De la division du travail social/Livre III/Chapitre III/Intro

Félix Alcan (p. 435-442).
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Livre III, Chapitre III

CHAPITRE III


AUTRE FORME ANORMALE


Il nous reste à décrire une dernière forme anormale.

Il arrive souvent dans une entreprise commerciale, industrielle ou autre, que les fonctions sont distribuées de telle sorte qu’elles n’offrent pas une matière suffisante à l’activité des individus. Qu’il y ait à cela une déplorable perte de forces, c’est ce qui est évident ; mais nous n’avons pas à nous occuper du côté économique du phénomène. Ce qui doit nous intéresser, c’est un autre fait qui accompagne toujours ce gaspillage, à savoir une incoordination plus ou moins grande de ces fonctions. On sait en effet que, dans une administration où chaque employé n’a pas de quoi s’occuper suffisamment, les mouvements s’ajustent mal entre eux, les opérations se font sans ensemble, en un mot la solidarité se relâche, l’incohérence et le désordre apparaissent. À la cour du Bas-Empire, les fonctions étaient spécialisées à l’infini, et pourtant il en résultait une véritable anarchie. Ainsi, voilà des cas où la division du travail, poussée très loin, produit une intégration très imparfaite. D’où cela vient-il ? On serait tenté de répondre que ce qui manque, c’est un organe régulateur, une direction. L’explication est peu satisfaisante, car, très souvent, cet état maladif est l’œuvre du pouvoir directeur lui-même. Pour que le mal disparaisse, il ne suffit donc pas qu’il y ait une action régulatrice, mais qu’elle s’exerce d’une certaine manière. Aussi bien savons-nous de quelle manière elle s’exercera. Le premier soin d’un chef intelligent et expérimenté sera de supprimer les emplois inutiles, de distribuer le travail de manière à ce que chacun soit suffisamment occupé, d’augmenter par conséquent l’activité fonctionnelle de chaque travailleur, et l’ordre renaîtra spontanément en même temps que le travail sera plus économiquement aménagé. Comment cela se fait-il ? C’est ce qu’on voit mal au premier abord. Car enfin, si chaque fonctionnaire a une tâche bien déterminée, s’il s’en acquitte exactement, il aura nécessairement besoin des fonctionnaires voisins et il ne pourra pas ne pas s’en sentir solidaire. Qu’importe que cette tâche soit petite ou grande, pourvu qu’elle soit spéciale ? Qu’importe qu’elle absorbe ou non son temps et ses forces ?

Il importe beaucoup au contraire. C’est qu’en effet, d’une manière générale, la solidarité dépend très étroitement de l’activité fonctionnelle des parties spécialisées. Ces deux termes varient l’un comme l’autre. Là où les fonctions sont languissantes, elles ont beau être spéciales, elles se coordonnent mal entre elles et sentent incomplètement leur mutuelle dépendance. Quelques exemples vont rendre ce fait très sensible. Chez un homme, « la suffocation oppose une résistance au passage du sang à travers les capillaires, et cet obstacle est suivi d’une congestion et d’arrêt du cœur ; en quelques secondes, il se produit un grand trouble dans tout l’organisme, et au bout d’une minute ou deux les fonctions cessent[1]. » La vie tout entière dépend donc très étroitement de la respiration. Mais, chez une grenouille, la respiration peut être suspendue longtemps sans entraîner aucun désordre, soit que l’aération du sang qui s’effectue à travers la peau lui suffise, soit même qu’elle soit totalement privée d’air respirable et se contente de l’oxygène emmagasiné dans ses tissus. Il y a donc une assez grande indépendance et, par conséquent, une solidarité imparfaite entre la fonction de respiration de la grenouille et les autres fonctions de l’organisme, puisque celles-ci peuvent subsister sans le secours de celle-là. Ce résultat est dû à ce fait que les tissus de la grenouille, ayant une activité fonctionnelle moins grande que ceux de l’homme, ont aussi moins besoin de renouveler leur oxygène et de se débarrasser de l’acide carbonique produit par leur combustion. De même, un mammifère a besoin de prendre de la nourriture très régulièrement ; le rythme de sa respiration, à l’état normal, reste sensiblement le même ; ses périodes de repos ne sont jamais très longues ; en d’autres termes, ses fonctions respiratoires, ses fonctions de nutrition, ses fonctions de relation sont sans cesse nécessaires les unes aux autres et à l’organisme tout entier, à tel point qu’aucune d’elles ne peut rester longtemps suspendue sans danger pour les autres et pour la vie générale. Le serpent, au contraire, ne prend de nourriture qu’à de longs intervalles ; ses périodes d’activité et d’assoupissement sont très distantes l’une de l’autre ; sa respiration, très apparente à de certains moments, est parfois presque nulle, c’est-à-dire que ses fonctions ne sont pas très étroitement liées, mais peuvent sans inconvénient s’isoler les unes des autres. La raison en est que son activité fonctionnelle est moindre que celle des mammifères. La dépense des tissus étant plus faible, ils ont moins besoin d’oxygène ; l’usure étant moins grande, les réparations sont moins souvent nécessaires, ainsi que les mouvements destinés à poursuivre une proie et à s’en emparer. M. Spencer a d’ailleurs fait remarquer qu’on trouve dans la nature inorganisée des exemples du même phénomène. « Voyez, dit-il, une machine très compliquée dont les parties ne sont pas bien ajustées ou sont devenues trop lâches par l’effet de l’usure ; examinez-la quand elle va s’arrêter. Vous observez certaines irrégularités de mouvement près du moment où elle arrive au repos : quelques parties s’arrêtent les premières, se remettent en mouvement par l’effet de la continuation du mouvement des autres, et alors elles deviennent à leur tour des causes de renouvellement du mouvement dans les autres parties qui avaient cessé de se mouvoir. En d’autres termes, quand les changements rythmiques de la machine sont rapides, les actions et les réactions qu’ils exercent les uns sur les autres sont régulières et tous les mouvements sont bien intégrés ; mais, à mesure que la vitesse diminue, des irrégularités se produisent, les mouvements se désintègrent[2]. »

Ce qui fait que tout accroissement de l’activité fonctionnelle détermine un accroissement de solidarité, c’est que les fonctions d’un organisme ne peuvent devenir plus actives qu’à condition de devenir aussi plus continues. Considérez-en une en particulier. Comme elle ne peut rien sans le concours des autres, elle ne peut produire davantage que si les autres aussi produisent plus ; mais le rendement de celles-ci ne peut s’élever, à son tour, que si celui de la précédente s’élève encore une fois par un nouveau contre-coup. Tout surcroît d’activité dans une fonction, impliquant un surcroît correspondant dans les fonctions solidaires, en implique un nouveau dans la première : ce qui n’est possible que si celle-ci devient plus continue. Bien entendu, d’ailleurs, ces contre-coups ne se produisent pas indéfiniment ; mais un moment arrive où l’équilibre s’établit de nouveau. Si les muscles et les nerfs travaillent davantage, il leur faudra une alimentation plus riche, que l’estomac leur fournira à condition de fonctionner plus activement ; mais, pour cela, il faudra qu’il reçoive plus de matériaux nutritifs à élaborer, et ces matériaux ne pourront être obtenus que par une nouvelle dépense d’énergie nerveuse ou musculaire. Une production industrielle plus grande nécessite l’immobilisation d’une plus grande quantité de capital sous forme de machines ; mais ce capital, à son tour, pour pouvoir s’entretenir, réparer ses pertes, c’est-à-dire payer le prix de son loyer, réclame une production industrielle plus grande. Quand le mouvement qui anime toutes les parties d’une machine est très rapide, il est ininterrompu parce qu’il passe sans relâche des unes aux autres. Elles s’entraînent mutuellement, pour ainsi dire. Si, de plus, ce n’est pas seulement une fonction isolée, mais toutes à la fois qui deviennent plus actives, la continuité de chacune d’elles sera encore augmentée.

Par suite, elles seront plus solidaires. En effet, étant plus continues, elles sont en rapports d’une manière plus suivie et ont plus continuellement besoin les unes des autres. Elles sentent donc mieux leur dépendance. Sous le règne de la grande industrie, l’entrepreneur est plus dépendant des ouvriers pourvu qu’ils sachent agir de concert ; car les grèves, en arrêtant la production, empêchent le capital de s’entretenir. Mais l’ouvrier, lui aussi, peut moins facilement chômer parce que ses besoins se sont accrus avec son travail. Quand, au contraire, l’activité est moindre, les besoins sont plus intermittents et il en est ainsi des relations qui unissent les fonctions. Elles ne sentent que de temps en temps leur solidarité qui est plus lâche par cela même.

Si donc le travail fourni non seulement n’est pas considérable, mais encore n’est pas suffisant, il est naturel que la solidarité elle-même, non seulement soit moins parfaite, mais encore fasse plus ou moins complètement défaut. C’est ce qui arrive dans ces entreprises où les tâches sont partagées de telle sorte que l’activité de chaque travailleur est abaissée au-dessous de ce qu’elle devrait être normalement. Les différentes fonctions sont alors trop discontinues pour qu’elles puissent s’ajuster exactement les unes aux autres et marcher toujours de concert ; voilà d’où vient l’incohérence qu’on y constate.

Mais il faut des circonstances exceptionnelles pour que la division du travail se fasse de cette manière. Normalement, elle ne se développe pas sans que l’activité fonctionnelle ne s’accroisse en même temps et dans la même mesure. En effet, les mêmes causes qui nous obligent à nous spécialiser davantage nous obligent aussi à travailler davantage. Quand le nombre des concurrents augmente dans l’ensemble de la société, il augmente aussi dans chaque profession particulière ; la lutte y devient plus vive et, par conséquent, il faut plus d’efforts pour la pouvoir soutenir. De plus, la division du travail tend par elle-même à rendre les fonctions plus actives et plus continues. Les économistes ont depuis longtemps dit les raisons de ce phénomène ; voici quelles sont les principales : 1o Quand les travaux ne sont pas divisés, il faut sans cesse se déranger, passer d’une occupation à une autre. La division du travail fait l’économie de tout ce temps perdu ; suivant l’expression de Karl Marx, elle resserre les pores de la journée. 2o L’activité fonctionnelle augmente avec l’habileté, le talent du travailleur que la division du travail développe ; il y a moins de temps employé aux hésitations et aux tâtonnements.

Le sociologue américain Carey a fort bien mis en relief ce caractère de la division du travail. « Il ne peut, dit-il, exister de continuité dans les mouvements du colon isolé. Dépendant pour ses subsistances de sa puissance d’appropriation et forcé de parcourir des surfaces immenses de terrain, il se trouve souvent en danger de mourir faute de nourriture. Lors même qu’il réussit à s’en procurer, il est forcé de suspendre ses recherches et de songer à effectuer le changement de résidence indispensable pour transporter à la fois ses subsistances, sa misérable habitation et lui-même. Arrivé là, il est forcé de devenir tour à tour cuisinier, tailleur… Privé du secours de la lumière artificielle, ses nuits sont complètement sans emploi, en même temps que le pouvoir de faire de ses journées un emploi fructueux dépend complètement des chances de la température. Découvrant enfin cependant qu’il a un voisin[3], il se fait des échanges entre eux ; mais, comme tous deux occupent des parties différentes de l’île, ils se trouvent forcés de se rapprocher exactement comme les pierres à l’aide desquelles ils broient leur blé… En outre, lorsqu’ils se rencontrent, il se présente des difficultés pour fixer les conditions du commerce, à raison de l’irrégularité dans l’approvisionnement des diverses denrées dont ils veulent se dessaisir. Le pêcheur a eu une chance favorable et a pêché une grande quantité de poissons ; mais le hasard a permis au chasseur de se procurer du poisson et, en ce moment, il n’a besoin que de fruits, et le pêcheur n’en possède pas. La différence étant, ainsi que nous le savons, indispensable pour l’association, l’absence de cette condition offrirait ici un obstacle à l’association, difficile à surmonter.

Cependant, avec le temps, la richesse et la population se développent et, avec ce développement, il se manifeste, un accroissement dans le mouvement de la société ; dès lors, le mari échange des services contre ceux de sa femme, les parents contre ceux de leurs enfants, et les enfants échangent des services réciproques ; l’un fournit le poisson, l’autre la viande, un troisième du blé, tandis qu’un quatrième transforme la laine en drap. À chaque pas, nous constatons un accroissement dans la rapidité du mouvement, en même temps qu’un accroissement de force de la part de l’homme[4]. »

D’ailleurs, en fait, on peut observer que le travail devient plus continu à mesure qu’il se divise davantage. Les animaux, les sauvages travaillent de la manière la plus capricieuse, quand ils sont poussés par la nécessité de satisfaire quelque besoin immédiat. Dans les sociétés exclusivement agricoles et pastorales, le travail est presque tout entier suspendu pendant la mauvaise saison. À Rome, il était interrompu par une multitude de fêtes ou de jours néfastes[5]. Au moyen âge, les chômages sont encore multipliés[6]. Cependant, à mesure que l’on avance, le travail devient une occupation permanente, une habitude et même, si cette habitude est suffisamment consolidée, un besoin. Mais elle n’aurait pu se constituer, et le besoin correspondant n’aurait pu naître, si le travail était resté irrégulier et intermittent comme autrefois.

Nous sommes ainsi conduits à reconnaître une nouvelle raison qui fait de la division du travail une source de cohésion sociale. Elle ne rend pas seulement les individus solidaires, comme nous l’avons dit jusqu’ici, parce qu’elle limite l’activité de chacun, mais encore parce qu’elle l’augmente. Elle accroît l’unité de l’organisme, par cela seul qu’elle en accroît la vie ; du moins, à l’état normal, elle ne produit pas un de ces effets sans l’autre.

  1. Spencer, Principes de biologie, ii, 131.
  2. Spencer, Principes de biologie, II, 131.
  3. Bien entendu, ce n’est là qu’une manière d’exposer les choses. Ce n’est pas ainsi qu’elles se sont historiquement passées. L’homme n’a pas découvert un beau jour qu’il avait un voisin.
  4. Science sociale, trad. franç., I, 229-231.
  5. V. Marquardt, Roem Staatsverwaltung, III, 545 et suiv.
  6. V. Levasseur, Les Classes ouvrières en France jusqu’à la Révolution, I, 474 et 475.