De la division du travail social/Livre III/Chapitre II/II

Félix Alcan (p. 427-434).
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Livre III, Chapitre II


II

L’égalité dans les conditions extérieures de la lutte n’est pas seulement nécessaire pour attacher chaque individu à sa fonction, mais encore pour relier les fonctions les unes aux autres.

En effet, les relations contractuelles se développent nécessairement avec la division du travail, puisque celle-ci n’est pas possible sans l’échange dont le contrat est la forme juridique. Autrement dit, une des variétés importantes de la solidarité organique est ce qu’on pourrait appeler la solidarité contractuelle. Sans doute, il est faux de croire que toutes les relations sociales puissent se ramener au contrat, d’autant plus que le contrat suppose autre chose que lui-même ; il y a cependant des liens spéciaux qui ont leur origine dans la volonté des individus. Il y a un consensus d’un certain genre qui s’exprime dans les contrats et qui, dans les espèces supérieures, représente un facteur important du consensus général. Il est donc nécessaire que, dans ces mêmes sociétés, la solidarité contractuelle soit autant que possible mise à l’abri de tout ce qui peut la troubler. Car si, dans les sociétés moins avancées, elle peut être instable sans grand inconvénient pour les raisons que nous avons dites. Là où elle est une des formes éminentes de la solidarité sociale, elle ne peut être menacée sans que l’unité du corps social soit menacée du même coup. Les conflits qui naissent des contrats prennent donc plus de gravité à mesure que le contrat lui-même prend plus d’importance dans la vie générale. Aussi, tandis qu’il est des sociétés primitives qui n’interviennent même pas pour les résoudre[1], le droit contractuel des peuples civilisés devient toujours plus volumineux ; or, il n’a pas d’autre objet que d’assurer le concours régulier des fonctions qui entrent en rapports de cette manière.

Mais, pour que ce résultat soit atteint, il ne suffit pas que l’autorité publique veille à ce que les engagements contractés soient tenus ; il faut encore que, du moins dans la grande moyenne des cas, ils soient spontanément tenus. Si les contrats n’étaient observés que par force ou par peur de la force, la solidarité contractuelle serait singulièrement précaire. Un ordre tout extérieur dissimulerait mal des tiraillements trop généraux pour pouvoir être indéfiniment contenus. Mais, dit-on, pour que ce danger ne soit pas à craindre, il suffit que les contrats soient librement consentis. Il est vrai ; mais la difficulté n’est pas pour cela résolue, car, qu’est-ce qui constitue le libre consentement ? L’acquiescement verbal ou écrit n’en est pas une preuve suffisante ; on peut n’acquiescer que forcé. Il faut donc que toute contrainte soit absente ; mais où commence la contrainte ? Elle ne consiste pas seulement dans l’emploi direct de la violence ; car la violence indirecte supprime tout aussi bien la liberté. Si l’engagement que j’ai arraché en menaçant quelqu’un de la mort, est moralement et légalement nul, comment serait- il valable si, pour l’obtenir, j’ai profité d’une situation dont je n’étais pas la cause, il est vrai, mais qui mettait autrui dans la nécessité de me céder ou de mourir ?

Dans une société donnée, chaque objet d’échange a, à chaque moment, une valeur déterminée que l’on pourrait appeler sa valeur sociale. Elle représente la quantité de travail utile qu’il contient ; il faut entendre par là, non le travail intégral qu’il a pu coûter, mais la part de cette énergie susceptible de produire des effets sociaux utiles, c’est-à-dire qui répondent à des besoins normaux. Quoique une telle grandeur ne puisse être calculée mathématiquement, elle n’en est pas moins réelle. On aperçoit même facilement les principales conditions en fonction desquelles elle varie ; c’est avant tout la somme d’efforts nécessaires à la production de l’objet, l’intensité des besoins qu’il satisfait, et enfin l’étendue de la satisfaction qu’il y apporte. En fait, d’ailleurs, c’est autour de ce point qu’oscille la valeur moyenne ; elle ne s’en écarte que sous l’influence de facteurs anormaux et, dans ce cas, la conscience publique a généralement un sentiment plus ou moins vif de cet écart. Elle trouve injuste tout échange où le prix de l’objet est sans rapport avec la peine qu’il coûte et les services qu’il rend.

Cette définition posée, nous dirons que le contrat n’est pleinement consenti que si les services échangés ont une valeur sociale équivalente. Dans ces conditions, en effet, chacun reçoit la chose qu’il désire et livre celle qu’il donne en retour pour ce que l’une et l’autre valent. Cet équilibre des volontés que constate et consacre le contrat se produit donc et se maintient de soi-même, puisqu’il n’est qu’une conséquence et une autre forme de l’équilibre même des choses. Il est vraiment spontané. Il est vrai que nous désirons parfois recevoir, pour le produit que nous cédons, plus qu’il ne vaut ; nos ambitions sont sans limites et, par conséquent, ne se modèrent que parce qu’elles se contiennent les unes les autres. Mais cette contrainte, qui nous empêche de satisfaire sans mesure nos désirs même déréglés, ne saurait être confondue avec celle qui nous ôte les moyens d’obtenir la juste rémunération de notre travail. La première n’existe pas pour l’homme sain. La seconde seule mérite d’être appelée de ce nom ; seule, elle altère le consentement. Or, elle n’existe pas dans le cas que nous venons de dire. Si, au contraire, les valeurs échangées ne se font pas contrepoids, elles n’ont pu s’équilibrer que si quelque force extérieure a été jetée dans la balance. Il y a eu lésion d’un côté ou de l’autre ; les volontés n’ont donc pu se mettre d’accord que si l’une d’elles a subi une pression directe ou indirecte, et cette pression constitue une violence. En un mot, pour que la force obligatoire du contrat soit entière, il ne suffit pas qu’il ait été l’objet d’un assentiment exprimé ; il faut encore qu’il soit juste, et il n’est pas juste par cela seul qu’il a été verbalement consenti. Un simple état du sujet ne saurait engendrer à lui seul ce pouvoir de lier qui est inhérent aux conventions ; du moins, pour que le consentement ait cette vertu, il faut qu’il repose lui-même sur un fondement objectif.

La condition nécessaire et suffisante pour que cette équivalence soit la règle des contrats, c’est que les contractants soient placés dans des conditions extérieures égales. En effet, comme l’appréciation des choses ne peut pas être déterminée a priori mais se dégage des échanges eux-mêmes, il faut que les individus qui échangent n’aient pour faire apprécier ce que vaut leur travail d’autre force que celle qu’ils tirent de leur mérite social. De cette manière, en effet, les valeurs des choses correspondent exactement aux services qu’elles rendent et à la peine qu’elles coûtent ; car tout autre facteur, capable de les faire varier, est, par hypothèse, éliminé. Sans doute, leur mérite inégal fera toujours aux hommes des situations inégales dans la société ; mais ces inégalités ne sont extérieures qu’en apparence, car elles ne font que traduire au dehors des inégalités internes ; elles n’ont donc d’autre influence sur la détermination des valeurs que d’établir entre ces dernières une graduation parallèle à la hiérarchie des fonctions sociales. Il n’en est plus de même si quelques-uns reçoivent de quelque autre source un supplément d’énergie ; car celle-ci a nécessairement pour effet de déplacer le point d’équilibre, et il est clair que ce déplacement est indépendant de la valeur sociale des choses. Toute supériorité a son contre-coup sur la manière dont les contrats se forment ; si donc elle ne tient pas à la personne des individus, à leurs services sociaux, elle fausse les conditions morales de l’échange. Si une classe de la société est obligée, pour vivre, de faire accepter à tout prix ses services, tandis que l’autre peut s’en passer, grâce aux ressources dont elle dispose et qui pourtant ne sont pas nécessairement dues à quelque supériorité sociale, la seconde fait injustement la loi à la première. Autrement dit, il ne peut pas y avoir des riches et des pauvres de naissance sans qu’il y ait des contrats injustes. À plus forte raison en était-il ainsi quand la condition sociale elle-même était héréditaire et que le droit consacrait toute sorte d’inégalités.

Seulement, ces injustices ne sont pas fortement senties tant que les relations contractuelles sont peu développées et que la conscience collective est forte. Par suite de la rareté des contrats, elles ont moins d’occasions de se produire, et surtout les croyances communes en neutralisent les effets. La société n’en souffre pas parce qu’elle n’est pas en danger pour cela. Mais, à mesure que le travail se divise davantage et que la foi sociale s’affaiblit, elles deviennent plus insupportables parce que les circonstances qui leur donnent naissance reviennent plus souvent, et aussi parce que les sentiments qu’elles éveillent ne peuvent plus être aussi complètement tempérés par des sentiments contraires. C’est ce dont témoigne l’histoire du droit contractuel qui tend de plus en plus à retirer toute valeur aux conventions où les contractants se sont trouvés dans des situations trop inégales.

À l’origine, tout contrat, conclu dans les formes, a force obligatoire, de quelque manière qu’il ait été obtenu. Le consentement n’en est même pas le facteur primordial. L’accord des volontés ne suffit pas à les lier, et les liens formés ne résultent pas directement de cet accord. Pour que le contrat existe, il faut et il suffit que certaines cérémonies soient accomplies, que certaines paroles soient prononcées, et la nature des engagements est déterminée, non par l’intention des parties, mais par les formules employées[2]. Le contrat consensuel n’apparaît qu’à une époque relativement récente[3]. C’est un premier progrès dans la voie de la justice. Mais, pendant longtemps, le consentement, qui suffisait à valider les pactes, put être très imparfait, c’est-à-dire extorqué par la force ou par la fraude. Ce fut assez tard que le préteur romain accorda aux victimes de la ruse et de la violence l’action de dolo et l’action quod metus causa[4] ; encore la violence n’existait-elle légalement que s’il y avait eu menace de mort ou de supplices corporels[5]. Notre droit est devenu plus exigeant sur ce point. En même temps, la lésion, dûment établie, fut admise parmi les causes qui peuvent dans certains cas vicier les contrats[6]. N’est-ce pas, d’ailleurs, pour cette raison que les peuples civilisés refusent tous de reconnaître le contrat d’usure ? C’est qu’en effet il suppose qu’un des contractants est trop complètement à la merci de l’autre. Enfin, la morale commune condamne plus sévèrement encore toute espèce de contrat léonin, où l’une des parties est exploitée par l’autre parce qu’elle est la plus faible, et ne reçoit pas le juste prix de sa peine. La conscience publique réclame d’une manière toujours plus instante une exacte réciprocité dans les services échangés, et, ne reconnaissant qu’une force obligatoire très réduite aux conventions qui ne remplissent pas cette condition fondamentale de toute justice, elle se montre beaucoup plus indulgente que la loi pour ceux qui les violent.


C’est aux économistes que revient le mérite d’avoir les premiers signalé le caractère spontané de la vie sociale, d’avoir montré que la contrainte ne peut que la faire dévier de sa direction naturelle, et que, normalement, elle résulte, non d’arrangements extérieurs et imposés, mais d’une libre élaboration interne. À ce titre, ils ont rendu un important service à la science de la morale ; seulement, ils se sont mépris sur la nature de cette liberté. Comme ils y voient un attribut constitutif de l’homme, comme ils la déduisent logiquement du concept de l’individu en soi, elle leur semble être entière dès l’état de nature, abstraction faite de toute société. L’action sociale, d’après eux, n’a donc rien à y ajouter ; tout ce qu’elle peut et doit faire, c’est d’en régler le fonctionnement extérieur de manière à ce que les libertés concurrentes ne se nuisent pas les unes aux autres. Mais si elle ne se renferme pas strictement dans ces limites, elle empiète sur leur domaine légitime et le diminue.

Mais, outre qu’il est faux que toute réglementation soit le produit de la contrainte, il se trouve que la liberté elle-même est le produit d’une réglementation. Loin d’être une sorte d’antagoniste de l’action sociale, elle en résulte. Elle est si peu une propriété inhérente de l’état de nature qu’elle est au contraire une conquête de la société sur la nature. Naturellement, les hommes sont inégaux en force physique ; ils sont placés dans des conditions extérieures inégalement avantageuses ; la vie domestique elle-même, avec l’hérédité des biens qu’elle implique et les inégalités qui en dérivent, est, de toutes les formes de la vie sociale, celle qui dépend le plus étroitement de causes naturelles, et nous venons de voir que toutes ces inégalités sont la négation même de la liberté. En définitive, ce qui constitue la liberté, c’est la subordination des forces extérieures aux forces sociales ; car c’est seulement à cette condition que ces dernières peuvent se développer librement. Or, cette subordination est bien plutôt le renversement de l’ordre naturel[7] » ). Elle ne peut donc se réaliser que progressivement, à mesure que l’homme s’élève au-dessus des choses pour leur faire la loi, pour les dépouiller de leur caractère fortuit, absurde, amoral, c’est-à-dire dans la mesure où il devient un être social. Car il ne peut échapper à la nature qu’en se créant un autre monde d’où il la domine, à savoir la société[8].

La tâche des sociétés les plus avancées est donc, peut-on dire, une œuvre de justice. Qu’en fait elles sentent la nécessité de s’orienter dans ce sens, c’est ce que nous avons montré déjà et ce que nous prouve l’expérience de chaque jour. De même que l’idéal des sociétés inférieures était de créer ou de maintenir une vie commune aussi intense que possible, où l’individu vînt s’absorber, le nôtre est de mettre toujours plus d’équité dans nos rapports sociaux, afin d’assurer le libre déploiement de toutes les forces socialement utiles. Cependant, quand on songe que, pendant des siècles, les hommes se sont contentés d’une justice beaucoup moins parfaite, on se prend à se demander si ces aspirations ne seraient pas dues peut-être à des impatiences sans raison, si elles ne représentent pas une déviation de l’état normal plutôt qu’une anticipation de l’état normal à venir, si, en un mot, le moyen de guérir le mal dont elles révèlent l’existence est de les satisfaire ou de les combattre. Les propositions établies dans les livres précédents nous ont permis de répondre avec précision à cette question qui nous préoccupe. Il n’est pas de besoins mieux fondés que ces tendances, car elles sont une conséquence nécessaire des changements qui se sont faits dans la structure des sociétés. Parce que le type segmentaire s’efface et que le type organisé se développe, parce que la solidarité organique se substitue peu à peu à celle qui résulte des ressemblances, il est indispensable que les conditions extérieures se nivellent. L’harmonie des fonctions et, par suite, l’existence sont à ce prix. De même que les peuples anciens avaient, avant tout, besoin de foi commune pour vivre, nous, nous avons besoin de justice, et on peut être certain que ce besoin deviendra toujours plus exigeant si, comme tout le fait prévoir, les conditions qui dominent l’évolution sociale restent les mêmes.


  1. V. Strabon, p. 702. De même dans le Pentateuque ou ne trouve pas de réglementation du contrat.
  2. Voir le contrat verbis, litteris et re dans le droit romain. C.f. Esmein, Études sur les contrats dans le très ancien droit français. Paris, 1883.
  3. Ulpien regarde les contrats consensuels comme étant juris gentium. (L. V, 4, 7 pr. et § 1, De pact., II, 14.) Or tout le jus gentium est certainement d’origine postérieure au droit civil. V. Voigt, Jus gentium.
  4. L’action quod metus causa qui est un peu antérieure à l’action de dolo est postérieure à la dictature de Sylla. On en place la date en 674.
  5. V. L. 3, § 1, et L. 7, § 1.
  6. Dioclétien décida que le contrat pourrait être rescindé si le prix était inférieur à la moitié de la valeur réelle. Notre droit n’admet la rescision pour cause de lésion que dans les ventes d’immeubles.
  7. Bien entendu, nous ne voulons pas dire que la société soit en dehors de la nature, si l’on entend par là l’ensemble des phénomènes soumis à la loi de causalité. Par ordre naturel, nous entendons seulement celui qui se produirait dans ce qu’on a appelé l’état de nature, c’est-à-dire sous l’influence exclusive de causes physiques et organico-psychiques.
  8. V. liv. II, ch. V. — On voit une fois de plus que le contrat libre ne se suffit pas à soi-même, puisqu’il n’est possible que grâce à une organisation sociale très complexe.