De la division du travail social/Livre II/Chapitre V/I

Félix Alcan (p. 367-375).
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Livre II, Chapitre V

CHAPITRE V


CONSÉQUENCES DE CE QUI PRÉCÈDE


I

Ce qui précède nous permet de mieux comprendre la manière dont la division du travail fonctionne dans la société.

À ce point de vue, la division du travail social se distingue de la division du travail physiologique par un caractère essentiel. Dans l’organisme, chaque cellule a son rôle défini et ne peut en changer. Dans la société, les tâches n’ont jamais été réparties d’une manière aussi immuable. Là même où les cadres de l’organisation sont le plus rigides, l’individu peut se mouvoir à l’intérieur de celui où le sort l’a fixé, avec une certaine liberté. Dans la Rome primitive, le plébéien pouvait librement entreprendre toutes les fonctions qui n’étaient pas exclusivement réservées aux patriciens : dans l’Inde même, les carrières attribuées à chaque caste avaient une suffisante généralité[1] pour laisser la place à un certain choix. Dans tout pays, si l’ennemi s’est emparé de la capitale, c’est-à-dire du cerveau même de la nation, la vie sociale n’est pas suspendue pour cela, mais, au bout d’un temps relativement court, une autre ville se trouve en état de remplir cette fonction complexe à laquelle pourtant rien ne l’avait préparée.

À mesure que le travail se divise davantage, cette souplesse et cette liberté deviennent plus grandes. On voit le même individu s’élever des occupations les plus humbles aux plus importantes. Le principe d’après lequel tous les emplois sont également accessibles à tous les citoyens ne se serait pas généralisé à ce point s’il ne recevait des applications constantes. Ce qui est plus fréquent encore, c’est qu’un travailleur quitte sa carrière pour la carrière voisine. Alors que l’activité scientifique n’était pas spécialisée, le savant, embrassant à peu près toute la science, ne pouvait guère changer de fonction, car il lui eût fallu renoncer à la science elle-même. Aujourd’hui, il arrive souvent qu’il se consacre successivement à des sciences différentes, qu’il passe de la chimie à la biologie, de la physiologie à la psychologie, de la psychologie à la sociologie. Cette aptitude à prendre successivement des formes très diverses n’est nulle part aussi sensible que dans le monde économique. Comme rien n’est plus variable que les goûts et les besoins auxquels répondent ces fonctions, il faut que le commerce et l’industrie se tiennent dans un perpétuel état d’équilibre instable, afin de pouvoir se plier à tous les changements qui se produisent dans la demande. Tandis qu’autrefois l’immobilité était l’état presque naturel du capital, que la loi même empêchait qu’il se mobilisât trop aisément, aujourd’hui on peut à peine le suivre à travers toutes ses transformations, tant est grande la rapidité avec laquelle il s’engage dans une entreprise, s’en retire pour se reposer ailleurs où il ne se fixe que pour quelques instants. Aussi faut-il que les travailleurs se tiennent prêts à le suivre et, par conséquent, à servir dans des emplois différents.

La nature des causes dont dépend la division du travail social explique ce caractère. Si le rôle de chaque cellule est fixé d’une manière immuable, c’est qu’il lui est imposé par sa naissance ; elle est emprisonnée dans un système d’habitudes héréditaires qui lui marquent sa voie et dont elle ne peut se défaire. Elle ne peut même les modifier sensiblement, parce qu’elles ont affecté trop profondément la substance dont elle est formée. Sa structure prédétermine sa vie. Nous venons de voir qu’il n’en est pas de même dans la société. L’individu n’est pas voué par ses origines à une carrière spéciale ; sa constitution congénitale ne le prédestine pas nécessairement à un rôle unique en le rendant incapable de tout autre, mais il ne reçoit de l’hérédité que des prédispositions très générales, partant très souples, et qui peuvent prendre des formes différentes.

Il est vrai qu’il les détermine lui-même par l’usage qu’il en fait. Comme il lui faut engager ses facultés dans des fonctions particulières et les spécialiser, il est obligé de soumettre à une culture plus intensive celles qui sont plus immédiatement requises pour son emploi et laisser les autres s’atrophier en partie. C’est ainsi qu’il ne peut développer au delà d’un certain point son cerveau sans perdre une partie de sa force musculaire ou de sa puissance reproductrice ; qu’il ne peut surexciter ses facultés d’analyse et de réflexion sans affaiblir l’énergie de sa volonté et la vivacité de ses sentiments, ni prendre l’habitude de l’observation sans perdre celle de la dialectique. De plus, par la force même des choses, celle de ses facultés qu’il intensifie au détriment des autres est nécessitée à prendre des formes définies, dont elle devient peu à peu prisonnière. Elle contracte l’habitude de certaines pratiques, d’un fonctionnement déterminé, qu’il devient d’autant plus difficile de changer qu’il dure depuis plus longtemps. Mais, comme cette spécialisation résulte d’efforts purement individuels, elle n’a ni la fixité, ni la rigidité que seule peut produire une longue hérédité. Ces pratiques sont plus souples parce qu’elles sont d’une plus récente origine. Comme c’est l’individu qui s’y est engagé, il peut s’en dégager, se reprendre pour en contracter de nouvelles. Il peut même réveiller des facultés engourdies par un sommeil prolongé, ranimer leur vitalité, les remettre au premier plan, quoique, à vrai dire, cette sorte de résurrection soit déjà plus difficile.

On est tenté, au premier abord, de voir dans ces faits des phénomènes de régression ou la preuve d’une certaine infériorité, tout au moins l’état transitoire d’un être inachevé en voie de formation. En effet, c’est surtout chez les animaux inférieurs que les différentes parties de l’agrégat peuvent aussi facilement changer de fonction et se substituer les unes aux autres. Au contraire, à mesure que l’organisation se perfectionne, il leur devient de plus en plus impossible de sortir du rôle qui leur est assigné. On est ainsi conduit à se demander si un jour ne viendra pas où la société prendra une forme plus arrêtée, où chaque organe, chaque individu aura une fonction définie et n’en changera plus. C’était, à ce qu’il semble, la pensée de Comte[2]; c’est certainement celle de M. Spencer[3]. L’induction pourtant est précipitée ; car ce phénomène de substitution n’est pas spécial aux êtres très simples, mais on l’observe également aux degrés les plus élevés de la hiérarchie, et notamment dans les organes supérieurs des organismes supérieurs. Ainsi, « les troubles consécutifs à l’ablation de certains domaines de l’écorce cérébrale disparaissent très souvent après un laps de temps plus ou moins long. Ce phénomène peut seulement être expliqué par la supposition suivante : d’autres éléments remplissent par suppléance la fonction des éléments supprimés. Ce qui implique que les éléments suppléants sont exercés à de nouvelles fonctions… Un élément qui, lors des rapports normaux de conduction, effectue une sensation visuelle, devient, grâce à un changement de conditions, facteur d’une sensation tactile, d’une sensation musculaire ou de l’innervation motrice. Bien plus, on est presque obligé de supposer que, si le réseau central des filets nerveux a le pouvoir de transmettre des phénomènes de diverses natures à un seul et même élément, cet élément sera en état de réunir dans son intérieur une pluralité de fonctions différentes[4]. » C’est ainsi encore que les nerfs moteurs peuvent devenir centripètes et que les nerfs sensibles se transforment en centrifuges[5]. Enfin, si une nouvelle répartition de toutes ces fonctions peut s’effectuer quand les conditions de transmission sont modifiées, il y a lieu de présumer, d’après M. Wundt, que, « même à l’état normal, il se présente des oscillations ou variations qui dépendent du développement variable des individus[6]. »

C’est qu’en effet une spécialisation rigide n’est pas nécessairement une marque de supériorité. Bien loin qu’elle soit bonne en toutes circonstances, il y a souvent intérêt à ce que l’organe ne soit pas figé dans son rôle. Sans doute, une fixité même très grande est utile là où le milieu lui-même est fixe ; c’est le cas, par exemple, des fonctions nutritives dans l’organisme individuel. Elles ne sont pas sujettes à de grands changements pour un même type organique ; par conséquent, il n’y a pas d’inconvénient, mais tout intérêt, à ce qu’elles prennent une forme définitivement arrêtée. Voilà pourquoi le polype, dont le tissu interne et le tissu externe se remplacent l’un l’autre avec tant de facilité, est moins bien armé pour la lutte que les animaux plus élevés chez qui cette substitution est toujours incomplète et presque impossible. Mais il en est tout autrement quand les circonstances dont dépend l’organe changent souvent : alors il faut changer soi-même ou périr. C’est ce qui arrive aux fonctions complexes et qui nous adaptent à des milieux complexes. Ces derniers en effet, à cause de leur complexité même, sont essentiellement instables : il s’y produit sans cesse quelque rupture d’équilibre, quelque nouveauté. Pour y rester adaptée, il faut donc que la fonction, elle aussi, soit toujours prête à changer, à se plier aux situations nouvelles. Or, de tous les milieux qui existent, il n’en est pas de plus complexe que le milieu social ; il est donc tout naturel que la spécialisation des fonctions sociales ne soit pas définitive comme celle des fonctions biologiques, et puisque cette complexité augmente à mesure que le travail se divise davantage, cette élasticité devient toujours plus grande. Sans doute, elle est toujours enfermée dans des limites déterminées, mais qui reculent de plus en plus.

En définitive, ce qu’atteste cette flexibilité relative et toujours croissante, c’est que la fonction devient de plus en plus indépendante de l’organe. En effet, rien n’immobilise une fonction comme d’être liée à une structure trop définie ; car, de tous les arrangements, il n’en est pas de plus stable ni qui s’oppose davantage aux changements. Une structure, ce n’est pas seulement une certaine manière d’agir ; c’est une manière d’être qui nécessite une certaine manière d’agir. Elle implique non seulement une certaine façon de vibrer, particulière aux molécules, mais un arrangement de ces dernières qui rend presque impossible tout autre mode de vibrations. Si donc la fonction prend plus de souplesse, c’est qu’elle soutient un rapport moins étroit avec la forme de l’organe ; c’est que le lien entre ces deux termes devient plus lâche.

On observe en effet que ce relâchement se produit à mesure que les sociétés et leurs fonctions deviennent plus complexes. Dans les sociétés inférieures, où les tâches sont générales et simples, les différentes classes qui en sont chargées se distinguent les unes des autres par des caractères morphologiques ; en d’autres termes, chaque organe se distingue des autres anatomiquement. Comme chaque caste, chaque couche de la population a sa manière de se nourrir, de se vêtir, etc., et ces différences de régime entraînent des différences physiques. « Les chefs fidjiens sont de grande taille, bien faits et fortement musclés ; les gens de rang inférieur offrent le spectacle d’une maigreur qui provient d’un travail écrasant et d’une alimentation chétive. Aux îles Sandwich, les chefs sont grands et vigoureux et leur extérieur l’emporte tellement sur celui du bas peuple qu’on les dirait de race différente. Ellis, confirmant le récit de Cook, dit que les chefs tahitiens sont, presque sans exception, aussi au-dessus du paysan par la force physique qu’ils le sont par le rang et les richesses. Erskine remarque une différence analogue chez les naturels des îles Tonga[7]. » Au contraire, dans les sociétés supérieures, ces contrastes disparaissent. Bien des faits tendent à prouver que les hommes voués aux différentes fonctions sociales se distinguent moins qu’autrefois les uns des autres par la forme de leur corps, par leurs traits ou leur tournure. On se pique même de n’avoir pas l’air de son métier. Si, suivant le vœu de M. Tarde, la statistique et l’anthropométrie s’appliquaient à déterminer avec plus de précision les caractères constitutifs des divers types professionnels, on constaterait vraisemblablement qu’ils différent moins que par le passé, surtout si l’on tient compte de la différenciation plus grande des fonctions.

Un fait qui confirme cette présomption, c’est que l’usage des costumes professionnels tombe de plus en plus en désuétude. En effet, quoique les costumes aient assurément servi à rendre sensibles des différences fonctionnelles, on ne saurait voir dans ce rôle leur unique raison d’être, puisqu’ils disparaissent à mesure que les fonctions sociales se différencient davantage. Ils doivent donc correspondre à des dissemblances d’une autre nature. Si d’ailleurs, avant l’institution de cette pratique, les hommes des différentes classes n’avaient déjà présenté des différences somatiques apparentes, on ne voit pas comment ils auraient eu l’idée de se distinguer de cette manière. Ces marques extérieures d’origine conventionnelle ont dû n’être inventées qu’à l’imitation de marques extérieures d’origine naturelle. Le costume ne nous semble pas être autre chose que le type professionnel qui, pour se manifester même à travers les vêtements, les marque de son empreinte et les différencie à son image. C’en est comme le prolongement. C’est surtout évident pour ces distinctions qui jouent le même rôle que le costume et viennent certainement des mêmes causes, comme l’habitude de porter la barbe coupée de telle ou telle manière, ou de ne pas la porter du tout, ou d’avoir les cheveux ras ou longs, etc. Ce sont des traits mêmes du type professionnel qui, après s’être produits et constitués spontanément, se reproduisent par voie d’imitation et artificiellement. La diversité des costumes symbolise donc avant tout des différences morphologiques ; par conséquent, s’ils disparaissent, c’est que ces différences s’effacent. Si les membres des diverses professions n’éprouvent plus le besoin de se distinguer les uns des autres par des signes visibles, c’est que cette distinction ne correspond plus à rien dans la réalité. Pourtant, les dissemblances fonctionnelles ne font que devenir plus nombreuses et plus prononcées ; c’est donc que les types morphologiques se nivellent. Cela ne veut certainement pas dire que tous les cerveaux sont indifféremment aptes à toutes les fonctions, mais que leur indifférence fonctionnelle, tout en restant limitée, devient plus grande.

Or, cet affranchissement de la fonction, loin d’être une marque d’infériorité, prouve seulement qu’elle devient plus complexe. Car s’il est plus difficile aux éléments constitutifs des tissus de s’arranger de manière à l’incarner et, par conséquent, à la retenir et à l’emprisonner, c’est parce qu’elle est faite d’agencements trop savants et trop délicats. On peut même se demander si, à partir d’un certain degré de complexité, elle ne leur échappe pas définitivement, si elle ne finit pas par déborder tellement l’organe qu’il est impossible à celui-ci de la résorber complètement. Qu’en fait elle soit indépendante de la forme du substrat, c’est une vérité depuis longtemps établie par les naturalistes ; seulement, quand elle est générale et simple, elle ne peut pas rester longtemps dans cet état de liberté, parce que l’organe se l’assimile facilement et, du même coup, l’enchaîne. Mais il n’y a pas de raison de supposer que cette puissance d’assimilation soit indéfinie. Tout fait présumer au contraire que, à partir d’un certain moment, la disproportion devient toujours plus grande entre la simplicité des arrangements moléculaires et la complexité des arrangements fonctionnels. Le lien entre les seconds et les premiers va donc en se détendant. Sans doute, il ne s’ensuit pas que la fonction puisse exister en dehors de tout organe ni même qu’il puisse jamais y avoir absence de tout rapport entre ces deux termes ; seulement le rapport devient moins immédiat.

Le progrès aurait donc pour effet de détacher de plus en plus, sans l’en séparer toutefois, la fonction de l’organe, la vie de la matière, de la spiritualiser par conséquent, de la rendre plus souple, plus libre, en la rendant plus complexe. C’est parce que le spiritualisme a le sentiment que tel est le caractère des formes supérieures de l’existence qu’il s’est toujours refusé à voir dans la vie psychique une simple conséquence de la constitution moléculaire du cerveau. En fait, nous savons que l’indifférence fonctionnelle des différentes régions de l’encéphale, si elle n’est pas absolue, est pourtant grande. Aussi les fonctions cérébrales sont-elles les dernières à se prendre sous une forme immuable. Elles sont plus longtemps plastiques que les autres et gardent d’autant plus leur plasticité qu’elles sont plus complexes ; c’est ainsi que leur évolution se prolonge beaucoup plus tard chez le savant que chez l’homme inculte. Si donc les fonctions sociales présentent ce même caractère d’une manière encore plus accusée, ce n’est pas par suite d’une exception sans précédent, mais c’est qu’elles correspondent à un stade encore plus élevé du développement de la nature.

  1. Lois du Manou, I, 87-91.
  2. Cours de phil. posit., VI, 505.
  3. Sociol., II, 57.
  4. Wundt. Psychologie physiologique  ; trad. franç., I, 234.
  5. Voir l’expérience de Kühne et de Paul Bert, rapportée par Wundt. Ibid., 233.
  6. Ibid., I, 239.
  7. Spencer, Sociol., III, 406.