiment d’un docteur en quelque réputation : ils ont été appelés probabilistes. Il est aisé de voir que cette morale était absurde et condamnable. D’autres ont prétendu que l’on ne peut, en sûreté de conscience, suivre jamais une opinion, quelque probable qu’elle soit ; qu’il faut toujours prendre pour règle une opinion certaine et incontestable : on les a nommés anti-probabilistes. Autre excès qui nous mettrait hors d’état d’agir dans une infinité de circonstances dans lesquelles il faut nécessairement prendre un parti, sans pouvoir cependant sortir du doute dans lequel on est, touchant ce que la loi prescrit.

« Le seul milieu raisonnable et le seul approuvé par l’Église est qu’entre deux opinions en faveur desquelles il y a des raisons et des autorités, il faut, après un sérieux examen, suivre celle qui paraît la mieux fondée, afin de ne pas s’exposer témérairement au danger de pécher.

« Il ne faut pas croire, en effet, que tous les probabilistes ont donné dans le même excès de relâchement. Plusieurs ont entendu par opinion probable, non celle en faveur de laquelle on peut citer tout au plus une ou deux autorités, mais celle qui est appuyée sur des raisons, et soutenue par un grand nombre de docteurs graves et non suspects. Le probabilisme ainsi entendu a été le sentiment commun des casuistes de toutes les écoles, de tous les ordres religieux et de toutes les nations. Il y a de l’entêtement à soutenir que ce sentiment était une corruption de la morale, un principe de fausses décisions, un moyen d’excuser et d’autoriser tous les pécheurs. » (Dictionn. de Théol.)

XVIII

Un inspecteur de l’instruction publique, M. Cournot, a publié il y a quelques années un Essai sur les fondements de nos connaissances, qu’on pourrait appeler aussi bien une Théorie de la probabilité philosophique. Mais quelle différence de ce probabilisme universitaire à celui des théologiens !

M. Cournot commence, ainsi que M. Babinet, par poser en principe que nous ne saisissons des choses que les formes ; quant au fond ou à la substance, qu’elle est tout à fait inaccessible. Puis il considère que dans ces formes, dans cette phénoménalité qui nous est seule donnée, l’esprit tend invinciblement à démêler le pourquoi, la raison ; que c’est donc à chercher la raison des choses que consiste toute notre philosophie ; et comme cette raison des choses ne peut, hormis des cas fort rares, être saisie dans sa plénitude, il conclut que l’œuvre du philosophe, en quelque genre de connaissance que ce soit, se borne à obtenir une estime, une approximation.

Mais comment le philosophe s’approchera-t-il de la raison des choses, qui serait pour nous, si nous la possédions dans son intégrité, l’absolue vérité ? Par des contemplations intérieures, des suggestions de la spontanéité, des évocations, des révélations, des conversations magnétiques, des prophéties, des traditions, des symboles apostoliques, des décisions de conciles, des scrutins populaires, des actes de foi, des autorités ? Ah bien oui ! la philosophie de M. Cournot en fait peu de compte : elle n’admet que la méthode scientifique, observation directe, expérience personnelle, analyse mathématique, tout ce que l’on peut imaginer de plus incompatible avec la foi, dont elle est la négation formelle !

Quoi qu’on pense de l’ouvrage de M. Cournot, et quelques réserves que j’eusse moi-même à faire sur certaines parties, ou plutôt certaines expressions de son livre, il en résulte au moins deux choses : l’une, que l’Essai du savant inspecteur général a rendu plus profond encore et plus large l’abîme qui séparait la raison philosophique de la raison théologique ; l’autre, que son probabilisme, si tant est que ce ne soit pas abuser des mots que de confondre la probabilité avec l’approximation, s’il avait paru du temps de Pascal, aurait fait de la casuistique des jésuites une abominable caricature.

XIX

Il y a donc eu dans tous les temps, dans l’Église, des conciliateurs, chargés par mission spéciale, qu’elle leur vînt de l’autorité canonique ou de leur propre mouvement, peu importe, chargés, dis-je, de confronter les données de l’empirisme avec les prescriptions de la foi ; de vérifier si elles s’accordaient ou non avec le dogme ; en cas de discordance ou contradiction, de produire des hypothèses au moyen desquelles la conciliation pourrait être conçue comme possible ; provisoirement, de fournir des décisions, ayant force d’orthodoxe, pour tous les cas.

La proposition qui réunit le plus de suffrages, ou les plus considérables, est censée vraie. On peut la suivre jusqu’à nouvel ordre, en toute sécurité de conscience.

De cette manière, c’est toujours l’absolu qui règne, toujours la révélation qui définit, toujours la foi qui décide, toujours l’autorité qui gouverne, toujours l’Église qui a raison, même dans l’ordre de la science. Par contre, le phénomène et tous ses rapports sont définitivement subalternisés, l’expérience rendue suspecte, la raison frappée d’incertitude, le libre examen déclaré illégitime, le sens privé ridicule.

Tel est le probabilisme, qui du reste, il faut le dire pour être juste, n’est point particulier à l’Église chrétienne. Le probabilisme est de toutes les églises : vous le retrouverez chez les rabbins, les bonzes, les derviches ; il trône dans notre jurisprudence, née païenne, comme vous savez, et absolutiste ; il fait le fond de la philosophie éclectique. C’est l’ignoble queue, torticulam caudam, que sont condamnés à tirer, jusqu’à extinction d’intelligence et de sens moral, les initiés de l’absolu.

L’étrange figure que fait l’Église avec son probabilisme !

Quoi ! cette autorité instituée d’en haut, cette fille du Père des lumières, est réduite, en ce qui intéresse le plus l’humanité, la Justice et la morale, à des probabilités !

Il est vrai que les catholiques prudents, comme le candide Bergier, s’efforcent de relever leur probabilisme en lui imposant pour condition de réunir le plus grand nombre d’autorités possible. Mais c’est précisément ce qui choque le plus la science, et qui témoigne du désarroi de l’Église et de la désertion du Saint-Esprit. Dans la science, il n’y a, en fait de certitude, ni majorité, ni minorité. L’expérience prouve que l’opinion la moins probable, c’est-à-dire, suivant la méthode de l’Église, la moins appuyée, est souvent la plus vraie. Qu’eût fait Copernic, s’il avait suivi l’opinion probable ? Où en serait l’optique, si les savants avaient continué de suivre, sur l’autorité de Newton, le système de l’émission, et de repousser celui de Descartes ; s’ils s’étaient obstinés à admettre sept couleurs primitives, tandis qu’il y en a seulement trois ?….

Que diriez-vous vous-même, Monseigneur, si nous autres révolutionnaires nous n’avions à substituer à votre probabilisme que des probabilités ? Que penseriez-vous d’une Justice probable, d’une liberté probable, d’un progrès probable ?….

Bergier se fâche contre Pascal, qui aurait, suivant lui, confondu malicieusement le bon probabilisme et le mauvais probabilisme, pour en écraser les jésuites.

Je n’ai pas besoin de répéter que Pascal avait souverainement raison ; qu’en fait de morale, comme de science, le probabilisme est nul de sa nature ; qu’il ne peut servir qu’à dévoiler l’ineptie des théologiens et la défaillance de la foi. Mais Pascal à son tour était inconséquent de ne pas voir que, lorsqu’il transperçait ces malheureux casuistes, il coulait bas toute l’Église.

Où donc est-il ce Christ qui disait aux pharisiens avec un si parfait bon sens : Pas tant de discours, mes maîtres, pas tant de serments ; pas tant de distinctions et de probabilités ; pas tant d’auteurs graves et non graves ! Cela est juste ou injuste : le savez-vous ? prouvez votre savoir ; ne le savez-vous pas ? tenez-vous cois, et descendez de vos chaires.

Quand je serais imbu de tous les mystères de la transcendance, quand j’aurais jusque-là suivi le développement de la révélation, je m’arrêterais court au probabilisme. Le probabilisme me trouverait rebelle, parce que dans un ordre d’idées qui ne relève que de l’absolu, le probabilisme, le bon comme le mauvais, est le mélange de l’opinion humaine avec la foi théologale, un adultère, une contradiction.

Or, sans le probabilisme, que deviennent la foi de l’Église et sa discipline, en butte l’une et l’autre aux interpellations incessantes de la raison pratique et de l’expérience ?

Le probabilisme est nécessaire à la foi ; mais autant il est nécessaire, autant il est subversif du sens moral et de la raison. N’est-ce pas pitié de voir l’Église, cette autorité la première au monde pour le dogme et la morale, distinguer sans cesse, et sur les choses les plus essentielles, des opinions obligatoires, des opinions probables, et des opinions libres ?

Dites-moi, Monseigneur, vous qui jadis servîtes le gouvernement monarchique avec le même dévouement que vous servez aujourd’hui le pouvoir impérial, la monarchie de juillet était-elle une opinion probable, et la république une opinion libre ? La Constitution de 1848 était-elle obligatoire, ou si c’est celle de 1852 ? Louis XVIII, qui, après vingt-cinq ans de troubles, renoua la chaîne des temps, était-il usurpateur, et Napoléon III, qui, après trente-sept ans d’interrègne, a prétendu renouer aussi la chaîne, est-il légitime ?… De tels faits méritaient certes d’être prévus dans le système de l’éternelle Jérusalem. N’avez-vous là-dessus rien qui nous guide ? Allons, pas tant de serments, s’il vous plaît ; pas tant de circonlocutions et de subtilités. Où est le droit ? Si vous le savez, dites-le, et soyez martyr, s’il le faut, de votre conviction. Si vous ne le savez pas, à genoux devant la Révolution, qui elle du moins saura reconnaître les usurpateurs et marquer les apostats.

Mais l’Église ne manque pas d’excuse. Ce n’est pas pour rien qu’elle a établi le probabilisme.

« La sagesse de l’Église, dit un de ses récents apologistes, M. Nicolas, l’a toujours retenue de se prononcer sur ce qui n’est que pure spéculation. Elle ne donne que le nécessaire ; elle ne révèle que le fait ; elle livre le comment à nos disputes ; elle détruit l’inquiétude et non la curiosité ; elle annonce la solution et laisse subsister le problème. »

M. Nicolas a lu dans Job ce mot de l’Éternel prenant la parole après le bavardage d’Élihu : Quis est iste involvens sententias sermonibus imperitis ? C’est le seul sentiment qui me soit resté de la lecture de ses quatre tomes.

Certes, nous savons que la tactique du mysticisme est de convertir tout en problème, afin de se réserver le monopole de la direction ; nous connaissons aussi la diplomatie de la cour de Rome, et le soin qu’elle met à ménager son influence avec tous les princes, usurpateurs et légitimes.

Mais il s’agit de l’essence du pouvoir, des formes de la souveraineté, en un mot de ce qui intéresse au plus haut degré la Justice, l’ordre social et l’Église elle-même. Eh bien ! je ne vous pose que cette unique question pour vous juger, vous et votre probabilisme : Vous avez béni les arbres de la République, et donné, avant et après, l’encens à deux dynasties. Quel est, selon vous, le système probable ?….


CHAPITRE IV.

Corruption de la Raison publique par l’absolu.

XX

Le premier exemple que je citerai sera le mien : il me servira à expliquer tous les autres.

Je cite d’abord mon biographe :

« Un des prêtres qui lui ont enseigné le catéchisme dans son enfance croit un instant pouvoir le conquérir aux idées religieuses. Pendant huit mois cet ecclésiastique a des relations quotidiennes avec Pierre-Joseph. Il lui prête les pères de l’Église… Mon fils, lui dit le prêtre, vous marchez à grands pas sur le chemin de la malédiction. Prenez garde ! ennemi du Christ, ennemi de la société, vous avez tout à perdre, et chacun sera contre vous… »


Ces détails sont de la légende. Fussent-ils vrais, je ne les regretterais pas ; je m’en enorgueillirais plutôt.

J’ai connu, pendant ma carrière de typographe, quelques ecclésiastiques aussi honorables qu’éclairés, avec lesquels mes fonctions de correcteur me permettaient de causer quelquefois philosophie et histoire. Je dois à l’un d’eux la lecture de l’ouvrage de Lamennais, De l’Indifférence en matière de religion. Comme il arrive toujours à une cause désespérée, cette apologie fut le dernier coup qui renversa l’édifice déjà si fortement ébranlé dans mon esprit par les controverses de Bossuet, de Fénelon, de Bergier, de de Maistre, de Bonald, de Châteaubriant, etc., dont je faisais à cette époque ma lecture habituelle.

Du moment, en effet, que j’eus conçu le christianisme, non-seulement comme une réaction à l’idolâtrie, mais comme la synthèse de tous les cultes, il ne me fut pas difficile de comprendre qu’il y avait là un phénomène de psychologie sociale du plus grand intérêt, et qui se cachait aux théologiens sous le mot de révélation, aux philosophes sous celui de superstition. Qu’on se raille, si l’on veut, de mes prétentions théologiques : c’est une étude que je n’ai jamais quittée, et qui me paraît encore la plus belle de toutes et la plus féconde. C’est au désir de pénétrer les mythes religieux que je dois d’avoir appris le peu que je sais ; c’est à votre intention, Monseigneur, que je ne cesse d’amasser des matériaux. Soyez tranquille : si je vis, et que je conserve mes forces, vous en aurez des nouvelles.

Mais jamais prêtre, ni directement ni indirectement, n’a entrepris de me conversionner ; du moins ne m’en suis-je pas aperçu. Cette fantaisie de mauvais goût ne pouvait venir aux hommes judicieux que je voyais. Tout jeune que je fusse, mais déjà engagé vis-à-vis de moi-même au service de l’émancipation universelle, j’aurais pu leur dire : C’est moi qui possède le véritable Évangile, Verba vitæ æternæ ego habeo. Le cours que semblaient dès lors prendre mes idées a pu les affliger ; je l’ignore et je l’eusse regretté sincèrement : car l’opposition des principes ne saurait m’ôter la sympathie pour les personnes, et surtout le respect. Où en serions-nous, pauvres humains, si les croyants ne valaient pas mieux que les croyances ? Mais je déclare, à l’honneur de qui de droit, que, si j’ai été quelquefois encouragé, je n’ai jamais été prêché : indépendance de mon esprit ne l’eût pas enduré longtemps.

Allons au fait. Ces exhortations pieuses, que l’on me fait adresser, il y a quelque vingt-cinq ans, par un prêtre anonyme, ne sont à d’autre fin que de mettre en relief ce qu’on a appelé mon apostasie, et de parler du procès que j’ai perdu en 1853 devant la cour de Besançon, et dans lequel s’est fait sentir l’influence du clergé.

Ici, je dois suivre ma biographie pas à pas : il y a des choses que je serais quelque peu embarrassé de dire.

XXI

J’avais publié en 1837, sans nom d’auteur, un Essai de Grammaire générale, faisant suite aux Éléments primitifs de l’abbé Bergier.

« Cette œuvre, assure M. de Mirecourt, contenait, chose bizarre, d’éloquentes manifestations religieuses, destinées sans doute à rendre l’académie favorable à l’auteur. »

Non pas précisément religieuses, mais bibliques, et empreintes de transcendantalisme, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est ici que je dois rendre compte de la déviation qu’avait produite en mon esprit la notion de l’absolu.

Quiconque s’est occupé de philologie comparée sait que l’une des questions que se pose d’abord et involontairement le philologue est celle de l’unité des idiomes. C’est l’analogue de l’unité des cultes, posée par Dupuis, Volney et autres philosophes, bien des années avant que MM. de Lamennais, Gerbet et consorts songeassent à faire de cette unité un argument en faveur de la révélation.

L’unité en toute chose est une loi de la nature et un besoin de l’esprit. Mais il y a unité et unité. Il y a l’unité de série qui résulte de l’uniformité des lois de la nature ; et il y a l’unité que j’appellerai de filiation, qui consiste à expliquer les faits similaires par un générateur commun, qui lui-même ne s’explique pas. La première de ces unités, toute de raison, est conforme à l’ordre de la nature ; la seconde n’est qu’une conception de l’esprit, une réalisation de l’absolu.

C’est en ce dernier sens que la Bible entend l’unité du langage, l’unité du genre humain, et toutes les unités de l’univers. Pour elle, ainsi que l’ont expliqué de Bonald et autres, c’est le Verbe éternel lui-même, qui le premier communique au premier homme la parole, dont les éléments, plus ou moins altérés, se transmettent ensuite à tous les peuples. Pour elle encore, c’est Dieu lui-même qui de ses mains, prenant un peu de boue, façonne le premier couple, duquel naîtront ensuite toutes les races, successivement distinguées par l’effet du climat, le progrès ou la dépravation de leurs mœurs.

C’est ainsi que MM. Geoffroy Saint-Hilaire et Blainville me semblent avoir entendu, l’un l’unité de composition du règne animal, l’autre l’unité de temps de la création tout entière. Pour le premier, les genres et espèces seraient tous sortis, par une suite de transformations embryogéniques, d’un môle organique ou polype primitif quelconque : c’est l’extension du mythe d’Adam à tout le règne animal. Pour le second, la création n’a pas été successive, bien que cette succession fût comprise dans une période circonscrite, comme semble l’indiquer l’observation géologique ; elle a été simultanée, ainsi que la Bible le donne à entendre en rassemblant tous les moments de la création dans une semaine, et faisant sortir les êtres du néant au commandement de Jéhovah.

Ce qui donne de l’attrait à cette miraculeuse hypothèse d’un couple primitif, d’une langue première révélée de Dieu, d’une création simultanée, etc., est la dégradation insensible que l’on observe dans les langues, les races, les genres et les espèces, aussi bien que dans les cultes et les climats. Partout éclate l’unité ; et si parfois la chaîne semble rompue, on peut accuser l’observation : la nature ne fait pas de sauts.

Pour moi, appuyé sur le fait universel de l’inconvertibilité des espèces, et rejetant des hypothèses dont l’origine conceptualiste est maintenant avérée, je pense, et c’est ainsi que j’accorde Saint-Hilaire, Blainville et Cuvier, que la force génératrice, agissant dans des conditions aujourd’hui inconnues, et pendant une période dont il est impossible d’assigner la durée, a produit séparément, à plusieurs reprises, et sur tous les points du globe, mais d’après un plan suivi, subordonné d’ailleurs aux conditions de sol et de climat, l’homme et tous les autres êtres.

J’ajoute qu’il en a été du langage comme des trois règnes ; et tout en reconnaissant la précocité de certaines races et la supériorité de quelques autres, tout en admettant que la puissance d’expansion de ces races précoces ou supérieures les ait portées de bonne heure à essaimer de çà et de là chez de moins avancées, je regarde comme une fable la prétendue migration des peuples des sommets de l’Himalaya aux plaines de Sennaar, de celles-ci aux îles de la Grèce, etc. La ressemblance des langues caucasiques n’a pas besoin, pour s’expliquer, de cette descendance imaginaire ; pas plus que les religions de la Polynésie n’ont besoin, pour rendre raison de leur origine, d’une mission des bouddhistes ou des mages. La philologie moderne (voir entre autres les ouvrages de M. l’abbé Chavée) a reconnu la diversité de formation des systèmes sémitique et indogermanique, et cela nonobstant les analogies et les oppositions, qui sont encore des analogies, que présentent ces deux grands systèmes. Pourquoi ne pas faire un pas de plus ? pourquoi ne pas attribuer la ressemblance plus acusée du grec, du latin, du slave, du germain et du celte, d’abord à la constitution de l’esprit humain, puis à la conformité des climats et à celle des tempéraments qui en résultent ? Pourquoi ne pas dire, enfin, chose si simple, que le langage de l’homme, de même que sa figure, serait, nonobstant la diversité d’origine, identique et invariable sur toute la face du globe, si les conditions de sol, de race, de température, d’alimentation, d’industrie, etc., étaient constantes et identiques ?…

Me pardonnera-t-on, à cette heure, de n’avoir pas été toujours fidèle à la méthode d’observation, et, quand il fallait suivre le phénomène, d’avoir, par précipitation de jeunesse et d’esprit, à l’exemple de tant de maîtres, embrassé l’absolu ? Eh ! lecteurs, s’il faut que je le dise, ce n’est pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, que j’ai dû changer d’hypothèse avant d’arriver à cette doctrine de la Révolution que je vous présente aujourd’hui. Regardez autour de vous, regardez dans l’histoire, regardez dans les livres, et dites, la main sur la conscience, si, pour sortir de cette immense forêt vierge des préjugés humains, il n’a pas fallu bien des détours, bien des retraites, des changements de front ; des volte-face, accompagnés d’immenses fatigues, de blessures cuisantes, de sauts périlleux et d’atroces découragements ?

XXII

Mais que fais-je ? On ne me reproche pas de m’être trompé, quelque humiliant qu’il soit pour un écrivain qui cherche la vérité avec ardeur de se tromper ; ce dont on me fait un crime est d’avoir rejeté ce qui me faisait tromper : car telle est la prétention des sectes que celui qui s’y trouve une fois engagé leur appartient corps et âme, à peine d’être considéré comme renégat ; c’est, en un mot, d’avoir fait scission avec l’absolu !… Suivons mon biographe.

« Cette œuvre contenait d’éloquentes manifestations religieuses, destinées sans doute à rendre l’Académie favorable à l’auteur. »

Allusion à la pension Suard, qui me fut accordée en 1839, deux ans après la publication de mon Essai. Deux ans ! Il faut avouer que c’était m’y prendre de loin.

« Ce qui arriva par la suite est assez curieux. Proudhon, continuant à Paris ses études de linguistique, remania son premier travail et le présenta à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en l’intitulant Essai sur les catégories grammaticales. L’Académie mentionne très-honorablement l’ouvrage ; »

Plus honorablement, je l’avoue, qu’il ne le méritait.

« Mais sous prétexte qu’il n’en était pas satisfait lui-même, Proudhon refusa de le livrer au public, et fit vendre chez un épicier toute l’édition imprimée à Besançon. »

Sous prétexte est charmant. Avais-je besoin de prétexte pour une décision qui ne dépendait que de moi seul ? Quelle considération, quelle loi, quel devoir pouvait m’obliger à faire confidence au public d’une œuvre que mes juges, des hommes comme MM. Eugène Burnouf, Quatremère, Reynaud et Jullien, avaient jugée indigne du prix ? Le mieux n’était-il pas de la refaire ?

Quant à l’édition imprimée, ce ne fut que onze ans plus tard que j’en fis le sacrifice. Cette date mérite d’être retenue.

« Par malheur, en 1848, »

C’était en 1850, ne vous déplaise.

« À l’époque du plus grand retentissement des doctrines anti-chrétiennes de Pierre-Joseph, un libraire de sa ville natale retrouve les feuilles dans l’arrière-boutique de l’épicier, les rachète, en fait des volumes, et les vend avec le nom de Proudhon, qui avait cru convenable de garder l’anonyme. »


Ajoutez donc que de 1837 à 1850 il s’était écoulé treize ans, pendant lesquels le livre de Bergier, destiné surtout aux ecclésiastiques, dont il complétait la collection, était resté invendu, malgré les offres et les annonces ; — treize ans pendant lesquels le clergé, peu curieux de linguistique comme de toute science, dédaigna les Éléments primitifs aussi bien que la Grammaire générale ;treize ans sans que le libraire en question, à qui mainte fois j’avais offert mes ballots à vil prix, voulût s’en charger.

Cependant, dans ces treize années, j’avais publié mon mémoire sur la Propriété, la Création de l’ordre et les Contradictions économiques, sans m’inquiéter plus de mon Essai de 1837 que le voyageur arrivé le soir à l’étape ne s’inquiète du gîte qu’il a quitté le matin. La lassitude seule me détermina à ce sacrifice de plus de 3,000 francs, faiblement compensé à mes yeux par l’extinction d’une rapsodie.

Quel était donc cet intérêt que prenait tout à coup le clergé franc-comtois et son libraire Turbergue à un méchant travail de linguistique, où se trouvait reproduite une thèse définitivement rejetée de la science ? De quel droit s’emparait-on de mon nom, de ma personne ?

« Jugez de l’effet de cette publication !… »

En vérité, monsieur mon historiographe, vous êtes bien bon de vous imaginer que je rougisse, que j’aie jamais rougi d’avoir été chrétien, d’avoir cru à la Bible, d’avoir, avec le Père Thomassin, Court de Gébelin, Geoffroy-Saint-Hilaire, Blainville, et tant d’autres savants célèbres, commencé mes études d’anthropologie par l’hypothèse d’une langue première, d’un couple premier, d’une révélation première, d’une faute première, en un mot par l’hypothèse inévitable que fait toute raison sans expérience, l’Absolu. Si j’avais eu d’autres maîtres, je n’aurais pas eu la peine de changer, à trente ans, d’hypothèse ; je ne me fusse pas trouvé placé par ma mauvaise éducation entre l’apostasie et l’hypocrisie, forcé d’opter pour l’une ou pour l’autre ; j’aurais conservé la virginité de ma raison, et je ne serais pas à cette heure dans la nécessité de répondre à ceux qui me reprochent de l’avoir perdue, que ce sont eux qui ont commis le viol.

« L’auteur du livre se fâche, et le Tribunal de commerce condamne l’éditeur à la destruction des exemplaires. »

En effet, je ne pus m’empêcher de voir dans cette édition subreptice une spéculation ignoble, de plus une atteinte à la liberté d’auteur, et le Tribunal, dans un jugement dont on n’a pas essayé de réfuter les motifs, pensa de même.

« Mais le libraire s’adresse à la Cour d’appel : tout le clergé prend fait et cause pour lui. »

C’est bien cela : M. de Mirecourt est parfaitement renseigné. Est-ce vous, Monseigneur, qui avez excité ce beau zèle ?… Pendant trois jours que durèrent les débats, l’enceinte de la Cour fut remplie de prêtres, dont la présence plaidait pour Turbergue, comme s’il se fût agi du frère Léotade ou du curé Mingrat.

« On explique les motifs de la conduite de l’écrivain. Ses pages en faveur de la religion (de l’hypothèse biblique, encore une fois) sont lues en plein tribunal. »

Je n’y étais pas, mais je l’ai appris de témoins oculaires, juste comme M. de Mirecourt le raconte.

Pourquoi cette lecture, d’abord ? Qu’est-ce que cela faisait à la question ? Le débat, entre Turbergue et moi, roulait-il sur la tour de Babel et la langue d’Adam ? La cour, en matière de linguistique, était-elle compétente ? N’avais-je pas le droit, moi simple laïque et amateur de curiosités philologiques, de renoncer à une théorie que l’abbé Chavée, plus savant qu’orthodoxe, réprouve ?

Pourquoi, ensuite, s’il plaisait à la cour de traduire à sa barre mon grec et mon hébreu, n’a-t-elle pas fait lire aussi le manuscrit envoyé à l’académie des inscriptions, et dont j’avais fait parvenir copie à mon avocat ? Ce manuscrit, de 104 pages in-folio, portant la date de 1839, n’avait pas été composé sans doute en prévision de l’appel de 1853. Peut-être aurait-il donné le secret de mes variations grammaticales, et refroidi l’enthousiasme de l’auditoire.

« Et les juges, écartant le point de droit pour statuer sur le fait, donnent gain de cause au libraire. »

Tout cela est vrai, et les informations de mon historien sont d’une exactitude à me faire croire qu’il était aussi bien alors avec les cours d’appel qu’avec les archevêques. Ne serait-ce point encore vous, Monseigneur, qui auriez suggéré à la cour de Besançon cette manière de rendre son arrêt irréformable, en écartant le point de droit, et statuant seulement sur le fait ? Obstiné, comme vous savez que je suis, je voulais porter l’affaire en cassation. Un ancien camarade, avocat auprès de la cour suprême, m’en détourna précisément par la raison que rapporte mon biographe. « La cour de Besançon, me dit-il, a rédigé son arrêt de manière à rendre ton recours fort chanceux, pour ne pas dire inadmissible. Elle a écarté de ses considérants le point de droit sur lequel s’était appuyé le tribunal de commerce, et qu’elle n’a pas même contesté ; et elle s’est bornée à apprécier les faits, ce qu’il lui appartenait de faire définitivement. »

« M. Proudhon resta chrétien par arrêt de la cour ; et vraiment la justice franc-comtoise ne manque pas d’esprit. »

Qui le nie ? Je tiens nos hommes de loi pour les plus retors qu’il y ait au monde. Et puis, dans cette cour qui m’a condamné, n’y avait-il pas un Proudhon, le fils du célèbre jurisconsulte ?

XXIII

Ainsi se serait accomplie sur moi la parole de l’homme apostolique qui dès 1828 ou 1829, selon mon biographe, se dévouait à ma conversion : Ennemi du Christ, vous avez tout à perdre ; chacun sera contre vous !

Et ce n’est pas assez que je succombe dans mes procès, Cùm judicatur, exeat condemnatus. Suivant la chrétienne et canonique habitude, on recherche ma vie, on remonte aux années de mon enfance, on inquisitionne ma pensée. Aux préjugés de mon jeune âge, conçus sous l’influence d’une éducation mystique, on oppose les idées de mon âge mûr, produit de ma réflexion investigatrice ; et parce que j’ai sauvé ma raison, on déclare mon cœur corrompu. On nie la légitimité et la bonne foi de cette libre recherche. Car la raison de celui qui a été baptisé et confirmé chrétien n’a plus le droit de se mouvoir : elle a reçu sa cargaison, elle porte les stigmates du Christ ; il faut qu’elle reste, quoiqu’il advienne. Plus je suis remonté de bas, plus on me répute criminel : que je tente une explication, on me ferme la bouche, on écarte le point de droit ; et comme, le droit écarté, il ne reste plus de critérium pour apprécier le fait, on me déclare apostat.

Entendez-vous, chercheurs magnanimes, qui, à l’exemple de l’illustre et infortuné Jouffroy, après une lutte désespérée avez quitté le drapeau de la révélation, longtemps et fidèlement suivi, pour celui de la science ? vous n’êtes tous que des imposteurs et des scélérats. Cette libre pensée, qui seule fait de vous des êtres raisonnables, aux yeux de l’Église c’est parjure ; ce progrès, qui élève si haut votre dignité, c’est trahison. Car, comme le premier besoin de l’être pensant est le mouvement de l’esprit, de même le premier besoin de l’Église est l’immobilité de l’esprit. Astronome, vous affirmerez, malgré la géométrie, malgré le témoignage de vos yeux, l’immobilité de la terre ; géologue, vous croirez au déluge ; naturaliste, vous saurez que toutes les races humaines sont sorties du même couple ; philologue, vous placerez à Babel le principe de la diversité des langues ; chronologiste, vous accorderez vos dates avec celles de la Bible ; économiste, vous vous souviendrez, et n’oublierez jamais, que le travail est maudit, le bien-être une illusion, la misère indestructible, l’inégalité des conditions et des fortunes nécessaire ; qu’en conséquence la raison d’état passe avant la Justice, et que la solution de vos problèmes est de l’autre monde.

Car, si vous manquez à cette foi dans laquelle furent élevés vos pères, que vous avez sucée avec le lait de vos nourrices, l’Église vous déclare traîtres et vous retranche de sa communion. Elle fera plus, elle recherchera l’engagement que vous lui aurez, à dix ans, souscrit ; elle publiera les tâtonnements de votre pensée, et s’en fera contre vous un trophée de scandale. Et comme elle aura condamné vos idées, elle frappera vos intentions ; elle flétrira, dans ce qu’elle a plus de intime, votre volonté. Regardez-les, dira-t-elle, regardez-les, ces philosophes, au fond de l’âme : vous y verrez toujours que la perte de la foi a été précédée, accompagnée, suivie, de la perte des mœurs ; de tous ces enfants perdus qui s’éloignent du Christ, il n’en est pas un, non pas un d’honnête, Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum.


CHAPITRE V.

Corruption de la Raison publique par l’Absolu. — Suite.

XXIV

Heureux celui qui est parvenu à séquestrer de son esprit la pensée de l’absolu ! Rien n’arrête dans sa bouche la confession du vrai. Il a brisé le joug de l’hypocrisie, et conquis de ce chef un privilège d’impeccabilité…

Il faut le dire cependant, à la justification de la conscience humaine : l’opposition entre la raison scientifique et la raison théologique ne fut pas d’abord aussi vivement aperçue qu’elle l’est aujourd’hui ; et pendant longtemps les plus fervents adeptes de la philosophie naturelle et sociale purent se dire, en toute sincérité, les plus religieux des hommes.

Les Bénédictins, ces hommes de piété autant que de savoir, qui firent tant pour l’interprétation des Écritures, n’imaginèrent point que leur foi dût servir de flambeau à leur érudition, ni que leur érudition dût sanctionner leur foi. Et cependant, de combien de doutes n’ont-ils pas été assaillis ! Quelle difficulté leur a échappé ? Quelle contradiction n’ont-ils pas vue ou prévue ? Et que pourraient aujourd’hui leur apprendre de vraiment grave les modernes conciliateurs ?

La religion, se disaient ces âmes candides, est le fait capital de la société, le grand intérêt de l’homme ; mais elle est d’une autre sphère que la science, elle se connaît, s’éprouve, par une autre faculté. Elle se propose, il est vrai, par la parole, mais elle pénètre par la grâce ; elle se démontre, non par des arguments humains, des étalages scientifiques, mais par la nécessité de sa mission, par l’appétence invincible que l’humanité a pour elle, et par sa permanence dans l’histoire.

Qu’après cela, les monuments qui nous ont conservé ce dépôt sacré soient hérissés de difficultés inextricables, c’est un fait dont notre infirmité raisonneuse peut s’affliger, mais qui ne touche point à l’essence de notre foi. L’Évangile n’est point un livre de physique, de chronologie, de politique, ou d’économie : c’est un livre de religion. Autre chose est la science, que l’homme acquiert chaque jour par sa communion avec la nature ; autre chose la foi, qui lui vient du Verbe de Dieu. La niez-vous, cette foi ? niez-vous Dieu ? À la bonne heure, dites-le hautement, et tâchez de vous faire suivre. Sinon, croyez en toute simplicité de cœur ce que vous enseigne la grande voix de la religion, c’est-à-dire le consentement universel et l’Église son organe. Surtout gardez-vous de ces conciliations qui pourraient bien n’être de votre part que des mensonges : Dieu ne vous demande pas de défendre sa cause par des sophismes et des jongleries.

Oh ! s’il ne m’en eût coûté d’autre sacrifice ! si j’avais pu, comme le voulaient ces pieux et savants cénobites, faire abstraction de mon entendement, séparer complétement, bien loin de les unir, ma religion et ma raison, jamais ma croyance n’eût été ébranlée ; au lieu que la Justice a fait de moi un antichrist, je serais demeuré le plus humble et le plus obscur des chrétiens.

Mais, hélas ! ce n’est pas ainsi que les choses se passent, et cette religion naïve, idéale, de bon aloi, la seule qu’un honnête homme voulût suivre, est une chimère.

XXV

La condition de la foi est la parole : Fides ex auditu.

Il s’ensuit que le missionnaire qui me communique la foi est obligé, pour se faire entendre, de parler ma langue, de se mettre à l’unisson de mon intelligence, de s’appuyer sur mes idées, qui sont, aussi bien que les mots, les instruments de mon appréhension : Rationabile sit obsequium vestrum.

Tout cela est de principe en théologie.

Dieu a parlé à Abraham : en quelle langue ? En hébreu. Vous me traduirez cette révélation en grec si je suis Grec, en français si je suis Français, afin que je puisse juger de ce discours du ciel.

Qu’est-ce que Dieu a prescrit au patriarche ? La circoncision. Vous expliquerez à ma raison occidentale l’importance que Dieu attachait à une cérémonie incommode, d’une utilité médiocre pour le corps, et pour la morale d’une parfaite indifférence.

Je n’élève pas d’objection sur le fait de la communication divine ; je ne vais pas jusqu’à soutenir, avec David Hume, que la révélation et le miracle sont de soi choses impossibles, même à Dieu : ce serait raisonner de l’absolu, ce dont je fais profession de m’abstenir. Tout ce que j’exige de l’Église qui m’enseigne, c’est l’intelligibilité du discours, l’authenticité des monuments, la bonne foi de l’interprétation.

L’exposé des preuves de la religion chrétienne, la plus grande manifestation de l’absolu qui aurait eu lieu parmi les hommes en dehors de la phénoménalité ordinaire, cet exposé peut-il être intelligible, surtout sincère ?

Telle est la question que je me pose à cette heure, indépendamment des fins de non-recevoir développées dans mes précédentes études. Elle n’est à d’autre intention que d’assurer, contre les prestiges du mysticisme et les outrages de l’imposture, l’intégrité de mon jugement.

Eh bien ! non : dès qu’il s’agit d’attester l’absolu, il n’est pas vrai que la preuve puisse être faite d’une manière intelligible et sincère ; avec l’absolu il n’y a plus ni bon sens ni bonne foi, et ce que je dis ici de l’exégèse chrétienne, je le dis de toute religion, de la religion prétendue naturelle comme des autres.

Prenons un exemple.

Le saint roi Ézéchias tombe malade. Le prophète Isaïe, après lui avoir déclaré qu’il mourrait, vient ensuite lui annoncer de la part de Dieu que la guérison lui est octroyée ; et pour preuve, ajoute le voyant, je vais faire avancer ou reculer, à ton choix, l’ombre au cadran solaire.

On sait la réponse du bon Ézéchias. Il n’est pas difficile de faire avancer l’ombre, dit-il, fais-la reculer !…

Mais le néophyte qui sait son astronomie, sa théorie de la lumière, demande ce que cela veut dire. On essaie toutes les explications, physiques, cosmographiques, philologiques ; bref, la foi est forcée de convenir que l’explication, au point de vue de la raison scientifique, est impossible ; que cela signifie en gros que Dieu fit pour Ézéchias une chose qui lui parut être un miracle ; que pour le surplus le récit est allégorique, et le fait qu’il rapporte un mystère ; qu’on ne saurait, sans s’exposer à rendre le texte sacré solidaire d’une interprétation ridicule, en dire davantage.

Or, il en est ainsi, au point de départ, de toutes les révélations et de tous les miracles : ce sont toujours des mystères racontés dans un langage mystérieux, ce qui est l’inintelligible élevé à la seconde puissance.

Pour sortir de cette impasse, au fond de laquelle la foi courait risque de rester prisonnière, il a bien fallu chercher des hypothèses, entasser tes sophismes, alambiquer, falsifier les textes, tordre les noms et les verbes. C’est ici que commence le rôle des conciliateurs, ce que Michelet a appelé la vaccine de la vérité, et que nous passons de l’inintelligibilité au mensonge.

Pour établir la génération éternelle du Christ on cite ce passage des psaumes : « Le Principe sera avec toi au jour de ta force dans les splendeurs des saints ; je t’ai engendré de mon sein avant l’aurore. » Tecum principium in die virtutis tuæ in splendoribus sanctorum ; ex utero ante luciferum genui te. Explique cela qui pourra.

Je vais à l’original, et je traduis couramment : « Les peuples d’un mouvement unanime te suivront au jour du combat sur les monts sacrés ; dès le matin tu verras accourir la fleur de ta jeunesse. » C’est un poëte qui promet à David, dont la royauté est encore incertaine, l’adhésion prochaine des douze tribus.

Que voulez-vous que je pense d’une exégèse aussi infidèle ?… Or, tout ce qui ne tombe pas dans l’inintelligible, en fait de révélation, tombe dans la supercherie : je me ferais fort de le démontrer par tous les versets de la Bible.

C’est pourtant de cette source qu’a coulé à toutes les époques la dépravation des intelligences : elle a commencé par les prêtres ; des prêtres elle a passé aux philosophes ; de ceux-ci aux hommes d’État, gens de lois, gens de lettres, artistes ; elle a fini par envahir tout le corps social. C’est elle qui en ce moment nous consume, et qui retient haletante la Révolution. On peut la définir : Pratique universelle, raisonnée, encouragée, sanctifiée, du mensonge, en considération de l’Absolu.

XXVI

Quelle pitié de voir les contorsions des prétendus conciliateurs pour accommoder leur mythologie aux exigences d’une observation inflexible, et dont chaque jour s’étendent les découvertes ! Que d’escobarderies, de tours de paillasses !

Voilà, par exemple, que Copernik se répand dans l’Europe, et le clergé s’épouvante. Essaiera-t-il de le proscrire, et faudra-t-il en venir à brûler les mathématiques ? Les jésuites font mieux. À Cologne, leur Koster enseignera Copernik d’une manière également instructive et agréable… Un Copernik agréable ajournera Galilée. » (Michelet, la Ligue, p. 111.)

Dieu, dit la Bible, a créé le monde en six jours. Laissons de côté la question de création : ce serait raisonner du néant et de l’absolu, deux conceptions inaccessibles à l’expérience. Mais que faut-il entendre par le mot jours ? Est-ce une révolution de vingt-quatre heures, ou une période indéterminée ? Le jour de Jéhovah, comme celui de Brahma, est-il long d’un siècle, de mille ans, cent mille ans, un million d’années ? Combien, en un mot, faut-il mettre ? Depuis les derniers travaux des géologues, les exégètes ont incliné vers cette interprétation, à laquelle les anciens n’avaient pas pensé du tout. Mais voici que d’autres savants, M. de Blainville à la tête, soutiennent la création simultanée : allons-nous revenir aux six jours de la tradition vulgaire, bien plus convenables à la promptitude et à la liberté du créateur ? — Pourquoi non ? répondent les conciliateurs. Abondance d’arguments ne nuit pas : nous étions empêchés par une théorie, nous voilà justifiés par une autre ; nous sommes prêts pour toute éventualité. Quoi que dise la science, notre texte pourra s’y accorder, Quidquid dixeris, argumentabor.

Le déluge a-t-il été universel ? Les anciens interprètes n’en faisaient aucun doute, et le récit biblique ne peut guère s’entendre autrement. Mais la science y trouve de la difficulté ; et par un bonheur inouï, le saint Siége, sur l’observation de Mabillon, a évité de faire de l’universalité du déluge un article de foi. — Nous avons une opinion en réserve, disent les faiseurs d’harmonies : Quidquid dixeris, argumentabor.

Le genre humain est-il vieux de 5860 ans, comme le veut la chronologie d’Ussérius, généralement suivie ; ou bien de 8000 au moins, comme l’exigent les listes de Manéthon, qui infirment sur ce point toutes les données de la Bible ? — Ici encore, répondent les accordeurs de l’absolu, nous sommes préparés pour toutes les éventualités. Par un bonheur providentiel, nos textes ne s’accordent pas ! L’hébreu donne 6179 ans, les Septante 7415 ; restent, pour aller à 8000, 585 ans, ce qui n’est pas une affaire. À quelque conclusion que doive arriver l’archéologie, la modernité du monde en ressortira : c’est tout ce que nous demandons pour la Bible. Quidquid dixerit, argumentabor.

Que faut-il penser de la longue vie des patriarches ? Le texte est précis, et les docteurs ne manquent pas qui, par toutes sortes de convenances, affirment la chose. Fourier semblait y croire : on sait que le réformateur fixait la durée moyenne de la vie de l’homme au phalanstère à 196 ans. Condorcet y croyait aussi : il attendait du progrès des connaissances un allongement indéfini de la vie humaine. Cependant une étude plus approfondie des conditions vitales et des harmonies de la nature y est contraire. Que penser, à travers toutes ces incertitudes ? — L’Église, nous répond-on, ne saurait éprouver d’embarras. Si la possibilité d’une vie de neuf et dix siècles devient jamais un fait démontré, on suivra le sens littéral ; dans le cas contraire, il y aura la ressource de dire que les patriarches anté-diluviens et post-diluviens figurent des sociétés constituées, ce qui ne présente plus rien d’irrationnel. Quidquid dixerit, argumentabor.

Toutes les races humaines sont-elles sorties d’un couple unique ? — Nous espérons, disent les conciliants interprètes, que la négative ne pourra jamais être expérimentalement prouvée ; mais quand elle le serait, le dogme de la déchéance et l’économie de la religion n’auraient pas plus à en souffrir que le texte même. L’unité du genre humain résulte de l’identité de sa constitution, beaucoup plus que de l’unité de son arbre généalogique ; de cette identité constitutive serait résultée alors la communauté de prévarication, et nous saurions à quoi nous en tenir sur certains passages desquels on pourrait induire qu’il y avait sur la terre, au temps même d’Adam, des hommes qui n’étaient pas de sa race. Quidquid dixerit, argumentabor.

Et sur l’unité de langage, que devons-nous penser ? — Certainement il est à désirer, pour la Bible et pour la tradition ecclésiastique, que tous les idiomes de la terre soient dérivés de celui d’Adam, comme nous voudrions que tous les humains fussent sortis de sa cuisse : nous aurions ainsi un témoignage vivant que l’homme ne parle qu’en vertu d’une communication reçue premièrement du Verbe, et transmise de génération en génération parmi les races. Cependant on pourrait se contenter à moins, l’unité de langage tenant également à l’identité de constitution plutôt qu’à l’unité d’origine ; et nous savons du reste, par l’Évangile, que le Verbe illumine tout homme venant au monde. Quidquid dixerit, argumentabor.

Tout cela se dit, et s’imprime, et se produit avec assurance : c’est la besogne des Schlegel, des d’Ekstein, des Wiseman, des Receveur, d’une multitude de brouillons, occupés de siècle en siècle à recommencer sans cesse leur exégèse, aux applaudissements du saint Siége dont ils soutiennent ainsi l’infaillibilité, et à la grande édification des dévots, charmés que la révélation ait toujours raison de la science, quoi que celle-ci dise : Quidquid dixerit, argumentabor.

XXVII

Si les Écritures sont susceptibles de tant d’interprétations, la doctrine à son tour ne peut pas manquer de recevoir, à l’occasion, de notables adoucissements. On n’est plus hérétique, il est vrai, et tout le monde est prêt, sur la moindre invitation du saint Père, à faire abstraction de son sens privé et à renouveler l’exemple de Fénelon ; mais le diable n’y perd rien : ce que l’on n’oserait affirmer publiquement, dogmatiquement, on ne se fait faute de le proposer de vive voix, sous la cheminée, comme opinion probable.

Ainsi, dans notre jeune clergé, il n’est pas rare de rencontrer des ecclésiastiques, d’ailleurs fort honorables, qui mettent une sourdine sur certains dogmes ou qui les interprètent d’une façon plus douce, malgré les définitions les plus formelles. Le petit nombre des élus, la réprobation des enfants morts sans baptême, n’ont presque plus rien qui effraie. Que dites-vous de cette tolérance, Monseigneur ? Vous semble-t-elle vraiment orthodoxe ? Si nous recevons dans un paradis quelconque les innocents non baptisés, qui empêche d’y admettre aussi, en vertu de certain passage de l’Apôtre, Socrate, Confucius, tous les sages de la gentilité ? Mais prenez garde : si vous admettez Socrate, qui en mourant sacrifie à Esculape, je ne vois pas pourquoi vous repousseriez les saints de la philosophie et de l’hérésie, ceux-là mêmes que vous avez brûlés, Jordano Bruno, Jean Hus, Spinoza, Kant, et jusqu’au docteur Strauss. Le plus court, croyez-moi, est d’amnistier tout le monde et sans condition : c’est d’aussi bonne politique dans l’Église que dans la République.

Pour quelques-uns le diable n’est plus qu’une abstraction, un mythe, la personnification du péché. De là à conclure, avec les antithéistes, que Dieu n’est aussi qu’une abstraction, un mythe, la personnification de la Justice et de l’ordre, il n’y a qu’un pas. Soyez logiques, et votre christianisme n’est plus que la symbolique de l’antichristianisme, c’est la Révolution. — Pour d’autres, l’enfer n’est aussi qu’un mythe, la localisation du remords : qui empêche d’en dire autant du Paradis ?

M. l’abbé Guitton, auteur d’un Essai sur le péché originel, accuse le parti janséniste d’avoir exagéré la doctrine chrétienne et fourni des armes à l’incrédulité. Suivant lui, l’ancienne théologie, depuis saint Thomas et Duns Scot jusqu’à Suarez et Vasquez, était beaucoup moins rigoriste : elle enseignait, d’après saint Paul, que là où le péché avait abondé la grâce avait surabondé, si bien qu’à tout prendre la condition de l’homme après la rédemption est meilleure qu’avant la chute.

L’Église me ferait plaisir si elle pouvait une fois asseoir son dogme d’une façon claire et irrévocable. Laissons de côté le docteur angélique et Vasquez, Bellarmin et le grand Arnaud. L’homme est-il capable, oui ou non, depuis la chute, de produire de la justice par lui-même, c’est-à-dire, pour parler votre langue, en vertu de cette seule grâce naturelle qui nous est donnée dans l’existence, qui est identique à l’existence ? Car, pour peu qu’il en puisse produire, il n’est pas déchu ; et ce qui est plus grave, et que je démontrerai, il peut se passer de toute autre grâce, il n’a que faire de religion. Or, c’est sur quoi l’Église ne se prononcera jamais : ni elle ne rejettera l’affirmative, parce que ce serait nier l’efficacité de la grâce naturelle ; ni elle ne l’adoptera, parce que ce serait livrer tout son système. Elle est condamnée à flotter, la tête basse, entre les confins du pélagianisme et du jansénisme, entre la suffisance de la liberté et sa complète dépravation.

M. l’abbé Mitraud, qui ne sera pas mitré, dans son ouvrage sur les Sociétés humaines, prétend aussi que le christianisme n’est pas mieux compris qu’appliqué ; qu’il n’est nullement contraire à la liberté, à l’égalité et au progrès. Vraiment, je serais charmé d’entendre cette proposition de la bouche du saint Père, en termes qui ne pussent laisser de doute à un élève de la Révolution. Mais M. l’abbé Mitraud serait fort en peine de définir la liberté et l’égalité ; quant au progrès, il m’a tout l’air de l’entendre à la façon du R. P. Félix, pour qui toute la doctrine du progrès se réduit à cette question du catéchisme : Pourquoi Dieu nous a-t-il créés et mis au monde ? — Pour l’aimer, le servir, et par ce moyen acquérir la vie éternelle. Sinon, ajoute le révérend Père, point de progrès, la décadence !…

XXVIII

Tout le monde a lu les Provinciales, chacun sait comment les jésuites, avec plus de bonne volonté chrétienne, selon moi, que de perversité de cœur, entreprirent de concilier la discipline canonique avec les tendances d’une époque qui s’éveillait au libre examen, et, dans une dissolution de mœurs effroyable, de donner des règles de conduite compatibles tout à la fois avec le principe chrétien et avec les exigences du siècle. La conscience du dix-septième et du dix-huitième siècle a condamné les maximes des jésuites, et mon intention n’est pas d’en prendre la défense ; mais, casuistique à part, j’ose dire que les pouvoirs qui les ont proscrits, rois et pontifes, ont été injustes.

L’Église n’ayant pas de morale, ni pour les personnes, ni pour les biens, ni pour les rapports politiques, ni pour le travail, ni pour l’éducation, ni pour les idées, je l’ai prouvé ; ne pouvant pas, en vertu de son dogme, en avoir une, je l’ai encore prouvé ; et la civilisation marchant toujours, quoiqu’avec lenteur, dans le sens de la Justice : la direction des consciences allait échapper à l’Église, incapable de maintenir son vieux système d’inégalité et de hiérarchie, incapable de lui en substituer un autre, incapable à plus forte raison de saisir le sens du mouvement. Toutes les relations, dans les moindres circonstances de la vie, étaient comme aujourd’hui faussées ; ce qu’on avait pris jusque-là pour juste se trouvait dans la pratique être injuste, ou du moins servir de prétexte et déraison à l’iniquité.

Que firent les jésuites ?

Partant de ces principes, enseignés par l’Église, que Dieu, l’absolu par excellence, est l’unique sujet et auteur de la loi morale ; que la Justice n’est autre chose que la déclaration de sa volonté ; que les actions sont indifférentes de leur nature, et ne deviennent saintes ou coupables que par leur conformité ou opposition au dessein de la Providence, et conséquemment par l’intention qui les accomplit, les jésuites en vinrent à prendre cette intention pour critère du bien et du mal, et à soutenir que toute action peut être sanctifiée ou corrompue, selon qu’elle a pour but de procurer la gloire de Dieu et le triomphe de l’Église, ou qu’elle tend à détruire la religion.

Tel est le principe général des jésuites ; c’est celui de toutes les sectes qui, se constituant sur un principe et pour un but autre que le droit, formant une société dans la société, un état dans l’État, font de leur succès la loi suprême ; c’est celui des hommes politiques pour qui la Justice n’est autre que la volonté du souverain, l’honneur du prince et de la nation ; c’est celui des nouveaux casuistes qui, à l’exemple de l’Église, faisant de la Justice une notion surhumaine, refusant à l’homme toute espèce de droit et ne lui reconnaissant que des devoirs, sont forcés, comme les jésuites, de ramener toute la morale soit à la raison théologique, soit à la raison d’État, de substituer l’intention à la définition, de négliger la petite morale pour la grande morale, et de conclure toujours, au nom de la religion contre la Justice, au nom de l’ordre contre la liberté.

C’est par là que les jésuites, plus logiciens que leurs adversaires, tant de Port-Royal que de la Réforme, en vinrent à innocenter le vol, la paillardise, l’assassinat, le parjure……

« De même que dans leurs missions ils employaient tous les costumes, ils paraissent aussi en justice avec toutes sortes de doctrines et d’affirmations diverses. Les tribunaux ne savent comment prendre ces esprits fuyants dans leurs démentis éternels. Généralement, ils nient d’abord ; puis, convaincus (ou torturés), ils avouent, et à l’échafaud ils nient. Forts du principe d’Ignace, Obéissez jusqu’au péché mortel inclusivement, ils mentent hardiment dans la mort, sûrs d’être justifiés par le devoir d’obéissance. Sur toute chose, oui et non. » (Michelet, la Ligue.)


La morale des jésuites est le plus beau fleuron de la couronne du Christ, c’est le dernier mot de la religion. Les jésuites nous ont fait ce que nous sommes : ils nous ont appris à mettre en toute chose l’intention à la place de la règle, à considérer la fin, non le moyen, à sacrifier l’œuvre à la foi, la vérité à l’absolu. Notre hypocrisie a si bien profité qu’aujourd’hui nous refusons de les reconnaître pour nos initiateurs et nos pères. Le régent Philippe d’Orléans croyait se déguiser en se faisant donner des coups de pied dans le derrière par son précepteur Dubois : nous nous déguisons en jetant la pierre aux jésuites. Que leur importe, s’ils règnent ? Que fait à Méphistophélès de servir Faust, s’il possède son âme ?

On n’a pas oublié les démêlés des jésuites avec les dominicains à propos des cérémonies chinoises. Les dominicains accusaient les jésuites de complaisance idolâtrique : il paraît que l’accusation était fondée. À cette époque la conscience des papes, violemment secouée par la Réforme, qui criait de son côté à l’idolâtrie, n’avait pas eu le temps de s’aguerrir par la direction d’intention : le respect de la sévérité orthodoxe coûta à l’Église ses plus précieuses colonies. Périssent les colonies plutôt que les principes ! Cela fut dit à Rome, par les rigoristes de Saint-Dominique, longtemps avant qu’un écervelé de la Convention le répétât. Je doute qu’aujourd’hui le saint Siége, pour quelque révérences exécutées devant des porcelaines, rendît un pareil décret. Or, les jésuites nous traitent comme Chinois : nous sommes bien malades.

En résultat, les jésuites ont compris mieux que personne le système chrétien. Ils eurent raison contre Pascal, contre les jansénistes, les dominicains, les protestants, les gallicans, les partisans de la séparation des pouvoirs ; ils avaient raison contre le pape Clément XIV, Ganganelli. La réprobation universelle dont ils n’ont cessé depuis trois siècles d’être l’objet ne prouve qu’une chose, c’est que le monde est devenu jésuite, tout en cessant d’être chrétien.

Forcés de céder à la nécessité des temps et au courant de l’esprit humain, ils ont louvoyé de leur mieux à la faveur du probabilisme, cette quintessence de toute idée religieuse.

Les plus savants d’entre eux ou les plus hardis ont parfaitement aperçu, je n’en fais aucun doute, la fausseté du système théologique, comme ils ont vu l’inconséquence de leurs adversaires. Mais comme ils n’arrivèrent point jusqu’à la connaissance rationnelle de la Justice, comme ils ne découvraient point de solution au problème social, ils embrassèrent héroïquement, sous le manteau de la religion, la théorie de la nécessité, c’est-à-dire de l’exploitation des masses, pour la gloire et la réjouissance de quelques-uns.

XXIX

Les sectes dissidentes, auxquelles il faut joindre désormais les rares représentants de l’église gallicane, s’agitent en ce moment pour recueillir la succession du catholicisme, dont elles voient approcher la dissolution. Mais comme déjà le besoin d’unité se fait sentir, elles s’efforcent de dissimuler leur incohérence sous le vague des prospectus, sauf à recommencer plus tard la guerre sur le dogme.

Ainsi il existe une Alliance chrétienne universelle, dans le cénacle de laquelle je vois figurer, à côté des pasteurs Coquerel père, Coquerel fils, Montandon et Paschoud, MM. Odier, régent de la Banque de France, Monnin-Japy, membre du Corps législatif, A. Duméril, professeur agrégé à la Faculté de médecine, de Quatre-Fages, membre de l’Institut, L. Figuier, docteur ès-sciences, des sénateurs, des députés, des professeurs, etc., etc.

Les principes de l’alliance sont :

« Amour de Dieu, créateur et père de tous les hommes ;

« Amour de tous les hommes, créatures immortelles et enfants de Dieu ;

« Amour de Jésus-Christ, fils de Dieu et sauveur des hommes. »

La devise est prise de l’Épître aux Corinthiens :

« Trois choses demeurent : la Foi, l’espérance et la Charité ; mais la plus excellente est la charité. »

L’œuvre de l’alliance est triple, ainsi qu’il résulte de la composition de ses trois comités :

Comité de bienfaisance ;

Comité des écoles et du patronage ;

Comité pour l’exposition et la propagation des principes de l’Alliance.

Dans tout cela, pas un mot de Justice, pas plus que dans le catéchisme des orthodoxes.

À qui donc ce monde prétendu réformé, prétendu savant, prétendu ami des hommes, pense-t-il faire illusion au dix-neuvième siècle ?

La profession de foi de l’Alliance implique tout ce qu’il y a d’essentiel dans la doctrine catholique : — d’abord, quant au dogme, l’existence de Dieu, personnel et distinct de l’univers ; l’intervention de ce Dieu dans les affaires de l’humanité ; la Providence, la révélation, les prophéties, les miracles, la Bible, le péché originel, la Trinité, l’incarnation, la rédemption, la résurrection, la grâce, les sacrements ; — quant à la discipline, l’inégalité des conditions, la subordination du travailleur, la charité en guise de droits, l’institution divine des gouvernements, une éducation du peuple selon les maximes prédestinatiennes, et tôt ou tard, malgré les semblants de tolérance, la condamnation de la pensée libre et la proscription de la presse.

Nous sommes édifiés sur ce dogmatisme et cette discipline ; mais je puis bien demander à MM. les pasteurs Coquerel père et fils, Montandon et Martin Paschoud, plagiaires du catholicisme, ses contrefacteurs, de quel droit ils se sont séparés de Rome, et ce qu’ils ont à nous offrir de mieux que Rome. Je puis bien demander à M. Odier, qui en sa qualité de régent de la Banque doit savoir ce que c’est qu’une balance ; à M. de Quatre-Fages, à qui ses longs travaux de zoologiste ont dû montrer dans l’organisation des animaux, le principe de la division du travail et de la série équilibrée ; à M. Louis Figuier, qui n’a pas obtenu son diplôme de docteur ès sciences sans comprendre la portée de cet axiome : Rien ne peut être balancé par rien ; je puis bien, dis-je, demander à ces honorables philanthropes si l’amour de Dieu et de Jésus-Christ leur paraît une condition bien assurée d’équilibre économique et de stabilité sociale ; s’il ne leur semble pas que la charité a depuis assez longtemps servi de prétexte à l’exclusion de la Justice, et que le moment est venu de fonder le droit public sur des bases moins fantastiques, et l’éducation du prolétaire sur d’autres maximes ?

Que des prédicants intriguent dans les deux hémisphères pour la gloire de leur secte et la conservation de leur prébende, ils ne font après tout que leur métier de prédicants ; mais des hommes tels que MM. Odier, de Quatre-Fages et L. Figuier, devraient savoir, quand la bancocratie menace les mœurs et les libertés, quand l’agiotage, l’escroquerie, l’infidélité, la concussion, la banqueroute, sont à l’ordre du jour, quand toutes les puissances du mysticisme conspirent l’abêtissement des peuples, que le moment est mal choisi pour prêcher les vertus théologales et distribuer leur Catholicon.

Un autre prospectus, sans signature ni date, mais qui émane de la nouvelle église gallicane, a pour titre : Restauration de l’Église catholique primitive, avec cette épigraphe tirée de l’Observateur catholique :

« Le gallicanisme signifie aujourd’hui le catholicisme débarrassé de toutes les inventions ultramontaines, de toutes les superstitions. »

Qu’entend-on par inventions et superstitions ultramontaines ?

Est-ce la révélation des livres juifs ? non ; — la Trinité, le paradis terrestre, le fruit défendu, le déluge, la tour de Babel ? non ; — la divinité du Christ, la virginité de Marie, la rédemption, la transsubstantiation ? non, non. — Est-ce la résurrection des cadavres ? À Dieu ne plaise. « Ce dogme, dit le prospectus, doit être aujourd’hui, comme au temps de la primitive Église, mis sur le premier plan dans les instructions que les laïques donneront à d’autres laïques. » Que veulent-ils donc ? Il s’agit de quelques bagatelles comme les indulgences, la primauté du saint Siége, surtout la défense de mettre la Bible entre les mains du peuple, défense que la papauté juge à propos de maintenir, et contre laquelle protestent les gallicans.

Se peut-il rien de plus idiot ? Pareilles disputes se pouvaient comprendre il y a dix-huit siècles, au temps de l’Église primitive, alors que le christianisme n’avait pas vécu, et que son idée ne s’était ni développée dans les faits, ni philosophée dans les écoles. Aujourd’hui… Mais qu’enseignez-vous donc à vos séminaristes, Monseigneur, qu’une fois devenus vicaires ils oublient si vite leur Credo, et que le monde fourmille de prêtres réfractaires appelant comme d’abus du commandement de leur évêque, publiant dans les journaux leurs adieux à Rome, et se rattachant, assurent-ils, à l’Église primitive, dont ils embrassent avec ardeur la foi communiste, l’espérance résurrectionniste, la charité agapétique, et jusqu’aux diaconisses ?…

Les nouveaux gallicans paraissent jaloux des triomphes du protestantisme et ne s’en promettent pas de moindres du retour aux libertés gallicanes.

Les libertés du gallicanisme ! la tradition des concordats ! Comme si le peuple avait à gagner quelque chose à ce que son curé fût l’homme du préfet plutôt que l’homme de l’évêque ! Comme si la liberté politique de l’Angleterre et l’esprit philosophique de l’Allemagne étaient des créations de la Réforme ! Comme si d’ailleurs, dans ces deux foyers du protestantisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, le libertinage des mœurs, l’hypocrisie religieuse, le despotisme d’état, laissaient quelque chose à envier aux nations catholiques !

Vous parlez d’Église gallicane ! Sachez-le donc, il n’y en a pas d’autre que celle de Candide et de Pantagruel, et elle date de plus loin que la Réforme.

Je m’arrête : la vue de tant d’inepties me fait monter le rouge au front et suffoquer de colère. Bossuet a écrit les Variations des églises protestantes, et le protestantisme n’y a répondu qu’en récriminant. Or, qui dit variation en matière de foi, dit impuissance et jonglerie. Sommes-nous destinés à fournir un nouvel exemple des mystifications réformées ? Que je meure, plutôt que d’être témoin de cette ignominie. Charlatans, qui parlez de faire lire la Bible au peuple, commencez donc vous-mêmes par apprendre à lire dans ses textes originaux avant de la falsifier, comme vous faites tous, en langue vulgaire ; commencez, vous dis-je, par approfondir ce chef-d’œuvre du machiavélisme hébraïque, devenu plus tard, entre les mains chrétiennes, un chef-d’œuvre de platitude, et vous aurez le droit après cela de nous parler de la Bible.

XXX

Au surplus, il est juste de le reconnaître, ces zélateurs de la simplicité apostolique sont encore moins à blâmer qu’à plaindre ; la raison parle à leur conscience, et le premier mouvement de toute âme religieuse qui s’éveille à la vérité est d’accorder sa raison avec sa religion. Après tout, l’homme de foi qui, comme les Bautain, les Lacordaire, les Félix, les Ravignan, fait un pas vers la science, prouve déjà son bon désir ; à peine si on peut lui imputer le trouble dont il est à la fois la cause et la victime. La foi est si forte dans son cœur, qu’elle ne lui laisse pas apercevoir l’indignité de ses sophismes : comment aurait-il le courage de secouer sa servitude ? comment ne verrait-il pas avec horreur celui dont l’audace a brisé toute entrave ?

Mais que dire de celui qui, faisant profession de libre pensée, rétrograde des données de l’expérience aux rêveries de l’absolu, tend une main à la science et l’autre au miracle ?

C’est Descartes qui le premier, après la réforme de Bacon, donne ce triste exemple.

De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phénomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la substance immatérielle, entre l’absolu et l’absolu ?… De cette distinction chimérique entre les corps et les âmes est née la fausse psychologie, où s’est consumée sans fruit l’une des belles intelligences du siècle, Jouffroy. Quelle perte, je vous le demande, si les Écossais n’eussent jamais trouvé de traducteur, que dis-je ? si leur prétendue philosophie était restée dans le néant !…

De quel droit ensuite le vénérable Kant, après avoir révolutionné la métaphysique par sa Critique de la Raison pure, s’en vient-il, dans sa Raison pratique, affirmer tout un monde d’absolus, contre-partie du monde phénoménal, et postulé de la conscience et de la liberté ?

Réintroduit dans la science par Descartes, Spinoza, Kant, l’absolu tend aussitôt à se poser de nouveau en religion. Il produit ses systèmes, il élabore ses dogmes, il crée une gnose, il a ses initiés et ses profanes ; déjà même le jeune monstre est intolérant. Grâce à lui, insensiblement la philosophie se reconnaît dans la théologie, avec laquelle elle fraternise ; elle a son église, son orthodoxie et son hétérodoxie, son histoire et son exégèse, son probabilisme, son éclectisme. Comme la théologie, et plus que la théologie, elle se prétend d’accord avec l’expérience, fondée en science et rien qu’en science : sur quoi je l’arrête, et lui fais observer très-humblement qu’elle en impose.

Je sais qu’il n’y a pas loin de Platon à l’Évangile, et je n’entends d’ailleurs révoquer en doute la sincérité religieuse de personne. Si l’éclectisme a ramené M. Cousin à la foi, tant mieux ; je l’en estime davantage, et pour la rectitude de son jugement, et pour la probité de son caractère. Qu’il affirme ses convictions, qu’il les manifeste, c’est son droit, et ce peut être son devoir ; je n’y contredis pas. Mais sur quoi fondé M. Cousin converti serait-il venu à nous dire qu’autre chose est l’éclectisme qu’il a rajeuni, et autre chose le catholicisme ; que le premier est le produit de la raison humaine opérant sur sa propre phénoménalité, et construisant la science de l’esprit ; l’autre l’expression de la raison divine, dont les procédés dépassent l’observation rationnelle ; qu’ainsi M. Cousin, assistant à la fête des écoles et donnant la main à l’archevêque de Paris, c’est la science profane appuyant de son témoignage la science sacrée, l’expérience d’accord avec la transcendance, la raison conduisant l’homme à la foi ? Ce n’est pas de la philosophie, ce que vous faites là, M. Cousin, c’est du maquerellage…

J’ai lu avec grand plaisir, et, quoique je sois loin d’adopter les conclusions de l’auteur, avec assez de profit, l’Histoire des langues sémitiques, par M. Renan, de l’Académie des inscriptions ; je goûte beaucoup moins ses Études d’histoire religieuse, auxquelles j’ai à faire des reproches de plus d’un genre.

Quelle est d’abord cette prétention, si hautement exprimée, que la science est aristocratique, et que son suppléant naturel pour le peuple est la religion ? Que signifie cette division de la société en deux catégories d’intelligences, les intelligences qui savent et les intelligences qui croient ? Jusqu’ici l’idée de renvoyer la religion à la multitude semblait d’un machiavélisme révoltant ; M. Renan en fait un principe de philanthropie :

« Pour l’immense majorité des hommes, la religion établie est toute la part faite dans la vie au culte de l’idéal. Supprimer ou affaiblir dans les classes privées des autres moyens d’éducation ce grand et unique souvenir de noblesse, c’est rabaisser la nature humaine, et lui enlever le signe qui la distingue essentiellement de l’animal. La conscience populaire, dans sa haute spontanéité, ne s’attachant qu’à l’esprit, et ne discernant point les scories mêlées à l’or pur, sanctifie le symbole le plus parfait. La religion est toujours vraie dans la croyance du peuple…

« La science n’est pas faite pour tous ; mais nul n’est pour cela exclu de l’idéal.

« L’inégalité est la faute de la nature….. Marie (ce sont MM. de l’Institut) a la meilleure part, sans que pour cela Marthe (c’est le peuple) soit blâmée. Tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut ; tous ne sont pas appelés au même degré de perfection et de béatitude. »


M. Renan, qui a composé son Histoire des langues sémitiques pour entrer à l’Académie, aurait-il publié ses Études d’histoire religieuse pour remercier l’Académie ? Comment ! Vous convenez avec tout le monde que la religion n’a point été une invention de la ruse et du despotisme, qu’elle est un produit spontané, légitime de l’âme humaine ; vous admettez même, si je ne me trompe, l’existence de Dieu : et vous osez dire que la religion n’est pas faite pour le savant ! Le savant est donc un monstre, ni plus ni moins que si vous prétendiez que la morale, le travail ou l’amour ne sont pas faits pour lui. De deux choses l’une ; ou vous croirez et pratiquerez la religion comme le plus simple d’entre les simples, ou vous expliquerez cette grande apparition d’une manière qui s’applique à tous ; je vous défie de sortir de ce dilemme.

Passons sur le motif d’inégalité naturelle qui fait la base du système de M. Renan, système, comme l’on voit, renouvelé de la religion elle-même.

L’auteur des Études d’histoire religieuse fait un grand mérite aux peuples sémites, d’avoir été les représentants et propagateurs du monothéisme. C’est au point que M. Renan, qui se classe lui-même en dehors de la tourbe religieuse, pourrait passer pour un des coryphées de ce système.

Mais qu’a donc le monothéisme en soi de plus intéressant que le polythéisme ? Est-ce que celui-ci n’est pas tout aussi primitif, aussi naturel, aussi moral, je dis plus, aussi impérieusement donné dans la spéculation transcendantale, que l’autre ? Est-ce que nous ne les voyons pas, dans l’histoire de tous les peuples, se succéder l’un à l’autre, comme thèse et antithèse, au gré de la politique et des circonstances ? Au commencement, chaque cité grecque avait sa divinité propre, c’est-à-dire que sous des noms divers Dieu était un pour tous les Grecs : c’est, ce me semble, la tradition orphique. La confédération fait régner partout le polythéisme, qui disparaît ensuite dans l’unité romaine, transformée en christianisme. Mais à peine celui-ci est établi, qu’il se refait polythéisme par sa Trinité, sa croyance aux anges, aux saints, aux démons, etc. La même chose s’observe parmi les Sémites… Comment M. Renan, qui apprécie à sa juste valeur l’unitarisme moderne et en montre si bien l’inconséquence, ne voit-il pas que toute son argumentation retombe sur lui ?

Il faut une religion au peuple, il en faut une à tout prix. Et pourquoi faut-il une religion au peuple ? Parce qu’il faut que le peuple, qui n’a pas eu la bonne part, et qui, comme Marthe, doit servir, apprenne par la religion à être content de sa servitude ! Voilà le secret de tout ce charabia académique.

Qui ne sait que la distinction prétendue de la raison philosophique et de la raison théologique en matière d’absolu, par suite leur soi-disant raccordement, se réduit, après avoir posé le dogme comme parole révélée, d’abord à le concevoir comme une évolution des concepts, puis à prendre cette évolution fantastique comme une démonstration rationnelle et positive de l’absolu, de cela même que le théologien n’admet que sur la foi de miracles et d’apparitions ? C’est le résultat le plus clair de l’histoire de la philosophie, qu’on ferait tout aussi bien d’appeler philosophie de la philosophie. Elle nous montre, cette histoire merveilleuse, comment, une fois saisi par l’absolu, l’esprit est entraîné continuellement, sans pouvoir se retenir ni se fixer à rien, à travers les régions désolées, thohou oua bohou, du matérialisme, du spiritualisme, du mysticisme, du théisme, du panthéisme, de l’idéalisme, du scepticisme ; comment ensuite, prenant ses idéalités transcendantales pour sujet de la Justice et loi de sa pratique, il tombe dans l’adoration de sa propre chimère, et parcourt, ange déchu, les cercles expiatoires du fétichisme, du sabéisme, du brahmanisme, du magisme, du polythéisme, du messianisme, du paraclétisme, en sorte que, dans cette double chaîne de philosophies chimériques et de révélations insensées, il n’y a de distinction à établir que celle du fractionnement et de l’inconséquence.

Aussi ne vous étonnez pas que la philosophie, comme la théologie, incline au despotisme. Toute philosophie de l’absolu a pour résultat inévitable de soumettre la conscience à une sorte de fatalisme spéculatif à priori : il n’y a pas un philosophe, s’entendant avec lui-même, qui, partant de l’absolu, affirme la liberté. Or, qui nie la liberté nie la Justice et affirme la raison d’État : il n’y a pas un philosophe, sachant d’où il vient et où il va, qui, partant de l’absolu, ne soit contre-révolutionnaire…

XXXI

Mais il est un spectacle plus triste encore, celui de la science se faisant, à la suite de la philosophie, la servante de la religion. Galilée tomba dans cette faute. Si l’énormité de sa condamnation n’avait couvert sa chute, on saurait que le motif qui détermina l’Inquisition à lui faire son procès fut que Galilée, non content d’enseigner le mouvement de la terre, prétendait l’accorder avec la Bible, qu’il interprétait à sa manière, pour la sûreté de la foi et la gloire de l’Église. De quoi se mêlait ce physicien ? Pourquoi, chez un savant de profession, ce souci de la théologie ? Quoi de commun entre le mouvement des sphères et la sainte Écriture, entre la géométrie et la révélation ? À coup sûr le Saint-Office fut absurde autant qu’atroce ; mais lui, Galilée, l’homme de la science, l’interprète de la nature, accourant avec son télescope au secours des mystères, proclamant avant d’avoir vu l’infaillibilité de la révélation, et par le fait réduisant la science au probabilisme, quelle honte !

Combien en trouvez-vous qui aient été plus sages que Galilée ?

Est-ce Newton, accusant de fragilité le système du monde démontré par lui-même, et réclamant pour en soutenir l’équilibre la main de Dieu ?

Est-ce Cuvier, conjecturant, disait-il, d’après ses découvertes, que l’état actuel du globe ne date pas de plus de 5 à 6,000 années ; accordant ainsi, pour la satisfaction de sa piété, je le veux croire, non pour la sécurité de sa fortune, sa raison de savant avec sa foi de protestant, et tendant à l’exégèse un argument qu’elle dédaigne aujourd’hui ?

Je n’entends accuser personne, pas même les morts. La tendance à justifier le mythe religieux par les données de la science positive est trop générale, elle a quelque chose de trop séduisant, je dirai même de trop humain, pour qu’en la dénonçant avec énergie je ne fasse pas toute réserve en faveur des personnes. La situation est sans exemple : l’opinion n’a pas eu le temps de se former ; puis, la calomnie détruirait ma thèse. C’est en vue de sauver la morale que la science offre à la foi l’appui de sa sanction ; et c’est cette intention, honorable dans ses motifs, mais illusoire dans ses moyens et funeste dans ses résultats, que j’accuse. Ici, le but cherché est le même pour tous, c’est la Justice ; nous ne différons que par le principe : j’espère que, rendant justice à la loyauté de mes adversaires, on voudra bien rendre aussi justice à la mienne.

Qui oblige M. Flourens à soutenir, comme une vérité d’anthropologie, l’histoire du couple adamique et la descendance de toutes les races humaines de ce couple ? Quand cette généalogie serait aussi bien établie qu’elle est loin de l’être, il en résulterait seulement que les rédacteurs du Pentateuque et des Paralipomènes ont su le fait avant nous : elle ne prouverait rien ni pour la révélation moïsiaque ni pour celle du Christ, choses qui ne peuvent être attestées que par la raison théologique, et n’ont rien de commun avec la science.

Qui force M. Leverrier, l’inventeur de Neptune, un homme qui doit sa gloire à la certitude mathématique, qui le force, dis-je, de recommander aux professeurs de l’école polytechnique de se montrer sobres, dans leurs cours, de considérations sur la certitude, comme si la science n’était elle-même qu’un probabilisme, comme si les vérités qu’elle proclame avec une si haute assurance faisaient tort aux lueurs vacillantes de la foi ?

Pourquoi M. Beudant, professeur de géologie et membre de l’institut, se croit-il obligé, en racontant la formation du globe, de faire une petite réclame en faveur de la Genèse, qu’il n’a pas lue, et dont il ne lui appartient pas plus qu’à Galilée de se faire l’interprète ? Je lis sur la couverture de son livre : Approuvé par Mgr l’Archevêque de Paris. Que signifie cette approbation ? Est-ce comme savant ou comme théologien que l’archevêque approuve ?

Pourquoi M. Dreyss, professeur au lycée de Versailles, dans sa Chronologie universelle, publiée sous la raison sociale Duruy et Cie adopte-t-il, pour toute l’histoire ancienne antérieure à Cyrus, le système biblique ? Est-ce de la science qu’il fait, ou de la théologie, quand il parle des temps anté-diluviens, de la mort d’Adam, de Noé et de ses trois fils, et qu’il passe sous silence les chronologies égyptienne et chinoise ?

En Allemagne, le professorat mène la société : il faut avouer que chez nous il ne se distingue en général ni par le génie ni par l’audace. Royer-Collard nous fait rebrousser vers le spiritualisme ; M. Cousin nous jette dans l’éclectisme, Jouffroy dans l’écossisme, M. Guizot dans la doctrine ; M. Jules Simon recule jusqu’au platonisme, M. Damiron nous plonge dans la bouteille à l’encre. Est-ce tout ? M. Nisard est fervent chrétien ; M. Lenormant croit de toute son âme ; M. Saint-Marc Girardin défend la grâce efficace. Gageons que je ne m’arrête pas à cent. Par contre, Broussais est excommunié, Michelet destitué ; d’autres, que je pourrais dire, donnent leur démission et se taisent. Il ne faut pas que le professeur, en France, parle plus haut que sa chaire, à moins que ce ne soit pour dire du bien de M. Tartuffe, et louer le gouvernement.

Quelqu’un, dont on n’a pu me dire le nom, a bien osé, en pleine Académie de médecine, soutenir la divinité de Jésus-Christ. Qu’on place un crucifix à l’amphithéâtre d’anatomie, cela fera tout aussi bien qu’à la cour d’assises et sur le dôme du Panthéon ; mais je voudrais savoir en vertu de quelle loi d’Hippocrate, de Galien, d’Harvey ou de Bichat, le pieux médicastre prétend imposer à l’école sa christologie ?

Mais voici quelque chose de plus réjouissant. L’homéopathie est née d’hier ; elle est encore au berceau, et déjà le mysticisme s’en empare. C’est la médecine spiritualiste, disent les charlatans de la jésuitière ; elle est plus ancienne qu’Hippocrate ; elle existe depuis le commencement du monde ; elle est d’origine surhumaine ; elle fait partie de ces semences précieuses qui, avec la parole, l’écriture, l’industrie, ont été données à l’homme dès le premier jour par la Sagesse créatrice…. (Études élémentaires d’homéopathie, par le F. Alexis Espanet, in-12, Paris, 1856.) N’est-ce pas que l’homéopathie arrive à propos pour sauver le pneumatisme, et la Bible, et la gnose, tout en nous guérissant de la fièvre et du choléra ?

XXXII

Après les sciences naturelles, voici les sciences morales, politique, jurisprudence, littérature, art. Partout, toujours, la suzeraineté de l’absolu ; partout, toujours, pour gage de véracité, de probité, de dignité du génie, l’hypocrisie de la foi. Le probabilisme a engendré l’éclectisme, l’éclectisme a engendré le doctrinarisme, le doctrinarisme a engendré le romantisme. La réaction est au complet, organisée dans toutes les facultés de l’être social et gardant toutes les issues. Elle dit à la Liberté, à la Justice, au Travail, à la Science, à la Poésie, à l’Histoire, à l’Algèbre : Montrez votre certificat d’orthodoxie, sinon on ne passe pas !

Pourquoi la Constitution de 1848 s’est-elle placée sous l’invocation de l’Être suprême, tandis que celle de 1830, fidèle à l’esprit de 89, n’en a pas voulu ? Allez au fond, et vous reconnaîtrez, à votre grande surprise, que les honorables constituants n’avaient foi ni à l’humanité, ni à la liberté, ni à la Justice, et que c’est pour cela qu’ils crurent devoir placer leur œuvre sous la garde du Très-Haut.

Pourquoi le citoyen Mazzini a-t-il choisi pour devise ce mystérieux binôme : Dio e popolo, Dieu et peuple, appropriant à sa démagogie le système mi-parti de catholicisme et de libéralisme de Gioberti ? C’est que le citoyen Mazzini croit aussi peu à la vertu humaine, seule base possible de la république, que nos constituants.

Pourquoi M. Guizot, qui a écrit quelque part, dans son Histoire de la Civilisation, ces propres paroles : « Il est évident que la morale existe indépendamment des idées religieuses, » s’occupe-t-il avec tant de ferveur de la réunion des églises, après avoir accompli, dit-on, la fusion des dynasties ? Ô vous dont le dédain tombe de si haut sur les injures de la critique, que vous feriez bien, pour votre honneur et notre édification, de nous dire enfin quelle est votre foi, de celle de Rome ou de celle de Genève ; votre prince, du légitime ou du quasi-légitime ; votre politique, de la Révolution ou de la contre-révolution ; votre morale, de la grande ou de la petite !…

Pourquoi M. de Tocqueville, dans son dernier ouvrage sur l’Ancien régime et la Révolution, préconise-t-il à son tour l’accord de l’aristocratie et de la démocratie, du catholicisme et de la liberté ? C’est que M. de Tocqueville, de même que M. Guizot, excellent chrétien, est, en matière de liberté et d’égalité, parfaitement incrédule.

Pourquoi M. Troplong attribue-t-il au christianisme la supériorité morale des législations modernes sur les législations anciennes, quand il est prouvé par l’histoire que cette supériorité est l’effet de la perfectibilité humaine, dont le christianisme ne fut tout entier que la légende ? C’est que M. Troplong, fort habile à tirer les conséquences d’une formule juridique, mais incapable de découvrir en sa propre conscience la source de la Justice, nie en conséquence la perfectibilité.

Pourquoi mon savant et honorable compatriote M. Oudot, professeur de droit à la Faculté de Paris, d’accord avec M. Jules Simon et une foule d’autres, fait-il du droit une dérivation du devoir, dont il place le principe dans l’idée de Dieu ? C’est que la raison de M. Oudot, de même que celle de M. Jules Simon, ne peut pas s’abstraire de cette idée fixe de la Divinité.

Quand je parle de Dieu, je ne puis m’empêcher de penser au diable. Qui diable donc avait mis en tête à ce brave Eugène Sue de conseiller à la démocratie française, fille aînée de la Révolution, de quitter le catholicisme pour se faire unitaire ?… D’autres, aussi heureusement avisés que Sue, proposent le protestantisme. Déjà M. Louis Blanc, héritier de l’éloquence et des idées de Robespierre, avait indiqué le mouvement religieux du 15e et du 16e siècle comme le point de départ de la Révolution. Fiez-vous donc aux historiographes !… Quoi ! nous aurions repoussé au 16e siècle la réforme, au 17e le jansénisme, au 18e les Jésuites, pour devenir au 19e disciples de Channing ! Après trois cents ans d’ironie, nous renierions la foi de Rabelais, de Molière, de Voltaire, de Diderot, de Danton, la vieille, inexpugnable foi gauloise ! Et pourquoi, grand Dieu ? pour une logomachie américaine !

Certes, il n’est pas de journal que j’estime plus, pour l’habileté de sa rédaction, que les Débats, et qui sache mieux se tenir dans les temps mauvais. Mais ce doyen de la modération bourgeoise n’est-il pas d’un degré au-dessous de MM. Eugène Sue et Louis Blanc, quand il se déclare, avec tant de vivacité, pour l’école spiritualiste contre l’Église ; quand il prétend que cette école a sauvé la France du matérialisme ; quand il se dit plus ami de l’Évangile que le pape, et qu’il met au rang des défenseurs de la liberté les apôtres, les évangélistes, Jésus-Christ ; quand enfin il défend contre les ultramontains les gallicans ? Mieux que personne, cependant, le Journal des Débats doit savoir que tous ces mots de matérialisme et spiritualisme, théisme et athéisme, religion et non-religion, hors de la métaphysique, n’ont plus de sens.

Je ne parle pas du Siècle, qui a repris avec un certain succès de boutique la petite guerre que le Constitutionnel faisait autrefois aux jésuites. Le Constitutionnel, en passant à la contre-révolution, est devenu logique ; le Siècle plaidant à la fois pour la démocratie et l’Évangile, affirmant ex æquo la liberté et la religion, le travail et la charité, Saint-Simon et le Christ, déblatérant au nom de Dieu contre les Prophéties et les miracles, est à la hauteur de sa clientèle.

Pourquoi M. Henri Martin, pour ne citer que ce seul exemple parmi nos historiens providentialistes, présente-t-il Jeanne d’Arc comme une envoyée du ciel, revêtue de la mission spéciale de délivrer la France des mains des Anglais, quand il résulte de son propre récit que cette jeune enthousiaste ne fut que l’expression de la pensée universelle, aussi simple que féconde, qui consistait, en 1429 comme en 1793, à soulever le peuple et à le jeter en masse sur l’ennemi ? C’est, il faut bien le dire, que M. Henri Martin en est encore à placer les causes de l’histoire hors de l’histoire même, ce qui signifie que s’il la raconte bien il ne la comprend pas.

Pourquoi le conseil de l’instruction publique fait-il expurger Voltaire ? Pourquoi proscrit-on Diderot ?

Pourquoi l’Académie française ne propose-t-elle jamais pour le grand prix de 30,000 fr. que des œuvres évangéliques, d’une piété et d’une orthodoxie irréprochables ? Pourquoi les œuvres qu’elle couronne, fidèles à ce qu’on nomme les bonnes doctrines, c’est la condition obligatoire, sont-elles en général si ennuyeuses, si vides, si nulles ?

Pourquoi feu M. le ministre de l’instruction publique Fortoul adressait-il à un professeur son subordonné cet étrange reproche : Vous n’êtes pas chrétien dans vos cours ! ce qui lui attirait cette réplique : Monsieur le ministre, je ne suis ni chrétien ni antichrétien, je fais de la science ?…

C’est, je le répète, qu’en fait de morale, le monde en est resté au probabilisme et aux jésuites. Dieu est le grand Peut-être sur lequel, en dépit de notre libertinage, ou plutôt en châtiment de notre libertinage, nous continuons de fonder notre police ; car, vraiment, j’aurais honte de dire notre Justice. Il nous faut, tant nous nous sentons indignes, un sujet du bien, du beau, du juste, du vrai, autre que nous-mêmes ; un sujet de la foi conjugale autre que l’époux et l’épouse ; un sujet de la famille autre que les parents et les enfants ; un sujet de l’État autre que le citoyen et le travailleur. Et comme il faudra tôt ou tard réaliser ce sujet hyperphysique, lui trouver une expression vivante, un organe, un héraut, on nous verra, dévots de l’absolu, aboutir à l’absolutisme pontifical, impérial, dictatorial, saint-simonien. Le sujet mystique, antérieur, supérieur, extérieur et entremetteur de notre droit et de notre devoir deviendra Innocent III, Charlemagne, Robespierre ou Enfantin.

Accourez maintenant, pour donner à ces conceptions sublimes les embellissements de votre art, poëtes, statuaires, musiciens, décorateurs ! Qui aurait le courage de vous accuser, enfants perdus de la fantaisie et du caprice, incapables de ne parler qu’après avoir réfléchi ; enthousiastes dont le lyrisme se sent d’autant plus à l’aise qu’il respecte moins la raison et la mesure ; pour qui la Justice signifie bénédiction, la morale plaisir, le travail largesse, et qui trouvez le peuple toujours assez riche et la cité assez libre quand le prince est magnifique !…

J’en aurais long, si je voulais tout dire ; des exemples suffisent pour montrer aux moins clairvoyants à quel abaissement cette fureur de piétisme promet de nous faire descendre. C’est la mort du génie français. La franche étude découragée, la vraie vérité proscrite, c’est à qui se fera, avec le plus d’impudence, corrupteur de la raison publique ; à qui mentira le plus lâchement à sa science et à sa conscience, falsifiant les faits, dénaturant la langue et travestissant l’histoire.

Pour le progrès de l’œuvre, l’hypocrisie des vivants ne suffisant pas, on conversionne les agonisants, on exhume les trépassés. Lamennais a fini dans l’impénitence, ce n’a pas été sans peine ; mais le corps d’Arago a passé par l’église, Béranger a reçu son pardon : en faut-il davantage pour dire qu’ils se sont réconciliés ? Les journaux ont parlé des morts édifiantes du maréchal Saint-Arnaud et du comte Raousset-Boulbon, l’aventurier de la Sonora. Henri Heine, grimaçant contre l’Éternel, a fini par des compliments à l’Église et aux jésuites. On en promet d’autres. M. Nicolas cite des documents posthumes desquels il résulte que Cabanis, Broussais, Jouffroy, Hégésippe Moreau, sont morts en confessant la foi du Seigneur. Car ce n’est pas assez de damner l’incrédule, il faut, pour la gloire de l’Église, que l’incrédulité ne se soutienne pas. Damnés et confondus dès cette vie, c’est ainsi qu’elle nous veut, comme ces assassins qui disentàa leur victime : Abjure, et puis, Meurs !

XXXIII

Le comble de l’aberration a été d’avoir rendu la Révolution complice de ce système de mensonge, en faisant d’elle un produit, que dis-je ? le complément de la révélation chrétienne. L’histoire est assez curieuse pour que nous en touchions quelques mots.

Le caractère commun de l’époque des Césars et de la fin du dix-huitième siècle est le mouvement d’émancipation populaire : il n’en a pas fallu davantage aux partisans mystiques de la Révolution pour en rattacher les origines à la mission de Jésus-Christ. L’ancienne monarchie, qui fit tant contre la papauté, qui pendant soixante-dix ans l’enterra dans Avignon, avait tenu à se dire très-chrétienne. Dès 1789, la nouvelle démocratie, plagiaire de la royauté, n’imagine aussi rien de mieux que de se réclamer du réformateur de Nazareth. L’idée une fois éclose, on ne pouvait s’arrêter en si beau chemin. Une secte de conciliateurs se forma pour accorder l’Évangile et la déclaration des droits, interpréter le dogme, arranger l’histoire, expliquer la Providence, créer, enfin, au point de vue de la Révolution démocratique et sociale et au détriment de l’Église, tout un système d’exégèse et de probabilisme.

Ces rêveurs de nouvelle espèce ne doutent pas entre eux qu’ils ne possèdent la vraie foi. Comme il n’est pas donné à l’homme d’imaginer quoi que ce soit de complètement fou, de rien accomplir d’absolument inutile, on peut dire qu’ils ont porté le dernier coup au christianisme en le faisant synonyme de Révolution.

Encore si ces deux mots : Révélation et Révolution, étaient en corrélation dialectique ; si le Droit divin et le Droit humain formaient entre eux ce qu’on appelle une antinomie, ils pourraient se construire dans une synthèse supérieure, comme le travail et le capital, la propriété et l’État, ou toute autre dualité sociale. La conciliation des deux termes ayant quelque chose de rationnel, on pourrait soutenir qu’aucun ne doit être éliminé, et l’espérance des néo-chrétiens serait rationnelle.

Mais il n’en est rien. La Justice révolutionnaire et la Justice théologale ne sont pas deux puissances qui s’équilibrent ; elles sont l’une à l’autre ce que l’idée positive est à l’allégorie, la science au mythe, la réalité au rêve, le corps à l’ombre. Je ne dis pas précisément qu’elles s’excluent, puisqu’au contraire, comme je l’ai plus d’une fois expliqué dans ces études, l’une apparaît dans l’histoire comme le signe ou symbole dont l’autre est l’accomplissement ; je dis que, la vérité connue, il n’y a plus lieu de s’occuper de l’allégorie, et que celle-ci doit être écartée, ainsi que les chrétiens le disent de l’ancienne loi dans leurs cantiques :

La vérité succède à l’ombre,
La loi de crainte se détruit ;
La clarté chasse la nuit sombre,
Et la loi de grâce nous luit.

Et certes ce n’est pas vous, Monseigneur, qui admettrez, avec ces ressuscités de la primitive Église, que les dix-huit siècles déjà écoulés du christianisme ne sont qu’une préparation au christianisme véritable, à un christianisme philosophique, socialiste, anarchique, fait à l’image de la Révolution ;

Que ce prétendu christianisme social aurait commencé de poindre vers l’époque de Roger Bacon, à l’établissement des communes, dirigé précisément contre la féodalité papale ; qu’il aurait eu pour précurseurs Paracelse, Télésio, Jordano Bruno, Campanella, Ramus, Fr. Bacon ; pour pères et représentants, Copernic, Képler, Galilée, Newton, Lessing, Kant, Hégel, avec Strauss et Feuerbach ; de même que le premier christianisme aurait eu pour ancêtres non pas seulement les patriarches, les prophètes et les pontifes de l’ancien Testament, mais aussi Socrate, Platon, Zenon, Cicéron, Térence, Sénèque, Apollonius de Thyane, Simon le mage, Épictète, auxquels il faut joindre encore les Kabbalistes, les Hellénistes, les Gnostiques, tous ceux que l’Église a successivement traités d’idolâtres, d’hérétiques et d’athées.

Vous n’admettrez pas que l’histoire de la philosophie, des sciences et des États ne fasse avec celle du christianisme qu’un seul et même système, aboutissant aux affirmations de 1789, 1793 et 1848, ce qui serait précisément abjurer le Christ et condamner la religion, pour vous jeter dans la théorie humaine et révolutionnaire de l’immanence ;

Que, d’après cette nouvelle façon de comprendre le christianisme et d’interpréter l’Évangile, la théocratie, fondée au dixième siècle, ait été une déviation du vrai christianisme, déviation arrêtée, il est vrai, dans les vues de la Providence, mais qui n’en aurait pas moins été une défaillance de la foi et une éclipse de l’Évangile ;

Qu’ainsi la Rome chrétienne aurait été, depuis Charlemagne jusqu’à la Révolution française, aussi bien que la Rome païenne, la prostituée de Babylone, et le pape un antichrist ;

Que, dans le plan du fondateur, l’institution évangélique devait avoir d’abord un effet contraire à son effet propre, lequel ne devait se produire qu’après dix-huit siècles révolus, par le massacre des prêtres et le culte de la Raison ; que pendant ces dix-huit siècles le christianisme aurait dérobé aux Pères, aux Docteurs, aux Conciles, à toute l’Église, le secret de sa marche, pour se révéler enfin dans le sans-culottisme, le babouvisme, le cabétisme ;

Que les Origène, les Augustin, les Thomas, les Bossuet, tant de théologiens du plus profond génie, n’y ont rien compris, et que le secret de l’orthodoxie était réservé à d’humbles laïques, à de pieux philosophes de notre siècle, tels que MM. Huet, Bordas-Demoulin, Arnaud (du Var), Fr. Morin, Ott, Buchez, et autres personnages dont le savoir égale l’honorabilité, et qui méritent que nous séparions profondément leurs théories de leurs personnes.

Non, dis-je, vous n’admettrez pas, en dépit des concessions favorables de MM. les abbés Mitraud, Guitton, Lenoir, du R. P. Félix et autres, que le progrès, qui n’est autre que la justification de l’humanité par elle-même, se concilie avec le péché originel… Raisonneur sincère autant que prêtre loyal, vous ne concevrez pas plus de socialisme chrétien que de religion par expérience, de foi positive, de république féodale, d’empire démocratique et de mariage libre. Tous ces mots, direz-vous avec moi, hurlent les uns contre les autres ; ils forment des accouplements monstrueux, propres tout au plus à représenter le pêle-mêle d’une transition, mais incapables de définir organiquement une période ni un système.

Mais, Monseigneur, si vous rejetez toute cette interprétation néo-chrétienne, comme injurieuse, arbitraire, fausse, tendant à l’apostasie et à l’athéisme, il vous faut rejeter encore, et par les mêmes motifs, votre exégèse, votre probabilisme, et toute prétention de concilier la raison théologique avec la raison scientifique, ce qui veut dire qu’il vous faut renoncer à rendre votre révélation seulement intelligible, et votre absolu probable. Je dis plus : il vous faudra reconnaître tout à l’heure que vous avez compromis la morale et troublé les consciences, en donnant pour base à la Justice une conception dont le sujet hypothétique ne peut pas recevoir le moindre commencement de preuve ; confesser que le monde a été par vous livré à la fantaisie, à l’hypocrisie, à la tyrannie de votre transcendance, et faire amende honorable entre les bras de la Révolution, qui seule peut dire : Ego sum Via, Veritas et Vita ; Je suis la Voie, la Vérité et la Vie.


CHAPITRE VI.

Discipline intellectuelle, ou méthode d’élimination de l’Absolu d’après les principes de la Révolution. — Constitution de la Raison publique.

XXXIV

Aristote a dit que le théâtre avait pour objet de purger les passions.

Ce que nous cherchons en ce moment, dont l’Église et toute la philosophie attestent le besoin, est un moyen de purger les idées.

Purger les idées, dans la sphère des sciences naturelles, M. Babinet nous l’a dit, c’est étudier, par l’observation directe, répétée et soigneusement contrôlée, des phénomènes, les rapports des choses, ou, comme dit M. Cournot, la raison des choses ; en autres termes, c’est éliminer de la considération des choses l’Absolu.

D’où il suit, en renversant la proposition, qu’éliminer l’Absolu c’est faire apparaître la raison des choses ; et comme dans cette raison des choses consiste pour nous la réalité même des choses, il en résulte en dernière analyse qu’éliminer l’absolu, c’est donner aux choses la réalité, c’est, pour l’homme qui en cherche l’utilité, les créer.

Purger les idées, dans la sphère des sciences morales, ce sera donc, par analogie, déterminer, au moyen de l’observation historique et de l’étude des transactions sociales, les rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien de l’absolu humain, à plus forte raison de l’absolu surhumain, quelque nom qu’ils prennent l’un et l’autre, ange, archange, domination, principauté, trône, communauté, église, concile, parlement, cathèdre, personnalité, propriété, etc., jusques et y compris le chef de cette incommensurable hiérarchie, Absolu des absolus, qui est Dieu.

Par cette élimination de l’absolu, nous obtiendrons pour l’ordre moral ce que nous avons obtenu pour l’ordre physique, c’est-à-dire qu’en faisant apparaître la raison des choses humaines, nous en démontrerons par là même la réalité, nous leur donnerons une existence positive que sans cela elles n’auraient point.

C’est ainsi qu’en définissant la Justice d’après la phénoménalité historique et sociale, nous l’avons pour ainsi dire créée. Qu’était la Justice dans la condition que la théologie lui avait faite, avec l’absolu souverain pour sujet et auteur ? Un mythe pur. Qu’est-elle devenue par l’élimination de cet absolu ? Un rapport d’abord ; et comme tout rapport suppose une puissance ou sujet qui le soutient, une réalité.

C’est par le même procédé d’élimination et de définition que nous avons reconnu la réalité du pouvoir social, et par suite celle de l’être collectif qui le produit. Qu’était le pouvoir dans l’ancienne doctrine théologico-politique, avec l’absolu divin pour instituteur et chef ? Un mythe encore. Qu’est-il devenu par l’élimination que nous avons faite de cet absolu ? Un rapport de commutation autre des forces, et comme ce rapport est aussi lui-même une force, une réalité.

Maintenant il s’agit de donner à cet être collectif, dont nous avons démontré la puissance et la réalité, une intelligence, et c’est à quoi nous parviendrons par une dernière élimination de l’absolu, dont l’effet sera de créer la Raison publique, gardienne de toute vérité et de toute Justice, centre et pivot de toute raison particulière, et sans laquelle la Foi publique, ce bien précieux que tout gouvernement se flatte de donner, est impossible.

XXXV

Comment donc s’opère, dans l’ordre des sciences morales, la purgation des idées ? en autres termes, comment se constitue la raison collective ou raison publique ?

À quoi je réponds : Par l’opposition de l’absolu à l’absolu.

Vous ne comprenez pas ? La chose n’est cependant pas difficile : c’est ce que l’on nomme vulgairement liberté des opinions ou liberté de la presse.

Cela n’a rien de merveilleux, n’est-il pas vrai ? et le mérite n’est pas grand de l’avoir trouvé. Mais regardez-y de près ; voyez ce qui se passe dans un pays où les opinions sont libres, et elles le sont encore en France dans une mesure assez large pour que vous puissiez observer le phénomène ; puis vous nous en direz, après réflexion, votre avis.

L’homme est un absolu libre. J’emploie ici le mot libre de la même manière que le physicien distinguant le calorique libre du calorique latent. C’est ainsi que j’ai dit déjà esprit libre et esprit latent, pour distinguer l’intelligence qui se connaît et qui agit dans l’homme de celle dont nous reconnaissons l’empreinte et qui semble endormie dans la nature.

En deux mots, l’absolu libre est celui qui dit moi, l’absolu non libre celui qui ne peut pas dire moi.

En qualité d’absolu libre, l’homme tend à se subordonner tout ce qui l’entoure, choses et personnes, les êtres et leurs lois, la vérité théorique et la vérité empirique, la pensée comme l’inertie, la conscience et l’amour comme la stupidité et l’égoïsme.

De là le caractère de la raison individuelle, semi-absolutiste et semi-mathématique, en qui l’absolu, ainsi le veut la loi même de l’individualité, tend à occuper une place toujours plus grande ; à la différence de la raison collective, pour qui l’absolu se réduit au point de contact des rapports, tandis que ceux-ci, soutenus les uns par les autres, selon l’expression que m’attribue M. Lenoir, sont à la fois la loi et la réalité sociale.

Cette différence de caractère entre la raison particulière et la raison collective deviendra sensible tout à l’heure par les faits ; mais il faut expliquer d’abord comment la seconde naît de la contradiction de la première.

Du côté de la nature, la tendance de la raison particulière à l’absolutisme ne rencontre ni résistance ni contrôle ; et l’on pourrait douter que la science existât, qu’elle fût même possible, si la vérité et la raison des choses, unique objet de la philosophie, n’avaient d’interprète que cette raison, ainsi qu’on verra bientôt.

Devant l’homme son semblable, absolu comme lui, l’absolutisme de l’homme s’arrête court ; pour mieux dire, ces deux absolus s’entre-détruisent, ne laissant subsister de leurs raisons respectives que le rapport des choses à propos desquelles ils luttent.

Comme le diamant peut seul entamer le diamant, l’absolu libre est seul capable de balancer l’absolu libre, de le neutraliser, de l’éliminer, en sorte que, par le fait de leur annulation réciproque, il ne reste du débat que la réalité objective que chacun tendait à dénaturer à son profit, sinon à faire disparaître.

C’est du choc des idées que jaillit la lumière, dit le proverbe. Corrigeons cette métaphore quelque peu mystique : c’est par la contradiction mutuelle que les esprits se purgent de tout alliage ultra-phénoménal ; c’est la négation que l’absolu libre fait de son antagoniste qui produit, dans les sciences morales, les idées adéquates, pures de toute scorie égoïste et transcendantale, conformes en un mot à la réalité et à la raison sociale.

XXXVI

Cette théorie, qui n’a rien en soi de subtil, va devenir, si je puis ainsi dire, ostensible, palpable, par les faits dont elle peut seule donner l’explication.

Considérons ce qui se passe dans la multitude humaine, placée sous l’empire de la raison absolutiste, tant que la lutte des intérêts et la controverse des opinions n’en a pas dégagé la raison sociale.

En sa qualité d’absolu et d’absolu libre, l’homme non-seulement conçoit l’absolu dans les choses et le nomme, ce qui d’abord lui suscite, pour l’exactitude de ses connaissances, de graves embarras ; il fait plus : par l’usurpation qu’il se croit le droit de faire des choses, cet absolu objectif devient sien ; il se l’assimile, il s’en rend solidaire, et prétend le faire respecter comme lui-même dans tous les usages qu’il s’en arroge et les interprétations qu’il lui plaît d’en donner. En sorte que le monde de la nature et de la société n’est plus qu’une déduction du moi individuel, une appartenance de son absolutisme.

Toutes les constitutions et croyances de l’humanité se sont ainsi formées ; à l’heure même où j’écris, la raison collective n’existe qu’en puissance, l’absolu règne partout.

Ainsi, en vertu de son moi absolu, secrètement posé comme centre et principe universel, l’homme affirme son domaine sur les choses ; et toutes les théories des jurisconsultes sur la possession, l’acquisition, la transmission et l’exploitation des biens, ne sont qu’une déduction de cet absolutisme propriétaire. En vain la logique démontre que cette doctrine est incompatible avec les données de l’ordre social ; en vain à son tour l’expérience prouve qu’elle est une cause de ruine pour les nations et les états : rien ne saurait changer une pratique établie sur le consentement des intérêts. Le concept subsiste ; il est dans toutes les âmes ; toute intelligence, tout intérêt, conspire à le défendre. La raison collective est écartée, la Justice vaincue, la science économique déclarée impossible.

Par cet exemple, on peut juger du système. Ce que nous appelons tradition, institution, coutume, doctrine, dont nous avons tant de peine à nous défaire, n’est toujours qu’un arbitrage infidèle de la raison particulière passé en règle générale, une déduction de l’absolu. Qu’il me suffise d’en indiquer les principaux termes.

Capital : Déduction absolutiste, aboutissant à l’usure légale, cause première, obstinément méconnue, de toutes les crises qui ébranlent l’économie des nations.

Charité : Déduction absolutiste, donnant lieu à la théorie outrageuse de l’aumône publique et du workhaus.

Valeur : Déduction absolutiste, niant en théorie la commensuration des produits et services, et concluant dans la pratique à la légitimité de l’agiotage.

État ou Gouvernement : Déduction absolutiste, aboutissant d’un côté à l’empire prétorien, de l’autre à la monarchie universelle, finalement à la raison d’État, trois choses qui tueraient l’humanité, s’il était possible qu’elles s’établissent définitivement.

Sortons de l’économie et de la politique.

Esprit-matière : Déduction absolutiste, servant de justification au régime des castes et au servage féodal.

Langage : Déduction absolutiste, conduisant à la théorie du Verbe, de la langue et de la révélation première, par suite, à l’infaillibilité de la raison individuelle, émanation et image de la raison divine.

Justice : Déduction absolutiste, qui de l’individu humain la faisant remonter à l’infini divin, la pose comme commandement du Ciel à l’humanité, d’où se conclut ensuite la dégradation originelle et tout le système des grâces et expiations chrétiennes……

Je m’arrête. Le système entier de la raison pratique a été construit d’après cette déduction léonine, où l’absolu servant de principe et de fin, la vérité n’a de place que dans la logique même de l’absolu.

Or, ce n’est point ainsi que procède la raison collective, et ses déductions, ses enseignements, sont tout autres.

Opposant l’absolu à l’absolu, de manière à annuler sur tous les points cet élément inintelligible, et ne considérant comme réel et légitime que le rapport des termes antagonistes, elle arrive à des idées diamétralement inverses des conclusions du moi absolu.

Elle nous dit, par exemple, que la propriété, balancée par la propriété, bien que toujours absolue dans le propriétaire, se résout devant la raison publique en une pure délégation ; le crédit, toujours intéressé chez le préteur, en une mutualité sans intérêt ; le commerce, agioteur de sa nature, en un égal échange ; le gouvernement, impératif par essence, en une balance de forces ; le travail, répugnant à l’esprit, en exercice de l’esprit ; la charité, en droit ; la concurrence, en solidarité ; l’unité, en série, etc.

Et cette conversion n’emporte pas, remarquez-le bien, condamnation de l’individualité ; elle la suppose. Hommes, citoyens, travailleurs, nous dit cette Raison collective, vraiment pratique et juridique, restez chacun ce que vous êtes ; conservez, développez votre personnalité ; défendez vos intérêts ; produisez votre pensée ; cultivez cette raison particulière dont la tyrannique exorbitance vous fait aujourd’hui tant de mal ; discutez-vous les uns les autres, sauf les égards que des êtres intelligents et absolus se doivent toujours ; redressez-vous, reprochez-vous : respectez seulement les arrêts de votre raison commune, dont les jugements ne peuvent pas être les vôtres, affranchie qu’elle est de cet absolu, sans lequel vous ne seriez que des ombres.

Je crois inutile d’insister sur cette distinction fondamentale de la raison individuelle et de la raison collective, la première essentiellement absolutiste, la seconde antipathique à tout absolu. Il me faudrait repasser, à ce point de vue nouveau de la constitution des deux raisons contraires, ce que j’ai dit sur le droit des personnes, la distribution du travail et de la richesse, l’organisation du gouvernement. Qu’il me soit permis d’y renvoyer le lecteur.

En résumé, il n’est pas une vérité, dans l’ordre des choses naturelles, à plus forte raison dans l’ordre de la société, pas une formule scientifique ou juridique, qui n’ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. Or, la cause qui rend ainsi la vérité et la Justice paradoxales est le caractère de notre raison individuelle, l’absolutisme, d’où se conclut la nécessité d’une raison supérieure, servant de correctif et de modèle à la première.

XXXVII

Si la liberté doit être comptée pour quelque chose, et si néanmoins elle devait recevoir une discipline, convenons qu’elle ne pouvait en supporter d’autre que celle-là. La liberté disciplinée par elle-même : c’est le fonds et le tréfonds de toute notre philosophie révolutionnaire. Rien assurément de plus rationnel, de plus moral que cette discipline ; mais rien qui ait eu plus de peine à s’établir dans la pratique des nations, gouvernées dès l’origine par l’autorité et la foi, c’est-à-dire par l’absolu.

Le Christ a dit :

« Que celui qui n’écoute pas l’Église soit pour vous comme païen et publicain. »

Par ces paroles, l’auteur de l’Évangile a posé le principe d’autorité en matière d’opinions ; il a condamné le libre examen, la discussion publique, universelle, réciproque ; il a pris pour règle la formule Le maître t’a dit, et condamné d’avance la Révolution. S’il eût vécu de nos jours, il se serait prononcé contre la liberté de la presse. À la foi et à la charité théologales, à la maison de prière et à l’Église de Dieu, il ne fallait pas moins que cette sanction du silence, la dernière et la plus absurde invention de l’absolutisme.

Et voilà pourquoi l’Église chrétienne ne fut qu’un instant démocratique ; pourquoi nulle Église fondée sur un principe de religion ne saurait, en se développant, persister dans la démocratie. La libre discussion aboutissant fatalement à l’élimination de tout absolu, il arrivera toujours l’une de ces deux choses : ou bien, si l’élément religieux est prépondérant dans les âmes, la raison collective s’effacera devant la raison absolutiste, et le gouvernement de la société passera tout entier à l’épiscopat ; ou, si l’esprit d’égalité l’emporte et maintient la controverse, la raison théologique sera vaincue, et la société, après avoir commencé par la religion, finira par se déclarer supérieure à toute religion.

L’hérésie à perpétuité jusqu’à extinction de dogme et épuisement de matière à hérésie : tel est l’effet inévitable de la liberté de discussion, tel le caractère de la raison publique, dont l’essence est de n’affirmer que des rapports. Mais c’est aussi ce que ne voulais pas le Christ, prophète et fils de Dieu ; ce qu’a de tout temps et avec raison condamné l’Église orthodoxe, en qui réside l’esprit de Dieu ; ce qui tue et déshonore les églises réformées, soumettant hypocritement à la sanction de leur libre examen la parole de Dieu.

Seule la Révolution, après avoir compris la condition de la vérité scientifique objective, a compris quelle devait être la condition de la vérité sociale. Aussi franche dans sa liberté que l’Église dans son dogme, elle nous dit :

« Tous les Français ont le droit de publier leurs opinions en se conformant aux lois. — La censure ne pourra jamais être rétablie. »

Et encore :

« Toute loi doit être discutée publiquement, et librement votée par l’assemblée nationale. »

Et ailleurs :

« La procédure secrète est abolie : les débats seront publics en matière criminelle, à moins que l’honnêteté publique ne s’y oppose.

Ajoutons ce mot fameux, La loi est athée ; ce qui ne signifie pas précisément que la Révolution admet toute espèce de culte, bien moins encore qu’elle rejette la conception de l’absolu, mais que sa raison se forme par l’élimination de l’absolu.

Par ces déclarations, la Révolution a proclamé l’indépendance de la pensée ; elle a aboli, comme injurieuse à l’homme et au citoyen, l’autorité de l’école ; elle n’a exigé, pour les définitions du législateur parlementairement formulées, pour les décrets du prince légalement rendus, pour les arrêts des tribunaux solennellement prononcés, qu’une adhésion conditionnelle et une soumission de fait. Contre les illusions du piétisme, l’arbitraire de l’État, les entités de la philosophie, les réticences et les hypocrisies de la science, les coalitions du privilége, l’entraînement des partis, les séductions de l’éloquence, la somnolence des magistrats, et toutes les fantaisies de l’idéal, elle a suscité, pour garantie suprême de vérité et de Justice, quoi ? la guerre civile des idées, l’antagonisme des jugements.

Avouons que jamais philosophe, philosophant à priori sur les conditions de l’ordre social, ne se fût avisé de ce moyen : La presse libre, l’anarchie !…

Nos braves bourgeois, amoureux de l’ordre jusqu’à la rage, ne sauraient se figurer qu’il y ait dans le conflit des pensées humaines une force organisatrice ; ils ne comprennent pas que l’équilibre des intérêts et du budget ait pour condition la bataille des opinions. Il leur faut du silence, de l’obéissance, comme aux disciples de Pythagore. Le régime parlementaire, pour lequel ils s’étaient dévoués en juillet et en février, finit par leur donner de l’inquiétude ; presque tous ils ont appelé de leurs vœux la paix impériale. Sont-ils contents ? Non. Cette race ne peut ni vivre ni mourir ; il lui faudrait un juste milieu entre l’être et le non-être !

XXXVIII

Considérez ce qui se passe en votre âme : l’opposition des facultés, leur mutuelle réaction, est le principe de son équilibre, disons plus, la cause du sentiment qu’elle a de son existence. Votre vie mentale, de même que votre vie sensitive, se compose d’une suite de mouvements oscillatoires, et vous ne sentez votre moi que par le jeu des puissances qui vous constituent. Supposez un instant de repos général, vous perdez, comme vous dites, connaissance, vous tombez dans la rêverie. Qu’une faculté essaye alors d’usurper le pouvoir ; l’âme est troublée, et l’agitation continue jusqu’à ce que le mouvement régulier soit rétabli. C’est la dignité de l’âme de ne pouvoir souffrir qu’une de ses puissances subalternise les autres, de vouloir que toutes soient au service de l’ensemble ; là est sa morale, là sa vertu.

Ainsi va la société. L’opposition des puissances dont se compose le groupe social, cités, corporations, compagnies, familles, individualités, est la première condition de sa stabilité. Qui dit harmonie ou accord, en effet, suppose nécessairement des termes en opposition. Essayez une hiérarchie, une prépotence : vous pensiez faire de l’ordre, vous ne faites que de l’absolutisme. L’âme sociale, en effet, pas plus que la vôtre, spiritualiste obstiné, n’est un prince suzerain, gouvernant des facultés sujettes ; c’est une puissance de collectivité, résultant de l’action et de la réaction de facultés opposées ; et c’est le bien-être de cette puissance, c’est sa gloire, c’est sa justice, que nulle de ses facultés ne prime les autres, mais que toutes agissent au service de tout, dans un parfait équilibre.

Or qui rétablira l’équilibre troublé, qui prêtera main-forte à la Justice sociale, qui exécutera ses arrêts, sinon les facultés opprimées elles-mêmes ?

Après la Révolution de 1848, lorsque l’assemblée constituante, et plus tard la législative, jugèrent à propos, pour étouffer la Révolution, de restreindre la liberté de la presse, ceux qui en prirent la défense la revendiquèrent surtout au nom des droits de l’homme et du citoyen ; ils firent valoir l’inutilité de la mesure, le danger de laisser le pouvoir sans contrôle… Ces considérations avaient leur valeur ; mais c’était surtout au nom de la raison publique, à laquelle on allait porter une mortelle atteinte, qu’ils eussent dû parler. Sans une controverse libre, universelle, ardente, allant même jusqu’à la provocation, point de raison publique, point d’esprit public. L’absolutisme reprend son cours : partout la couardise, le mensonge, la défection, l’immoralité. Qu’en disent à cette heure les prétendus législateurs de l’ordre ? …

Eh ! comment pouvaient-ils oublier, ces Prud’hommes de la contre-révolution, que l’ordre dans la rue, dont ils se montraient si burlesquement jaloux, avait pour condition la guerre de parole et de plume ? Quand la Convention, dans sa magnifique colère, votait ces articles inutiles de la déclaration de 93 :

« Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres.

« Quand le gouvernement viole le droit du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque partie du peuple le plus sacré et le plus indispensable des devoirs, »

La Convention ne donnait-elle pas à entendre que là où l’absolu ne peut pas être opposé verbalement à l’absolu, il est fatal que l’homme s’attaque corporellement à l’homme ?

La Convention, suivant l’expression d’un montagnard, ne juge pas Louis XVI, elle le tue : acte d’absolutisme, qui dépassait le droit de l’élimination parlementaire. Le garde du corps Pâris tue le représentant Le Pelletier ; réplique de l’absolutisme monarchique à l’absolutisme affecté par la Montagne. — Bonaparte, au nom du salut public, enlève le Directoire ; Pichegru, au nom de la liberté, conspire contre Bonaparte. L’histoire les blâme aujourd’hui tous deux : c’est à merveille. Mais reconnaissez au moins que l’absolutisme de l’un est produit par l’absolutisme de l’autre ; ce qui ne fût pas arrivé si la voix d’un seul homme n’avait fini par couvrir la voix de la république. — Charles X suspend la Charte : Paris renverse Charles X. La colonne de la Bastille a-t-elle été élevée à la gloire de l’insurrection ? Qu’on relève alors la statue de Pichegru. Mais non : la colonne de la Bastille, malgré les termes de son inscription, est le monument de la liberté de la presse et de la tribune. Elle vous dit qu’Henri V serait roi de France si son aïeul, s’effrayant du véto des députés, n’eût voulu mettre sa raison personnelle à la place de la raison générale.

Sur la fin du règne de Louis-Philippe, un ministre, se prévalant de sa prérogative, ordonne à un professeur dont la parole, applaudie par les uns, blâmée par les autres, lui paraît dangereuse, de cesser son enseignement. Aussitôt le public prend fait et cause pour le professeur, moins parce qu’il approuve ses théories que parce qu’il soupçonne le pouvoir d’entraver la guerre des idées, et qu’il regarde la guerre des idées comme sa prérogative à lui, et sa garantie contre l’absolutisme du gouvernement. La Charte déclarant, d’un côté, l’égale admissibilité de tous les Français aux emplois, de l’autre la faculté égale aussi de publier ses opinions, c’était comme si elle eût déclaré qu’il ne pouvait exister, dans aucun cas et sous aucun prétexte, d’incompatibilité entre l’exercice d’une fonction publique et la manifestation d’une opinion. La royauté seule avait été élevée au-dessus des attaques, parce que son rôle était précisément de conserver à tous la faculté d’attaque ; et si l’on a pu dire à la fin que l’opposition était dirigée contre la couronne, ce fut la faute de la couronne.

Afin d’assurer la paix, tenir les énergies sociales en lutte perpétuelle : quelle idée ! Non, encore une fois, pareille découverte ne pouvait être le fruit que d’une longue expérience ; la métaphysique par laquelle débute toute connaissance, le spiritualisme, la religion, la foi, l’Église, l’idéal, y répugnent.

XXXIX

C’est à cette méthode de purgation et d’assainissement des idées, devenue pour notre nation une seconde nature, que la France doit depuis un siècle ses progrès les plus réels, progrès dont aucun effort d’absolutisme, aucune récurrence de la religion, n’est capable de la faire déchoir.

Rendons-nous compte de ce travail.

De même que dans les sciences naturelles l’absolu est constamment éliminé par la critique, qui ne conserve des théories que les phénomènes recueillis et les rapports calculés, et ne s’arrête que devant l’évidence des faits et des séries ;

De même, dans les sciences sociales, l’absolu est écarté par la contradiction générale, qui ne laisse subsister des doctrines que les points de fait et de droit dûment constatés, et qui, n’existant elle-même qu’en vue de la Justice, est forcée de s’incliner à son tour devant la Justice.

La vérité des rapports et la Justice, voilà les deux seules choses que respecte l’universelle controverse, et devant lesquelles toute ironie s’évanouit.

Aussi, depuis l’école de Descartes, la France n’a-t-elle produit aucun système de philosophie dont le principe, les moyens et l’objet fussent dans l’absolu : l’esprit d’opposition et de critique qui règne parmi nous ne le permettait pas. Ce que l’on a pris pour une marque de l’infériorité de notre génie est la preuve décisive de la supériorité de notre intelligence.

De là cette élimination des entités métaphysiques, persévérante, universelle, sans exemple dans l’histoire, qui, passant de la France à l’étranger, caractérise notre époque, et que j’ai comparée à une circoncision de l’esprit, ou, suivant l’expression d’Aristote, à une purgation.

Purgation des idées religieuses : théisme, panthéisme, athéisme aussi, catholicisme, protestantisme, naturalisme, illuminisme, théophilanthropie, messianisme, etc. ; tout y a passé. La France ne peut plus supporter de religion ; elle demande avec instance qu’on ne lui en parle plus. Et puisque les idées religieuses, qui ne devaient, disait-on, avoir d’autre but que de servir de base à la Justice, la compromettent, elle supplie qu’on établisse le droit, qu’on le définisse sans leur secours, qu’on lui donne une base humaine et phénoménale, qu’on l’affranchisse, en un mot, de toute considération de l’absolu.

Purgation des idées économiques. Qu’a fait la critique depuis les physiocrates, qu’ont fait tous les socialistes, qu’ai-je fait moi-même, sinon de montrer dans toutes les catégories de la science, dans la corporation, dans le commerce, dans le crédit, dans la propriété, dans l’impôt, dans le patronat, dans la division industrielle, dans la concurrence, dans la valeur, la présence de l’absolu ; de protester contre sa funeste influence, de réclamer son élimination, c’est-à-dire de chercher la balance qui, ne tenant compte que des produits et des services, de la réalité et de la raison des valeurs, neutralise les unes par les autres les prétentions de la personnalité, et nivelle les fortunes ? Certaines écoles, je le sais, n’attaquent l’absolutisme régnant que pour lui substituer celui de leur dogme ; à la propriété on oppose la communauté, à la concurrence anarchique l’état entrepreneur et propriétaire, à la macération le plaisir, à l’esprit la chair. Mais à ces contrefacteurs de l’absolu le public, qui cherche le droit, s’oppose en masse et les élimine à leur tour : dites-moi où sont, à cette heure, les babouvistes, les icariens, les phalanstériens, où seront tantôt les enfantiniens et les amants de la femme libre.

Purgation des idées politiques : aristocratie, bourgeoisie, théocratie, monarchie, démocratie, empire, système parlementaire, suffrage universel, dualité de représentation, fédéralisme, etc., il n’est pas une de ces idées qui ne conserve des partisans ; laquelle s’impose à la masse du pays ? Ce n’est plus même la démocratie, à laquelle tout le monde avant février semblait se rallier, et que le tamisage socialiste et ses propres fautes ont écartée comme tout le reste, au moins dans son expression traditionnelle, officielle. L’heure n’est pas loin où ceux qui nous ont accusés avec le plus de violence d’avoir perdu la République reconnaîtront eux-mêmes qu’elle était perdue sans ce purgatif énergique… Partout, dans la politique, l’absolu s’est montré dominant, la Justice a été subordonnée ; et c’est parce que la Justice fait défaut à tous les systèmes, je veux dire parce qu’elle n’en constitue pas l’élément prépondérant, qu’ils succombent tous l’un après l’autre sous la réprobation de la liberté…

Commencez-vous à comprendre ce que c’est que l’élimination de l’absolu, la purgation des idées, la balance du moi par le moi, ce qui veut dire la réduction de toutes les théories sociales, politiques, économiques, religieuses, à l’égalité pure, à la Justice ? Et ne vous vient-il pas à l’esprit que l’homme qui aura le mieux travaillé à cette grande et définitive expurgation pourrait bien être aussi celui qui aura le plus efficacement servi la constitution sociale ?

XL

Résumons ce chapitre en quelques propositions qui fixent la pensée du lecteur.

La théorie de la raison collective repose sur ce fait d’observation noologique, qu’aucune explication ne saurait détruire :

Lorsque deux ou plusieurs hommes sont appelés à se prononcer contradictoirement sur une question, soit de l’ordre naturel, soit, et à plus forte raison, de l’ordre humain, il résulte de l’élimination qu’ils sont conduits à faire réciproquement de leur subjectivité, c’est-à-dire de l’absolu que le moi affirme et qu’il représente, une manière de voir commune, qui ne ressemble plus du tout, ni pour le fond ni pour la forme, à ce qu’aurait été sans ce débat leur façon de penser individuelle.

Cette manière de voir, dans laquelle il n’entre que des rapports purs, sans mélange d’élément métaphysique et absolutiste, constitue la raison collective ou raison publique.

Il suit de cette différence de qualité entre les deux raisons que, si, au lieu de soumettre la question à un débat préalable, les mêmes individus l’eussent préjugée par consentement tacite, en opinant seulement du bonnet, comme on dit au palais, leurs opinions, émanées toutes du même sentiment d’absolutisme qui fait l’essence de l’individualité, se seraient trouvées parfaitement homologues, mais qu’en même temps leurs intérêts auraient été dans un complet antagonisme : situation tout à fait inverse de celle que crée la raison collective.

C’est ainsi que s’est établie dans l’origine la propriété. Elle est résultée du consentement des raisons particulières, dont le faisceau, spontanément formé, a emporté d’autorité la sanction du législateur. Mais il appert aujourd’hui que la propriété, malgré tous les efforts des juristes, est devenue incompatible avec l’ordre social. Elle attend sa transformation, et nous assistons depuis une vingtaine d’années à un travail d’expurgation dont j’ai essayé de marquer le but, en présentant la balance des droits et devoirs réciproques du locataire et du propriétaire.

Il en est ainsi de tout le système social, conçu d’abord, et nécessairement, du point de vue de l’absolu.

Donc, élimination de cet absolu, et constitution de la raison collective par l’équation ou balance réciproque des pensées individuelles, voilà ce que requiert impérieusement le soin de la vérité et de la Justice, ce que l’histoire montre comme le principe recteur des sociétés, ce que réclame avec un surcroît d’énergie la Révolution, mais ce que le Christ et son Église repoussent en même temps de toute la puissance de leur foi.

Et pourquoi l’autorité religieuse, établie en vue de la Justice, se montre-t-elle si hostile à la ventilation des idées, sans lesquelles le Verbe divin demeure sans expression, et la Justice, la bonne foi, sont impossibles ?

C’est que l’absolutisme individuel qu’il s’agit d’éliminer n’est autre, au fond, que l’absolu transcendantal, dont l’exorbitance dans la spéculation philosophique fait toute la réalité des révélations, de même que son intrusion dans la loi fait la perte des mœurs et la ruine des États.


CHAPITRE VII.

Continuation du même sujet. — La raison publique condition et fondement de la foi publique.

XLI

Mais, dit-on, la distinction de la raison particulière et de la raison collective soulève plus de difficultés qu’elle n’en peut résoudre.

Suffit-il, d’abord, de crier à l’individualisme, pour en conclure une soi-disant raison générale, dont on ne peut se faire une idée que par une sorte de castration de l’entendement ; comme si la séparation abstraite des attributs, de l’entendement produisait deux sortes d’intelligences ? Suffit-il de réaliser une métaphore pour jeter bas tout ce que la raison des peuples a créé d’institutions, et arracher à la civilisation, déjà si compromise, ses vieux, ses éternels fondements ? L’élimination de l’absolu n’est qu’une négation, après tout : c’est le sacrifice de l’intérêt propre, recommandé au nom de la charité par l’Évangile, exigé, en certains cas, par la Justice. Il faut autre chose pour faire croire à la réalité de la raison collective. Quel est l’ensemble de ses idées ? ce qui revient à dire, quel est le système qu’au nom de cette raison l’on propose d’établir à la place de l’ancien ordre de choses ?

Allons plus loin. Quand même, au nom des idées nouvelles, le système des rapports sociaux aurait été renouvelé de fond en comble, serait-ce un motif d’admettre dans le corps social, comme réalité noologique ou psychique, une intelligence sui generis, de la même manière que nous reconnaissons dans l’être vivant, homme ou animal, une pensée, un instinct, une intelligence ? Passe pour la force de collectivité, résultant du rapport de coopération et de commutation des forces particulières ; mais une intelligence de collectivité, une âme sociale, le sens intime y répugne. Où la loger ? Qui l’exprimera ? Allons-nous créer un vicariat, un sacerdoce, à cet autre Logos ? Après avoir détruit en nous cette double conscience tant reprochée à la religion, allons-nous la recréer par cette raison collective, dont les prescriptions ont tant de peine à pénétrer dans la raison particulière ? Au lieu d’assurer par cet échafaudage la foi publique, ne sera-ce pas nous jeter dans une autre hypocrisie ?

Telles sont les difficultés. Le système de la raison publique, sa réalité, son organisme, sa nécessité pour la garantie de la foi publique, c’est-à-dire sa fin : voilà ce que je vais tâcher d’éclaircir le plus brièvement qu’il se pourra.

XLII

I. Système de la raison publique, ou système social.

Que de fois ne me suis-je pas entendu adresser ce compliment que la critique jalouse se hâterait, pour l’honneur du siècle, de retirer, si elle en comprenait la portée : Vous êtes un admirable destructeur ; mais vous ne construisez rien. Vous jetez les gens à la rue, et vous ne leur offrez pas le moindre abri. Que mettez-vous à la place de la religion ? Que mettez-vous à la place du gouvernement ? Que mettez-vous à la place de la propriété ?… On me dit à présent : Que mettez-vous à la place de cette raison individuelle, dont, pour le besoin de votre cause, vous êtes réduit à nier la suffisance ?

Rien, mon bonhomme ; car j’entends ne supprimer rien de ce dont j’ai fait si résolument la critique. Je ne me flatte que de deux choses : c’est, en premier lieu, de vous apprendre à mettre chaque chose à sa place, après l’avoir expurgée de l’absolu et balancée avec les autres choses ; ensuite, de vous montrer que les choses que vous connaissez, et que vous avez tant de peur de perdre, ne sont pas les seules qui existent, et qu’il en est de plus considérables encore dont vous avez à tenir compte. De ce nombre est la raison collective.

On demande le vrai système, le système naturel, rationnel, légitime, de la société, puisqu’aucun de ceux qui ont été essayés ne résiste à l’action secrète qui le désorganise. Ç’a été la préoccupation constante des philosophes socialistes, depuis le mythologique Minos jusqu’au directeur des Icariens. Comme on n’avait aucune idée positive ni de la Justice, ni de l’ordre économique, ni de la dynamique sociale, ni des conditions de la certitude philosophique, on s’est fait une idée monstrueuse de l’être social : on l’a comparé à un grand organisme, créé selon une formule d’hiérarchie qui, antérieurement à la Justice, constituait sa loi propre et la condition même de son existence ; c’était comme un animal d’une espèce mystérieuse, mais qui, à l’instar de tous les animaux connus, devait avoir une tête, un cœur, des nerfs, des dents, des pieds, etc. De cette chimère d’organisme, que tous se sont évertués à découvrir, on déduisait ensuite la Justice, c’est-à-dire qu’on faisait sortir la morale d’une physiologie, ou, comme on dit aujourd’hui, le droit du devoir, de sorte que la Justice se trouvait toujours placée hors de la conscience, la liberté soumise au fatalisme, et l’humanité déchue.

J’ai réfuté d’avance toutes ces imaginations, en exposant les faits et les principes qui les écartent à jamais.

En ce qui touche la substantialité et l’organisation de l’être social, j’ai montré la première dans ce surcroît de puissance effective qui est propre au groupe, et qui excède la somme des forces individuelles qui le composent ; j’ai donné la loi de la seconde, en faisant voir qu’elle se réduit à une suite de pondérations des forces, des services et des produits, ce qui fait du système social une équation générale, une balance.

En tant qu’organisme, la société, l’être moral par excellence, diffère donc essentiellement des êtres vivants, en qui la subordination des organes est la loi même de l’existence. C’est pourquoi la société répugne à toute idée d’hiérarchie, ainsi que le fait entendre la formule : Tous les hommes sont égaux en dignité par la nature, et doivent devenir équivalents de conditions par le travail et la Justice.

Or, telle est l’organisation d’un être, telle sera sa raison : c’est pourquoi, tandis que la raison de l’individu affecte la forme d’une genèse, comme on peut le voir par toutes les théogonies, les gnoses, les constitutions politiques, la syllogistique ; la raison collective se réduit, comme l’algèbre, par l’élimination de l’absolu, à un système de résolutions et d’équations, ce qui revient à dire qu’il n’y a véritablement pas, pour la société, de système.

Ce n’est pas un système, en effet, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot, qu’un ordre dans lequel tous les rapports sont des rapports d’égalité ; où il n’existe ni primauté, ni obédience, ni centre de gravité ou de direction où la seule loi est que tout se soumette à la Justice, c’est-à-dire à l’équilibre.

Les mathématiques forment-elles un système ? Il ne tombe dans l’esprit de personne de le dire. Si dans un traité de mathématiques quelque trace de systématisation se décèle, elle est du fait de l’auteur ; elle ne vient point de la science même. Il en est ainsi de la raison sociale.

Deux hommes se rencontrent, reconnaissent leur dignité, constatent le surcroît de bénéfice qui résulterait pour tous deux du concert de leurs industries, et se garantissent en conséquence l’égalité, ce qui revient à dire, l’économie. Voilà tout le système social : une puissance de collectivité, une équation.

Deux familles, deux cités, deux provinces, contractent sur le même pied : il n’y a toujours que ces deux choses, une puissance de collectivité et une équation. Il impliquerait contradiction, violation de la Justice, qu’il y eût autre chose.

C’est pour cela que toute institution, tout décret qui ne relève pas exclusivement de la Justice et de l’égalité, succombe bientôt aux attaques de la critique, aux incursions du libre examen.

Car, de même que dans la nature toute existence peut être récusée par l’homme au nom de sa dignité et de sa liberté, de même dans la société tout établissement peut être par lui récusé au nom de la Justice ; il n’y a que la Justice qui ne puisse être récusée au nom de rien.

La Justice est inamovible, immodifiable, éternelle ; tout le reste est transitoire.

Et voilà comment les religions, les constitutions politiques, les utopies de toute espèce, imaginées pour la conciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif, mais ayant toutes la prétention de partir de plus haut que la Justice, de faire plus ou mieux que la Justice, de se servir de la Justice au lieu de la servir elle-même, ont fini par être trouvées toutes contraires à la Justice, et au nom de la Justice éliminées. Ce sont des créations de l’absolutisme individuel, déguisées sous le masque de la divinité.

Et il en sera de même aussi longtemps que la pensée de l’absolu restera prépondérante dans le gouvernement des sociétés. Il n’est combinaison de la force et de la ruse, de la superstition et du machiavélisme, de l’aristocratie et de la misère, qui puisse avoir définitivement raison de la Justice. Et si cette Justice est armée de la critique, si vous lui donnez pour appariteur la discussion quotidienne, universelle, des institutions et des idées, des jugements et des actes, la conspiration ne saurait tenir un instant. Au grand jour de la controverse, les monstres que le scepticisme et la tyrannie enfantent seront forcés de fuir et de cacher sous terre leurs faces ridicules.

Autre est donc la raison individuelle, absolutiste, procédant par genèses et syllogismes, tendant constamment, par la subordination des personnes, des fonctions, des caractères, à systématiser la société ; et autre la raison collective, faisant partout élimination de l’absolu, procédant invariablement par équations, et niant énergiquement, quant à la société qu’elle représente, tout système. Incompatibilité de formes, antagonisme de tendances : que veut-on de plus pour affirmer la distinction de ces deux natures ?

XLIII

II. Réalité de la raison publique.

Mais quelle idée se faire de cette raison collective, qui résiste avec tant de force et un succès si complet aux fantaisies de la raison individuelle ? Est-ce une âme, un esprit, une entéléchie, quelque chose comme ce que nous imaginons quand nous parlons de l’esprit divin, des intelligences célestes, de notre âme immatérielle et immortelle ?

Et pourquoi non, si notre entendement ne peut concevoir autrement la chose ? L’intelligence est partout, latente ou consciente, avons-nous observé plus haut. Ce que disait en autres termes ce philosophe : L’esprit dort dans la pierre, rêve dans l’animal, raisonne dans l’homme. Pourquoi ne raisonnerait-il pas aussi dans l’humanité ?…

Mais écartons ces conceptions absolutistes. Ce n’est pas ainsi que la Révolution, s’exposant elle-même, doit poser sa raison et procéder à la discipline des idées.

Dès lors qu’elle rejette de son programme les confessions de foi religieuse et toutes les inventions de la philosophie transcendante, révélation, dogme, autorité, hiérarchie, église, discipline ; dès lors qu’elle repousse le spiritualisme cartésien au même titre que le matérialisme d’Épicure, elle ne peut concevoir la Raison publique comme une entité métaphysique à part, un Logos antérieur et supérieur, mais comme la résultante de toutes les raisons ou idées particulières, dont les inégalités, provenant de la conception de l’absolu et de son affirmation égoïste, se compensent par leur critique réciproque et s’annulent.

Une raison qui résulte, dites-vous, est comme un esprit qui se compose, ou une âme formée de parties : cela répugne au sentiment que nous avons de l’unité, de la simplicité, de l’identité de notre moi.

Raisonnerez-vous toujours de l’absolu comme si vous en aviez une connaissance démonstrative et empirique ? Que savez-vous de votre moi et de sa simplicité, âme simple que vous êtes ? Et parce que vous vous concevez gratuitement, sans preuve aucune, par la seule vertu de votre absolutisme, comme sujet simple, s’ensuit-il que vous ne puissiez et ne deviez vous concevoir également, lorsque l’explication des faits le requiert, comme une résultante ?

De même que nous avons vu le concours des forces produire une résultante différente en qualité des forces qui la composent et supérieure à leur somme,

De même le conflit des opinions engendre une raison différente de qualité et supérieure en puissance à la somme de toutes les raisons particulières qui par leur contradiction la produisent.

Je dis différente de qualité : c’est prouvé par l’antagonisme des deux raisons. J’ajoute supérieure en puissance : le progrès de la société le démontre.

Si grande, en effet, que vous fassiez la raison de l’individu, toujours elle sera mêlée d’éléments passionnels, égoïstes, transcendantaux, en un mot absolutistes. Cela s’observe dans les mouvements de la multitude, les préjugés nationaux, les haines de peuple à peuple, si souvent décorées du nom de patriotisme : toutes choses qui ne sont que de l’absolutisme individuel, multiplié par le nombre des coquilles d’huîtres qui l’expriment. C’est par là que le genre humain a été victime si longtemps d’institutions et d’idées qui semblaient recevoir leur autorité de la Raison publique, en qui se révélait, pensait-on, la volonté des dieux, tandis qu’elles n’étaient que de monstrueuses excroissances de la raison individuelle.

Or, nous voyons la raison collective détruire incessamment, par ses équations, le système formé par la coalition des raisons particulières : donc elle n’en est pas seulement différente, elle leur est supérieure à toutes, et sa supériorité lui vient justement de ce que l’absolu, qui tient une si grande place chez les autres, devant elle s’évanouit.

Convenons donc que la raison collective n’est pas un vain mot : c’est d’abord et indubitablement un rapport. Or, comme le rapport ou la raison des choses est en toute chose le fait capital, la plus haute réalité, je dis que la raison collective résultant de l’antagonisme des raisons particulières, comme la puissance publique résulte du concours des forces individuelles, est une réalité au même titre que cette puissance ; et puisqu’elles se réunissent dans la même collectivité, j’en conclus qu’elles forment les deux attributs essentiels du même être, la raison et la force.

C’est cette Raison collective, théorique et pratique à la fois, qui depuis trois siècles a commencé de dominer le monde et de pousser dans la voie du progrès la civilisation ; c’est elle qui a fait prévaloir le principe de tolérance religieuse, créé le droit public et le droit des gens, jeté les fondements de la confédération européenne, déclaré l’égalité devant la loi, rendu la philosophie aussi sacrée que la religion elle-même. C’est elle que les tribunaux et les corps savants s’efforcent d’exprimer dans leur style, et que tout écrivain, tout artiste, après avoir dans la composition de son œuvre donné carrière à sa subjectivité, invoque en dernier ressort.

C’est elle que nos pères, dans un jour d’enthousiasme, firent monter sur l’autel du Christ et saluèrent comme leur déesse et leur reine : En Dii tui, Israël ! Non que cette figure représentât à leurs yeux une âme du monde, un génie, un Verbe, un Esprit, un Dieu, comme celui dont les empereurs et les papes se dirent les hérauts : il y a l’infini entre la Raison de 93 et l’Être suprême de 94. C’était l’Humanité, juste, intelligente et libre, qu’ils posaient à la place de la vieille idole. Il n’y a rien là-haut, disait avec un geste magnifique ce jeune ouvrier que la police correctionnelle condamna l’an passé pour délit de société secrète ; je crois à la Justice. Ainsi la Révolution disait aux peuples, en leur montrant, la liberté sous les traits de la femme : « Il n’y a rien là-haut que ce que vous y avez mis, c’est-à-dire vous-mêmes. Hommes, relevez-vous ; saluez la liberté et croyez à la Justice. »

Hélas ! ce ne fut qu’un éclair : la Révolution n’était pas en nombre. Le fanatisme, la sottise envieuse et bavarde, étaient les maîtres. La Raison déifiée fut par l’imbécile messie de Catherine Théot déclarée suspecte, et le Suprême fit éclipser la liberté.

XLIV

III. Organisme de la raison publique.

L’idée de l’absolu s’étant réalisée dans toutes les créations de l’ancien régime, l’idée de la Justice doit se réaliser de même dans toutes les institutions du nouveau.

Vous demandez quel est l’organe de la raison collective ?

Naturellement ce ne peut pas être l’individu, bien que l’individu soit capable, par l’habitude de la dialectique et par la pratique de la Justice, d’exprimer avec plus ou moins de bonheur la pensée générale. Trop d’absolutisme se mêle aux œuvres de la personnalité pour qu’elle puisse être jamais prise pour arbitre du droit.

L’organe de la raison collective est le même que celui de la force collective : c’est le groupe travailleur, instructeur ; la compagnie industrielle, savante, artiste ; les académies, écoles, municipalités ; c’est l’assemblée nationale, le club, le jury ; toute réunion d’hommes, en un mot, formée pour la discussion des idées et la recherche du droit : Ubicumque fuerint duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum.

Une seule précaution est à prendre : c’est de s’assurer que la collectivité interrogée ne vote pas, comme un homme, en vertu d’un sentiment particulier devenu commun ; ce qui n’aboutirait qu’à une immense escroquerie, ainsi qu’il se peut voir dans la plupart des jugements populaires.

Posons donc ce principe : L’impersonnalité de la raison publique suppose pour organe la plus grande multiplicité possible. Et c’est seulement afin d’assurer cette impersonnalité qu’il peut être à propos de créer, pour la police des débats et la garde de l’opinion, une commission spéciale. Combien de fois, hélas ! depuis soixante ans, n’avons-nous pas eu lieu de reconnaître l’inanité de la sauvegarde publique, quand elle n’a pas pour organe un pouvoir chargé de la représenter et d’agir d’office en son nom, comme le ministère public est chargé, au nom de la sûreté générale, de la répression des délits et des crimes ?

Si nos académies avaient retenu l’esprit de leur origine, si elles avaient la moindre idée de leur mission, si l’hypocrisie de la transcendance n’avait pas faussé leur conscience autant que leur entendement, rien ne leur serait plus aisé que d’assumer sur les œuvres de l’intelligence cette haute juridiction. Il n’est pas plus difficile de démêler dans un livre d’histoire, d’économie, de politique, de morale, de littérature, ce qui vient d’une raison légitime d’avec ce qui est le produit du mysticisme, que de le signaler dans les choses de la physique et de l’histoire naturelle.

Elles diraient à la jeunesse :

« Jusqu’à la Révolution française, la philosophie sociale n’a possédé que des maximes de simple intuition, quelques-unes très-belles, d’autres, en plus grand nombre, douteuses, la plus grande partie malsaines, toutes dépourvues de principe, de lien, de méthode ; sujettes d’ailleurs à toutes les exceptions de l’égoïsme, à toutes les contradictions du privilége, aux violations sans fin de la raison d’Église et de la raison d’État.

« Les institutions du consentement tacite et universel ont été le piége de la liberté ; la morale des nations a été la honte des nations. L’Évangile même ne saurait ici trouver grâce : plus qu’aucun autre code il incline à l’absolutisme ; et plus il a su émouvoir, par sa charité et son mépris de la richesse, le cœur du travailleur, plus sûrement il est devenu pour le travail une cause de réprobation et de servitude.

« Jeunes écrivains, le juste et le vrai sont deux termes auxquels toute raison particulière aspire avec force, mais qui ne sont donnés avec plénitude que dans la raison collective, dont la logique et l’expérience s’accordent à démontrer l’incompatibilité avec l’absolu.

« Jamais donc vous ne supposerez dans vos écrits, comme réalité positive, nécessaire à l’intelligence et à la sanction de la Justice ; jamais vous n’admettrez dans vos définitions et vos théorèmes, qui tous doivent porter exclusivement sur des faits et des rapports, ni, Dieu, ni âme, ni esprit, ni matière, ni ange, ni démon, ni paradis, ni enfer, ni création, ni résurrection, ni métempsycose, ni révélation, ni miracle, ni sacrement, ni prière, rien enfin qui implique une existence de l’absolu séparé du phénomène, une manifestation en soi de l’absolu.

« Ce serait superstition pure, la mort de la science, de la morale et de l’art.

« Il se peut, il est rationnel de penser, d’après la marche des sciences, qui nous révèle sans cesse de nouvelles essences, de nouveaux absolus ; il se peut, disons-nous, que Dieu, l’absolu des absolus, pas plus que la matière dont l’univers est formé, ne soit un pur néant : c’est une hypothèse qu’il serait d’une égale faiblesse d’esprit de nier ou d’admettre, et c’est déjà le signe d’une raison malade de s’en préoccuper. Ce qui est certain, c’est que cet absolu qui, sous le nom de Dieu, nature, force créatrice, se présente sans cesse dans le discours pour la commodité de l’exposition, n’existe pas pour la science en dehors de la phénoménalité universelle ; que hors de cette phénoménalité il doit être compté par le philosophe comme rien, par le jurisconsulte comme moins que rien, par l’écrivain et l’artiste comme le fantôme de rien.

« L’absolu, dans le ciel de l’intelligence, joue le même rôle que les comètes dans le ciel de la nature. On sait aujourd’hui que ces prétendus astres, qui effrayèrent si longtemps les populations superstitieuses, dont la rencontre, suivant Buffon, aurait détaché, comme des éclaboussures, les planètes du soleil, et causé plus tard les cataclysmes de notre petit globe, se réduisent à d’immenses bulles de vapeur gonflées par l’éther qui les charrie, et dont l’enveloppe, de plusieurs centaines de mille lieues de circonférence, n’a peut-être pas un dixième de millimètre d’épaisseur. Plus elles sont légères et transparentes, plus elles brillent et étonnent, jusqu’à ce qu’elles éclatent, laissant à peine de leur figure épouvantable quelques gouttes de liquide perdu dans l’espace.

« La métaphysique, ou philosophie transcendante, ainsi nommée parce qu’elle a pour objet d’expliquer la formation des idées absolues, nous enseigne en même temps à nous défier de l’absolu. Sous ce rapport, elle peut être considérée comme la médecine préventive de l’intelligence : ce n’est plus qu’une jonglerie, dès qu’elle affecte des prétentions d’un autre ordre… »

Ai-je trop dit ? La parité n’est-elle pas exacte ?

Pourquoi le magnétisme animal, les esprits frappeurs, les tables tournantes, n’ont-ils pu se faire ouvrir la porte de l’Institut ? Il n’y en a pas d’autre raison que celle indiquée par M. Babinet : c’est que ces prétendus phénomènes n’obéissent point à l’observateur ; c’est de la magie, de la superstition, une sorte d’évocation de l’absolu. Le soupçon d’absolu dans une expérience suffit, et avec raison, pour écarter le soi-disant expérimentateur. Il n’est plus de la compétence de l’Académie ; il n’est justiciable que de M. Lélut ou de M. Zangiacomi.

Pourquoi, au contraire, dès qu’il s’agit de philosophie morale, les rapsodies religieuses, les histoires sacrées, les relations de miracles, trouvent-elles dans ce même Institut un favorable accueil ? Pourquoi ce qui est dédaigné, conspué, voué au cabanon par MM. de l’Institut, chez les adeptes de la sorcellerie moderne, est-il loué, récompensé, couronné, chez les apologistes de la foi ? Sur quoi fondés établissent-ils entre ceux-ci et ceux-là une différence ?

Nous sommes vis-à-vis de l’absolu en état de guerre. Jusqu’à ce que l’humanité ait secoué cette terreur, il est du droit et du devoir de la Révolution d’en poursuivre partout les vestiges et d’en neutraliser l’influence. Notre moralité et notre progrès en dépendent. D’autres, en haine de l’Église, dont la conduite après 1848 a trompé leur attente, voteront la suppression du budget des cultes : satisfaction promise à la Révolution, dont je n’ai plus à m’occuper. Je demande que le lendemain de ce vote on n’ouvre pas un crédit pour la célébration de quelque fête à l’Être suprême ; je demande que la foi théologique reste à l’avenir dans le cœur des croyants, devenus pour tout de bon, selon la parole de l’Évangile, adorateurs en esprit. Quant à la multitude, la seule religion qui lui convienne désormais est celle de sa propre dignité. Apprenons-lui, à cette multitude trop longtemps avilie, que l’idée de Dieu lui fut donnée comme allégorie de la Justice ; et Dieu et la Justice y gagneront tous deux, le premier de mériter enfin notre estime, la seconde de n’être plus tenue en échec par sa soi-disant caution.

XLV

IV. La raison publique, seule garantie de la foi publique.

Où l’absolu règne, où l’autorité pèse sur l’opinion, où l’idée d’une essence surnaturelle sert de baser à la morale, où la raison d’État prime tous les rapports sociaux, il est inévitable que la dévotion à cette essence, l’autorité qui la représente, les exceptions qu’elle crée au droit et au devoir, les intérêts qu’elle fait naître, l’emportent dans les cœurs sur le respect de la foi publique : ce qui veut dire que, comme la raison publique est faussée, la foi publique est nulle.

Ceci est le dernier degré de dépravation auquel puisse descendre une société.

C’est déjà un mal bien grand, et nos précédentes Études ont servi à le faire comprendre, quand, par suite de l’invasion de l’absolu, toute Justice se trouve détruite dans les relations humaines, dans l’économie, le gouvernement, l’éducation, le travail.

Mais l’immoralité ne s’arrête pas là : dans une société livrée de fait au probabilisme, la fidélité aux engagements, la constance dans les maximes et la conduite, deviennent de plus en plus rares ; en sorte qu’à l’iniquité générale des situations se joignent, avec ce qu’ils ont de plus odieux, le mensonge, la trahison, la vénalité, et par contre-coup, le soupçon injuste et la calomnie.

Qui pourrait vivre dans une société d’où toute foi serait bannie ? Or, quand la foi publique fut-elle plus indignement violée, le mépris des principes et des serments pratiqué sur une plus grande échelle que depuis la Révolution ?…

Fruit de la Révolution, répondent nos adversaires. — Oui, comme l’apostasie et l’hérésie furent le fruit de l’Évangile…

Laissons les récriminations vaines, qui tendraient à rendre la vérité responsable du mensonge, la Vertu solidaire du crime. La cause de cette détresse des consciences, dont les soixante-dix dernières années nous ont donné tant de fois le honteux spectacle, vient de l’adultération des idées par cette religion de l’absolu, dont les divers organes de la Révolution ne surent jamais entièrement se défaire.

Lorsqu’à la suite des journées de juillet 1830, il fut écrit dans la nouvelle Charte qu’il n’y avait plus de religion d’État, tout le monde comprit de suite la portée de cet amendement. L’absolu théologique disparaissant de la Constitution, il ne pouvait plus exister de ce chef, dans le corps politique, ni partis, ni antagonisme, partant plus d’hypocrisie ni d’apostasie, pas plus que de favoritisme ou de martyre. Rien à gagner ou à perdre, devant l’État, à suivre telle religion plutôt que telle autre, pas même une mauvaise note à qui n’en professerait aucune. La constance dans la foi ou la défection, relativement à la chose publique, était un non-sens. La trahison ne pouvait plus exister qu’entre zélateurs du même culte et pour les choses de ce culte ; hors de son église, s’il appartenait à une église, le citoyen n’était tenu que d’être honnête homme.

Or, ce que la Révolution a fait pour l’absolu théologique, elle tend à le faire pour l’absolu politique et économique : c’est-à-dire que, s’élevant elle-même au-dessus de toute forme extérieure de gouvernement, comme de toute classification territoriale et industrielle, elle tend à assurer la liberté et le bien-être de tous par l’équation des rapports, ce que nous avons nommé ailleurs balance des services et des produits.

Ce que la Révolution cherche comme son objet propre étant donc le rapport ou la raison des choses, l’équilibre des forces et des intérêts, en un mot le droit pur, abstraction faite de tout élément absolutiste, les opinions extra-juridiques, en fait de gouvernement et d’organisation sociale, tombent devant elle comme les opinions religieuses ; elle ne s’en inquiète nullement. Elle professe à l’égard des partis et des écoles, toujours formés dans un but absolutiste, et qu’elle n’a garde d’ailleurs d’interdire, puisqu’ils constituent la vie même de la société, elle professe, dis-je, la même impartialité ou indifférence qu’à l’égard des églises : le seul point sur lequel elle se montre intolérante est le respect de la Justice, qu’elle représente exclusivement.

Dans ces conditions, la foi publique est assurée, au moins en ce qui touche les intérêts généraux du pays. Dès lors, en effet, que le gouvernement se borne à déterminer et assurer des rapports, sans acception d’opinions et de partis, il n’y a plus, pour lui ni pour personne, de trahison à craindre, pas plus que de serment à exiger.

Je vais plus loin : je dis que du jour où la démocratie, devançant les événements, aura ainsi défini sa pensée et son objet, il est impossible qu’elle n’absorbe pas bientôt la masse de la nation, et qu’elle compte encore des défectionnaires. Organe du droit pur, de la science pure, comment perdrait-elle un seul adhérent ?

Un homme ne transige pas sur une question scientifique, une formule de géométrie : ce serait comme un faux en écriture publique, un crime pour lequel sa conscience ne trouverait pas d’excuse. On ne transige que sur des questions d’absolu, telles que sont, pour l’immense majorité des hommes, les choses de la politique, de l’économie et de la morale. Toute apostasie est ainsi préparée par un probabilisme latent, que fera bientôt surgir la tentation des intérêts, et dans lequel l’apostat trouve toujours ce prétexte, que, l’erreur étant d’un côté autant que de l’autre, il est maître de ses engagements.

Comment les jacobins, ces épurateurs éternels, devinrent-ils, après le coup d’État de brumaire, presque tous apostats ? C’est qu’avec leur spiritualisme, leur Être Suprême, leur république une et indivisible, leur propriété romaine, leur souveraineté du peuple, et toutes leurs entités métaphysiques renouvelées de l’ancien régime, ils juraient, non par la Justice et la Vérité, mais par l’Absolu. Il leur eût fallu une grâce spéciale pour rester quand même dans leur républicanisme. Bonaparte se couronnait empereur, faisait disparaître une à une toutes les libertés : ils affectaient de ne voir en lui que l’homme de la démocratie ; c’était, disaient-ils, l’épée de la Révolution !

Mais Mirabeau, dont le jacobinisme voudrait effacer le nom de nos fastes révolutionnaires, Mirabeau, pensionnaire secret de Louis XVI, ne fut point apostat. On peut l’accuser d’inconduite et désapprouver une tactique dans laquelle entrait la stipulation de ses intérêts personnels ; il ne vendit pas sa pensée et sa conscience ; il ne se prosterna jamais devant l’absolu ; il le força, au contraire, de ployer devant son programme, qui n’était autre que la Révolution pour principe avec la monarchie constitutionnelle pour organe. Mirabeau voulait fortement une chose, dans laquelle l’absolu n’entrait réellement pour rien : l’unité monarchique, comme résultante de la pondération des forces sociales. Le nom de Mirabeau est synonyme de monarchie domptée : il n’y paraît nulle part autant que dans sa correspondance avec M. de la Marck. Les événements ont depuis justifié les prévisions de Mirabeau : rien, d’abord, n’a pu s’établir en France contre la Révolution ; et quant à la constitution du pouvoir, de tous les gouvernements qui se sont succédé parmi nous jusqu’à ce jour, celui qui a le plus mal servi la liberté et l’égalité a été celui des républicains.

XLVI

Descendons de ces hauteurs. Il y a loin de mon individualité chétive à celle de Mirabeau ; je n’ai pas plus la puissance de ses vices que la puissance de son génie. Mais il est une vertu modeste qui sied aux petites gens, c’est la franchise ; et je tiens à ce qu’amis et ennemis sachent, le cas échéant, sur quelles données ils devront instruire mon procès.

Je trouve dans ma biographie cette espèce d’éloge, dont l’expression trahit suffisamment l’origine :

« Renonçant à poursuivre Proudhon, les ministres de Louis-Philippe cherchèrent à le séduire. C’était dans les mœurs gouvernementales du jour. On lui offrit une chaire à son choix, chaire d’histoire ou d’économie politique. Pierre-Joseph, comme on le devine fort bien, se donna la gloire de trancher de l’incorruptible. »

Non, Monseigneur, je n’ai pas tranché de l’incorruptible, attendu qu’on ne m’offrit jamais de chaire, et que personne du gouvernement de Louis-Philippe ne tenta de me séduire. Cette déclaration très-sincère diminuera sans doute de ma gloire dans l’opinion de certaines gens ; soit, j’aime mieux cela. J’ajouterai même, pour l’entière édification de mes lecteurs, que si, en 1843, le gouvernement de Louis-Philippe, à qui M. le préfet de police Delessert m’avait signalé comme un homme dangereux, m’eût offert une chaire d’économie politique, j’aurais accepté, quitte à donner ma démission, comme Michelet et Quinet, le jour où ma parole n’eût plus été libre.

J’en dis autant de la prétendue tentative d’acheter ma conscience moyennant une place de rédacteur du journal de la préfecture.

Toutes ces histoires de corruption pratiquée sur des hommes de doctrine, dont se repaît l’imagination populaire, sont l’effet de la mauvaise conscience créée et entretenue par le vieil esprit chrétien.

En 1843, je n’étais pas devenu l’homme d’un parti, j’étais simplement l’homme d’une idée. Et comme le gouvernement de Louis-Philippe, malgré ses tendances fâcheuses, n’avait pas cessé d’appartenir à la Révolution, j’aurais, je l’avoue, regardé comme du plus heureux augure l’offre qui m’aurait été faite par un ministre de développer, sous le couvert du pouvoir, mais bien entendu en dehors de son inspiration et sous ma propre responsabilité, le résultat de mes recherches.

En fait de corruption gouvernementale, je fais profession de croire que le pouvoir ne séduit que ceux qui s’offrent eux-mêmes, des gens qui ne portent pas d’idée, ou qu’une faute secrète livre à sa discrétion. Les uns ni les autres ne valent le prix qu’on en donne ; ils ne servent qu’à la montre, à peu près comme au spectacle les figurants.

Mais l’homme dont le cœur est plein d’une idée, qui ne vit, ne respire que pour cette idée, ne peut être corrompu contre elle, puisque ce serait être corrompu contre lui-même, ce qui implique contradiction. Pour qu’un tel homme trahît ses convictions, il faudrait, je le répète, de deux choses l’une : ou qu’il y fût contraint par la honte d’une plus grande infamie, ou qu’il existât en lui une religion supérieure à l’idée, ce qui sort de l’hypothèse.

Il est, je le sais, des hommes de plume et de langue assez infatués de leur faconde pour s’imaginer qu’ils font à volonté le vrai et le faux ; qui se flattent, comme les sophistes, de plaider tour à tour le blanc et le noir, et de gagner toutes les causes. Ces artistes, que les partis indemnisent et que les gouvernements achètent, ne savent le plus souvent ce dont ils parlent, et n’ont pas d’idées ; leur talent ne fait illusion qu’aux aveugles ; et le jour où ils changent de maître, ils rendent service à la cause qu’ils désertent et qu’ils purgent, sans profit pour le nouvel acquéreur ni pour eux-mêmes.

XLVII

Que les hommes qui de nos jours apportent à la démocratie le concours de leurs convictions religieuses y réfléchissent : abstraction faite de la solidité de leur vertu, que je ne mettrai jamais en doute, ils sont, par leur religion même, dans l’occasion toujours prochaine du péché.

Le christianisme, qui ne croit pas à la vertu humaine ; qui n’admet la science libre que sous bénéfice de conciliation avec la foi ; qui ne voit dans les idées trouvées par la raison que des probabilités, de pures fantaisies, indignes par elles-mêmes de la considération de l’esprit ; qui prétend les faire servir toutes, bonnes et mauvaises, à ses desseins ; qui trouve habile, en conséquence, d’avoir dans toutes les écoles, dans tous les gouvernements, des hommes à lui, de s’allier à toutes les causes, de fraterniser avec toutes les opinions, d’organiser sa propagande sous tous les drapeaux ; qui jure tantôt par la Constitution et tantôt contre la Constitution ; qui prêche la croisade en faveur de l’Islam, après l’avoir prêchée pendant douze siècles contre l’Islam ; qui, en 1855, canonise la Pucelle, brûlée par lui en 1431 ; qui un jour défend le prêt à intérêt, et un autre jour soutient le prêt à intérêt ; qui dans la même chaire tonne contre l’exploitation bourgeoise, et puis fulmine contre l’insoumission du prolétaire ; le christianisme qui appelle liberté tout ce zigzag, et s’en sert comme d’un carreau contre la liberté ; le christianisme, dis-je, croit naturellement à la corruption des consciences ; il croit que l’idée est vénale ; il ne peut pas ne le pas croire, puisque toute idée autre que la conception de l’absolu est vaine à ses yeux, matière à dispute, sujette au doute, aux restrictions, aux transactions, par conséquent viciée dans son principe, suspecte à elle-même, et toujours dans la disposition de se sacrifier sur l’autel de la religion ou de l’intérêt.

Sans doute il est des âmes que la moindre indélicatesse révolte et qui croiraient outrager leur religion s’ils lui demandaient l’excuse de leur inconstance ; mais la multitude ne prend pas pour modèles ces types chevaleresques, et c’est pour la multitude que sont faites les institutions. Qui ne sent que les variations populaires seront d’autant plus rares que les idées seront mieux définies, la moyenne vertu hésitant toujours plus devait une proposition scientifiquement établie que devant une proposition qui implique dans ses termes la dévotion à un absolu ?

Nos hommes d’État le comprennent tous : avares pour le peuple d’instruction positive, ils lui prodiguent la religion ; d’autant plus hostiles contre l’idée, qu’ils ne connaissent qu’elle d’incorruptible.

Encore un apologue, et je termine.

En 1853, après le rétablissement de l’empire, j’eus occasion de voir le ministre de l’intérieur, M. de Persigny. Il s’agissait d’une affaire administrative dont je n’ai pas à entretenir le lecteur. M. de Persigny m’accueillit avec bienveillance ; puis, la question qui faisait l’objet de ma visite épuisée, entra en propos. — Comment vous, monsieur Proudhon, me dit-il, n’avez-vous pas compris en 1848 que la tradition napoléonienne serait cent fois plus puissante sur le peuple que la vôtre ? — Je l’ai si bien compris, monsieur le ministre, répondis-je, que c’est précisément à cause de cela que j’ai fait une si vive opposition à Louis Bonaparte. — Je ne vous comprends plus alors ; ne sommes-nous pas aussi la Révolution, la démocratie ? — Non, monsieur le ministre, répliquai-je, vous n’êtes pas la Révolution, vous n’êtes pas la démocratie, vous n’êtes pas même dans la tradition impériale. Vous êtes fatalement, bon gré malgré, une réaction, et vous ne semblez pas vous en apercevoir. Napoléon Ier, cet enfant des circonstances, et que les circonstances réduisirent en définitive, malgré son génie et ses victoires, à jouer le rôle de Monck, n’aurait pas demandé mieux que de jouer celui de Mahomet. Il n’aurait pas chassé l’ange Gabriel et mis la jument Alborak à la porte de ses écuries. Tout en restaurant, faute de mieux, le clergé et les nobles, il s’entourait tant qu’il pouvait des philosophes de la Révolution, des régicides et des terroristes, comme des thermidoriens. Ainsi il faisait entrer au sénat Volney, l’auteur des Ruines. Volney, monsieur le ministre, c’est mon maître ; Volney, Dupuis, Fréret, Diderot, d’Alembert, Voltaire, les physiocrates, Condillac, Molière, Bayle et Rabelais, voilà mes pères, voilà ma tradition. Voulez-vous me faire sénateur ? J’accepte.

À cette brusque proposition le ministre sourit, me fit un geste d’adieu, et je le quittai, pensant en moi-même que le gouvernement du 2 décembre croyait trop aux idées pour s’y prendre, et que l’Église était mieux son fait : avec elle, il cultive l’absolu. Dieu le protége !


HUITIÈME ÉTUDE


CONSCIENCE ET LIBERTÉ


CHAPITRE PREMIER.


Objections théologiques : Qu’il s’agit moins de donner les formules de la Justice que d’en procurer l’observance, laquelle ne peut se passer de religion.

I


Monseigneur,


Fénelon, au xixe livre du Télémaque, conduisant son héros aux enfers, lui donne cette leçon de théologie :

« Télémaque, voyant les trois juges qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s’écria : Je n’ai jamais fait aucun mal ; j’ai mis tout mon plaisir à faire du bien ; j’ai été magnifique, libéral, juste, compatissant : que peut-on me reprocher ? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l’égard des hommes ; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu’aux dieux ? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes ? Tu n’as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ;tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui te l’avaient donnée : car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-même ; tu as été ta divinité. Mais les dieux qui ont tout fait, et qui n’ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits. Tu les as oubliés, ils t’oublieront ; ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire ; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole. Apprends qu’il n’y a point de véritable vertu sans le respect et l’amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes, faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière renverse tous leurs jugements superficiels ; elle condamne souvent ce qu’ils admirent, et justifie ce qu’ils condamnent.

« À ces mots ce philosophe, comme frappé d’un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu’il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son supplice ; il se voit, et ne peut cesser de se voir ; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions ; il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles ; il ne se trouve plus lui-même : tout appui lui manque dans son cœur ; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s’élève contre lui et lui reproche amèrement l’égarement et l’illusion de toutes ses vertus, qui n’ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin : il est troublé, consterné, plein de honte, de remords et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu’il leur suffit de l’avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même ; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver : une lumière importune le poursuit partout ; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité, qu’il a négligé de suivre. Tout ce qu’il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-même : Ô insensé ! je n’ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même ! Non, je n’ai rien connu, puisque je n’ai jamais aimé l’unique et véritable bien : tous mes pas ont été des égarements ; ma sagesse n’était que folie ; ma vertu n’était qu’un orgueil impie et sacrilége ; j’étais moi-même mon idole. »

Je ne puis dire quelle horreur saisit ma jeunesse lorsque je lus pour la première fois cet épouvantable morceau. Voilà donc à quel délire la religion de la grâce a conduit le plus doux, le plus vertueux des hommes, et l’on peut ajouter, un des plus raisonnables ! Quel bonheur que l’élève de Fénelon n’ait pas régné sur la France ! Le chaste duc de Bourgogne eût été pour elle cent fois pire que le voluptueux Louis XV. Il n’aurait pas eu près de lui une Pompadour, une Dubarry, pour le distraire de sa haine des philosophes : il eût exercé vis-à-vis d’eux la justice de Minos. Sa mémoire, en horreur à la liberté, serait fêtée dans l’Église. Fénelon méritait certes, pour cet édifiant épisode, que Rome le fît pape. Mais, admirez les jeux de la fortune : c’est justement Rome qui frappa l’archevêque de Cambrai, et c’est la démocratie qui l’a glorifié, en mettant sa figure au frontispice du Panthéon.

Si j’avais été à la place du philosophe damné par Fénelon, j’aurais répliqué au magistrat infernal :

Fils de Jupiter, tu as parlé en fanatique, non en juge ; et tu viens de prouver par ton discours que tu ne crois pas toi-même à la vertu. Ces dieux dont tu me parles, avec leur providence, avec leur favoritisme et leurs mystères, sont pour l’humanité, tu le sais bien, un sujet perpétuel de scandale. Grâce à eux, nous ne savons rien de nos droits et de nos devoirs, et notre existence est inintelligible. Par eux, ma raison a été faussée, ma conscience a double face. Je les ai interrogés sur la Justice : que m’ont-ils répondu ? Que l’inégalité des conditions et des fortunes est la loi de la terre, et ils mentaient ; que l’autorité du prince, établie du ciel, prime la Justice elle-même, et ils blasphémaient ; que, la raison étant douteuse, l’homme n’a de ressource que de s’en rapporter à leurs oracles, et ces oracles, je les ai convaincus d’imposture. Oh ! si j’ai valu quelque chose là-haut, si je n’ai pas été un monstre, si j’ai mérité quelquefois l’approbation de mes semblables, c’est bien malgré les dieux. J’ai réparé, autant qu’il était en moi, leur iniquité, ils se vengent de mon insolence. Allons, Tisiphone, conduis-moi dans le Tartare ; et toi, Minos, fais savoir à tes maîtres qu’il y a ici, au fond des enfers, un homme de bien qui les méprise.

II

Mais j’entends, comme la voix d’un concile, s’élever la réclamation des théologiens.

« Vous n’avez rien compris à notre doctrine, me disent-ils, et vous ne comprenez pas mieux votre propre thèse. Voilà six longues conférences que vous nous entretenez de la Justice :

« Justice en ce qui touche les personnes ;

« Justice quant à la distribution des biens ;

« Justice dans l’État ;

« Justice dans l’éducation ;

« Justice dans le travail ;

« Justice dans la direction de l’esprit.

« Vous avez, à votre manière, développé l’application de cette Justice. À cette apparence de système, vous avez opposé la discipline de l’Église, dont le fond et la pensée se retrouvent dans toutes les institutions de l’humanité, et qui s’impose à la raison du philosophe et du législateur avec la même nécessité qu’une catégorie de l’entendement. Et pour avoir fait ce parallèle, vous vous imaginez avoir élevé, sur les ruines de la religion, ce que vous appelez la Justice révolutionnaire.

« Vous n’êtes seulement pas à la question.

« I. Quand votre théorie serait aussi irréprochable que vous paraissez le croire, qu’est-ce qu’il s’ensuivrait ?

« Que vous auriez donné une déduction de la Justice, telle à peu près qu’elle doit exister dans une nature saine, dans un sujet vierge et sortant des mains de Dieu ; vous auriez montré la Justice comme il est de foi dans l’Église que l’homme la posséda au Paradis terrestre, avant qu’il se fût laissé corrompre à la suggestion du tentateur.

« Dans cet état d’innocence, nous voulons bien vous l’accorder, la Justice serait conforme à vos définitions. Ce n’est pas à une pareille morale que nous disons anathème.

« Mais cette virtualité de Justice dont vous prenez tant de peine à développer les applications, cette énergie victorieuse de notre faculté juridique, existe-t-elle au point que votre théorie le suppose ? Là est la question, et cette question, vous ne l’avez pas même touchée.

« Or l’Église, et tous les peuples avec elle d’un consentement unanime, attestent, et l’expérience de toute l’histoire prouve, que la Justice dont vous parlez est perdue, que l’âme humaine est infectée, que cette infection profonde rend en elle le sentiment du droit et du devoir inefficace ; qu’un supplément de secours lui est indispensable pour faire le bien que la société attend d’elle et que lui commande son Auteur.

« Voilà ce que dit l’Église, et que vous ne voulez pas entendre. Niez-vous, par hasard, l’existence du mal, vous qui l’imputez à la religion ?

« Or, si le mal existe, si le mal déborde, comment l’expliquez-vous dans votre théorie ? D’où vient que la Justice immanente ne le refoule pas ? Qu’est-ce qui l’empêche, cette Justice ? Qui rend la conscience si faible, si inerte, si morte ?… Accuser la religion de cette inertie, de cette mort par le péché, ce n’est pas un logicien de votre force qui se permettrait un pareil sophisme. La religion, ceci résulte de vos propres paroles, est née du sentiment que la conscience a de son impuissance ; c’est le cri de l’âme en détresse, qui, sentant défaillir sa Justice, appelle à son aide la Justice de Dieu. Récuserez-vous un pareil témoignage ? récuserez-vous le témoignage de tant de nations que la barbarie couvre de sa rouille, uniquement parce que leur prétendue Justice est demeurée inefficace ? Où donc la civilisation a-t-elle fleuri, si ce n’est chez les races que le christianisme a purifiées, ou qui, à une époque immémoriale, reçurent les premiers rayons de la révélation antérieure ? Récuserez-vous le témoignage de tant de philosophes, païens ou apostats, tous étrangers à l’Église ou ses ennemis, et qui ont reconnu cet esclavage de la conscience, incompréhensible sans une cause surnaturelle ? Platon, dans sa République, écrite pour mettre un terme aux débordements de la liberté ; Aristote, déclarant à la fin de sa Morale à Nicomaque, l’impuissance radicale de la théorie à déterminer les hommes à la pratique ; Cicéron, avouant que la vertu est un don des dieux ; les stoïciens, qui recommandent à leur disciple de se placer sans cesse sous le regard de Dieu ; Hobbes, Spinoza, Hégel, et tant d’autres, en qui la désertion de la foi n’a servi qu’à les faire aboutir au plus effroyable despotisme ?

« L’homme est esclave, Spinoza le confesse. — Et de qui esclave ? — De ses passions, répond cet incrédule. — Quoi ! esclave des passions qui sont l’apanage de sa nature, des passions que Dieu lui a données ! Se peut-il rien de plus absurde ? Plutôt que de s’entendre avec l’Église, Spinoza préfère mettre Dieu à la place de Satan dans l’histoire de la chute, faire l’auteur de toute Justice auteur du péché !…

« Et quel remède à cet esclavage, grand philosophe ? Quel sera, contre Dieu qui nous perd, notre rédempteur ? — Un redoublement de servitude, répond le moine de La Haye. Spinoza en effet propose à l’homme, d’un côté, pour la direction de son esprit, la philosophie qui l’aveugle ; de l’autre, pour l’équilibre de sa volonté, le despotisme de l’État !… Ce n’est pas à cette conclusion du spinozisme, sans doute, que vous pensez nous conduire. Prouvez donc alors que la conscience est douée d’une force suffisante, et que sa justification par elle-même est possible. Bannissez le péché, après l’avoir expliqué toutefois.

« Cette difficulté n’est pas la seule.

« II. La Justice, dites-vous, est la faculté que nous avons de sentir notre dignité en autrui. À merveille. Mais, quelle que soit cette faculté, et en lui accordant toute l’énergie possible, elle n’aboutira pas, et la Justice, conçue dans la conscience, ne se réalisera point dans les actes, sans la certitude d’une réciprocité. Quelques vertus obstinées se résigneront peut-être à respecter le droit quand même, à payer ceux qui les volent, à glorifier ceux qui les calomnient, à tendre la main aux brigands qui les assassinent. La philosophie a eu ses martyrs, la Justice quand même peut bien avoir aussi les siens. Mais ces rares exemples n’auront pas le pouvoir d’entraîner les masses. Pour qu’elles respectent le droit et obéissent au devoir, il faut, à tout le moins, qu’elles aient une garantie quelconque de retour. Où trouvez-vous cette garantie, qui dans votre système doit jouer le même rôle que la religion dans celui de l’Église ? Quand la méfiance, devenue universelle, aura rendu l’iniquité générale et irrémédiable, avec quoi ramènerez-vous la confiance ? Rien ne se produit en vertu de rien, c’est votre deuxième axiome. Auriez-vous en réserve quelque influence prémouvante, qui sollicite la foi antérieurement à la Justice, et tienne pour vous lieu de grâce ? Quelle est cette influence ? Dites d’où elle vient et comment elle opère ?

« Ce n’est pas tout.

« III. Le péché n’a pas d’existence objective. Les actions de l’homme, de même que les créatures qui l’environnent, sont, au point de vue de la morale, en elles-mêmes indifférentes ; elles ne deviennent répréhensibles que par l’intention qui y préside. Or, si les actions sont indifférentes par nature, comment deviennent-elles condamnables par l’intention ? Qui peut juger de cette dernière ? Qui nous dira où l’intention vertueuse finit, où l’intention criminelle commence ? Quelle science humaine peut affirmer que les intentions ne sont pas, comme les actions, indifférentes ? Et puis, qu’est-ce qu’une intention ? Vous qui raillez si agréablement l’absolu, ne sacrifiez-vous pas ici à l’absolu, contre vos propres maximes ? Où trouvez-vous, enfin, ce critère du bien et du mal sans lequel il vous est impossible d’établir une accusation, de formuler un jugement, d’appliquer une peine ? Eh quoi ! à force de vouloir réaliser, selon votre expression, la Justice en l’humanisant, voici que vous l’évaporez dans les secondes intentions, comme dit votre auteur favori, Rabelais ! Vous n’avez rien sur quoi vous puissiez établir votre législation ; et votre Raison pratique, séparée de la religion, qui seule peut lui donner l’exequatur, s’évanouit dans le néant.

« Ainsi, sans parler de l’innéité ou immanence, sur laquelle il est inutile de prolonger le débat, vous ne prouvez nullement, ce que d’abord vous eussiez dû faire, l’efficacité, dans l’homme, du sentiment ou de la faculté qu’il a de la Justice. Non-seulement vous ne prouvez pas cette efficacité, vous êtes forcé de reconnaître que le fait du péché, fait universel s’il en fut, la dément. Puis vous ne pouvez pas, dans votre système d’immanence, vous passer d’une excitation supplémentaire qui agisse sur l’âme à la façon de la grâce. Et quand vous vous passeriez de cette excitation, votre théorie tomberait encore, par l’impuissance radicale où vous êtes de formuler une loi et de discerner le bien d’avec le mal. Ajoutez qu’il vous reste à rendre raison de l’existence du péché, et à dire ce que devient chez vous la religion, qui ne peut pas aboutir à néant, selon vos axiomes.

« Que s’il est ainsi, poursuivent mes adversaires, des conceptions purement rationnelles de la morale, ne devons-nous pas avec le sentiment universel tirer cette conséquence : que le gouvernement de l’humanité par la Justice seule est chimérique ; qu’à des cœurs incirconcis et conténébrés il faut autre chose que l’économie politique et la presse libre ; autre chose que ce prétendu droit de l’homme et du citoyen, qui vaut sans doute en tant que confession de la nécessité d’une loi morale, mais qui hors de là est une pure déception, un indigne charlatanisme ? Et pour conclusion, ne sommes-nous pas forcés de reconnaître que pour parler aux hommes de désintéressement, de fidélité à la parole, de chasteté, pour leur faire accepter ces fortes maximes, il est besoin d’une raison supérieure qui les appuie, d’une grâce, enfin, qui les rende douces, précieuses, aux âmes les plus rebelles ?

« Car, quoi que vous fassiez, quelque lumière que vous apportent vos sciences de fraîche date, économie politique, philosophie de l’histoire, ethnographie et psychologie, il restera toujours ceci, que le lien moral, cette obligation de droit que vous invoquez, est, tout aussi bien que la foi qui l’assure, un mystère ; qu’au fond, l’homme ne possède sur son état mental aucune connaissance, et que vouloir le ramener à la morale pure est une utopie pure, un crime de lèse-majesté divine et humaine, que la religion à juste titre a déclaré inexpiable.

« C’est pour cela que l’Église, instruite de plus haut que la raison, non contente de refréner les passions et de mortifier les sens, use, envers les facultés de l’âme les plus élevées, de la même coercition. Sans s’arrêter aux vaines curiosités d’une casuistique ambitieuse, elle nous dit que l’homme, avant tout, veut être dompté, et que cet appel à une Justice savante et rigoureuse, de la part d’un sujet de si mauvais vouloir, est rouerie d’orgueil, ruse de Satan, sophisme de l’envie et de la révolte.

« Que la distribution des biens s’opère d’après une balance un peu plus ou un peu moins exacte ; que le commandement soit soumis à un contrôle un peu plus ou un peu moins sévère, le niveau moyen de l’instruction un peu plus ou un peu moins élevé : la belle affaire ! Supposant toutes ces équations démontrées et réalisables dans la pratique, il s’agit de les convertir en obligations pour la volonté, ce qui sort de la compétence de votre mathématique. Ah ! vous qui parlez de raison humaine, de conscience humaine, de vertu humaine, qui sur cette base fragile élevez l’édifice de votre droit et de votre devoir, méfiez-vous plutôt de ces puissances de perdition : rien de bien n’en sortira, si la religion ne les gouverne. Refoulez ce génie opiniâtre, si vous ne voulez qu’il vous consume. Il n’est rien que son indiscrétion respecte, et que ses philosophèmes n’ébranlent. Lâchez-lui la bride : vous le verrez arriver à la négation de l’univers et de lui-même. Brisez cette conscience, qui ose se porter principe et arbitre du juste et de l’injuste. Pour peu que vous lui laissiez de champ, elle se haussera jusqu’au sommet d’où fut précipité le père du péché, lorsque, se prévalant de la sublimité de ses prérogatives, il en vint à s’égaler à l’Éternel : Similis ero Altissimo. Éteignez ce courage, de peur que se regardant avec complaisance il ne se glorifie d’une vertu qui vient toute de Dieu, et ne se fasse lui-même Dieu. Car Dieu seul est juste, qui seul peut dire ce qu’est la Justice ; Dieu seul peut nous imposer la loi, qui seul juge les intentions, sonde les reins et les cœurs. Dieu seul, par conséquent, peut nous donner la force d’opérer le bien, alors même que notre cœur le renie et que notre bouche le blasphème. »

III

Je ne sais, Monseigneur, si j’ai rendu à votre gré la pensée de la théologie. Mais tel qu’il vient de se produire sous ma plume, j’avoue que l’argument a de quoi donner à réfléchir à de plus fortes intelligences que la mienne, et je ne m’étonne pas que tant de penseurs s’y soient brisés.

Car enfin le péché existe. Si le péché existe, de quelque façon qu’il se produise, la Justice paraît inefficace ; si la Justice est inefficace, c’est qu’elle ne trouve pas dans la conscience le principe qui l’assure ; si cette force d’équilibre enfin n’existe pas dans la conscience, il faut que celle-ci la reçoive d’ailleurs. Rien ne pouvant être équilibré par rien (ax. 4), ce qui nous ramène à la religion. Sinon, l’homme se démoralise, et la société est en péril.

Le juste, dit l’Écriture, tombe sept fois le jour. Qu’attendre dès lors de ceux qui ne sont pas justes ? Qu’attendre même de ceux qui ne sont justes qu’à moitié ? Des nations entières, de grandes et puissantes nations, d’abord vertueuses, ont péri par la défaillance de la Justice. Cela ne veut-il pas dire que chez elles, compensation faite de la vertu et du crime, la moyenne de Justice ne s’est pas trouvée suffisante pour les préserver de la dissolution morale que devait suivre bientôt la dissolution matérielle ? Or, la vertu n’est autre chose que l’énergie avec laquelle le sujet tend à réaliser sa loi (déf. 3) ; d’où suit, comme l’enseigne le dogme chrétien, que, l’attrait de Justice, qui seul produit la vertu, se trouvant trop faible, l’homme est au-dessous de sa destinée, ce qui est contradictoire.

Accuser de ce manque de vertu les institutions, la tyrannie des grands, l’indignité de la multitude, la corruption du prêtre, c’est prendre les symptômes de la maladie pour la cause. Comment la tyrannie a-t-elle pris naissance, comment plus tard a-t-elle été soufferte, sinon par la complicité de la masse ? Comment l’homme, que la nature, suivant nous, a créé digne, tombe-t-il ensuite dans l’indignité ? L’animal est fidèle à son instinct : d’où vient que l’homme seul trompe son propre cœur, qu’il se montre lâche, immoral, et, malgré le vœu de son âme, insocial ?

En deux mots, si, comme la prévalence du péché induit à le croire, la Justice est inefficace, la Justice est une chimère ; elle n’est pas de l’humanité, et il ne nous reste qu’à ployer les genoux. Telle est l’objection.

Je laisse de côté l’opinion de quelques théologiens mitigés, qui m’accuseront peut-être d’avoir forcé le sens du christianisme, et pensent que l’homme déchu est encore doué de quelque capacité pour le bien, soutenant seulement que cette capacité eût été incomparablement plus grande sans le péché originel.

Ces théologiens de juste milieu, en croyant sauver leur foi des dangers du rigorisme, ne s’aperçoivent pas qu’ils la livrent. Si peu que vous accordiez d’efficacité propre à la conscience, elle n’a plus besoin de grâce supplémentaire ; l’homme peut marcher seul, et la religion devient inutile. Car, de même que ce n’est pas tant par la force physique que l’ouvrier triomphe de la fatalité du travail, mais par l’intelligence de son industrie ; de même ce n’est pas tant par son énergique sainteté que l’homme se préserve du mal, mais par son intelligence de la Justice, par la prudence de sa conduite, par les garanties sociales dont il s’environne. Toute sa puissance morale est précisément dans cette étincelle, qui n’attend pour l’embraser que le souffle de l’intelligence…

Nous touchons aux profondeurs de la psychologie.

Le fait du péché ou de l’esclavage de l’âme élevant le doute sur l’efficacité de la Justice, la Justice est menacée dans sa réalité et son immanence, et tout le système de la Révolution se trouve compromis.

Après avoir montré, dans les précédentes Études, combien l’idée de Justice, telle qu’elle ressort de l’hypothèse révolutionnaire, est supérieure à l’idée qu’en donne la révélation, nous avons donc à prouver encore, contre l’instance des théologiens :

1o Que la Justice est réellement, comme nous l’avons définie, une faculté positive, la faculté prépondérante de l’âme ;

2o Qu’en raison de cette faculté l’homme discerne nettement le bien du mal, et que ce discernement est la plus certaine de ses connaissances ;

3o Qu’il est libre ;

4o Que sa conscience est douée de toute l’efficacité nécessaire, et qu’en fait cette efficacité est attestée par le progrès constant de la Justice.

5o et 6o Nous expliquerons ensuite la production du péché, et nous dirons ce que deviennent, dans la société définitivement constituée, la religion et la grâce.

7o Enfin, la Justice étant une fonction de la vie humaine doit avoir, comme toutes les fonctions, son organisme : nous rechercherons quel il est.

Ce sera l’objet de cette Étude et des trois suivantes.


CHAPITRE II.

Réfutation du pyrrhonisme théologique : réalité du sens moral.

IV

J’ai remarqué ailleurs que la théorie d’une grâce auxiliaire, théorie qui a pris dans le christianisme un si grand développement, est essentielle à toute religion. Le paganisme rapportait tout aux dieux : θεὸς ἔδωκεν, un dieu l’a donné, dit Homère ; comme la Bible, nathan Iehovah.

Les partisans de la religion naturelle tiennent le même langage : c’est la seule chose que le public a retenue des deux premiers volumes de M. Jules Simon.

Eh bien ! Monseigneur, savez-vous ce que vous, et tous les religionnaires vos prédécesseurs et vos copistes, vous professez par cette belle théorie ? Ce que l’on peut imaginer de plus immoral, le pyrrhonisme.

Humainement, vous ne croyez point à la Justice. C’est uniquement par votre foi en la Divinité que vous vous rendez compte d’une loi qui sans cela n’existerait pas pour vous, suivant ce que dit Bergier, appuyé par Mgr Gousset :

« Aucune raison purement humaine ne peut établir la distinction du bien et du mal ; et s’il n’avait plu à Dieu de nous faire connaître son intention, le fils pourrait tuer son père sans être coupable.

Ôtez Dieu, vous n’avez plus ni foi ni loi ; vous êtes parricide, voleur, faussaire, traître à la patrie, incestueux, pédéraste.

Et la philosophie spiritualiste est d’accord avec vous. Elle aussi nie l’efficacité de la conscience, le discernement du bien et du mal ; et sans la connaissance qu’elle prétend avoir de Dieu par le sens intime, elle dirait, comme vous, que l’athée honnête homme est une franche dupe, tandis que le fils qui empoisonne son vieux père pour économiser la pension qu’il lui paye est un praticien qui raisonne juste.

Eh quoi ! vous ne reculez pas devant cette effroyable doctrine qui a versé sur le monde plus de crimes que le sacerdoce n’en a jamais absous ; qui vous a fait méconnaître, violer, sous prétexte de discipline, tous les préceptes de la Justice ; à laquelle vous sacrifiez sans remords les droits de l’homme, du citoyen, de l’ouvrier, de l’enfant, de la femme !…

Certes, quand le christianisme se présenta au monde avec son triple dogme d’un Dieu révélateur et rédempteur, d’une prévarication originelle et d’une grâce nécessaire, il ne se doutait guère qu’il élevât sur la Justice un doute cent fois plus désastreux, plus immoral, que celui de Pyrrhon. Il se croyait si sûr de sa foi ! Son espérance était si vive, et la raison humaine semblait si faible !…

Pardonnons au christianisme, et jugeons-le comme lui-même nous juge, sur l’intention. Le christianisme, damnant les héros et les sages, ceux qui pratiquent la Justice gratuitement et pour elle-même, tandis qu’il ouvre le ciel aux âmes basses à qui la peur de l’enfer arrache un hypocrite Peccavi, a cru servir la Justice : s’il eût manqué à son œuvre, qu’explique d’ailleurs la loi du développement humain, c’est alors qu’il eût été immoral.

V

Preuve par le sens intime.

La situation faite à la Justice par la pensée religieuse étant la même que celle faite à la certitude par Pyrrhon, c’est par l’argument qui a défait Pyrrhon que je commence ma réponse aux objections de la théologie.

Descartes, cherchant un point solide à la connaissance, débute par se dire, à l’exemple des anciens douteurs :

Existe-t-il une vérité ? et en supposant que quelque chose de vrai existe, puis-je le découvrir ? Puis-je en acquérir la certitude ? À quel signe le reconnaître ? Qui m’en garantira la légitimité ? Sont-ce mes sens, qui me trompent, et ne me font voir que le particularisme des choses ? Sont-ce mes notions, dont rien ne me garantit la légitimité ; qui participent de l’erreur de mes sens, bien qu’elles ne soient pas données uniquement dans la sensation ; qui d’ailleurs ne m’apprennent rien toutes seules et sans le secours perpétuel de mes sens ? Est-ce mon sentiment intime, qui n’entre en action qu’autant que je suis en rapport avec les choses extérieures ? À qui croire ? À qui me fier ? Où me renseigner ? Par où commencer ? Quel est le principe, à l’abri de tout soupçon, sur lequel je vais fonder ma philosophie ? Car il est clair que, si je trouve le point d’attache, le reste ira de lui-même. Detur mihi punctum, et terram movebo, disait Archimède.

Tel fut le doute hypothétique, condition préalable de toute philosophie, auquel se soumit Descartes.

C’est bien évidemment le même doute qui frappe aujourd’hui la morale.

À l’exemple des acataleptiques, les transcendantalistes soutiennent qu’il n’est pas pour l’homme, en dehors de la foi en Dieu, de morale ; que toutes ses actions, au point de vue de la conscience naturelle, sont indifférentes ; que la distinction du bien et du mal est arbitraire ; que d’ailleurs, la morale existât-elle, l’homme est incapable, par sa volonté comme par sa raison, d’y atteindre ; qu’il ne saurait s’en faire une notion exacte et assurée ; qu’en conséquence tout est chez lui ténèbres, inertie, corruption, mensonge ; que les voies de l’humanité sont erronées, conduisant à l’erreur et au crime, ou pour mieux dire à la folie ; qu’il n’y a que la grâce du Christ qui puisse lui tracer une loi, la sauver du péché, et lui donner le courage de la vertu.

Ce qui revient à dire que le même doute que soulevaient les Pyrrhoniens dans l’ordre de l’intelligence, la religion le porte dans l’ordre de la conscience.

Que pouvons-nous savoir certainement ? demandait Pyrrhon. — Rien, le doute est absolu et invincible.

Que pouvons-nous, par nous-mêmes, savoir et faire de bien ? demande l’Église. Et elle répond comme Pyrrhon : Rien, le discernement du bien et du mal est impossible ; l’immoralité est complète.

Et comme Pyrrhon concluait à la suspension absolue du jugement, de même l’Église conclut à l’impuissance radicale de la volonté.

Mais il y a entre Pyrrhon et l’Église cette différence, que Pyrrhon, n’ayant pas trouvé d’illuminateur surnaturel pour lever son doute, n’avait osé se faire chef ou pontife d’aucun dogme ; tandis que l’Église possède un Christ, qui lui a donné le secret des mœurs, et avec ce secret l’art de changer l’homme de péché en ange de lumière.

Pyrrhon enseignait donc que l’homme, pour être raisonnable, devait commencer par se démettre de la raison, ne jurer par personne et se tenir dans une méfiance universelle ; l’Église au contraire se vante de moraliser l’homme, immoral par nature, en le plongeant dans la cuve baptismale et entretenant ensuite la blancheur de son âme au moyen de la collation des sacrements, et de la transfusion des grâces dont elle a le ministère.

VI

Vous savez, Monseigneur, comment Descartes se tira des filets de Pyrrhon, au grand applaudissement des notabilités théologiques de son siècle, Arnaud, Nicole, Bossuet, Fénelon, Malebranche.

Je veux bien, dit Descartes, avouer que tout est douteux et sujet à caution. Mais vous m’accorderez au moins que je ne puis pas douter que je doute, puisque c’est en raison de ce doute, dont vous me faites une règle, que vous m’ordonnez de suspendre mon jugement.

Telle est donc ma première proposition, dont la certitude est invincible : Je doute.

Si je doute, je pense ; 2o proposition, également certaine.

Si je pense, je suis ; 3o proposition.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà le pyrrhonisme, au moins en ce qui concerne l’humanité et ses lois, par terre.

Avec la certitude subjective, en effet, tout le monde intérieur, c’est-à-dire la vie individuelle et sociale, la liberté, la Justice, l’économie, l’art, est donné. Restait à établir, soit par antithèse, soit par extension de ce premier terme, la certitude objective, à trouver le passage du monde intérieur au monde extérieur : ce qui était plus difficile, et où la philosophie de Descartes, de même que celle de Kant, faisant intervenir Dieu dans la philosophie au moment même où elle se pose par l’affirmation du moi, devait échouer.

On a disputé sur la beauté, la justesse, l’élégance de ce grand coup de Descartes : ce qui est sûr est que Pyrrhon en est à moitié mort et n’a pu s’en relever.

J’essayerai à mon tour de traiter l’acataleptisme de l’Église, comme Descartes a traité celui de Pyrrhon.

Je veux bien, vous dirai-je, admettre pour un moment que je suis incapable par moi-même de discerner le vrai bien et de le vouloir. Je suppose en conséquence que ma conscience, comme ma raison, est obscure ; que ma justice pourrait bien n’être qu’une inspiration de l’envie ; que ce qui me semble vertu est vice déguisé ; en tout cas, que rien d’humain ne m’oblige. De sorte que, comme je ne puis avoir ni la claire vue, ni le pur amour de l’honnête, je ne saurais me vanter de les réaliser gratuitement en ma personne. L’homme s’agite, a dit avec une souveraine éloquence l’un des vôtres, et Dieu le mène. Et c’est seulement parce que Dieu le mène que le bien, un peu de bien, se retrouve au fond de l’ébullition humaine ; car, pour peu que Dieu le délaissât, l’homme, si par impossible il ne produisait pas de mal, ne produirait que des actions indifférentes, ou qui, bonnes en elles-mêmes, mais dépouillées d’intelligence et de bonne intention, seraient nulles.

Telle est bien la thèse de l’Église, identique et adéquate à celle de Pyrrhon, et son principal corollaire.

Je me place donc au fond de cet abîme, creusé par la misanthropie des croyants. Je m’établis dans cette hypothèse désolante, que je ne puis pratiquer, aimer ni connaître le bien par moi-même et pour lui-même ; de sorte que, mes sentiments, mes pensées, mes paroles, mes actions, étant constamment mêlés d’égoïsme, ainsi que l’a montré La Rochefoucauld, je ne suis et ne puis être, sous le rapport de la moralité, qu’un être équivoque, sinon décidément méchant.

C’est de ce gouffre qu’il faut que je me tire, sans recourir à d’autres moyens que ceux fournie par l’hypothèse même ; faute de quoi, au moindre appel que je ferais à une puissance étrangère, ma condamnation devient irrévocable : car toute théorie du Devoir et du Droit, qui implique dans ses termes, comme principe, condition, postulé ou adminicule, la notion, même la plus épurée, d’un être métaphysique, ange ou démon, est une théorie religieuse, ce qui veut dire une théorie de scepticisme, une théorie d’immoralité.

VII

Or voici, ce me semble, une réflexion qui doit arrêter court le sceptique. Elle ne me vient pas d’ailleurs que de l’hypothèse, comme vous allez voir ; elle m’est fournie par l’hypothèse.

Supposant, avec l’Église, que je ne puis par moi-même pratiquer le bien et éviter le mal, et que ma volonté a une inclination décidée pour le péché ;

Supposant de plus ma conscience tellement véreuse qu’elle ne sache seulement pas discerner le bien du mal :

Je dis que vous ne sauriez me refuser ceci, qu’il y a en moi un préjugé ou sentiment quelconque du bien et du mal, c’est-à-dire de ce qui fait l’objet même de l’hypothèse.

Que je ne connaisse pas ma loi, c’est possible ;

Que la connaissant rien ne me fasse clairement sentir qu’elle est pour moi obligatoire, c’est encore possible ;

Qu’en conséquence la moralité de mes actions me semble livrée à ma seule fantaisie, tout cela est possible ;

Ce qui est impossible, c’est qu’il n’y ait pas en mon âme un écho qui, à la supposition du bien moral que je cherche, répond bien ; à la supposition du mal, répond mal ; c’est en un mot que ma conscience, au moment où elle doute de sa lucidité, de sa moralité, de sa propre énergie, doute encore de son doute, doute de ce qui fait l’objet de son doute, doute, en un mot, d’elle-même.

Sous une forme restreinte, c’est toujours le Cogito ergo sum de Descartes.

Lorsque Descartes dit : Cogito, je pense, il fait parler le moi, l’être considéré dans l’universalité de ses fonctions, qui est la pensée.

Décomposez cette pensée, ce moi ; l’argument, pour être détaillé, ne perdra rien de sa force.

L’œil, se sentant voir, dira : Je vois, donc je suis.

L’oreille : J’entends, donc je suis.

L’estomac : Je digère, donc je suis.

Le cœur : J’aime, donc je suis.

Mettez telle faculté ou tel organe que vous voudrez, il dira : Je fonctionne, donc je suis. Si la pierre qui tombe pouvait parler sans cesser d’être pierre, elle dirait à Pyrrhon, à Berkéley : Je gravite, donc je suis.

Et remarquez la marche du raisonnement. Ce n’est pas de la notion métaphysique de substance ou de cause, mais bien du phénomène de la fonction, que Descartes a tiré cet argument qui tue le doute, argument qui du reste rentre dans la démonstration du Cynique, devant qui l’on niait le mouvement et qui se mit à marcher.

Eh bien ! il est en moi une faculté, partie intégrante et constituante de moi, faculté mal servie peut-être par mon intelligence, plus mal servie encore par ma volonté, mais dont vous, théologien psychologue, vous êtes forcé de reconnaître l’existence, puisque vous élevez le doute sur sa lucidité et son énergie, et que vous lui offrez le collyre de votre religion : c’est la Conscience.

J’entends par conscience, dans l’ordre d’idées que je traite, la faculté ou le contenant dont la Justice est le produit ou le contenu ; faculté qui est à la Justice par conséquent ce que la mémoire est au souvenir, l’entendement au concept, le cœur à l’amour, etc. Ceci nous explique en passant pourquoi la conscience et la Justice se prennent fréquemment l’une pour l’autre : la même chose arrive pour les autres facultés.

Avant donc de savoir si elle est obligée ou si elle ne l’est pas, antérieurement à toute idée de droit et de devoir, cette faculté vous dit : Il est des choses que je juge à priori être bonnes et louables, bien que je n’en aie pas encore l’idée claire, et que je ne sache si je suis ou non capable de les accomplir ; et ces choses, je les approuve, je les veux. Il en est d’autres que je sens être mauvaises, bien que je ne les distingue pas nettement d’avec les précédentes, et que je ne sache si j’aurais assez d’énergie pour m’en abstenir ; et ces choses, je les réprouve, je n’en veux pas. Donc je suis.

En deux mots, de même qu’il y a en nous une intelligence pour qui la vérité est bien, l’erreur mal, et qui, appelant l’une, rejetant l’autre, ne peut pas, à priori, douter d’elle-même ; de même encore que nous avons un certain goût pour qui la beauté est également bien, la laideur mal, et qui, les nommant toutes deux, ne peut pas, alors même qu’il ne les rencontrerait jamais, douter de soi : de même il y a en nous une faculté pour qui la piété filiale, par exemple, en soi est bien, le parricide mal, et qui, les jugeant tels, alors même que sa pratique serait contraire à ce jugement, ne peut pas davantage douter d’elle-même.

Malgré vous donc, il ne m’est pas permis de douter que je n’aie au moins cette notion, générale du bien et du mal ; puis, avec la notion, ce goût de l’un, cette horreur de l’autre, qui constituent la conscience : et cela, bien que je ne sache pas encore les discerner, bien que j’hésite à les produire, bien même que je me demande si je suis capable de les produire ou obligé d’y avoir égard. Elle est en moi, dis-je, cette conscience, antérieurement à tout acte de ma part, à tout empirisme, à tout lien de droit. Et c’est votre propre doute qui me la révèle, doute qui peut fort bien porter sur le genre, l’espèce, le degré, la nécessité, l’obligation, en un mot sur les circonstances, qualités et conditions de l’acte moral, jamais sur la fonction, qui est ma conscience, ni sur le produit de cette fonction, qui est la Justice.

Niez cela, et votre argumentation s’écroule : vous ne savez plus vous-même ce que vous dites. Car, lorsque vous objectez que je suis incapable par moi-même de discerner le bien du mal, et plus encore d’y conformer ma conduite, en raisonnant ainsi du bien et du mal vous supposez implicitement que j’en ai un sentiment ou une notion quelconque, par conséquent qu’il existe en moi une faculté d’appétition qui y répond ; absolument comme Pyrrhon, raisonnant de la certitude, supposait implicitement la pensée, par conséquent l’être.

VIII

Que si maintenant vous cherchez à l’existence du sens moral une explication psychologique, une raison en soi, il ne vous sera pas malaisé de la découvrir. La constitution animique de l’homme étant telle que l’instinct est subordonné à la réflexion, et que la sphère d’action de celle-ci s’agrandit sans cesse, tandis que l’instinct s’émousse et rétrograde, il en résulte que l’équilibre des affections et des appétits ne peut pas s’établir en lui de la même manière que chez les autres animaux. Il faut qu’il exerce sur les facultés que régissait l’instinct une domination proportionnelle à sa pensée même. En deux mots l’homme, parce qu’il est et devient de plus en plus intelligent, doit être d’autant plus maître de soi, animi compos : là est sa dignité. Or, telle est justement la fonction que remplit, d’abord vis-à-vis de lui-même, la conscience : c’est elle, en effet, qui ordonne les inclinations, les besoins, les passions, non-seulement pour la félicité du moment, mais pour la gloire de la vie entière. Vis-à-vis des autres son empire n’est pas moindre : c’est elle qui régit les rapports de service, d’échange, etc., alors que l’amour ou la haine, la cupidité, le caprice ou l’indifférence, menaceraient de jeter dans ces rapports une perturbation funeste. Ôtez à l’âme la Justice, vous la rendez acéphale : ce n’est plus l’essence d’un homme, c’est l’essence d’une bête, une contradiction.

Non-seulement donc la conscience existe en nous comme toute autre faculté, nécessitée par son objet et s’accusant par son action ; elle est la faculté souveraine que toutes les autres sont appelées à servir, comme les membres du corps servent le cerveau, tandis qu’elle-même n’en sert aucune. Par son commandement absolu elle refoule toute exorbitance, assure le sujet contre les injures qu’il peut souffrir, d’un côté de la fougue de ses sens et de ses passions, d’autre part de l’incursion de ses semblables, en même temps qu’elle garantit ceux-ci des injures que ce même sujet pourrait leur faire. C’est une voix qui plaide en nous contre nous-mêmes le droit du prochain, dès que notre égoïsme fait mine de le méconnaître ; voix qui fait taire toutes les suggestions de la sensibilité, de la convoitise, de la sympathie, du sang même et du cœur. L’offense à la Justice couvre l’offense à tout autre sentiment.

Voilà pourquoi, si mon père voulait me faire violence, je tuerais mon père, malgré mon instinct filial, et je ne pécherais pas contre la Justice ; si mon fils trahissait la patrie, j’immolerais mon fils, comme Brutus, et je ne pécherais pas contre la Justice ; si ma mère, parjure, assassinait mon père, pour introduire dans la famille un amant, je poignarderais ma mère comme Oreste, et je ne pécherais pas contre la Justice.

La Justice est plus haute que l’affection qui nous attache à père, mère, femme, enfant, compagnon. Elle ne nous empêche pas de les aimer ; elle nous les fait aimer d’une autre manière, en vue de l’Humanité. C’est pour cela que la Justice a été faite Dieu, et que celui qui a renoncé à Dieu adore toujours la Justice, bien qu’elle ne soit autre chose que le commandement de lui vis-à-vis de lui, le principe et la loi de la dignité sociale.

De tout ce qui précède il résulte, et c’est un point sur lequel je ne puis trop fortement insister, parce qu’il constitue le fondement de la morale humaine, que la Justice ne se réduit pas à la simple notion d’un rapport déclaré par la raison pure comme nécessaire à l’ordre social ; mais qu’elle est aussi le produit d’une faculté ou fonction qui a pour objet de réaliser ce rapport, et qui entre en jeu aussitôt que l’homme se trouve en présence de l’homme.

C’est ainsi, pour me servir d’une comparaison déjà faite, que l’union de l’homme et de la femme ne résulte pas seulement de la nécessité, conçue par l’entendement, de pourvoir par la génération à la conservation de l’espèce ; elle a aussi pour cause déterminante une faculté ou fonction spéciale, l’amour, et pour le service de cet amour tout un appareil organique. Dans le système de la nature, dès qu’il y a nécessité d’une chose, il y a appétence de cette chose, fonction animique et organique destinée à y pourvoir : hors de là, la chose prétendue nécessaire, tombant exclusivement dans le domaine de l’entendement, n’étant rien pour l’âme, n’est rien non plus pour la conscience, rien pour la morale.

XI

Preuve par les faits de la vie sociale.

Mais là ne s’arrête pas ma démonstration. La Justice, étant une fonction du moi, donne lieu à des manifestations multipliées, dont la spontanéité et la puissance ne permettent pas qu’on les rapporte à une hallucination de l’entendement, et qui ne s’expliquent, comme je viens de le dire, que par l’exercice d’une faculté positive. Citons d’abord les formes de la civilité, dont les peuples barbares se montrent souvent plus prodigues que les civilisés eux-mêmes.

Tous les hommes sentent que le moi est absolu, et, comme absolu, inviolable dans sa dignité. Aussi que de précautions, que de détours, en traitant avec lui ! Chez la plupart des nations européennes il est d’usage, parlant à une personne, d’employer le pluriel vous ; l’allemand va plus loin, il dit ils, au lieu de tu. Qu’une discussion s’élève, ce n’est jamais le moi que l’on contredit, et qui est censé se tromper ; c’est sa mémoire, son œil, son oreille, sa phénoménalité. Pour lui, il est réputé infaillible. Que ce moi soit mis directement en cause, il y a insulte, duel. Le point d’honneur, si susceptible, n’est, comme la dignité du patricien romain, qu’une forme de la Justice, sa thèse.

Le respect de la dignité acquiert une énergie centuple dans la collectivité sociale. Les cyniques, qui traitèrent de préjugé l’observation des convenances et osèrent s’en affranchir, ne furent guère moins détestés que les voleurs et les adultères : ils ne blessaient pas rien que le goût, ils violaient le respect public, c’est-à-dire, de toutes les facultés de l’âme la plus intolérante, la conscience. Le condamné même qu’on envoie au supplice, la société veut qu’il soit respecté : la Convention condamna à un mois de prison le valet de bourreau qui avait souffleté la tête de Charlotte Corday. Quelle manifestation plus frappante du sentiment profond de la Justice que ce cérémonial sur l’échafaud ! Et quelle puérilité de l’expliquer par un pur rationalisme, comme si la nation était sensible à l’injure et qu’elle réclamât vengeance ! Que la société se venge, c’est déjà un fait que n’explique nullement la théorie purement rationnelle du droit ; mais qu’elle se respecte dans sa victime, qu’en conséquence de ce respect l’exécution, de même que le jugement, ait lieu en plein jour, devant la foule assemblée, afin que la punition du coupable ne ressemble point au trac d’une bête féroce, voilà ce qui, dans le système du rationalisme, qui fait de la Justice une idée, comme dans celui du christianisme qui en fait une grâce, me paraît incompréhensible, absurde.

X

Mais, objectez-vous, que répondre à celui qui dit : Je n’éprouve pas ce sentiment de la Justice ; je ne sens pas en moi ce mouvement d’une faculté juridique, à laquelle vous rapportez toutes les institutions qui ont pour objet de régler le droit et le devoir, il serait mieux de dire, l’actif et le passif de chaque citoyen. Je comprends fort bien, du reste, que ma sûreté, mon bien-être, exigent de ma part l’observation de certaines conditions, hors desquelles mon existence est compromise. J’irai jusqu’à dire que la violation de ces conditions, en soi déraisonnable, me semble de plus ridicule, comme tout ce qui est faux, odieuse même, comme tout ce qui est nuisible : cela me suffit pour rendre raison des faits que vous citez. Quant à ce respect du semblable et de moi-même dont vous faites une réalité au même titre que l’amour, l’amitié, l’idéal, etc., j’avoue que je ne l’ai pas, que je m’en sens même tout à fait incapable.

Ajoutons, pour renforcer encore l’objection, que la Justice, telle que nous l’avons définie et qu’elle paraît seulement admissible, est à peu près nulle chez les enfants, médiocre chez les jeunes gens et les personnes de classe inférieure, d’autant plus faible enfin dans une nation que cette nation se rapproche davantage de la barbarie primitive.

Je réponds :

Tout ce qu’on peut conclure de ces allégations, c’est que la faculté juridique, comme l’amour lui-même, exige du sujet, pour son plein exercice, certaines conditions de développement hors desquelles elle est comme endormie ; quant aux exceptions individuelles, outre que les sujets se méconnaissent le plus souvent eux-mêmes, elles ne prouvent pas plus contre la réalité de la Justice que l’oblitération de la mémoire chez certains malades, la privation de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, ne prouvent contre l’existence des mêmes facultés dans le genre humain.

Oui, l’exercice du sens moral, de la fonction juridique, est lent à s’établir dans l’humanité : qui ne voit que c’est précisément afin de suppléer à cette lenteur que la nature crée en nous cette autre conscience tout idéale, d’autant plus vive dans le sujet qu’il se rapproche plus de l’enfance, le respect divin, la religion ?… Niera-t-on aussi que la religion ait son foyer dans une action particulière de l’âme, et n’y verra-t-on encore que le produit de notions erronées, à l’inverse de la science, qui est le produit de notions exactes ?

Je crois superflu de réfuter ici de pareilles opinions, dont la science elle-même a fait justice. Il est admis partout aujourd’hui, et la phrénologie la plus matérialiste le reconnaît, que la religiosité est un attribut de l’âme, un mode de son activité, ce que j’appelle une fonction ; tout ce que je prétends, c’est que cette religiosité, sorte de supplément à la Justice, n’est autre chose au fond que la forme première, idéale, objective, symbolique de la Justice, forme qui doit diminuer, s’atrophier, par le progrès de la Justice qu’elle représente. C’est pour cela que les races dont la théologie est la plus savante sont aussi celles qui ont fait le plus de progrès dans le droit : il suffit de nommer Rome, l’Italie, la France et l’Allemagne. C’est parce que la France fut jadis très-chrétienne qu’elle est devenue la France révolutionnaire.

Si les institutions civiles et judiciaires ont un sens ; si les lois de l’urbanité, si la noblesse, l’héroïsme, l’honneur chevaleresque, signifient quelque chose ; si la religion, que depuis trois siècles nous voyons progressivement s’éteindre, n’a pas été un phénomène sans portée, et si sa disparition appelle invinciblement un sentiment nouveau, plus réel, plus énergique, pour continuer son œuvre ; si la Justice enfin est le seul des préjugés humains devant lequel se taisent l’ironie et le blasphème, il faut en convenir, cette spontanéité, cet ensemble de manifestations, attestent dans l’homme la présence d’un sentiment supérieur, dont il est aussi impossible de rendre compte par la seule notion des nécessités sociales, qu’il est impossible d’expliquer l’amour par la seule nécessité de la génération.

La Justice est une loi nécessaire de la collectivité humaine : donc elle suppose dans l’individu, membre de cette collectivité, avec la notion de la loi, une faculté de conscience qui y corresponde ; donc cette faculté existe.

La Justice se définit, non-seulement comme notion d’un rapport, ce qui laisserait l’homme indifférent au droit et la société sans garantie, mais comme sentiment ou faculté : donc encore cette faculté existe.

Cette faculté juridique est attestée par le sens intime et le consentement universel : donc elle existe.

Elle est affirmée par la religion, qui pendant tout le premier âge de l’humanité la représente, la supplée, et à la fin s’identifie et s’absorbe en elle : donc elle existe.

Elle est manifestée par toutes les relations et institutions sociales, inexplicables dans leurs formes par la seule notion de l’utile : donc elle existe.

Elle subordonne, dirige, contient, réprime, sacrifie, en un mot balance, toutes les autres forces et facultés réunies : donc elle existe.

Nous verrons plus tard qu’elle seule rend raison de la distinction des sexes et du mariage, dont elle fait son organe ; que de plus elle est le principe unique de toute félicité publique et individuelle : donc elle existe.

Comme objet de la connaissance, la faculté juridique, ou plus simplement la Justice, réunit tous les genres de certitude : certitude de raison et certitude de fait, certitude de conscience et certitude d’habitude. Elle a pour elle l’entendement, le sens intime, la théologie, la fable, l’histoire, la pratique, les sens, tout ce qui compose la réalité humaine, collective et individuelle, physique et animique, idéelle et phénoménale. Nulle part, ni dans le monde de la nature, ni dans celui de l’esprit, ne se rencontre un pareil concours de témoignages. Elle est affranchie même de ce scepticisme invincible, révélé par Kant, qui désolait l’âme de Jouffroy, et qui, portant sur l’absolu divin, extérieur à l’homme, tombe devant la Justice, expression de l’absolu humain, à qui, d’après Descartes et Kant, il est défendu de douter de lui-même.

XI

La double preuve de la réalité de la Justice faite, et je rappelle que je la fais à la manière de Descartes, en m’appuyant, non plus sur une hypothèse transcendantale ou un postulé tiré de la nécessité sociale, mais sur le témoignage direct et les manifestations fonctionnelles de la conscience, tirons-en, toujours à la manière de Descartes, les conséquences anti-théologiques.

Si je possède la notion du bien, et si je le nomme, en un mot si je le pense, cela veut dire tout à la fois que je le fais et que je le suis, attendu, d’un côté, que penser c’est fonctionner, c’est faire, c’est être ; de l’autre, que ma pensée ne pouvant être séparée de moi, le produit de cette pensée est nécessairement mien, ce qui veut dire que l’homme est par lui-même et foncièrement juste, et qu’il ne devient injuste que par autre cause. Cogito, ergo sum.

En autres termes, toute pensée de Justice est un commencement de justification, de même que toute pensée d’amour est un commencement d’amour, toute pensée de raison un commencement de raison. Comme l’amour et la raison, la Justice, même simplement pensée, ajoute à notre être, elle l’amplifie et l’ennoblit ; pareillement le vice, même simplement pensé, est pour nous une diminution de l’être, une défaillance, un avilissement.

Ainsi je suis tout à la fois sujet et objet du bien que je pense, sujet et objet du mal, selon que ma conscience pense, veut, produit : tous ces mots sont synonymes, l’un ou l’autre.

Qu’ai-je besoin à présent, pour m’avancer dans la vertu, d’un protectorat transcendantal, Dieu, Messie, Esprit saint, ou autre ? C’est Descartes qui, après avoir renversé le pyrrhonisme en posant le moi, a donné l’exemple d’abandonner aussitôt la phénoménalité du moi pour s’attacher à l’absolu, et en déduire, dans l’ordre de la Justice comme dans l’ordre ontologique, les prétendues lois. Quel fruit avons-nous recueilli de cette méthode, si bien exploitée par Spinoza, Malebranche, les Écossais et les Allemands ? Nous n’avons point de morale : le panthéisme a fini, comme l’Église, par aboutir à la destruction de la liberté et de la Justice ; et si les honorables éclectiques qui nous prêchent au nom de Dieu n’ont pas à se faire le même reproche, ils ne le doivent qu’à leur inconséquence.

Toute théodicée, je l’ai démontré à satiété, est une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous est donnée à priori dans le fait même de notre existence, et qui constitue notre qualité d’hommes : nous y trouverons ces trésors de sainteté et de grâce que l’hallucination religieuse nous a fait placer dans le sein de l’infinie Miséricorde…


CHAPITRE III.

De la distinction du bien et du mal.

XII

Mais, dit-on, par où distinguer le bien du mal ? Quelle sera notre règle de droit, pierre de touche du juste et de l’injuste ? Comment la consulter, à chaque instant de la vie ? Est-ce la conscience encore, simple faculté d’appétence, que nous allons faire législatrice et justicière ? Un savant professeur l’a dit : Il y a science et conscience, et il s’en faut qu’elles s’accordent toujours. Comment les formules de la première deviendront-elles des décrets pour la seconde ? Est-ce la conscience qui jugera la science ? vous revenez au probabilisme, en admettant une autorité supérieure à la raison. Est-ce la science qui régira la conscience ? vous revenez à l’utilitarisme, et votre faculté juridique est hors de service. Oh ! vous nous avez déliés de la foi à Dieu et à l’Église, vous ne voulez plus ni tribunaux ni confessionnaux. Avez-vous trouvé le secret de faire rendre à la conscience privée des jugements justes, quand depuis le commencement du monde la conscience universelle s’égare ?…

Telle est la difficulté.

Les philosophes sont d’accord, et nous pouvons joindre à leur opinion celle des théologiens, qu’entre le bien et le mal il n’existe pas différence substantielle. Il n’y a pas, dit-on avec raison, deux principes dans le monde, l’un bon, Ormuzd, l’autre mauvais, Ahrimane ; deux séries de créatures, les unes bonnes en elles-mêmes et les autres méchantes ; deux séries de faits dans l’humanité, ceux-ci louables par essence, et pour cela toujours de précepte, ceux-là odieux, et pour cette raison toujours défendus. Dans le système de la nature, comme dans celui des évolutions de l’humanité, les créatures et les actions, au point de vue de la Justice, sont de leur nature indifférentes : c’est la loi de l’homme, c’est sa main, qui les qualifie.

Cela étant, on demande comment ce qui est de soi indifférent à la morale peut devenir, par la main de l’agent ou par la volonté du législateur, juste ou injuste, vertueux ou coupable ; comment l’indifférence qui appartient à l’acte ne s’étendrait pas à l’auteur ?

L’objection, comme on verra, repose sur un sophisme des plus grossiers. Mais tout grossier que soit ce sophisme, il n’en a pas moins fait son chemin, un immense chemin ; il règne dans la théologie, la philosophie, la jurisprudence, partout ; les hommes les plus honnêtes, les penseurs les plus circonspects, le répètent : et ce sera un vrai service à la science de le réfuter dans les règles.

XIII

Donnons d’abord à l’objection toute l’étendue qu’elle mérite.

En soi, c’est chose parfaitement innocente de manger ou de ne pas manger de l’anguille. Pourquoi Moïse a-t-il interdit ce comestible aux Juifs ? En quoi cette abstinence particulière intéresse-t-elle les bonnes mœurs ? L’adorateur de Jéhovah ne doute pas qu’il ne faille obéir à la loi ; mais sa raison, le respect de lui-même, exige qu’on lui montre que cette loi contient Justice, et c’est précisément ce qu’on ne lui dit pas. Comment la manducation de l’anguille, poisson sans écailles, viole-t-elle la Justice, alors que la manducation du brochet, poisson à écailles, ne la viole pas ? On dira peut-être qu’il y a là-dessous, comme pour la viande de porc, une raison de santé. À la bonne heure ! Mais ne confondons pas la Justice avec l’hygiène : depuis quand est-ce un péché de rompre l’abstinence prescrite par le médecin ?

Je commence à dessein par cet exemple, dans lequel il ne nous est pas possible, à nous qui ne croyons pas à Moïse et qui nous moquons de ses ordonnances, de découvrir le moindre caractère de moralité ; voici pourquoi : Rien de plus indifférent à la Justice que de s’abstenir de chair ou de poisson, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! demandent les sceptiques, sommes-nous sûrs que nos lois les plus essentielles, celles qui touchent de plus près à l’ordre et à la moralité publique, soient mieux fondées, dans leur objet, que celle-là ?

Exemples :

Les théologiens disputent entre eux de ce qui constitue le sacrement, ou, pour employer le langage profane, le lien du mariage : si c’est le consentement des époux, ou la formule prononcée par le fonctionnaire public, ou bien la consommation de l’acte conjugal, ou bien encore la réunion de toutes ces circonstances ? Et les théologiens ne sont pas d’accord ; pour mieux dire, ils sont d’accord que rien de tout cela ne fait le mariage, et ils ne savent encore aujourd’hui ce qui le fait.

Si c’est le consentement des conjoints et leur cohabitation, pourquoi tous les couples concubinaires ne sont-ils pas, ipso facto, déclarés par la loi unis en légitime mariage ?

Si c’est la formule sacramentelle, quelle est cette vertu mystérieuse, attachée à une phrase du Code ou du Bréviaire, et par laquelle, indépendamment de tout rapport subséquent, deux personnes de sexe différent sont unies, qui sans cela, et quoi qu’elles fissent, ne le seraient pas ? Pourquoi encore des publications, des témoins et autres formalités, si la collation du sacrement, par le ministre qui a le pouvoir de le donner, suffit ? Quand j’achète une maison par-devant notaire, je ne prends pas de témoins ; je ne fais pas trompetter mon acquisition dix jours à l’avance. Que signifie cette surcharge ?

Admettons les témoins, reste toujours à expliquer ce que peut être un mariage dont la cohabitation n’est pas l’élément essentiel. L’union légale de l’homme et de la femme serait-elle, comme le mariage de la religieuse avec le Christ, une épousaille spirituelle, dont la cohabitation physique est l’accessoire habituel, non obligé ? Alors autre chose est l’union des sexes, et autre chose le mariage. Qui empêche de marier les impubères, les eunuques, bien plus, les hommes entre eux et les femmes entre elles ?

Que si c’est la réunion de toutes ces circonstances qui constitue le mariage et donne à l’union de l’homme et de la femme sa moralité, on demande comment, dans un si grand nombre de cas, cette cérémonie solennelle est si peu efficace, si malheureuse ? D’où viennent tant de scandales, d’adultères, de divorces ? Tel, dans la liberté de ses amours, s’entoure de loyauté, de délicatesse et d’honneur ; tel autre dans son mariage est impur, gouverné par l’ambition et l’avarice. Qu’est-ce qu’un mariage qui vous a si mal mariés, tandis qu’à côté se rencontrent des amants que le concubinage unit si bien ? Évidemment, les gens qui se marient ne savent ce qu’ils font ; mais le législateur, le prêtre, le maire, le savent-ils mieux ? À quoi bon, dès lors, l’intervention du magistrat ? Quelle peut être l’utilité, au point de vue de la morale, de cette convention si universellement adoptée, le mariage ? La morale, la Justice en amour, que n’ont pu définir et sauvegarder ces mots de prostitution, de concubinage, de mariage, correspondant à des situations plus ou moins honorables, mais en réalité à des arrangements tout à fait arbitraires, ne sera-t-elle pas mieux assurée, comme le prétendent les communistes, par une liberté sans limites, que par toutes les formalités légales ?

Sous l’ancienne loi, la polygamie, que dis-je, polygamie ? la faculté d’avoir non-seulement plusieurs épouses, mais plusieurs concubines, en sus de l’épouse ou des épouses légitimes, cette faculté était reconnue, honorable, honorée ; celui qui en usait ne devenait pas adultère. Sous la loi nouvelle, au contraire, la monogamie est inviolable : le landgrave de Hesse, pour avoir pris une seconde femme sans quitter la première ; Louis XIV, pour avoir eu successivement, à côté de sa femme, deux ou trois maîtresses, sont condamnés par la loi divine et humaine. Comment ce qui était permis jadis est-il devenu illégitime ?… Jésus, sommé de délier ce nœud, répond que la polygamie a été accordée aux anciens à cause de la dureté de leurs cœurs, c’est-à-dire, à cause de l’ardeur de leurs sens, projectissima ad libidinem gens, c’est le mot de Tacite, à cause de la faiblesse de leur sens moral : explication qui n’en est pas une, qui accuse l’homme sans justifier le Dieu, et fait de la morale conjugale une question de tempérament.

Ce que nous venons de dire des rapports d’amour, il faut le dire de toutes les relations sociales, économiques, politiques et autres.

Il a plu à l’auteur du Code civil de déclarer usuraire tout intérêt du prêt supérieur à 5 pour 100 ; au-dessous de 5, l’usure cesse. Chez les Romains, le taux légal, variable selon les circonstances, était en moyenne 12 pour 100. Au Texas, il n’est pas rare que le capital placé à intérêt rende 30 et 40 pour 100, et dans ces conditions les emprunteurs réalisent encore de gros bénéfices. De ces faits et d’une infinité d’autres les économistes ont conclu, non sans raison, qu’il en est de l’intérêt des capitaux comme du prix des produits, qu’il varie selon l’offre et la demande, et que, si quelqu’un est à blâmer ici, c’est le législateur, qui a créé un délit en réglementant un fait non susceptible de réglementation.

Si quelque chose peut faire chavirer la Justice, c’est assurément que le législateur soit soupçonné d’ineptie ou d’arbitraire. Tout est usure ou rien n’est usure. Dans l’un comme dans l’autre cas, plus de règle morale, plus de Justice, ce qui cependant paraît aussitôt absurde. Car, si la société ne peut se passer de crédit, et si ce crédit doit être payé, il répugne cependant qu’il n’y ait pas pour le crédit, comme pour tous les services, un taux moyen, normal, susceptible par conséquent de devenir l’expression du droit.

Il me serait aisé d’étendre cette argumentation à tous les faits de la vie collective ou individuelle qui impliquent un rapport de Justice ; et je demanderais, à chaque article : Où est la moralité du serment ? où l’immoralité du parjure ? Où est la moralité de la propriété ? où l’immoralité du vol ? Mais il me répugne de ressasser des critiques devenues familières à tous les hommes instruits.

XIV

Une conséquence de cette incertitude dans la distinction du bien et du mal est que chacun, plus frappé dans son sens intime de l’immoralité de certains actes que de la criminalité de certains autres, se fait une morale à soi, toute différente de celle du prochain : ce qui produit la plus étrange cacophonie.

Tel, par exemple, est susceptible sur le point d’honneur, qui ne l’est pas du tout sur la Justice.

Tel se vante de n’avoir jamais touché la femme d’autrui, qui regarde la corruption des petites filles et la pédérastie comme choses indifférentes.

Sous Louis XIV les nobles trichaient au jeu, aujourd’hui ils ne trichent qu’à la Bourse. Les grecs sont regardés par ces honorables agioteurs comme les derniers des hommes.

Qu’est-ce que l’agiotage ? demandait naguère à M. Oscar de Vallée M. Mirès : je vous défie d’en donner une définition. Et le défi du financier est resté sans réponse.

L’onanisme à deux, condamné par l’Église et la médecine, est prêché publiquement par l’école de Malthus et par l’Académie.

Toutes les nations chrétiennes font profession de charité, tandis qu’elles refusent de reconnaître le droit au travail…

Tout cela n’est-il pas bien fait pour soulever le scepticisme, et faire sombrer à chaque pas les consciences ? Qu’est-ce donc enfin que le droit ? Qu’est-ce que la morale ?

Quelques-uns, que ce manque de précision et de fixité inquiète, disent que ce n’est pas dans la définition des actes humains qu’il faut chercher leur moralité, mais dans leur tendance, dans leur progrès.

Il est certain que toutes choses changent incessamment dans la société, non pas, comme on le croyait jadis, au gré du hasard ou d’un aveugle destin, mais suivant une loi qu’il est facile à des âmes religieuses de prendre pour une manifestation de la Providence. C’est ainsi que nous avions vu la condition du travailleur s’améliorer insensiblement, s’élever de l’esclavage au salariat, et tout à l’heure à la participation ; que la propriété, de féodale eti inaliénable, est devenue égalitaire et mobile, et que le principe de solidarité, à peine soupçonné des anciens, apparaît de plus en plus dans sa vérité et sa puissance. Ce mouvement est un des aspects les plus caractéristiques des mœurs humaines, et peut servir jusqu’à certain point de guide au moraliste. Ce sera, si l’on veut, un moyen d’utile prévoyance ; je nie sa valeur quant à l’obligation qui peut en résulter pour la conscience.

Le progrès dans la société, et en ne tenant pas compte des rétrogradations, dont il faut pourtant faire la part, est insensible ; il ne se manifeste qu’à de longs intervalles : en attendant quelle sera la règle des individus, dont la vie est si courte ? Supposant le taux moyen de l’intérêt de 12 pour 100 vers la fin de la république romaine, il a fallu dix-huit siècles pour l’abaisser à 5 pour 100. Depuis Charlemagne, que nous prendrons pour point de départ de la féodalité, il s’est écoulé près de onze siècles pour produire le système de gouvernement constitutionnel. Ainsi du reste. Entre temps, quelle était la règle des consciences ? Eût-il suffi d’invoquer le progrès, quand même elles en auraient eu l’idée ? Et nous qui avons l’air d’y croire, quel usage pouvons-nous en faire pour notre vertu ? Savons-nous seulement de quel côté nous allons ? Et si nous ne le savons pas, comment pouvons-nous nous flatter de posséder un critérium ? Où est le bien, où est le mal, à cette heure ; en France et par toute l’Europe ? Je défie qui que ce soit, philosophe ou prophète, s’il ne possède d’autres lumières que celles qui ont cours, de le dire.

XV

Pour démontrer l’existence en nous d’une faculté juridique, je me suis adressé à Descartes, l’un des pères de la Révolution. Pour trouver le principe de détermination de cette faculté, je m’adresserai à la Révolution elle-même.

Les premières déclarations (27 juillet-31 août 1789, 3 septembre 1791, 15-16 février et 24 juin 1793) n’avaient fait mention que des Droits de l’homme et du citoyen ; elles sous-entendaient plutôt qu’elles n’exprimaient les Devoirs.

Vint ensuite la déclaration de l’an III (22 août 1795), qui, au chapitre des Droits, toujours énoncé en premier lieu, ajouta, comme complément, celui des Devoirs.

Il y a d’abord, dans le simple fait de cette addition, un enseignement qu’il importe de recueillir : c’est que, d’après la Révolution, la conscience n’a originellement qu’une loi, à savoir le respect d’elle-même, sa dignité, sa Justice, Jus ; que cette loi lui est immanente, non communiquée du dehors ; et que c’est de la reconnaissance de cette loi en autrui comme en nous-mêmes que naît ensuite le devoir, ou la plénitude de la Justice.

C’est donc la formule de ce devoir qu’il nous importe maintenant de recueillir, puisque, si l’homme était seul, sa dignité n’ayant pas de corrélative, pas d’égale, il n’y aurait lieu pour lui de chercher la règle de ses obligations : sa morale se réduirait à la liberté.

Or, voici ce que porte la déclaration de l’an III :

« Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les cœurs :

« Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ;

« Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »

La formule est double, négative et positive : elle prescrit autant qu’elle défend. Mais ce n’est pas là ce que je veux relever, et sur quoi portera mon commentaire.

Ce que l’on n’a point assez remarqué, peut-être pas remarqué du tout, car je ne me souviens de l’avoir vu nulle part, c’est qu’au moyen de cette maxime, la première peut-être qu’ait formulée le cerveau humain, et dont on retrouve la trace chez les sages de la Chine plus de 2,000 ans avant Jésus-Christ, la distinction du bien et du mal est faite, conséquemment la loi édictée, pour tous les degrés de civilisation et tous les cas possibles.

C’est le Fiat lux du législateur, à l’aide duquel il n’y a plus d’actions indifférentes, quelque variable que soit la formule qui les régit ; plus d’incertitude sur le juste et l’injuste, en un mot plus d’excuse à l’infraction.

Un de mes regrets, en lisant l’Essai de M. Cournot sur les fondements de nos connaissances, a été de voir ce savant homme, entraîné par son idée fixe de la raison des choses, raisonner de la Justice et de la morale comme le théologien Mgr Th. Gousset, et appliquer son système de probabilité à la distinction des crimes et des délits : comme si la Justice avait sa raison dans les choses ! comme si cette raison juridique n’était pas au contraire, ainsi que nous le montre la Constitution de 95, tout entière dans les personnes ! Eh ! sans doute, monsieur l’Inspecteur, votre calcul de probabilité peut être utile s’il s’agit d’évaluer un produit, d’apprécier un service, une situation, un dommage, de fixer le juste prix des marchandises, le taux exact de l’intérêt ou de l’escompte ; mais ce n’est pas dans ce calcul, dans cette détermination objective, que se trouve la Justice, et, quelque erreur que nous commettions à cet égard, la certitude du droit n’en peut souffrir. La Justice est dans notre volonté et résolution de traiter autrui, en toutes choses, comme nous-même, c’est-à-dire selon le principe de l’égalité, autant qu’elle nous apparaît, et nonobstant l’erreur commise de bonne foi par les parties, laquelle erreur, quelque tort qu’elle fasse aux intérêts, ne compte, en morale, absolument pour rien.

Cette distinction établie entre la raison des choses, si mal à propos présentée comme critère de la Justice, et la raison des personnes, toute difficulté s’évanouit, tout s’explique ; les aberrations de la pratique restent condamnables, la conscience, qui s’y est livrée de bonne foi, est justifiée.

Ainsi, sous la loi païenne et mosaïque, l’esclavage est dans les mœurs, admis par le consentement universel, à tel point que le Pentateuque nous le montre comme un bien pour l’esclave, qui l’accepte, s’y tient volontairement, s’en honore, et souvent le réclame. Quel sera l’esprit de la loi ? C’est que le maître doit en toute circonstance traiter son esclave comme il voudrait en être traité si les rôles étaient intervertis, et l’esclave servir son maître comme il voudrait l’être dans le même cas.

Cela justifie-t-il l’esclavage ? En aucune façon. La loi part de l’hypothèse d’une commune ignorance ; elle statue d’après la donnée de l’opinion universelle, qui pose l’esclavage comme nécessaire, et ne reconnaît pas dans la raison des personnes un motif de le nier. Que si plus tard, avec le temps et l’expérience, là même opinion universelle vient à changer sur le fait de la servitude ; s’il est reconnu qu’un tel régime est contraire à la raison et à l’humanité, destructif de la personne et nuisible à tous les intérêts ; en un mot, si l’idée sociale, en s’élevant, répudie la servitude, alors que le législateur fasse son devoir. L’institution doit changer, et tout en changeant elle ne fera qu’accomplir, avec une plus parfaite intelligence, l’antique précepte, Faites à autrui comme vous voulez qu’il vous soit fait, lequel est invariable.

Je n’aurais donc rien à reprocher à la religion sur le fait de l’esclavage, si elle s’était bornée, comme la politique, à interpréter selon le progrès du temps et la mesure de l’opinion ce grand principe juridique de la raison des personnes. Au lieu de cela, elle s’est prévalu d’une soi-disant raison des choses qui n’existe pas ; elle a fait de l’inégalité des personnes un dogme de sa théologie ; c’est en vertu de ce spiritualisme qu’elle a consacré une première fois l’esclavage en le réglementant par le ministère de Moïse, une seconde fois le servage en le faisant entrer dans sa hiérarchie, et qu’elle s’efforce aujourd’hui de maintenir le salariat, dernière forme de la servitude !…

Qu’y a-t-il de plus inhumain que la guerre ? Et pourtant elle est susceptible de recevoir des applications nombreuses du principe, Faites à autrui, etc., applications dont l’ensemble forme le Droit de la guerre, deux mots qui rugissent de se voir accouplés. Ainsi, entre nations qui admettent ce droit, il n’est plus permis de massacrer les prisonniers, de tuer les parlementaires ; bien plus, les traités de paix conclus entre le vainqueur et le vaincu, traités dont le droit ne repose que sur la force, ces traités doivent être respectés comme s’ils avaient été consentis librement. Cela justifie-t-il la victoire ? Point du tout : le règne de la force ne peut jamais être le règne du droit, l’oppression d’un peuple est toujours une violation de la Justice ; mais, sous l’empire de la force, quand le plus faible a succombé, quand, au lieu de protester jusqu’à la mort par la révolte ou le silence, il a imploré et obtenu l’aman, comme dit l’Arabe, il est lié par sa propre soumission, par la raison de sa propre personne, et l’expérience prouve qu’il vaut mieux pour lui de toute façon y rester fidèle que se parjurer.

La polygamie, à une époque, est de droit commun. La femme, convaincue la première de son infériorité, ne s’en plaint pas, témoin la Circassienne, fière du haut prix auquel elle est achetée. Cela répugne à dire, et pourtant telle est l’expression du droit : Mari, traite tes femmes et tes concubines comme tu voudrais être traité par ton mari, si tu étais femme ; et vous, femmes, conduisez-vous envers votre chef comme vous voudriez que fissent vos femmes, si vous étiez hommes.

La loi qui, d’après cette formule, réglemente le droit des épouses, des concubines et de leurs enfants, est-elle une justification de la polygamie ? Non : elle part d’une institution spontanément et de bonne foi établie, et elle statue en conséquence. Maintenant, que l’idéal de l’amour s’élève ; que la raison des personnes, entre l’homme et la femme, soit mieux comprise ; qu’entre le mariage qui unit et la polygamie qui divise la contradiction éclate : alors la forme de l’union doit être modifiée. Au fond la Justice ne change pas ; elle reste absolue et immuable.

Le prêt à intérêt est indispensable aux relations commerciales. Dans l’état économique des premières sociétés, il y aurait injustice d’exiger que le propriétaire prêtât son capital pour rien ; en conséquence, le législateur autorise l’intérêt. Cela prouve-t-il que l’intérêt soit de sa nature chose morale, et que le gouvernement, qui le protége, en affirme l’équité ? Pas plus que l’Église, qui n’y comprend rien et qui s’y livre avec ardeur, ne le sanctifie elle-même. La Justice ne dit ici qu’une chose : Capitaliste, prêtez à votre frère aux conditions que vous voudriez raisonnablement obtenir, si vous étiez emprunteur ; et vous, emprunteur, acquittez-vous de vos engagements avec la bonne foi et l’exactitude que vous désireriez rencontrer, si vous étiez prêteur.

Lors donc que pour assurer, en ce qui concerne le prêt, l’observation du principe, le législateur ordonne que le taux maximum de l’intérêt, dans les affaires civiles, sera de 6 p. 100, dans les affaires commerciales 6 p. 100 ; cela veut-il dire que, dans l’esprit de la loi, le 5 ou le 6 aient en eux-mêmes quelque chose de plus moral que le 7 ou le 8 ? Pas le moins du monde. La loi rendue par le législateur équivaut dans ce cas à un contrat synallagmatique passé entre tous les citoyens, par lequel ils s’obligent les uns envers les autres à ne jamais exiger un intérêt supérieur au taux fixé par la loi, ou, si les garanties offertes par l’emprunteur ne paraissent pas suffisantes, à ne pas prêter du tout : application directe de la maxime, Faites aux autres, etc. ; Ne faites pas aux autres, etc.

Un jour, et c’est mon ferme espoir, la science économique apprendra aux hommes à se procurer les avantages du crédit sans qu’il en coûte aucune rétribution. La loi qui décrétera cette grande réforme condamnera-t-elle, comme immorale en soi, la pratique antérieure ? Nullement. La Justice, tout en suivant le progrès de la connaissance, ne cesse pas pour cela d’être identique à elle-même. Elle ne défend que la violence, l’injure à l’homme, soit dans sa personne, soit dans ses intérêts, de quelque manière que ceux-ci soient entendus. Vienne le jour où le principe de l’intérêt du prêt ne sera plus défendu que par une minorité de capitalistes contre le vœu national, et la loi marchera avec la science et l’opinion ? Autrement elle serait immorale.

Quant à l’agiotage, je me propose, pour l’instruction de M. Oscar de Vallée et de ses collègues, d’en faire l’objet d’une monographie spéciale.

En soi, et au point de vue de la Justice, l’esclavage, la guerre, l’usure, ne sont donc rien, la polygamie rien, la continence et la luxure rien, la propriété rien, le vol pas davantage. Ce sont des situations, des accidents, des fortunes, bonnes ou mauvaises, des erreurs du jugement si l’on veut ; quant à la moralité, néant.

Une seule chose est vraie, la Justice, c’est-à-dire l’obligation de se respecter en toute circonstance, et de respecter autrui, comme on voudrait l’être soi-même, si l’on était à sa place.

L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible peut être erronée, par conséquent la loi ou convention qui en est la suite manquer de justesse et être, sujette à révision ; la Justice est infaillible et commande toujours.

Ceci nous explique comment la distinction des viandes a pu devenir chez certaines nations un précepte de Justice. Quel qu’ait été le motif du législateur, motif qu’il est parfaitement inutile aujourd’hui de chercher, du moment que l’interdiction, proposée et acceptée de bonne foi, faisait partie d’une discipline de laquelle dépendait l’ordre et la conservation de la société, l’observance était juste et la violation répréhensible.

C’est d’après ce principe que la déclaration de l’an III a pu dire :

« 5. Nul n’est homme de bien s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois.

« 6. Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société. »

« 7. Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par ruse ou par adresse, blesse les intérêts de tous : il se rend indigne de leur bienveillance et de leur estime. »

XVI

Le principe de la certitude et de l’inaltérabilité de la Justice, ou de la raison des personnes, alors même que dans la pratique la loi est sujette à varier par suite de l’intelligence plus ou moins grande que nous avons de la raison des choses, ce principe, dis-je, peut servir à dissiper encore quelques nuages, que la confusion du point de vue objectif avec le subjectif, a fait naître, et qui font le plus grand tort à la morale.

Tous les casuistes distinguent les choses de précepte d’avec les choses de conseil.

Par exemple, il est de précepte de s’abstenir du bien d’autrui en toute circonstance ; il est seulement de conseil d’assister le prochain dans son indigence, de s’exposer au danger pour le sauver des mains d’un assassin ou de la dent d’une bête féroce.

Cette différence provient de ce que le précepte est fondé sur le droit, qui est absolu, tandis que le conseil est basé sur la charité, qui relève de la munificence gracieuse. Ceci revient à dire que, si nous devons, dans nos relations commutatives, faire à autrui comme nous avons droit d’exiger qu’il nous fasse, l’obligation n’existe plus s’il s’agit d’un accident de force majeure, pour lequel nous ne sommes pas engagés envers lui. Chacun chez soi, chacun pour soi.

La maxime de charité passant après la maxime de Justice, il y aurait ainsi, et quant aux choses, et quant à la conscience, une certaine hiérarchie de droits et de devoirs.

Comment se fait-il cependant que dans certains cas la maxime de charité prime le droit, et que l’homme qui agit autrement est réputé infâme ?

Un pauvre diable, dont les enfants crient la faim, vole, la nuit, dans un grenier, après effraction et escalade, un pain de quatre livres. Le boulanger le fait condamner à huit ans de travaux forcés : voilà le droit. Le volé pouvait effacer le délit et prévenir la peine en faisant volontairement au coupable don du pain : c’est ce que conseillait la charité. Par contre le même boulanger, prévenu d’avoir mis du plâtre dans son pain en guise de farine, et du vitriol pour levain, est condamné à 5 liv. d’amende : c’est la loi. Or, la conscience crie que le propriétaire et le législateur sont des monstres ; elle les range parmi les anthropophages. D’où vient cette contradiction ?

Je réponds que la conscience n’est que juste : c’est la loi pénale, c’est l’économie sociale, la propriété et la casuistique qui ont tort.

La loi positive, autrement dire la Justice appliquée, fondée sur une appréciation telle quelle de la raison des choses, n’étant jamais qu’approximative, ne peut aller jusqu’à sacrifier la raison des personnes. La contradiction surgit-elle ? La conscience dit et proclame que l’homme d’honneur ne doit pas attendre la définition du savant et le décret du prince : il supplée l’une et l’autre, cherche la Justice, et la pratique dans sa plénitude.

C’est en vertu de ce principe que l’Évangile, avec sa maxime de charité que quelques-uns ont de nos jours essayé de rajeunir, a fait illusion aux esprits. Cette vertu héroïque, que le Christ recommande à ses disciples, que l’Église ne cesse de prêcher, mais dont elle n’a jamais osé faire une loi, n’est autre que la compensation que les âmes généreuses apportent d’elles-mêmes à l’injustice du système ; compensation précieuse parce qu’elle est volontaire, mais insuffisante tant qu’elle ne sera pas convertie par la Révolution en lien de droit, et dont l’assistance publique, l’aumône organisée, fait une hypocrisie et une honte.

Le temps viendra où, par le développement de la science sociale, les rapports de Justice étant de mieux en mieux déterminés, les choses de conseil passeront dans les préceptes, à peu près comme on le voit dans le contrat d’assurance, qui a précisément pour but de remplacer par un droit positif le bénéfice précaire de la charité. C’est encore ainsi que pour le soldat l’obligation de secourir son camarade, même au péril de ses jours, de se faire tuer pour sauver le drapeau, est de justice : où en serait le pays, si sa défense dépendait d’une vertu de surérogation ?

J’en dis autant des choses de la vie privée, qu’on est dans l’habitude de rapporter à la morale de conseil : comme elles intéressent la dignité personnelle, puisque sans cela on n’en ferait pas l’objet de maximes, elles appartiennent, en vertu de la solidarité sociale, à la morale impérative, à la Justice. Il n’est pas indifférent à la société que l’individu, en toutes ses actions, se respecte : l’impureté privée, le vice secret, est le commencement de toute iniquité. Aussi je partage le sentiment d’Aristote, dans sa Morale à Nicomaque : ce philosophe soutient que la Justice n’est point une division de l’éthique, mais le principe même de l’éthique, qu’elle embrasse tout entière ; et je regarde, quant à moi, les sept péchés capitaux comme pouvant tomber sous le coup de la loi, aussi bien que la calomnie, le vol, l’adultère, et le meurtre.

XVII

Voici donc le pyrrhonisme vaincu sur les deux premières questions : la réalité du sens juridique, et la certitude de la distinction du bien et du mal.

Comme il est intelligent, aimant, industrieux, artiste, l’homme est digne, il est juste. La Justice est en lui comme toutes les autres facultés, se manifestant d’une manière qui lui est propre, et avec une certitude que n’infirment en rien les erreurs d’application.

Et comme la faculté juridique se distingue nettement de la faculté intelligente, industrielle, artistique, de même la notion de bien et de mal qui lui est propre n’est pas vaine, fugitive, variable, comme on l’a dit ; elle ne flotte pas au gré du tempérament des peuples, des suggestions du climat, du bon plaisir des révélateurs : elle est parfaitement nette, distincte, affranchie de toute confusion ; car elle ne résulte pas de la définition, impossible à donner, de faits variables et d’actes contradictoires, mais de la définition que la conscience fait d’elle-même, quand elle prend, si j’ose ainsi dire, sa propre mesure pour l’appliquer à autrui.

Qu’y a-t-il, s’il vous plaît, de mieux défini, de plus intelligible, de plus arrêté, de plus net, de moins susceptible d’équivoque, que l’égalité de respect ?

Autant le mathématicien est sûr de ne pas se tromper sur la notion d’égalité, si loin qu’il pousse ses démonstrations et ses calculs ; autant l’être moral est certain de ne pas s’égarer sur la notion du bien et du mal, puisque cette notion, qu’il en porte écrite en son âme, n’est autre que l’égalité même.

Comprenez-vous à présent ce que c’est que la conscience, et ce commandement absolu qu’elle se fait à elle-même de respecter les autres, comme elle veut qu’on la respecte ? Comprenez-vous pourquoi le principe de Justice doit être cherché exclusivement dans l’humanité, l’idée d’une révélation étant incompatible avec celle d’une Justice en progrès ?

De même que la lucidité est un besoin pour l’œil, la fidélité un besoin pour la mémoire, l’exactitude du jugement un besoin pour la raison, la science un besoin pour l’esprit, la beauté un besoin pour le cœur, la réciprocité un besoin pour l’amour, parce qu’il est de l’essence de tout organe et de toute faculté de trouver son bien-être dans la plénitude de sa fonction, son malheur dans l’amoindrissement ; de même l’égalité est un besoin pour la conscience : c’est son bonheur à elle, son droit, son devoir, sa nécessité, son obligation, tous ces mots sont synonymes. Hors de là elle souffre, se plaint ; elle vous assaillit de remords, elle vous tyrannise. Que puis-je vous dire de plus ?

Armée de son incorruptible critère, la conscience entre en action aussitôt qu’elle est placée dans les conditions qui le requièrent. Comme l’œil voit dès qu’il s’ouvre dans un milieu éclairé, comme le cœur aime dès qu’il est provoqué par un objet aimable, ainsi la conscience, dès qu’elle y est invitée par un rapport de personne à personne, fait entendre sa voix : Ceci est juste et cela injuste, ceci est bien et cela mal ; et nulle force de la volonté, nulle révolte des passions, ne sauraient la faire taire. De toutes les spontanéités dont l’ensemble forme notre âme elle est la plus puissante ; toutes les autres lui servent d’instrument ; elle n’est la servante d’aucune ; nous pouvons supporter la perte de celles-là, nous ne supportons pas la perte de celle-ci. Que pouvez-vous, encore une fois, souhaiter de plus positif, de plus catégorique, de plus clair ?

Mais l’imagination peut se tromper sur les qualités des choses : dans ce cas la Justice, sans changer de formule, procède à un autre partage. Rien, à mon avis, n’honore plus l’humanité, ne témoigne mieux de sa haute dignité, que cette révision ; rien, au contraire, n’accuserait plus énergiquement la Providence, s’il fallait admettre qu’en nous imposant la Justice elle nous eût laissés sans la moindre instruction. L’ironie de Pascal à l’adresse de la législation humaine, erreur en deçà des Pyrénées, vérité au delà, tombe directement sur la religion. En essayant, pour la réalisation de mon droit, de toutes les hypothèses, je prouve mon autonomie ; la révélation, qui me laisse aller et ne m’offre que ses sacrements et ses grâces, fait voir son impuissance. L’homme est tout désormais ; la Divinité, plus rien.

XVIII

La situation ainsi faite, nous n’avons plus à nous demander, comme tout à l’heure, s’il est une morale pour l’humanité, si la vertu et le crime sont des déterminations arbitraires, la Justice un vain préjugé.

Le problème se retourne : il s’agit de savoir comment, abstraction faite des erreurs involontaires, qui n’affectent pas la conscience, l’homme peut devenir coupable ; comment cette haute spontanéité, la conscience, reste si souvent impassible ; comment, tandis que la société ne devrait être composée que de justes, si l’homme obéissait, seulement avec la fidélité de l’animal, à la plus puissante de ses attractions, il y a tant de scélérats, tant de lâches ?

Mais ceci suppose que l’homme a le pouvoir de ne pas donner suite aux instigations de sa conscience, et de suspendre en son for intérieur l’action de la Justice. Quelle est cette puissance nouvelle ? Comment expliquer, dans la sagesse de la nature, ce nouveau conflit ?

Ainsi, nous n’échappons à une difficulté que pour tomber dans une autre. Le problème de la Justice et de la distinction du bien et du mal résolu, se présente aussitôt celui du libre arbitre et de l’existence du péché.


CHAPITRE IV.

Du franc arbitre. — Marche de l’idée.

XIX

Ici est le nœud gordien de l’éthique, que la religion a dans tous les temps présenté comme le plus profond de ses dogmes, et que l’éclectisme moderne, avec la fatuité qui le distingue, n’aperçoit seulement pas.

Ce que je vais essayer serait la plus téméraire des entreprises, si la loi du développement philosophique n’en avait fait la chose la plus attendue, la question la plus mûre, pour laquelle il suffit désormais de la lumière de l’histoire.

Il en est des idées comme des choses : elles ne se révèlent pas instantanément dans leur plénitude (ax. 6) ; comme des astres qui se lèvent dans le firmament de la pensée, elles ont leur période d’émergence ; qui sait si elles n’ont pas aussi leur couchant ?

Entre les religions, le christianisme est celle qui affirme le plus énergiquement la liberté : cela devait être. Sans parler de la grande question de l’esclavage qui donna le branle aux idées messianiques, c’est la liberté qui, selon la théologie chrétienne, est la cause du mal ; c’est par elle que le péché est rendu possible, l’intervention de Dieu et de la grâce nécessaire. Ainsi la liberté, bien ou mal connue, est le motif secret de l’établissement des cultes, de la constitution des sacerdoces et de la formation des Églises. Sans cette puissance de malheur, l’homme ayant conservé sa primitive innocence réaliserait sur la terre la vie des bienheureux, il n’aurait pas besoin d’expiation ni de discipline.

Malgré ce rôle immense que joue la liberté dans l’économie du christianisme, il ne faut pas croire qu’elle ait été pour les théologiens un principe intelligible, une chose définie, tombant sous l’appréciation du sens commun. Oh ! non : la liberté, comme la grâce, est pour le théologien un article de foi ; c’est le postulat nécessaire de la révélation, servant à rendre raison de la chute, et subsidiairement à motiver la rédemption et le gouvernement de l’Église, un mystère servant à expliquer d’autres mystères.

Ce mystère, la philosophie, plus entreprenante, s’est efforcée d’en donner l’interprétation. Mais, tandis que la théologie, donnant ses mystères pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour impénétrables, demeure ferme dans sa doctrine, la philosophie, en voulant définir la liberté, a constamment abouti à la nier : à telle enseigne que parmi les philosophes qui ont abordé la question, l’on ne saurait dire lesquels ont fait le plus de mal à la liberté, de ceux qui l’ont attaquée, ou de ceux qui ont cru la défendre. Sans doute il ne manque pas parmi les philosophes de gens qui croient au libre arbitre ; mais de gens qui l’expliquent, je n’en ai pas encore rencontré ; et je le répète, ceux qui s’imaginent le prouver le mieux sont ordinairement ceux qui le compromettent le plus.

Cette tournure singulière, dans un débat de si haut intérêt, est déjà par elle-même un fait très-remarquable, d’autant qu’elle ne vient pas de l’ineptie des penseurs, mais de la nature de la chose. Ce sera aussi le point de vue sous lequel nous procéderons à cette étude.

XX

Descartes.

Pour rendre plus intelligible la théorie du franc arbitre, qu’il avait exposée d’abord dans sa quatrième Méditation, Descartes, répondant aux sixièmes objections no 6, prend pour sujet de son hypothèse Dieu, en qui toutes les facultés, la liberté comme les autres, sont élevées à l’infini. Descartes, s’occupant de psychologie, fait comme le naturaliste qui considère un animalcule au microscope : ce que la faiblesse de sa vue ne lui permet pas d’apercevoir en lui-même deviendra sensible en Dieu, par le grossissement.

Qu’est-ce donc que la liberté en Dieu, c’est-à-dire conçue dans sa plus haute puissance, une liberté parfaite, complète, sans aucun mélange de détermination ou d’influence ?

« Dieu, répond Descartes, en faisant toutes choses, a agi avec la plus pleine, la plus souveraine indépendance : il répugne qu’aucune idée du bien, du vrai, du beau, ait été l’objet de son entendement avant que la nature de cette idée ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas d’une simple priorité de temps, mais bien davantage :je dis qu’il a été impossible qu’une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d’ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme dans l’école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l’un plutôt que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour avoir vu qu’il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l’éternité, qu’il a voulu le créer dans le temps ; et il n’a pas voulu que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu’il a connu que cela ne se pouvait faire autrement, etc. Mais, au contraire, parce qu’il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s’il eût été créé dès l’éternité ; et d’autant qu’il a voulu que les trois angles d’un tringle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela cela est maintenant vrai. Et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses… Et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très-grande de sa toute-puissance. »


En deux mots, l’idée en Dieu vient à la suite du vouloir, non le vouloir à la suite de l’idée : sans quoi, observe Descartes, la liberté, qui en Dieu doit être infinie, serait nulle.

Ainsi, bien différent de Platon, qui fait les idées coéternelles à Dieu et y trouve le principe de toutes les déterminations divines, Descartes soutient que les idées elles-mêmes sont une création de l’arbitre divin, qui ne peut ni ne doit pouvoir être déterminé que par lui-même. S’il plaisait à Dieu que les trois angles d’un triangle cessassent d’être égaux à deux droits, cela serait ainsi, dit Descartes. En sorte que ce qui semble à nos intelligences bornées nécessaire d’une nécessité absolue n’est jamais, pour l’intelligence infinie, que d’une vérité relative. Et si l’on demandait à Descartes à quoi peut servir, dans le gouvernement de la Providence, le libre arbitre de Dieu, une fois que le monde des idées et des êtres a été constitué par lui tel que nous le voyons, Descartes pourrait répondre, d’accord avec l’Église : À faire des miracles ! Voilà certes l’idée la plus complète, s’il était possible de s’y tenir, qu’on puisse concevoir de la liberté.

De cette conception idéale du franc arbitre, Descartes passe à la liberté réalisée, telle qu’elle nous apparaît dans l’homme, la plus libre, sinon la seule libre des créatures. Pour celui-ci, dit Descartes, les choses ne se passent plus de la même manière que dans l’entendement divin :

« L’homme, trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et, sa volonté étant telle qu’il ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu’elle embrasse d’autant plus librement le bon et le vrai qu’il les connaît plus évidemment, et que jamais il n’est indifférent que lorsqu’il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu’il n’en puisse aucunement douter ; et ainsi l’indifférence qui convient à la liberté de l’homme est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. » (Réponse aux sixièmes objections, n. vi.)

« Et certes, avait-il dit, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient ; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté. Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans être jamais indifférent. » (Méditation 4e.)


Tout cela revient à dire que la liberté est une spontanéité qui consiste, en Dieu, à produire toutes choses, même les idées et les lois de son entendement, quand et comme il lui plaît, et sans y être déterminé par aucune nécessité interne ou externe, attendu que la volonté de Dieu, sa faculté pivotale, le Père, est antérieure et supérieure, non-seulement à l’ordre du monde, mais même à l’ordre intellectuel. Dans l’homme, au contraire, la liberté consiste à embrasser la loi du bien et du vrai, c’est-à-dire la loi du système naturel et surnaturel dont il fait partie, à mesure que l’idée lui en est donnée soit par les révélations du dehors, soit par le secours intérieur de la grâce.

Toute considération d’un motif, même d’une loi de géométrie, fait cesser en Dieu la liberté ; au rebours, toute suspension des idées et des influences, soit physiques, soit hyperphysiques, la fait cesser dans l’homme.

D’après cela, on conçoit très-bien que Descartes définisse la liberté en Dieu, pouvoir de faire ou de ne pas faire, de nier ou affirmer, de poursuivre ou fuir une chose. Dieu, dont la spontanéité est infinie, antérieure à toute idée, capable de s’exercer à volonté dans le temps et dans l’éternité, Dieu, dis-je, d’après cette définition de sa spontanéité, est libre.

Mais il n’en est pas de même de la spontanéité humaine, qui, engagée dans le système de la création et des décrets divins, dont elle fait aussi partie, consiste seulement à suivre ce que lui proposent la nature et le Créateur. Aussi Descartes a-t-il soin de dire que, quant à ce qui est de nous,

« La liberté consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une chose que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »

Après cette explication, il n’est plus possible d’avoir égard ni à la liberté d’indifférence, qui n’est que la cessation de notre spontanéité, produite par la suspension des causes qui agissent sur elle, ni au sentiment intérieur que Descartes prétend que nous avons de notre liberté, et qu’il présente comme la preuve irrécusable qu’elle existe, puisque ce sentiment, n’étant autre que celui de la conformité de nos actions avec les lois de notre conscience et de notre entendement, qui sont celles de Dieu et de la nature, peut servir aussi bien à prouver que nous ne sommes point libres.

En résultat, l’homme est une spontanéité gouvernée par une législation qui l’enveloppe ; il est dit libre lorsque rien ne l’empêche d’obéir à ses lois : voilà tout ce qui ressort de l’argumentation de Descartes. Quant à la liberté véritable, au franc arbitre, c’est une faculté idéale dont la réalisation se trouve en Dieu, mais qui dans l’homme est sans emploi, et n’apparaît que comme une puissance de négation vis-à-vis de telle ou telle cause particulière dont il tend à s’affranchir, sans qu’il puisse s’affranchir jamais de l’ensemble des causes, qui le détermine et le presse.

Ce que Descartes appelle liberté d’indifférence, par un reste d’égard pour le préjugé, n’est qu’un état de raison, une sorte de point mathématique, servant à marquer l’instant indivisible où cette spontanéité, ne recevant d’aucun côté une impulsion prépondérante, resterait, par hypothèse, au repos. L’homme libre, suivant Descartes, c’est l’homme qui est entre la vie et le néant.

XXI

Spinoza.

Spinoza nie le franc arbitre avec autant d’énergie que Descartes en avait mis à l’affirmer. Pour cela il lui suffit de rétablir l’ordre dans la pensée de Descartes, et d’en tirer les conséquences.

Vous dites, fait observer Spinoza à Descartes, qu’en Dieu l’agir précède nécessairement le penser, qu’il répugne que le souverain Être ait été déterminé à la création par une idée quelconque du bien et du vrai. Je le pense comme vous. Mais alors à quoi bon l’intelligence en Dieu ? Lui prêter un entendement, c’est le faire à l’image de l’homme : vous devez rejeter cet anthropomorphisme. Par la même raison, à quoi bon une volonté ? Autant vaudrait prendre au pied de la lettre ce qui est dit dans l’Écriture, que Dieu se fâche, qu’ensuite il se repent, qu’il a des pieds, des mains, un visage, un derrière ; qu’il renifle la fumée des sacrifices, etc. Quant aux prophéties et aux miracles, par lesquels Dieu, créateur et ordonnateur du monde, se met en communication avec l’homme, atteste sa puissance, et fait acte de liberté, Spinoza les récuse, de manière que la liberté de Dieu, demeurant sans exercice, n’a plus même un prétexte d’existence.

Deux choses seulement, dit ce philosophe, résultent de la notion ou de l’essence de Dieu : 1o qu’il existe, c’est-à-dire qu’il est la substance unique et nécessaire ; 2o qu’il se développe en une infinité d’attributs, dont nous ne pouvons connaître que deux, l’étendue et la pensée. Comme étendue, Dieu produit les mouvements et les corps ; comme pensée, il produit les âmes. Mais il n’est lui-même ni corps ni âme, ni vie, ni entendement. Il est la substance, inaccessible aux sens, et qui produit éternellement toutes choses par son activité. Ce que vous appelez liberté en Dieu n’est donc pas autre chose que sa spontanéité infinie, spontanéité affranchie de toute détermination étrangère sans nul doute, mais qui se détermine elle-même par la nécessité de sa nature.

La liberté de Dieu, en un mot, est la nécessité même : Summa libertas, summa necessitas.

Pour établir sa théorie, Spinoza procède en façon géométrique, ainsi que Descartes en avait donné l’exemple dans sa Réponse aux deuxièmes objections ; en sorte qu’on peut dire que tout en Spinoza, principe, idées, méthode, est de Descartes.

Jusqu’ici, il est impossible de voir ce que les cartésiens pourraient répondre aux spinozistes. En un être nécessaire tout est nécessaire, d’autant plus que cet être est unique, qu’il n’y a rien hors de lui ni en lui qui puisse lui fournir l’alternative de faire ou ne pas faire, affirmer ou nier, faculté qui constitue essentiellement le franc arbitre, d’après les propres paroles de Descartes. En Dieu la liberté ne pouvant naître que des motifs que lui fournissent ses créatures, c’est-à-dire ses modes, implique contradiction.

Spinoza ne s’en tient pas à la théorie de l’Être nécessaire ; il suit son maître de point en point, et jusqu’au bout. Descartes, après avoir posé l’existence de Dieu, continue par la distinction célèbre de l’esprit et de la matière : le deuxième livre de l’Éthique de Spinoza a pour titre, De l’âme. Descartes, appliquant sa philosophie à la conduite de la vie humaine, avait composé un traité des passions : le 3e livre de l’Éthique est intitulé, Des passions. En un mot, si Descartes n’avait pensé, Spinoza n’eût point écrit ; et la raison en est simple, le système de Spinoza n’est autre que celui de Descartes, émondé, corrigé, mieux lié, rendu plus complet et plus conséquent, par un génie d’une extrême vigueur, et qui, tout en suivant une piste, déploie une originalité sans égale.

Spinoza ayant donc démontré, d’après Descartes, que la liberté ne peut avoir lieu dans l’Être nécessaire, la nie à plus forte raison dans l’homme : c’est son maître qui lui fournit ses arguments.

Descartes, en effet, pour qui le libre arbitre humain se réduisait déjà à si peu de chose, avait cru que, du moins, ce peu nous est suffisamment démontré par le sentiment intérieur. Je sens que je suis libre, dit Descartes ; rien ne peut aller contre ce témoignage de ma conscience : ce que je sens, je le suis.

Prenez garde, lui répondent à la fois Bayle, Leibnitz et Spinoza : vous avez pu légitimement raisonner de la sorte quand il s’agissait de votre existence, parce que le doute et le néant impliquent contradiction ; vous ne pouvez pas raisonner de même sur votre liberté, que vous n’avez point définie et que vous ne connaissez pas : tout ce que vous pouvez dire, est que vous vous sentez agir sans obstacle et sans contrainte, mais que vous ne sentez pas les causes qui vous déterminent.

Or, ajoute Spinoza, vous êtes toujours, à votre insu, déterminé ; je le prouve par la théorie de Dieu et de la création. Tout est nécessaire, en Dieu par la nécessité de sa nature, dans l’homme par la nécessité de la nature divine sur laquelle tout être est fondé, et dont nous ne sommes, dans notre corps et dans notre âme, qu’un double mode.

Et Spinoza n’a pas de peine à faire voir que, soit que l’on envisage l’essence divine, soit que l’on considère l’ordre de l’univers, la nature de l’âme, son union avec le corps, les influences, passions, motifs et mobiles de toute espèce qui l’assiégent et la font mouvoir, il est impossible de trouver rien qui justifie cette conception du franc arbitre, que le préjugé universel réclame. L’âme est un automate spirituel ; tel est le dernier mot de Spinoza.

XXII

Spinoza a donc raison contre Descartes, et par la raison même de Descartes ; a-t-il raison enfin ? Non, car il se contredit lui-même, et nul n’échappera à la contradiction.

Spinoza, à l’exemple de Descartes, composa son Éthique tout exprès pour apprendre à l’homme à se conduire par la contemplation et la pratique des vérités éternelles, à s’affranchir, par ce moyen, de l’esclavage des passions, dans lequel le précipite incessamment sa condition imparfaite, et à s’élever à la perfection de son être, qui est l’union en Dieu, la béatitude, le salut, soit, comme disait Descartes, la liberté.

N’est-il pas étrange qu’après avoir expliqué l’univers, l’âme, les passions, le péché, la misère, par le développement de la nécessité divine, Spinoza nous invite à sortir de cette misère, à laver ce péché, à combattre ces passions, à remonter enfin le courant de la nécessité, comme si, contre la nécessité, nous pouvions quelque chose ! et cela au nom de cette même nécessité, comme si la nécessité pouvait se défaire !…

Il faut le voir pour le croire ; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point ? L’Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc arbitre de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire que l’auteur n’en croit rien ; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles ?

Spinoza explique à sa manière par quelle dégradation des rayons du divin soleil les êtres qu’il crée nécessairement deviennent de moins en moins parfaits, les âmes de plus en plus obscures, leurs idées de moins en moins adéquates, et les passions auxquelles elles sont en butte de plus en plus fumeuses. C’est toute une théorie métaphysique de la chute, qui ferait honneur à la gnose chrétienne. Cette première partie de son travail effectuée, il montre comment les mêmes âmes, en vertu de l’activité qui leur est propre, et qui dans son système ne peut être au fond autre que celle de Dieu, doivent se relever de leur misère et tendre vers le souverain bien : théorie de la réhabilitation qui n’a rien à envier à celle des orthodoxes. Je ne ferai pas la critique de ce double mouvement, l’un qui exprime, si j’ose ainsi parler, l’irradiation des âmes hors de l’infini ; l’autre, leur rentrée dans l’infini. Je prends le système tel quel, avec toutes les corrections qu’on y voudra faire : il reste toujours que pour opérer ce retour il faut supposer dans le système, partout présente, une force de réaction égale à l’action. Je demande quelle est cette force. L’action, c’est la nécessité : Spinoza le démontre. Quel nom veut-il que je donne à la réaction, dont il suppose l’homme capable ?

« Dans les propositions qui précèdent, dit-il, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, peut contre ses passions. Il résulte de là que la puissance de l’âme sur les passions consiste : 1o dans la connaissance même des passions ; 2o dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée ; 3o dans le progrès du temps, qui rend celles de nos affections qui se rapportent à des choses dont nous avons l’intelligence supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses ; 4o dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses ou à Dieu ; 5o enfin, dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions. La puissance de l’âme se détermine uniquement par le degré de connaissance qu’elle possède, et son impuissance ou sa passivité par la seule privation de connaissance, ou par ce qui fait qu’elle a des idées inadéquates ; d’où il résulte que l’âme qui pâtit le plus est l’âme qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées inadéquates, et, au contraire, l’âme qui agit le plus est celle qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates. » (Éthique, liv. v, prop. 20, scholie ; trad. de M. Saisset.)


Il n’est pas possible de se faire plus complètement illusion. Ce qu’on vient de lire n’est autre chose que l’histoire du développement de la liberté ; mais, parce qu’il lui a plu de placer le point initial de ce développement dans une idée adéquate, Spinoza s’imagine que cette liberté, toujours grandissante, est nulle. C’est donc à l’origine même de cette genèse qu’il faut saisir le raisonnement de Spinoza, si l’on veut montrer la faiblesse de son système.

En dernière analyse, dit Spinoza, la puissance de l’âme se réduit à la connaissance, ce qu’il y a de moins libre, de plus fatal. Mais, observerai-je, pour connaître, il faut pouvoir connaître, il faut penser ; pour avoir une connaissance adéquate, il faut une puissance de réflexion égale à l’impression reçue : Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est la condition préalable et productrice de la connaissance ; elle n’en est pas l’effet : cela impliquerait contradiction. Or, il est de la nature de toute puissance de tendre à l’infini par l’absorption de ce qui l’entoure ; et quand Spinoza nous montre la puissance de l’âme se développant proportionnellement au degré de la connaissance, il ne fait autre chose, sans qu’il s’en doute, que raconter le progrès de la liberté aux dépens de la nécessité qu’elle se subordonne.

Tout le système de Spinoza repose donc sur cette pétition de principe : c’est au centre de l’âme qu’il place l’initiative de réflexion qui, par un système d’idées progressivement acquises, et d’épurations spontanément accomplies, doit conduire l’âme au souverain bien, ad Deum qui dedit illam. Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité, de plus en plus affaiblies, ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres ?…

Dans le christianisme, il y a, pour expliquer cette réhabilitation, ou, pour mieux dire, cette ascension des âmes vers l’infini, une action nouvelle de Dieu : c’est la grâce, création nouvelle, complément de la création première. Spinoza supprime la grâce, après avoir détruit la liberté, et il les remplace l’une et l’autre par des idées adéquates. C’est ce qu’on appelle communion sèche, l’hypothèse de la liberté en attendant la liberté.

Ainsi, Descartes affirme la liberté, et toute son argumentation tend à la détruire ; Spinoza la nie, et son système la suppose invinciblement. Tous deux, avec une puissance qu’on ne surpassera jamais, après avoir élevé jusqu’à l’idéal, l’un le franc arbitre, l’autre la nécessité, aboutissent à une égale contradiction.

XXIII

Leibnitz.

D’après la définition cartésienne ; le franc arbitre est l’indépendance absolue de la cause qui agit.

Mais, observe Spinoza, le franc arbitre conçu en Dieu, substance unique et infinie, cause souveraine et nécessaire, est identique et adéquat à la nécessité même. Une cause qui se développe spontanément, sans obstacle, sans influence ni déviation venue du dehors, produit son effet infailliblement, nécessairement. L’effet obtenu, la cause s’arrête et tout rentre dans le repos. Considérez un corps en dissolution : si ce corps est abandonné à lui-même, loin de toute influence perturbatrice, il se précipitera en cristaux réguliers : c’est l’image de la nécessité. Dieu, la cause infinie, ne s’arrête point ; il produit toujours, il rayonne éternellement : voilà toute la différence.

L’observation entendue, je reprends la parole contre Spinoza, et je demande si la nécessité peut réagir contre elle-même, faire rebrousser le courant de son action, le détourner, le retenir, puis le précipiter de nouveau, comme on le dit de la volonté de l’homme ? Et je réponds que cela est impossible ; que pour faire changer la nécessité il faudrait une cause, c’est-à-dire une seconde nécessité, ce qui implique contradiction. De même qu’une cause supposée libre, du moment qu’elle est influencée, perd la plénitude de son franc arbitre ; de même une cause supposée nécessaire, si elle peut être influencée, perd la plénitude de sa nécessité : elle tombe, comme la première, dans la contingence.

Là donc est le vice irrémédiable du système de Spinoza. La nécessité toute seule est impuissante à expliquer le monde. Aussi vrai que le franc arbitre de Descartes est une pure conception logique, une hypothèse idéale, comme le point mathématique, qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur ; aussi certainement la nécessité pure de Spinoza est une chimère. Et à quiconque nie le franc arbitre, la première chose à répondre n’est point d’alléguer, comme faisait Descartes et comme font aujourd’hui les éclectiques, le sens intime, qui ne prouve rien ici ; c’est de nier la nécessité.

Maintenant écoutons Leibnitz.

De même que Spinoza était parti de la contradiction de Descartes, il part de la contradiction de Spinoza. Pour que le monde existe, et surtout pour que l’humanité se développe, il faut absolument admettre quelque part une force de réaction, en sens inverse de l’action divine. Le système de Spinoza la suppose invinciblement, et rien ne saurait racheter en lui ce manque de logique, pour ne pas dire de franchise.

Mais avec l’hypothèse préalable d’un Être unique, infini, absolu, tel que le Dieu de Descartes et de Spinoza, le mal est sans remède. Plus d’âmes vertueuses et méritantes, plus même d’âmes : car, si la Justice sans la liberté est nulle, la vie sans activité propre est néant.

Que fait donc Leibnitz ?

Il change l’hypothèse fondamentale. À la cause infinie de Descartes et de Spinoza il substitue l’infinité des causes : voilà la réaction créée dans l’univers en quantité égale à l’action. La monadologie, en effet, débarrassée des ménagements dont l’entoure son auteur, n’a pas d’autre sens. C’est l’Absolu divin, avec son double attribut de pensée et d’étendue, que Leibnitz, d’un coup de baguette, divise à l’infini. De cette division à l’infini naissent les monades, forces infinitésimales, différentes entre elles de qualité, par conséquent susceptibles de coordination, capables enfin de se grouper et de former des mondes. Dieu lui-même n’est autre chose qu’une monade, la reine des monades, dont l’action prépondérante détermine la centralisation de l’univers et la liaison de ses parties.

Ici, l’action de Dieu n’est plus nécessitante d’une nécessité absolue, comme dans Spinoza ; il agit sur les monades en s’appuyant sur leur faculté même de réaction, par voie d’influence d’excitation, de contingence, non d’omnipotence.

Dès lors, sans doute, pas d’indépendance absolue ; mais aussi plus de nécessité absolue, ni en Dieu, ni dans l’homme. Dieu agit par raison, par la connaissance éternelle qu’il a des rapports des choses : en quoi, observe Leibnitz, son système a l’avantage de se concilier avec la doctrine de toutes les églises catholiques et protestantes, ce qui lui importait fort. Saint Thomas et les casuistes, Calvin, Grotius, etc., pensent comme lui.

Chez l’homme, plus de liberté d’indifférence, comme la supposait Descartes. L’homme est toujours influencé, excité, jamais nécessité. À ce propos, Leibnitz cite l’aphorisme des astrologues : Astra inclinant, non necessitant. Et il se moque agréablement des cartésiens et de Bayle, qui admettaient l’hypothèse de l’âne de Buridan, immobile entre deux prés :

« L’univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l’âne, coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d’autre. Car ni les parties de l’univers ni les viscères de l’animal ne sont semblables ni également situés des deux côtés de ce plan vertical. »

Il pouvait ajouter que, le fussent-ils à un instant donné, par le mouvement universel ils cesseraient aussitôt de l’être.

Tout est ainsi lié dans l’univers, non par une action absolue et nécessitante, mais par une réciproque influence : ce qui détruit à la fois la liberté pure et la nécessité pure, deux conceptions idéales, qui ne servent qu’à marquer les deux points extrêmes de la réalité.

De plus, comme toutes les parties de l’univers sont coordonnées entre elles, suivant la qualité spécifique des monades, et l’ensemble subordonné à Dieu, l’être souverain, il s’ensuit que l’univers, malgré l’imperfection relative de toutes ses parties, et malgré sa propre imperfection comparativement à Dieu, est cependant, au total, le meilleur possible.

Leibnitz n’était pas homme, comme Spinoza, à rompre en visière aux croyances établies pour un système de métaphysique ; il tenait à vivre bien avec les puissances, surtout avec l’Église. Aussi sa grande affaire fut-elle moins de démontrer sa synthèse dans sa rigueur dialectique, que de la concilier avec la foi. Toutes les objections lui vinrent de ce côté. Il n’y eut pas jusqu’à Bayle qui, au lieu de prendre le système des monades, comme il convenait, dans sa tendance réaliste et scientifique, ne se mit à chicaner l’auteur sur la prescience divine et la damnation. C’est là, en effet, qu’était le péril pour Leibnitz ; mais c’est là aussi qu’est la sottise de ses adversaires. Au lieu de risquer sa religion, le grand homme aima mieux risquer sa philosophie : cette reculade a peut-être coûté au monde cent cinquante ans.

Puisque Leibnitz faisait tant que d’éliminer l’absolu de la nécessité et du franc arbitre, il devait, pour être conséquent et au risque de passer pour athée, l’éliminer de partout. Sa pensée alors eût scandalisé le monde, mais elle l’aurait dominé. Au lieu de cela, Leibnitz s’efforce de rétablir l’absolu, en Dieu d’abord, dont il reconnaît l’infinité en tout attribut ; puis dans l’univers, qu’il soutient être le meilleur possible, ce qui devant la logique équivaut à la nécessité même. Cet absolutisme accordé, tout est prévu dans l’univers, le grand organisme ; tout est préordonné, prédestiné, harmoniquement préétabli, et nous retombons dans tous les inconvénients et toutes les contradictions de Spinoza. Que Leibnitz distingue tant qu’il voudra la nécessité métaphysique, la nécessité géométrique, la nécessité hypothétique ou contingente, la nécessité morale : l’enchaînement de toutes ces nécessités, sur lesquelles le monde est bâti, n’en constitue pas moins une nécessité absolue, au sein de laquelle toute action ou liberté propre s’évanouit. La faculté de choisir, que Leibnitz attribue à l’homme, malgré la multitude des influences qui le déterminent, se réduit à un simple vote, moins que cela, à la conscience de ses actes, à la conformité de sa volonté avec l’ordre de Dieu, avait dit Descartes. Leibnitz, en un mot, après avoir rendu la liberté possible, l’annule aussitôt par son meilleur des mondes, et par l’embarras où il est de trouver à cette liberté un emploi. L’homme sait qu’il est nécessité tandis que le monde ne le sait pas ; voilà toute la différence. Le fatum christianum et le fatum mahumetanum sont identiques.

On entrevoit que, pour franchir le pas indiqué par Leibnitz, il fallait une énergie révolutionnaire dont son âme religieuse n’était pas douée, et dont le dix-huitième siècle lui-même, jusqu’en 89, fut totalement dépourvu. Même après 89, la philosophie, allemande et française, recula devant cet abîme.

XXIV

Après Leibnitz, le sauve-qui-peut est général. Ceux qui se piquent d’exactitude se réfugient dans l’absolu, qui pour le Dieu de Descartes, qui pour le Dieu de Spinoza ; le grand nombre ferme les yeux et s’accommode d’un éclectisme superficiel, à la façon de Voltaire et de Rousseau : Dieu et La Liberté ! Aujourd’hui encore, le monde est plein de gens qui trouvent cela sublime.

Hobbes, cité par Leibnitz : « Une chose est censée libre quand la puissance qu’elle a n’est point empêchée par une chose externe. » Ce qui rentre dans la spontanéité, arbitrale ou nécessaire, de Descartes et de Spinoza.

Le même, cité par M. Renouvier : « Quand plusieurs passions agissent simultanément et contradictoirement, il y a délibération : les bêtes, comme les hommes, délibèrent. Quand la délibération est finie, il y a volonté. S’il n’y a ni délibération ni excitation d’aucune sorte, l’homme n’agit pas. » — Par où l’on voit que Hobbes passe par toutes les théories, sans qu’il s’en doute : tantôt cartésien, tantôt leibnitzien, tantôt spinoziste.

Bossuet est pur cartésien : il admet la liberté d’indifférence et croit que l’homme agit en certains cas sans motifs, ce qui revient à dire que la liberté, n’ayant ni rime ni raison, est inutile, n’existe pas.

Malebranche suit Descartes ; il admet une faculté de porter l’entendement vers les objets qui lui plaisent, et par suite de diriger les inclinations. Nous sommes en conséquence d’autant plus libres que nous connaissons mieux notre devoir, et que nous nous y attachons avec plus de force. — Une liberté qui consiste à se perdre elle-même, dit un critique, est-ce une liberté ?

Locke fait la liberté synonyme de puissance : toujours Descartes.

Hume nie la causalité, à plus forte raison la liberté. Sa philosophie est un idéalisme dont la forme est le doute ; c’est le fatalisme de l’impuissance.

Collins, Priestley sont déterministes : Qu’est-ce que le déterminisme ? Une idée brutale, qui, écartant l’absolu de Spinoza, place dans les choses le principe de nos déterminations, et fait ainsi de l’être pensant le bilboquet de la matière. Cela ne mérite pas même l’honneur d’une mention philosophique.

Écoutons les allemands.

Kant semble marcher sur des charbons.

« La volonté étant une sorte de causalité des êtres raisonnables, la liberté serait l’indépendance de cette même causalité de toute influence étrangère ; tandis que les êtres non doués de raison, déterminés qu’ils sont à l’action par des causes qui ne sont pas en eux, sont soumis à la nécessité physique.

« La réalité de la liberté ne peut être prouvée par l’expérience.

« La liberté n’est qu’une idée, une supposition nécessaire pour expliquer ce fait de la conscience d’après lequel nous nous attribuons une autre volonté que la simple appétition ; c’est-à-dire la faculté de nous déterminer à l’action comme intelligences, conformément aux lois de la raison et indépendamment des instincts de la nature.

« La réalité de la loi morale ne peut être prouvée qu’à l’aide de l’idée de liberté, qui est elle-même incompréhensible en soi. Cest pourquoi tout être qui ne peut agir autrement que sous l’idée de liberté est censé, à cause de cela, pratiquement libre. » (Willm, Histoire de la philosophie allemande, t. Ier, p. 368, 370, 373, 375.)


Si Kant ne nous dit rien de net, au moins il ne se compromet pas. Il se garde bien d’affirmer quoi que ce soit ; il ne connaît que des apparences. — Si la volonté était une cause, la liberté serait l’indépendance de cette cause. Or, la volonté est-elle une cause ? Aucune expérience ne le prouve. Au cas que la volonté soit cause, cette cause est-elle indépendante ? Rien ne le prouve davantage. La liberté étant admise comme cause, quels sont ses effets ? en autres termes, quelle est la fonction de la liberté et à quoi sert-elle ? Kant ne s’est pas même posé la question. Qu’est-ce donc que la liberté ? Une idée dont la morale a besoin pour s’établir elle-même !… Ceci est un sacrifice que Kant fait au préjugé universel, qui affirme, comme corrélatives, se supposant et se motivant réciproquement, la Justice et la liberté. Mais un philosophe ne sacrifie pas au préjugé, il le tue ou il le prouve. Kant, en un mot, ne sait rien : je serais plus content de lui s’il l’eût avoué de meilleure grâce.

Fichte ne reconnaît de liberté que dans le moi absolu, lequel moi n’est ni le vôtre ni le mien, mais seulement une idée, un idéal. Cela ne revient-il pas au Dieu de Descartes, qui pourrait faire un cercle carré, si tel était son bon plaisir, avec cette différence cependant, que Descartes prend son Dieu pour une réalité, tandis que Fichte ne fait du sien qu’une idée, un idéal ?

« La morale a pour principe la liberté : sa loi est la détermination absolue de soi par soi-même, et sa fin est l’indépendance absolue du sujet raisonnable de tout ce qui n’est pas lui.

« Mais cette liberté, qui est celle du moi idéal, cette aspiration à la liberté, ne doit pas être confondue avec ce farouche amour de l’indépendance, qui se manifeste comme esprit de domination oppressive : elle est soumission absolue à la conscience du devoir, qui n’est que l’expression de notre nature supérieure, de notre véritable être.

« Mais cette indépendance ne peut se réaliser dans l’individu ; elle ne peut se concevoir que comme liberté universelle, comme autocratie de la raison en général ; sa fin est un règne moral, réunissant tous les êtres raisonnables en une même conscience : en sorte que la moralité devient abnégation entière de soi dans l’intérêt de tous. » (Ibid., t. II, p. 344, 347.)


Se peut-il de plus grands poltrons que ces philosophes allemands ? Fichte est celui de tous qui passe pour avoir le mieux soutenu la liberté, et la philosophie ne doit jamais oublier qu’il est mort pour elle en héros. Du courage devant la mort, cela ne manque pas plus en Allemagne que de ce côté-ci du Rhin. C’est le courage devant l’Absolu, qui est rare. Newton se découvrait quand on prononçait devant lui le nom de Dieu ; Leibnitz lui sacrifie ses monades. Au nom de l’Absolu, Fichte nous enseigne que la liberté, ou, pour mieux dire, l’aspiration à la liberté, — il ne nous accorde pas davantage, — c’est la soumission, l’autocratie, le règne, l’abnégation, enfin le communisme. Il pose ainsi le problème de la philosophie du droit :

« Trouver une volonté qui soit nécessairement l’expression de la volonté commune, ou dans laquelle la volonté privée et la volonté générale soient synthétiquement réunies !… »

Croyez-vous qu’une pareille proposition effraie beaucoup à Saint-Pétersbourg, pas plus qu’à Paris ?

L’Absolu enivre tellement Fichte qu’il va jusqu’au dogme : il devient sacerdote, il est en pleine révélation.

« Je soutiens, dit-il, et c’est là l’essence de mon système, que par des dispositions fondamentales et primitives de la nature humaine est prédéterminée une façon de penser, qui à la vérité ne se réalise pas en chaque individu, mais qu’on peut exiger de chacun d’admettre ; qu’il y a quelque chose qui limite l’essor de la pensée, qui l’arrête et l’oblige, etc. » (Ibid.)


Étonnez-vous après cela que le peuple allemand, tombant du christianisme dans la philosophie de l’absolu, c’est-à-dire toujours dans la religion, se soit montré en 1848 si peu pratique, si peu amoureux de la liberté, si faiblement révolutionnaire !

Il est inutile que je cite Hégel : il nie, il raille la liberté, au même titre et de la même manière que Spinoza, exécutant ses devanciers, Kant et Fichte, comme Spinoza avait exécuté Descartes, et comme Spinoza, concluant, en politique, à l’absolutisme.

XXV

Après tous ces maîtres, la controverse pouvait paraître épuisée, et il était permis de ne pas attendre grand’chose de l’élucubration contemporaine. Mais, ainsi que je l’ai dit, le temps pousse, et le siècle ne passera pas avant que l’énigme soit devinée, et la chose rétablie.

M. Tissot, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Dijon, sait de chaque question tout ce qui en a été dit avant lui, et il le fait voir. Ce qui vaut mieux, M. Tissot s’est fait sur chaque question une opinion à lui ; malheureusement, il ne réussit pas aussi bien à la mettre en lumière. La cause en est dans la peine qu’éprouve tout professeur à s’affranchir, en écrivant, des habitudes et du style de l’école, de la ligne des programmes et de la poussière du doctorat, pour ne se souvenir que du public.

Voici ce que j’ai extrait des Nouvelles considérations sur le libre arbitre, publiées par M. Tissot (1849) à propos des Méditations critiques sur l’homme et sur Dieu, par M. Gruyer. L’idée mérite que je la rapporte, à cause de son caractère empirique, et parce que, sans dissiper encore les ténèbres qui couvrent la question, elle fait positivement échec au fatalisme.

Suivant M. Tissot, toutes les facultés et affections de l’homme se développent en deux séries ascendantes, parallèles, intimement liées l’une et l’autre, et qui enveloppent l’âme comme d’une double chaîne. La première de ces séries est donnée par l’organisme, la seconde par le mouvement de l’esprit. L’une forme, pour ainsi dire, le système de la passivité du moi, l’autre le système de son autonomie.

A ............................... B
Il y a de la matière, ............................... Il y a de la puissance,
des organes, ............................... de la spontanéité,
de la sensibilité, ............................... de l’instinct,
des besoins, ............................... de l’activité,
des affections, ............................... des facultés,
des passions, ............................... de la volonté,
des impressions, ............................... de la délibération,
des influences, ............................... de l’option,
des intuitions, ............................... de l’erreur,
des conceptions, ............................... du remords,
de la mémoire, ............................... de la révolte,
des associations d’idées, ............................... de la résipiscence,
des mobiles, ............................... la foi qu’on est libre,
des motifs, ............................... la haine de toute tyrannie,
Il y a donc de la nécessité. ............................... Il y a donc de l’autonomie.

Ces deux séries se supposent réciproquement, et ne peuvent se passer l’une de l’autre : ainsi il n’y a pas de volonté sans motifs, ni d’intuition sans puissance, ni vice versâ. C’est toujours l’opposition irréductible du moi et du non-moi, qui fait la base de la création, et se montre en plein dans l’humanité.

Or, cette antinomie, quoi qu’on ait dit, ne se résout pas, et tous les efforts tentés dans ce but aboutissent à une escobarderie. Les deux ordres de phénomènes, une fois posés, se déroulent chacun suivant sa loi propre, sans qu’il soit possible ni de les expliquer par le même principe, ni de les résoudre en une expression identique. Ils subsistent l’un vis-à-vis de l’autre : il serait aussi puéril de confisquer celui-ci au profit de celui-là que de les faire tous deux disparaître.

Ce n’est pas tout : chacune des deux séries est en gradation, allant, la première des attractions de la matière brute aux aperceptions les plus abstraites de l’entendement ; la seconde des mouvements spontanés de la force végétative aux protestations les plus héroïques de la conscience. De sorte que, comme il y a des degrés dans la nécessité, il y en a aussi dans l’autonomie. Là, c’est le joug qui pèse sur la volonté plus ou moins lourdement ; ici, c’est la force qui apparaît plus ou moins énergique, sans qu’on puisse assigner de limite à cette double échelle, soit en minimum, soit en maximum.

Telle est, dégagée de sa psychologie abstruse et d’une argumentation quelquefois malheureuse, la pensée de M. Tissot.

J’avoue, quant à moi, que tout cela me paraît d’une excellente philosophie. C’est précisément ce que je disais tout à l’heure en parlant de Spinoza : Pouvez-vous expliquer tous les phénomènes de la nature et de l’humanité par le principe unique de la nécessité divine ? Non, évidemment, puisque vous avez besoin, pour créer le monde et la société, d’une force de réaction que la nécessité ne peut pas fournir. Donc, si vous niez la liberté, qui par son évolution ascendante explique cette réaction et tous les faits qui en découlent, je nierai à mon tour votre nécessité qui ne peut rien faire qu’à la condition de réagir contre elle-même en engendrant des forces libres : ce qui est une contradiction.

De la théorie de M. Tissot il résulte donc que, s’il n’y a pas dans l’univers de liberté pure, il n’y a pas non plus de nécessité pure ; que l’on ne peut pas dire que rien soit absolument fatal, rien absolument libre. Et il faut bien admettre qu’il en est ainsi, puisqu’il n’existe pas, qu’il ne saurait même exister de phénomènes qu’on puisse attribuer exclusivement à la liberté ou à la nécessité.

C’est quelque chose assurément de nous avoir fait franchir ce pas, et l’honneur en revient originairement, ainsi que je l’ai montré, à Leibnitz. Mais ici la question se représente sous une autre forme. On demande si cette liberté générale, si cette force de réaction, dont la présence se fait partout sentir dans les choses, n’existe pas à un degré supérieur et avec des qualités spéciales dans l’homme. Car, il faut l’avouer, nous ne serions guère plus avancés, nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres, et le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la liberté de l’homme se réduisait à une spontanéité comme celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et se réfléchit, de la plante qui végète, de l’animal qui obéit à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité n’est pas la liberté, du moins elle n’est pas toute la liberté que l’homme réclame. Il vise plus haut : il lui faut la souveraineté et l’indépendance, il lui faut le franc arbitre ; et ce franc arbitre, tout le monde, M. Tissot lui-même, le sacrifie. Pouvions-nous l’attendre de ce dualisme mystérieux, suivant lequel la liberté n’est jamais tout à fait libre, la nécessité jamais tout à fait nécessaire ? Nous pensions avoir saisi un rayon de lumière : ne serait-ce point que nos ténèbres se sont épaissies ?

M. Dunoyer nous fera faire un pas de plus.

XXVI

M. Dunoyer, membre de l’Institut, l’un des esprits les plus originaux et des caractères les plus honorables de l’époque qui suivit le premier empire, a ce qu’il me permettra d’appeler un travers d’esprit qui gâte ses excellentes qualités : c’est une horreur excessive de la métaphysique et de toute théorie tendant à ramener la science économique à des notions premières, surtout à des notions de droit.

« Je ne supporte pas ces philosophes dogmatiques qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernements ont le devoir de faire, et les nations le droit d’exiger. Chacun doit être maître de sa chose ; chacun doit pouvoir dire sa pensée ; tout le monde devrait participer à la vie publique : voilà leur langage accoutumé. Je ne m’explique point de la sorte, je ne dis pas sentencieusement : Les hommes ont le droit d’être libres ; ils ont le droit de vivre, etc. — Le droit d’être libres ! J’aimerais autant dire qu’ils ont le droit d’être intelligents, actifs, instruits, justes ; que deux lignes ont le droit de former un angle, que l’eau a le droit de se changer en gaz, etc. À quoi tout ce verbiage peut-il servir ?… La question est de savoir comment l’homme peut être libre, comment il arrive qu’il le soit, quelle mesure de liberté il peut obtenir dans telle ou telle condition donnée, par quelle réunion de connaissances et d’habitudes ils parviennent à exercer librement une industrie, à s’élever à la vie politique, etc. » (De la Liberté du travail, tome Ier, page 17.)

M. Dunoyer, en un mot, remplit le vœu de M. Babinet. Au lieu de commencer dans les sciences morales et politiques par l’en soi des choses, suivant l’ancienne méthode, et d’aller ainsi de l’inconnu à l’inconnu, il commence par les phénomènes : méthode excellente, surtout quand il s’agit de définir des notions et de démontrer des lois, et qui est aussi la mienne. Mais que la loi arrive par forme de conclusion ou par forme de principe, elle n’en demeure pas moins pour cela une expression métaphysique, et, s’il s’agit de morale, une formule de droit qui, devenant immédiatement une obligation pour la conscience, peut être opposé par l’individu à la société, par le citoyen à l’État, et réciproquement.

Étudions donc les phénomènes et ne médisons pas des principes : car, si les premiers nous rendent les seconds plus intelligibles, ceux-ci à leur tour résument les autres et les expliquent ; il n’y a pas plus de dogmatisme d’un côté que de l’autre.

Conformément à sa méthode, M. Dunoyer entreprend donc de nous dire comment, par le travail, la science, la Justice, l’homme et la société deviennent libres.

Mais, contrairement à sa méthode, il ne peut s’empêcher de nous dire tout d’abord ce qu’il entend par le mot liberté. Il est vrai qu’il ne donne sa définition qu’après un dernier camouflet à la métaphysique :

« On a beaucoup cherché si le mobile des facultés de l’homme était en lui-même ou hors de lui, en sa puissance ou hors de sa puissance ; s’il donnait son attention, comparait, jugeait, désirait, délibérait, se déterminait, parce qu’il le voulait et comme il le voulait ; ou bien si ses facultés étaient mises en jeu sans lui, malgré lui, par l’influence de causes sur lesquelles il n’avait aucun empire, et si le résultat de leur travail était aussi indépendant de sa volonté. Certains philosophes ont prétendu qu’il était également maître de leur action et des résultats de leur action ; d’autres ont nié qu’il eût sur elles un tel pouvoir, etc. — Je n’ai point à m’occuper de ce débat.

« Que l’homme ait ou n’ait pas en lui-même le premier mobile de son activité, on conviendra du moins qu’il n’agit pas toujours avec la même aisance ; on m’accordera, sans doute, qu’il peut y avoir dans ses infirmités, son inexpérience, ses vices, ses dispositions à la violence et à l’injustice, des empêchements à l’exercice de ses facultés ; on m’accordera sûrement aussi qu’il parvient, plus ou moins, à s’affranchir de ces causes naturelles de faiblesse et de servitude, et qu’à mesure qu’il y réussit, il entre en possession d’une certaine puissance, d’une certaine facilité d’action, qu’il ne sentait pas en lui auparavant.

« Au rebours, lorsqu’il vient à désapprendre ce qu’il avait appris, à recontracter les vices et les infirmités dont il était parvenu à se défaire, il perd peu à peu le pouvoir qu’il avait acquis, et repasse par tous les degrés de son ancienne impuissance.

« Ce que j’appelle liberté, c’est le pouvoir, la puissance d’agir, qui se manifeste et qui croît en nous à mesure que nous parvenons à délivrer, débarrasser, désobstruer nos facultés des obstacles de toute nature qui en gênent ou en arrêtent l’exercice. » (De la Liberté du travail, t. Ier, p. 23, 24 et suiv.)


Cette définition, essentiellement pratique, une fois donnée, M. Dunoyer montre ensuite, chapitre par chapitre, comment la puissance de l’homme sur la nature et sur lui-même est au plus bas degré à l’état sauvage, comment elle est plus grande dans l’esclavage, plus grande encore dans le servage, etc. Il prend la mesure, la jauge de la puissance compatible avec toutes les conditions de race, de climat, d’institutions politiques, de religion… C’est le sujet de son livre (3 vol. in-8o, Paris, Guillaumin).

Je pourrais chicaner M. Dunoyer sur les termes de sa définition, et lui montrer qu’elle contient une pétition de principe. La liberté, dites-vous, est la puissance qui se manifeste dans l’homme à mesure qu’il se débarrasse des obstacles qui entravaient cette puissance. Or, pour que l’homme se débarrasse, il lui faut déjà de la puissance. Quelle est cette puissance en vertu de laquelle il ouvre le chemin à sa puissance ?…

Mais ne soyons pas si sévères, admettons que la puissance qui dans l’homme apparaît à mesure qu’il se débarrasse de ses entraves est la même que celle en vertu de laquelle il se débarrasse. Toute autre interprétation, nous menant de puissance en puissance à l’infini, doit être écartée. Ce que je veux recueillir de l’idée de M. Dunoyer, c’est qu’appliquant la théorie de M. Tissot, que du reste il ne connaissait point, savoir, qu’il y a des degrés dans la fatalité et dans la liberté, que ni l’une ni l’autre ne saurait être jamais absolue, qu’elles forment deux séries parallèles et irréductibles, il nous montre à son tour la liberté en émersion progressive, gagnant du terrain sur sa rivale ou en perdant, selon qu’elle manœuvre avec plus ou moins d’énergie et d’intelligence. De sorte que la liberté nous apparaît maintenant, non plus seulement comme une spontanéité, une connaissance adéquate, un désir de conformité à l’ordre de Dieu, mais comme une fonction en perpétuel travail, la fonction motrice de cet être étonnant, l’homme, dont la Justice est la faculté ou fonction directrice.

Quelle est maintenant cette fonction ? quelle est sa raison ontologique ? quel est son objet ? quelles sont ses limites ? Va-t-elle jusqu’au franc arbitre, ou y tend-elle seulement ? A-t-elle une part, et quelle part, dans l’économie du monde et le gouvernement de l’humanité ? À quels effets, à quels actes, pouvons-nous la reconnaître ?… Il faut une réponse, et M. Dunoyer est loin de nous la fournir.

XXVII

L’événement du 2 décembre 1851 était de nature à raviver la controverse sur la liberté. Elle fut en effet reprise, d’abord par MM. Jules Simon et Oudot, le premier dans son livre du Devoir, le second dans son traité de la Conscience et de la Science du Devoir ; puis, par MM. Charles Renouvier, Lemonnier et Michelet (de Berlin), dans la Revue philosophique et religieuse.

J’ose dire que ces discussions sont loin d’avoir donné le résultat que semblaient appeler les circonstances.

Et d’abord M. Jules Simon me permettra de lui dire que pour un homme de son talent et de son caractère, dont la Révolution attend quelque chose, les cent pages qu’il a écrites sur la liberté sont impardonnables : elles suffisaient, je le crois, pour l’édification de l’Académie qui les a couronnées ; elles ne sauraient trouver grâce devant des juges qui demandent autre chose que de l’érudition.

La théorie de M. Simon est un composé des idées de Descartes, de Leibnitz et de Kant ; il y en a peut-être encore d’autres.

À Descartes, il emprunte la soi-disant preuve psychologique ou du sens intime, inadmissible depuis la critique qu’en ont faite Bayle, Spinoza et Leibnitz. À Kant, il prend ce fameux postulat où le philosophe se borne à répéter fort doctement, après tout le monde, que la liberté est indispensable à la morale, il serait plus exact de dire au Code pénal ; que sans la liberté il n’y a ni mérite ni démérite, et autres considérations édifiantes ; mais de la liberté elle-même ne disant mot, n’en indiquant ni l’objet ni l’utilité, s’excusant au contraire devant la contradiction flagrante. Avec Leibnitz, enfin, M. Simon rejette la liberté d’indifférence de Descartes, reconnaît que la liberté n’agit jamais sans motifs, ce qui est très-vrai, mais ce qui précisément rend douteux le franc arbitre et semble réduira l’homme à la seule spontanéité.

Oui, redirai-je à M. Simon, la preuve psychologique est de droit quand il s’agit de l’existence, puisque douter que l’on doute implique contradiction. Elle est de droit encore quand il est question d’une faculté en plein exercice, d’une faculté observée, reconnue, définie, dont les manifestations ne peuvent plus dès-lors être confondues avec celles d’aucune autre faculté, mais dont le produit est attribué à une cause surnaturelle, telle qu’est la conscience. Je dis que dans ce cas la preuve psychologique est aussi de droit, puisque le doute élevé sur l’autonomie de cette fonction devient également contradictoire.

Mais le doute qui frappe la liberté est d’un tout autre genre : ce n’est plus dans ce doute qu’est la contradiction, c’est dans la notion même de liberté. D’un côté, vous dit-on, et vous l’avouez vous-même, la liberté n’est jamais pure, puisqu’elle est toujours accompagnée de motifs ; d’autre part, on vous fait observer qu’une liberté sans motifs, telle que le génie de Descartes la pose en Dieu, est inintelligible. Il s’agit d’après cela de savoir ce que peut être la liberté, si tant est qu’elle soit encore quelque chose. Dites ce qu’est la liberté, distinguez-la de tout le reste, définissez-la, montrez-en la fonction : vous serez reçu ensuite à invoquer le sens intime. Mais affirmer l’existence d’une chose, alors que vous ne savez pas le premier mot de cette chose ; à cette occasion reproduire le fameux argument de l’école, Je veux lever mon bras et je le lève, et décomposer cette élévation en quatre moments dont les deux premiers emportent négation de la liberté et les deux autres ne font qu’en rappeler l’hypothèse, ce n’est pas expliquer, définir, démontrer la chose en question, c’est enfariner vos lecteurs.

Quant au sentiment moral, à la joie qui suit les bonnes actions, au remords qui accompagne les mauvaises ; quant à toutes ces manifestations du moi collectif et individuel qui préjugent, dit-on, la liberté, je réponds une fois pour toutes : Oui, j’admets qu’elles la préjugent, mais je nie qu’elles la jugent ; elles sont si loin de la juger, que les plus grands moralistes, Descartes, Spinoza, Malebranche, y ont vu précisément un motif de plus de nier la liberté, la réduisant à un simple attrait, à un désir, qui nous rend heureux s’il est satisfait, malheureux s’il est empêché, et définissant en conséquence le libre arbitre par son usage, conformité de la volonté à l’ordre de Dieu.

Je ne dirai rien de M. Oudot, qui suit en tout M. Jules Simon, jusque dans la manière d’accorder la liberté humaine avec la prescience divine. Fureur de l’absolu ! C’est à peine si la philosophie, d’après la moins justifiée de ses hypothèses, la Justice transcendantale, ose nous dire libres ; et déjà elle tremble que cette liberté ne cause du vacarme là-haut ! Eh ! philosophes du bon Dieu, connaissez-vous vous-mêmes, vous en saurez toujours assez de l’Autre.

XXVIII

M. Renouvier, répondant dans la Revue philosophique et religieuse à M. Lemonnier, a très-bien fait valoir contre son adversaire, qui d’ailleurs l’accordait, la faculté qu’a l’homme d’agir sur lui-même, de s’efforcer, de tâcher, de s’éduquer ; faculté qui est précisément celle que suppose Spinoza, et dont il rend compte au moyen des idées adéquates. Mais la spontanéité n’est pas encore la liberté ; puis M. Renouvier, bien qu’on ne puisse guère lui reprocher de religion, admet encore un certain absolu cosmique qui a gâté sa défense, de sorte que la controverse est restée sans résultat.

Si tout est aussi bien lié dans l’univers que les philosophes modernes, à l’exemple de Leibnitz, inclinent à le penser, il est impossible de voir dans la liberté autre chose qu’un rouage, c’est-à-dire une non-liberté ; et quand M. Renouvier, qui admet en principe cette liaison, prétend ensuite, pour le besoin de sa cause, introduire dans l’ordre universel, parfait, des possibles, des exceptions, des nouveautés, il peut se tenir pour assuré que sur ce terrain il ne sera pas suivi. Des exceptions aux lois éternelles de l’univers ! un règne des possibles, en dehors du règne des réalités ! une faculté donnée à l’âme spécialement en vue de ces exceptions et de ces possibles !… On aura beau le faire aussi petit qu’on voudra, ce prétendu règne, enfermer les exceptions dans une sphère si étroite qu’elles ne gâtent rien à l’ensemble : l’inconséquence ne paraîtra que mieux, et la liberté aura droit de dire à son champion : Tu m’as trahie !

M. Michelet (de Berlin) nomme la liberté, mais pour la rétracter aussitôt. Je cite ses paroles :

« Dans notre système, la nature et l’humanité se développant d’après des lois éternelles, constituant elles-mêmes l’intelligence souveraine, il y a cette différence entre la nature et l’humanité, que dans cette dernière les individus ne sont pas, comme dans la nature, entraînés tous indifféremment par un instinct aveugle auquel ils ne peuvent résister ; mais que, par la conscience qu’ils ont, c’est-à-dire par le dualisme entre le sujet et l’objet, ils peuvent se retirer dans leur subjectivité, suivre leurs fantaisies arbitraires, se détourner de la marche objective des choses, ne pas y prendre une part active, ou tâcher même de l’arrêter. »


Tout cela, comme on voit, est assertion pure. Quelle est cette faculté dont l’unique privilége est de se conformer aux lois éternelles, et qui devient illégitime dès qu’elle y résiste ? Une semblable faculté peut-elle être autre chose qu’un mythe ? A-t-elle un rôle dans la vie humaine ? N’est-il pas plus judicieux de la réduire tout de suite à la liberté d’indifférence, comme Descartes, en expliquant ses prétendues révoltes par de simples ignorances, des méprises de l’entendement ?

M. Michelet l’a senti ; aussi se hâte-t-il de revenir au quiétisme de Hégel :

« Les individus, il est vrai, qui font de pareilles tentatives sont tôt ou tard écrasés par les roues du char de l’histoire, qui finit par marcher sur ceux qui obstruent son passage.

« Néanmoins les individus ont une certaine force. Ils retardent la marche de l’histoire, quoiqu’ils ne puissent l’empêcher. Mais, dans ce cas encore, les individus, tout en suivant leurs penchants et en exerçant leur libre arbitre, ne sont pas libres dans le véritable sens du mot. Ils sont les esclaves de leurs passions, comme dit Spinoza, tandis que la liberté de l’homme consiste à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent ses lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire. Car alors seulement l’individu actualise la puissance intrinsèque qu’il trouve dans son intérieur, l’intelligence divine qui constitue son essence et qui l’anime, sans qu’il en soit détourné par les penchants accidentels que la nature lui inspire extérieurement. »


Spinoza pur, c’est-à-dire, chrétien pur. Que M. Michelet fasse encore quelques stations devant l’Absolu, il sera Père de l’Église.

Nommer liberté la faculté de se savoir, puis de se diriger vers l’Absolu, comme l’aiguille aimantée vers le pôle ; esclavage, la capacité de céder à une impulsion contraire, comme la dite aiguille quand il y a de l’orage, c’est dire qu’on ne sait rien de l’homme, si ce n’est qu’il est en toute circonstance nécessité, que seulement sa nécessité se trompe quelquefois, parce qu’elle est composée de plusieurs nécessités antagoniques.

XXIX

Après ces citations, il est inutile de rapporter les définitions des théologiens. La théologie n’est-elle pas précisément, comme dit M. Michelet, la doctrine qui enseigne à l’homme à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent les lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire ?

« Dieu, dit la théologie, a créé le monde avec ses lois, l’âme de l’homme avec ses inclinations. Il a donné à celui-ci l’idée et la parole ; il lui a révélé ses commandements, et il l’assiste incessamment de sa grâce, soit par l’attrait intérieur qui le porte au beau et au bien, soit par une influence surnaturelle du Saint-Esprit.

« Mais, par un inconcevable mystère, l’homme a le pouvoir de désobéir à Dieu et de faire le mal : c’est ce pouvoir de damnation qui constitue la liberté. Elle n’est point une prérogative de notre nature : à Dieu seul, comme l’a prouvé Descartes, appartient le franc arbitre ; elle n’est pas non plus une fonction ou faculté de notre âme : une faculté d’option, ou qui ne s’exerce que pour le mal, n’est pas. La liberté, écueil de la philosophie, est le témoin irréfutable et incorruptible, que vous ne pouvez récuser sans faire acte de religion, que vous ne pouvez recevoir sans tomber à genoux devant le Christ. »

Que veulent-ils donc, avec leur prétendu rationalisme, ces philosophes dont la pensée tend constamment à s’absorber dans l’absolu ? Que nous apportent-ils de plus que l’Église ? Qu’ont-ils trouvé qu’elle n’eût trouvé avant eux ? Qu’ont-ils vu qu’elle n’ait pas vu, et que font-ils autre chose, depuis Descartes jusqu’à M. Michelet, que de tourner, comme des chevaux de manége, dans le labyrinthe de la théologie ?

Spinoza, en dépit de son fatalisme, qui d’ailleurs n’existe que dans son imagination et que dément son système, n’est-il pas chrétien autant que Descartes et Leibnitz ? Kant et Fichte parlent-ils autrement que Malebranche et Bossuet ? Et quand M. Jules Simon, en logicien éclectique, rassemble autour de la liberté ce qu’il nomme les preuves de la liberté : le sens intime, qui ne prouve rien ; le consentement universel, qui est la même chose que le sens intime ; la pratique de la société, que conduit à l’aveugle le sens intime ; le remords, qui n’a nul besoin pour exister de la liberté, et prouve encore moins que le sens intime ; l’établissement des peines, qui rentre dans la pratique, vraie ou fausse, de la société ; l’idée de cause finale, qui appartient à l’intelligence et n’est qu’une manière de considérer l’action de la fatalité elle-même ; quand, dis-je, M. Jules Simon se livre à ce développement oratoire et lui donne le titre de Religion naturelle, s’imagine-t-il être autre chose que chrétien ?

Un écrivain que le tour de son esprit rend peu capable du travail philosophique, mais d’une prestesse singulière d’intelligence dès qu’il s’agit de ramener à une expression vive et simple le fatras des opinions courantes, M. de Girardin, a pris pour devise la Liberté !

La liberté, avec le talent de M. de Girardin, a fait la fortune de la Presse.

Or, qu’entend par ce mot le célèbre journaliste ? Je le lui demandai un jour : il m’avoua franchement qu’il n’en savait rien. La liberté, pour lui, comme le droit, est un mot qui attend son interprète. Mais il est une chose que M. de Girardin a parfaitement comprise : c’est que tout dans la société étant devenu douteux par la critique, religion, gouvernement, propriété, Justice, il ne reste que l’arbitraire de chaque individu, son bon plaisir, sa fantaisie, et que telle est justement la puissance avec laquelle l’homme d’État doit compter. De là cette théorie originale qui assimile le crime à un risque, la liberté à une assurance, le droit à une indemnité, et qui n’a pas laissé que de conquérir à son auteur une foule d’adhésions.

Voilà donc ce qui nous reste de tant et de si savantes controverses ! Au lieu de la connaissance de l’ordre divin et de la conformité de notre volonté à cet ordre, la faculté d’en croire ce que bon nous semblera et d’agir à notre guise, sauf réciproque assurance : il n’y a pas pour l’homme, s’il faut en croire M. de Girardin, d’autre droit, d’autre devoir, d’autre morale, d’autre liberté, d’autre réalité, d’autre loi !… Ô philosophie !

Et maintenant, qu’est-ce que cet arbitraire final auquel nous pousse le scepticisme universel ? ce bon plaisir qui constitue notre individualité et fait tout notre être ? ce droit de fantaisie qui nous reste, quand toute Justice et toute vérité ont disparu ?

Écoutez ceci, bonnes gens qui vous imaginez que la philosophie, comme la parole, a été donnée à l’homme pour éclaircir les idées, non pour les confondre : cette coureuse éhontée que vous appeliez religieusement libre arbitre, mais contre laquelle la conscience des peuples proteste, la religion fulmine ses anathèmes, l’État organise ses forces, la philosophie tortille ses phrases impuissantes, c’est le péché, toujours le péché originel !…

Or, le péché appelle répression, assurance, si vous aimez mieux. M. de Girardin, qui parle en économiste, raisonne au fond comme les théologiens.

En résumé :

Négation de tout principe, de toute idée, de tout ordre, de toute fin, de toute morale : voilà pour la théorie ;

Agitation dans le vide, sans lest ni boussole, sans raison ni but : voilà pour la pratique ;

Ces prémisses posées, organisation d’une assurance générale, avec tribunaux, police, gendarmerie, administration centralisée et tout ce qui s’ensuit, bien entendu, pour servir de contre-poids à la fantasia, prévenir les risques et réparer les sinistres : voilà pour le gouvernement :

Tel est le système dont M. de Girardin se crut un jour l’inventeur, et dont le lecteur vient de voir la généalogie. Aussi, M. de Girardin, malgré sa devise, fait-il comme Hobbes, Spinoza, Hegel et tutti quanti ; il est avant tout homme d’autorité, homme d’État. — « Je ne veux pas du progrès par en bas, écrivait-il en 1848 ; je ne crois au progrès que par le gouvernement. Je ferais plus en une heure avec le pouvoir, que vous ne ferez en cent ans avec vos idées !… »

Étonnez-vous maintenant que la liberté, toujours invoquée, recule toujours ; que l’Église, attaquée de tous côtés, reste maîtresse ; et que l’État, organe de la pensée publique, qui ne décrète et n’agit que de l’abondance de la pensée publique, refoule de partout à la Révolution !…


CHAPITRE V.

Nature et fonction de la liberté.

XXX

Finissons-en d’abord avec l’équivoque qui, sur cette question du franc arbitre, fait trébucher les philosophes.

Pour peu qu’on y réfléchisse, il est aisé de voir que le mot de liberté, de même que les termes de substance, cause, âme, Dieu, force, mouvement, raison, Justice, etc., sert à désigner une conception de l’entendement, formée, comme toute autre, à l’occasion de certains faits d’expérience, mais qui se dérobant, comme substratum ou sujet, à l’expérience, échappe elle-même à une constatation directe.

Ceci revient à dire, d’après les observations que nous avons faites sur la formation des concepts (Étude VIIe), qu’il est un point de vue particulier sous lequel le sens commun a l’habitude d’envisager les actions humaines, et qu’il nomme liberté, en opposition à un autre point de vue, la nécessité. Et l’on demande si cette classification est exacte, fondée en fait et en droit ; ou bien si la liberté ne serait pas plutôt une subdivision de la nécessité, auquel cas la distinction générique qui lui donne naissance devant être effacée, l’éthique tout entière est à refaire.

Ramener ainsi la démonstration de la liberté à une simple classification de faits ; d’une question de métaphysique faire une question d’observation pure, ce serait déjà simplifier beaucoup le problème, et assurer à la solution toute la certitude dont une pensée humaine soit capable.

Mais il est un autre avantage que nous procure cette méthode, avantage d’une portée décisive.

C’est un principe de logique, une loi de l’entendement, que toute conception métaphysique, spontanément formée par l’esprit à l’occasion des phénomènes, implique une apparence contradictoire, ce que l’on appelle une antinomie. Cela a été démontré, depuis les Grecs, pour le temps, l’espace, la substance, le mouvement. Je l’ai prouvé moi-même, dans un autre ordre d’idées, pour la propriété, la communauté, la concurrence, le gouvernement, le crédit, etc. La philosophie moderne, loin de faire de ce phénomène intellectuel un principe de doute, s’en est servi pour élever ses plus fameux systèmes. Et sauf l’exécution, qui ne me paraît pas jusqu’ici avoir été heureuse, la philosophie était parfaitement dans son droit. Doutons-nous, pouvons-nous douter de la légitimité de toutes ces catégories, parce qu’à l’analyse elles présentent constamment une apparence de contradiction ? La Justice elle-même, devenant, par le développement de sa notion, identique à la félicité, semble aller contre sa définition, qui implique qu’elle soit gratuite : doutons-nous pour cela de la Justice, et la philosophie de La Rochefoucauld a-t-elle un seul partisan sincère ?

Il en sera de même de la liberté. Qu’on la rejette, si elle ne fait rien, ne tend à rien, ne signifie rien, n’est rien, à la bonne heure ; mais la repousser sous prétexte de l’antinomie que sa notion soulève est aussi déraisonnable que de déclarer la propriété une utopie parce qu’elle implique dans sa notion le droit d’user et d’abuser, le gouvernement une utopie parce qu’il suppose consentement de tous ou anarchie, la Justice un rêve parce qu’elle promet au juste la félicité. Que dis-je ? la nécessité elle-même est contradictoire, puisque, comme le démontre Spinoza, hors de la nécessité infinie rien n’existe, et que cependant, pour expliquer le mouvement de l’univers et la perfectibilité des âmes, il nous a fallu, avec Leibnitz, diviser cette nécessité à l’infini, c’est-à-dire lui créer une liberté égale à elle. Doutons-nous pour cela de la nécessité de certaines choses ? Tout serait-il libre, par hasard ?…

En deux mots, l’antinomie qui frappe généralement toute notion est si peu un motif de récuser cette notion, qu’on pourrait presque dire que c’est ce qui lui donne l’authenticité. Nous ne serons donc pas surpris qu’il en soit à cet égard de la liberté comme du reste, et que nous commencions précisément, pour la reconnaître, par demander en quoi consiste son antinomie.

Ou la liberté n’est rien, ou elle a son objet à elle, son but, sa fonction propre, son emploi déterminé dans le système universel : toutes conditions qui impliquent une antinomie manifeste. Quelle est donc cette fonction de la liberté ? Ne nous effrayons pas du mot : à quoi sert-elle ? En autres termes, existe-t-il, dans l’ordre de la nature et de la société, des phénomènes doués d’un caractère spécifique tel que nous puissions dire avec assurance : Ceci est de la liberté, et cela n’en est pas ; comme nous disons : Ceci est de la vie, et cela n’est pas de la vie ; Ceci est de la raison, et cela n’est pas de la raison ; Ceci est de la Justice, et cela n’est pas de la Justice ? Et comment cette liberté fonctionnelle, utile, servante, car il faut appeler les choses par leur nom, peut-elle néanmoins être dite libre ?

Voilà tout ce que nous avons à chercher, la preuve de la liberté par la réalité de sa fonction.

Car il est évident que, si la liberté n’est pas une réalité fonctionnelle, ce qui serait bien autrement grave pour elle que de présenter un caractère antinomique ; si, comme fonction, elle ne se distingue pas et de l’activité, et de l’intelligence, et de la volonté de nous conformer aux lois générales et à la Justice ; si tout acte de l’homme qui ne procède pas de l’une ou de l’autre de ces facultés ou de leur concours doit être attribué à la déraison et à la folie, c’est-à-dire, en dernière analyse, à la fatalité de la nature, il est, dis-je, évident que la liberté, antinomique ou non, se réduit à zéro ; au lieu d’en chercher la démonstration, nous n’aurions plus qu’à expliquer cette apparence de l’entendement.

XXXI

Après l’embarras suscité par le caractère antinomique de la liberté, la seconde difficulté à vaincre résulte de la double notion de Dieu et de l’univers : Dieu, conçu comme substance, cause et intelligence infinie, de laquelle tout découle, par laquelle tout s’ordonne, dont l’action est irrésistible, aux prévisions de laquelle rien n’échappe ; l’univers, conçu comme tout organisé, sérié, solidaire dans toutes ses parties et toutes ses évolutions, complet, parfait en tant que création, comme Dieu, en tant que créateur, est lui-même parfait.

Ici tous les philosophes sont d’accord, théistes, panthéistes et athées, matérialistes ou idéalistes. Soit qu’ils distinguent les deux termes, Dieu et l’univers, soit qu’ils les résolvent en un seul, la nature, ils partent de l’absolu.

Y a-t-il donc, au sein de la substance infinie, sous l’action toute-puissante de Dieu et le regard de sa providence, dans ce système de la nature dont toutes les parties sont liées, y a-t-il place pour la liberté ?

À cette question, j’ai fait pressentir déjà que la monadologie fournit la possibilité d’une réponse affirmative. Mais la monadologie n’a guère été pour Leibnitz qu’une hypothèse : il s’agit d’en faire une vérité.

Toute la difficulté consiste à savoir si les choses dans lesquelles il apparaît de la puissance peuvent et doivent être considérées, non comme de simples véhicules de la puissance infinie, mais comme possédant par elles-mêmes la force dont elles sont douées, en un mot comme causes.

Non, répond Spinoza ; la puissance qui apparaît dans les choses ne leur appartient pas. La causalité, la force, la vie, l’action, n’existent véritablement qu’en Dieu, d’où elles rayonnent dans toutes les directions à l’infini, et par ce rayonnement produisent et animent toutes les créatures. Quant aux choses elles-mêmes, elles ne possèdent ni causalité ni puissance ; elles ne sont que des rayons de la cause ou substance universelle, qui est Dieu.

À ce système se réunissent forcément Descartes, Malebranche, Fichte, tous ceux qui affirment, au début de la science, Dieu ou l’Absolu.

Mais, si l’absolu s’impose fatalement comme condition métaphysique de la connaissance, il est lui-même hors de la connaissance, et nous n’avons pas le droit d’en affirmer rien de plus que ce qu’exige la connaissance, à savoir, que tout phénomène suppose, dans une mesure égale à lui-même, rien de plus, rien de moins, une substance, une cause, une durée, un espace, un mode, etc.

De quel droit donc Spinoza conclut-il que l’absolu qui sert de substratum au cheval est le même absolu que celui qui sert de substratum au chêne ; que la cause qui fait végéter celui-ci est identiquement, substantiellement, dynamiquement, la même que celle qui anime celui-là ; en autres termes, que l’absolu, l’en soi des choses, est nécessairement unique pour toutes choses, et que le contraire n’est pas vrai, savoir, que chaque chose possède son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle, bien que ce substratum, cette énergie, cette modalité, puisse rencontrer son analogue, voire même son semblable, dans d’autres êtres ?

De quel droit, dis-je, Spinoza, de la conception particulière et individualiste de l’absolu suggérée par l’aperception de telle ou telle chose, conclut-il à l’affirmation panthéistique de l’absolu ?

Je ne nie pas que le concept de Spinoza ne soit intellectuellement possible, puisqu’il l’exprime, puisque tous nous le pouvons former, et qu’il sert de principe à la religion. Je nie seulement, dans la question, l’admissibilité de ce concept, qui repose sur une généralisation gratuite ; je nie que l’unité de la création doive être conçue comme l’a conçue Spinoza ; je soutiens que cette unité, si elle est, ne peut être que l’effet d’un concours, concert ou conflit, peu importe le mot, et doit être considérée comme une résultante ; je repousse par conséquent la conception de Spinoza, faisant de la nature créée l’expression d’une force substantielle unique et infinie, comme dépassant également les limites de l’expérience et les lois de la métaphysique.

Toute aperception de la sensibilité suggère à l’entendement la conception d’un absolu, substance, force, vie, etc., formant le substratum, l’en soi, de l’objet manifesté : c’est admis.

Mais cet absolu que nous concevons dans chaque chose, nous n’avons pas le droit de dire qu’il est individuellement et synthétiquement le même pour toutes les choses : ce serait, je le répète, conclure au delà de l’observation et raisonner de la nature de l’absolu en tant qu’absolu, ce que nous défend la science et que réprouve la métaphysique elle-même.

Pour que nous ayons le droit de concevoir et d’affirmer un absolu collectif, il faut que de nouveaux faits, un supplément d’observations, nous y autorisent : c’est ainsi que de l’analyse des faits économiques et des agitations de l’opinion nous avons conclu d’abord à la réalité de forces collectives, puis à la distinction de la raison individuelle et de la raison sociale. L’absolu a grandi, pour nous, avec l’observation ; il ne l’a jamais devancée. De plus, il nous est apparu constamment comme résultante, jamais, qu’on me passe le mot, comme principiante.

Si donc l’absolu de Spinoza gêne le moins du monde ma raison, s’il est en dehors des faits, s’il est en contradiction avec les faits, je puis récuser ce concept, le diviser, le découper : c’est ce qu’a fait Leibnitz.

Leibnitz, dispersant en monades la substance infinie, mettant à la place de la cause infinie l’infinité des causes, a banni pour jamais de l’univers et des sciences l’Absolu causatif, la nature-naturante de Spinoza ; du même coup il a fondé le cosmos, nature-naturée, forme visible de l’absolu, disait Spinoza, sur l’action réciproque des êtres infinitésimaux qu’il venait de créer, les monades.

Mais ce grand philosophe, dont l’âme n’était pas moins religieuse que celle de Spinoza, et qui, en raison de sa foi, ne concevait pas autrement non plus le système des mondes, ne put envisager sans terreur les conséquences de son hypothèse. Ce fut pour conjurer, autant qu’il était en lui, le désastre dont elle menaçait la théologie, qu’il imagina sa grande monade, suzeraine d’un monde monadique harmoniquement préétabli, féodalement organisé, providentiellement administré, et le meilleur possible.

Nous, qui n’avons plus les mêmes scrupules, et que rien n’empêche d’appliquer au monde moral une théorie qui s’est définitivement emparée des sciences physiques, nous pouvons à notre aise en déduire les conséquences.

XXXII

Il suit donc de la monadologie leibnizienne :

a) Que la puissance existe en chaque être ; qu’elle est propre à cet être, inhérente à sa nature, qu’elle fait partie de son substratum ou sujet, lequel est individuel, existant par lui-même et indépendant de tout autre ;

b) Que la puissance de chaque être, qu’elle se manifeste par l’action ou par l’inertie, spontanéité pour lui-même, est, relativement aux autres êtres qui en subissent l’atteinte, nécessité ou fatalisme ;

c) Qu’en vertu de cette spontanéité, l’être, se posant à priori dans son indépendance, non-seulement résiste à l’action des autres êtres, mais les nie, c’est-à-dire tend à les soumettre, à les absorber, à les détruire ;

d) Qu’ainsi l’ordre dans la création dépend, non plus d’un influx divin, d’une action divine, d’une âme du monde ou vie universelle, élaborant unitairement la matière qu’elle crée, mais des qualités similaires et contraires des atomes, qui s’attirent, s’assemblent, se repoussent, se balancent, s’ordonnent et se subordonnent en raison de leurs qualités ;

e) Conséquemment que, du côté de Dieu, l’Absolu des absolus, tout empêchement cessant, la liberté est possible.

Reste la difficulté tirée de l’organisme universel, au sein duquel on se demande ce que peut être la liberté.

Or, il résulte de l’observation, éclairée par le principe de Leibnitz, et nous allons prouver :

f) Que la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres organisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l’homme, qui seul a la puissance de s’affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en affranchit en effet ;

g) Qu’ainsi la liberté est en émergence, c’est-à-dire en attaque ; la nécessité en défense, c’est-à-dire en rétrogradation ;

h) Qu’au total on peut dire que l’univers est établi sur le chaos, et la société humaine sur l’antagonisme ;

i) Qu’en conséquence l’état du premier, en perpétuelle transition, ne peut être considéré ni comme meilleur, ni comme pire ;

j) Mais que, si, dans cet univers, toute action finit par rencontrer une réaction égale et si les forces se balancent, il n’en est pas de même entre lui et l’humanité, qui triomphe sans cesse de la fatalité des choses et de la fatalité de son organisme, et seule se constitue souveraine ;

k) Que cette liberté franche, dégagée de toute conditionnalité, est attestée par l’histoire et par la Justice, que l’on peut définir, la première l’évolution de la liberté, la seconde le pacte que la liberté fait avec elle-même pour la conquête du monde et la subordination de la nature.

Ces propositions, qui toutes découlent de l’hypothèse métaphysique des monades, hypothèse parfaitement licite et beaucoup mieux justifiée que celle de l’absolu unique, fournissent à la liberté, avant même que l’homme par son action la rende manifeste, les conditions d’une existence positive, hautement intelligible, susceptible, enfin, dès que l’homme apparaîtra, d’être constatée par ses phénomènes.

Cette conception de l’ordre universel est juste le contraire de l’optimisme de Leibnitz, que le monde siffle depuis Candide, et qui n’en arrête pas moins, en philosophie et en politique, le progrès de la liberté. Disons-en un mot.

XXXIII

Qu’est-ce que l’optimisme ?

Un mythe, le mythe de l’accord parfait, du concert universel, de la musique cosmique, harmonie préétablie, nature naturée, tout ce qui exprime la réalisation de l’absolu.

L’optimisme est commun à toutes les cosmogonies religieuses et à toutes les conceptions panthéistiques de l’univers. Pour les premières, c’est l’état édénique, qui se soutient jusqu’au moment où le péché, par la malice du démon et la séduction de l’homme, entre dans le monde et y sème la discorde. Pour les secondes, c’est l’hypothèse inverse, par laquelle le philosophe, niant la distinction du bien et du mal et posant l’indifférence des actions, nie le péché, fait de la Justice un simple rapport d’intérêts, et sur cette donnée se crée un univers dont toutes les parties sont liées par des rapports d’amour et d’harmonie, où tout concourt, tout conspire, tout consent, suivant le mot d’Hippocrate ; où tout est beauté, perfection, sans choc ni discord, et, comme disait Leibnitz, au mieux possible.

N’est-ce pas ce que concède M. Renouvier lorsque, par une inconcevable contradiction, il cherche la liberté dans un pareil monde, et pour la trouver y introduit, on ne sait comment ni pourquoi, des exceptions ?

Certes, Monseigneur, après avoir nié le péché originel dans l’humanité, vous n’avez point à craindre que je le rétablisse dans la nature. Il n’y a rien de mauvais en soi, ni comme substance, ni comme cause, ni comme accident ; et tout ce qui existe est bon dans son essence.

Mais il ne s’agit point ici de cela : il s’agit du rapport des êtres, du jeu des causes ; il s’agit de savoir si toutes ces spontanéités dont se compose la création s’accordent entre elles ou se combattent, si, soit par la loi de leur constitution, soit par ordre supérieur, elles forment une ronde de parfait amour, ou si elles se livrent une bataille immense ; si l’ordre, enfin, qui çà et là se découvre dans cette mêlée, provient du concert d’instruments accordés comme les tuyaux d’un orgue, ou si ce n’est pas plutôt un effet d’équilibre entre forces antagoniques.

Quant à moi, mon opinion ne saurait être douteuse : ce qui rend la création possible est à mes yeux la même chose que ce qui rend la liberté possible, l’opposition des puissances. C’est avoir une idée très-fausse de l’ordre du monde et de la vie universelle, que d’en faire un opéra. Je vois partout des forces en lutte ; je ne découvre nulle part, je ne puis comprendre cette mélodie du grand Tout, que croyait entendre Pythagore.

Prenons une plante, laquelle vous voudrez, un pied de trèfle. D’après les lois de la reproduction, il suffirait à ce trèfle d’un petit nombre d’années pour couvrir la terre de sa postérité trifoliée, si sa spontanéité pouvait se développer librement et qu’elle ne fût arrêtée par aucune autre. Qui donc lui barre le chemin ? D’autres graines, dont la concurrence le refoule ; puis les herbivores, qui s’en nourrissent.

Prenez un animal, la chèvre. Peu d’années suffiraient à un couple pour jeter sur le globe quelques milliards de têtes. Qui vient mettre un frein à ce débordement de population ? L’homme et les carnivores, qui consomment la chèvre, et le manque de pâturages. Encore des spontanéités qui deviennent pour l’espèce caprine de tristes et formidables nécessités.

Permis à vous d’admirer ce circulus, que l’antiquité représenta sous l’emblème du serpent qui se mange la queue. Je soutiens avec l’antiquité que ce prétendu cercle n’est autre chose que le conflit de la création. Pour qu’il y eût accord entre les existences, il faudrait qu’elles ne vécussent pas aux dépens les unes des autres, qu’elles ressemblassent aux lions et aux gazelles du Paradis terrestre, qui croissaient et multipliaient en paissant le même préau. Mais rien ne peut être balancé, soutenu, alimenté par rien : la guerre est universelle, et de cette guerre résulte l’équilibre.

En résumé :

Ce qu’il y a de similaire dans l’idée que nous nous formons successivement, à fur et mesure de l’expérience, de chaque être, comme la pesanteur, l’étendue, etc., ne prouve rien en faveur de l’hypothèse ultra-métaphysique d’un grand organisme, ou, ce qui revient au même, d’une identité de substance, de cause, de vie, de volonté, d’idée, de plan, d’action, dans la totalité des êtres. Ce panthéisme n’a rien qui le justifie, et nous sommes d’autant mieux fondés à le rejeter, que c’est de là que nous vient, dans la spéculation et la pratique, tout abandon de nous-mêmes, toute déchéance.

Au contraire, de l’antagonisme que nous observons entre les êtres nous sommes fondés à conclure l’indépendance des substances, des causes, des volontés, des jugements ; de telle sorte que, laissant de côté l’univers, dont nous ne savons rien comme univers, nous pouvons du moins affirmer que chacune des existences dont il se compose est gouvernée par deux lois en opposition diamétrale, l’une qui est sa spontanéité, puissance d’absorption, d’envahissement, de négation ; l’autre qui est la nécessité, influence reçue du dehors, à laquelle il faut que l’être succombe, s’il ne la tue ?

Tout cela me semble si clair, que je ne saurais comprendre de quel côté peut venir le doute, à moins qu’on ne lâche le fil de l’observation pour s’abandonner à la contemplation transcendantale, qui au lieu de réalités nous fait voir des chimères.

XXXIV

Le champ est ouvert devant la spontanéité humaine. Il ne s’agit plus que de savoir comment cette spontanéité devient liberté ou franc arbitre ; comment, par l’énergie de son moi, l’homme s’affranchit, non-seulement de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité de sa nature, pour s’affirmer décidément comme absolu.

Dans les êtres inférieurs, la spontanéité éclate fatalement devant les provocations du dehors ; elle n’est point maîtresse de réagir ou de ne réagir pas, bien moins encore de se posséder et de désobéir à ses propres lois, qu’elle suit en aveugle, sans pouvoir s’en écarter jamais.

Il en est autrement de l’homme :

L’homme a le privilége entre toutes les créatures, dont il résume les attributs divers, non-seulement de réagir ou de ne pas réagir, à son choix, contre le dehors, mais de résister à sa propre spontanéité, sous quelque forme qu’elle le sollicite, organique, intellectuelle, morale, sociale ; d’user et d’abuser de cette spontanéité, de la détruire, en un mot de nier en soi et hors de soi tout fatalisme, en se posant lui-même, et de plus en plus, comme expression renversée de l’Absolu.

Plus simplement :

L’homme, parce qu’il n’est pas une spontanéité simple, mais un composé de toutes les spontanéités ou puissances de la nature, jouit du libre arbitre.

Telle est la proposition que j’ai maintenant à démontrer. Au point où nous ont amenés ces études, la difficulté n’est plus rien.

XXXV

Si l’homme était tout matière, il ne serait pas libre. Ni l’attraction, ni aucune combinaison des différentes qualités des corps, ne suffit à constituer le libre arbitre : le sens commun suffit à le faire comprendre.

S’il était esprit pur, il ne serait pas plus libre : les lois de l’entendement, comme celles de l’attraction, sont incompatibles de leur nature avec une faculté de libre arbitre.

S’il était passion ou affectivité pure, il ne serait toujours pas libre.

Si l’univers était anéanti, et que l’homme existât seul dans l’espace infini, ses facultés n’ayant plus sur quoi s’exercer, il ne pourrait pas se dire libre, si ce n’est peut-être dans ses souvenirs.

Mais l’homme est complexe : c’est un composé de matière, de vie, d’intelligence, de passion ; de plus il n’est pas seul. Je dis dès lors qu’il est libre de par la synthèse de sa nature ; qu’il ne peut pas ne pas être libre, c’est-à-dire doué d’une puissance qui dépasse, par sa qualité et sa portée, chacune et la totalité des spontanéités qui le composent ; voici pourquoi :

Qu’il existe véritablement des âmes, substances immatérielles, comme dit Descartes, ou des monades, forces élémentaires, selon l’idée de Leibnitz ; que la matière soit ou non divisible à l’infini ; par quel mystère s’unissent en l’homme deux natures aussi contraires que l’esprit et la matière, ou comment celle-ci peut engendrer la pensée, peu nous importe : ces questions touchent à l’absolu ; elles sont hors la science, et nous avons d’autant moins à nous en préoccuper que, le problème de la liberté étant donné par une conception de l’esprit, formée, comme toute conception, à l’occasion des phénomènes, c’est à la raison des phénomènes que nous devons demander la solution.

Sans aller donc au delà du phénomène, et considérant les choses telles que l’observation nous les montre, nous savons qu’aucune analyse ne saurait arriver aux dernières particules de matière, et que tout ce qui tombe sous nos sens, être organisé ou masse inorganique, nous apparaît comme une collection, une composition, un groupe.

Tel est l’homme, assemblage merveilleux d’éléments inconnus, solides, liquides, gazeux, pondérables et impondérables ; d’essences inconnues, matière, vie, esprit ; de fonctions ou facultés inconnues, activité, sensibilité, volonté, instinct, mémoire, intelligence, amour.

Or, partout où il y a groupe, il se produit une résultante qui est la puissance du groupe, distincte non-seulement des forces ou puissances particulières qui composent le groupe, mais aussi de leur somme, et qui en exprime l’unité synthétique, la fonction pivotale, centrale.

Quelle est, dans l’homme, cette résultante ? C’est la liberté.

L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est un composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre ; parce que, le composé humain étant formé de corps, de vie, d’esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales, la résultante, proportionnelle au nombre et à la diversité des principes constituants, doit être une force affranchie des lois du corps, de la vie et de l’esprit, précisément ce que nous appelons libre arbitre.

C’est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l’être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l’être social.

C’est cette force de collectivité que l’homme désigne quand il parle de son âme ; c’est par elle que son moi acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique, quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le Dieu que conçoit sa piété, mais en sens inverse de ce Dieu, puisque l’absolu divin enveloppe le monde qu’il produit, et que par conséquent il est nécessaire ; tandis que l’homme est partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre.

Ainsi la conception du libre arbitre, comme force de collectivité de l’être humain, explique, justifie la croyance universelle ; bien plus, comme si cette conception n’avait pu se former que par une suite d’hypothèses partielles, tous les philosophes que nous avons consultés y trouvent la raison secrète de leurs théories : Descartes, devinant que la liberté en Dieu ne peut pas être de même forme et qualité que chez l’homme ; Spinoza, démontrant que l’infini divin, tout-puissant, tout sage, exclut l’idée de liberté, ce qui emporte cette conséquence que la liberté ne peut être l’attribut que d’une créature placée dans un monde d’autres créatures ; Leibnitz, qui rend la liberté trois fois possible, trois fois intelligible, d’abord par sa théorie des monades, en second lieu par leur groupement, enfin par l’équilibre de la liberté et de la nécessité, déclarées l’une et l’autre absolues en tendance, non en réalité ; MM. Tissot, Dunoyer et autres, qui constatent les oscillations de la liberté et son progrès, en vertu du principe que nous venons de poser, savoir, que dans l’homme la puissance de collectivité ou la liberté est proportionnelle à la somme des forces élémentaires, des facultés et des idées dont il dispose.

Tant que la liberté fut, comme la Justice, rapportée à un sujet divin, qui n’en communiquait à l’homme qu’une faible parcelle, faculté d’option ou d’indifférence, la liberté demeura, comme la Justice, une notion fantastique, un mythe. Nous venons d’en faire une réalité ; nous faisons mieux encore, nous prouvons que cette réalité est exclusivement humaine, incompatible avec l’idée de Dieu. Sous ce rapport l’anthropomorphisme n’est plus permis, il devient une contradiction.

XXXVI

Quelle est maintenant la fonction de la liberté ? Pour la trouver, nous n’avons qu’à revenir au principe, et en suivre la déduction.

La liberté est la puissance qui résulte de la synthèse ou collectivité des facultés humaines.

Ces facultés se divisent généralement en trois groupes : physiques, intellectuelles, affectives ou morales ; classification qui épuise toutes les forces de la nature, manifestée comme matière, vie, esprit.

Or, il est de l’essence de toute collectivité que sa résultante diffère en qualité de chacun des éléments dont le groupe se compose, et surpasse en puissance leur somme : la fonction de la liberté consistera donc à porter le sujet au delà de toutes les manifestations, appétences et lois, tant de la matière que de la vie et de l’esprit ; de lui donner un caractère pour ainsi dire sur-nature, et qui distinguera par excellence l’humanité. Le sublime et le beau, en un mot l’idéal ; inversement, l’ignoble et le laid, ou le chaos : voilà ce qui constitue l’œuvre propre, la fonction de la liberté.

La liberté ne crée pas les idées et les choses, elle les fait autres ; elle ne les supplée ni ne les devance, elle les prend pour matériaux.

Ainsi, la notion de l’absolu préexiste dans l’homme au libre arbitre : je parle d’une préexistence logique, non d’une préexistence chronologique. Mais l’homme, par sa liberté, élevant cette notion à l’infini, nomme Dieu, l’Absolu absolu, et l’adore ; ce qui signifie, d’après l’interprétation que nous avons donnée du sentiment religieux, que l’homme se définit lui-même en la qualité qu’il agit, comme être libre, souverain de l’univers.

Ainsi, la Justice, comme instinct de sociabilité, préexiste au libre arbitre. Mais c’est le libre arbitre qui, par sa puissance d’idéalisation, donne à ce sentiment organo-psychique ce caractère de majesté sainte, cette force pénétrante, cet esprit de sacrifice, qui fait du droit une religion et de la répression du crime une vengeance. Par la liberté l’homme s’excite lui-même à bien faire ; elle est cette grâce que la théologie place, avec la Justice et le libre arbitre, dans l’Être divin, et qui donne l’attrait à la Justice et à ses œuvres.

Ainsi, l’idée du monde préexiste au libre arbitre ; avec l’idée du monde entre dans l’âme le sentiment des misères dont il est le théâtre. Mais c’est alors que le libre arbitre crée en nous le rêve d’une existence ultra-mondaine, récompense à venir des justes et des pauvres.

Le libre arbitre fait plus : la religion, avec ses sublimes espérances, n’est qu’une allégorie, un signe, le premier manifeste de la pensée révolutionnaire. Cet idéal haut placé, il faut que d’ores et déjà nous le réalisions ci-bas, par la poésie et l’art. C’est-à-dire que l’homme, en vertu de son libre arbitre, déclare la nature, telle qu’elle est, indigne de lui ; il la juge de haut, la critique, la condamne ou l’approuve, la chante ou la dénigre, en fait des peintures idéalisées ou sarcastiques, la démolit ou la recrée, comme s’il voulait reconstruire le monde sur un plan meilleur. Toute poésie, tout art, relève de la même Muse, la liberté.

La religion, en tant qu’histoire figurative du progrès de la Justice ; l’art, en tant que représentation de la nature et de l’histoire, sont susceptibles d’un certain degré de vérité objective, et peuvent, sous ce rapport, se formuler en dogmes et en préceptes : tel est l’objet de la théologie et de l’esthétique. En tant qu’expression de la liberté, la religion et l’art ne se peuvent réduire en raison démonstrative ; et toutes les recettes imaginées pour créer dans l’âme de l’artiste le génie et l’enthousiasme ne produisent que vulgarité, froideur ou système.

Dans la philosophie, le pyrrhonisme et la dispute témoignent tous deux de l’existence du libre arbitre : c’est l’acte par lequel l’homme, curieux de connaître la raison des choses, dans l’intérêt même de sa liberté et des créations de son bon plaisir, se tient en méfiance de sa propre pensée, et cherche à démêler les pures aperceptions de son entendement des fantaisies de son idéal. N’est-ce pas ainsi que nous l’avons vu, substituant d’abord, ses conceptions absolutistes et arbitraires aux données positives de l’expérience, altérer sans cesse la vérité des choses, non par amour du mensonge, mais par sa tendance à se soumettre les choses ; puis, pour se garantir contre l’usurpation de son arbitraire, appeler contre lui-même la contradiction de ses semblables ?…

La science et l’industrie, à leur tour, rendent témoignage à la liberté. Chacun sait le rôle que l’imagination joue dans les découvertes, combien elle devance la généralisation, faculté de logique pure, dont le service se réduit pour l’ordinaire à constater la justesse des hypothèses que lui livre la première. L’imagination, l’invention, part de plus haut que l’entendement : d’où peut-elle venir, sinon de la liberté ?

La propriété, enfin, le travail, l’échange, attestent, par leurs formes abusives, par leur concurrence et leur agiotage, l’action du libre arbitre. Ces ruptures d’équilibre, ces crises, pires que la guerre et ses massacres, ces liquidations révolutionnaires, le proclament assez.

Ni la religion, ni la Justice, ni l’art, ni la controverse philosophique et le pyrrhonisme qu’elle enfante, ni la science et l’industrie, ni cette oscillation perpétuelle de la balance économique, ne sauraient s’expliquer par l’entendement pur, la sociabilité pure, les passions pures, ni par aucun jeu des puissances naturelles.

Supposons que la nature eût voulu faire de l’homme un animal simplement sociable : elle n’avait qu’à lui donner en prédominance l’instinct de la sociabilité, comme au mouton, et tout était dit ; plus de jalousies, plus de tien et de mien, plus de guerre.

Supposons qu’elle l’eût voulu créer seulement pour la science ou l’industrie : il lui suffisait d’amortir en lui la puissance imaginative, et de rendre d’autant plus expéditif et plus prompt l’esprit d’observation, d’analyse et de synthèse. Ainsi constituée dans son intelligence, notre espèce eût pu se contenter d’une langue unique, invariable comme les signes du sourd-muet, comme le chant de l’alouette et du rossignol. Une parole artistique, flexible, vivante, n’appartient qu’à un être libre.

Des phénomènes qui ne se peuvent classer dans aucune catégorie de la nature physique, sensible, intelligente, des effets qui ne se rapportent à aucune cause connue, supposent nécessairement dans le sujet qui en est l’agent une faculté supérieure : nommez-la Dieu, si vous voulez ; moi, je l’appelle libre arbitre.

Est-il besoin d’ajouter qu’un sujet qui dispose des forces de la nature, des lois de la pensée, des attractions de la vie, et qui en tire ce que nous voyons ; un sujet maître de ses moyens et de ses fins, capable de résister même au vœu de sa conscience, et de faire ce que lui-même déclare mal et honteux, un tel sujet ne fait point ce qu’il fait par une nécessité intérieure, et qu’il a toujours la faculté de s’abstenir autant que de choisir ? Les actes de la liberté sont si peu l’effet d’une nécessité du dedans, que le plus souvent elle se contente de suivre le courant des choses, s’en remettant à la décision du sort. Liberté d’option ou d’indifférence, résignation à la destinée, abandon à la providence divine, désespoir même, tous ces termes, auxquels les philosophes des différentes écoles réduisent la liberté, sont autant de corollaires de la notion que nous avons donnée du libre arbitre, hors de laquelle ils n’ont même plus de sens.

XXXVII

La liberté est le grand juge et le souverain arbitre des destinées humaines : c’est ici que son action se manifeste dans toute sa grandeur.

La liberté n’eût jamais paru obscure ou douteuse si, au lieu de l’étudier dans l’individu, où son action se découvre d’autant plus difficilement qu’elle se confond dans le mouvement général, on avait pu l’observer dans l’espèce, où avec le temps son travail devient manifeste.

Ceux-là pouvaient-ils, en effet, croire à la liberté, qui voyaient l’homme, d’un côté pressé par les nécessités de sa nature, tiraillé en tout sens par les excitations de sa sensibilité ; d’autre part, et ceci est le pire, subjugué par une légion de croyances dont on n’avait garde de soupçonner l’origine libérale, et dont l’ignorance faisait autant d’entraves pour la liberté même ?

Que pouvait paraître le libre arbitre dans un tel milieu ? À quoi servait-il ? Que voulait-il ? Quels étaient son rôle, sa signification, son but ? De quelque côté que l’homme se tournât, il rencontrait un organisme qui ne laissait aucune place à ses déterminations et l’emportait dans son mouvement : organisme de l’univers, au sein duquel il se voyait perdu comme la goutte d’eau dans l’Océan ; organisme de son propre corps, duquel il sentait dépendre ses facultés, ses passions, ses sentiments, sa vertu et jusqu’à ses idées ; organisme de la société, auquel il obéissait comme à une nécessité de second ordre, dont il ne pouvait se délivrer ; organisme de la religion, qu’il supposait établie du ciel, et dans laquelle il était loin de reconnaître la première manifestation de sa liberté.

Au milieu de toutes ces machines, la liberté semblait un hors-d’œuvre, un embarras, disons le mot, un ennemi. On ne savait d’elle qu’une chose, c’est qu’elle était l’auteur du péché, digne, à ce titre, de toute l’animadversion du législateur et de la méfiance du philosophe. Aussi les raisonneurs de bonne foi, de quelque école qu’ils fussent, Hobbes et Spinoza, Malebranche et Hégel, Bossuet et Kant, la niant nominativement en la nommant pour la forme, la mirent sous leurs pieds : elle ne tient pas plus de place dans leurs théories morales que dans leur cerveau.

Actuellement il n’en va plus de même : l’histoire a marché, et la critique avec elle. L’esprit humain, après avoir tout admiré, tout essayé, s’est détaché de tout ; il a nié tout, et s’est posé lui-même comme absolu. Aucun préjugé ne l’arrête désormais : si, pour concevoir la liberté et en reconnaître la fonction, la condition préalable était qu’il s’affranchît de tout préjugé, s’élevât au-dessus de toute fataliste influence, s’avouât à lui-même enfin qu’il était cet Absolu si longtemps évoqué sous le nom de Dieu, ange ou démon, on peut dire qu’à cette heure la condition est remplie. L’esprit ne croit plus à rien de ce qu’adorèrent les premiers penseurs ; le scepticisme et l’analyse l’ont expurgé de ses propres idoles. Ses conceptions, de plus en plus dépouillées d’empirisme, de plus en plus générales et abstraites, l’ont familiarisé avec l’absolu ; comme le sacristain dont la vie se passe au milieu des vases sacrés, il ne sent plus la majesté de son Dieu. Dites-lui que Dieu est sa propre créature, la proposition n’aura rien qui l’étonne.

Quel est donc ce mouvement d’institution par lequel le libre arbitre, se mettant, si je puis ainsi dire, en équation permanente avec lui-même, crée l’histoire et la destinée ?

En vertu de sa spontanéité antagonique et dominatrice, l’homme tend d’abord à se soumettre l’homme aussi bien que les choses. Il se crée en conséquence un système d’économie féodale, qui lui semble la forme naturelle de la société, et qui, expression de la liberté pour quelques-uns, devient bientôt une servitude intolérable pour la masse. — Puis, au nom de la liberté, il nie cet organisme ; il le combat, l’efface, et travaille à lui substituer un régime de Justice et d’égalité où il ne reste rien de servile et de fatal.

Système féodal ou de hiérarchie, monument d’une liberté oppressive ; contrat social ou commutatif, monument d’une liberté égalitaire : que l’on compare ces deux produits, et je me trompe fort, ou l’on reconnaîtra que toute leur différence consiste, ici dans la restriction, là dans la généralisation de la liberté.

Pour donner un contre-fort à son système de subordination des personnes et des fortunes, le libre arbitre crée un nouvel organisme, l’organisme politique ou le régime d’État, susceptible d’une grande variété de formes, mais qui dans sa variété même n’en est pas moins, pour l’immense multitude, du fatalisme comme le précédent, de la tyrannie. — Puis il rejette tout cet échafaudage ; il se dit que la société n’a pas besoin de commandement ; qu’il lui suffit pour se conduire de la Justice, qui n’est autre que la liberté se saluant de personne à personne.

Systèmes politiques, systèmes économiques, tout cela est de la liberté, certes, puisque c’est de l’art, de la religion, de l’absolutisme. Mais de l’homme à l’homme, de l’être libre à l’être libre, la religion, l’art, l’absolu, sont inadmissibles, une offense à la dignité. La Justice pure, une équation mathématique, sans fioriture, voilà l’organique d’une civilisation libérale : elle ne supporte rien de plus.

Pour garantir à ses conceptions politiques et économiques le respect dont elles ont besoin, et sans lequel l’ordre social ne lui paraîtrait pas assuré, le libre arbitre établit encore un système de croyances et de pratiques pieuses, susceptible aussi d’une grande variété de formes, mais qui, remplaçant la Justice par une idole, n’est toujours que du fatalisme, et le plus redoutable de tous, puisqu’il est le produit de la conscience commune, le fils de la liberté publique. — Eh bien ! voici que la foi s’en va ; la religion est niée : avec elle s’écroulent toutes les prétendues synthèses transcendantales. Par quoi ce fatalisme sera-t-il remplacé ? Par rien ; je me trompe.

Sous le régime de piété, la Justice était demeurée incomplète, équivoque, pleine d’obscurités et de contradictions. Maintenant elle secoue, avec le mystère qui ne la protège plus, le pyrrhonisme qui l’étouffe ; elle apparaît sans voiles, ne traînant à sa suite ni jougs ni chaînes, ne réclamant ni profession de foi ni raison d’État. À la place du sceptre et du trône, de la croix et de la tiare, elle dresse sa balance, la balance de la liberté, libra, libido, libertas.

C’est ce sentiment profond, antiorganique, anarchique, de la liberté, sentiment plus vif de nos jours qu’il ne se montra jamais parmi les hommes, qui a soulevé, dans ces dernières années, la répugnance universelle contre toutes les utopies d’organisation politique et sociale proposées en remplacement des anciennes, et qui a fait siffler les auteurs de ces plans de fatalisme, Owen, Fourier, Cabet, Enfantin, Aug. Comte. L’homme ne vont plus qu’on l’organise, qu’on le mécanise. Sa tendance est à la désorganisation, à la défatalisation, si j’ose ainsi dire, partout où il sent le poids d’un fatalisme ou d’un machinisme. Telle est l’œuvre, la fonction de la liberté, œuvre décisive, insigne de notre gloire.

Que dirai-je de plus ? C’est pour obéir à cette haute mission que se sont produites les deux grandes révoltes de l’humanité : le christianisme, révolte contre le Destin ; et la Révolution, révolte contre la Providence. En présence de si grands efforts, est-il possible de nier l’existence dans l’humanité d’une fonction spéciale, qui n’est ni l’intelligence, ni l’amour, ni la Justice, qui, placée au foyer de l’âme, a pour mission expresse de l’exalter en l’affranchissant de toute contrainte, passion, influence et nécessité, tant du dedans que du dehors ; est-il possible de nier le libre arbitre ?

XXXVIII

Nous savons en quoi consiste la fonction de la liberté : elle a pour objet de donner aux conceptions de l’entendement, aux sentiments de l’âme, à ses jouissances, au corps lui-même et à toute la nature, qui désormais ne fait qu’un avec l’homme, l’idéal et la sublimité.

Mais quel est le but de cet idéalisme, sa tendance, sa fin ?

Cette question n’a plus rien qui doive nous embarrasser. Puisque l’homme est le résumé de l’univers, microcosmos ; qu’il est à la fois matière, vie, esprit, sensation-sentiment-connaissance ; sa force de collectivité, autrement dite son libre arbitre, étant, de toutes les puissances qui dans l’univers rendent par leurs effets témoignage d’elles-mêmes, la plus élevée : le but auquel elle tend, dépassant toute idée et toute chose, embrassant toute finalité, n’est autre que la destinée de l’homme, laquelle implique, par la portée de son principe, la destinée de l’univers.

Déterminée ainsi par la nature du libre arbitre, la destinée de l’homme et du monde peut se définir : une idoloplastie ou phantasmasie de l’absolu.

C’est la divinisation ou l’apothéose de l’humanité, et, par l’humanité, de toute la nature, apothéose dont il est permis de marquer ainsi les différents termes :

Affranchissement progressif, indéfini, de la personne humaine, par la science et le travail ;

Béatification de l’âme par le sublime et le beau ;

Perfectionnement de l’espèce et équilibre de la société par la Justice ;

Harmonie universelle, paradisiaque, résultant de la subordination de la nature à l’humanité.

Au delà de quoi la pensée ne conçoit rien, pas même qu’elle puisse concevoir encore quelque chose.

La Justice, dans son idée la plus exaltée, tel est donc le dernier mot de la liberté ; et toutes deux finissent par se confondre.

Ni le savoir, ni le travail ou la richesse, ni le plaisir ou l’amour, ne sont pour nous des fins ; poursuivies pour elles-mêmes, ces formes de notre activité sont des néants, vanitates vanitatum. Les œuvres mêmes de la liberté, en tant qu’on les séparerait de l’œuvre pivotale pour laquelle elles sont données, à savoir la Justice, seraient également de nulle valeur ; considérées comme fins, elles sont mauvaises. Notre fin est la Justice infinie, cette harmonie universelle rêvée par Fourier, dont il est loisible à chacun de nous de se rendre, par l’exercice de son libre arbitre, coopérateur et participant, et que le Sage nous commande d’aimer et poursuivre exclusivement, sous le nom de Dieu : Amare Deum et illi soli servire.

De là ce caractère négatif qu’affecte d’ordinaire la liberté, et qui fait d’elle comme le génie de la révolte. La liberté ne connaît ni loi, ni raison, ni autorité, ni fin, ni limite, ni principe, ni cause, hormis elle. À la création qui l’environne elle dit : non ; — aux lois du monde et de la pensée qui l’obsèdent : non ; — aux sens qui la sollicitent : non ; — à l’amour qui la séduit : non ; — à la voix du prêtre, à l’ordre du prince, aux cris de la multitude : non, non, non. Elle est le contradicteur éternel, qui se met en travers de toute pensée et de toute existence ; l’indomptable insurgé, qui n’a de foi qu’en soi, de respect et d’estime que pour soi, qui ne supporte même l’idée de Dieu qu’autant qu’il reconnaît en Dieu sa propre antithèse, toujours soi.

Mais, malgré cette allure critique, exterminante, la liberté, nous le savons, est une puissance d’affirmation autant que de négation, de production autant que de destruction : c’est le moi qui, se posant dans sa suprématie, entreprend, pour sa félicité absolue, de réaliser dans la matière, dans la vie et dans l’esprit ce que ni la matière, ni la vie, ni l’esprit, consultés séparément, ne lui sauraient donner, mais ce que sa nature synthétique lui permet de concevoir, l’absolu.

XXXIX

La question du libre arbitre est tout à la fois le sphinx, le nœud gordien, les Thermopyles et les colonnes d’Hercule de la philosophie.

Si le lecteur juge que l’énigme est définitivement résolue, le nœud dénoué, le pas franchi, le but touché, les objections ressassées depuis deux ou trois mille ans contre la liberté n’auront plus rien qui l’arrête.

Objection. L’homme est sensation-sentiment-connaissance, ou, suivant le vieux style, matière, vie, esprit. Sous chacun de ces points de vue, tout en lui est prédéterminé, fatal. Comment ce triple fatalisme peut-il produire la liberté ?

Réponse. C’est une loi de la création qu’en toute collectivité la résultante diffère essentiellement en qualité de chacun des éléments qui concourent à la produire, et surpasse en puissance la somme de leurs forces. Si donc le composé est tel qu’il réunisse en soi tous les aspects de la nécessité, nécessité physique ou organique, nécessité passionnelle, nécessité intellectuelle, la résultante sera nécessairement une liberté, puisqu’elle dépassera toutes les conditions ou fatalités de la matière, de la vie et de l’esprit. C’est pourquoi la définition de l’homme, sensation-sentiment-connaissance synthétiquement unis, est incomplète ; il faut ajouter : et donnant lieu, par leur synthèse, à une puissance supérieure, la liberté.

Obj. — Faire de la liberté une résultante, puis une fonction ; lui assigner un objet, un but, une fin ; parler de ses œuvres : tout cela est du fatalisme. Admettons que l’arbitre humain soit affranchi, par sa constitution, de toute autre nécessité ; du moins ne saurait-on nier qu’à l’égard de lui-même il est serf : les mots mêmes dont on se sert pour l’expliquer impliquent servitude. Un principe, un objet, un but au libre arbitre ; une constitution du libre arbitre, une théorie du libre arbitre : tout cela est contradictoire.

Rép. — Ici est la pierre d’achoppement contre laquelle se sont brisés tous ceux qui ont traité la question. Ils n’ont pas vu que leur argumentation, pouvant se retourner avec le même avantage contre toutes les notions de l’entendement, non-seulement ne prouvait rien parce qu’elle prouvait trop, mais qu’elle devenait, par l’universalité du phénomène, un préjugé en faveur du libre arbitre.

On sait en effet ce qui arrive de toute antinomie : aussitôt que la notion qui la porte a été niée par une première contradiction, elle se reproduit par une autre contradiction qui détruit la première. Ainsi, après avoir dit, en termes généraux, que la liberté, étant une fonction, ayant un objet, servant à une fin, n’est pas libre, nous devrons ensuite, après avoir constaté, dans l’espèce, que la liberté est à elle-même son objet et sa fin, que son action est supérieure à toute nécessité, sa raison supérieure à toute raison, conclure qu’elle est libre, puisque le service exclusif de soi-même est précisément ce qu’on entend par liberté : nemo sibi servit.

Devant ce conflit de contradictions que reste-t-il donc à faire ? Une seule chose, savoir si la liberté est une fonction positive de l’être humain ; en autres termes, si l’homme, composé de matière et d’esprit, assemblage de tous les éléments et de toutes les puissances de la nature, ne possède pas, ipso facto, une force de collectivité qui le rende maître absolu du monde et de lui, et quel est l’objet et le but de cette force. Le fait reconnu, établi, analysé, expliqué, toute discussion devient puérile, aucune antinomie ne pouvant prévaloir contre le fait qui la pose. Que font, je vous le demande, les arguments des éléates contre le mouvement ? Que prouvent, contre l’existence des corps, les difficultés que soulèvent la divisibilité à l’infini de la matière et sa non-divisibilité ? Il serait aisé d’élever contre la nécessité elle-même autant d’objections qu’on en peut faire contre le libre arbitre : cela détruirait-il la certitude que nous avons de la nécessité de certaines choses ?

Oui, la liberté a pour adossement l’ensemble des nécessités de la nature et de l’esprit : c’est pour cela qu’elle est la liberté. Oui, la liberté a sa raison, son principe, sa fin : c’est pour cela qu’elle est quelque chose.

Obj. — Si l’homme est libre, et si la liberté est en lui la résultante de l’organisme, image et résumé de la nature, comment, sans une expérience continuelle des choses, ne peut-il rien imaginer, rien connaître ?

Rép. — Distinguons. La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l’homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer : sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. Mais ce que ne lui donnent ni la sensation, ni le sentiment, ni la science, le sublime et l’idéal, elle le produit comme son œuvre propre ; par cette production, elle s’établit sur l’univers entier et fait acte de souveraineté.

Obj. — L’esprit ne se détermine jamais sans motifs. Donc, s’il dépend de motifs, il n’est pas libre.

Rép. — Pure équivoque. De tous les motifs auxquels paraît obéir l’esprit, il n’y en a jamais qu’un qui vaille, et ce motif unique est toujours pris dans la liberté : c’est la glorification du moi, ad majorem mei gloriam.

Fichte le dit en autres termes :

« Ma nature tend en définitive à une indépendance, à une personnalité absolue. Je ne puis en approcher que par l’action… Je dois tendre à faire du monde entier ce que mon corps est pour moi… La loi de la liberté, loi unique, est donc détermination absolue de soi-même par soi-même. » (Willm, t. II, p. 315 et 367.)


Obj. — Tout cela est abuser des termes. La liberté est la liberté, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Or il se trouve, en venant aux explications, que l’on ne dit rien de la liberté qui ne suppose en même temps la nécessité, et que toute définition leur est commune.

Rép. — Toujours l’antinomie ! La nécessité aussi est la nécessité, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Comment donc se fait-il, quand on vient aux explications, que la nécessité est continuellement traversée par la contingence ; qu’on n’en puisse rien dire qui ne rappelle le hasard ou le libre arbitre, si bien que toute définition leur devient commune ?

Sortez donc de cet imbroglio. Connaissez-vous rien dont l’existence vous soit plus assurée, en même temps l’opposition plus manifeste, que vos deux mains ? Eh bien ! je vous mets au défi de donner une définition de l’une qui ne convienne pas, et de tous points, à l’autre ; je vous défie, dis-je, de trouver un mot, une idée, au moyen de quoi vous puissiez distinguer, en elles-mêmes, votre droite de votre gauche. Si vous doutez de ce que j’avance, faites-en seul l’essai. Ce n’est que par un signe extérieur, accidentel, que vous parviendrez à vous entendre, comme quand un homme, placé de ce côté-ci de l’équateur, et le visage tourné au méridien, appelle gauche la main située du côté où le soleil se lève, droite celle qui est du côté où il se couche. S’ensuit-il de cette indistinction fatale que vous n’avez qu’une main, avec le pouce au milieu ?

La liberté est à la nécessité ce que votre droite est à votre gauche : l’entendement seul ne peut vous en rien dire, et toujours vous serez amenés, si vous ne consultez que lui, à nier l’une ou l’autre, ce qui est absurde. Tout au plus serez-vous averti par la contradiction de vos idées qu’il y a là-dessous une réalité que vous ne connaissez point, mais que l’observation des faits de la nature et de l’âme humaine à la fin vous découvrira.

Obj. — Du moins faut-il convenir que l’arbitre de l’homme est soumis aux lois de sa propre constitution. Ces lois sont pour lui une nécessité dont il ne peut s’affranchir : donc il n’est pas libre.

Rép. — Ceci revient toujours à dire que la liberté est adossée à la nécessité, et que dans cette antinomie, la thèse ne peut jamais détruire radicalement l’antithèse : ce qui, je le répète, n’est pas une objection, mais une preuve. Non, l’esprit ne peut anéantir la matière, le moi enlever tout à fait le non-moi, le libre arbitre anéantir la nécessité, parce que ce serait s’anéantir soi-même, ce qui implique contradiction. Mais l’esprit, devenu libre en revêtant la forme humaine, peut détruire les organismes qu’il crée à l’état latent ; il pourrait, s’il voulait, faire de ce globe un monceau de scories au lieu d’en faire un jardin de délices, et par la destruction du corps qu’il habite se rendormir pour jamais : donc il est libre.

Dans les systèmes où l’univers est représenté comme un royaume gouverné d’en-haut par une divinité suzeraine, le suicide d’un Caton et d’une Lucrèce n’est pas pour la liberté un témoignage sans réplique, parce que ces deux personnages sont censés dirigés par une loi céleste, à laquelle leur volonté ne fait que se conformer. Dans la théorie leibnizienne, qui sur l’indépendance des monades constitue la démocratie de la création et fait de chaque individualité un sommet, le suicide est l’acte suprême de la liberté, qui ne s’explique que par la liberté.

Obj. — Toute faculté ou fonction suppose un organisme, dont elle est à la fois le principe et le produit, l’effet et la cause : dans une philosophie réaliste, fondée sur l’observation des phénomènes, ce principe ne peut être nié. Sans organe la liberté n’est rien : quel est l’organe de la liberté ? Avec un organe le libre arbitre tombe dans le fatalisme : comment échapper à la difficulté ?

Rép. — La liberté n’a pas d’autre organe que l’homme même, jouissant de la plénitude de ses facultés. La raison de cela est que la liberté, étant la force de collectivité de l’homme, ne peut pas avoir dans l’homme d’organe spécial sans cesser d’être. Aussi la définition de l’homme par M. de Bonald, Une intelligence servie par des organes, est-elle encore plus fautive que celle de M. Pierre Leroux : L’homme est une liberté servie par des organes, des sens, des affections et des idées.

Obj. — L’histoire du genre humain témoigne d’un fatalisme ou d’un providentialisme, le nom ne fait rien à la chose, universel. La société est soumise à une évolution que la philosophie n’a pas encore parfaitement reconnue, mais dont le caractère fatal apparaît d’autant mieux qu’on l’étudie davantage. Entraîné par cette évolution, comme la goutte d’eau par les courants océaniens, l’homme n’est pas libre ; et plus il se civilise, en obéissant à la puissance qui le mène, moins il se reconnaît de liberté.

Rép. — L’objection est sans valeur, attendu qu’elle ne tient compte que d’une moitié des faits. Sans doute la nécessité joue un rôle dans les évolutions de l’humanité, et ce n’est pas un médiocre travail d’en faire la détermination : nos historiens philosophes en sont aujourd’hui là. Mais le libre arbitre a aussi sa part : je n’en veux pour le moment d’autre preuve que le sentiment de toute cette école de narrateurs qui nie précisément ce qu’on est convenu d’appeler philosophie de l’histoire. Nous verrons plus tard, en traitant du Progrès, de quoi se compose cette part de la liberté.

Obj. — Qu’on distingue, si l’on veut, deux sortes d’actes humains, les uns qu’on attribue au libre arbitre, les autres qu’on rapporte à la nécessité : en fin de compte, le libre arbitre ne va pas au chaos ; ce serait une étrange liberté que celle qui aurait pour objet de créer le désordre. Or, la société, œuvre du libre arbitre, expression, incarnation du libre arbitre, ne peut pas exister sans un organisme, et cet organisme a des lois. Comment peut-elle être dite libre ?

Rép. — Il a été démontré au contraire (Études IV et VII) que l’ordre social, tel que le veut la Justice et que le poursuit le libre arbitre, n’est point un organisme, un système ; c’est le pacte de la liberté, son équation de personne à personne, ce qui comporte, au point de vue de l’idéal, la plus grande variété possible de combinaisons, la plus grande indépendance des individus et des groupes.

La liberté, dans sa course indomptée, niant tout ce qu’elle rencontre et l’univers lui-même, trouve enfin qui lui parle, et, la regardant fixement, lui dit : Non !

C’est une liberté semblable à elle, un homme.

La lutte s’engage d’abord : la liberté est le dieu de la guerre, Deus Sabaoth. Puis la liberté dit à la liberté : Nous ne pouvons nous vaincre ; nous ne saurions faire de mal qu’à nos organes : les immortels ne se tuent pas. Transigeons : que chacune fasse pour l’autre comme pour elle-même, et jurons par notre souveraineté consolidée.

Ainsi le droit, écrit dans les entrailles de l’homme, se constitue par la liberté : c’est ce qu’expriment nos déclarations révolutionnaires, qui toutes, celle de Robespierre exceptée, placent la liberté en tête de la formule sacramentelle : Liberté, Égalité, Fraternité. Changez l’ordre de ces mots, la Révolution est à l’envers, et son édifice croule.

XL

Ministre de la Justice, pouvoir exécutif et pouvoir législatif, la liberté, aux termes de la Déclaration de 1789, est supérieure à la loi.

Art. 11. Les citoyens ne peuvent être soumis à d’autres lois que celles qu’ils ont librement consenties.

Art. 12. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Art. 13. Jamais la loi ne peut être invoquée pour des faits antérieurs à sa publication ; et si elle était rendue pour déterminer le jugement de ces faits antérieurs elle serait oppressive et tyrannique.

C’est ce que répète la formule gravée sur les premières monnaies de la Révolution : La Nation, la Loi, le Roi ;

Ce que confirment tour à tour le Code civil et le Code pénal :

Code civil. Art. 1er. Les lois sont exécutoires du jour de leur promulgation.

Art. 2. La loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif.

Code pénal. Art. 4. Nulle contravention, nul délit, nul crime, ne peuvent être punis de peines qui n’étaient pas prononcées par la loi avant qu’ils fussent commis.


De telles maximes, il faut l’avouer, au point de vue d’un ordre éternel, immuable, supérieur à l’homme, à qui il ne resterait que d’y conformer sa volonté, sont scandaleuses, immorales. Elles changent totalement la notion de loi, en faisant de la loi non plus le rapport ou la raison des choses, mais le statut arbitral de la volonté de l’homme. Pour être dans le vrai, le législateur, théiste, panthéiste, fataliste ou optimiste, devrait dire :

« Toute loi de la nature, c’est-à-dire tout rapport naturel et nécessaire des choses, est loi pour l’homme, et cela seul est loi.

« Or, le rapport des choses étant invariable, à quelque époque que surgisse le débat, ce rapport oblige, indépendamment de la connaissance de l’homme et de son acquiescement.

« Donc, tout litige sera réglé, tout crime ou délit réprimé et réparé d’après la loi des choses : le libre arbitre n’a rien à y voir, la société rien à redire.


Pourquoi donc le législateur procède-t-il d’une façon contraire ? Pourquoi pose-t-il la loi comme sienne, acte de sa volonté pure, prescrit de son bon plaisir et commandement de son autorité ?

Ah ! c’est que la liberté est supérieure au monde et à ses lois, et qu’elle ne peut être tenue de faire état de ces lois qu’autant qu’elle s’y est engagée vis-à-vis d’elle-même par un libre serment.

Voilà pourquoi, dans la question des bulletins électoraux, la Cour de cassation, généralisant là où le texte de la loi n’avait fait que spécifier, fut irréprochable quant à la logique, qui répugne à admettre des exceptions dans une loi, mais fautive quant à la pratique législative et judiciaire, qui, tout en marchant à l’universel, ne statue cependant que sur des cas spéciaux, et ne reconnaît comme défendu que ce qui a été déclaré tel par la loi, expression synallagmatique de toutes les libertés individuelles.

Qu’est-ce, en effet, que la loi ou le contrat social ?

Une déclaration d’exception vis-à-vis d’un objet déterminé, les parties contractantes se réservant pour le reste liberté pleine et entière ; une limite posée, pour un cas spécial, au libre arbitre. Bertrand du Guesclin et Olivier de Clisson, faisant entre eux un pacte de chevalerie contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, hormis le roi de France et le duc de Bretagne, sont une image de tel absolutisme de la liberté.

Vous parlez de système social : quel système pourrait sortir jamais d’un pareil contrat ? Aucun. À mesure que la liberté traite, elle se multiplie par le droit : voilà tout.

Auparavant, chacun des deux guerriers, isolé sur la terre, valait comme un ; maintenant il peut se dire fort comme deux. Qu’il en vienne un troisième, un quatrième, un millième, ce sera toujours la même chose : la liberté veillera seulement à ce que cette équation répétée, qui multiplie sa puissance, ne dégénère pas en un fatalisme qui la subalternise….

XLI

Résumons toute cette théorie.

1. Le principe de la nécessité ne suffit pas à l’explication de l’univers : il implique contradiction.

2. La conception de l’Absolu absolu, qui sert de motif à la théorie spinoziste, est inadmissible : elle conclut au delà de ce que les phénomènes permettent de conclure, et ne peut être considérée tout au plus que comme une donnée métaphysique attendant les confirmations de l’expérience, mais qui doit être abandonnée pour peu que l’expérience lui soit contraire, ce qui est précisément le cas.

3. La conception panthéistique de l’univers, ou d’un monde le meilleur possible servant d’expression (nature naturée) à l’Absolu absolu (nature naturante), est également illégitime : elle conclut en sens contraire des rapports observés, qui, par leur ensemble et surtout par leur détail, nous montrent le système des choses sous un aspect tout différent.

Ces trois négations fondamentales appellent un principe complémentaire, et ouvrent le champ à une théorie nouvelle, dont il ne s’agit plus que de trouver les termes.

4. La liberté, ou le libre arbitre, est une conception de l’esprit, formée en opposition de la nécessité, de l’Absolu absolu et de l’harmonie préétablie ou du meilleur monde, dans le but de rendre raison des faits que le principe de la nécessité, assisté des deux autres, n’explique pas, et de rendre possible la science de la nature et de l’humanité.

5. Or, comme toutes les conceptions de l’esprit, comme la nécessité elle-même, ce nouveau principe est frappé d’antinomie, ce qui veut dire que seul il ne suffit pas non plus à l’explication de l’homme et de la nature : il faut, suivant la loi de l’esprit, qui est la loi même de la création, que ce principe soit adossé à son contraire, la nécessité, avec laquelle il forme l’antinomie première, la polarité de l’univers.

Ainsi la nécessité et la liberté, antithétiquement unies, sont données à priori, par la métaphysique et l’expérience, comme la condition essentielle de toute existence, de tout mouvement, de toute fin, partant de tout savoir et de toute moralité.

6. Qu’est-ce donc que la liberté ou le libre arbitre ? La puissance de collectivité de l’homme. Par elle l’homme, matière, vie, esprit, s’affranchit de toute fatalité physique, affective et intellectuelle, se subordonne les choses, s’élève, par le sublime et le beau, au delà des limites de la réalité et de l’idée, se fait un instrument des lois de la raison comme de celles de la nature, assigne pour but à son activité la transfiguration du monde d’après son idéal, et se donne à lui-même sa gloire pour fin.

7. D’après cette définition de la liberté on peut dire, en raisonnant par analogie, qu’en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l’être ; en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapprochera du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme même le libre arbitre se montre d’autant plus énergique que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. C’est pour cela que l’histoire, réductible en système par son côté fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute théorie, par le côté du libre arbitre, la philosophie de l’art et la philosophie de l’histoire ayant cela de commun que la raison des choses qui leur sert de critère est néanmoins impuissante à expliquer la totalité de leur contenu.

XLII

La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce qu’on en cherchait la clé dans les mots au lieu de la chercher dans les choses ; la voilà telle qu’une philosophie inspirée d’elle seule devait enfin la fournir. En se révélant à nous dans son essence, elle nous donne, avec la raison de nos établissements religieux et politiques, le secret de notre destinée.

Oh ! je comprends, Monseigneur, que vous ne l’aimiez pas, la liberté, que vous ne l’ayez jamais aimée. La liberté, que vous ne pouvez nier sans vous détruire, que vous ne pouvez affirmer sans vous détruire encore, vous la redoutez comme le Sphinx redoutait Œdipe : elle venue, l’Église est devinée ; le christianisme n’est plus qu’un épisode dans la mythologie du genre humain. La liberté, symbolisée dans l’histoire de la Tentation, est votre antichrist ; la liberté, pour vous, c’est le diable.

Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine ! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles ni bonnes ; mais elles seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Que serait, sans toi, la Justice ? un instinct ; la raison ? une routine ; l’homme ? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail ; tu ennoblis la richesse, tu sers d’excuse à l’autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit ! Je n’ai à ton service qu’une plume ; mais elle vaut des millions de bulletins. Et je fais vœu de ne la poser que lorsque les jours chantés par le poète seront revenus :

Vous traversiez des ruines gothiques :
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas ;
Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques
Mêlaient leurs chants à l’hymne des combats.
Tout s’agitait, s’armait pour la défense ;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah ! rendez-moi les jours de mon enfance,
_____Déesse de la Liberté !



fin du deuxième volume.


TABLE


l’éducation.


[Argument. — Quelle que soit la religion, produit d’une intuition mystique ou d’une spéculation métaphysique ; que l’église qui lui sert d’expression soit organisée pour l’aristocratie ou pour le communisme, dès lors que cette religion pose le principe du droit en dehors du sujet humain, il est fatal que l’éducation soit aussi hors l’humanité, et se résolve en un système de dépravation. Ainsi l’âme n’étant pas cultivée comme un germe vivant, qui possède sa loi en soi et ne demande qu’à se développer librement, mais traitée comme une nature informe, obscure et mauvaise, qui attend sa façon, son mouvement et sa qualité d’une action étrangère, l’homme devient, par l’éducation que lui donne l’Église, hypocrite, puisque sa conscience n’est pas en lui ; étranger à lui-même, puisque sa fin est hors de lui ; étranger à la société, qui par sa raison d’état tantôt le fait serf, tantôt le privilégié, dans tous les cas lui ôte la raison des choses et le respect des personnes ; étranger enfin à la terre sur laquelle il est comme exilé, et qui n’a rien de commun avec lui. Et comme le résultat inévitable d’une pareille éducation est de rendre, par la privation de toute justice propre, de toute franchise de l’esprit, de toute estime du prochain, de toute communion avec la nature, l’existence malheureuse, la mort sera d’autant plus misérable que la dévotion du sujet à sa foi aura été plus grande. — Théories contraires de la conscience libre, de l’enseignement égalitaire, de la possession de la nature, et de la bonne mort.]


Préambule. 1.

Chap. Ier. — Idée générale de l’éducation ; intervention de la pensée religieuse. 6.

Chap. II. — L’homme dans son for intérieur : Symbolique du culte et de la prière. — Double conscience. 18.

Chap. III. — L’homme devant la société. — Loi du respect violée par l’éducation ecclésiastique. 46.

Chap. IV. — L’homme au sein de la nature. 73.

Chap. V. — L’homme en face de la mort. 98.



le travail.


[Argument. — Le travail, par son côté répugnant et pénible, crée pour l’homme une fatalité qui tend à le rejeter incessamment dans la servitude, que la balance économique, l’organisation politique et l’éducation ont pour but au contraire de faire cesser. Pour vaincre cette fatalité, qui menace la Justice et compromet la civilisation, il n’est qu’un moyen, c’est de passionner le travail, ce qui ne se peut faire qu’à une condition, savoir, que chaque travailleur devienne de sa personne, pendant le cours de sa carrière, un représentant de la totalité du développement industriel. D’où il suit que le problème du travail passionnel, en autres termes, du travail affranchi, est identique à celui de l’origine des connaissances et de la formation des idées, et que l’apprentissage des métiers se présente comme une branche de l’instruction publique. Mais ici, comme partout, la théologie s’est signalée par son génie anti-pratique ; à sa suite, l’Église et l’État ont décrété, de par la dignité de l’esprit, la servitude de l’homme de peine. Antipathie de la philosophie spiritualiste pour le travail ; impuissance de la charité. — La Révolution, en résolvant le problème, anéantit la révélation dans sa cause et rend toute hiérarchie sociale impossible.]


Préambule. 139.

Chap. Ier — De la liberté dans le travail. — Conclusions contradictoires de l’école fataliste et de l’école libérale. 142.

Chap. II. — Discussion. — Principe de la transcendance : Que le travail est de malédiction divine, et conséquemment la servitude d’institution religieuse. Théorie spiritualiste. 159.

Chap. III. — Droit de l’homme de travail ou de l’esclave, d’après Moïse. — Loi d’égoïsme. 175.

Chap. IV. — Droit du serf ou salarié, d’après l’Église : loi d’amour. 191.

Chap. V. — Du travailleur d’après la Révolution. — Charte du travail. — Loi de Justice. 208.

La franc-maçonnerie.
Anti-conceptualisme maçonnique. — Idée de Dieu. 211.ib
L’origine de la philosophie et des sciences, découverte dans la spontanéité travailleuse de l’homme. — Alphabet industriel. 214.
Encyclopédie ou polytechnie de l’apprentissage. 226.
Organisation de l’atelier. 236.

Chap. VI. — Le travail s’affranchira-t-il, ou ne s’affranchira-t-il pas ? 243.



les idées.


[Argument. — Dès l’origine de la civilisation, les hommes ont conçu la vérité et la loi des choses comme étant d’essence supérieure à la lumière individuelle, que le sens intime et la pratique de la vie dénoncent à chaque instant comme trouble et contradictoire. Aussi l’autorité privée fut-elle de tout temps suspecte, et l’on a cherché la raison générale ou la certitude, tantôt dans des révélations et des oracles, tantôt dans le consentement spontané ou réfléchi des peuples, plus tard dans la méditation métaphysique, enfin, et en désespoir de cause, dans l’observation et l’expérience. Tout faisait une loi de cette recherche : l’opposition des intérêts, le mensonge des formules, les variations sans fin du législateur, l’interprétation plus variable encore du juge, les incertitudes des philosophes, la contradiction sans cesse renaissante entre les institutions d’une part, et l’expérience quotidienne de l’autre. Après l’ignorance des lois de la Justice économique, politique et industrielle, l’ignorance des conditions de la raison générale est la plus grande cause de démoralisation qui afflige le genre humain. Insuffisance des garanties proposées : corruption de la science et de la raison publique par l’autorité ecclésiastique ; scepticisme universel, pacte de mensonge, tyrannie de l’absolu. — La Révolution fait la lumière au sein de ces ténèbres : après avoir déterminé l’objet positif et la circonscription de la métaphysique, elle affirme la réalité de la raison collective, sa distinction spécifique d’avec la raison individuelle, et, sur les ruines de l’immoralité probabiliste, fonde l’édifice indestructible de la foi publique.]


Préambule. 269.

Chap. Ier. — Idée d’une méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après la science moderne. — Élimination de l’absolu. 271.

Chap. II. — Difficulté d’appliquer l’hygiène intellectuelle aux sciences morales et politiques. 286.

Chap. III. — Méthode d’une direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après l’Église. — Théorie du probabilisme. 303.

Chap. IV. — Corruption de la raison publique par l’absolu. 322.

Chap. V. — Corruption de la raison publique par l’absolu. — Suite. 334.

Chap. VI. — Discipline intellectuelle, ou méthode d’élimination de l’absolu d’après les principes de la Révolution. — Constitution de la raison publique. 371.

Chap. VII. — Continuation du même sujet. — La raison publique, condition et fondement de la foi publique. 389.



conscience et liberté.


[Argument. — Quels que soient le dogme et la constitution d’une église, si cette église admet la réalité et l’efficacité de la conscience, en autres termes le principe de la Justice immanente, elle perd sa raison d’être et cesse d’exister ; si elle reconnaît, en dehors du commandement divin, une différence entre le bien et le mal, elle cesse d’exister ; si elle a l’intelligence et le respect de la liberté, elle cesse encore d’exister. L’Église nie donc la suffisance de la conscience et la réalité de la Justice ; elle nie la justification de l’humanité par elle-même ; elle nie la distinction subjective du bien et du mal, et elle accuse la liberté, qu’elle ne comprend pas, d’être l’ennemie de Dieu. De là, en premier lieu, le pyrrhonisme moral qui, sous prétexte de sanction divine, fait le fond de toute théologie ; de là, ensuite, ce régime d’autorité et de discipline par lequel l’Église entreprend de contraindre au bien des natures lâches et déchues ; de là enfin, lorsque la foi religieuse vient à s’éteindre, la corruption et l’esprit de tyrannie qui s’emparent de toute nation en qui la critique, ayant tué la religion, a laissé la morale sans fondements. Comment alors relever la société affaissée ? Sera-ce par la Justice, dont la notion, en dehors de la théologie, existe à peine, et qu’une si longue préoccupation du sujet divin empêche de sentir ; ou par la liberté, dont le mystère est encore plus impénétrable, et que nient formellement les philosophes ? Les nations anciennes ont succombé devant le problème ; et nous sommes menacés d’y succomber à notre tour. — Ici de nouveau la Révolution se lève : elle démontre contre le pyrrhonisme idéologique, la réalité et l’efficacité du sens moral ; contre les sophismes de la raison d’Église et de la raison d’État, la certitude de la distinction du bien et du mal ; contre le fatalisme des philosophes et la mythologie de la révélation, la nature et la fonction de la liberté.]


Chap. Ier. — Objections des théologiens : Qu’il s’agit bien moins de donner les formules de la Justice que d’en procurer l’observance, laquelle ne se peut passer de religion. 413.

Chap. II. — Réfutation du pyrrhonisme théologique : réalité du sens moral. 426.

Chap. III. — De la distinction du bien et du mal. 444.

Chap. IV. — Du franc arbitre. — Marche de l’idée. 464.

Descartes. 466.
Spinoza. 470.
Leibnitz. 477.
Autres philosophes 482.

Chap. V. — Nature et fonction de la liberté. 502.


fin de la table.