De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Sixième Étude


SIXIÈME ÉTUDE


LE TRAVAIL

I


Monseigneur,


En traitant, dans ma troisième étude, de la réciprocité des services comme principe de la répartition des biens, je me suis promis de revenir sur le service même, autrement dit le Travail : j’avais pour cela plus d’une raison.

En premier lieu, c’est dans la question du travail que se révèle sous son aspect le plus fier l’âge qui commence, en même temps que se découvre sous sa plus laide face l’âge qui finit : contraste significatif, qu’il ne m’était pas permis de négliger.

Puis je m’aperçois qu’on s’efforce de l’enterrer cette question du travail, on fait la sourdine autour d’elle, on l’étouffe sous les bandelettes de la philanthropie. En quoi, certes, notre société agioteuse fait bien voir quel esprit l’anime, mais ce qui est aussi une raison de plus pour moi d’agiter le grelot.

Enfin, c’est à propos du travail, de ses droits et de ses devoirs, que j’entends accuser sans cesse la classe travailleuse, dans laquelle il faut bien, de par ma naissance, mon éducation et ma vie tout entière, que je me range.

N’est-ce pas trois fois plus qu’il ne faut pour que je m’accroche, du bec et des ongles, à cette controverse, que toute âme chrétienne aimerait autant voir régler entre deux portes, par la corde ou par le plomb ?

Que le christianisme est bien la religion de la condamnation !

Condamnation de l’homme dans sa personne, déclarée inique par nature, incapable même d’un bon mouvement ;

Condamnation dans la terre, dont il est l’âme et le souverain, et qui, à cause de lui, a été maudite ;

Condamnation dans l’économie sociale, dont la loi, suivant l’Église, est l’inégalité, et le dernier mot la misère ;

Condamnation dans l’État, incompatible avec la liberté ;

Condamnation dans le travail, insigne de toute servitude ;

Et nous verrons plus tard :

Condamnation de l’homme dans ses idées, condamnation dans son histoire, condamnation dans son amour et sa génération, condamnation même dans sa Justice.

Et ce que le christianisme a prononcé contre l’homme, toute philosophie spiritualiste le répète fatalement, l’économiste l’affirme, l’homme d’État le confirme, le littérateur, comme si sa muse habitait le troisième ciel, le chante dans ses vers et dans sa prose.

II

Mon biographe, un homme à vous, Monseigneur, m’a fait voir écolier ; il va me montrer compagnon.

J’étais, suivant son récit, un sujet atrabilaire, murmurant contre la besogne, mécontent de ma condition de salarié. Enfant, le maillet de mon père me répugne ; jeune homme, je donne l’exemple de l’insubordination, et ne cesse de m’insurger contre mes bourgeois…. D’où les a-t-il connus, mes bourgeois ? Je possède encore mon livret d’ouvrier, revêtu de leurs signatures ; plusieurs sont vivants, et je pourrais au besoin invoquer leur témoignage…. Tout cela, conclut mon historien, parce que je suis un génie insoumis, rebelle à la religion et ennemi de la société.

Paresse, inconduite, esprit de révolte : voilà mon portrait. Or, appliquez la formule à la masse des ouvriers, et vous aurez le mot de l’apologue. Sous le nom d’un seul, c’est le portrait de toute la catégorie.

Il n’entre pas dans mon plan de faire le panégyrique des classes laborieuses ; je préférerais de beaucoup faire leur critique…. Je n’ai pas non plus envie d’entonner un dithyrambe sur le travail et ses magnificences ; je laisse ce soin à nos poëtes. Nous avons eu coup sur coup l’Exposition anglaise et l’Exposition française ; le monde a retenti des gloires de l’industrie et de l’agriculture. Quelle vérité pourrait sortir de ces amplifications rebattues ?

Par le travail, bien plus que par la guerre, l’homme a manifesté sa vaillance ; par le travail, bien plus que par la piété, marche la Justice ; et si quelque jour notre agissante espèce parvient à la félicité, ce sera encore par le travail.

Ces quelques mots suffisent. Passons, sans autre compliment, à la véritable question, que je formule en ces termes :

La condition du travailleur, dans la société religieuse, est une condition d’infériorité ; le travail lui-même est le signe de l’infériorité, le compagnon de la pauvreté, le sceau de la dégradation.

D’où vient cela ? C’est que, comme la loi de justice n’a jamais reçu son application, ni dans l’ordre économique, ni dans l’ordre politique, ni dans la pédagogie, elle ne l’a jamais reçue non plus dans le travail.

Sans cela, si justice était faite au travail, la condition du travailleur serait intervertie : d’inférieur il deviendrait maître ; de pauvre il serait fait riche ; de condamné il passerait noble.

Donc,

Déterminer les principes d’application de la Justice, aux lieu et place du hasard, de la fraude et de la violence, à tous les faits de la vie sociale qui intéressent l’homme en tant qu’agent de production ou travailleur,

Telle est pour moi la question. Ce que les études précédentes nous ont révélé des effets de la Justice, dans son application aux choses humaines, nous permet d’entrevoir déjà dans cette manière de poser la question une portée et une certitude que ne comportait point la formule fameuse du Droit au travail.

Et puisque nous avons pris pour méthode, dans nos investigations juridiques, de suivre le fil de l’histoire, nous diviserons la question suivant notre habitude :

1. Qu’a fait la religion pour le travailleur, dans l’antiquité et jusqu’aux temps modernes ? Qu’était-il de sa nature de faire ? que pourrait-elle faire encore ? Une religion du travail est-elle possible ?

2. Quelle est la pensée de la Révolution ?


CHAPITRE PREMIER.

De la liberté du Travail. — Conclusions contradictoires de l’école fataliste et de l’école libérale.

III

Étudié dans son essence, et indépendamment de toute considération de morale et de droit, le travail est dans le même cas que sa division : c’est un principe à double tranchant, produisant, dans la condition actuelle de la société, autant de mal que de bien ; ce qui réduit son utilité pour la multitude à zéro, ou même la convertit en perte réelle.

Expliquons cela. Comme principe d’utilité et force de production, le travail est la source première de la richesse. Toutes autres conditions égales, on peut dire que plus la société travaille, plus elle s’enrichit ; et réciproquement que plus le travail diminue, plus la production décroît et la richesse avec elle.

Or le travail ne s’accomplit pas sans fatigue : comme une machine à vapeur a besoin qu’on l’alimente, qu’on l’entretienne et qu’on la répare, jusqu’au moment où, par l’usure naturelle, elle ne comporte plus ni service ni réparation, et doit être jetée à la ferraille ; ainsi la force de l’homme, chaque jour dépensée, exige une réparation quotidienne, jusqu’au jour où le travailleur, hors de service, entre à l’hôpital ou dans la fosse.

En langage économique : Point de travail sans salaire, point de production sans frais.

Pour l’entrepreneur d’industrie, employant dans son exploitation des machines et des hommes, le problème est donc celui-ci : Obtenir avec le moins de frais et de salaire possible la plus grande somme de travail, et partant de richesse, possible.

Ce problème, tout entrepreneur tend à le résoudre au bénéfice de la production, c’est-à-dire de sa propre fortune, sans se préoccuper de ce que devient le travailleur qu’il salarie, et qui n’est pour lui qu’une machine, dont il achète le service à forfait. C’est ainsi que le même entrepreneur, appliquant la division du travail, la pousse aussi loin que le lui commande son intérêt, sans s’inquiéter des conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour l’ouvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être, ses mœurs, d’un travail excessif, insalubre, répugnant, parcellaire, mal rétribué ; c’est une autre affaire, dont la psychologie et l’hygiène ont le droit de s’enquérir, qui pourrait bien aussi intéresser la Justice, partant l’économie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde point l’entrepreneur, qui ne lui impose aucune responsabilité, qui n’affecte en rien sa religion et ne soulève en lui ni scrupule ni regret ; dans laquelle tout au plus cet exploiteur, absous par l’usage, absous par l’ignorance de la plèbe autant que par la sienne, absous par l’incurie du Pouvoir, le silence du législateur, le pédantisme des savants, le quiétisme de la religion, apercevra, s’il daigne y jeter les yeux, une triste nécessité, mais que ni lui ni personne ne saurait changer, dont par conséquent ils n’ont point à répondre.

C’est à cette situation, prétendue invincible, qu’il s’agit d’appliquer notre judiciaire.

IV

Déjà nous avons vu ce qu’est devenue à l’analyse cette autre soi-disant nécessité que l’antique sagesse avait conclue de l’inégalité de nature, et dont elle avait fait, sous le nom de prédestination ou raison d’État, une loi primant la Justice même. L’espèce de fatalisme que nous avons à examiner à cette heure ressemble à celui-là. Afin qu’on ne m’accuse pas d’en fausser l’expression, résumons-le en quelques propositions fermes :

1. « Tout travail, disent les partisans du statu quo, suppose une peine : cela est fatal. » — Pas d’objection à cet égard ; les opinions sont unanimes.

2. « Toute peine mérite salaire : cela est de droit. » — On ne l’a pas toujours accordé ; merci.

3. « Tout salaire est réglé par convention expresse ou tacite, suivant l’état et d’après la loi du marché ; en sorte que le taux du salaire, comme le salaire lui-même, a pour principe tout à la fois la nécessité et le droit. » — Cela semble incontestable, et je l’accorde à mon tour sans réserve.

4. « Or, peine et salaire, ces deux termes que la nécessité et le droit déterminent seuls, et quant à la nature, et quant à la quotité, constituent pour le travailleur un rapport d’infériorité également nécessaire, d’une part vis-à-vis de la nature qui impose le travail et la peine, de l’autre vis-à-vis de l’entrepreneur qui achète le travail et le paye en salaire. » — Contre cette nouvelle proposition, j’avoue que je ne vois pas la possibilité de m’inscrire en faux.

5. « Mais, conclut-on, si vous convenez de ces quatre premières propositions, vous ne pouvez pas récuser les suivantes : d’abord, que les salariés ne peuvent pas être en même temps salariants, et traités comme tels ; en second lieu, que plus le travail se développe, plus le nombre des salariés augmente relativement à la population, et celui des salariants diminue ; de sorte que l’écart entre la condition du maître et celle de l’ouvrier, donné originairement par la nécessité et le droit, et proportionnel au progrès de l’industrie, grandit chaque jour davantage. »

Je conviens de toutes ces choses. C’est bien d’après cette déduction que s’est établie et développée la pratique du salariat ; et je n’aurais rien à répliquer, si l’exposé était entier, et que je n’y découvrisse pas d’omissions essentielles. Car ce n’est pas tout de n’énoncer que des propositions vraies ; il faut n’omettre aucun des éléments de la question, et faire, comme disait Descartes des énumérations complètes.

Je remarque donc que dans cette chaîne de nécessités il peut se présenter, du fait du libre arbitre, deux hypothèses qui en rompent toute l’économie :

1o Quant à la peine, rien ne prouve que par la manière de travailler, l’éducation du travailleur, l’organisation de l’atelier, elle ne puisse diminuer d’intensité dans une proportion parallèle au développement de l’industrie, et par conséquent inassignable.

2o Quant au rapport de salariant à salarié, ou mieux, d’ouvrier à entrepreneur, s’il est vrai que ces deux qualités ne peuvent exister en même temps et au même point de vue dans le même sujet, rien ne prouve encore qu’en vertu des mêmes causes elles ne puissent et ne doivent appartenir, soit en différents temps, soit à divers points de vue, à chaque sujet, de manière à se balancer en toute vie d’homme.

Si ces deux hypothèses étaient résolues par l’affirmative, il est clair que la nécessité ci-dessus alléguée n’existant pas, pouvant du moins être combattue avec succès par les ressources de l’enseignement industriel et de l’organisation économique, il y aurait lieu de réformer sur nouveau plan l’exploitation agricole et manufacturière, de sorte que la malfaisance du travail cédât peu à peu sous l’influence de la Justice, de la science et de la liberté.

Dans le cas contraire, admettant, d’une part, que la peine inhérente au travail fût invincible ; de l’autre, que l’élévation progressive du travailleur de la qualité de salarié à celle de participant fût incompatible avec les exigences de la production, dans ce cas, dis-je, nous retomberions sous la loi prédestinatienne ; la théorie du péché originel l’emporterait sur celle de la Justice immanente, et l’Église aurait gain de cause contre la Révolution.

Telle est la question que nous avons à résoudre.

V

Jusqu’à la Révolution française, l’examen d’une semblable hypothèse était impossible. La servitude dans l’humanité est primordiale ; le cours des siècles n’avait fait que consolider, en l’adoucissant un peu, une institution dont l’absence n’avait été observée que chez les peuplades les plus sauvages, et hors de laquelle on ne concevait ni ordre social ni richesse. De temps à autres, à de longs intervalles, la commisération publique, aidée de la politique des princes, était intervenue pour atténuer les rigueurs de l’exploitation nobiliaire et bourgeoise. Mais il était sans exemple que le travail, que le service de la production, eût été livré nulle part à l’initiative des travailleurs, de manière à ce que l’on pût juger de ce qui arriverait dans une société où tous jouiraient d’une instruction professionnelle égale, ouvriers et entrepreneurs, prolétaires et propriétaires.

Le christianisme, accordons-lui cette gloire, fut le principal agent de cette miséricorde, faible et tardive, dégagée d’ailleurs de tout élément philosophique, envers l’homme de travail. Les empereurs, par leurs édits en faveur des esclaves, ayant donné l’impulsion, le christianisme généralisa le mouvement ; ou, pour mieux dire, le mouvement, sous l’action des circonstances, étant devenu général, s’appela le christianisme. Partout, au nom de l’Évangile, la servitude fut adoucie, transformée : colon du fisc, métayer ou mercenaire, le travailleur commença de participer à la possession de lui-même. Jusque-là il avait été chose : il devint personne.

Mais ce fut tout, la Justice n’alla pas plus loin. Le travail, abandonné par l’Église, comme il l’avait été par le préteur, au bon plaisir des privilégiés, redevint aussi meurtrier pour la plèbe chrétienne qu’il l’avait été sous le paganisme pour l’esclave. L’abolition de l’antique servitude n’était pas finie qu’une autre la remplaçait : il y en eut pour douze siècles. À côté de l’exploitation féodale établie sur le sol, s’organisa le salariat industriel, apanage du bourgeois. Si bien enfin qu’à la ville comme à la campagne, dans l’industrie comme dans l’agriculture, reparut, avec la sanction religieuse et plus florissante que jamais, l’exploitation de l’homme par l’homme. On en a trop parlé dans ces derniers temps pour que je m’y arrête.

Les choses ainsi réglées, arrive la Révolution. Du même coup elle abolit le régime féodal et le privilége corporatif, pose les bases d’un enseignement nouveau, proclame l’industrie et le commerce libres ; en un mot, promet au travailleur, par le fait de l’instruction égale et de la concurrence universelle, l’entière disposition de ses bras et de sa personne. Du reste, la Révolution n’a pas eu le temps d’expliquer sa pensée et de rien organiser ; elle s’est bornée à faire table rase de l’ancien régime et à rendre l’institution nouvelle possible.

Or, depuis tantôt soixante et dix ans que la place a été nettoyée, que s’est-il produit ?

Dans les faits, rien que de négatif : d’abord une anarchie extrême, dont les commencements, grâce au régime qui avait précédé, purent paraître heureux, mais qui bientôt donna les fruits les plus amers ; puis un commencement de retour au régime corporatif, hautement exprimé par le développement des sociétés anonymes.

Dans les idées, force théories, utopies et systèmes, qu’il est permis de ramener à trois groupes principaux, répondant aux mots avant, pendant, après, suivant que les auteurs se rattachent à la tradition féodale, ou qu’ils prétendent consacrer le statu quo révolutionnaire, ou enfin, qu’ils affirment la nécessité d’une reconstruction égalitaire et libérale. Déjà même, ces trois groupes tendent à se résoudre en deux, dont l’un représente l’avenir, l’autre le passé, ou, ce qui revient au même, la Révolution et la contre-Révolution.

VI

Suivant les économistes de l’école de Say, les premiers qui aient pris la parole après 89, la Révolution, en abolissant le système corporatif et féodal, a fait une chose juste, dont la société n’a pas tardé à recueillir les fruits inestimables. Mais, ajoutent-ils, par cette abolition la Révolution a complété son œuvre ; il n’y a rien de plus à faire, pas d’autre organisation à chercher. En ce qui touche notamment le travail, sa condition est ce qu’elle doit être, lorsque, affranchi de tout privilége légal et de toute entrave, il ne reconnaît d’autre loi que celle de l’offre et de la demande.

« Ainsi, disent ces économistes, reste-t-il çà et là, sur la face du pays, quelque commerce constitué en monopole, quelque industrie de privilége, quelque spécialité de production interdite ou réservée à une catégorie de citoyens ? Sur tous ces points la Révolution est à faire ; et tant qu’elle ne sera pas faite, la loi de la production étant en partie violée, le travail incomplétement affranchi, la science économique ne peut donner que la moitié de ses bienfaits. Ne cherchez pas au mal dont se plaint le travailleur d’autre remède. Surtout gardez-vous, sous aucun prétexte, d’intervenir arbitrairement dans le jeu des forces économiques et de contrarier leurs lois par les vôtres : Laissez faire, laissez passer. »

Cette théorie, qui tend à résoudre tout le système économique dans le principe d’une liberté purement négative, comme l’a fait M. Dunoyer dans son livre de la Liberté du Travail ; qui par conséquent fait de la pratique mercantile et industrielle une chose de pur arbitraire, se résout lui-même, par la contradiction qui lui est inhérente, et malgré ses manifestations en faveur de la liberté, en un pur fatalisme.

Relativement à la condition de l’ouvrier, elle implique :

Que le travail n’est pas d’ordre humain, c’est-à-dire moral et juridique, mais seulement de nécessité externe, imposé par l’inclémence de la nature et la rareté des subsistances ;

Qu’en conséquence, le travail n’a rien de spontané, et que toute la liberté dont il est susceptible consiste en ce qu’il ne doit être ni imposé ni empêché par aucune volonté ;

Que dans ces conditions le travail, même volontaire et libre, n’étant pas donné à priori dans la conscience, est répugnant de sa nature et pénible ;

Que par la force des choses, et par l’effet combiné des volontés humaines, à qui tout fatalisme est insupportable, le travail, d’autant plus repoussé qu’il est accompagné de plus de répugnance et de peine, tend à se séparer, comme force économique, du capital et de la propriété ;

Que de cette tendance irrésistible résulte la division du personnel économique en deux catégories : les capitalistes, entrepreneurs et propriétaires, et les travailleurs ou salariés ;

Que cela est fâcheux sans doute pour ces derniers, et digne de l’attention du souverain, qui dans certains cas peut y trouver le motif d’une taxe extraordinaire en faveur des déshérités de la fortune, ou d’un règlement de police sur les manufactures ; mais qu’il ne s’ensuit nullement que le travail puisse faire l’objet d’un droit positif, d’une garantie quelconque accordée aux travailleurs par l’État, ou ce qui revient au même par les capitalistes et propriétaires.

Ainsi raisonnent les économistes de l’école prétendue libérale, ennemis jurés de la féodalité, mais non moins hostiles à toute pensée de réorganisation dans une agitation chaotique, où le privilége et le salariat sont perpétuellement aux prises, sans espoir de conciliation, subordination et stabilité.

Les partisans de l’ancien ordre de choses n’ont pas eu de peine à montrer l’inconséquence de cette théorie. Ils ont dit :

« Si, par la fatalité, ou pour mieux dire, par la providentialité de son essence, le travail répugne à l’homme, le fatigue, le tue, et si de cette peine du travail résulte un principe invincible d’inégalité, il faut conclure que la Révolution, en abolissant le régime hiérarchique, n’a fait qu’en constater la sagesse. Il faut convenir du même coup que le christianisme a mérité la reconnaissance du genre humain et dépassé de bien loin les prévisions de la science, en répandant sur ce régime tant calomnié, et que l’expérience démontre aujourd’hui nécessaire, le baume d’une charité toute divine.

» Le comble de la raison politique n’est-il pas de se conformer aux lois de la nature et de la destinée ? Pourquoi donc repousser avec tant de haine cet ordre féodal, coupable d’avoir deviné, bien des siècles avant les économistes, ces lois de la nature, et de les avoir prises pour règle ?

» Et le signe d’une religion révélée n’est-il pas d’adoucir, par l’effusion de la grâce, ce qu’il y a d’inexorable dans la loi ? Pourquoi donc accuser le christianisme d’avoir méconnu les droits de l’humanité et de la raison, en consacrant les mœurs féodales et les modifiant par son précepte de l’aumône et toutes ses institutions charitables ?

» Qui croit maintenant à cette égalité malheureuse, prêchée par la Révolution ? Sont-ce les républicains, exaltés ou tempérants, de tous les adversaires du socialisme les plus implacables ? Sont-ce les saint-simoniens, promoteurs et bénéficiaires de la féodalité nouvelle ? Sont-ce les phalanstériens eux-mêmes, qui, malgré leur théorie du travail attrayant, n’en font pas moins une haute paye aux individus chargés des travaux pénibles, et qui d’ailleurs n’ont cessé de protester de toute leur force contre l’égalité ? Sont-ce les déistes, les éclectiques, les panthéistes, les positivistes, les owénistes, les icariens, les mystiques de toute sorte, qui tous, niant à priori l’égalité de nature, et conséquemment l’égalité de condition et de fortune, reconnaissant d’ailleurs la répugnance du travail et son infériorité, affirment, bon gré mal gré, la nécessité des classifications échelonnées, ou n’y échappent que par le communisme ?

» Que la Révolution avoue sa chimère et s’humilie. Après avoir détruit la monarchie de droit divin, elle n’a su la remplacer que par un organisme instable, d’une puissance d’absorption cent fois pire que celle du faisceau féodal ; après avoir aboli la distinction des classes, elle la recrée sous une forme et avec des mœurs cent fois plus atroces ; après avoir tué le respect, l’obéissance, la charité, elle y supplée par la lutte parlementaire, l’insurrection, la proscription, et le fatalisme.

» La charité, disent les adeptes, n’est pas donnée dans l’économie. En conséquence, point de taxe des pauvres, pas plus que de droit au travail ; point d’hôpitaux, point de refuges, point d’asiles, point de crèches, point d’enfants trouvés !…. Que le prolétaire avec sa progéniture meure dans son trou sans proférer une plainte : ainsi le veut la loi économique, expression de la force des choses. — Ne voilà-t-il pas une belle philosophie, une touchante morale, une science profonde ? Et c’est le dernier mot de la Révolution ! »

Tel est le discours des conservateurs.

VII

Il est certain qu’à s’en tenir aux expositions de principes et aux professions de foi des partis, écoles, sectes ou églises sortis du mouvement de 89, il est impossible de trouver à ce mouvement ombre de logique et de moralité. Le style a changé, le fond des choses a été conservé précieusement. Au droit divin a succédé la souveraineté du peuple ; à la noblesse féodale, la bourgeoisie actionnaire, censitaire : quel bénéfice pour l’égalité ? Reste l’Église, dont, après l’avoir dépouillée de ses biens, on convoite le budget et l’influence. Quel progrès pour les mœurs, pour les idées, quand les mystiques du jour se seront partagé cette proie ? Quel triomphe sur la superstition, quand, au lieu des jésuites, la religion aura pour prêtres des jacobins, des saint-simoniens, des éclectiques ? Pour le surplus, la tradition antique n’a pas même été un seul instant révoquée en doute. La centralisation monarchique a été croissante ; la police a fleuri de plus belle ; le machiavélisme s’est rajeuni. La multitude est restée dans la même vileté et contemption. L’égalité, enfin, mot du guet en 93, l’égalité, qui ne fut jamais dans les cœurs, est désavouée par toutes les bouches : elle est devenue propos séditieux et signe de réprobation.

Relativement au travail, la mystification ne serait pas moins complète.

La théorie de la liberté négative, ou du laissez faire laissez passer, qui forme toute la philosophie de l’École, aboutit forcément à une contradiction. Il est clair, en effet, et les faits qui se passent sous nos yeux le démontrent, que, si le travail, si l’organisme économique tout entier, après avoir été délivré de ses entraves, est livré ensuite, comme le veulent les disciples de Smith et de Say, aux attractions de sa nature, le travail, après avoir commencé par la liberté, finira par la sujétion. Tôt ou tard, la caste des capitalistes et entrepreneurs, sortie des rangs du travail inorganique, se constituera en aristocratie : alors au régime des corporations succédera celui des compagnies en commandite ; à la féodalité nobiliaire, la féodalité industrielle. Cela même n’est déjà plus à faire, c’est fait. La société, au lieu de suivre une ligne ascendante, aurait ainsi parcouru un cercle ; la Révolution aurait menti : au lieu d’une réforme, d’un progrès, nous aurions une contradiction, un pastiche, une sottise.

VIII

Les économistes sortis de la Révolution protestent contre ce non-sens. Ils soutiennent :

Que le travail est d’ordre moral et humain, donné dans la conscience, avant que la nécessité l’impose ;

Qu’en conséquence il est libre de sa nature, d’une liberté positive et subjective, et que c’est en raison de cette liberté qu’il a le droit de revendiquer sa liberté négative et objective, en autres termes, la destruction de tous les empêchements, obstacles et entraves que peuvent lui susciter le gouvernement et le privilége ;

Que, si le travail est libre, ainsi qu’il vient d’être exprimé, il implique dans sa notion celle de droit et de devoir ;

Que, si, par son côté fatal et en tant que la nature extérieure en fait pour nous une nécessité, il est répugnant et pénible, par son côté libre et en tant qu’il est une manifestation de notre spontanéité, il doit être attrayant et joyeux ;

Qu’au surplus la répugnance et la peine, qui dans l’état actuel de l’industrie humaine accompagnent à si haute dose le travail, sont l’effet de l’organisation servile qui lui a été donnée, mais qu’elles peuvent et doivent se réduire indéfiniment par une organisation libérale ;

Qu’il n’est donc pas vrai de dire que le régime d’inégalité et de privilége qu’a voulu abolir la Révolution résulte de la fatalité répugnante et pénible du travail ; mais qu’au contraire, c’est le privilége lui-même qui a démesurément aggravé pour le travailleur la répugnance et la peine ;

Qu’ainsi il y a lieu d’espérer que, par une nouvelle émission des principes de la Justice et de la morale, par un autre système d’enseignement professionnel, par une réorganisation de l’atelier, le travail, perdant son caractère servile et mercenaire, sera en même temps affranchi de la fatigue et du dégoût que la fatalité lui confère ;

Que, s’il est permis de soutenir, avec les anciens économistes, que le travail, chose fatale, ne peut former contre la classe propriétaire et au profit de la classe laborieuse l’objet d’un droit naturel, primitif, obligatoirement garanti par l’État, il serait contre toute vérité et justice de prétendre que ce même travail, chose spontanée et libre, ne puisse devenir l’objet d’un contrat d’assurance mutuelle, ce qui est précisément le but qu’a voulu atteindre la Révolution ;

Qu’il en est du travail, au point de vue de la fatalité, comme de l’appétit, de la santé, de la respiration, de la lumière, dont aucune puissance humaine ne peut assurer la jouissance ; et, au point de vue de la liberté, comme de toutes les choses qui peuvent faire l’objet d’une transaction ;

Qu’ainsi le travail, réconcilié par sa nature libre avec le capital et la propriété, dont son objectivité l’éloignait, ne peut plus donner lieu à une distinction de classes, ce qui rompt le cercle vicieux et met la société, aussi bien que la science, l’abri de toute contradiction.

Alors, ajoutent les novateurs, l’idéal rêvé par les anciens économistes, inconciliable avec leur théorie, peut se réaliser :

La terre à celui qui la cultive ;

Le métier à celui qui l’exerce ;

Le capital à celui qui l’emploie ;

Le produit au producteur ;

Le bénéfice de la force collective à tous ceux qui y concourent, et le salariat modifié par la participation ;

Le travail parcellaire combiné avec la pluralité d’apprentissages dans une série de promotions ;

Le morcellement du sol aboli par la constitution de l’héritage ;

En deux mots, la fatalité de la nature domptée par la liberté de l’homme :

Tel est le programme des économistes de la Révolution. C’est tout un monde moral qui surgit, une civilisation nouvelle, une autre humanité. Malouet dès 1789, Babeuf en 1796, le représentant de la bourgeoisie et le tribun du peuple, l’affirment. Ajournée par les guerres de l’empire, l’idée rentre dans la discussion avec la royauté légitime ; elle fait explosion en 1848 par le décret du 25 février sur le Droit au travail.

Ou la fatalité et le privilége, ou la liberté et l’égalité : voilà le dilemme. D’un côté est le paganisme, le despotisme, la routine des peuples, et toute leur histoire ; de l’autre, la science, le droit, l’avenir, l’infini !… Il faut choisir, et d’abord il faut juger. Pour laquelle de ces deux écoles va se prononcer l’Église ?

IX

L’Église, pendant ces dix-huit siècles qu’elle aime tant à rappeler, n’a pas soupçonné le premier mot de toutes ces choses. Elle ne s’est pas demandé, si le travail était libre ou fatal, s’il tenait de l’un et de l’autre ; dans le premier comme dans le second cas et dans l’hypothèse de leur conciliation, ce qu’il pouvait en résulter pour la confirmation de l’Évangile et la destinée du genre humain.

L’Église, livrant le travailleur au joug féodal après avoir rompu sa chaîne antique, a continué sous une autre forme l’œuvre du polythéisme. Elle a remplacé la fatalité par la prédestination ; elle a vu naître et mourir les physiocrates sans se douter que ces théoriciens du produit net portassent dans leurs spéculations mercantilistes toute une nichée d’hérésies terribles ; depuis trente ans elle assistait, dormant sur sa chaire, aux débats économiques, lorsque la foudre de 1848 vint la réveiller en sursaut.

Alors elle comprit que là-dessous il se remuait quelque chose dont ses Écritures n’avaient point parlé, que ses Pères n’avaient pas connu, à propos de quoi ses conciles et ses papes n’avaient rien défini : c’était le droit de l’homme et du citoyen, l’égalité devant la loi, la justice économique, le travail libre, la vertu immanente et désintéressée, l’éducation de l’humanité par elle-même, le progrès !… Elle se dit que les portes de l’enfer allaient prévaloir, et par provision elle condamna, elle frappa… Depuis, elle nous a donné pour calmant le dogme souverain de la Conception immaculée, en l’honneur duquel il a été brûlé pour un million de francs de bougies dans toutes les églises de France.

Mais erreur ou ignorance ne fait pas compte ; et franchement, Monseigneur, la Révolution démocratique et sociale, tombant sur l’Église ex abrupto et in promptu, a eu tort de vous saisir ainsi à l’improviste. Remettez-vous donc l’esprit, et après avoir invoqué l’Esprit, dites-nous, là, en termes non équivoques, sans circonlocutions ni ambages, si vous êtes pour le travail libre ou pour la fatalité ; si, d’après l’Église, le travail est d’ordre humain, ou seulement de nécessité de misère ; conséquemment, si vous considérez la théorie libérale et révolutionnaire comme admissible en théologie, ou si vous tenez le cercle vicieux de l’ancienne école économiste pour article de foi ?

Hélas ! faut-il que ce qui s’est établi sur la Providence croule par l’improvidence ? L’Église, bien qu’elle n’ait rien formulé de précis et de positif sur l’économie sociale, hormis des anathèmes à l’usure qu’elle voudrait bien retirer, n’en est pas moins engagée par son dogme, par sa tradition, par le système entier de sa foi. Elle ne saurait, pour une question aussi mesquine que celle du travail, se rétracter, changer toute sa doctrine, entonner la Marseillaise et le Chant des travailleurs. Aussi bien est-elle habituée à ces mécomptes. Ce qui lui arrive avec la science économique n’est que la répétition de ce qui lui est arrivé tant de fois avec les autres branches du savoir humain, une contradiction de plus qui se dresse devant elle, une nouvelle redoute de la raison contre la foi. Elle en a bien vu d’autres ! Un jour, c’est l’astronomie qui lui dérange son Ciel ; le lendemain, c’est la géologie qui bouleverse sa Genèse ; après, la linguistique donne le démenti à son histoire de la dispersion babélique. Voici l’économie qui continue la tranchée, et tout à l’heure la Justice donnera l’assaut. — Eh bien ! dit l’Église, qu’elle vienne, cette économie politique et sociale qui prétend ne demander rien à la charité ; qu’elle paraisse, cette Justice qui n’a pas besoin de la foi ! J’en sortirai comme auparavant, et je m’en débarrasserai : Egrediar sicut ante feci, et me excutiam. Elle ne sait pas, cette pauvre tonsurée, que la Justice se retirant d’elle lui ôte sa force : Nesciens quod recessisset ab eo Dominus.

On a vu des philosophes, intelligences merveilleuses, consciences héroïques, reconnaître leur erreur, faire à la vérité le sacrifice de leur amour-propre, et prononcer ce mot toujours sublime : Je me suis trompé !

L’Église n’admet pas qu’elle se trompe, elle ne revient pas d’une fausse opinion. À qui lui démontre sa faute, elle répond par l’anathème. Plutôt que de tendre la main à la Justice, elle embrassera la Fatalité. C’est pour cela qu’il ne lui sera fait aucune grâce, et qu’elle boira jusqu’à la lie le calice de ses ignorances et de ses adultères.


CHAPITRE II.

Discussion. — Principe de la transcendance : Que le travail est de malédiction divine, et conséquemment la servitude d’institution religieuse. — Théorie spiritualiste.

X

On sait l’antipathie que les peuples sauvages ont pour le travail : ce fait bien connu suffit, jusqu’à certain point, à expliquer pourquoi toutes les mythologies, qui sont les formes de la raison chez le sauvage, l’ont condamné.

Mais que cette condamnation se soit maintenue dans une théologie savante, policée ; qu’elle soit devenue le principe secret de l’asservissement des classes laborieuses, c’est ce dont les inclinations de l’homme animal et l’histoire des cultes ne suffisent plus à rendre compte.

Or, le principe de cette animadversion systématique, principe qui est un des caractères de l’âge religieux, et dont la paresse du sauvage n’est elle-même que l’expression grossière, est dans le spiritualisme, d’où elle a passé dans la religion.

Toute spéculation de l’esprit dans le domaine de la transcendance traîne à sa suite une iniquité.

Pourquoi l’esclavage est-il propre à notre espèce, une des choses qui nous distinguent le mieux des animaux ? Les loups ne se dévorent pas, dit le proverbe : d’où vient que les hommes se mangent ? Jamais on ne vit un lion forcer un autre lion de chasser pour lui : comment l’homme se fait-il de l’homme une bête de somme, un esclave ? Évidemment, l’esclavage n’a pas son principe dans la nature, ainsi que le reconnurent les Pères, nonobstant l’autorité d’Aristote : où donc peut-il se trouver ?

Cherchez de bonne foi, et vous découvrirez que cette anomalie, cette prérogative monstrueuse que s’arroge l’homme sur son semblable et qui caractérise notre espèce, vient de ce que, seul entre les animaux, l’homme est capable par sa pensée de séparer son moi de son non-moi, de distinguer en lui la matière et l’esprit, le corps et l’âme ; par cette abstraction fondamentale, de se créer deux sortes de vies : une vie supérieure ou animique, et une vie inférieure ou matérielle ; d’où résulte la division de la société en deux catégories, celle des spirituels, faite pour le commandement, et celle des charnels, voués au travail et à l’obéissance.

L’homme, disent les spiritualistes, est composé de deux substances. Par son âme il appartient à Dieu, son créateur, son souverain, son juge, sa fin ; — par son corps, à la terre, séjour et instrument de ses épreuves. C’est la distinction que fait saint Paul de l’Adam terrestre, Adam terrenus, et de l’Adam céleste, Adam cœlestis ; et ailleurs, de l’homme spirituel et de l’homme charnel, animalis homo, spiritalis homo.

Tout ce qui détourne l’homme de Dieu, l’inclinant vers la terre, est pour lui infirmité, misère. De là la défaveur qui dès l’origine s’est attachée au travail, et que tous les cultes à l’envi n’ont cessé d’aggraver. C’est donc à la spéculation spiritualiste qu’il faut rapporter la condamnation du travail. J’ose dire que cette philosophie n’a jamais servi à autre chose.

XI

L’un des plus grands spiritualistes et religionnaires de l’époque, M. Jean Reynaud, dont j’ai cité le consciencieux témoignage en faveur du dogme de la chute, a cru devoir nous donner aussi, avec la meilleure intention du monde, la théodicée de la servitude. Si cette pieuse institution venait à disparaître parmi les hommes, on la retrouverait dans le dernier ouvrage du savant druide, Terre et Ciel.

Suivant M. Reynaud,

« Le travail est la conséquence du défaut d’harmonie qui existe par ordonnance divine entre l’organisation de l’homme et l’organisation de la terre ; et pour que ce défaut cessât, il faudrait que l’une ou l’autre de ces deux organisations vînt à changer… — Par les progrès de l’association et de l’industrie, ajoute le savant théologue, le travail pourra devenir moins continuel, moins déplaisant ; mais il y aura toujours à s’y résigner : c’est une peine sans fin. » (Page 94.)


Cette déclaration est grave.

D’autres s’étaient plu à recueillir sur la face de la planète les preuves d’une Providence pour nous pleine d’attentions ; M. Reynaud y découvre partout les traces d’un désarroi général, accompli avec préméditation, dans le but de chagriner notre pauvre humanité, de la vexer, de la punir. Quelles actions de grâces, ô saint homme, ne vous devra pas l’Église, pour une découverte de cette importance ! Nous savions, par les Écritures, que le diable avait passé sur cette terre ; à vous il était réservé de nous montrer partout l’empreinte de son pied fourchu.

M. Jean Reynaud, incapable, à ce qu’il semble, de comprendre la loi fondamentale de l’univers, et porté par le tour de son génie à voir partout du mystère, prend les antinomies de la nature pour autant de sataneries, contrariétés que nous a suscitées notre première faute. Car on ne saurait, suivant lui, imputer à la Providence pareille négligence ou méchanceté.

« Contrariétés causées par les lois de la gravitation, qui nous oblige, pour la vaincre, à inventer toutes sortes de machines, et nous expose, en tombant, à nous rompre le cou ;

« Contrariétés causées par la grandeur de la terre, qui nous force d’employer des systèmes de locomotion extraordinaire, par terre, par eau, par fer, par air ;

« Contrariétés causées par l’interposition des mers et des montagnes, dont l’inconvénient est de pousser les hommes à se former en groupes politiques, rivaux les uns des autres, et souvent acharnés à se détruire ;

« Contrariétés causées par les lois de la chaleur solaire, dont quelques degrés de plus ou de moins nous font passer de l’abondance à la disette, de la santé à la maladie ;

« Contrariétés causées par la présence des animaux nuisibles et des plantes inutiles, qui entraîne de notre part une chasse et un sarclage continuels ;

« Contrariétés provenant des infirmités de notre nature… »


Traduisons cette complainte. M. Jean Reynaud trouve mauvais que le feu qui nous chauffe nous brûle ; que la lumière ne nous arrive jamais qu’en ligne droite, tandis qu’il nous serait utile de la recevoir à volonté en ligne courbe ; que la gravitation, qui nous attache au sol, ne cesse pas au commandement de l’ouvrier qui se laisse tomber d’un échafaudage ; que la terre, en s’étendant devant nous, nous invite à marcher, et qu’en faisant usage de nos jambes, nous fatiguions nos muscles, ce qui provoque la transpiration et la sueur du front. Il se plaint que nous soyons de toutes manières mal accommodés ; qu’il n’y ait pas de colline sans vallée, de viande sans os, de vendange sans marc, de farine sans son, de production sans dépense, de force sans organe, de bâton à un seul bout, de hauteur sans profondeur ; en un mot, il regrette que la nature soit la nature, que l’esprit soit l’esprit, et qu’il ne dépende pas de notre volonté de les faire absurdes.

M. Jean Reynaud est bien malheureux. Il n’aspire à rien de moins qu’à l’état d’absolu ; son corps, cette guenille, le retient ! Quelle déplaisance d’être obligé, comme les plus vils des animaux, de manger et de boire, de recommencer tous les jours, et quelle mortification pour un philosophe dans les suites !…

Voilà pourtant à quelles inepties conduit la distinction sacramentelle de l’âme et du corps ; voilà l’objet des vœux et la cause des regrets de cette spiritualité niaise, dont le dernier mot est la suppression de l’univers, et, en attendant, l’horreur du travail, la damnation de l’ouvrier, et la déification de l’aristocrate.

Il faut voir M. Jean Reynaud déduire, sans cligner l’œil, les conséquences de son merveilleux principe ; ce n’est pas le verbe qui lui manque :

« Pour apercevoir la grandeur de l’homme, il vaut bien mieux jeter les yeux sur les résultats généraux que sur son activité manuelle. Celle-ci, par la monotonie et la puérilité des opérations, par la médiocrité des effets, par le déplaisir et la lassitude dont elle est presque toujours accompagnée, n’est-elle pas digne de pitié ? On ne peut s’empêcher de prendre une bien pauvre idée de la vertu créatrice de l’homme… quand on le suit à la tâche, qu’on le voit piochant, creusant, portant des fardeaux, tournant des manivelles, haletant, mal à l’aise, aspirant à l’heure où il se reposera, trempant la terre de ses sueurs pendant toute une journée pour y faire en définitive si peu de chose, qu’il suffit de s’éloigner de quelques pas pour qu’il n’y paraisse déjà plus… Il ne manœuvre pas autrement qu’une fourmi… Quelle misérable chose que son corps, si l’on y cherche un instrument de création !… » (Page 86.)


M. Jean Reynaud juge de la grandeur de l’homme par le nombre de mètres carrés qu’il peut labourer en un jour. Pour un philosophe spiritualiste, un angélomane, que dites-vous de ce raisonnement ? Moi qui, ne voyant dans l’âme et le corps qu’une division générale des phénomènes, n’ai pas le bonheur de posséder les facultés de la transcendance, je juge l’action industrielle tout autrement.

L’homme est une force pénétrée d’intelligence, qui ne peut être heureuse que si elle s’exerce. Si petite que soit cette force, elle est capable de produire les plus vastes et les plus incalculables effets par la manière dont elle est dirigée, et par son groupement. La grandeur des résultats n’étant donc de sa part qu’une affaire de multiplication, ce n’est point par cette grandeur objective, géométrique, matérielle, en un mot ce n’est point d’après la quantité du produit que l’action humaine doit être philosophiquement appréciée, c’est par la qualité de ce produit. Prenons un exemple. Le premier laboureur, Triptolème, Osiris, Caïn, fait venir une gerbe de blé : voilà la civilisation, le règne de l’esprit sur la nature, qui commence. Quelle dépense de force a-t-il fallu pour faire croître cette gerbe, que la nature toute seule ne nous donne pas ? Moins que n’en exigent la course, la lutte, la danse, l’équitation et tous les exercices d’agrément. Sans doute si, au lieu d’une gerbe, le même individu veut en récolter dix mille, l’opération sera au-dessus de ses forces, et pour lui deviendra fatigue et peine. Mais ce n’est plus qu’un problème d’association et d’industrie, dont la solution, sans aggraver le service, peut doubler au contraire, pour tous ceux qui y prendront part, le plaisir et le profit. Vous qui osez dire, sans savoir de qui ni de quoi vous parlez : Montrez-moi un grain de sable, et je vous démontrerai Dieu, permettez que je vous rétorque l’argument : Montrez-moi un grain de blé, et je démontrerai la grandeur de l’homme.

Mais, disent-ils, l’homme qui se sent une âme peut bien condescendre à inventer le blé, la charrue, le moulin, le pain fermenté : manifestations de son intelligence, témoignages de sa nature éthérée et immortelle ; s’abaissera-t-il à recommencer toute sa vie, non pas les mêmes inventions, ce qui s’invente ne s’invente qu’une fois, mais les mêmes manœuvres ? Au jugement de M. Jean Reynaud, ce serait une galère, une intolérable servitude :

« Nul métier, dit-il, ne saurait être agréable… mais il est bon que dans nos sociétés il y ait toujours quelque travail corporel à accomplir, les âmes supérieures étant les seules qui puissent sans péril s’abstenir d’y prendre part, parce qu’elles ont assez d’attachement à la pensée pour se garder elles-mêmes de l’engourdissement et des aberrations où mène le loisir… L’ordre aurait également à souffrir, soit que le travail diminuât sans que les âmes s’élevassent, soit que les âmes s’élevassent sans que le travail diminuât… »


Qui pense mal du travail est mal disposé pour le travailleur. M. Jean Reynaud, quelque ami qu’il se dise de la Révolution, est de l’école hiérarchique et féodale ; il ne croit pas à l’égalité ; il est avec l’Église, à laquelle il est venu, après la chute de la République, offrir le secours de sa philosophie druidique, magique et pythagoricienne. Ici que nous dit-il ? « Il faut que le vulgaire travaille, et que les prédestinés gouvernent. »

Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur !

Et vous vous dites révolutionnaire, républicain, démocrate, socialiste encore ! Vous niez le péché originel !… Non, non : vous avez trop le génie des choses divines, pour concevoir rien aux affaires humaines ; trop le sentiment de la Divinité, pour conserver le sens moral. Vous êtes trop convaincu de la diablerie de ce monde pour croire à sa Justice. Le travail, en effet, pour vous, c’est le diable. Vous croyez au diable : votre métaphysique, vieille comme les pierres, vous y mène. Regardez-y donc de plus près : c’est elle qui fait l’inertie du sauvage, elle qui, glorifiant le far niente, a inspiré le mythe biblique du travail, et présidé à l’institution des esclaves.

XII

Toute religion, en vertu du spiritualisme qui la constitue, qu’elle s’appelle christianisme, bouddhisme, druidisme, ou tout ce qu’on voudra, est anti-pratique ; elle pousse l’homme à la contemplation, à l’inaction, au quiétisme.

Au commencement, dit la Genèse, alors que l’homme n’avait pas encore corrompu sa nature par le péché, Dieu le plaça dans le jardin de plaisir pour qu’il lui donnât la façon et qu’il en prît soin, ut operaretur et custodiret illum. Mgr de Paris, Sibour, voulant flatter la tendance industrielle de l’époque, dit un jour, en commentant ce texte, que Dieu avait fait l’homme contre-maître de la création. Le mot est joli, et a valu bien des compliments au bon archevêque. On trouve dans la Bible tout ce qu’on veut. Mais gardez-vous d’approfondir, sinon la parole de grâce va se changer en parole de réprobation, la colombe devenir serpent.

Ceci se passait, ne l’oublions pas, avant la chute. À cette époque de félicité, l’homme en parfaite union avec le Créateur, et sans doute aussi avec lui-même, le travail n’avait pour lui rien de répugnant et de pénible. Les contrariétés signalées par M. Jean Reynaud n’existaient pas. La nature, qui pour produire l’homme vous semble avoir échelonné tous les êtres, avait supprimé les espèces nuisibles et inutiles ; ce n’est que postérieurement qu’elle a complété sa série.

Cet état de bonheur dura peu. L’homme s’étant infecté lui-même par un acte que la Genèse ne nous révèle que sous le voile de l’allégorie, mais dont M. Reynaud nous a décrit avec un redoublement d’éloquence la gravité, le travail, de plaisir que Dieu l’avait fait, devint châtiment.

« La terre sera maudite pour toi : tu mangeras d’elle dans la fatigue chaque jour de ta vie. Elle te poussera des épines et des chardons ; et tu mangeras l’herbe des champs ; tu te nourriras de ton pain à la sueur de ton visage, jusqu’à ce que tu retournes en terre, d’où tu es sorti : car tu es poussière et tu retourneras en poussière. » (Gen., iii.)

Tel est le décret qui, postérieurement à la période d’innocence, a réglé la condition du travailleur, et qui a fait la base de l’Économie sociale pendant toute la durée de l’âge religieux. Cette malédiction, dont la teneur nous a été conservée dans le livre sacré des Hébreux, a retenti par toute la terre. Virgile, au 6e livre de l’Énéide, place le Travail à la porte des enfers, en compagnie de monstres horribles, le Deuil, les Soucis vengeurs, les pâles Maladies, la Vieillesse chenue, la Peur, et la Faim, mauvaise conseillère, et la honteuse Misère, et la Mort.

Le christianisme épaissit de plus en plus ces ténèbres. Selon M. Blanc Saint-Bonnet, l’un des mystiques les plus remarquables de notre époque, le travail est la régularisation de la douleur, sans laquelle, dit-il, point de génie, point d’héroïsme, point de sanctification.

« La Douleur avait besoin d’être réglée et calibrée dans une loi : c’est le Travail.

« La Douleur est un remplaçant du Travail…

« Travail, Douleur, Mort, trilogie providentielle.

« La Faim (qui force l’homme au travail), admirable invention pour un être. La théorie de l’absolu est toute là… » (De la Douleur, passim. )


De ce fait élémentaire, que la douleur est antinomiquement adossée à la jouissance, qu’elle n’est autre chose que l’excès dans la jouissance, comme la brûlure est un excès de caléfaction, la fatigue un excès dans l’action, M. Blanc Saint-Bonnet a tiré tout un volume de mysticités, qui peuvent paraître intéressantes à un spiritualiste, à un chrétien, mais dans lesquelles le sens commun ne peut voir que l’abêtissement de la raison par la pensée religieuse. C’est le procédé de M. Jean Reynaud, dans les contrariétés qu’il reproche à la nature : le philosophe et le chrétien, partant du même principe, sont d’accord.

XIII

Est-il donc si difficile de pénétrer le sens de cette double allégorie ?

a) Le travail avant le péché.

L’homme, en vertu de son activité propre et de ses relations avec le monde, est ouvrier ; son travail est spontané et libre, soumis par conséquent à une loi de justice et de morale dont la pratique assure son bonheur, dont la violation au contraire le plonge dans la misère. C’est le point de vue subjectif, affirmé aujourd’hui par la Révolution, et que l’écrivain sacré présente comme une époque antérieure, époque d’innocence, de spontanéité, de liberté et de richesse.

b) Le travail après le péché.

Or, à cette loi du travail, qui ne peut avoir rien d’affligeant, puisqu’elle résulte de notre constitution, la nature ajoute la sanction de sa passivité. L’homme doit agir, travailler, d’abord parce qu’il est homme. Mais, afin que son action ne soit pas vaine, il ne subsistera que de ce qu’il aura produit, à l’aide de cet instrument inépuisable, qui est la Terre. C’est le point de vue objectif, le seul que découvre l’ancienne école économique. Ainsi s’unissent dans le Travail, selon la pensée supérieure du mythe, la liberté et la fatalité, la première devant, par le développement des facultés humaines, subalterniser de plus en plus la seconde.

Comment, ensuite, au lieu de cette subordination de la fatalité, nous avons eu l’oppression de la liberté elle-même ; en autres termes, comment le point de vue objectif a frappé surtout les imaginations, dominé les consciences, et fini par gouverner seul l’économie humanitaire, le spiritualisme, s’expliquant par la bouche de M. Jean Reynaud, vient de nous l’apprendre.

Les âmes supérieures, dit ce grand mythologue, sont portées naturellement à la contemplation. Elles repoussent le travail dont la monotonie offense leur délicatesse ; elles tendent à s’en décharger sur les âmes inférieures, pour lesquelles la pensée a moins d’attraits, et dont la moralité requiert une occupation corporelle soutenue.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

De tous les contemplatifs, les plus intrépides sont ceux dont l’intelligence est la plus vide, et qui pensent le moins. Les Orientaux et les sauvages passent des journées, des semaines, les jambes croisées, fumant leur pipe, sans proférer une parole. Chez eux, l’inertie de l’âme et celle du corps sont en raison réciproque : dois-je les considérer comme des âmes supérieures ?

La vérité est que l’homme, par la spontanéité de son moi, tend à se distinguer, comme Descartes, en corps et en âme, à s’abstraire, tant qu’il peut, du premier et de ses exigences ; à se concentrer dans sa pensée ; à tout créer par elle, comme le moi de Fichte ; à vivre, en un mot, de la vie de la Divinité. Plus il glisse sur cette pente, plus il lui semble que son âme grandit, qu’il ajoute à sa dignité, qu’il plane sur le monde et sur ses semblables. À cet égard, le sauvage en sait autant que le théologien et l’ascète, dont il peut se vanter de recréer sans cesse le dogme et toute la métaphysique par sa rêverie. Dans cet état, le travail, réduit à l’objectivité pure, devient pour la pensée idéaliste une énigme de la Providence, une utopie satanique, dont l’esclavage, servage ou salariat, est la traduction fidèle.

Si le Dieu qui jadis fit entendre sa parole à Moïse, qui s’était fait connaître auparavant à Abraham, qui avait enseigné Noé après l’avoir sauvé du déluge, eût été mu d’une vraie piété pour notre espèce, il avait une belle occasion de lui rendre service, en lui expliquant le mythe du travail. Cela aurait mieux valu pour l’édification de l’humanité que l’abrasion du prépuce et l’interdiction de la viande de porc. — Sois attentif à la parabole, aurait-il dit à Noé ; ne va pas te perdre dans les abstractions quintessenciées, et prendre l’âge du bonheur et l’âge du travail pour deux périodes consécutives de l’histoire. Il ne s’agit là que d’une corrélation. Le bien-être et le travail sont jumeaux : vous n’aurez point parmi vous d’esclaves ; tout le monde aura sa part, et le plaisir chassera la peine.

Au lieu de cet avis si simple, le trop prompt Jéhovah prend lui-même sa parabole au pied de la lettre. Il laisse subsister la malédiction portée par Noé contre son fils Cham ; parmi les richesses dont il comble Abraham, il n’oublie pas les esclaves, mâles et femelles ; et sur le Sinaï, son principal soin est de consacrer la servitude en la réglementant. Fiez-vous donc aux révélations, et prenez les dieux pour directeurs de vos consciences !

XIV

Qu’est-ce que l’esclave ?

M. de Bonald, partant, ainsi que M. Jean Reynaud, du dualisme cartésien, définit l’homme une intelligence servie par des organes.

Or, il est à remarquer que la notion de l’esclave, d’après l’étymologie, revient exactement à cette définition : Ser-vus, serv-are, serv-ire, ser-ere (franc. serrer), inser-ere, ser-a ; gr. θεραπων, θυρα, θυροω, etc. Servus est donc l’homme de soin, gardien, portier, auxiliaire, manœuvre, chargé de serrer, soigner, conserver toutes choses dans la maison, dans le jardin, dans l’étable, de faire le service des champs, des troupeaux, du harem. C’est celui qui, ne pensant pas par lui-même, sert d’instrument, d’organe supplémentaire, et pour ainsi dire de second corps à un autre homme, lequel se réserve pour lui-même le commandement à titre de maître ou d’âme pensante et supérieure.

Quelques-uns, à l’exemple de saint Augustin, font venir servus de servatus, par une contraction. Ils allèguent que les prisonniers de guerre étaient réservés pour le travail. Le fait est vrai ; mais il s’ensuivrait seulement que c’est servatus qui vient de servus : servus, esclave ; servatus, fait esclave. Qui ne voit en effet que l’idée du service a existé la première, et que celle d’y appliquer le prisonnier de guerre n’est venue qu’après ? Mais ces deux mots n’ont point entre eux le rapport qu’on leur assigne, bien que leur radical soit le même. La déduction est celle que j’ai indiquée : ser-o, serrer, garder ; serv-us, l’homme de garde ; serv-ire, faire le service, ou la garde ; serv-are, conserver, etc.

Tant d’âmes, plus tant d’esclaves, dit le Pentateuque, dans les dénombrements qu’il fait du peuple après la sortie d’Égypte. Il est impossible de mieux exprimer la pensée spiritualiste qui produisit l’esclavage.

« Pourquoi, demande saint Augustin, Dieu commande-t-il à l’homme, l’âme au corps, la raison à la passion et aux autres parties inférieures de l’âme ? Cet exemple ne montre-t-il pas clairement que, comme il est utile à certains hommes d’en servir d’autres, pareillement il est utile à tous les hommes de servir Dieu. » (De la Cité de Dieu, liv. xix, chap. 21.)

Dieu, aurait pu dire saint Augustin, à l’exemple de M. de Bonald, est l’intelligence souveraine servie par l’Univers et par l’Humanité ; et c’est à l’exemple de cette subordination entre lui et ses créatures qu’il a fallu qu’une partie du genre humain, prédestinée au commandement, fût servie par l’autre, prédestinée au travail.

Saint Thomas, Bossuet, l’Église tout entière, abondent en ce sens.

Le ministre Jurieu avait osé dire :

« Il n’y a point de relation au monde qui ne soit fondée sur un pacte mutuel exprès ou tacite, excepté l’esclavage tel qu’il était entre les païens, qui donnait à un maître pouvoir de vie et de mort sur son esclave, sans aucune connaissance de cause. Ce droit était faux, tyrannique, purement usurpé, et contraire à tous les droits de la nature. »


Bossuet lui répond (Ve Avertissement) :

« Quelque spécieux que soit ce discours en général, si l’on y prend garde de près, on y trouve autant d’ignorances que de mots. Si le ministre y avait fait quelque réflexion, il aurait songé que l’origine de la servitude vient des lois d’une juste guerre, où le vainqueur ayant tout droit sur le vaincu, jusqu’à pouvoir lui ôter la vie, il la lui conserve, ce qui même, comme on sait, a donné naissance au mot servi, etc. »


L’argumentation de Bossuet est faible, à cause du sens restreint qu’il donne au mot servus, travailleur. La servitude consiste, en général, à travailler gratuitement pour autrui, ce qui a lieu toutes les fois que le salaire est inférieur au produit. Dans l’antiquité le travail était imposé par un maître, aujourd’hui il ne l’est plus que par la misère : voilà toute la différence. Bossuet pouvait donc dire à Jurieu : Votre théorie ne tend à rien de moins qu’à supprimer la distinction des rangs et des fortunes, à ébranler tous les pouvoirs ; à créer l’égalité et l’anarchie, à rendre inutile la religion : toutes choses que vous repoussez, comme l’Église, énergiquement.

Aristote comprenait mieux que Bossuet la servitude, quand il disait :

« Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la brute à l’homme, — et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le meilleur parti à espérer de leur être, — on est esclave par nature. »


Il voulait dire par destination.

XV

Qui veut la fin veut le moyen.

La chasse à l’esclave se pratique encore sur une grande partie de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie.

Est-ce violer la justice ? Non, dit le spiritualiste, c’est accomplir l’ordre de la Providence, qui veut que les noirs, les jaunes, les rouges, et toutes les races inférieures ne pouvant se livrer à la méditation, travaillent…

On se rend maître du sauvage, comme des autres animaux, par la force, par l’adresse, par les piéges que lui tend son instinct ; on le dompte par un système de bons et de mauvais traitements, par la désuétude de la liberté, par le travail continu, par l’attrait d’une femme, par l’interdiction de tout exercice libéral et de toute pensée. La castration même a été employée sur l’homme, comme sur les chevaux et les bœufs, avec succès. Ce n’est peut-être pas autant la jalousie maritale qui a suggéré cette barbarie des castes privilégiées, que les besoins de la domestication.

Une conséquence de la servitude fut d’abord d’exclure l’esclave du droit commun, ce qui voulait dire de la religion. Le recevoir à la communion des pénates et des sacrifices, l’élever à la vie contemplative, refaire de lui une âme, en lui donnant le sacrement de Justice, eût été l’émanciper, revenir à la confusion générale des âmes et des corps : chose impossible. Le spiritualisme ne rétrograde pas.

« J’ai demandé quelle espèce d’instruction morale et religieuse recevaient les nègres de la colonie, et j’ai appris que cette instruction était nulle. — On les baptise, m’a-t-on répondu ; on les marie, s’ils le désirent. À leur mort, on va quelquefois chercher M. le curé pour les confesser ; mais il demeure assez loin, et nous n’aimons pas à le déranger… Mais ni catéchisme ni prédication pour les noirs ; nul moyen que la notion du bien et du mal parvienne à leur intelligence : ils sont exclus de toute idée morale. » (J.-J. Ampère, Promenade en Amérique, art. de la Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1853.)

Ainsi en usait le paganisme, ainsi en use le christianisme : toutes les religions se ressemblent. Une loi de la Révolution dit que tout esclave qui met le pied sur le territoire de la république, par le fait est libre. Dans l’Église, au contraire, le curé baptise l’esclave, marie l’esclave, donne l’extrême-onction à l’esclave ; et ni le baptême, ni le mariage, ni l’extrême-onction, n’affranchit l’esclave. Le sacrement n’a rien de commun avec la liberté. C’est une marque que le prêtre imprime sur le corps du chrétien, comme celle que les éleveurs font sur le dos de leurs moutons ; signe de la propriété ecclésiastique, nullement de l’égalité et de la liberté des personnes.

Cependant l’exclusion de la morale parut bientôt, par son absurdité et ses conséquences, d’une pratique dangereuse. On a beau faire, l’homme se retrouve toujours dans l’esclave : lui dénier toute espèce de droit, c’est le pousser à la vengeance. Dans l’intérêt de l’exploitation servile, et pour la sécurité des maîtres, il fallut donc aviser au moyen de faire servir le culte à la consolidation de la servitude : c’est à quoi la religion se prêta avec une complaisance et une facilité merveilleuses. Il y eut des dieux et des sacrifices pour les esclaves, des saturnales pour leur rappeler l’égalité de l’âge d’or ; il y eut même, ce qui passe toute insolence, un droit de l’esclave : comme si le patronat et la maîtrise étaient autre chose qu’une concession temporaire à l’imbécillité générale ; comme si le droit de l’esclave n’était pas, le cas échéant, de tuer son propriétaire, et de partir !


CHAPITRE III.

Droit de l’homme de travail ou de l’esclave, d’après Moïse. — Loi d’égoïsme.

XVI

L’année dernière l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, mit au concours le sujet suivant :

Que la pratique sincère et intelligente des maximes évangéliques satisfait à la fois tous les instincts du cœur humain et les grandes lois de conservation sociale ;

Que le précepte chrétien de la Charité remplit le but providentiel de l’inégale répartition parmi les hommes des dons de l’intelligence et de la fortune.

J’ignore si le prix, qui était de 1,500 fr., a été décerné, ou si le concours a été remis à l’année suivante. Quoi qu’il en soit, que demandait Mgr Sibour ?

Il proposait de démontrer, par un examen approfondi de la nature humaine et de la constitution de la société, que, l’inégale répartition des dons de l’intelligence et de la fortune étant l’effet d’une volonté providentielle, sinon de la fatalité même des choses, il n’y avait lieu de protester contre cette fatalité ou Providence au nom d’aucune loi de Justice ; que tout ce que réclamait l’Humanité était que les privilégiés adoucissent, par une bienfaisance volontaire, la rigueur du décret, et que le précepte de la charité chrétienne y satisfaisait pleinement.

Ainsi, voilà qui est clair ; Mgr Sibour, d’accord avec la philosophie spiritualiste, ancienne et moderne, nie la possibilité d’une solution juridique : il affirme, comme je l’ai dit, l’infériorité du travail, l’éternité, la nécessité, la providentialité de la misère. — Que parlez-vous, dit-il, socialistes et malthusiens, de science économique, d’abolition du paupérisme, de problème du crédit, d’équilibre des salaires, d’égalité des fonctions, de fusion de la bourgeoisie et du prolétariat, et de cent autres chimères qui troublent la société depuis un quart de siècle, et qu’a vomies sur le monde la Révolution ? Ne savez-vous pas, aveugles, que la Bonté divine ne vous a rien laissé à faire ; qu’elle vous a réfutés d’avance, il y a dix-huit cents ans. Vous parlez de science, comme Pilate demandant à Jésus : Qu’est ce que la vérité ? sans daigner seulement l’entendre. Mais la science est devant vous ; elle s’est révélée au monde et vos ténèbres ne l’ont pas comprise. Il n’y a pas d’autre science que celle qui s’est manifestée dans l’Évangile : Et verbum caro factum est.

Eh bien ! Monseigneur, je soutiens précisément que l’Évangile est lui-même la preuve qu’il y a autre chose encore à attendre que l’Évangile ; je soutiens, dis-je, que le précepte de charité a pour conséquence nécessaire de produire le précepte de Justice, et je le prouve, d’abord par la série des idées, puis par toute votre tradition.

Après la période inorganique et légendaire, dont j’ai parlé au chapitre précédent, une première législation fut donnée pour consacrer l’esclavage, la distinction des castes : ce fut la loi d’égoïsme, dont Moïse nous fournira tout à l’heure un exemple.

La loi d’amour, exprimée par l’Évangile, est venue ensuite, antithèse de la loi d’égoïsme, et supposant un troisième terme, une synthèse, qui ne peut être que la loi de justice.

Les extrêmes d’abord, incomplets, inféconds ; la synthèse en dernier lieu, seule rationnelle et morale : telle est la marche invariable de l’esprit humain. La révélation aurait-elle changé cet ordre ? La raison en Dieu procéderait-elle par d’autres lois que la nôtre ? Votre spiritualisme ne va pas jusque là : Puis donc que la Providence a voulu que la Justice se posât dans l’Humanité en trois temps, deux mouvements : premier mouvement, passage de la loi d’égoïsme à la loi d’amour ; deuxième mouvement, passage de la loi d’amour à la loi d’égalité, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à examiner l’un après l’autre ces deux termes, Égoïsme, Charité, dont la synthèse, annoncée par la Révolution, sera Justice.

Ah ! Monseigneur, il est cruel d’être trahi par les siens ; pourtant on s’en console. L’homme est sujet à passion, l’amitié fragile ; après tout, la défection d’un frère, d’un enfant, d’une femme, de quelque affliction qu’elle navre le cœur, n’a rien qui étonne le philosophe. Mais être trahi par sa propre pensée, par sa religion, par sa foi, c’est ce qui est intolérable ; et si j’étais que de vous, savez-vous ce que je ferais tout à l’heure ? Je prendrais pour moi le conseil que la femme de Job lui donnait sur son fumier : Benedic Deo, et morere ! J’enverrais promener mon Dieu, et mourrais après.

XVII

Le mosaïsme, que la démocratie néo-chrétienne voudrait faire passer pour un modèle de législation libérale, psychologise peu ; il penche même, mais dans l’expression seulement, vers le matérialisme. Pour l’Hébreu, Jéhovah est un feu qui brille dans le buisson et dévore les impies. C’est à peine s’il est question d’âme et d’esprit ; rouach est le souffle ; nephesch, qui correspond à anima, ψυχὴ, se prend quelquefois pour cadavre.

Mais ce que la langue est impuissante à exprimer, le législateur l’a mis dans les choses : le spiritualisme, qui fonde la caste, est tout aussi énergique dans Moïse que chez les Brachmanes. C’est Brahma, disent les livres sacrés de l’Inde, qui créa de sa tête la caste sacerdotale ; de sa poitrine, la caste noble ; de ses bras et de ses cuisses, les laboureurs et les marchands ; la poudre de ses pieds produisit les parias. L’équivalent de cette généalogie se retrouve dans le Pentateuque : le sacerdoce est consacré spécialement à Jéhovah, pour le service du culte ; la noblesse possède les terres, gouverne et juge ; le peuple et les esclaves travaillent et mendient. Où M. Ott a-t-il vu que « c’est dans les institutions de Moïse que la protestation contre le régime des castes se manifeste avec le plus d’éclat ? »

Ce que j’en dis, du reste, n’est point à titre de reproche. Moïse fit à peu près ce que comportait son temps et sa race ; il serait parfaitement ridicule de lui en faire un grief. Tout ce que je veux est de montrer, par son exemple, comment de l’idée du spiritualisme naît la subalternisation du travail, et de prendre, pour ainsi dire, la religion sur le fait.

De toutes les lois de Moïse, les premières par l’époque de leur promulgation et par l’importance de leur objet paraissent avoir été celles qui concernent la classe servile ; et parmi ces lois, la plus considérable était le chômage hebdomadaire, sorte de trêve-Dieu, pendant laquelle les opérations du travail demeuraient généralement suspendues…

À propos, n’est-ce pas sur votre demande, Monseigneur, qu’en 1852 la Cour de cassation, infirmant un arrêt de la Cour de Besançon, pourtant assez dévote, déclara qu’une loi de 1814 concernant l’observation du dimanche, tombée en désuétude depuis plus d’un quart de siècle, n’était point abrogée ? Eh bien ! votre dimanche n’est qu’un monument de servitude renouvelé des Juifs ; et quand, pour nous contraindre à la pratique, vous invoquez la santé et les droits du travailleur, vous ne faites en réalité que consacrer le privilége du maître et l’infériorité du mercenaire.

J’ai autrefois, dans un discours rendu public, traité cette question du Dimanche. J’espérais pouvoir, avec l’approbation d’une académie, tourner au sens de la Justice cette institution d’esclave, devenue avec le temps et sous l’influence du clergé une cérémonie de pure religion. L’Église, qui règne à l’Académie comme partout, m’a fait voir que je m’étais trompé. Elle m’a rappelé au texte, et si j’ai l’air aujourd’hui de revenir sur mes propositions, ce n’est pas vous, du moins, qui nierez la parfaite exactitude de mon nouveau commentaire. Il y a dix-huit ans, je proposais de démocratiser le dimanche : vous avez repoussé mon idée comme chimérique et contraire au vrai sens de la Bible. Ne trouvez donc pas mauvais que je montre à cette heure ce que dit la Bible, et où vous prétendez nous ramener avec elle.

XVIII

Pour bien entendre la loi du Repos et tout ce qui concerne l’organisation religieuse de l’esclavage, il faut se reporter à la législation du désert, telle qu’elle résulte des chapitres XX, XXI, XXII de l’Exode, et de l’interprétation qu’y fournissent le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.

L’auteur de la loi, Jéhovah, après une déclaration de principes devenue célèbre sous le nom de Décalogue, et dont le Sabbat forme le troisième article, traite d’abord et assez longuement du droit des esclaves, tant étrangers qu’hébreux ; puis successivement, et avec une méthode qui n’a pas été assez remarquée, des personnes libres, des propriétés, du mariage, de la police, de la justice, et finalement des rapports de la nation avec ses voisines.

On se demande comment, parlant à une race orgueilleuse, dont il s’agissait avant tout de constituer la nationalité au milieu de trente peuplades pêle-mêlées, Moïse débute, comme si c’était pour lui le point capital, par régler le droit de la dernière classe du peuple, domestiques à vie ou à temps, colons, mercenaires, esclaves. La Bible n’a qu’un mot pour toutes ces nuances, éébed, homme de peine, homme qui travaille pour sa nourriture, en latin servus. D’où vient, chez le législateur, cette attention singulière ?

Permettez-moi, Monseigneur, d’entrer ici dans quelque détail : le fait en vaut la peine, et les traditions de l’Église, son esprit, ses monuments, sont si peu connus d’elle-même, que vous me saurez gré de cette dissertation, qui d’ailleurs ne sera pas longue.

XIX

Comme tous les habitants du désert, les Israélites, Beni-Israël, formaient une société aristocratique semblable en tout à celle qu’a si bien décrite M. le général Daumas, dans son intéressant ouvrage sur les Mœurs et coutumes de l’Algérie. Son récit peut servir de commentaire au livre des Nombres, où, sous forme de recensement, se trouve fidèlement décrite la constitution sociale des Hébreux.

Du reste, quand j’assimile l’état des Israélites dans le désert à celui des Arabes, je n’entends pas dire pour cela qu’ils fussent eux-mêmes de sang arabe, ou si l’on aime mieux de souche sémitique : à cet égard, je fais toutes mes réserves. Le point de départ de la colonie abrahamide ; son but avoué, but essentiellement agricole et sédentaire ; la promptitude avec laquelle ce but fut atteint sous Josué ; le polythéisme originel de la peuplade ; sa conversion au monothéisme ; son penchant à l’idolâtrie traditionnelle ; son dégoût de l’anarchie nomade et sa tendance à la constitution monarchique ; la ressemblance du type juif et du type persan ; la couleur, fréquemment blonde des cheveux, rosée de la peau : tous ces traits et d’autres me semblent dénoter une origine indo-germanique. Transportée des vallées méridionales du Caucase dans le Canaan, ayant habité tour à tour la montagne de Palestine, la péninsule sinaïque et la terre de Gessen, la race d’Abraham prit la langue de sa nouvelle patrie ; cela se voit rien qu’au nom d’hébreu (étranger) qui lui fut donné par les indigènes. Mais elle ne put jamais se faire aux mœurs et à la religion du désert ; et ce ne fut qu’après le retour de Babylone que le jéhovisme, longtemps négligé, maintenant saturé d’idées ariennes, on pourrait dire nationales, devint pour tout de bon la foi d’Israël.

Quoi qu’il en soit de l’origine de la nation, il est évident que son premier législateur Moïse (était-il Égyptien ou Arabe ? on ne sait ; à coup sûr il n’était pas du sang d’Abraham) ne songea pas à lui donner d’autres idées que celles du désert. C’est la constitution arabe que Moïse applique aux enfants d’Israël : son horizon politique ne va pas au delà.

L’élément de cette société est la tente, ohel (Vulgate, tentorium), comme nous dirions le feu. C’est l’habitation de l’individu israélite, avec sa femme ou ses femmes, ses enfants, ses esclaves, etc.

Au-dessus de la tente vient la maison ou famille, hébreu beth ab, c’est-à-dire maison de père (Vulgate, domus, familia), correspondant au douar algérien.

« Tout chef de famille, dit M. le général Daumas, propriétaire de terres, qui réunit autour de sa tente celles de ses enfants, de ses proches parents ou alliés, de ses fermiers, etc., forme ainsi un douar, rond de tentes, dont il est le représentant et le chef naturel, cheikh, et qui porte son nom. »


Élevons-nous encore d’un degré, et nous trouvons, toujours d’après le livre des Nombres, la parenté (hébreu, mischphachah ; Vulgate, cognatio), dont voici la composition :

« Divers douars réunis, dit l’auteur des Mœurs algériennes, forment un centre de population qui reçoit le nom de farka. Cette réunion a lieu principalement lorsque les chefs de douars reconnaissent une parenté entre eux ; elle prend souvent un nom propre, sous lequel sont désignés tous les individus qui la composent. »


Enfin, au-dessus de la parenté, ou farka, existe la tribu (hébreu, matteh, bâton ou sceptre ; Vulgate, tribus), laquelle est formée de plusieurs parentés, comme la parenté elle-même est formée de plusieurs familles.

La réunion des tribus, parentés, familles, avec leurs esclaves, valets, fermiers, clients ; les jongleurs, diseurs de bonne aventure, bouchers, barbiers, sacrificateurs, médecins, tout le corps des lévites enfin, qui ne formaient pas, à proprement parler, une tribu, mais étaient éparpillés dans la masse, constituait le corps de la nation ou le peuple (hébreu, aam). Le genre de ce mot, qui est féminin, explique l’allégorie, si fréquente dans la Bible, du contrat de mariage passé entre le dieu Jéhovah et la aam d’Israël, devenue si tôt, et tant de fois, adultère. Tacite et Josèphe suivent la même idée, commune d’ailleurs à tous les peuples anciens, quand, parmi les prodiges qui précédèrent la chute de Jérusalem, ils racontent qu’on entendit dans le sanctuaire une voix humaine, plus forte que nature, qui disait : Sortons ; audita major humanâ vox, excedere deos. C’était le divorce entre le Dieu et la cité qui s’accomplissait.

Considéré comme société religieuse formée sous l’invocation d’une divinité spéciale, le peuple, aam, prend le nom de aadah (Vulgate, congregatio) : c’est la synagogue des Septante, devenue l’ecclesia, église, des chrétiens. Toute société nouvelle, chez les anciens, supposant un dieu nouveau, on peut dire que le dieu et sa Compagnie, aadah, naissaient en même temps l’un que l’autre : c’est ce qu’exprime ce verset, dont le clergé fait une application si étrange à ses petites congrégations : Memor esto, Domine, congregationis tuæ, quam possedisti ab initio ; Souviens-toi, Jéhovah, de ta Compagnie, que tu possèdes dès le commencement. — N’est-ce pas ce que nous avons dit en rapportant la parole de saint Augustin, que Dieu est l’intelligence, et la société qui l’adore le corps qui lui sert d’organe ? Or, comme Jéhovah était l’âme du corps hébraïque, de même celui-ci était une âme pour le troupeau de serfs qui le suivait : c’est ce que nous allons voir à l’instant même.

Lorsque les Beni-Israël, poussés par Moïse, quittèrent l’Égypte, marchant en ordre de bataille, c’est-à-dire par tribus, parentés et familles, ils entraînèrent avec eux une multitude immense et mêlée, ééreb rab (Vulgate, vulgus promiscuum et innumerabile) ; plèbe ignoble, vile multitude, composée de tout ce qui était de sang étranger, ou qui, quoique de race israélite, ne possédant ni richesse ni dignité, était retombé dans la condition servile.

Naturellement, ce n’était pas avec cette plèbe infime que Jéhovah, Don Jéhovah, comme dit la Bible, formait alliance : de tout temps l’Église fut grande dame, et son dieu, son époux, haut et puissant seigneur. Toutefois, pour engager cette multitude, dont le service était indispensable à la subsistance des tribus, il fallait bien lui promettre quelques avantages, créer pour elle des garanties et des droits, attendu que, selon les mœurs de l’époque, qui sont encore celles des Arabes modernes, elle ne pouvait avoir part au territoire.

De là une série d’ordonnances qui déposent à la fois, et de l’état d’infériorité juridique de cette plèbe, et des avantages particuliers dont elle jouissait, comparativement à ce qui se passait chez les autres nations. En principe, chez les anciens, tout le monde était libre, c’est-à-dire propriétaire et noble, ou esclave : il n’y avait pas de moyen terme. Celui qui ne pouvait justifier par sa propriété de sa noblesse était, ipso facto, réputé esclave ; l’indigence était le signe de la servitude. La législation du désert créa, en faveur de la plèbe israélite, une condition mitoyenne, ainsi qu’il résulte des dispositions suivantes :

XX

Exod, xx, 2-4, et Deut., xv, 12. — L’esclave hébreu est libre de plein droit après six années de service. Tout ce qu’il aura gagné lui appartiendra, ainsi que sa femme, à moins qu’elle ne lui ait été donnée par le maître, auquel cas elle reste la propriété de ce dernier. — Si, à l’expiration de la sixième année, l’esclave demande à continuer son service, il sera voué aux dieux domestiques, offeret eum diis ; son maître lui percera l’oreille, et il servira toute sa vie.

Exod, xx, 20, 21. — Il est défendu de maltraiter l’esclave hébreu : s’il meurt sous les coups, le maître sera puni ; mais si le battu survit un jour ou deux, le maître ne sera soumis à aucune peine : c’est son argent.

Exod, xx, 16, et Deut., xxiv, 7. — Défense, sous peine de mort, à un noble hébreu, d’enlever un plébéien et de le vendre ; la chasse à l’esclave n’est autorisée que vis-à-vis des étrangers : car, dit la loi (Lévit., xxv, 42-45), en principe, l’Israélite de condition inférieure n’est esclave que de Jéhovah : il ne peut être vendu par un homme. — L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, est un exemple fameux du fait que la loi des esclaves venait abroger.

L’Israélite pauvre a donc des garanties contre les fers ; l’allophyle n’en a pas. La congrégation jéhovique est d’un degré moins féroce que celle des nègres du Soudan.

D’après le même principe il est ordonné (Deut., xv, 13 ; xxiv, 14 ; Lévit., xix, 13) de payer le salaire des domestiques, manouvriers et esclaves hébreux ; le noble n’a pas le droit de retenir leur salaire, ce qui n’a plus lieu à regard des autres esclaves, qui ne s’appartiennent pas. Les prophètes sont pleins d’allusions à cette loi, qu’enfreignaient impunément sous la monarchie les riches et propriétaires, lesquels, dit Jéhovah, dévorent ma plèbe comme une bouchée de pain, qui devorunt plebem meam sicut eseam panis.

Exod., xx, 7-11. — Tout père de famille pauvre a le droit de vendre à un Hébreu sa fille comme esclave ; et l’acquéreur jouit, à l’égard de la jeune fille ainsi vendue, du droit du seigneur. Seulement il est obligé de la garder, de pourvoir à ses besoins, de lui rendre le devoir, alors même qu’il prendrait une épouse ; sinon, elle recouvrera gratis sa liberté.

Exod., xxii 16. — Si une fille (de la plèbe) est enlevée par un individu (noble), et qu’il couche avec elle, il lui constituera une dot et la gardera pour femme. À l’égard des filles nobles, la séduction était punie de mort.

Ainsi., la mésalliance imposée comme châtiment à l’Israélite de sang libre, qui, pouvant, moyennant pécune, prendre une plébéienne pour concubine, la viole : voilà la garantie donnée par Moïse à l’honneur des filles pauvres !

Comment l’Église, au moyen âge, ne s’est-elle pas souvenue de cette loi ?

Lévit., xix, 20. — Défense à tout particulier de coucher avec une servante qui n’est point à lui : le délinquant sera puni de la bastonnade, non pour l’affront fait à la jeune fille, mais pour l’atteinte portée au droit du propriétaire.

À ces priviléges, déjà considérables, en faveur de la plèbe hébraïque ou classe servile, le législateur en ajoute d’autres, non moins précieux, s’ils ne restent pas lettre morte.

L’esclave ordinaire ne pouvait appeler son maître en justice ; mais il en était autrement du serf hébreu : pour celui-ci, le juge devra recevoir la plainte, ne faire aucune acception de personnes, et traiter les parties selon l’égalité (Exod. xxiii, 3).

La plèbe n’ayant ni patrimoine, ni revenu, Jéhovah recommande au riche, propriétaire du sol par privilége, de prêter au pauvre dans son besoin, et sans intérêt (Exod., xxii, 25 ; Deut., xv, 7-10 ; xxiii, 19, 20). Tel est le sens de ce fameux précepte : Tu ne prêteras pas à intérêt à ton prochain, mais à l’étranger, Non fœneraberis proximo tuo, sed alieno, qui a fait débiter aux docteurs tant de sottises. C’est une compensation du privilége territorial accordé aux nobles, qu’il faut mettre sur la même ligne que la recommandation de faire largesse (Lévit.,  xix, 20) à propos du glanage et du grapillage.

Le couronnement de ce système, qui ne laissait pas que d’apporter une modification importante dans les mœurs orientales, est le repos du septième jour et de la septième année (Exod., xx et xxxi, et Deut., v).

Afin d’assurer un relâche aux travailleurs, Moïse établit sur chaque septième jour et chaque septième année une espèce de tabou, il le consacre. « Souviens-toi, dit Jéhovah, de consacrer le jour du repos. Ce jour-là tu ne feras œuvre, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui habite avec toi. » Et pour qu’il n’y ait pas de doute sur le motif de la loi, il a soin de rappeler qu’eux aussi, les nobles, à qui s’adresse particulièrement Jéhovah, ont porté le joug égyptien, et que c’est à la suite de cette servitude que Jéhovah, leur libérateur, a institué le sabbat ; Idcirco prœcepit tibi ut observares diem sabbati.

Les mêmes causes amènent partout les mêmes effets. On voit par un passage des Géorgiques de Virgile que dans l’ancienne Italie il y avait aussi des jours consacrés au chômage ; le poète va jusqu’à observer que la dévotion ne doit cependant pas empêcher de vaquer aux travaux de nécessité publique :

Quippe etiam festis quœdam exercere diebus
Fas et jura sinunt ; rivos deducere nulla
Relligio vetuit, segeti prœtendere sæpem,
Insidias avibus moliri, incendere vepres,
Balantûmque gregem fluvio mersare salubri.
Sæpe oleo tardi costas agitator aselli
Vilibus aut onerat pomis, lapidemque revertens
Incusum aut atræ massam picis urbe reportat.

(Georg., lib. I, v. 268-275.)

Tout le monde sait qu’en Russie la corvée existe encore, mais on l’a mitigée par une intercalation de jours de fêtes qui, avec les dimanches, font un total de quatre-vingts jours de chômage par année, soit à peu près sept dimanches par mois, ou, si vous aimez mieux, un dimanche, un sabbat, tous les quatre jours. Tel est le droit du serf des deux côtés de l’Oural. L’administration impériale ne s’écarte jamais de cette règle ; elle a grand soin d’indiquer dans son calendrier les jours chômés, sorte de boni pour les corvéables. (Le Play, les Ouvriers Européens.)

Ici, Monseigneur, permettez-moi d’interrompre la discussion pour un fait personnel.

XXI

Je lis dans ma biographie :

« Le livre de la Célébration du Dimanche, envoyé par Pierre-Joseph aux académiciens franc-comtois, fut accueilli par eux assez froidement. Sous la toison de l’agneau (style évangélique !) perçait déjà l’oreille du loup. Proudhon, tout en concluant au repos du septième jour, comme hygiène et comme devoir (ce mot est inexact), déclarait que l’égalité des conditions seule pouvait décider les peuples à l’exacte observation de la loi divine. Sans prêcher l’émeute, il invoquait la république, et ce livre était tout simplement la préface du fameux mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? »


Le fait est que le rapporteur de l’Académie, M. l’abbé Doney, aujourd’hui évêque de Montauban, dans un rapport longuement motivé, soutint que j’avais prêté à Moïse des vues qui n’avaient point été les siennes, et qu’en conséquence l’Académie ne pouvait, en couronnant mon ouvrage, accepter la responsabilité d’une interprétation qui ne tendait à rien de moins qu’à dénaturer la tradition de l’Église et l’esprit d’une institution si respectable.

À cette observation du rapporteur je répondais : Qu’il s’agissait bien moins aujourd’hui des intentions de Moïse que des besoins de notre époque ; que l’Académie, en mettant au concours la question de l’observation du Dimanche, sous le quadruple aspect de l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité, avait eu en vue de connaître, non plus le sens judaïque, étroit, du sabbat, mais le caractère d’universalité pratique du dimanche.

C’est ce qui me faisait dire dans ma préface :

« Le dimanche, sabbat chrétien, dont le respect semble avoir diminué, revivra dans sa splendeur quand la garantie du travail aura été conquise, avec le bien-être qui en est le prix. Les classes travailleuses seront trop intéressées au maintien de l’institution pour qu’elle périsse jamais. Alors tous célébreront la fête, bien que pas un n’aille à la messe ; et le peuple comprendra, par cet exemple, comment il se peut qu’une religion soit fausse, et le contenu de cette religion vrai, etc. »


Voilà ce que je disais, et ce que l’Église, représentée par M. l’abbé Doney, comme aujourd’hui par messeigneurs Mathieu et Sibour, refusait d’entendre. Au fond, sur quoi portait la divergence ? C’est que la Révolution, que j’évoquais sous le nom de Moïse et à propos de la loi d’égoïsme, tend à la Justice ; tandis que l’Église, attachée au sacrement et à la lettre, reste dans la loi d’amour, dans la charité.

Pouvais-je donc, en bonne logique, traiter la question à un autre point de vue que celui que j’avais adopté, et m’en tenir à la lettre du Pentateuque ? Le bel enseignement à proposer à la bourgeoisie contemporaine que de lui dire, d’après Moïse : Qu’il ne lui est pas permis d’assommer le travailleur, ni de le vendre comme esclave ; que tout bourgeois a droit de cuissage sur sa bonne, et même sur chaque fille du peuple, pourvu qu’il paye ; que le repos du dimanche, ayant été établi par charité, et comme adoucissement à la servitude, n’est obligatoire pour le patron que relativement à ses ouvriers ; que la propriété a pour condition compensatoire le glanage dans les champs, le ratelage dans les prés, le grapillage dans les vignes, le prêt d’argent sans intérêt, etc., etc. !…

C’est alors que l’Académie se serait récriée contre l’impertinence de mes textes, et qu’au lieu de m’accorder, à titre d’estime, la médaille de bronze, elle m’eût dénoncé, comme elle a fait plus tard, à l’indignation des honnêtes gens.

Quittons l’Académie bisontine et mon discours, et revenons à la question.

XXII

Oh ! la question est très-simple : elle se réduit à dire qu’après la période d’anthropophagie, les premières lueurs de la morale ayant fait cesser le massacre des gens et la manducation des cadavres, l’expérience ayant aussi révélé le parti qu’on pouvait tirer de la terre par le travail, les plus forts y appliquèrent les plus faibles, et que la religion consacra cette première servitude, en donnant, à la fois, au maître des garanties contre l’esclave, à l’esclave des garanties contre le maître. Telle fut la loi d’égoïsme, par laquelle l’homme, faisant d’un autre homme son serviteur, son organe, s’attribuait d’autorité divine et humaine tout ce que cet homme était capable de produire, ne lui laissant, comme à une bête de somme, que ce qui était indispensable pour subsister.

Dans la religion instituée par Moïse, où l’unité de Dieu était de dogme, il ne paraît pas qu’il y ait eu une divinité particulière pour les esclaves : c’était toujours Jéhovah, mais sous un autre nom, Schaddaï.

Schaddaï, c’est-à-dire le Casseur de mottes, est le Siva hébreu, l’ancien dieu des Israélites, sous la puissance duquel ils avaient vécu en Égypte. Aussi quand Jéhovah envoie Moïse pour délivrer son peuple, il lui dit : Jusqu’à présent ils n’ont connu que Schaddaï, le Casse-motte, c’est-à-dire la servitude ; maintenant ils connaîtront Jéhovah, ce qui voulait dire la richesse et la liberté. Partout, dans la Bible, Schaddaï est le dieu du malheur, celui qui afflige les hommes, comme des esclaves attachés à la glèbe. Il n’est question que de lui dans Job, le Pleureur, victime innocente de Schaddaï. Il faut voir, dans le Deutoronome, chap. 32, avec quel mépris Jéhovah traite les dieux des nations : il les appelle des Schedim, pluriel de Schaddaï, c’est-à-dire des dieux d’esclaves, des Casse-mottes, des meurt-de-faim, des bausse-terre, des bousse-bots (comme nous disons dans notre patois bisontin pour désigner ceux qui passent leur vie à fouiller la terre, tels que les vignerons), des rien du tout. On retrouve ici l’éternel anthropomorphisme : l’esclave fait son dieu à son image, comme le noble, le marchand, le financier, la femme amoureuse, le poëte, le médecin.

La même hiérarchie de dieux subsistait à Rome : il y avait les dieux de la noblesse, dii magnarum gentium, et les dieux de la plèbe, dii minorum gentium. Quand les mêmes dieux, les mêmes sacrements, furent à l’usage de tout le monde, quand la religion fut devenue commune, alors il y eut confusion dans l’État, et ce fut fait de la société. Résultat curieux : le spiritualisme tombant dans le domaine public, la civilisation était à refaire !

Nous allons voir comment cette reconstitution eut lieu, comment la loi d’égoïsme prit fin et fut remplacée par une autre moins rude, qui, sans réaliser la Justice, toujours à l’état d’utopie, lui servit néanmoins d’acheminement.


CHAPITRE IV.

Droit du serf ou salarié, d’après l’Église : loi d’amour.

XXIII

On dispute encore aujourd’hui sur la question de savoir si c’est au christianisme qu’est due véritablement l’abolition de l’esclavage. M. Moreau-Christophe, M. Wallon et d’autres, protestent contre ce sentiment.

J’avoue, après un dernier et attentif examen, que cette discussion me semble une pure chicane. Sans doute, si nous devions juger le christianisme seulement d’après ses auteurs et prendre l’Église par ses écritures, il y aurait lieu de concevoir quelque soupçon. Mais, à moins de nier l’évidence et de fausser l’histoire, on ne peut pas limiter le sens du mouvement chrétien aux termes des écrivains ecclésiastiques ; je dis plus, dans les circonstances où fut posée la réforme évangélique, et avec elle la question de l’esclavage, il y a bien plutôt lieu de s’étonner que l’Église ait su esquiver la responsabilité périlleuse que cette question faisait peser sur elle, que de se demander quel en est l’auteur.

Les causes qui du premier au sixième siècle de notre ère déterminèrent l’abolition de l’esclavage, causes qui s’associèrent à l’idée messianique, et ne formèrent à la longue qu’un tout avec le christianisme, furent :

1o La réaction des nations vaincues, livrées en pâture à la plèbe romaine et à la domesticité des Césars ;

2o L’unité impériale, qui sur les ruines de l’ancienne constitution patricienne opérait insensiblement la fusion des cultes, des conditions et des castes ;

3o L’admission progressive des provinces au droit de cité, qu’imposaient, avec une nécessité croissante, le manque d’hommes et la pression des événements ;

4o Les bénéfices que les propriétaires d’esclaves avaient fini par trouver dans l’affranchissement. — Aussi bien que les économistes modernes, ils savaient que l’esclave est une propriété chanceuse, de difficile exploitation, et que le meilleur parti à en tirer est de le constituer, en quelque sorte, fermier de sa propre personne. Dès le temps d’Auguste, cette pratique s’était multipliée au point qu’il crut nécessaire de retenir le torrent des émancipations ;

5o L’invasion des Barbares.

Dans tout cela, j’en conviens, il ne paraît ombre de mysticisme. Mais, ainsi que déjà nous l’avons observé, une pareille révolution ne pouvait s’accomplir sans revêtir une forme religieuse, et cette forme religieuse fut le christianisme.

Oui, et c’est en quoi les auteurs que je combats ont raison, avant que la propagande messianique fût commencée, l’extinction des patries ou nationalités, et leur absorption dans une grande et commune patrie qui était l’empire, avait fait naître dans les esprits l’idée supérieure d’humanité. Horace, fils d’un affranchi ; Virgile, fils d’un colon de la Gaule transpadane ; Térence, ancien esclave, originaire de Carthage ; Sénèque, Espagnol, si bien placé pour suivre le progrès de l’idée ; Épictète, longtemps esclave, comme Térence ; toute la légion de philosophes qui remplissaient Rome, l’Italie, la Grèce, célébraient la fraternité universelle, que le christianisme commençait à peine à balbutier ses mythes. (Consulter sur toute cette matière de l’esclavage, du travail et de la charité chez les païens, les juifs et les chrétiens, le savant ouvrage de M. Moreau-Christophe, Du problème de la misère, 3 vol. in-8o, Paris, Guillaumin.) Et certes, le peu que contiennent les Évangiles et les Pères de la primitive Église sur le sujet de l’esclavage se trouve avec plus d’ampleur, de philosophie, avec un sentiment plus profond de la Justice, dans les lettres de Sénèque, par exemple.

Mais, et c’est ici que je me sépare des savants critiques, si l’on considère que ces hautes pensées, descendant au cœur des masses, devaient s’y transfigurer, on reconnaîtra que c’est bien moins dans la lettre des Écritures qu’il faut chercher la solution du problème, que dans les dogmes.

Qu’est-ce, après tout, que cette agitation messianique, qui, née au fond de l’Orient, s’étend comme une tempête sur l’Égypte, l’Asie mineure, la Grèce, et bientôt envahit l’Occident, si ce n’est la révolution des esclaves ? Dans le principe, les promoteurs du mouvement sont les Césars ; et ce n’est pas sans raison que le Juif Josèphe, et bien d’autres à son exemple, regardèrent l’empereur comme le messie. Mais précisément parce que quelques-uns trouvaient le messie dans César, le messie symbolisait l’idée : qu’importait après cela le choix de la personne ?

Ce qui, du reste, assura au judaïsme et à la secte qui s’en détacha la prépondérance dans le nouvel ordre d’idées, ce fut son histoire.

XXIV

Le judaïsme avait été une religion d’affranchissement. Les livres juifs sont pleins du souvenir de la servitude d’Égypte ; dans les institutions tout en parle, tout la rappelle. La servitude de Babylone avait laissé une impression encore plus profonde ; et maintenant, après la mort d’Agrippa, dernier du sang des Macchabées, la Judée, réduite en province romaine, gémissait avec le monde entier sous une oppression qui semblait ne pouvoir plus finir.

Il y eut un jour cependant où le monde put se croire libre. Au même moment, les Juifs se révoltent dans la Palestine, les Numides dans l’Atlas, les Bagaudes dans la Belgique ; l’Espagne s’ébranle. Pour comble, trois prétendants à l’empire s’élèvent à la fois ; la guerre civile dévore l’Italie, de vastes incendies consument les villes et les temples, un tremblement de terre fait tomber le Capitole.

Les peuples effrayés crurent à la fin du monde : cet effroi sauva l’empire. Les traditions étaient perdues. Ni foi, ni patriotisme ; rien que le chagrin de la servitude : c’était trop peu pour la liberté. Partout le bourgeois n’attendait son salut que de la faveur de César ; abandonnée à elle-même, la plèbe restait impuissante. L’insurrection, promptement réprimée dans la Gaule et l’Afrique, fut enfin écrasée dans l’affreuse guerre de Judée. Et ceux qui un moment avaient cru à la fin de l’empire, qui l’avaient souhaitée peut-être, durent se résigner à n’attendre de relâche que de l’empire même.

Trois fois domptés, sous les Pharaons, les Nabuchodonosors et les Césars, les Juifs semblaient le mythe vivant de la servitude. Leur histoire, d’un bout à l’autre, devenait une allégorie, un type. L’allusion fut saisie avidement, creusée, développée : l’idée messianique, qui d’ailleurs rencontrait partout des analogues, servit de mot d’ordre. Le plus respectable et le plus infortuné de tous ces représentants de l’idée messianique, que la politique romaine avait envoyés l’un après l’autre au supplice, un nommé Jésus, nouveau Moïse, nouveau Josué, nouveau David, nouveau Zorobabel, nouveau Macchabée, fut déclaré Sauveur, peut-être parce que moins qu’aucun autre il s’était montré hostile aux Romains. Jamais il ne parla d’émanciper les esclaves ni d’affranchir son pays ; et jamais cependant novateur ne fut si bien compris à demi-mot, entouré d’une popularité pareille. Lui mort, ses disciples, fidèles à l’ordre, se dérobent à la persécution des zélateurs ; la haine que leur portent les Juifs les sauve de l’animadversion des Romains, et le christianisme est fondé sur les ruines de Jérusalem, dans le sang et la graisse de un million trois cent quarante mille Juifs de tout âge et de tout sexe, dernier holocauste à Jéhovah.

XXV

Le rôle des chrétiens, pendant la guerre de Titus et celle d’Adrien, ne fut pas le plus héroïque. Un mot les excuse : la liberté ne pouvait plus être revendiquée par les armes ; le combat devait être livré aux institutions. Quand la guerre de nationalité, combinée avec la guerre civile, n’amenait que le désastre, qui pouvait songer à une insurrection des esclaves ?

Les apôtres n’eurent garde, par des proclamations intempestives, d’attirer sur eux la colère des empereurs : ils recommandèrent la patience, dissimulèrent leurs espérances, déguisèrent leurs principes, affectèrent une soumission rigoureuse à l’ordre établi, et, ne pouvant attaquer la réforme de front, dans les intérêts, s’enveloppèrent des voiles de la religion. La religion, dans les mœurs de l’époque, c’était le plus pour obtenir le moins. Quelle apparence, en effet, d’aller soutenir contre les Césars, et leurs prétoriens, et leur plèbe, que tout homme vivant dans l’empire devait être reconnu citoyen de l’empire, ce qui emportait l’affranchissement immédiat de tous les esclaves, et que tout citoyen de l’empire en était, pro suâ virili, le souverain, ce qui impliquait le rétablissement de la république ? Au lieu de cela, les chrétiens se disaient tous fils de Dieu, frères du Christ, égaux par la grâce ; et pour célébrer cette égalité ils se réunissaient dans des banquets fraternels, une saturnale de chaque semaine et de toute l’année. N’était-ce pas, en fait comme en droit, abolir l’esclavage ?

« Mon royaume n’est pas de ce monde », font-ils dire à leur Christ, protestant hautement ainsi que le messianisme, représenté par eux, a cessé d’être le compétiteur de César. Accusé par les Juifs, Paul s’écrie : J’en appelle à César ; ce qui voulait dire : Je reconnais l’empereur, et je proteste contre l’insurrection. Aussi César, — c’était Néron, ne vous déplaise, — ne traita d’abord point mal l’Apôtre ; il l’autorisa à prêcher à Rome et partout contre le messianisme juif, le seul que redoutassent les Romains.

Dans leur prédication, les apôtres ne cessent de recommander aux esclaves la résignation et l’obéissance. « Esclaves, dit Pierre, soyez soumis à vos maîtres en toute crainte, non-seulement aux bons et aux modérés, mais même aux méchants. » Et pour motif il leur présente l’exemple du Christ, pauvre, persécuté toute sa vie, et à la fin crucifié, quoique innocent. Paul, avec l’hyperbole qui lui est familière, va plus loin encore ; il dit : « Que chacun demeure dans la condition où il a été appelé (à la foi). As-tu été appelé esclave, ne t’en soucie ; quand même tu pourrais recouvrer la liberté, garde plutôt ta servitude. » Et la raison de cet étrange conseil ? C’est, remarquons ceci : « que le chrétien n’est plus esclave de l’homme ; il n’est le serviteur que de Dieu ! » D’ailleurs, il n’y en a pas pour longtemps : « La crise est imminente », dit Paul ; « La fin de toutes choses approche », répond Pierre. (Paul, I Cor., VII, 21-26 ; Ephes., VI, 58 ; Tit., II, 9 ; I Petr., II, 18 ; IV, 7.)

Le monument le plus curieux à cet égard est l’épître de Paul à Philémon. Elle n’a aucun sens, ou elle montre, avec la dernière évidence, que l’abolition de l’esclavage est si bien le fond du christianisme, que l’Apôtre est forcé d’en faire pour ainsi dire ses excuses !

« Je t’implore, dit-il à son ami Philémon, après de grands éloges de sa charité, de sa foi, de ses bonnes œuvres, de sa sainteté ; je t’implore pour mon cher fils Onésime, que j’ai engendré dans les fers… Pense que, s’il t’a quitté pour un moment, c’est afin de te rejoindre dans l’éternité, non plus comme esclave, mais comme frère… J’eusse bien voulu faire de lui un ministre de l’Évangile ; j’ai mieux aimé te le renvoyer, car je ne veux rien sans ton consentement. Pardonne-lui donc, si tu m’aimes ; et s’il t’a fait quelque tort, impute-le-moi. »


Ainsi tous les liens sont rompus. Dans les passages même où les apôtres recommandent la soumission, affirment de bouche le devoir de la servitude, ils avertissent les esclaves qu’ils ne relèvent que de Dieu, et ils ajournent la délivrance à la crise finale, laquelle, assurent-ils, ne saurait tarder. L’idée est dans tous les esprits ; elle y est si bien que les chrétiens entre eux s’en trouvent gênés, qu’un saint Paul n’ose demander à un saint Philémon la liberté d’un saint Onésime, et que la grande affaire vis-à-vis des païens est de ne se pas compromettre.

Plus tard, sous Trajan, Marc-Aurèle, Septime-Sévère, Dèce, Aurélien, l’Église persiste dans cette tactique sinueuse, qui fut de tout temps celle des opprimés. Lorsque les proconsuls interrogent les chrétiens et leur demandent ce qu’ils font dans leurs assemblées nocturnes : Nous prions, répondent ceux-ci, pour le salut de César et la prospérité de l’empire, Domine, salvum fac imperatorem… ; ce qui ne les empêche pas d’écrire contre l’empereur et l’empire d’atroces pamphlets, dans le genre de l’Apocalypse. Jamais, certes, on ne leur reprocha d’exciter les esclaves contre les maîtres, de les receler, de leur procurer des moyens d’évasion et des asiles ; ils faisaient mieux : ils niaient la religion de l’État, base de l’empire et de la société ; ils détruisaient dans les âmes la loi d’égoïsme, la remplaçant par celle qu’ils nommaient eux-mêmes loi d’amour.

En quoi maintenant consistait cette loi ? C’est ce que nous avons à déterminer.

XXVI

Le Christ avait dit : Aimez-vous les uns les autres. Belle parole, dont rien n’était, ce semble, plus aisé que de déduire ce corollaire : Servez-vous les uns les autres. De la réciprocité d’amour à la réciprocité de service, il n’y avait pas plus loin que du principe à la conséquence. Comment cette conséquence n’a-t-elle pas été tirée ?

Ah comment ! c’est que le Christ, messager d’amour, victime expiatoire, ne reconnaissait pas le Droit de l’homme, et que le Droit seul peut avoir raison de l’égoïsme.

« Il n’y a que deux lois au monde, dit à ce propos M. Blanc-Saint-Bonnet : la loi de nature, dans laquelle les espèces supérieures mangent les inférieures ; et la loi divine, dans laquelle les êtres supérieurs secourent les plus faibles. En dehors du christianisme, l’homme est toujours anthropophage. Si la loi de charité est tarie dans vos cœurs, la loi de l’animalité vous reprendra. »


Mais, objectez-vous, il ne s’agit ici ni de charité ni d’assistance ; il s’agit de balance. On demande que le salaire soit réglé proportionnellement au produit, que le travailleur ait part à la rente et au bénéfice…

Le mystique ne vous entend pas : la charité lui corne aux oreilles ; il répond :

« Régler les salaires sur les besoins serait une chose si belle que ce serait toucher le but. Malheureusement les besoins de l’homme dépassent deux ou trois fois son salaire. » (De la Restauration française, p. 90 et 112.)

Conclusion : Puisque le besoin ne saurait être jamais satisfait, que le paupérisme est la loi de la nature, il ne reste qu’une chose à faire, c’est de contenir la concupiscence par la discipline et la charité !

En matière de réforme, ce n’est pas d’ordinaire la notion du but qui fait défaut, pas plus que la bonne intention, c’est le moyen. La Convention put bien un jour décréter l’émancipation des noirs ; comme elle ne sut en faire des travailleurs, elle n’en fit pas non plus des hommes libres. Tout de même l’Évangile put bien aussi annoncer la rédemption du genre humain, la liberté des esclaves, l’égalité de tous les hommes devant Dieu ; comme il ne sut convertir en proposition de droit ce qui, dans sa pensée, ne devait être que le triomphe de la charité, comme il répugnait même à la pensée évangélique qu’une pareille conversion eût lieu, il ne réussit pas mieux que la Convention : il n’y eut jamais moins d’égalité que parmi les frères en Jésus-Christ.

En principe, le baptême avait tranché la question de l’esclavage quant à ce qui touche la coercition de l’homme par l’homme ; mais restait à vaincre la fatalité du travail, à faire la balance du salaire, à organiser l’atelier : triple problème, que le dogme chrétien, de même que le dogme païen et mosaïque, préjugeait insoluble, ce qui ramenait fatalement la servitude.

Plus on approfondit la situation, plus on découvre que le christianisme, sur cette formidable question du travail, comme sur toutes les autres, était condamné à l’impuissance.

Le Travail, selon le dogme antique, était réputé afflictif et infamant : le christianisme essaierait-il d’en répartir le fardeau et la honte ? C’eût été admettre dans l’homme un droit antérieur à la chute, supérieur à la rédemption, entraînant dans l’application tout un système de rapports incompatibles avec la discipline épiscopale et l’autocratie de César. C’était impossible. « Le Travail, dit M. Saint-Bonnet, est non-seulement une peine, c’est encore un frein. » M. Guizot ne l’entend pas non plus autrement. Or, on use du frein proportionnellement à l’indocilité de l’animal : la répartition égalitaire ne peut ici s’admettre.

Le Travail soulevait la question de propriété : le christianisme procéderait-il au partage des terres ? ferait-il une loi agraire ? C’eût été nier la prédestination, la Providence, la distinction des riches et des pauvres, finalement la chute originelle. M. Blanc Saint-Bonnet ajoute une autre raison : La propriété, c’est-à-dire la propriété féodale, la grande propriété, est le réservoir du capital. Distribuez la propriété, la source des capitaux est tarie. Impossible.

Le Travail supposait, du patron à l’ouvrier, un rapport de subordination : le christianisme entreprendrait-il de fondre les intérêts, en égalisant les profits et le salaire ? C’eût été renverser la hiérarchie sociale, introduire l’anarchie dans l’Église : toutes choses condamnées depuis comme hérétiques et athées. Impossible.

De par sa théologie, il était interdit au christianisme d’entrer dans cette route. Mais alors de quoi servait-il ? À quoi se réduisait la rédemption ? Qu’est-ce que gagnait l’esclave à l’affranchissement ? Fallait-il tant de bruit pour une liberté dont tout le privilége était de pouvoir mourir de faim sans s’exposer à la vengeance du maître ?

Ce n’étaient pas là de médiocres difficultés ; et j’imagine que plus d’une fois les évêques, embarqués sur cet océan sans fond ni rives, aux prises avec la réalité quotidienne, sentirent refroidir leur zèle. De toutes parts la multitude affamée, demandant la richesse, le repos, les jouissances, arrivait hurlant : la payerait-on toujours de sermons et de promesses ? Le temps était venu de commencer la croisade contre les dévorateurs de la terre et de les dévorer à leur tour, suivant la parole du Christ : Heureux ceux qui ont faim, parce qu’ils seront rassasiés ! Malheur aux riches !

Un moment il y eut de l’hésitation : ce fut quand les sectes gnostiques travaillèrent l’Église. Presque toutes avaient pris le christianisme au sens du temporel : c’était fait de la nouvelle religion si cette tendance l’eût emporté. Les empereurs en eussent été quittes pour une nouvelle guerre servile, et le réformateur de Nazareth tiendrait aujourd’hui moins de place dans l’histoire que Spartacus.

La religion, enfin, fit reculer la concupiscence. La gnose elle-même, c’est-à-dire la spiritualité, fut le moyen dont se servirent les évêques pour réagir contre les ardeurs gnostiques ; la conversion de Constantin, qui se réunit aux conservateurs, porta le dernier coup aux révolutionnaires. L’esclavage gagna sa cause ; mais celle du travail fut ajournée à quinze siècles.

XXVII

Ce que le christianisme, sous le nom d’abolition de l’esclavage, a fait pour le travailleur, tout le monde le sait.

Auparavant, sous la loi d’égoïsme, le Travailleur, enlevé à la chasse, conquis à la guerre, ou livré par la misère, instrument d’exploitation, meuble, chose, ne comptait pas comme personne, comme âme, dans la famille ni dans la cité. Il ne faisait point partie de la nation ; il y était sans intérêt, comme dans la famille il était sans volonté et sans patrimoine.

Sous la loi d’amour, tout cela va changer. Le Travailleur fera partie de la famille, il pourra même avoir une famille ; il disposera, jusqu’à certain point, de sa personne ; il aura un pécule, un domicile, une possession, voire un héritage. Il figurera à sa place dans la nation et dans l’État. La religion l’entourera des mêmes grâces que le noble et l’empereur, et devant Dieu le fera son égal. Seulement, par la constitution féodale, par la dîme ecclésiastique, par la mainmorte, la corvée, l’impôt, les maîtrises, l’inégalité plus ou moins grande du salaire et du produit, les choses seront arrangées de telle manière qu’il restera éternellement, et par privilége, voué au labeur, attaché à la glèbe, et que cette triste prérogative deviendra même loi de l’Église et de l’empire. En un mot, la classe travailleuse sera toujours la classe sacrifiée, celle que la nature et la Providence, le prince et le prêtre, le philosophe et le spéculateur, d’un consentement unanime, ont condamnée à faire le service de la civilisation dont elle est exclue, et sans autre compensation pour elle que le ciel.

Du reste, la même foi qui faisait du travail un motif de résignation pour la classe la plus nombreuse faisant en même temps de l’aumône une condition de salut pour les riches, les établissements de bienfaisance, servant de palliatifs au paupérisme, ne manqueront pas ; il y aura, comme dit M. Moreau-Christophe, un hospice pour chaque espèce de misère. Ajoutez le travail et la vie en commun dans les maisons religieuses, et tous ces essais d’organisation sociale, déjà renouvelés des Grecs, que le dix-neuvième siècle a cru inventer : communisme, saint-simonisme, phalanstérianisme, etc. Le droit seul est écarté, comme il l’a été par les utopistes contemporains, le droit, qui ne laisse rien à faire à la fantaisie, au roman et au mélodrame.

Je dis donc : 1o que le problème du travail ainsi traité demeure entier ; que la loi d’amour, pas plus que la loi d’égoïsme, ne l’a résolu. Et ma raison est simple : c’est qu’elles ne font l’une et l’autre que consacrer, sans discussion, le fatalisme du travail et son inévitable conséquence, savoir la division de l’Humanité en deux classes : l’une supérieure qui jouit et commande, l’autre inférieure qui sert et s’abstient.

J’ajoute : 2o que, le problème ainsi posé et reposé par les deux grandes phases religieuses, il est inévitable que la solution se produise. Et ma raison est encore que, ces deux phases étant en progrès, la première ayant reconnu à l’esclave un droit à la VIE et le protégeant contre les mauvais traitements, mais sans lui accorder de personnalité, la seconde ayant reconnu sa personnalité, mais sans lui accorder de propriété, il faut maintenant, et de toute nécessité, que le droit personnel amène le droit réel, que la loi d’amour devienne loi de Justice, à peine d’inconséquence et de rétrogradation.

XXVIII

Considérez en effet que la religion, que nous venons de suivre par deux fois à l’œuvre, et dont nous avons vu l’enfantement, n’a nullement fourni la preuve de l’hypothèse sur laquelle elle repose. La religion, par sa nature, ne discute point ; elle n’analyse, ne raisonne, ni ne compare ; elle ne vérifie, ne constate, ne démontre quoi que ce soit. Elle ne s’établit juge et interprète d’aucune question. Elle ne fait que redire des problèmes, elle est elle-même un problème. La religion s’empare du préjugé tel qu’il se présente, de la routine telle qu’elle existe ; puis elle en fait des allégories, elle les figure par des rites, dont elle amuse les croyants, comme si elle voulait seulement graisser, huiler et beurrer des ressorts qui grincent, mais qu’elle ne connaît pas.

Voici l’esclavage, établi, par l’effet de la barbarie primitive, dans l’habitude des nations et jusque dans la conscience des esclaves : la religion ne discutera pas l’esclavage ; elle l’accepte comme divin, ou, ce qui revient au même, comme d’institution naturelle, fatale. Son spiritualisme n’ira pas plus loin ; il lui commande, au contraire, de s’arrêter là. Seulement elle dira au maître de l’esclave, comme chez nous le législateur au maître du cheval : Tu ne le maltraiteras point, tu ne le tueras pas sans motif, et tu le laisseras reposer un jour par semaine. Si sa fille plaît à tes yeux, tu pourras en user, mais à condition de la nourrir, etc.

Avec le laps de temps et les révolutions des empires, l’esclavage a-t-il faibli dans l’opinion et dans les mœurs ; sa pratique est-elle devenue incommode, onéreuse, impossible, la religion abdique son vieux dogme, se présente avec d’autres formules, et s’écrie : Plus d’esclaves ! Mais elle ne s’est pas pour cela éclairée sur le travail : à cet égard, sa foi n’a pas changé. Et comme elle se dit que le travail est misérable, qu’il ne peut y avoir d’heureux que ceux qui font travailler les autres, qu’il y aura par conséquent toujours des serviteurs et des maîtres, des pauvres et des riches, elle fait en sorte que l’homme de service soit libre, de toute la liberté qui peut s’étendre du centre de la conscience à la périphérie du corps ; elle lui dénie toute justice et autorité sur les choses.

Au fond la religion ne change pas : comme le spiritualisme dont elle est l’expression, elle est immuable. Mais il y a quelque chose qui, sous elle et en dépit d’elle, progresse et change, c’est l’Humanité. Un jour vient donc où l’Humanité, raisonnant son propre progrès, élève le doute sur l’hypothèse même qui a servi jusque-là de fondement et de motif à sa foi, et se demande :

Qu’est-ce que le travail ?

Qu’est-ce que la Justice dans le travail ?

Ceux-ci sont-ils moins spirituels qui travaillent, ceux-là le sont-ils plus qui ne travaillent pas ?

C’est précisément ce qui arrive à cette heure. Un esprit nouveau agite le monde. Comme autrefois, les peuples aspirent à la liberté ; les masses laborieuses réclament des garanties, la fin de l’exploitation égoïste, la Justice dans le travail, comme dans la propriété et dans l’échange. Et comme autrefois aussi reparaissent, pour combattre ces prétentions nouvelles, les priviléges surannés, l’arbitraire des fortunes, les traditions d’école, le mauvais vouloir de l’État. Ce n’est plus la tribu hébraïque avec ses deux catégories d’esclaves, ni le patriciat romain avec son système de clientèles, ni la féodalité du moyen âge avec sa savante et théologale hiérarchie. C’est la commandite capitaliste, avec concession du prince et subvention de l’État, constituée sur les épaules du travailleur comme l’Etna sur le dos de Typhoé. Ici la révélation n’a plus rien à dire ; les formules mystiques sont elles-mêmes mises en question. Rien que la science n’est capable de faire franchir à l’Humanité cette passe décisive. Si une dernière et plus éclatante manifestation de la Justice ne vient éclairer la raison des peuples, le travail succombe, de nouvelles chaînes lui sont forgées pour des siècles, et nul ne peut dire ni quand ni si jamais la liberté paraîtra.

En présence de ce mouvement nouveau, quelle est l’attitude de l’Église ?

De toutes parts, en 1846, 1847, 1848, les peuples ont tendu leurs bras vers elle : Soyez avec nous, nous sommes la génération du Christ. Bénissez nos piques, bénissez nos arbres de liberté. — Soyez avec nous, ont répété les purs démocrates, mandataires officieux de la Révolution. Ne maudissez ni 89 ni 93. Voici renaître la Constituante et la Législative ; avec elles la Convention, le club des Jacobins, la sainte Montagne. Nos pères ont envoyé les athées à l’échafaud : faites alliance avec la Révolution. — Soyez avec nous, ont crié les fils de Voltaire : que la raison et la foi aient chacune leur domaine. La guerre du libre examen est terminée ; la philosophie, devenue conciliante, ne demande qu’à vous élever sur un trône de lumière. — Soyez avec nous, a crié le chœur des socialistes, saint-simoniens, phalanstériens, communautaires. Et nous aussi, nous relevons de la charité. Laisserez-vous sécher cette fleur qui fait votre gloire, comme elle fit la force du Christ et des prophètes ?

Triste méprise, et qui prouve combien l’Europe, en 1848, était au-dessous de sa propre pensée. Le travail n’a plus rien à faire avec l’amour : c’est la Justice, c’est la science, qu’il réclame, Or, la science est l’évacuation du dogme, comme dit l’Apôtre.

L’Église a répondu :

Si vous êtes enfants du Christ, bas les armes ! respect aux princes ! Toute autorité est établie d’en haut, et le règne du Christ n’est pas de ce monde.

Si vous reconnaissez un Être suprême, à genoux devant le Crucifié. Dieu n’est rien s’il ne se révèle ; et cette révélation, c’est moi qui en suis l’organe. Révolutionnaires, Dieu vous le dit par ma bouche : faites pénitence du crime de vos pères.

Si vous admettez la légitimité de la foi, produisez-en les actes. À confesse, philosophes ; vous raisonnerez ensuite de omni scibili, votre billet d’absolution dans la poche.

Si vous faites profession de charité, que réclamez-vous ? Pourquoi ces cris contre ce qu’il vous plaît d’appeler Exploitation de l’homme par l’homme, féodalité mercantile, privilége ? Que signifie ce prétendu Droit au travail ? Socialistes, je ne vous connais pas.

Il faut l’avouer, avec des procureurs qui commençaient par implorer l’ennemi, la cause de la Révolution était perdue d’avance. Quelle idée, à propos du travail, de se réclamer du Christ, d’en appeler à Dieu et à l’Église ! Comme si l’esclavage, le servage, le salariat, l’exploitation de l’homme par l’homme, n’étaient pas, aussi bien que le gouvernement de l’homme par l’homme, d’institution divine !

C’est au nom du spiritualisme que quelques-uns prétendent aujourd’hui fonder l’égalité : comme si le spiritualisme n’était pas, par lui-même, la déchéance de la chair, de même que le matérialisme, nous l’avons vu par M. Enfantin, est la déchéance de l’esprit ; comme si par conséquent le but de toute religion, de quelque principe qu’elle émane, n’était pas de prêcher la résignation aux subalternes, la clémence aux supérieurs, la foi à tous !…


CHAPITRE V.

Droit du travailleur d’après la Révolution. — Charte du Travail : Loi de Justice.

XXIX

La Franc-maçonnerie.

Le 8 janvier 1847, je fus reçu franc-maçon au grade d’apprenti, dans la loge de Sincérité, Parfaite Union et Constante Amitié, Orient de Besançon.

Comme tout néophyte, avant de recevoir la lumière, je dus répondre aux trois questions d’usage :

« Que doit l’homme à ses semblables ?

« Que doit-il à son pays ?

« Que doit-il à Dieu ? »

Sur les deux premières questions, ma réponse fut telle, à peu près, qu’on la pouvait attendre ; sur la troisième je répondis par ce mot : la Guerre.

Justice à tous les hommes.

Dévouement à son pays,

Guerre à Dieu :

Telle fut ma profession de foi.

Je demande pardon à mes respectables frères de la surprise que leur causa cette fière parole, sorte de démenti jeté à la devise maçonnique, que je rappelle ici sans moquerie : À la gloire du grand Architecte de l’Univers.

Introduit les yeux bandés dans le sanctuaire, je fus invité à m’expliquer devant les frères sur ce que j’entendais par la guerre à la Divinité. Une longue discussion s’ensuivit, que les convenances maçonniques me défendent de rapporter. Ceux qui connaissent mes Contradictions économiques, et qui liront ces Études, pourront se faire une idée des considérations sérieuses sur lesquelles je fondais alors et affirme encore aujourd’hui mon opinion. L’antithéisme n’est pas l’athéisme : le temps viendra, j’espère, où la connaissance des lois de l’âme humaine, des principes de la Justice et de la raison, justifiera cette distinction, aussi profonde qu’elle paraît puérile.

Dans la séance du 8 janvier 1847, il était impossible que le récipiendaire et les initiés se comprissent.

Ni moi je ne pouvais pénétrer la haute pensée de la franc-maçonnerie, n’en ayant pas vu les emblèmes ; ni mes nouveaux frères ne pouvaient reconnaître leur dogme fondamental sous une expression blasphématoire, qui renversait les habitudes du langage vulgaire et toute la symbolique religieuse.

C’est le sentiment qui resta dans les esprits, et qui fit passer outre à la cérémonie.

Après avoir subi les épreuves, le bandeau tomba enfin de mes yeux, et je me vis entouré de mes frères, revêtus de leurs insignes, tenant leurs épées dirigées sur ma poitrine ; je reconnus les emblèmes sacrés ; on me fit asseoir à mon rang parmi les adeptes, et l’orateur de la loge, le vénérable frère P***, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-douze ans, doyen de tous les maçons du globe, prononça le discours de ma réception. Qu’il reçoive ici le témoignage public de ma reconnaissance et de mon respect.

Eh bien ! s’écrie le lecteur, qu’avez-vous vu dans cette fameuse maçonnerie, aux mystères si terribles, contre laquelle l’abbé Barruel aboya tant d’injures dans son Histoire du Jacobinisme, et que l’abbé Proyart et autres accusèrent ensuite d’avoir fait la Révolution ?

Ce que j’y ai vu, je vais vous le dire. Les sociétés maçonniques, placées sous le regard du pouvoir et le patronage des hauts dignitaires, n’ont plus de secrets. Leurs mots de passe, leurs termes cabalistiques, leurs signes et attouchements, tout cela est connu, imprimé, publié, et court les rues. Quant à la doctrine, depuis que la tolérance est devenue par tout le globe un principe de droit public, et le déisme un pied-à-terre provisoire pour tous ceux qui ont renoncé à la religion de leurs pères, on peut dire qu’elle est entrée dans la circulation générale. Le silence recommandé aux frères ne porte en réalité que sur les affaires de la société et les choses personnelles.

Mais par delà le déisme et la tolérance, que les loges dissimulaient avec tant de soin il y a soixante-quinze ou quatre-vingts ans, et qui forment encore aujourd’hui la substance de leur enseignement officiel ; par delà ce cérémonial qui n’a plus même le mérite d’exciter la curiosité des profanes, il est une philosophie supérieure qui ne se communique point, attendu qu’elle est demeurée lettre close pour tout le monde, que je puis révéler par conséquent sans manquer au serment maçonnique, puisque je n’en dois l’intelligence qu’à moi-même, bien qu’elle constitue selon moi le véritable mystère, le dogme glorieux et fondamental de la franc-maçonnerie.

J’ose espérer que cette exposition rapide sera reçue avec bienveillance, sans approbation ni désapprobation, par toutes les loges de France et de l’étranger. Nos Vénérables sauront comprendre qu’autant l’enseignement de pareilles idées, s’il était secret, pourrait avoir de péril pour la société qu’ils représentent, autant il est utile à cette société que le public soit saisi de principes qu’elle sera toujours à temps de désavouer s’ils sont jugés faux, mais dont tout l’honneur lui revient légitimement, si la conscience universelle les réclame.

XXX

Anti-conceptualisme maçonnique. — Idée de Dieu.

Toute doctrine religieuse ou se disant telle se caractérise par le concept métaphysique qui lui sert de base.

La plus ancienne théologie reposait sur l’idée de substance ; elle aboutissait, comme la philosophie de Spinoza, au panthéisme. Or, notons ce point : Qu’est-ce que la substance ? Ce que l’entendement conçoit comme le soutien ou substratum des phénomènes, mais qui, échappant aux sens, impénétrable à la connaissance, reste pour la raison comme une simple hypothèse de la logique, une conception.

La théologie juive eut pour dominante la notion de cause, force, puissance, virtualité. Son Dieu, rouach elohim, souffle divin ou esprit des forces, autrement dit Jehovah, puissance, est un principe différent de la matière, qu’il crée, anime, façonne, par son action souveraine. Mais qu’est-ce que la cause, ou la force, en soi ? Encore une hypothèse de l’entendement, quelque chose d’ultra-phénoménal, une conception. Comme pendant du substantialisme de Spinoza, nous avons le dynamisme de Leibnitz.

La théologie chrétienne élève sur ces deux concepts, substance et cause, celui d’Intelligence ou Verbe. De là le gouvernement de la Providence et le règne des âmes, avec l’économie religieuse et sociale qui en découle. Mais qu’est-ce qu’une âme ? Quelle est cette entité, que Descartes définit, par une expression contradictoire, substance immatérielle ?… Une fiction de la pensée, c’est-à-dire toujours une conception.

Le conceptualisme, la négation de toute phénoménalité, tel est donc le caractère fondamental de toutes les anciennes doctrines religieuses, disons-le tout de suite, la condition sine quâ non de toute théologie.

Bien différente est la théologie des francs-maçons, et par suite leur théodicée. Elle sort des conceptions ontologiques, et prend pour assise une idée positive, phénoménale, synthétique, hautement intelligible : c’est l’idée de rapport ; et comme ce mot de rapport, par sa généralité, semble participer de la nature conceptualiste des notions précédentes, la Raison maçonnique lève tout doute à cet égard en concrétant et définissant son principe sous l’expression d’équilibre.

C’est ce qu’indique à qui veut l’entendre le triple emblème, devenu plus tard celui de la Révolution : Aplomb, Niveau, Équerre.

L’équilibre : voilà une idée qui fait image, qui se voit, qui se comprend, qui s’analyse, qui ne laisse derrière elle aucun mystère. Tout rapport implique deux termes en équation : rapport et équilibre sont donc synonymes, il n’y a pas à s’y méprendre.

De l’idée de rapport ou d’équilibre la franc-maçonnerie déduit sa notion de l’être divin.

Le Dieu des maçons n’est ni Substance, ni Cause, ni Âme, ni Monade, ni Créateur, ni Père, ni Verbe, ni Amour, ni Paraclet, ni Rédempteur, ni Satan, ni rien de ce qui correspond à un concept transcendantal : toute métaphysique est ici écartée. C’est la personnification de l’Équilibre universel : il est l’Architecte ; il tient le compas, le niveau, l’équerre, le marteau, tous les instruments de travail et de mesure. Dans l’ordre moral il est la Justice. Voilà toute la théologie maçonnique.

Du reste, point d’autel, point de simulacres, point de sacrifices, point de prière, point de sacrements, point de grâces, point de mystère, point de sacerdoce, point de profession de foi, point de culte. La société franc-maçonne n’est pas une église ; elle ne repose pas sur un dogme et une adoration ; elle n’affirme rien que la raison ne puisse clairement comprendre, et ne respecte que l’Humanité. Est capable, en conséquence, d’être reçu franc-maçon, de quelque religion qu’il soit, quiconque pratique la Justice et sert ses semblables, de quelque religion qu’ils soient eux-mêmes.

Il faudrait être étrangement pauvre d’esprit, ce me semble, pour ne pas voir que ce rationalisme tolérant, fondé sur le dédain de toute théologie et la substitution au concept métaphysique de l’idée positive et formelle, est la négation même de l’élément religieux, remplacé dans la conscience du franc-maçon par la Justice.

La théologie de la loge, en un mot, est le contre-pied de la théologie.

Aussi n’ai-je pas besoin d’insister davantage sur cet anti-conceptualisme de l’enseignement maçonnique pour montrer combien, en déclarant la guerre, suivant mon expression malheureuse, à tous les dieux substantiels, causatifs, verbaux, justifiants et rédimants, Elohim, Jéhovah, Allah, Christos, Zeus, Mithra, etc., j’étais, sans le savoir, d’accord avec la pensée profonde de la franc-maçonnerie.

Et moi aussi, aurais-je pu dire à la respectable assistance, j’affirme, comme idée souveraine et régulatrice dans les âges futurs, le Rapport, l’Équilibre, le Droit. Je regarde comme de purs instruments dialectiques, subordonnés à cette idée, les concepts de substance, cause, esprit, matière, âme, vie ; je professe la Justice gratuite et sans récompense. Sous le bénéfice de cette explication, et comme je ne veux contrister personne, je consens à rendre gloire avec vous, mes frères, au grand Architecte, immanent dans l’Humanité, et dont le lumineux triangle, plus précieux pour moi que le nom de Jéhovah que vous y avez inscrit, m’a révélé toutes ces choses.

Voilà pour la théologie, ou philosophie spéculative, des francs-maçons. Elle se résume, comme l’on voit, dans la prépondérance de l’idée sensible et intelligible sur le concept métaphysique et inintelligible, idée dont la représentation la plus complète est l’équilibre. Elle fait suite aux anciennes théologies, polythéiste, judaïque et chrétienne, de même que l’idée dont elle émane fait suite aux concepts de substance, cause, esprit, qui servirent à fonder ses devancières ; et cette suite, qui rappelle la progression historique d’Aug. Comte, théologie, métaphysique, science, nous annonce que nous touchons à la loi de Justice, synthèse de la loi d’égoïsme et de la loi d’amour.

Reste à voir maintenant quelle est la théodicée ou philosophie pratique des francs-maçons ; ce qui nous ramène à la question que nous nous sommes spécialement proposée dans cette Étude, la victoire de la liberté sur la fatalité dans le travail.

XXXI

L’origine de la philosophie et des sciences découverte dans la spontanéité travailleuse de l’homme. — Alphabet industriel.

Chose singulière, dont il était impossible de se douter avant que la pression révolutionnaire nous eût mis sur la trace, le problème de l’affranchissement du travail est lié à celui de l’origine des sciences, de telle manière que la solution de l’un est absolument nécessaire à celle de l’autre, et que toutes deux se résolvent en une même théorie, celle de la suprématie de l’ordre industriel sur tous les autres ordres de la connaissance et de l’art.

C’est ce qui résulte de la proposition ci-après, dont la démonstration fera l’objet de ce chapitre :

L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent.

Cela signifie que toute connaissance, dite à priori, y compris la métaphysique, est sortie du travail pour servir d’instrument au travail, contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, accrédités par la politique de tous les siècles.

Et voilà aussi ce qu’attestent les muets emblèmes de la franc-maçonnerie, devenue presque ridicule depuis que sa pensée ne marchant plus, elle semble avoir perdu ses secrets.

Qui ne s’est posé, maintes fois cette question : Par où l’homme, s’élevant tout à coup au-dessus de l’instinct, est-il entré dans la sphère intellectuelle ? Quel a été le premier pas, en quoi a consisté le premier acte de sa raison ? Ou, pour mieux dire, comment, chez l’homme primitif, l’instinct, suivant sa propre destinée, est-il devenu intelligence ? Car tout le monde est ici d’accord : l’intelligence n’est autre que l’instinct lui-même se produisant sous une nouvelle forme ; c’est l’instinct en évolution, qui se reconnaît, se réfléchit, s’analyse, se mesure, et, procédant avec une conscience de plus en plus parfaite, se déroule en raisonnement et crée sa dialectique.

Rien de plus attrayant en général que la recherche des origines ; mais parmi tant de choses dont nous aimons à savoir les débuts, il n’en est aucune qui nous intéresse plus vivement que la raison.

Si nous interrogeons la science sur ses commencements, elle nous répond en nous montrant ses éléments, des sons vocaux, des lettres, des chiffres, des figures, en un mot des Signes.

La logique y ajoute ses conceptions ou catégories, avec ses genres et ses espèces, formules générales de la pensée parlée, encore des signes.

C’est avec cela que l’homme aborde la phénoménalité extérieure et sa propre essence ; qu’il observe, calcule, ramène tout à des lois de plus en plus générales, et élève l’édifice à jamais inachevé de son savoir.

Mais comment l’homme a-t-il inventé le signe ?

Qui dit signe dit déjà abstraction, concept, et nous n’en sommes encore qu’à la sensation. Le signe suppose la préexistence d’une idée générale, qui elle-même suppose la préexistence d’un signe ; c’est ainsi du moins que nous sommes forcés d’en juger, nous qui n’apprenons rien autrement. De sorte que, comme Rousseau le remarquait de la parole, nous tournons dans un cercle infranchissable. Si l’œuf est sorti de la poule, ou si la poule est sortie de l’œuf ! Qui débrouillera ce mystère ?

Les partisans de la révélation primitive, chrétiens et néo-platoniciens ou éclectiques, ne sont pas embarrassés. L’homme, formé de limon par la main du Créateur, a été instruit par les anges, qui lui communiquèrent, avec la parole, les premiers éléments des connaissances. Prisonnier du corps et courbé vers la terre, l’esprit de l’homme ne saurait rien de ses propres lois, s’il n’en eût été informé par un commerce avec les dieux. C’était la théorie de M. de Bonald, c’est la philosophie de MM. Jean Reynaud et Lamartine.

Si le fait était prouvé historiquement, ce serait quelque chose de si énorme que par respect du Créateur et de la création la raison se refuserait encore à l’admettre : comment le recevrait-elle quand il ne lui est permis d’y voir qu’une vaine induction de l’ignorance ?

XXXII

La question des origines nous reporte à ce moment de la civilisation où l’esprit humain, dépourvu des engins scientifiques, agit à la manière de l’esprit latent qui anime la nature ; où l’intelligence, prête à s’élancer, n’a pas dépouillé les formes de l’instinct ; où par conséquent le concept métaphysique, sans lequel il n’est pas de raisonnement, reste enveloppé dans l’image ; où le rapport enfin, qui pour être perçu dans sa plénitude exige que l’intuition qui le fournit soit analysée dans ses concepts, est engagé sous le phénomène.

À cet instant-là, que pouvons-nous attendre de l’homme, qui déjà pense sans nul doute, puisque sentir et voir c’est penser, mais qui, faute de signes, est incapable de dégager ses notions, partant d’analyser sa pensée ? — Une seule chose, des actes.

L’activité spontanée, irréfléchie, et qui n’attend pas, dans la certitude intime qu’elle a d’elle-même, les confirmations d’une science professe : voilà à quoi se réduit, pour l’homme primitif, le mouvement de l’esprit.

Toute la question est maintenant de savoir si cette activité peut devenir la révélatrice de l’intelligence ; en autres termes, si les faits que l’homme produit sous la seule instigation de son instinct peuvent devenir des signes pour son esprit, de telle manière qu’il soit tout à la fois, de lui-même à lui-même, par l’appel de sa spontanéité et la réponse de son intelligence, initiateur et initié ?

Or, on ne doutera pas que les choses ne doivent ainsi se passer, si l’on réfléchit que l’activité, pénétrée, saturée d’instinct, si je puis m’exprimer de la sorte, est ce qui ressemble le plus à l’intelligence, à telle enseigne que les enfants ne distinguent pas les actes instinctifs des actes réfléchis, et que c’est pour le sauvage une source permanente de fétichisme. Dans ces conditions, l’activité apparaît comme la cause première de l’excitation des idées, comme le Verbe primitif qui illumine tout à coup la conscience humaine, il suffit, pour que le miracle se produise, que cette activité se manifeste, qu’elle étale, je demande grâce pour toutes ces métaphores, dans des actes visibles, les idées invisibles qu’elle contient ; en un mot, qu’elle parle.

Toute difficulté ensuite disparaîtra, si l’expérience, venant en aide à la psychologie, témoigne que les faits observés sont conformes aux prévisions de la théorie.

Ceci renverse de fond en comble la philosophie spiritualiste, et menace de faire du travailleur, serf dégradé de la civilisation, l’auteur et le souverain de la science, de la philosophie et de la théologie elle-même.

XXXIII

Je dis donc qu’il y a dans les archives de l’esprit humain quelque chose d’antérieur à tous les signes qui, depuis un temps immémorial, servent de véhicules et d’instruments au savoir ; quelque chose dont ces signes ont été imités, si même ils n’en sont pas la simple copie ; quelque chose par conséquent qui, produit de l’instinct, servit de premier thème à l’intelligence et en détermina le mouvement.

Ce sont les premiers engins de l’industrie, que nous pouvons bien appeler, à l’instar des éléments du savoir, les Éléments du travail.

L’homme, l’être le plus élevé de la série animale, est aussi celui qui pour sa subsistance doit demander le plus à la nature : comment va-t-il l’attaquer ?

Tout est pour lui dans ce comment. Selon qu’il saura s’y prendre, sa peine sera plus forte ou plus légère ; il triomphera de la fatalité du travail, ou il y succombera. Que lui enseigne cette lumière organique, l’instinct, qui éclaire tout animal venant au monde, comme la raison doit éclairer un jour tout homme venu à l’intelligence ?

La franc-maçonnerie va nous le dire.

Son Dieu est appelé Architecte. J’ai fait observer que ce nom impliquait la négation de tout théologisme, et la substitution aux concepts transcendantaux de substance, cause, vie, esprit, etc., de l’idée scientifique de rapport, plus explicitement, d’équilibre.

Mais tout cela signifie aussi que la vision interne à laquelle obéit l’homme primitif dans les actes de sa spontanéité, le rêve qui le mène, comme dit Cuvier, avant qu’il ait appris à jouir, par l’abstraction et l’analyse, de la plénitude de son intelligence, n’est aucune de ces conceptions métaphysiques qui feront un jour le martyre de son entendement ; c’est une idée sensible et intelligible, synthétique, par conséquent susceptible d’analyse, telle enfin qu’il la fallait pour la circonstance : rapport des choses entre elles, égalité ou inégalité, groupement, série, cohésion, division, c’est-à-dire justement ce qui fait la réalité, la phénoménalité, l’intelligibilité et la valeur de l’être.

Ainsi, la pensée première de l’homme, celle qui précède en lui toute réflexion et analyse, est la même, mais à l’état d’image, que celle à laquelle le ramène l’élaboration philosophique : il ne se pouvait autrement. Le principe de l’être en donne immédiatement la fin : Ego sum alpha et omega, primus et novissimus, principium et finis.

Comment se produit, dans les faits de l’activité spontanée, cette vue d’équilibre ?

De tous les instruments du travail humain, le plus élémentaire, le plus universel par conséquent, celui auquel se ramènent tous les autres, est le levier, la barre. C’est le bâton dont se sert, pour s’appuyer et se défendre, l’orang-outang, mais avec cette différence de lui à l’homme, que l’orang ne verra jamais dans son bâton autre chose qu’un bâton ; tandis que l’homme, par la puissance évolutive de son instinct, y découvre l’infini.

Tout ce que l’homme fait, entreprend, imagine, peut se définir, au point de vue industriel, création d’équilibre ou rupture d’équilibre. Le levier dont il se sert remplit indifféremment ce double objet ; selon la manière dont il l’emploie, la matière dont il le fabrique, les modifications qu’il lui fait subir, il s’en fait un instrument à toutes fins :

Instrument de coercition, d’arrêt, d’appui, de clôture ;

Instrument de préhension ;

Instrument de percussion ;

Instrument de ponction ;

Instrument de division ou section ;

Instrument de locomotion ;

Instrument de direction, etc.

Naturellement, ces premiers rudiments de l’outillage humain ont été en fort petit nombre et d’une grossièreté digne de l’époque ; mais en si petit nombre qu’ils fussent, l’idée y était, une dans son principe, variable dans ses applications ; par elle ces instruments formaient série, et parlaient à l’esprit.

Je n’ai pas la prétention d’en dresser une table exacte : ce serait chose aussi difficile que de déterminer les éléments naturels de l’alphabet ou les catégories de l’entendement.

Mais puisque toute littérature commence par les lettres, toute mathématique par les chiffres, toute musique par la gamme, ne semble-t-il pas que toute éducation professionnelle devrait commencer aussi par un tableau raisonné des instruments les plus rudimentaires du travail, avec leur explication théorique et pratique, leurs rapports d’identité ou similitude, leurs dérivés et leurs équivalents ? Et ne serait-ce pas poser les bases d’une forme nouvelle de philosophie, à l’usage des intelligences sur lesquelles l’enseignement ordinaire, qui commence par l’abstraction, n’a pas de prise ?


alphabet du travailleur.

A. Barre ou Levier (pieu, tige, colonne, pal, piquet) ;

B. Croc (crochet, agrafe, clef, sergent, valet, ancre, tenon, harpon) ;

C. Pince (tenaille, étau, combinaison de deux crocs) ;

D. Lien (consistant originairement en une tige flexible, courbée autour de l’objet ; — fil, corde, chaîne) ;

E. Marteau (massue, maillet, pilon, fléau, meule) ;

F. Pointe (lance, pique, javelot, flèche, dard, aiguille, etc.) ;

G. Coin ;

H. Hache ;

I. Lame (couteau, ciseau, sabre, épée) ;

J. Scie (lime) ;

K. Pelle (bêche, houe, truelle, cuiller) ;

L. Pic (pioche) ;

M. Fourche (trident, râteau, peigne ; pointe double, triple, multiple) ;

N. Rampe ou plan incliné ;

O. Rouleau, donnant par sa section la roue, qui est aussi la poulie ;

P. Tuyau (tube, canal, siphon, rigole, cheminée) ;

Q. Rame et Gouvernail ;

R. Arc ou ressort ;

S. Règle ;

T. Niveau ;

U. Équerre ;

V. Compas ;

X. Pendule ou fil à plomb ;

Y. Balance ;

Z. Cercle (boucle, nœud).

XXXIV

Raisonnons un peu sur cet alphabet, qu’il est loisible à chacun de refaire à sa guise, mais auquel on trouverait peut-être moins à ajouter qu’à réduire.

L’homme ne crée rien, disent avec raison les économistes ; il façonne. — Qu’est-ce que façonner ? demandez-vous. Réponse : c’est mouvoir. — Je reprends : Le mouvement seul, imprimé à la matière, ne lui donne pas la forme voulue, ne constitue pas le travail : il faut que ce mouvement soit en rapport avec le but à atteindre, en équation avec son objet, c’est-à-dire en équilibre.

Voilà ce que nous montre à première vue l’alphabet du travailleur.

Que sont après cela tous nos instruments, depuis le char rustique jusqu’à la puissante locomotive, depuis le canot du sauvage jusqu’au navire à trois ponts, depuis la simple poulie jusqu’à l’horloge de Schwilgué, sinon des assemblages de leviers de toute sorte, à crochet, en pointe, en lame, roues, chaînes, ressorts, servant à produire le mouvement, la division, l’approche, la cohésion, etc., tantôt par une production, tantôt par une destruction d’équilibre ?

Et les produits de ce travail, que sont-ils à leur tour, sinon des constructions et agencements de matières taillées, forgées, tournées, filées, assemblées, empilées, arc-boutées, engrenées, croisées, tissées, enlacées, etc., toujours d’après la même loi ?

Le principe qui régit l’industrie est donc un et identique ; il n’a rien au premier abord de métaphysique ; il fait image : c’est le principe, sensible et intelligible, de la mécanique de l’univers.

Or, étant donnée cette idée universelle de l’équilibre dans le rêve de la pensée, et les opérations du travail n’en étant que l’application, nous voyons, par-là même, comment l’homme a passé de l’intuition synthétique et spontanée à l’idée réfléchie et abstraite ; comment il a décomposé l’objet de sa vision, inventé les signes de la parole et du calcul, créé les mathématiques pures, dégagé en les nommant les catégories de son entendement.

C’est que la puissance qui dirige la main de l’ouvrier est la même au fond que celle qui fait réfléchir le cerveau du philosophe, et que, l’intelligence ne pouvant s’éveiller à l’idée, à la vie, que sur un signe de l’intelligence, il fallait de toute nécessité, pour que l’homme entrât dans cette carrière intellectuelle, qu’il y fût porté par une suite d’opérations émanées de lui-même, et qui, analyse par la multiplicité des termes, synthèse par leur ensemble, fût pour lui comme une manifestation de l’intelligence même. L’homme, en un mot, ne pouvait avoir d’autre révélateur, d’autre Verbe que lui-même : contradiction insoluble dans l’ancienne psychologie, mais que la seule inspection de l’alphabet industriel, aux caractères à la fois spontanés ai significatifs, lève à l’instant.

Expliquons cela d’une manière plus précise, si faire se peut.

Le propre de l’instinct, forme première de la pensée, est de contempler les choses synthétiquement ; le propre de l’intelligence, au contraire, est de les considérer analytiquement. Or, bien que l’intelligence ne soit elle-même que l’instinct en évolution, l’homme seul, entre les animaux, parait jouir de cette prérogative, ce qui veut dire que seul il a la faculté de concevoir l’idée abstraite, dès qu’elle lui est signalée dans son intuition. Mais l’intelligence n’est pas donnée d’emblée, comme l’instinct ; ce n’est d’abord qu’une virtualité endormie, qui n’arrive à la possession d’elle-même que par un long exercice, et sur un appel énergique de la spontanéité qui la précède : car l’homme a aussi l’instinct de son intelligence. Pour que l’esprit devienne capable d’analyse, il faut donc qu’il soit conduit pas à pas, que sur chacun des termes dont se compose la totalité de l’intuition il s’arrête, les reconnaisse l’un après l’autre, et les nomme. Or, c’est ce qui ne pourra se faire qu’à la condition ou d’une initiation du dehors, ou d’une circonstance particulière qui en tienne lieu. Quelle sera, pour l’homme primitif, cette circonstance ? Je l’ai dit, sa propre industrie.

Le castor élève sa maçonnerie, l’oiseau bâtit son nid, l’abeille construit son rayon, l’araignée tend sa toile, tous les animaux exercent leur industrie d’après un type intérieur, dont ils ne s’écartent jamais.

Rien de semblable ne se voit chez l’homme. Il n’a pas d’industrie prédéterminée. Son génie n’est point spécialiste, il est universel. Il agit d’après une intuition simple, mais synthétique, positive, expérimentale, et d’une compréhension si vaste, que ses actes ne peuvent avoir rien d’uniforme, et sont susceptibles au contraire d’une variété infinie. C’est l’idée de rapport, convenance, équation, égalité, accord, équilibre : idée synthétique dont la simplicité n’est égalée que par sa fécondité même.

Cela se découvre nettement dans le langage primitif, où, pour dire qu’un homme est capable ou incapable de faire une chose, qu’il en a ou n’en a pas la force, le génie, le talent, la science, on dit simplement qu’il est égal ou inégal à cette chose, par, impar oneri ; qu’il est ou n’est pas de poids, minùs habens, etc.

Or, il est de la nature de cette intuition fondamentale, qui constitue à l’origine tout le génie humain, que toute action qui en est la conséquence implique tout à la fois et nécessairement production d’équilibre et destruction d’équilibre. C’est même sous ce dernier aspect qu’elle se manifeste de préférence, l’action de l’homme, dans l’état de nature, consistant surtout à attaquer et se défendre.

Il en résulte que les premiers instruments de l’industrie humaine, armes offensives ou défensives, sont des instruments analytiques. C’est encore ce qu’exprime la langue native, pour laquelle, détruire (de-struere, déconstruire) est la même chose que décomposer, diviser, délier, disjoindre, dissoudre, découdre, séparer, balancer, enlever, analyser enfin ; de même que créer, ou construire est joindre, lier, unir, égaler, dresser, in-struere, ou indu-struere, d’où indu-stria, indu-strumentum, organiser, machiner au dedans de soi-même, ἐνδὸν, par une contemplation interne, à la façon de l’abeille, de la fourmi, etc., qui, sans leçon de personne, semblent tirer de leur fonds leurs idées et leur art.

Un professeur de mathématiques de mes amis enseigne la géométrie à ses élèves en commençant par la sphère ; c’est de la considération empirique de la sphère qu’il part pour arriver à la notion abstraite du plan, de la ligne et du point. Telle est justement la marche qu’a suivie le travail dans la détermination des catégories et la découverte des signes primitifs ou éléments des sciences. Ces concepts transcendantaux de substance, cause, espace, temps, âme, vie, matière, esprit, que nous plaçons comme des divinités au sommet de notre intelligence, sont les produits de l’analyse que nous avons faite de notre intuition mère, des hypothèses ou postulats de notre expérience, ainsi que je l’avançais dès 1842 (Création de l’Ordre dans l’Humanité). Ici, j’ose dire que le doute est devenu impossible. La nature est par nous saisie sur le fait : l’idée métaphysique est née pour l’esprit de la décomposition de l’image sensible, opérée par l’activité spontanée, et nous pouvons hardiment poser cet axiome, que toute intelligence commence par la destruction : Destruam et ædificabo.

Voilà ce qui explique comment l’écriture, les chiffres, la parole même, requéraient pour leur invention la production préalable de faits et d’organes qui leur servissent de prototypes ; comment ces organes, instruments de notre première industrie, ont été fournis par l’activité spontanée ; comment l’esprit a été poussé par eux dans la voie de l’analyse ; pourquoi les lettres de l’alphabet, les noms de nombre, les figures de géométrie, furent, la plupart, nommés de ces instruments, ainsi que l’étymologie en témoigne ; pourquoi les radicaux des langues ont tous un air de famille qui a fait croire longtemps à une langue primitive, tandis qu’ils ont l’expression de la pratique industrielle, partout identique, au sein de laquelle ils ont pris naissance.

XXXV

Encyclopédie ou polytechnie de l’apprentissage.

La première partie de notre proposition est donc établie : L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action ; en autres termes, l’industrie est mère de la philosophie et des sciences.

Il reste à démontrer la seconde : L’idée doit retourner à l’action ; ce qui veut dire que la philosophie et les sciences doivent rentrer dans l’industrie, à peine de dégradation pour l’Humanité. Cette démonstration faite, le problème de l’affranchissement du travail est résolu.

Rappelons d’abord en quels termes ce problème a été posé.

Le travail présente deux aspects contraires, l’un subjectif, l’autre objectif. Sous le premier aspect, il est spontané et libre, principe de félicité : c’est l’activité dans son exercice légitime, indispensable à la santé de l’âme et du corps. Sous le second aspect, le travail est répugnant et pénible, principe de servitude et d’abrutissement.

Ces deux aspects du travail sont inhérents l’un à l’autre, comme l’âme et le corps : d’où résulte, à priori, que toute fatigue et déplaisance, dans le travail, ne saurait absolument disparaître. Seulement, tandis que sous le régime des religions la fatalité prime la liberté, et que la répugnance et la peine sont en excès, on demande si, sous le régime inauguré par la Révolution, la liberté primant la fatalité, le dégoût du travail ne peut pas diminuer au point que l’homme le préfère à tous les exercices amusants inventés, comme remèdes à l’ennui et réparation du travail même ?

Question de vie ou de mort pour la Révolution, comme toutes les questions que soulève la destinée sociale.

D’homme à homme, la balance doit être tenue toujours égale : ainsi le veut la Justice, nous l’avons quatre fois démontré en traitant des personnes, des biens, du gouvernement, de l’éducation.

De l’homme à la nature, ou, comme nous disions tout à l’heure, de la liberté à la fatalité, cette égalité ne suffit pas ; il faut, à peine de déchéance, que la balance devienne pour la première de plus en plus favorable.

Égalité dans la condition des personnes, sauf ces différences légères que la nature a jetées entre les êtres et que la liberté néglige, mais prédominance assurée de l’homme sur les choses, par l’emport croissant de son industrie : telle est la double proposition soutenue par la Révolution, parlant pour tous les travailleurs, d’une part, contre l’Église, protestant au nom de toutes les sectes mystiques et aristocratiques, d’autre part.

Il y va, je le répète, du bien-être de l’humanité, de la gloire de sa raison, de la dignité de son caractère, de la noblesse de ses affections, de la satisfaction de sa Justice. C’est la vie humaine tout entière de nouveau mise en jeu par la nécessité mystérieuse du travail.

XXXVI

Les ouvriers ont, en général, le sentiment très-vif d’une amélioration possible de leur sort, non-seulement au point de vue des libertés politiques et de la propriété, mais à celui des conditions même du travail.

Mais ils ne sont pas en mesure de dire ce qui leur manque, et conséquemment de formuler leur pétition.

Ils s’imaginent que tout pourrait être réparé au moyen d’une augmentation de salaire et d’une réduction des heures de travail ; quelques-uns vont jusqu’à balbutier le mot d’association. C’est tout ce qu’ils ont compris de la république de 1848, tout ce qu’on a su dire en leur nom au Luxembourg.

De là les remaniements plus ou moins malheureux de tarifs, la guerre faite aux ouvriers tâcherons, les associations communautaires, et cette ratio ultima du travailleur mécontent, la grève.

La critique a depuis longtemps fait justice de ces expédients pitoyables.

L’augmentation de salaire, jointe à la réduction du travail, et combinée avec l’emploi des machines et la séparation parcellaire des industries, constitue, dans l’état actuel, une quadruple contradiction.

Plus le travail se divise et les machines se perfectionnent, moins l’ouvrier vaut ; conséquemment moins il est payé ; partant, plus, pour un même salaire, sa tâche augmente. Cela est d’une logique fatale, dont aucune législation, aucune dictature, ne saurait empêcher l’effet. Il y a donc baisse forcée de salaire, en dépit des grèves, des règlements, des tarifs, de l’intervention du pouvoir : l’entrepreneur a mille moyens de se soustraire à cette pression anormale.

Quant à l’association ouvrière, elle n’a guère été autre chose jusqu’ici, et sauf de bien rares exceptions, qu’une imitation de la commandite bourgeoise ou de la communauté morave, pauvre ressource, dont la pratique eut bientôt démontré l’impuissance.

Il faut donc changer de tactique ; il faut, pour relever la condition de l’ouvrier, commencer par relever sa valeur : hors de là point de salut, que les travailleurs se le tiennent pour dit.

Or, indépendamment des conditions de Justice commutative dont les principes ont été posés dans les études précédentes, en ce qui touche les Personnes, les Biens, la Puissance publique et l’Éducation, il est encore pour le travailleur deux garanties indispensables à réaliser :

En lui-même, une connaissance encyclopédique de l’industrie ;

Dans l’atelier, une organisation des fonctions sur le principe de la graduation maçonnique.

XXXVII

Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier.

Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. Politiquement affranchi par la Révolution, il est refait serf de la glèbe, en son corps, en son âme, en sa famille, en toutes ses générations, de par la distribution vicieuse, mais invétérée, du travail.

Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction ainsi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur. Et pour cet apprentissage on a exigé du prolétaire, comme première mise de fonds, de longues années de service gratuit, la fleur de sa jeunesse, la crème de sa vigueur. Le plus beau et le meilleur de la vie est prélevé sur l’ouvrier par le patron qui, après cela, ne peut pas même lui garantir de l’emploi.

Du reste, comme tout est établi sur ce pied, les patrons n’en deviennent généralement guère plus riches : la sueur du mercenaire monte et va alimenter le parasitisme d’en haut, à travers les mille canaux et tuyaux du système.

Ce qu’un esprit ordinaire aurait épuisé en trois jours, souvent en quelques heures, ce qu’une main autrement exercée apprendrait à exécuter en quelques semaines, on y consume des années. Puis, ce ridicule apprentissage fini, qu’a-t-on obtenu ?

Je suppose que l’instruction ait été donnée de bonne foi, et que le sujet ait profité des leçons.

On a façonné l’homme à une manœuvre qui, loin de l’initier aux principes généraux et aux secrets de l’industrie humaine, lui ferme la porte de toute autre profession ; après avoir mutilé son intelligence, on l’a stéréotypée, pétrifiée ; à part ce qui concerne son état, qu’il se flatte de connaître, mais dont il n’à qu’une faible idée et une étroite habitude, on a paralysé son âme comme son bras.

Pendant les premières années qui suivent l’apprentissage, l’imagination, soutenue par la jeunesse, fait encore quelque rêves dorés : c’est alors que le travailleur prend femme, et crée pour le système qui le dévore des rejetons qu’il dévorera.

Mais bientôt la monotonie du labeur avec tous ses dégoûts se fait sentir : le prétendu travailleur acquiert la conscience de sa dégradation ; il se dit qu’il n’est qu’un rouage au sein de la société ; le désespoir s’empare lentement de lui ; la raison, faute d’une science positive, perd l’équilibre ; le cœur se déprave, et l’homme finit dans les rêves de l’utopie, les folies de l’illuminisme et les rages de l’impuissance.

On a voulu mécaniser l’ouvrier ; on a fait pis, on l’a rendu manchot et méchant.

Sera-ce donc un paradoxe affreux de soutenir qu’il en doit être de l’industrie, mère des sciences, comme des sciences elles-mêmes ; que son enseignement doit être donné au complet, suivant une méthode qui en embrasse tout le cercle, de sorte que le choix du métier ou de la spécialité arrive pour l’ouvrier, comme pour le polytechnicien, après l’achèvement du cours complet d’études ?

Certes, l’industrie réclame de l’élève plus de temps que la grammaire, l’arithmétique, la géométrie, la physique même : car l’ouvrier n’a pas seulement à exercer son intelligence et à meubler sa mémoire ; il faut qu’il exécute de la main ce que sa tête a compris : c’est une éducation tout à la fois des organes et de l’entendement.

Mais il est clair que l’industrie, non plus que les sciences, ne peut être morcelée sans périr : l’homme dont le génie circonscrit dans une profession ne sait rien des autres est comme celui qui, ayant appris à signer son nom par l’initiale, ne sait rien du reste de l’alphabet.

Tout d’ensemble ou rien : c’est la loi du travail comme du savoir. L’industrie est la forme concrète de cette philosophie positive qu’il s’agit aujourd’hui de verser dans les âmes à la place des croyances éteintes, philosophie qu’a prophétisée et invoquée, il y a un siècle, le plus vaste génie des temps modernes, le père et l’hiérophante de l’Encyclopédie, Diderot.

Ici, je le répète, point de milieu : ou nous reviendrons au régime des castes, auquel nous pousse de toutes ses forces un spiritualisme imbécile ; ou la Révolution aura gain de cause sur ce point comme sur les autres. On ne scinde pas l’idée de la Révolution, on n’en élague pas le système, pas plus qu’on ne peut scinder le dogme de l’Église, prendre une partie de sa théodicée et rejeter le reste.

XXXVIII

Quelle est l’intuition primordiale du génie humain ?

L’idée d’équilibre. Tous les instruments rudimentaires du travail sont des variétés du levier ; c’est le point immuable auquel se ramène toute opération industrielle. Detur mihi punctum, et terram movebo.

Comment, sous la provocation de la spontanéité, s’est allumée l’intelligence ?

Par la pratique inévitable de l’analyse. Tous les instruments du travail sont des instruments analytiques ; toute opération industrielle se résout en une production ou rupture d’équilibre.

L’idée abstraite est sortie de l’analyse forcée du travail : avec elle le signe, la métaphysique, la poésie, la religion, et finalement la science, qui n’est que le retour de l’esprit à l’équilibre.

Le plan de l’instruction industrielle, sans préjudice de l’enseignement littéraire et scientifique qui se donne à part et en même temps, est donc tracé : il consiste, d’un côté, à faire parcourir à l’élève la série entière des exercices industriels, en allant des plus simples aux plus difficiles, sans distinction de spécialité ; — de l’autre, à dégager de ces exercices l’idée qui y est contenue, comme autrefois les éléments des sciences furent tirés des premiers engins de l’industrie, et à conduire l’homme, par la tête et par la main, à la philosophie du travail, qui est le triomphe de la liberté.

Les sciences elles-mêmes n’ont pas d’autre objet. Cette réduction à de simples signes, à quelques formules abstraites, de tant d’observations, d’expériences, d’entreprises, d’efforts, qui constitue le savoir réfléchi de l’humanité, n’est à d’autre fin que de loger dans un cerveau de trois ou quatre décimètres cubes une somme d’idées qui autrement ne tiendraient pas dans une tête grosse comme le globe.

Eh ! ne voyez-vous pas que, si l’homme ne possède aucune industrie native, comme l’abeille, la fourmi, le castor, si la nature s’est bornée à lui souffler pour tout génie l’intuition de l’égalité, de l’équilibre, de l’harmonie, image de la Justice, qui possède sa conscience, c’est qu’elle le prédestinait à une industrie universelle, autant élevée au-dessus de l’instinct animal que l’Univers est au-dessus de la monade ?

Voilà ce que n’a pas vu, ou dont n’a pas su tenir compte, la phrénologie, mesurant le génie aux dimensions du crâne : elle ne prend pas garde que l’intelligence est essentiellement analytique ; que toutes ses conquêtes, elle les fait et les garde au moyen de l’analyse ; que par conséquent le volume du cerveau n’est nullement en rapport avec la multitude des idées, genres, espèces, groupes, séries, qu’il doit loger : il suffit que la faculté analytique soit bien tranchante, de même que pour abattre une forêt il n’est pas besoin d’une hache grosse comme une montagne, il suffit qu’elle coupe.

XXXIX

Tirons les conséquences.

L’enseignement industriel réformé suivant les principes que je viens d’établir, je dis que la condition du travailleur change du tout au tout ; que la peine et la répugnance inhérentes au labeur dans l’état actuel s’effacent graduellement devant la délectation qui résulte pour l’esprit et le cœur du travail même, sans parler du bénéfice de la production, garanti d’autre part par la balance économique et sociale.

Avec une corde grosse comme le petit doigt, un enfant, s’il parvient à l’enrouler seulement une fois autour d’un piquet ou d’un arbuste, arrêtera un taureau ; avec une pierre emmanchée au bout d’un bâton, il l’assommera ; avec une flèche, ailée comme sa pensée, il atteindra l’oiseau sur l’arbre d’où celui-ci semble le défier ; avec un levier grand comme son corps, il déracinera un rocher, et le précipitera du haut en bas de la montagne.

Le premier qui en fit l’essai dut éprouver une joie indicible. C’est l’Apollon vainqueur du serpent : toute fatigue a disparu ; le corps du dieu touche à peine la terre, le dédain gonfle ses narines, le génie brille sur son visage. L’univers fuit devant son geste ; mais il le saisit du regard, il le tient au bout de sa flèche ; fût-il perdu, il le retrouverait dans la paume de sa main.

Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, nouvelle invention, nouvelle victoire. Il marche d’enchantement en enchantement, et plus il multiplie ses œuvres, plus il étend son domaine et ajoute à sa félicité.

Les enfantements de l’industrie sont les fêtes de l’humanité. La plus longue vie, en consacrant une heure à la répétition de chaque découverte, n’en épuiserait pas la nomenclature.

Oh ! si la communion sociale, si la solidarité humaine, ne sont pas de vains mots, que peut être l’éducation du travailleur, que sera son labeur quotidien, sa vie tout entière, sinon de refaire incessamment en son particulier, en y ajoutant ce qui lui vient de son inspiration, ce qu’ont fait ses pères ? Ils ont semé dans l’enthousiasme, il recueille dans la félicité.

Je demande donc pourquoi, l’apprentissage devant être la démonstration théorique et pratique du progrès industriel, depuis les éléments les plus simples jusqu’aux constructions les plus compliquées ; et le travail de l’ouvrier, compagnon ou maître, n’ayant qu’à continuer, sur une plus vaste échelle, ce qu’aura commencé l’apprentissage ; je demande pourquoi la vie entière du travailleur ne serait pas une réjouissance perpétuelle, une procession triomphale ?

Ce n’est plus ici cet attrait passionnel qui devait, selon Fourier, jaillir, comme un feu d’artifice, du milieu des séries de groupes contrastés, des intrigues de la cabaliste et des évolutions de la papillonne.

C’est une volupté intime, à laquelle le recueillement de la solitude n’est pas moins favorable que les excitations de l’atelier, et qui résulte pour l’homme de travail du plein exercice de ses facultés : force du corps, adresse des mains, prestesse de l’esprit, puissance de l’idée, orgueil de l’âme par le sentiment de la difficulté vaincue, de la nature asservie, de la science acquise, de l’indépendance assurée ; communion avec le genre humain par le souvenir des anciennes luttes, la solidarité de l’œuvre et la participation du bien-être.

Le travailleur, dans ces conditions, quelque lien qui le rattache à la création, quels que soient ses rapports avec ses semblables, jouit de la plus haute prérogative dont un être puisse s’enorgueillir : il existe par lui-même. Rien de commun entre lui et la multitude des bêtes, consommant sans produire, fruges consumere natæ. Il ne reçoit rien de la nature qu’il ne le métamorphose ; en l’exploitant, il la purge, la féconde, l’embellit ; il lui rend plus qu’il ne lui emprunte. Fût-il enlevé du milieu de ses frères, transporté avec sa femme et ses enfants dans la solitude, il retrouverait en soi les éléments de toute richesse, et reformerait à l’instant une nouvelle humanité.

Pourquoi, dès lors, le travail, développé et entretenu selon les principes de la genèse industrielle, remplissant toutes les conditions de variété, de salubrité, d’intelligence, d’art, de dignité, de passion, de légitime bénéfice, qui tient de son essence, ne deviendrait-il pas, même au point de vue du plaisir, préférable à tous les jeux, danses, escrimes, gymnases, divertissements, et autres balançoires que la pauvre Humanité a inventées pour se remettre, par un léger exercice du corps et de l’âme, de la fatigue et de l’ineptie que la servitude du labeur lui cause ? N’aurions-nous pas alors vaincu la fatalité dans le travail, comme nous l’avons vaincue précédemment dans la politique et l’économie ?

XL

Organisation de l’Atelier.

On objecte :

La vie du sauvage, quand elle n’est pas tourmentée par la famine, les maladies, la guerre, se passe dans une ivresse perpétuelle. Il est libre ; dans la mesure de son intelligence il peut se dire le roi de la création, et l’on conçoit que son instinct se refuse à changer d’état.

Les ravissements du civilisé, chaque fois qu’il dérobe à la nature un de ses secrets, ou que par la spontanéité de son industrie il triomphe de l’inertie de la matière, sont plus grands encore. Comparaison faite des avantages et des inconvénients de la vie sauvage et de la vie civilisée, la balance est incontestablement en faveur de la dernière.

L’idée de faire jouir le travailleur, en pleine civilisation, de l’indépendance édénique et des bienfaits du travail, par une éducation simultanée de l’intelligence et des organes, qui, le dotant de la totalité de l’industrie acquise, lui assurerait par là même la plénitude de sa liberté, cette idée est irréprochable assurément comme conception, et d’une portée immense.

Toutes les spécialités du travail humain sont fonctions l’une de l’autre : ce qui fait de la totalité industrielle un système régulier, et de toutes ces industries divergentes, hétérogènes, sans rapport apparent, de cette multitude innombrable de métiers et de professions, une seule industrie, un seul métier, une même profession, un même état.

Le travail, un et identique dans son plan, est infini dans ses applications, comme la création elle-même.

Rien n’empêche donc que l’apprentissage de l’ouvrier soit dirigé de telle sorte qu’il embrasse la totalité du système industriel, au lieu de n’en saisir qu’un cas parcellaire. C’est toujours le même principe qu’il aurait à suivre, la même manipulation à exécuter.

Les conséquences d’une semblable pédagogie seraient incalculables. Abstraction faite du résultat économique, elle modifierait profondément les âmes et changerait la face de l’humanité. Tout vestige de l’antique déchéance s’effacerait ; le vampirisme transcendantal serait tué, l’esprit prendrait une physionomie nouvelle, la civilisation monterait d’une sphère. Le travail serait divin, il serait la religion.

Mais quel moyen de réaliser un plan aussi vaste ? Comment accorder cette polytechnie de l’apprentissage, dont il s’agit de faire jouir, non plus comme aujourd’hui quelques privilégiés de la jeunesse, mais la masse entière des générations, avec le service des ateliers et des champs ?

Cette objection nous conduit à la seconde partie du problème, l’organisation de l’atelier.

XLI

La difficulté ne vient pas de l’enseignement en lui-même, auquel il est facile de donner partout le caractère de généralité encyclopédique qui seul peut assurer dans l’état civilisé la dignité de l’homme et du citoyen.

Elle ne vient pas non plus des sujets à élever, qu’il sera toujours facile de grouper, selon l’exigence des lieux et avec d’autant moins de frais pour les familles, que l’étude étant mêlée de travail effectif est susceptible de paye.

La difficulté vient de la division du travail, division qui constitue la plupart des industries et semble pour cela incompatible avec la variété d’opérations demandée ; qui même paraît d’autant plus précieuse qu’en dispensant le travailleur de toute science, elle semblait s’accommoder aux inégalités que la nature a mises entre les hommes.

À quoi servirait, en effet, cette instruction générale, si l’apprenti, devenu compagnon, ayant fait choix d’un état, devait passer le reste de sa vie dans les langueurs d’un travail machinal, d’une sous-division industrielle ? Élevé pour la gloire, il n’aurait trouvé que le martyre…

Remarquons d’abord que l’objection tombe pour l’agriculteur.

L’agriculture, centre et pivot de toute industrie, suppose autant de variété dans la connaissance qu’elle en requiert et peut en requérir dans le travail ; destinée à devenir le premier des arts, elle offre à l’imagination autant d’attraits que l’âme la plus artiste peut en souhaiter.

Ajoutez que, s’exploitant généralement par familles, elle donne la plus haute garantie d’indépendance possible.

Or, la grande majorité des populations appartiennent à l’agriculture. Consultez-les : elles vous diront que ce qu’elles demandent pour être heureuses, c’est, avec l’instruction suffisante, la propriété, le crédit, la balance économique, la liberté communale, la réduction de l’impôt et l’abolition du service militaire.

Les petites industries ne présentent pas plus d’embarras. Elles se cumulent facilement, soit entre elles, soit avec le travail agricole ; loin de se montrer réfractaires au grand enseignement, elles l’appellent, afin que l’ouvrier puisse à volonté changer de métier, et circuler dans le système de la production collective, comme la pièce de monnaie sur le marché.

Restent donc les manufactures, fabriques, usines, ateliers et chantiers de construction, tout ce que l’on appelle aujourd’hui la grande industrie, et qui n’est autre que le groupe industriel, formé de la combinaison de fonctions parcellaires. Là, l’habileté manuelle étant remplacée par la perfection de l’outillage, les rôles entre l’homme et la matière sont intervertis : l’esprit n’est plus dans l’ouvrier, il a passé dans la machine ; ce qui devait faire la gloire du travailleur est devenu pour lui un assassinat. Le spiritualisme, en démontrant ainsi la séparation de l’âme et du corps, peut se vanter d’avoir produit son chef-d’œuvre.

C’est donc une résurrection qu’il s’agit d’opérer.

XLII

L’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître.

Tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères : il n’y a de privilége pour personne. Au banquet maçonnique, renouvelé de l’antique agape, symbole de la fraternité universelle, règne la plus parfaite égalité.

Je compte pour rien les trente degrés supérieurs, dont le Thuileur de l’Écossisme (Paris, 1813, Delaunay) donne le détail et les formules. Vaines spéculations, dit l’auteur lui-même, imaginées pour le plaisir de quelques riches au cœur étroit, à la cervelle creuse. « Tous les principes de la doctrine maçonnique sont exprimés dans les trois premiers grades, » qui se confèrent indistinctement à tout membre de la société, sous la seule condition de l’âge et des épreuves.

Transportez ce principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle, que trouvez-vous ?

Ceci, qui est la charte même du travail :

1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;

2. Qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;

3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autres genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive.

En deux mots, l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades, voilà en quoi consiste l’émancipation du travailleur. Hors de là, il n’y a que mensonge et verbiage ; vous retombez fatalement, par la servitude du travail parcellaire, répugnant et pénible, dans le prolétariat ; vous recréez la caste ; vous retournez, par l’insuffisance de l’instruction positive, au rêve mystique ; vous détruisez la Justice.

XLIII

J’ignore si dans ce qui précède il se rencontre une seule idée qui me soit propre : ce que je puis dire, c’est que je crois n’avoir fait autre chose que commenter la pensée de la Révolution et en dégager la philosophie.

Est-ce pour rien que toutes ces confréries de Francs-Maçons, Bons-Cousins, Carbonaris, Compagnons du Devoir, etc., auraient servi de prélude à la Révolution, et dans cette symbolique qui leur est commune n’y avait-il aucun germe ?

Est-ce pour rien que l’Encyclopédie fut le monument capital du dix-huitième siècle, élevé contre le spiritualisme chrétien et cartésien ?

Pour rien que la Constituante abolit les priviléges industriels au même titre que les privilèges nobiliaires, déclara l’industrie libre, et prononça le mot énigmatique, mais terrible, de Droit au Travail ?

Pour rien que la Convention fit des insignes du travail intelligent et libre l’emblème de l’égalité, et qu’elle fonda ces écoles centrales, depuis toujours suspectes, comme la pierre angulaire de la nouvelle organisation industrielle ?

Pour rien enfin que de cette inspiration révolutionnaire ont surgi sous nos yeux les systèmes de Saint-Simon et Fourier, allégories éclatantes d’une science plus positive ?

Certes, les révolutions ne s’improvisent pas, nous ne l’éprouvons aujourd’hui que trop. Pour convertir une société, faire d’une multitude asservie de longue main une nation intelligente, libre et juste, c’est peu que des remaniements politiques ; l’éducation même ne suffit pas : il faut une régénération de la chair et du sang.

J’accorde donc toutes les transitions qu’on voudra.

J’irai même jusqu’à supposer, pour un moment, que notre espèce, au physique et au moral, est foncièrement incorrigible, et que cette malice d’esprit et de cœur que l’homme apporta en naissant et que la servitude sociale a si bien développée, il la conservera toujours.

Mais puisque enfin nous avons tant fait que de nous donner des gouvernements, une police, des lois ; puisque nous ne cessons de parler de Justice, de droit public et civil ; puisque la philanthropie du pouvoir va jusqu’à s’occuper de l’enfant de manufacture et des industries insalubres, je demande que l’on pose une bonne fois les principes de l’éducation industrielle et du droit de l’ouvrier. Nous savons ce que pense l’Église, soutenue de l’adhésion de toutes les sectes mystiques ; et je viens de dire ce que veut la Révolution. Allons, que la question soit portée, dans sa grandeur, au Conseil d’État et au Corps législatif, débattue dans les écoles, proposée, par mandement des évêques, dans toutes les chaires. Que du moins, si la misère morale et intellectuelle de l’ouvrier est incurable, la sagesse du législateur soit sans reproche. Car la situation n’est plus tenable ; car tout prétexte d’ajournement serait odieux, et je ne sais quelle fureur d’indignation me saisit rien que d’y penser. Contre les exécrables théories du statu quo je me sens à bout d’arguments ; et si je pouvais oublier devant qui je parle, ce ne seraient plus, Monseigneur, des paroles humaines que vous auriez à entendre, ce seraient les rugissements d’une bête féroce.


CHAPITRE VI.

Le Travail s’affranchira-t-il, ou ne s’affranchira-t-il pas ?

XLIV

La question de l’affranchissement du travail, à laquelle le vieux monde ne peut plus échapper, crée pour notre époque une situation tout à fait dramatique.

Si la justice devenait pour tout le monde, non plus une idée en l’air ou un commandement divin, mais la plus grande réalité de l’existence ;

Si, conséquemment à ce principe, la balance des services et des valeurs était faite ;

Si les forces collectives, aliénées au profit de quelques exploitants, revenaient aux propriétaires légitimes ;

Si le Pouvoir social, prétexte de tant de bouleversements, achevait de se constituer sur ses bases certaines ;

Si l’éducation était égale pour tous, fondée en Justice, non en mysticisme ;

Si le travail, enfin, était affranchi par la double loi de l’exercice intégral et de l’admission à la maîtrise,

En moins de deux générations tout vestige d’inégalité aurait disparu. On ne saurait plus ce que c’était que noble, bourgeois, prolétaire, magistrat ou prêtre ; et l’on se demanderait comment de pareilles distinctions, de semblables ministères, ont pu exister parmi les hommes.

Quel revirement d’idées ! et pour les sectateurs de l’ancienne foi, quelle subversion !…

Suivons notre propos.

L’inégalité n’aurait plus même de prétexte dans la différence des esprits ; le travail manuel, dans les conditions que lui ferait le nouveau mode d’apprentissage, assurant à l’ouvrier une supériorité réelle sur l’homme de science pure.

La science, en effet, est essentiellement spéculative, et ne requiert l’exercice d’aucune autre faculté que de l’entendement. L’industrie, au contraire, est à la fois spéculative et plastique : elle suppose dans la main une habileté d’exécution adéquate à l’idée conçue par le cerveau. On peut dire que sous ce rapport l’intelligence de l’ouvrier n’est pas seulement dans sa tête, elle est aussi dans sa main. C’est ce double esprit de prophétie et de miracle dont Élizée demandait à son maître Élie la survivance. Le savant qui n’est que savant est une intelligence isolée, ou pour mieux dire mutilée, faculté puissante de généralisation et de déduction, si l’on veut, mais sans valeur organique ; tandis que l’ouvrier dûment instruit représente l’intelligence au complet, intuitive et plastique, l’intelligence servie par des organes, disait M. de Bonald.

L’industriel, si longtemps dédaigné, devenu supérieur au savant classique, quel paradoxe !

XLV

Ce n’est pas tout.

Le propre des institutions fausses est de rendre les idées obscures et de poser des problèmes insolubles ; puis, quand le voile qui couvrait toutes ces sottises se déchire, de soulever contre la vérité immaculée la calomnie des traditions.

Qu’est-ce que le droit au travail ? Existe-t-il un droit au travail ? se demandaient, de la meilleure foi et avec la meilleure volonté du monde, les Constituants de 1848. Dans un État despotique où toute richesse et toute industrie relèvent du prince, on conçoit une sorte de pacte entre celui-ci et ses sujets, par lequel il leur garantit à tout le moins travail et salaire. Mais le moyen, dans une démocratie, de décréter que je dois fournir du travail à un particulier dont les services me sont inutiles, et, si je ne puis l’occuper, que je payerai une taxe à l’État, qui l’occupera ? Un pareil principe est un recours au despotisme, au communisme, la négation de la République.

Et voici que la Révolution leur répond : — Dans la condition économique de l’ancien régime, le droit au travail implique contradiction, cela est vrai ; sous le nouvel ordre de choses, ce n’est plus qu’un non-sens. Avec la Balance des services et des valeurs, l’équilibre des forces, l’organisation intégrale de l’apprentissage, il y aura toujours plus de travail demandé que de travail offert : la question tombe dans l’absurde.

Quelle révélation !

Qu’est-ce encore, disaient ces pauvres gens, que le droit à l’assistance ? Ceux qu’on ne peut pas même faire travailler, devra-t-on les assister gratuitement ? Pourquoi pas aussi le droit au repos, le droit à l’oisiveté ? On comprend l’assurance, ou mutualité du risque provenant de force majeure. Mais l’assistance relève de la charité pure : comment décréter que la charité forme obligation pour l’un, droit pour l’autre ?

Absurdité, en effet, dit la Révolution, comme l’amour forcé, la Justice indemnisée, la vertu récompensée, ou le travail dû ; mais absurdité qui tombe sur vous. Dans la société mutuelliste, toute espèce de risque est couverte par l’assurance, hors celui qui provient de la paresse et de l’inconduite. Plus de paupérisme, l’assistance n’a rien à faire.

Quelle honte à l’Évangile ! Quel scandale !

Tout languit, poursuivaient-ils, faute d’une rémunération suffisante, agriculture, industrie, sciences et arts. Le clergé, la magistrature, l’enseignement, l’administration, l’armée, la police même, il n’est pas une classe de la société qui ne réclame secours, subventions, encouragements. C’est tout le monde qu’il faudrait subventionner avec l’argent de tout le monde : comment sortir de ce cercle ?

Eh ! ne voyez-vous pas que ce cercle est votre œuvre ? réplique la Révolution. Le travail n’a pas plus besoin d’être encouragé que garanti ; tout ce qu’il lui faut, c’est la libre circulation des produits, la balance des valeurs et des services, l’abolition du parasitisme agioteur, le crédit réciproque et gratuit, l’éducation intégrale, l’émulation du talent, le juste salaire, le bon marché. Faites cela, et votre agriculture, et votre industrie, seront florissantes au dedans, et elles n’auront pas de concurrence à craindre du dehors. Des encouragements au travail ! c’est aussi ridicule que des encouragements à l’amour.

Quelle flétrissure à la routine !

On insistait : La chair est faible ; l’esprit a besoin d’être soutenu, tantôt par l’éloge, tantôt par l’appât des récompenses. C’est l’objet de nos académies, de nos athénées, de nos sociétés d’émulation, sociétés de tempérance, expositions, comices, concours, prix de vertu, etc. De tout temps les exhortations de la science, comme les munificences du pouvoir, sont venues en aide à l’étude, au travail, à la vertu. Il est vrai, et c’est ce qui décourage jusqu’aux institutions d’encouragements, que les résultats obtenus ne couvrent pas même les dépenses. Les sociétés agricoles n’ont jamais fait produire un kilogramme de pain ni de viande. L’exposition de 1855 a coûté dix fois plus qu’elle n’a rapporté. Les académies semblent des foyers d’hébétude et d’intrigue : à l’Académie française, la contre-révolution est en majorité ; l’Académie des beaux-arts est incapable de donner une théorie de l’art ; l’Académie des sciences morales enseigne Malthus. Puis il en est de toutes ces solennités comme des sermons ; on a beau prêcher, le paysan reste routinier, la grisette légère, l’homme de lettres grivois, l’ouvrier flâneur et ivrogne. Que faire ? Beaucoup de gens voudraient qu’on supprimât les académies.

Faites mieux, reprend la Révolution : que tout le monde, à l’avenir, soit de l’Académie. Une académie, et tout ce qui y ressemble, est un corps représentatif, la représentation d’une force collective. Il doit donc exister dans chaque département autant de ces corps que le travail et le savoir y comptent de spécialités ; ce qui revient à dire que tout citoyen, soit comme électeur, soit comme élu, fait partie d’une académie. Et comme les distributions de prix, mentions honorables, médailles, etc., ne sont autre chose que le compte rendu annuel des travaux de chaque catégorie fonctionnelle, il arrivera alors que ces sociétés, qui croient donner l’impulsion à la masse, la recevront elles-mêmes de la masse. Ne voyez-vous pas que ce sont vos académiciens qui ont besoin d’avoine et de son ?

Quelle ironie !

Place au génie ! ce sont toujours nos constituants qui parlent. Aristote excepte formellement le génie du principe d’égalité ! la loi, dit-il, n’est pas faite pour lui. Et comme il serait injuste de le proscrire, le seul parti à prendre, de l’avis d’Aristote, est de lui offrir le commandement à perpétuité, en un mot de le faire roi. De nos jours, le culte du génie n’est pas moindre, si du moins nous devons en croire et ceux qui y prétendent, et ceux qui les prônent. Un moment, après la journée du 16 avril, l’honorable M. de Lamartine crut emporter ce prix du génie que propose Aristote ; un autre l’obtiendra, sans doute. On ne peut pas, direz-vous, satisfaire à tant et de si hautes ambitions. Mais la France tient à ses génies, qui sont ses gloires ; et elle entend leur faire à tous une large existence. Qu’est-ce donc que le génie ? À quoi se reconnaît l’homme de génie ? La chose mérite qu’on l’examine, aujourd’hui surtout que le génie abonde, et affecte le gouvernement de la République.

Vous êtes à plaindre, reprend la Révolution ! Vous avez trop de génie ; vous ne vivrez pas ! Il faudrait pour vous sauver que vous fussiez convaincus d’une chose : c’est que devant la raison analytique, seule autorité que reconnaisse le travail, le génie n’existe pas. Ce que vous appelez génie n’est autre que l’intuition spontanée, antérieure à la réflexion, que l’antiquité adora sous un nom mystique, Genius, démon familier, ange gardien, esprit de divination quelquefois, plus souvent esprit de folie et d’immoralité. Cela sort du phénomène : c’est une quantité incommensurable, qui ne peut pas plus figurer dans un prix de revient que la taille de vos conscrits ou la figure de vos jeunes filles.

Quant à l’intelligence proprement dite, comme elle se développe par le travail, elle se mesure et se rémunère comme le travail, à l’œuvre. Faites donc l’éducation et la science pour tous ; élevez, par la polytechnie de l’apprentissage et l’ascension aux grades, le niveau des capacités ; qu’il n’y ait plus parmi vous d’aveugles, et vous verrez alors, éclairés par l’analyse, purgés de toute fascination aristocratique, spiritualiste et prédestinatienne, vous verrez combien c’est peu de chose que le génie dans la civilisation.

Ici, je crois entendre le monde des génies crier à la profanation, à l’indignité. Eh bien ! puisqu’ils se prennent pour des êtres à part, qu’ils vivent à part ! Travailleurs, vous pouvez et vous devez vous passer de leur assistance.

À l’extrémité opposée au génie paraît la domesticité. Pour celle-ci, nos législateurs avouent qu’elle aurait grand besoin de réforme. L’esprit nouveau l’a corrompue ; il n’y a plus de vrais domestiques ; c’est une race qui se perd, et dont l’extinction compromet l’existence même de la société. Mais comment régénérer la domesticité ? Qu’est-ce que le domestique ? A-t-il des droits politiques ? Dépendant de la volonté d’autrui, peut-il se dire citoyen ? Âme serve, subalternisée, est-il seulement un homme ? Le parfait domestique devrait avoir une conscience et pas de moi : le moyen de concilier ces deux termes ?

Comme la femme, répond l’oracle, est la plus belle moitié du genre humain, la domesticité est la plus belle moitié de la famille. Vous n’aurez pas d’autres domestiques que vos mères, vos femmes, vos sœurs, vos filles, votre proche parente qui désire habiter auprès de vous. Hors de là, souvenez-vous-en, il n’y a pas de domestiques. Il y a des frotteurs, des décrotteurs, des palefreniers, des vachers, des cuisiniers, des balayeurs, en un mot des industriels faisant leur spécialité des fonctions du ménage.

Quelle leçon pour ces dames !…

XLVI

Voilà les idées, et j’en passe des meilleures, que le progrès du temps et le travail souterrain de la Révolution ont fait germer dans les têtes, et qui coulent, comme un torrent vomi par l’Etna, du bec de ma plume.

Voilà ce que, tous tant que nous sommes, riches et pauvres, savants et ignorants, croyants et sceptiques, nous sentons venir ; ce qui inquiète l’aristocratie et enflamme le prolétariat.

Depuis que le monde existe le travailleur est damné. Après vingt siècles d’esclavage, la religion n’a eu pour lui qu’une parole de pitié : d’esclave elle l’a fait serf. C’est la loi d’amour ! Et maintenant elle l’engage plus amoureusement que jamais à servir encore, seul moyen, dit-elle, de libérer son âme pour l’éternité.

Contre le travailleur le philosophe donne la main au théologue. Du haut de sa spiritualité il accuse la nouvelle foi économique de matérialisme, de sensualisme, d’utilitarisme. À ses yeux l’homme de labeur est fatalement un être grossier, déplaisant à voir, répugnant à approcher : il pioche, il lime, il ahane, il sue, il pue. M. Jean Reynaud n’en parle qu’avec des soulèvements de cœur. Aussi a-t-il entrepris de refaire l’Encyclopédie, conçue dans un méchant esprit. « Le travailleur s’affranchira », disait Diderot. « Il ne s’affranchira pas, » répond l’auteur de l’Encyclopédie nouvelle, d’accord avec l’Encyclopédie catholique.

Oh ! Monseigneur, cette plèbe travailleuse que je défends, par esprit de famille d’abord, mais surtout par Justice, elle est bien peu avancée dans son éducation, et chacun sait que je n’ai jamais fait un éloge exagéré de ses vertus. C’est la bêtise, l’ingratitude, la violence, tout ce que vous pouvez imaginer de plus casse-cou. Ses conceptions politiques ont porté une rude atteinte à sa considération ; ses vertus…, hélas ! Depuis six ans on ne peut plus dire que l’impulsion vienne d’en bas, et le peuple suit l’impulsion. Et pourtant le sens moral de ce peuple est plus élevé, plus droit, que celui de tous les docteurs.

Vous dites, avec Mgr Sibour, et la république tempérée, platonique et druidique, répète avec vous, que le précepte chrétien de la charité remplit le but providentiel de l’inégale répartition, parmi les hommes, des dons de l’intelligence et de la fortune. Ce qui signifie en bon français que l’égalité est une chimère, et que l’égalité étant chimérique, les choses doivent rester comme elles ont toujours été ; que toute tentative de changement aux choses de la société et de l’État serait criminelle, et que les promoteurs d’améliorations politiques et sociales, quels qu’ils soient, doivent être envoyés à Cayenne. Sint ut sunt, aut non sint. Vous dites des travailleurs ce que les jésuites disaient d’eux-mêmes la veille de leur condamnation, c’est le dernier mot de votre philanthropie.

Le peuple, au contraire, est convaincu que sur cette question du travail, qui fait aujourd’hui tout son espoir et tout son avoir, il y a quelque chose de mieux à faire que de rabâcher l’offre et la demande des économistes, le laissez faire, laissez passer, des robins, la charité de l’Évangile, et puis de donner la chasse aux ouvriers qui se mettent en grève.

Le peuple, d’abord, ne croit point à la réalité de ce que vous appelez vocation. Il pense que tout sujet sain d’esprit et de corps, et dûment enseigné, peut et doit être, à quelques exceptions près qui se décèlent toutes seules, propre à tout : tel est, selon lui, le privilége de l’intelligence. Quant au génie, à tout ce qu’on rapporte de l’innéité et de l’éclosion des aptitudes, il incline plutôt à y voir un défaut de la nature à combattre que l’indice d’un talent à cultiver. Il faut, dit-il, que les enfants s’accoutument à manger de tout : c’est la première leçon que reçoit de ses parents l’enfant du peuple.

Le peuple prétend en outre que le travail serait pour lui une jouissance s’il travaillait pour lui-même, s’il était maître de ses opérations, si la grandeur de l’œuvre et sa variété en ôtaient le dégoût. — « Je ne connais pas de plus grand plaisir, me disait un paysan philosophe, que de labourer ; quand je vire mes sillons, il me semble que je suis roi. Cultiver la terre est par excellence la fonction de l’homme ; de même que soigner le ménage est ce qui sied le mieux à la femme. La chasse, qui a tant d’attraits pour la jeunesse distinguée, est un exercice féroce, qui nous rapproche des carnassiers. »

Le peuple affirme le travail joyeux et demande le droit, sans pouvoir se rendre compte de ce qui produit la joie du travail, et qui en constitue la charte. Il l’a demandée, cette charte, à Louis-Philippe ; il l’a demandée à la république ; il l’attend de l’empereur : craignez qu’il ne finisse par se la donner lui-même. La transition pourrait être brusque, et, si vous ne voyiez des miracles, vous courriez risque de voir des catastrophes. Je puis vous répondre de ce qui couve sous ces blouses, moi qui ai vécu de leur vie, qui ai partagé leurs préjugés et leurs vices.

Écoutez cette anecdote.

Je n’ai pas été toujours aussi fort qu’aujourd’hui sur la balance économique, la question d’État, la double conscience et l’interprétation des emblèmes ; et puisque j’ai mené la vie ouvrière, c’est assez dire que j’ai eu ma période de spontanéité, avant d’atteindre ma période de réflexion. Je me souviens encore avec délices de ce grand jour où mon composteur devint pour moi le symbole et l’instrument de ma liberté. Non, vous n’avez pas l’idée de cette volupté immense où nage le cœur d’un homme de vingt ans qui se dit à lui-même : « J’ai un état ! Je puis aller partout ; je n’ai besoin de personne !…. » Combien le christianisme est dépassé par cet enthousiasme du travail, si étrangement méconnu par nos hommes d’Église et nos hommes d’État ! Honneur, amitié, amour, bien-être, indépendance, souveraineté, le travail promet tout à l’ouvrier, lui garantit tout ; l’organisation du privilége fait seule mentir la promesse. J’ai passé deux ans de cette existence incomparable dans différentes villes de France et de l’étranger. Plus d’une fois, par amour d’elle, j’ai repoussé la littérature, dont quelques amis m’ouvraient la porte, préférant l’exercice du métier. Pourquoi ce rêve de ma jeunesse n’a-t-il pu durer toujours ? Ce n’est pas tout à fait par vocation littéraire, croyez-m’en, Monseigneur, que je suis devenu écrivain.

XLVII

C’était en 1832, à l’époque de la première invasion du choléra, entre les funérailles de Casimir Périer et celles du général Lamarque. J’avais quitté la capitale, où sur quatre-vingt-dix imprimeries pas une n’avait pu m’embaucher. La révolution de juillet avait arrêté la librairie ecclésiastique, qui fournissait à la typographie son principal aliment, et le pouvoir n’avait pas l’esprit d’y suppléer par une librairie philosophique et sociale. Pour subvenir à la détresse du commerce, les chambres avaient voté un crédit de trente millions ! Le système de la paix à tout prix ne sut pas comprendre que ce n’étaient pas trente millions qu’il fallait, mais trois milliards, et qu’en endettant le pays de cette somme, appliquée à un travail reproductif, il eût fait un excellent placement….

Jugeant que Paris était le séjour des grandes misères comme des grandes fortunes, je résolus de regagner la province. Après quelques semaines de travail à Lyon, puis à Marseille, le labeur manquant toujours, je me dirigeai, sur Toulon, où j’arrivai avec 3 fr. 50 c, ma dernière ressource. Je n’ai jamais été plus gai, plus confiant, qu’à cet instant critique. Je n’avais pas encore appris à calculer le doit et l’avoir de la vie ; j’étais jeune. À Toulon, point de travail : j’arrivais trop tard, j’avais manqué la mèche de vingt-quatre heures. Une idée me vint, véritable inspiration de l’époque : tandis qu’à Paris les ouvriers sans travail attaquaient le gouvernement, je résolus pour ma part d’adresser une sommation à l’autorité.

Je fus à l’hôtel de ville, et demandai à parler à M. le Maire. Introduit dans le cabinet du magistrat, je tirai devant lui mon passe-port : — « Voici, monsieur, lui dis-je, un papier qui m’a coûté 2 francs, et qui, après renseignements fournis sur ma personne par le commissaire de police de mon quartier, assisté de deux témoins connus, me promet, enjoint aux autorités civiles et militaires, de m’accorder assistance et protection en cas de besoin. Or, vous saurez, monsieur le maire, que je suis compositeur d’imprimerie, que depuis Paris je cherche du travail sans en trouver, et que je suis au bout de mes épargnes. Le vol est puni, la mendicité interdite ; la rente n’est pas pour tout le monde. Reste le travail, dont la garantie me paraît seule pouvoir remplir l’objet de mon passe-port. En conséquence, monsieur le maire, je viens me mettre à votre disposition.

J’étais de la race de ceux qui, un peu plus tard, prenaient pour devise : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant ! qui, en 1848, accordaient trois mois de misère à la République ; qui, en juin, écrivaient sur leur drapeau : Du pain ou du plomb ! J’avais tort, je l’avoue aujourd’hui : que mon exemple instruise mes pareils.

Celui à qui je m’adressais était un petit homme, rondelet, grassouillet, satisfait, portant des lunettes à branches d’or, et qui certes n’était pas préparé à cette mise en demeure. J’ai pris note de son nom, j’aime à connaître ceux que j’aime. C’était un M. Guieu, dit Tripette ou Tripatte, ancien avoué, homme nouveau, découvert par la dynastie de juillet, et qui, quoique riche, ne dédaignait pas une bourse de collége pour ses enfants. Il dut me prendre pour un échappé de l’insurrection qui venait d’agiter Paris à l’enterrement du général. — Monsieur, me dit-il en sautillant dans son fauteuil, votre réclamation est insolite, et vous interprétez mal votre passe-port. Il veut dire que si l’on vous attaque, si l’on vous vole, l’autorité prendra votre défense : voilà tout. — Pardon, monsieur le maire ; la loi, en France, protége tout le monde, même les coupables qu’elle réprime. Le gendarme n’a pas le droit de frapper l’assassin qu’il empoigne, hors le cas de légitime défense. Si un homme est mis en prison, le directeur ne peut s’approprier ses effets. Le passe-port, ainsi que le livret, car je suis muni de l’un et de l’autre, implique pour l’ouvrier quelque chose de plus, ou il ne signifie rien. — Monsieur, je vais vous faire délivrer 15 centimes par lieue pour retourner dans votre pays. C’est tout ce que je puis faire pour vous. Mes attributions ne s’étendent pas plus loin. — Ceci, monsieur le maire, est de l’aumône, et je n’en veux pas. Puis, quand je serai au pays, où je viens d’apprendre qu’il n’y a rien à faire, j’irai trouver le maire de ma commune comme je viens aujourd’hui vous trouver ; en sorte que mon retour aura coûté 18 fr. à l’État, sans utilité pour personne. — Monsieur, cela ne rentre pas dans mes attributions…. Il ne sortait pas de là.

Repoussé avec perte sur le terrain de la légalité, je voulus essayer d’une autre corde. Peut-être, me dis-je, l’homme vaut-il mieux que le fonctionnaire : air placide, figure chrétienne, moins la mortification ; mais les mieux nourris sont encore les meilleurs. — Monsieur, repris-je, puisque vos attributions ne vous permettent pas de faire droit à ma requête, donnez-moi un conseil. Je puis au besoin me rendre utile ailleurs que dans une imprimerie, et je ne répugne à rien. Vous connaissez la localité : qu’y a-t-il à faire ? que me conseillez-vous ? — Monsieur, de vous retirer.

Je toisai le personnage. Le sang du vieux Tournési me montait au cerveau. — C’est bien, monsieur le maire, lui dis-je les dents serrées : je vous promets de me souvenir de cette audience. Et quittant l’hôtel de ville, je sortis de Toulon par la porte d’Italie.

XLVIII

Je ne puis m’empêcher de réfléchir qu’au moment où je quittais Paris, le sac sur le dos, pour chercher un travail qui fuyait toujours, Hégésippe Moreau y restait, vivant de chambrée avec la misère. Infortuné ! ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre, et qui l’accuserai d’avoir méconnu la loi du travail. J’ai passé comme lui, et plus longtemps que lui, par les tribulations de la vie manouvrière, et je puis rendre au poète calomnié ce témoignage posthume : il n’était pas trempé pour une pareille lutte. Il était trop de son époque ; ses vers trahissent une précocité de talent, une finesse d’organisation, une sensibilité de cœur, une puissance d’idéal, un besoin d’élégance et aussi de volupté, qui, dès le ventre de sa mère, la fortune manquant, le vouaient à la mort. Son Myosotis est une lamentation funèbre. La poésie le tenait comme un tubercule au poumon : malgré tous ses efforts, et il en fit d’héroïques, il fallait qu’il succombât. Il n’y a pas de courage contre la consomption de l’âme, pas plus que contre celle du corps. Si je l’eusse connu alors, j’aurais pu lui dire : « Ami, je suis ton aîné par l’âge, mais par l’esprit tu me passes de dix ans. Crois-moi pourtant, tu te dépenses trop tôt ; trop vite ; tu n’es pas dans ta route, tu te perds. Il y a autre chose à faire que de poétiser et bayer à la grisette, et la liberté ne se fondera pas au son des harpes éoliennes. Viens avec moi faire un tour de France, tremper ton âme dans le Styx, prendre la mesure de cette vieille société dont je ne veux pas plus que toi. Dans dix ans nous serons de retour : je serai le raisonneur et toi le chantre… » Qui sait si je n’eusse pas sauvé un grand poète ? Il ne lui fallait qu’un ami fort : je l’eusse aimé de passion, et j’aurais eu de la force pour deux. Hégésippe Moreau appartenait à cette démocratie artiste et chevaleresque qui devait avorter en 1848 ; je suivais dès lors ma ligne d’expérimentateur réaliste, qui devait porter ma pensée au delà de toutes les inventions de l’idéal. J’étais, j’ose le dire, dans le vrai courant de la Révolution.

Que faisais-je à Toulon, en 1832, quand au nom de l’ordre et de la Justice je réclamais du travail, et qu’avec la meilleure volonté du monde et mes vingt-trois ans, avec mon instruction classique et mon métier de typographe, je me trouvais propre à rien, et mis pour ainsi dire hors la société, comme un membre inutile ? Interprète du sentiment populaire, je protestais, comme le peuple a protesté lui-même en 1848 et comme il proteste tous les jours ; je protestais contre ce régime d’une absurdité sans nom, qui, tout en attribuant aux maîtres le produit net de la brasse ouvrière, ne leur permet pas cependant de garantir un travail qui les enrichit !

Et qui devais-je accuser de cette monstrueuse anomalie ? Ce n’était pas ce maire, qui après tout ne faisait que se renfermer dans ses attributions et son égoïsme, et qui en avait le droit ; ce n’était pas la Révolution de 1830, qui n’avait fait aussi que mettre en relief le vice mal guéri du régime antérieur ; ce n’était pas non plus la Révolution de 1789, qui, le dévoilant la première, n’avait pas eu le temps d’indiquer le remède.

Ce que je devais accuser, Monseigneur, c’était cette manie de spiritualisme et de transcendance qui dans un intérêt d’outre-tombe semble avoir pris à tâche de mettre sur cette terre tout sens dessus dessous ; qui a fait du travail en général une malédiction et de chaque métier une incapacité, comme elle a fait de la propriété un privilége, de l’aumône une vertu, de la science un orgueil, de la richesse une tentation, de la servitude un devoir, de la Justice une fiction, de l’égalité un blasphème, et de la liberté une révolte.

Aussi le peuple ne s’y trompe plus, et quoiqu’il lui soit impossible de suivre par le raisonnement la chaîne des idées et des faits, quoique la puissance ecclésiastique et féodale soit bien déchue de ce qu’on la vit jadis, son instinct lui dit que la seule chose qui l’empêche d’être heureux et riche par le travail c’est la théologie, et de cœur il n’est plus chrétien.

Mais le privilége ne s’y trompe pas davantage ; et, par une juste interversion de rôles, lui qui se gaudissait dans le libertinage quand le peuple plein de foi vaquait à la prière, maintenant que le voile est tombé devant tous les yeux, il a compris que l’Église était sa pierre angulaire ; il se fait jésuite, il enveloppe de paroles évangéliques, de fatras philosophiques, économiques, statistiques, ses projets d’exploitation perpétuelle. Il ne veut pas que le travail s’affranchisse, il ne le veut pas.

Écoutez ce discours, résumé de cinq cents volumes publiés depuis février, et de cent mille articles de journaux.

XLIX

« La Révolution, disent les conservateurs, a ébranlé jusqu’à la base l’ordre social. Et comme l’abîme appelle l’abîme, d’une première atteinte portée au principe d’autorité est sortie toute cette légion d’idées folles qui menacent aujourd’hui de nous engloutir. Ce n’est plus assez pour le peuple qu’on l’ait déclaré souverain ; voici qu’il prétend à l’égalité des biens, à l’égalité de l’enseignement, à l’égalité du génie !…. Il veut que du travail on lui fasse une jouissance, et de cette terre, qu’une sagesse éclairée d’en haut a appelée vallée de larmes, un Paradis ! — On nous trompe, s’écrie cette multitude furieuse, quand on nous montre l’âge d’or dans le passé : il est devant nous. Marche, marche, empereur !… marchez, départements ; marchez, communes ; marchez, compagnies anonymes ; marchez, chefs d’industrie !… Tirez de la pierre, fondez du fer, construisez des machines, des vaisseaux, des wagons, des ponts, des ports, des routes, des chemins de fer, des palais, des églises, des théâtres, des boulevards !… Empruntez, endettez-vous, faites-vous un mobilier d’exploitation, d’habitation et de luxe, qui dépasse dix fois la proportion de votre revenu et de vos débouchés. Et quand vous serez à fond de caisse, la banqueroute. Mais il faut que nous travaillions et que nous mangions : Du pain ou du plomb !

« Que le pouvoir et la bourgeoisie le sachent donc ; que la magistrature et l’Église, que l’enseignement et l’armée, que tout ce qui se sent de la valeur et qui a quelque chose à perdre, y songent ! Le temps presse, et puisqu’à tout propos la Révolution parle de science, c’est à la science de nous délivrer d’elle.

« Oui, nous le redirons avec la sagesse des siècles, il faut que la multitude serve, qu’elle travaille en humilité et obéissance, et que sa vie soit réglée en toute chose. Sans cela, point de salut pour la civilisation, fondée de toute éternité sur l’inégalité des personnes, et, par suite, des fortunes. Mais il faut aussi que cette multitude mange et qu’elle puisse nourrir ses rejetons. Ces deux principes posés, la nécessité d’une classe privilégiée et la nécessité d’assurer la subsistance à la classe travailleuse, comment rétablir entre elles cet équilibre que l’esclavage chez les anciens, que le servage dans les temps féodaux, avaient jusqu’à certain point réalisé, et dont la Révolution française est venue brusquement changer les conditions ?

« Le christianisme avait apporté une chose nouvelle dans le monde, c’était la charité, principe de toutes nos institutions de bienfaisance. Mais la charité a besoin de s’éclairer, surtout de se dissimuler, à peine de s’avilir comme aumône et de rester impuissante.

« Faisons donc de la charité une science : ce ne sera pas sans doute lui ôter son caractère religieux.

« Combien faut-il, en moyenne, à l’ouvrier pour vivre ? De quoi se compose sa subsistance ? Quel est l’inventaire de son ménage ? À quel taux des salaires devient-il misérable ? À quel chiffre peut-il passer pour aisé ? Dans quelle mesure la femme, et plus tard l’enfant, contribuent-ils à ce salaire ? Trop d’aisance le corrompt, trop de misère le tue. Comment tenir la balance ? De quelle part de contribution frapper l’ouvrier solvable ? Quel supplément, à titre onéreux ou gratuit, peuvent fournir au malheureux la commune, la corporation, la paroisse ? Il importe de connaître, avec exactitude, cette première partie du bilan de l’ouvrier.

« La constitution de l’être humain, pas plus que celle de l’animal, ne permet d’en exiger à toutes les époques de sa vie une somme égale de travail. À quel âge, d’abord, l’individu, mâle ou femelle, peut-il être jugé propre au service ? Combien ensuite, suivant l’âge, le sexe, la profession, l’individu voué au salariat peut-il fournir d’heures de travail par jour ? Combien par mois et par année ? Combien pour une carrière de dix, vingt, trente et cinquante ans ? Quelle est l’époque de la plus grande valeur de l’ouvrier ? Quand devient-il incapable de labeur ? L’homme étant considéré comme instrument de travail, quelle est la manière la plus avantageuse d’utiliser cet instrument ? Vaut-il mieux, au point de vue du produit et de la sécurité publique, aggraver la corvée de chaque jour et diminuer le salaire, au risque d’abréger la vie du sujet ? ou bien est-il préférable d’alléger le fardeau, afin de prolonger le service ? Quelle retenue, enfin, doit être opérée sur le salaire, afin que l’ouvrier invalide ne tombe pas à la charge de la société ?

« Trop de bêtise chez le travailleur nuit, trop de savoir cuit. L’ordre social, la sûreté des maîtres, leur fortune, sont également compromis par l’un et l’autre excès. Sous ce rapport, la division des industries est tout à la fois le plus puissant auxiliaire que la Providence ait ménagé aux chefs d’État, et l’écueil où vient échouer leur prudence. Quelle est la mesure et la spécialité de connaissances dont il serait à propos, en chaque partie industrielle, de doter le mercenaire, afin de le rendre aussi intelligent que le requiert son service, et en même temps aussi impénétrable à toute idée d’ambition et de changement que sa position l’exige ? La prolongation de l’apprentissage est un moyen d’autant plus précieux de dompter le prolétaire, que l’intérêt des compagnons est d’accord avec celui des maîtres pour retarder la délivrance du livret à l’apprenti : quelle règle suivre à cet égard ?

« Le mouvement de la population doit attirer surtout l’attention de l’homme d’État. À quelles conditions d’âge, de service effectif, d’épargne réalisée, etc., sera-t-il permis aux personnes des deux sexes, dans la classe ouvrière, de contracter mariage ? Comment prévenir les générations illégitimes ? Quels moyens de réfrigération, physique et morale, pourraient s’employer utilement ?

« L’homme, livré aux suggestions du libre arbitre, à toutes les fantaisies de sa personnalité, tend incessamment à sortir de la condition que l’intérêt de la société lui impose. Il a besoin d’être tenu, comme le soldat, par une discipline qui lui rappelle à chaque instant sa dépendance. La religion d’abord : sous prétexte de liberté de penser, sera-t-il permis à l’ouvrier d’en dédaigner les pratiques ? Beaucoup de chefs d’industrie et manufacture exigent de leurs employés et ouvriers l’accomplissement des devoirs religieux : ne serait-il pas à désirer que cet exemple fût partout suivi ? Comment la religion opère-t-elle sur la volonté et la raison du prolétaire ? Quelle dose lui en faut-il pour qu’il prenne sa destinée en bonne part, et s’y résigne ? On a prétendu que la corruption des mœurs était favorable à l’asservissement des classes ouvrières, tandis que la vertu est une provocation incessante à la liberté. Une étude comparative, approfondie, de ces deux systèmes, aurait son prix. Quels seront les spectacles à donner au peuple ? Quelles seront ses lectures ? Jusqu’à quel point les voyages seront-ils autorisés ? Nous ne parlons pas des réunions secrètes, correspondances, journaux, signes de ralliement, mots d’ordre, qu’on ne saurait poursuivre avec trop de sévérité. Quant aux heures des repas, du lever, du coucher, elles sont indiquées suffisamment par celles du travail même. Quelle peut être l’influence de l’uniforme ?

« Une enquête bien faite, sur toutes ces questions, et recueillie de tous les points du globe, serait d’une extrême importance : elle formerait la base positive du nouvel ordre de choses. Les auteurs mériteraient les récompenses et encouragements des académies, les bénédictions de l’Église, et les distinctions de l’État.

« Car il y va du salut de la société, établie depuis le commencement du monde sur ces deux grands principes de la condamnation de la multitude au travail et de l’inégalité des facultés et des fortunés. C’est ce dernier surtout, mal défendu jusqu’ici et tenu dans l’ombre par la fausse prudence des législateurs, comme s’ils n’y eussent vu qu’une exception fatale à la Justice ; c’est cette loi sacrée de subordination et d’hiérarchie, qu’il s’agit d’inculquer aux masses, non plus comme une dérogation au droit commun, mais comme la formule souveraine de l’économie providentielle et de la nécessité des choses. Et c’est à quoi l’on parviendra, non par des démonstrations scientifiques, que l’intelligence du peuple est et doit rester incapable de suivre, mais par une réalité instante et une pratique de détail qui lui en fassent un article de foi et un invincible préjugé. »

L

Est-ce que je calomnie ou exagère ? Qu’est-ce donc qu’enseigne, depuis des siècles, sur ces questions du travail, de la charité, du paupérisme, de la bienfaisance publique, de la misère, de la taxe des pauvres, de la mendicité, etc., cette économie politique, chrétienne et malthusienne, dont l’Église porte le philanthropique drapeau, et qu’on peut définir une croisade contre le travail et la Justice, au nom de Dieu ?

On la suit, cette croisade, dans les gênes administratives imposées au travailleur, livrets, passe-ports, actes de naissance, certificats, etc. ; dans les rigueurs effroyables déployées contre les coalitions et les grèves ; dans l’embauchage des congrégations ; dans les règlements de plus en plus draconiens des grandes compagnies, où l’ouvrier, numéroté, soumis à l’uniforme, à l’ordonnance, à la consigne, au silence, à la visite corporelle, au serment, n’ayant pas même la disposition de sa barbe, ne laisse rien à envier au soldat, qui du moins a son hôpital, ses Invalides, sa permission de dix heures, et, dans les jours de liesse, le petit verre d’eau-de-vie.

Mes mains sont pleines de détails abominables qui montrent jusqu’à quel point est arrivé, dans certaines compagnies, le mépris de l’homme et du citoyen en la personne de l’ouvrier. Oh ! messieurs les administrateurs, soyez sûrs que rien ne se perd, et que, si votre police est impitoyable, vous êtes marqués à votre tour pour le jugement.

Le même esprit de contemption et de haine se retrouve dans les institutions dites de bienfaisance. J’ai sous les yeux le Manuel des commissaires et dames de charité, avec le Règlement sur le service intérieur de santé et le Traitement à domicile, précédé de cette invocation, tirée des ampoules de M. de Gérando :

« Toi que la vue spéculative des maux de ton semblable porte à accuser la providence, laisse-toi attendrir ! Va consoler, soutiens cet infortuné ; que son regard et ton regard se rencontrent, et la Providence est justifiée. Tu ne l’accusais que de ton propre tort : elle s’était confiée à toi pour l’accomplissement de ses desseins. L’intention de la Providence est manifeste : elle a voulu que le malheur fût placé sous la tutelle, sous le patronage de la prospérité… Ce n’est pas proprement l’aumône, c’est la charité, qui est le but des desseins de la Providence, la vocation de l’homme aisé, le complément de l’harmonie du monde moral. » (Le visiteur du pauvre, couronné par l’Académie de Lyon, Paris, 1820.)

Ce qui fait mal à voir, dans cette organisation de la Charité providentielle, c’est cette inquisition continuelle, outrageuse, des vrais besoins du pauvre, qui fait fuir tous ceux que la charité n’a pas encore marqués au fer rouge ; c’est cette classification, cet enregistrement, ce numérotage, cette police, ces conditions à remplir pour avoir droit à la marmite des pauvres, au passe-port gratuit, à la subvention de quinze centimes, à la participation aux travaux publics, à la permission de brocanter dans les rues, à la restitution des effets des parents décédés à l’hôpital, à l’inhumation gratuite, etc. Point de respect pour l’homme dans ce système : la religion de la Providence l’a tué. On me dit qu’il est impossible de faire autrement. Pardieu, je le sais de reste : c’est justement parce que la bienfaisance publique ne se peut exercer sans cette police secrète, que je la maudis. Point de respect, point de charité : votre assistance, c’est le pilori.

Et maintenant, ce que fait la police, organe de la société, ce que pratiquent les grandes compagnies industrielles et les établissements de bienfaisance, la science officielle s’est chargée de le justifier par ses maximes.

On a fouillé l’antiquité et le moyen âge ; on a dressé le bilan des sociétés modernes ; on a entassé les chiffres et les faits, et puis l’on s’en vient dire d’un air de triomphe : Voyez, ouvriers, nous avons tout compulsé, tout consulté, tout interrogé ; jamais pareille enquête, depuis que le monde existe, ne fut entreprise et menée à fin. Il n’y a rien de nouveau dans toutes vos utopies ; tous les palliatifs, depuis Salomon, ont été proposés, essayés, remaniés, rejetés. Le mal est sans remède… Voilà ce qu’on nous dit, et parmi tous ces hommes de Dieu, messagers de désespoir, il n’en est pas un qui se pose cette question féconde : Qu’est-ce que le travail en lui-même ? quels sont ses rapports avec l’intelligence ? quelles sont ses conditions animiques et morales ? conséquemment, et en un mot, quel est son Droit ?

Le droit, dis-je, entre l’apprenti et la corporation, représentant pour lui de la société, entre l’ouvrier et le patron, entre le salarié et la compagnie à millions, dizaines de millions et centaines de millions, le droit, quel est-il ? où est-il ? qui l’a défini ?

M. Moreau-Christophe, remarquable entre tous par ses patientes et consciencieuses études sur la misère chez les peuples anciens et modernes ; qui a découvert chez les Romains, les Grecs, les Hébreux, partout, et le droit au travail, et le droit à l’assistance, et le droit à l’oisiveté, ce qui prouve simplement que la question est depuis des siècles à l’ordre du jour ; M. Moreau-Christophe, que je louerais volontiers, s’il ne concluait contre l’émancipation du travailleur par une combinaison du travail servile et de la charité, a-t-il seulement abordé cette question : Qu’est-ce que le travail et quel est son droit ? Non : M. Moreau-Christophe affirme avec l’Évangile l’éternité de la servitude : voilà toute sa philosophie.

Et M. Le Play, auteur des Trente-six monographies qui ont obtenu, avec le suffrage de toute la faction catholique, aristocratique et contre-révolutionnaire, l’éloge de l’Académie des sciences morales, ne l’a-t-il pas naïvement avoué : « Ses recherches ont eu pour objet de déterminer les maxima et les minima de l’existence de l’ouvrier. » Quant à la possibilité d’une émancipation, il ne l’admet point ; philosophe de la nécessité, il ne s’occupe pas du Droit.

Et M. de Marbeau, le fondateur des crèches, dont la tendresse d’âme propose contre tout mendiant récidiviste la transportation ;

Et M. de Magnitot, qui combine l’assistance avec la répression, comme M. Moreau-Christophe combine le travail servile avec la charité ;

Et M. Alexandre Monnier, qui repousse le droit à l’assistance, momentanément introduit, après la Révolution, à la place du droit au travail, et qui lui substitue le devoir de l’assistance, d’après la philosophie de MM. Oudot et Jules Simon ;

Et M. Granier de Cassagnac, qui a découvert, après tous les religionnaires anciens et modernes, que l’esclavage est d’institution antérieure et supérieure à la société, et qui demande en conséquence qu’on supprime le socialisme ;

Et ce congrès de la charité, tenu en Belgique, qui, après avoir tourné et retourné la question du paupérisme, adopta par forme de conclusion le droit à la mendicité ;

Et l’auteur de ce projet d’envoyer en Algérie les enfants trouvés ;

Et tant d’autres que je renonce à citer, dont cent pages n’épuiseraient pas la nomenclature ; tout ce monde d’économistes philanthropes s’est-il jamais occupé de la physiologie, ou, pour mieux dire, de la psychologie du travail ? Sait-il ce que c’est que la balance des services, la mutualité du crédit, la force collective, la polytechnie de l’apprentissage ? A-t-il seulement le sens moral ?…

LI

Ainsi la société est divisée dans ses couches profondes.

Le travailleur crie, avec la Révolution : Justice, balance, affranchissement.

Le vieux monde répond : Fatalité, nécessité, prédestination, hiérarchie !…

Quelle sera l’issue du débat ?

Pour moi elle n’est pas douteuse : Credo in Revolutionem. Mais à une question précise il faut une réponse précise, et voici ma conclusion :

Le travailleur n’engagera pas le conflit sur la question personnelle : il sent trop peu encore sa dignité d’homme et de citoyen.

Il ne se révoltera pas pour la balance économique : le doit et l’avoir sont termes pour lui trop obscurs, et l’agiotage, comme la loterie, lui déplaît médiocrement.

Il ne prendra pas les armes pour sa souveraineté politique : l’indifférence en matière de gouvernement l’a gagné comme tout le monde.

Bien moins encore protestera-t-il contre la mauvaise éducation qu’on lui donne : il implique que le néant proteste contre lui-même.

Le travailleur se lèvera pour le travail : cette question pour lui implique toutes les autres.

Car demander que le travail soit affranchi, c’est demander ipso facto :

Que la liberté individuelle soit respectée ;

Que la balance des services et des valeurs soit faite ;

Que la prestation des capitaux devienne réciproque ;

Que l’aliénation des forces collectives cesse ;

Que le gouvernement, établi sur la démocratisation et la mutualité des groupes industriels, foyers des forces collectives, soit réformé d’après la loi de leur pondération ;

Que l’instruction primaire soit ôtée au clergé ;

Que l’enseignement professionnel soit organisé ;

Que le contrôle public soit assuré ;

Toutes choses sans lesquelles l’affranchissement du travail est impossible, mais qui répugnent aux intérêts du privilége, autant qu’à la pensée chrétienne.

Qui pourrait retenir l’insurrection ?

Dans les temps féodaux, le travailleur avait la conviction de son infériorité ; il croyait à la providentialité de sa condition, il portait en son cœur le respect de la noblesse, l’amour de la royauté, la religion du sacerdoce. Ces sentiments, qui lui faisaient prendre son sort en patience, aujourd’hui n’existent plus. Le travailleur hait ou soupçonne tout ce qu’il accuse de l’exploiter, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas comme lui travailleur.

À moins d’une transaction amiable, la bataille est forcée. Et vainqueur ou vaincu, le travail imposera la loi au capital : car ce qui est dans la logique des faits arrive toujours, et il n’y a rien de plus inutile au monde que la victoire.